aristote, le vampire du théatre occidental

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© Éditions Flammarion, Paris, 2007 ISBN : 978-2-7007-0046-6 INTRODUCTION IL N,EST PAS SI FACILE " 1 D,ETRE NON ARISTOTELICIEN la comédie romaine ou le « regard éloigné » Ce projet, déconstruire la d'Aristote et ses concepts et sortir ainsi de l'aristotélisme ambiant, vient d'une constatation pratique : la comédie romaine antique reste absente des scènes contemporaines et elle esr systéma- tiquement méconnue par les études théâtrales 1 Plaute er Térence ne plaisent ni aux classiques ni aux modernes, ni aux professionnels de la linéracure ni aux professionnels de la scène. Or, pour comprendre ce mépris, il nous a fallu chercher très loin les racines du mal et remetue en cause des postulats esthétiques qui empoisonnent le théâue occi- dental. Ce qui nous a fait découvrir que ceux-ci s'enraci- naient dans un aristotélisme rampant et diffus qui a envahi progressivement, depuis presque deux siècles, tout le terri- toire du théâtre. Parmi ces postulats les plus solidement installés, nous avons ciblé celui de la « fable ))' avatar 1. &ule exception, quelques un iversicaires comme Niall Slacer (Piautus in Pnfonnanu : of Mi nd, Princewn, 1985) er Timothy Moore of Plautus, Austin, 1998). Er, en France, Pierre Lctessier, La Composition musicak dLZns un thiâm la tk Plauu, thèse soutenue en 2004 à Paris 3 : Lctessier 2004). 7

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Livro destinado a pensar a (má) influência de Aristóteles no teatro ocidental

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  • ditions Flammarion, Paris, 2007 ISBN : 978-2-7007-0046-6

    INTRODUCTION

    IL N,EST PAS SI FACILE " 1 D,ETRE NON ARISTOTELICIEN

    la comdie romaine ou le regard loign

    Ce projet, dconstruire la Potiq~ d'Aristote et ses concepts et sortir ainsi de l'aristotlisme ambiant, vient d'une constatation pratique : la comdie romaine antique reste absente des scnes contemporaines et elle esr systma-tiquement mconnue par les tudes thtrales 1 Plaute er Trence ne plaisent ni aux classiques ni aux modernes, ni aux professionnels de la linracure ni aux professionnels de la scne. Or, pour comprendre ce mpris, il nous a fallu chercher trs loin les racines du mal et remetue en cause des postulats esthtiques qui empoisonnent le thue occi-dental. Ce qui nous a fait dcouvrir que ceux-ci s'enraci-naient dans un aristotlisme rampant et diffus qui a envahi progressivement, depuis presque deux sicles, tout le terri-toire du thtre. Parmi ces postulats les plus solidement installs, nous avons cibl celui de la fable ))' avatar

    1. &ule exception, quelques un iversicaires am~ricains comme Niall Slacer (Piautus in Pnfonnanu : th~ Th~atu of th~ Mi nd, Princewn, 1985) er Timothy Moore (Th~ Th~atr~ of Plautus, Austin, 1998). Er, en France, Pierre Lctessier, La Composition musicak dLZns un thim

    ritu~l la comidi~ tk Plauu, thse soutenue en 2004 Paris 3 (cie~ : Lctessier 2004).

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  • ARJ l'OTE OU LE VAMPIRE DU T HTRE OCCIDENTAL

    comemporain du muthos aristotlicien que Brecht er ses disciples one clbr comme une vrit du cur. Tour le monde croit, car c'est une croyance, qu'une pice de thtre tait toujours, jusqu' une date rceme (jusqu' ce thtre que Hans-Thies Lehmann appelle postdrama-tique 1), la reprsentation d'une histoire.

    Donc, parce que tour thtre ancien est aujourd'hui peru comme un rcit scnique, une comdie de Plaute ou de Trence est apprhende par nos comemporains par-tir de la fable . La pice consisterait en une histoire, transpose pour la scne, avec des personnages, des situa-tions, des caractres plus ou moins typs, dans un parler populaire maill de plaisameries lourdes, le tour jou par des acteurs. Il y aurait ainsi trois niveaux successifs d'labo-ration du spectacle : la fable, le texte, la mise en scne. Perues de cette faon er confromes au thtre classique, les comdies romaines semblem assez mauvaises : les his-toires som toujours les mmes, les situations rptitives et la psychologie simpliste. Enfin, les plaisameries ne fom plus rire personne. Pour ne pas parler des mises en scne issues de cette lecture, gnralemem universitaires et dsolantes 2

    Or, il est peu vraisemblable que toute la production comique d'une poque et d'une culture soit globalemem rate , surtout quand le succs de ces pices le jour de la reprsemarion leur a valu d'tre ftxes et conserves. Ce qui suggre que la faon dom nos comemporains appr-hendem la comdie romaine est inadquate et leurs a priori

    1. Hans-Thies Lehmann, L~ Th~m postdramatiqu~. L'Arche, 2002 (rrad. de Postdramatischa Th~atu, Frankfun am Main, 1999), p. 26 (cir : Lehmann 1999).

    2. Seule exceprion rceme, les deux mises en scne, inconresrable-menr russies, de La Mannit~ er du Puudolus de Plaute, en 2002 er 2003, l'audirorium du Louvre er au rhue de la Tempre, par Brigirre Jaques-Wajeman.

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    IL N"EST PAS 1 FACILE D"TRE NON-ARJSTOTLICIEN

    de dpart errons. Ils ratent 11 Plaute et Trence en ne sacham ni regarder et couter ce thtre pour ce qu'il a t, ni imaginer ce qu'il pourrait tre aujourd'hui.

    Il fallait donc changer de mthode. Au lieu de se prci-piter pour lire Plaute - comme s'il s'agissait d'un thtre littraire o le texte serait premier - afin d'y retrouver la fable, nous avons voulu retrouver la ralit historique d'une comdie romaine, la reconstituer comme vnemem culturel, comprendre quels taiem sa fonction et son but, tudier le contexte dans lequel raient joues ces pices, c'est--dire le rituel des jeux (ludt) ; on ralise alors qu'une comdie romaine n'est pas une ~~ histoire racome sur scne '' qu'elle ne s'organise pas autour d'une ~~ fable 11 reprsente, mais qu'elle relve d'une autre raison que la raison narrative er textuelle, la raison du rituel o elle s'in-sre et qui est aussi une raison spectaculaire, er que nous appellerons donc une raison c~ ludique ''

    La comdie romaine nous amne ainsi cesser de prendre pour universelles nos catgories d'analyse du thtre les plus prouves : le texte, la fable er la mise en scne, er changer la hirarchie habituelle des instances de production du spectacle. Ce que nous appelons la mise en scne - c'est--dire l'efficacit spectaculaire - y tait pre-mire er commandait tout le reste, selon un code issu du rituel des jeux 1 Le texte et l'histoire n'raient que des matriaux au service du spectacle ludique. Une comdie romaine n'tait donc pas un rexre mis en scne, mais une performance dom le texte n'tait pas isolable du rituel qu' il contribuait clbrer. Un texte qui aujourd'hui n'est pas Lisible. Donc aucune logique narrative (qui serait l'in-trigue), aucune signification globale du texte (qui serait

    1. Cf chapirre 111, la comdie romaine comme riruel, p. 189 sqq.

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  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    une lecture interprtative) ne donne accs une comdie romaine, puisqu'eUe tait une performance ludique.

    Pour viter de projeter sur le thtre romain des catgo-ries inadquates, nous avons d laborer partir du thtre romain lui-mme les catgories d'analyse de ces comdies ludiques. Catgories cc indignes > que nous avons trouves dans le texte des pices, car l'esthtique ludique impose d'incessantes irruptions mtathtrales au cours de la per-formance. Parmi ces catgories indignes, le terme fobulll, malheureux ~tymon de la malheureuse fable , ne dsigne jamais l'histoire par opposition la pice elle-mme, ni le texte par opposition la performance, car les trois ne sont pas sparables. 'IF~ est la fois l'histoire, le texte de la pice aprs la reprsentation (mais pas avant) et la perfor-mance scniqu~ Le thtre romain nous impose ce regard loign propre l'enqute anthropologique. Plaute n'es't pas un classique , il appartient une culture lointaine dans le temps et l'espace, et, comme le dit Hegel propos de la civilisation grecque, nous ne pouvons pas plus cc sym-pathiser avec lui qu'avec un chien 1

    Mais ce livre ne porte qu'accessoirement sur la comdie romaine, qui en est le point de dpart anthropologique. L'anthropologue, une fois install dans un lieu culturelle-ment diffrent, regarde de loin sa propre culture. Nous

    regardero~s donc le thtre occidental depuis la comdie romaine. Eloignement qui nous permettra de criciquer une conception ethnocentrique qui prend pour alibi ses prten-dues_ cc or~gines grecques et fait fureur aujourd'hui plus que Jamats.

    L'ethnocentrisme, c'est le particulier pris pour l'univer-sel, le contingent pris pour le ncessaire, l'accidentel pris

    1. Hegel cit par Ulrich Willamowiu.-MUIIendorf (1889), Was ist tin~ attisch~ Tragiidi~ ?, trad. franaise : Qu'm-u qu'un~ tragtdi~ attiqu~ ?, Paris, Les Belles Le mes, 2001, p. xi.

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    IL N 'EST PAS 1 FACILE D'TRE NQN.ARJSTOTLICIEN

    pour l'ternit. L' idologie du thtre grec, thtre des origines et origine du thtre , est particulirement carica-turale de l'ethnocentrisme occidental contemporain, qui conjugue une vague sociologie de l'ivresse, un humanisme dmocratique et des lambeaux de discours sur la littrature gnrale. Flotte dans l'imaginaire europen une nbuleuse pseudo-savante o sc ctoient Dionysos dansant et des satyres barbouills de lie-de-vin qui improvisent des insultes en vers rguliers, Sophocle rvlant l'humanit sa vrit dipienne ou les valeurs antigoniennes de la dmocratie, Arisroce enfin dictant les rgles de la mimtsis. Tout discours sur n' importe quel thtre dans le temps ou l'espace peut aujourd'hui se rfrer en toute impunit l'une ou l'autre, l'une et l'autre des figures de cette trinit 1 - Les catgories d'Aristote font donc partie de ce paysage commun, elles uvrent l'ethnocentrisme thtral, leur antiquit les a sacralises ; au lieu de n'tre que des concepts relatifs un systme de pense singulier, eUes sont ucilises comme des ralits intemporelles, choues

    ..jamais sur les scnes des thtres du monde . .f ent dnuter de la ralit de la catharsis, de la mimtsis ou du .... , ......... ~ .-..~~ muthos rebap a le . serait douter de nous-memes. ~ 4A .. . ..(_ ~ .....

    1. Encore rcemment, parmi bien d'autres, M ichel Meyer (L~ Comiqu~ ~~ k Tragiqu~. Pms~r 1~ th(m ~~ son histoir~. PUF, 2?0~) commence ainsi son ouvrage : " Le thtre est l'une des formes pnnca-palcs de la littrature en Occident. N en Grce: il y a plus de deux mille ans, il est demeur le lieu privilgi o sc rencontrent l'homme et la Cir. ,. Dans un tout autre ordre, mme le grand Claude Rgy, dans L 'Ordr~ tks morts {Paris, Les Soli rai res Intempestifs, 1999), convoque Dionysos pour justifier le devoir de subversion du thtre et, sous la garantie d'Hraclite, en fait u~ dieu infernal , avan.r .de conclure sans prcaution : " Le thtre occadental de par son ongme est donc bien de l'ordre des morts ,. (p. 59-60).

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  • AR! TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Le pige de la Potique

    Le cas des comdies romaines nous permet de voir que routes nos faons de penser le thtre sont entraves, pour ne pas dire emptres er mme englues, dans des catgo-ries qui sont en fair les catgories aristotliciennes de la Pohiqu(, que personne ne songe remettre globalement en question. Nous n'avons mme plus conscience de leur prsence. On se croit dbarrass d'Aristote parce qu'on a chass la mim;sis ou dnonc la catharsis, mais parler de texte de thtre, de mise en scne ou de fable,., c'est retomber dans le pige aristotlicien mme si on se pro-clame, comme Brecht, non aristotlicien 1

    Pour dcoloniser les scnes er se donner les moyens intellectuels de comprendre et d'accompagner les muta-rions qui agitent le thtre de ce dbut du XXIe sicle, il est donc ncessaire de dconstruire totalement la Pohiqu(, jusqu' son fondement, afin d'en rvler les postulats ethnocentriques, prsents aujourd'hui comme un savoir. C'est le projet de ce livre.

    Pourquoi un projet aussi radical ? Pourquoi ne pas conserver l'un ou l'autre de ses concepts ? Parce que la Pohiqu( est un pige, parce que, c'est sa force et sa fai-blesse, le texte d'Aristote est d'une totale cohrence. Construit, en effet, l'cart de toute pratique de la scne, la Pohiqut est un monument thorique dont tous les l-ments se tiennent ncessairement et se justifient rcipro-quement les uns les autres. Aristote n'avait pas pour but de dfinir historiquement la tragdie attique : il voulait parvenir une dfinition conceptuelle de la tragdie 2 ,,

    1. Cf chapitre tl, p. 153 sqq. 2. Willamowin 1889, p. 118. Ce grand philologue allemand fur

    sans douce le premier le d~monrrc:r de faon sciencifique.

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    IL N 'EST PAS 1 FACILE D'TRE NON-ARJSTOTLI IEN

    Vrit bien connue mais mal diffuse. Ne reposant sur rien, le texte ne peut se fonder que sur lui-mme. Il est prendre ou laisser dans sa totalit. Et donc, utiliser une de ses catgories - la mimhis, par exemple, ou le muthos -, c'est adhrer, ft-ce inconsciemment, l'ensemble 1 En effet, aucune des catgories opracoires et proprement aris-totliciennes de la Potiq...u (l'a de dfinition pratique_: aucune n'appartient la culture ommune des Grecs. Ce sont aes concepts e;riques, Internes au systme intellec-tuel mis en place par Aristote, qu'il appelle Potiqu(, er '(oduits par lui. On ne trouvera nulle parr dans la culture

    grecque de mimhis, d~ rnuthos ou de._ catharsis g_ui ressem-blent de prs ou de loin ce qu'entend Ariscote sous ces vocables 2

    Aristote, en effet, a isol le texte de thtre pour en faire un objet d'analyse, ce que signale le titre : Potiqu( est un adjectif qui renvoie la technique d'criture d'une pice de thtre ou d'une pope, alors que le seul poi(in, le seul

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    dans la rflexion europenne sur le thtre 1 ; position garantie par un double credo, une double mystification, un double dni de l'histoire. La tragdie grecque serait cc miraculeusement l'origine de tout thtre 2, Aristote serait le thoricien de ce thtre originel.

    la Sainte-Trinit

    Certes, Aristote n'est qu'un des trois piliers de cene cathdrale idologique qu'est le discours europen sur le thtre grec, les deux autres tant Dionysos er la dmocra-tie. Sommairement, le premier grce Nietzsche et le second grce Hegel, mme si Aristote n'est l non plus pas totalement innocent. ~L'poque contemporaine, en effet, associe au credo aris-totlicien un autre acre de foi : puisque les Grecs vivent en cir (polis), le thtre serait un art politique, mieux encore une expression de la dmocratie. Comme si toutes

    ~ les cirs grec ues avaient eu des rgimes dmocrati ue!l-Esr-il ncessaire de souligner par quelles rductions dras-tiques on aboutit ce rsultat ? Le thtre grec est rduit

    .._ ----------....._,..

    ~agdie, la socit est rduire au politique t a li i ue rduire la dmocratie. Le mVThe du thtre comme lieu

    - :r ---du dbar politique, cene.ide q_ue la tragdie est La fa on dom~ cir athnienne se regardait et se r~etr ire cau~ esr devenu le grand fantasme de nos dmocr_atj es ode e

    1. Sur l'hiswire de la rception de la Po;tiqu~. if. chapitre Il, p. 66 sqq.

    2. Certains ont mme voulu y voir l'origine du thtre indien. Contre cene thse tour point de vue incenable, if. Lyne Bansar-Boudon, u Th;tr~ tk Klidma, Gallimard, 1996, lncroduction, p. 11 -84.

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    IL N'EST PAS 1 FACILE D'TRE NON-ARISTOTLI fEN

    er de leurs thtres subventionns 1 Notons qu'Aristote est indirectement responsabfe le ce drapage. Indirectement, car il ne parle jamais de La place du thtre dans la socit, ni ne lui attribue aucune fonction politique ; c'est mme le point aveugle de son systme. La question : pourquoi du thtre ? il rpond par un concept chez lui anthropolo-giquement vide : la cathanis 2 Et c'est ce vide que som venus combler les historiens modernes du thtre - que ne satisfaisait pas la cathanis -, dsireux de chercher une rai-son srieuse la tragdie grecque, en lui inventant une cause politique. Elle devenait le lieu de l' interrogation de la cit sur elle-mme et ses valeurs 3

    Enfin, Dionysos - dieu de la transe ou dieu de la margi-nalit, selon les idologies - apporte au thtre sa caution libertaire ou mystique. D'une faon gnrale, La Naissanc~ de la tragdi~ est utilise comme un manuel d'histoire du thtre, et l'on se rfre la dualit Apollon vs Dionysos comme une vrit quasi scientifique. L encore, Arismte n'est pas innocent. En crant le mythe historique de la naissance de la tragdie - un art improvis devenant crit - partir de sa philosophie du dveloppement des tres 4, mme s' il ne parle jamais de Dionysos ni des Dionysies, il installe L'ide que comprendre la tragdie grecque serait retrouver l'origine partir de quoi elle se serait dveloppe. Cette question de l'origine n'a pas fini de hanter les philo-logues comme les philosophes qui travaillent sur la tragdie

    1. Pour une critique radicale de ce poinc de vue, cf Nicole Loraux, La VoiX md~ill. Essai sur la trag;di~ gruqu~. Gallimard, 1999 (cit : Loraux 1999).

    2. Cf p. 66 sqq. 3. Deux publications ont encore rcemment illustr cer tat de

    choses : " Les tragiques grecs " Europ~. n"' 837-838, janvier-fvr ier 1999, er }acqu~lin~ tk Romilly racont~ /'Or~stit d'Eschyl~. Bayard, 2006.

    4. Pohiqu~ 1449a5. Nous citerons dsormais la Poiqu~ selon ce principe : 49a5 = Poiqu~ 1449a5.

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  • ARISTOT E OU LE VAMPIRE DU lliTRE OCCIDENTAL

    grecque. Au regard de l'hisroire lirrraire, le problme majeur qui se pose au sujet de la rragdie grecque resre, aujourd'hui encore, celui de son apparition : de la concep-cion de l'origine dcoule celle de la cragdie eUe-mme , crie encore, en 2001, l'dirrice du livre de Willamowin. Avec pour consquence la nosralgie permanence de ce rhrrc originel er perdu, qui serair l'essence mme du chcre er donc la rragdie grecque serair le seul tmoin.

    La foi en cerce Saince-Trinir rgne en despoce er se subsrirue roure forme de connaissance hisrorique ou phi-lologique, rsiste roure conscience critique. Hritire de la Grce qui aurair cout invenc de la civilisarion, er en particulier le chrre, l'Europe esc fire de cerce culrure donc elle fair don gnreusemenc au resce du monde er dont elle ne supporte pas de voir concescer l'universalir. Dionysos, Arisrote et la dmocratie fournissenc de quoi clbrer cet hritage, patrimoine de l'humanit. L'appro-priarion encte de cette triple erreur comme savoir parrag permet chacun d'entre nous d 'hre comptenc sur les chtres antiques, bien commun de l'Occident, y compris la tragdie romaine depuis qu'elle est redevenue la mode. Qu'on nous permerre de citer une anecdote pour illusrrer cerce aimable er hallucinante dsinvolture l'gard de l'his-toire. Dans une interview o il cherchait des arguments en faveur du renouvellemenc des spectacles d 'Avignon, le compositeur Jean Lamberr-wild ne trouve rien de mieux dire que : Prsen-cer le Snar romain en champion de la rforme et de l'in-novation est pour le moins cocasse, quand on sait que cene

    1. u Mondt, 5 juiller 2005, p. 7.

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    IL N'EST PAS 1 FACILE D'TRE NON-ARJSTOTLICIEN

    vnrable assemble des Pres conscrits incarna toujours la fidlit aux traditions er la crainte du changemenc. Encore plus drle est l'ide que les Romains aienc tabli la moindre relation entre le chtre et la vie politique. Un musicien concemporain a le droit de cout ignorer de l'his-roire romaine et de la vie thtrale sur les bords du Tibre il y a plus de 2 000 ans ; en revanche, ce qui est exaspranc est l'usage inconcrl que cet artisre fair d 'une Antiquit totalement mconnue de lui pour justifier n' importe quoi aujourd'hui. Voici que le festival d'Avignon doit se trans-former eschtiquement parce que la ville de Rome ne construisait pas de chtres permanencs sous la Rpublique.

    Avignon 2005 ou la nouvelle querelle des Bouffons

    Avignon 2005 nous ramne notre projet, er les dbats, voire les scandales, qui ont anim le festival moncrenc bien qu'on doit aujourd'hui repenser le rhrre avec des rapports plus sains l'Antiquit. Encore faut-il s'en donner les moyens er dblayer les fausses vidences, renoncer aux faux problmes, sortir des ornires aristotliciennes qui nous empchenc de penser autrement. Or, les arguments des uns et des autres, en ce mois de juillet 2005, montrent qu'une rvolution intellectuelle reste faire qui change les termes du dbat, afin qu'on sorte, par exemple, du conflit qui n'a pas lieu d'tre, entre chtre cexte et chtre du corps.

    Pour rous, le festival de 2005 a marqu une rupture avec la tradition fonde par Jean Vilar. La cour d'honneur n'a pas accueilli comme spectacle emblmatique la reprsenta-rion d'un grand texte, ancien ou contemporain, uvre d'un grand auteur, ralise par un grand metteur en scne, avec si possible un grand acteur. Er la star invite, Jan Fabre, est la fois un plasticien, un performeur, un chorgraphe et

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  • Ml!\ IUTF. OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    accessoirement un crivain. Certains se som indigns, ont dam que cene anne il n'y avait pas de rhtre Avignon. Faux '' leur a-c-il t rpondu, il y a eu du rhrre, du vrai , puisqu' il y a eu Olivier Py et ses Vainqumrs - et Anntis de Sarah Kane, dans une mise en scne de Thomas Oscermeier, directeur du festival. Ensuite, on a pu voir Hamkt, La V~ de Galilit er La Mort de Danton, pices si clbres er anciennes qu'il n'est pas ncessaire d'en rappeler les auteurs. Ce faisane, les dfenseurs du festival donnaient raison leurs adversaires : les quarre spectacles de Jan Fabre ou les deux chorgraphies de Mathilde Monnier n'raient pas du rhcre.

    Qu'emend-on par rhcre? La question fut pose sous le titre

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    ici ? L'acteur ? le pote ? le spectateur ? Dernier avatar en date de la vulgate nietzschenne qui confond le Dionysos du vin er celui de l'illusion. Avec, videmment, Apollon du ct de la raison er de la loi. Et pour faire plus grec, Jan Fabre saupoudre le tour d'un peu de catharsis ariscorli-cienne : Le fonctionnement de la catharsis est un principe important pour moi ,., sans savoir que cette notion floue n'a de sens que dans la thorie ariscotlicienne er ne concerne nullement le culte de Dionysos. Il explique ensuite qu'il cherche purifier l'me du spectateur en le confrontant la souffrance, er persiste en disant que son thtre est 1c une extension de la tragdie >> et un rituel purificateur .

    En croyant se rfrer aux origines dionysiaques du thtre er rompre avec un thtre littraire, Jan Fabre s'en-ferme, en fair, dans une idologie noarisrotlicienne qui le coupe de tout ce thtre rituel qu'il prtend promouvoir par un retour 11 aux origines. En effet, au lieu de placer le rituel avant le texte er d'en faire un systme codifi, il part du texte er le joue de faon mimtique partir de son interprtation de la pice. Il invente, en effet, ce qu'il croit tre du rituel, comme si un rituel s'inventait en dehors du groupe qui le clbre. Jan Fabre donne l'exemple de sa mise en scne du Pro mi th~ mcham : J'ai donc prsent un Promthe (incerprr par six hommes) balbutiant ses chanes comme si chaque mor raie une blessure. Le comme si est loquent : la diction des acteurs illustre la blessure de Promthe donc le foie est rong par un oiseau. La parole saccade, haletante, sous une pression extrme, ressemblait aux contractions d'un accouchement. Le lec-teur aura compris, mais sans doute pas le spectateur, que Promthe accouche de l'humanit. Nous sommes loin d 'un thtre rituel er en pleine mimsis. Il s'agir de la bonne vieille interprtation symbolique de l'hiscoire de Promthe,

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    IL N'EST PAS 1 FACILE D'TRE N N-ARJST TLICIEN

    pre de l'humanit. Thtre des origines pour une hiscoire de l'origine des hommes !

    Jan Fabre semble croire - pourquoi? Idologie de l'ar-chaque, d'un corps premier par rapport l'esprit? -qu'une parole rituelle serait une parole matrielle, la limite de l'incomprhensible. C'est cerre matrialit que cherche sa mise en scne afin de retrouver un thtre rituel : Ainsi, la parole tait transforme en acre corpo-rel. ,, Confond-il rituel er magie ? Rituel et surgissement du corps ? Il reprend une vieille vision primiciviste, faite de hurlementS, de nudits et de sorcellerie. Er conclut en (ab}usanc de la vulgate derridenne: Parfois, j'ai l'impres-sion d'tre, ma manire, un ancien gurisseur grec ... Le mot grec pharmakon signifie la fois mdicament et poi-son... Pour les acteurs, les danseurs et le public, mon thtre est une esthtique de l'empoisonnement qui peut ventuellement gurir. Comme si, en ponctuant son pro-pos d'un peu de grec, il retrouvait le thtre grec originel .

    Le nietzschen Jan Fabre, fascin par l'illusion des ori-gines, esc cour aussi pris dans le pige aristotlicien qu'Olivier Py.

    L'aristotlisme appartient la modernit

    Mais n'accusons ni Aristote ni Nietzsche qui, dans la Potique ou La Naissance de !tz tragdie, reconstruisaient bien videmment des origines mythiques - ou virtuelles, comme on voudra - dom aucune ne prtendait la ralit hiscorique. C'est nous qui, depuis plus d'un sicle, tenons abusivement donner une rfrence raliste cout grand rcit '' Avec pour consquences pratiques des metteurs en cne qui cherchent vainement renouer avec ce qui n'a

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  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    jamais exisc 1 : le thue des origines, dom le thtre occi-dental contemporain serait l'aboutissement aprs une longue histoire ininterrompue. N'accusons pas non plus les professionnels du specracle, car ce som les thoriciens du rhrre qui, depuis le XIX'" sicle, se sont rendus cou-pables d' une vritable mystification en difiant partir de la Potique d'Arisrore, regonfle er muscle au miracle grec, une docuine universalisee er lirtraire du thtre des ori-gines er des origines du thtre.

    C'esr ce complexe idologique que nous voulons dconstruire en nous attaquant la Poitique d'Aristote et la clef de vote du dispositif: le muthos. Ce qui suppose de voir aussi comment celui-ci est ancr au cur de la rflexion thtrale moderne, pourquoi il est impossible d'en contester le statut central sans saper toutes les formes d 'esthtique thuale contemporaines, au-del des contradictions qui les opposent. Paralllement, il nous fau-dra comprendre comment er pourquoi la thorie d'Aristote est inadquate au thtre grec, au thtre romain et aux thtres traditionnels. Quelle rupture fut consomme par Aristoce avec la culture thuale qui l'encourait er qui a mis le muthos au cur de son dispositif imaginaire ? Pour-quoi lui, qui prtendait crire sur la uagdie grecque, en a-t-il ignor superbement le fonctionnement pratique, commencer par le chur dom il fair un personnage comme un autre? Par ailleurs, quelle connivence secrte lie, par-del les sicles, nos contemporains l'aristotlisme, de telle sorte que - mme quand ils se dbarrassent de la mimsis, de la catharsis, et mme quand ils renoncent la suprmatie du rexre - ils restent sous l'empire du

    1. Patricia Legangneux, L~s TragMi~s gr~cques sur la sne modane. Un~ utopi~ th;trak, Lille, Presses universilaires du Septentrion, coll. Perspecdves " 2004 (cil : Legangneux 2004).

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    IL N 'EST PAS 1 FACILE D'TRE N N-ARISTOTLICIEN

    muthos? O s'enracine cette croyance indfectible dans la

  • LA TRAGDIE HORS-CONCOURS

    Donc, lisons le texce d'Aristoce, norre tour. Lisons-le en grec, faute de quoi nous ne ferions que commenter l'interprtation d'un traducteur ou d'un autre, d'autant que le franais nous tend de multiples piges, ne serait-ce qu'avec les diverses traductions possibles du fameux cerme grec de mimsis. La meilleure traduction de mimsis, chez Aristoce, esr sans doute ceUe de cc reprsentation >~, propose par Jean Lallor er Roselyne Dupont-Roc 1, mais elle n'est pas sans ambigut quand il s'agit de thtre. Mais ton-nons-nous d'abord de l'existence mme de la Potiq~ et reconnaissons que ce texte est un objet trange, pour ainsi dire cc non identifi '' En effet, de la Potique, devenue le rexre mythique du thtre occidental, que sait-on ? Quelle tait sa destination premire ?

    Une simple remarque philologique prouve, l'vidence, qu'il ne s'agit pas d'un trait cechnique destin aux gens

    1. Aristote, La Po(tiqut, Roselyne Dupont-Roc er Jean Lallor (rexte, traduction er notes) , Le Seuil, 1980, lmroduction, p. 11 - 12 (cir : RDR-JL). Cette dition reste de loin la meilleure, aussi bien pour la mthode de traduction que pour l'rudition philologique ou l'intelligence linguistique des notes. Quand Berrolr Brecht traduit d 'abord mimsis par Anahmung (reprsentation), puis par Abbildung (reproduction), ce changement traduit son volurion politique vers le ralisme socialiste, cf chapitre 11, p. 159- 161.

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  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    de thtre, potes ou acteurs : Aristote, en effet, ne reprend pas le lexique gnralement utilis par ses prdcesseurs ou ses contemporains pour parler du thtre, mais cre son propre vocabulaire er ses propres catgories - comme les termes drama ou muthos, ou encore l'adjectif dramatikon. La Potique rassemble, en fait, des propositions thoriques, notes (?) par Aristote, sans doute l'usage des tudiants du Lyce; c'est un texte rest inachev avec des reprises, des contradictions et des ajouts. Son projet tait sans doute philosophique et visait dfinir de faon normative l'es-sence du pome tragique - notion aristotlicienne - , er s' il y est fair quelques rfrences aux ralits du thtre athnien, c'est de faon allusive er sans qu'elles soient int-gres au systme labor pour dfinir l'acte de production d' un texte de tragdie, appel poi~sis 1 Cerre dfinition nor-mative semble avoir eu pour fonction non pas de stimuler l'activit potique ou thtrale de son temps. mais d'oprer une classification des uvres du pass.

    Aristote lecteur

    La tragdie : un concours musical On ne saurait trop insister sur la distance sparant la

    Potique- qui est une thorie du texte tragique- et la ra-lit historique du thtre Athnes. Une tragdie, ou une comdie, s'insrait toujours dans un concours musical opposant trois potes-compositeurs 2 qui se dnommaient

    1. Sur le srarut anthropologique de la philosophie thortique d 'Aristote, cf Pierre Hadot, Qu ~st-u qut la phi/osophit antiqut ?, Gal-limard, coll. Folio, essais " 1995, p. 123-144. Sur ce terme de po-sis, cf Ford 2002, 2 partie, " The Invention of Poetry , p. 91- 158.

    2. L'excellente et rcente synthse de l'historien et archologue Jean-Charles Moreni, Th;trt tt Soci; dans la Gr~u antiqut (Livre de Poche, coll. " Rfrences 2001 ) , fa it le mnage dans les spcula-

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    LA T RAGDIE HORSCONCOURS

    eux-mmes

  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    des autres cits, puissent assister aux spectacles. Ainsi, au ~ sicle, devant les spectateurs assembls sur les gradins du thtre et avant le dbut des concours, la cit calait le tribut rapport par la ligue de Dlos, puis faisait dfiler les enfants des soldats morts la guerre, qui recevaient un armement complet aux frais de l'tat, er enfin l'on procla-mait les honneurs accords aux bienfaiceurs d'Athnes. Mais il serait trop long d'numrer les multiples rituels, processions, sacrifices des diffrents groupes sociaux inter-venant avant er pendant les Grandes Dionysies ; il suffit de se souvenir que tous ensemble ils constituent le contexte des performances tragiques Athnes.

    Or, chaque texte de thtre est rdige uniquement pour cet vnement de l'anne, c'esr-'-dire en vu~ d'une seule reprsentation et un seul concours 1 Le. seul but du pote comme de l!accenr principal est d'obtenir le prix, c'est--dire le prestige qu'il confere. Le pote dclar vainqueur par le jury, aprs une procdure complexe et dmocratique visant djouer routes les fraudes possibles, sera proclam par le hraut er couronn de lierre au milieu du thtre. Pour obtenir la viccoire, il faut non pas appliquer des rgles de composition d'un texte, mais savoir sentir le moment (kairos) 2 et concider le plus parfaitement pos-sible avec lui. Cette notion de kairos, rrs difficile tra-duire, dfinit le contexte rituel, historique, politique, l'air du temps cette anne-l, c'est l'occasion, la situation particulire, les contraintes du moment '' S'y adapter permet de raliser la p lus belle des uvres car elle con-vient >> , elle est > dsign par la . cit et qui fmance lui-mme le spectacle, reoit lui aussi un prix en mme temps que le pote. Tel pote de tragdie, de comdie, de dithyrambe, rel chorge, aura t le meilleur ce jour-l, comme un cou-reur arrive premier un jour, mais sera battu un autre, car c'est bien l'homme, auteur ou producteur de l'vnement, qui est valu et non le produit ou le texte en soi.

    C'est pourquoi la dcision du jury porte sur roure la crmonie - autrement dit, sur la performance rituelle et non sur le texte seul. Elle prend en compte le respect des rgles religieuses aussi bien que les motions du public au cours de la reprsentation, la musique, les chants et l'art des acteurs. tel point qu'aprs le concours le peuple se runit au sanctuaire de Dionysos pour couter le cas chant les plaintes des citoyens contre certains partici-pants. Les accuss peuvent tre dclars coupables de faute contre la fre " 2

    1. On se souviem de la rvolte d.es Athniens, Qu'y a-r-i l l pour Dionysos? " (Piurarque, Propos dt tabl~. 1, 1, 5). Cf le commemaire de Jean-Pierre Vernanr dans Myth~ ~~ TragMi~. 2. 1986, p. 17-18.

    2. Morerti 200 1, p. 88.

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  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Or, Aristote, bien loin de ces ralits historiques, dfinit la beaut d'une tragdie par des critres objectifs et esth-tiques - indpendants du contexte social et religieux, comme du jugement du public ou de la personnalit du pote. Il ne fait pas d'une pice de thtre un vnement au sein d'un concours, mais un texte objectivable. C'est ainsi qu' il voit dans dipe roi la plus belle des tragdies, car son texte est le plus conforme aux rgles qu'il a lui-mme dictes ; or, Sophocle n 'a pas obtenu la victoire cette anne-l 1

    En objectivant le thtre, en l'ar.rachant au temps de l'vnement, Aristote lui te son statut d'institution ath-nienne, qui, comme toute institution de la cir, s'inscrit dans le temps rptitif (aez) d'une socit humaine 1 Chaque tragdie est un maillon dans la chane musicale qui la lie au pass d 'Athnes et l'avenir de la cit en assurant la permanence de ses institutions et la reproduc-tion sociale de ses citoyens. En tanr spectateurs, choristes, ades, compositeurs de musique, juges, j~rs, le peuple athnien cout entier est mis contribution. Les concours musicaux mobilisent, au moment des ftes er tour au cours de l'anne, un grand nombre de citoyens et de leurs enfants. Au ~ sicle, rous genres confondus, les spectacles musicaux demandaient 1 165 choreutes, 24 acteurs et 28 aultes. Objectiver le thtre, le soumettre un art po-tique, substituer un texte l'vnement, c'tait lui retirer sa raison d'tre. ,. C'est pourquoi l'Art potique d'Aristote, bien loin d'tre un trait de composition thtrale pour les potes, esr une machine de guerre dirige contre l'institution thtrale. J-

    1. Ford 2002, p. 286-287. 2. Loraux 1999, p. 48.

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    LA TRAGDIE HORS-CONCOURS

    quoi servirait-il, en effet, de rdiger un manuel l'usage des potes >> ? Le thtre est Athnes un art vivant, une pratique populaire. Cet art, trop subtil pour relever d 'une thorie potique, est connu de tous les Athniens et discut par tous. La valeur d'un pote n'est pas mesurable, elle se rvle dans l'vnement, lors d~ ces joutes potiques que sont les concours des Grandes Dionysies 1 C'est le peuple qui dcerne la victoire. Chacun des dix juges, tirs au sort dans chacune des dix tribus, a t au moins une fois cho-riste dans un concours musical.

    quoi servirait, en effet, un savoir fix en dehors des thtres par de doctes professeurs ? C'est au thtre que les Athniens jugent le thtre, en discutent les rgles et les valeurs, de faon pratique et non thorique, sans l'cart qu'imposerait une mtalangue. On le voit dans Les Gre-nouilles d'Aristophane, comdie entiremem consacre l'art de la tragdie, qui serr de cadre une joute musicale emre Eschyle et Euripide, chacun accompagn de sa Muse. La critique de la tragdie esr elle-mme un spectacle que cre le dcalage mtathtral. En effet, intgres une comdie, les squences tragiques sont toujours non conve-nables >> au premier degr, mais la mtathtralit tant constitutive de la comdie ancienne, elles 11 conviennent >> comme cttanons.

    ~tstote n'inno'&.e pa.s, et les Athni n~s~~o~~..,u.o.._. bien avant la Potique, des so istes qui tiei)Jlent un di~ cours xtrieur sur le htre et la. posie. ans es Nues et Les Grenouilles, Aristophane montre ces expens de la langue prtendant une cricique technique et objective, mesurant les vers et les mtres, er dcrtant des lois esth-tiques; ils sont deux fois coupables, d'abord de ngliger la valeur morale et sociale d'une uvre, ensuite de flatter le

    1. Ford 2002, p. 272-287.

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  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE OU T HTRE OCCIDENTAL

    got du peuple pour la sophistication musicale et l'orne-ment. Le personnage de Socrate dans L~s Nus prfigure I'Aristo de la Pohique qui dut fuir Athnes pour chap-per une condamnation.

    Un regard tranger

    Si Aristote peut aussi bien objectiver le thtre er le rduire un tex, c'est qu' il n'tait pas athnien 1 er n'avait donc jamais clbr les Grandes Dionysies ; il n'avait jamais chant dans les churs, jamais t jur, jamais apparrenu ce public athnien qui tait initi 1 depuis l'enfance au code musical, en clbrant chaque anne ce rituel de la cit d'Athnes, singulier et identitaire_; Si Arisro a assist des tragdies, ce fut en simple specta-teur, en tranger, en invit profane, ne saisissant pas l'enjeu de la performance, s'accrochant l' (( histoire '' et gn par le chur dont il ne comprenait pas ce qu'il venait faire dans le rcit reprsent. Sa perception du thtre servira de paradigme pour tous ceux qui ont, pendant des sicles aprs lui, lu des tragdies grecques, rous ceux qui, victimes de l'loignement, ont voulu qu'elles soient lisibles.

    En effet, ce statut d 'tranger lui imposait une extriorit qu' il ngocia sur le mode de la lecture. Platon l'avait sur-nomm le Lecteur " et, de fait, les tragdies qu'il cire dans la Pohiqu~ datent du sicle prcdent, il ne peur que les avoir lues 2 Ce qui lui tait facile puisqu' il fur le fonda-teur de la premire bibliothque sur le modle de laquelle

    1. Franoise Frazicr, " La tradition cratrice du thrrc anriquc " Cahi~ du CITA, n Il, 1998 (vol. 1 : En Grkt anmnt, p. 123 sqq.) ; Wilcs 1999, p. 87.

    2. Il a pu, ccrres, assister des rcitals " de rragdic, en dehors des concours. mais qui sc limiraienr aux cha:urs ou des cxrrairs musicaux qui raienr chanrs par des professionnels. Sur les concours de tragdies anciennes pan ir de 341, cf Morerri 2001, p. 87 er p. 98-99. Aristote, n en 384 en Macdoine, arrive Athnes 18 ans

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    LA TRAGDIE HORS-CONCOURS

    Dmtrios de Phalre crerait ensuite la bibliothque d 'Alexandrie 1 Cerre posture de lecteur lui fair penser les pratiques potiques comme des pratiques intellectuelles, au mme titre qu' il ne connat qu 'un usage logique de la langue. C'est pourquoi il prsente la tragdie comme un discours clos, cohrent et structur parrir d'un rcit, le muthos, qui en serait le noyau, lui-mme organis de faon ncessaire 2 Platon, au contraire, athnien de naissance et d'ducation, percevait, lui, la tragdie comme un rituel clbr prs d'un aurel, organis autour d'un chur et dont le ressort tait cette (( parole endeuille >>, ce chant poignant qui ravageait les curs athniens faisant de la tragdie un spectacle er non un texte, et un spectacle d'abord musical .i. Mme si Aristote place le pathos comme effet ultime de la tragdie, celui-ci est cr par le muthos et non par la musique, les mtres ni le spectacle.

    Aristote, lecteur tranger de la tragdie athnienne, ignorant le thtre vivant d'une cit o il n'a pas t lev, est la figure prmonitoire de ces professeurs de littrature qui lisent comme des textes la transcription crite de ce qu'ils appellent (( popes africaines " ou thtres indiens " 4 Pour interprter ces paves transcrites et impri-mes, souvent traduites, de pratiques culturelles complexes

    er esc l'lve de Platon jusqu'en 348. Laid er mauvais orateur, prcep-teur d 'Alexandre de 342 335, il enseigne Athnes partir de 335 er meurt en 322 aprs la mon d 'Alexandre, exil par les amis de la liberr " Il fut le mal-aim des Athniens.

    1. Jean Sirinelli, " Alexandrie royaume du livre , in Christian Jacob (d.), Dts Akxandries /. Du livrt au tau, Bibl iothque nationale de France, 200 1, p. 43-49.

    2. 50a5. 3. Cf chapitre Ill, p. 266 sqq. 4. Michel Beaujour, " Ils ne savent pas cc qu'i ls fonr. L'ethnopo-

    rique er la mconnaissance des "arcs potiques" des socits sans cri-ture , L 'Homme. 1989, vol. 29, n"" 111 - 1 12, p. 208-221.

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  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    qui ne peuvem que leur chapper, ils laborem des proto-coles d 'analyse visam retrouver la potique du texte, en utilisam des catgories prtendumem universelles comme le thtre, le come, le roman ou l'pope. Ils ne doutem pas de pouvoir ainsi trouver la cohrence du texte et sa signification, cela simplemem partir des mots transcrits dans un livre, donc hors de tout comexte nondacif- et, dans le meilleur des cas, grce une bonne connaissance de la langue du texce et de la civilisation laquelle ce texte ferait directement rfrence.

    Aristote achve donc le mouvement initi Athnes par les sophistes, consistam ne plus envisager les perfor-mances potiques partir de leur fonction sociale et cultu-relle, mais les classer en genres partir de critres formels ou thmatiques. Il s'agit d'une rvolmion conceptuelle, d'un changemem de paradigme. cc" Song" had b(come "poe-try" and po(try was a sociaL art of using language, the para-digmatic exampk of what we have caikd since the eighteenth century "Literature" 1 En passam ainsi de la musique la posie, il avait inventer ce que pouvait tre la posie tragique indpendammem du rituel des Dionysies et des concours.

    Ce regard tranger que lui imposait sa position Athnes explique sa volom gnrale d'objectiver son dis-cours, en s'effaam lui-mme comme sujet. Ses traits philosophiques prsement le savoir comme un absolu. Un savoir donc

  • AR! TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Le temps de la reprsentation impos dans les concours et mesur par la clepsydre (horloge eau) ne dfinit pas, chez Arisrote, la longueur d'une pice. Le seul critre de cette longueur est potique : elle est dtermine par la cohrence et l'harmonie interne du texte en fonction de la nature mme du rcit et des vnements qui le consti-tuent. Donc le temps spectaculaire est remplac par le temps de la narration. Tour pote qui adapte l'histoire (muthos) la dure de la reprsentation impose par le concours dforme le rcit et fait une mauvaise pice. cc En effet, comme ils composent [poiountt's] des pices de concours ils tirent souvent l'histoire [muthon] au mpris de sa capacit et ainsi sont forcs de distordre la suite des faits 1

    Le rcit (muthos) esr introduit et substitu la perfor-mance relle comme objet d'valuation. Aristote retire ainsi au public et au jury qui reprsente la cit 2 la capacit d'valuer une pice partir de la ralit vcue des concours. Sur ce point, il est en rupture avec toute la tradi-tion grecque qui l'a prcd, qui voulait que la valeur d'une performance tnt son adquation au contexte nonciatif, dfini socialement et culturellement, et donc son effica-cit comme vnement rel. Rupture fondamentale, car, ainsi, au thtre-vnement Aristote substitue un thtre-texte. La tragdie n'est pas value comme performance et selon son adquation au moment, mais selon sa conformit ' a une essence.

    Mme quand la performance thtrale est prseme, exceptionnellement, dans la Pohiqut' comme un succs ou un chec, ce succs ou cet chec ne signifient pas l'adqua-tion ou l'inadquation de la tragdie au rituel des

    1. Cf 51b37-39. Sur ce passage, cf RDR-JL, note 5, p. 227-228. 2. More cci 2001, p. 87-88.

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    LA T RAGDIE H RS-CONCOURS

    Dionysies. Ladite performance va lui servir seulement diffrencier la tragdie de l'pope et intervenir comme confirmation. Elle sert rvler la qualit c< tragique d'une tragdie, c'est--dire son adquation son essence, et non au contexte : les

  • ARJSTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Il ne s'agit donc pas pour Aristote d'adapter le texte la situation d'nonciation, mais inversement d'utiliser les concours passs pour prouver une qualit intrinsque du muthos tragique par opposition au muthos pique, l'int-rieur d'une pense par genre, spcifique du projet de la Poiq~. Ce qui est tragique n 'est pas ce qui convient aux conwurs; les concours ont seulement rvl, l'occasion et de faon contingente, le tragique des textes de tragdie, un tragique que la thorie dfinit de faon logique et ncessaire. Les concours ne sont pas prsents ici comme cadre nonciatif rituel, mais servent Aristote pour intro-duire une des six causes de la tragdie, le mode (hs), qu' il appelle spectacle (opsis) 1 Et il rptera de faon trs ferme que 1 'opsis ne relve pas de la Po;tiq~. ce qui veut bien dire que le pote tragique n'crit pas en vue de faire un spectacle, il n 'intgre pas l'op sis son criture. Celui-ci vient par surcrot, mais sans ncessit 2

    ~ux contraintes spectaculaires des Grandes Dionysies qui prvalaient, de fait, dans le thtre vivant, Aristote sub-stitue donc des contraintes textuelles dont nous verrons qu'elles sont narratives et formules partir du muthos. Cerre promotion du muthos est insparable du changement de paradigme song to po~try )) analys par Andrew Ford, changement qui se dcline sous de nombreux autres cli-vages :

  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    constructions essentialistes qui lui ont t associes depuis la pense archaque grecque qui aurait t ftxe dans des mythes >> jusqu'aux archtypes jungiens. Il convient donc de rappeler les sens et les emplois de muthos avant Aristote 1, puis d'en venir la valeur paniculire qu'il a prise chez l'auteur de la Poique. Celui-ci, en effet, utilise muthos comme un concept technique qu'il refor-mule de faon nouvelle et que Paul Ricur traduit trs justement - mais de faon incommode - par mise en rcit 2

    cela s'ajoute une fiction contemporaine, l'opposition emre logos et muthos. Homre et les philosophes prsocra-tiques attestent, en ralit, qu' l'poque archaque il n'y a pas lieu d'opposer logos et muthos, sous la forme discours vs rcit ou > ; les deux mors som synonymes er signifient paroles, propos tenus en public>> 3 Dans les tragdies, les deux mots sont employs de faon quivalente. Et quand il arrive que des muthoi soient opposs des /ogoi, c'est du point de vue de l'effet produit sur les destinataires; un muthos est toujours charmeur 4 Le muthos est donc un type d'nonciation -er non un type d'nonc - particulirement agrable. C'est pourquoi il peur prendre la forme d'une histoire, car,

    1. La meilleure tude, rigoureuse er documente, est celle de Claude Calame, Poiqu~ dn mythn dans ill Gr~u antiqu~. Hacherre, 2000 (ci t Calame 2000).

    2. Paul Rico:ur, T~mps ~~ Rtcit. 1 - L 'imrigru ~~ k rkit historiqu~, Le Seuil, 1983 (cit en coll. Poinrs Essais " p. 66 sqq.). Sa lecwre de la Pottiqu~ d 'Aristote, trs prcise et subtile, reste une manipula-tion de conceprs, sans aucun ancrage historique ou pratique. Nous reviendrons sur ce qui nous semble dans ce texte une drive reprodui-sant le despotisme du rcit propre la modernit et la philosophie de Rico:ur. Cf chapitre Il , p. 181 sqq.

    3. Dmonstration da ns Ford 2002, p. 6, 28, 51 er 55. 4. Aristophane, L~s Gu;p~s. p. 11 74-11 75.

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    LA TRAGDIE HORS-CON OURS

    disent les Grecs, les gens aiment s'entendre raconter des histoires. En consquence, le muthos peur rendre sdui-santes les pires horreurs morales. Er si Platon attribue les muthoi aux potes, en les accusant d'inventer de grands rcits trompeurs- muthoi -, c'est qu'il dnonce ces potes comme de redoutables charmeurs grce leur musique, leurs vers er leurs muthoi 1

    Jusqu' Aristote, le muthos est donc un acte de parole et non un rcit ancien et lgendaire, encore moins un mythe au sens moderne du terme; il n'a pas de statut ontologique du point de vue de la vrit, de l'antiquit ou de la sagesse, ce n'est ni un grand rcit originel ni une lgende fabuleuse. Autrement dit : Les "mythes" grecs ne peuvent avoir d'exiscence en dehors des mises en discours er des composi-tions potiques qui les portent leur public, ils ne som pas subsumables sous forme de structures narratives, smantiques ou acrancielles 2 ,,

    La dfinition du muthos par Aristote est donc une rvo-lution, qui s'inscrit dans le changement de paradigme que ralise la Poique. Ignorant volontairement les effets non-ciatifs du muthos, ille dfinir du point de vue de la produc-tion d'un nonc er, surtout, fair du muthos - qui tait un type de discours concret, dfini par ses effets - une des six parties de la tragdie et donc un concept abstrait. La tragdie a donc six parties qui font qu'elle est une tragdie: ce sont le [muthos], les personnages [th], l'criture [lexis], les ides [dianoia], le spectacle [opsis] et le chant [mlopoia] 3 >>

    Cette partie de la tragdie qu'est le muthos est un concept analytique er aussi une tape de l'criture du texte

    1. Ford 2002, p. 258. 2. Calame 2000, p. 13-14. 3. Cf 50a7- 10.

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  • ARJ TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    uagique. EUe en est thoriquement isolable puisque le mme muthos peut tre commun une tragdie et une pope. En effet, de ces six parties quatre sont communes la tragdie et l'pope : le muthos, les personnages, l'criture et les ides 1

    Le muthos est dfini du point de vue de la production, de la poisis, et partir de l'action (praxis) reprsente.

    ~< Le muthos est une reprsentation de l'action (mimsis t;s praxs) ; je veux dire que ce muthos est l'agencement des aerions (synthsin tn pragamatn) 2 >>

    Remarquons que le muthos ne prexiste pas la tragdie - ce n'est pas un vieux mythe ancestral -, il rsulte du travail du pote qui assemble et organise des actions, c'est--dire des faits accomplis par des hommes - pragmata ou praxis - qui peuvent tre des donnes de la tradition ou tre invents par le pore 3. Ce qui veut dire que cette praxis er ces pragmata sont dj des aerions racontes. La mise en rcit, le travail du muthos, ne s'effectuent pas partir d'une exprience vcue, mais partir d'un matriau verbal brut , mme si leur matrialit discursive n'est pas pnse en compte.

    Remarquons aussi que le muthos n'est pas en lui-mme une action ; il en est la reprsentation (mimsis) . Cene mimsis n'est pas une imitation, mais un agencement, une mise en relation de faits entre eux, c'est--dire que le muthos est un systme cohrent d'actions er que cerre cohrence n 'est pas donne par la structure du spectacle ou le regard du public; elle est le fait de l'art potique, du pote, qui seul est la cause efficiente de la tragdie. Cette mimsis d'Aristote - que nous traduisons comme

    Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, par reprsentation

    1. Cf 62al4. 2. Cf 50a3-S. 3. Cf 53al8-22 ; Slbl9-26.

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    LA T RAGDIE H RS-CONC UR

    -n'est pas propre ce que nous appelons des reprsenta-tions rhuales, mais dfinit tous les arts en gnral et, en particulier, ceux qui intressent Aristote dans la Po-

    tiqu~. La tragdie n'est qu'un cas particulier de mimsis. La mimsis n'a rien voir avec le jeu de l'acteur.

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THT RE OCCIDENT AL

    Le pore esc ainsi dfini comme fabricanc (poi;ts) de muthoi plurr que compositeur de vers, il n'esc plus un musicien>~.

  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAl

    Dans la premire citation, pon signifie produire la mim;sis de l'action, donc le muthos. Le jeu conceptuel entre agir (prattein) , produire (poiein) et reprsenter (mimeisthat) est rvlateur de la conception aristotlicie~ne de la tragdie. Les prattontes, ceux qui agissent, sont es personnages, les actants du rcit, et non les acteurs. Ces derniers n'apparaissent jamais comme causes dans la Po-tique. Le statut de ces actants est double, soit ils ralisent l'action (prattein), soit ils produisent la reprsentation (poiein), et cela parce qu' ils sont la fois un moyen de la reprsentation, comme personnages de thtre dialoguant, er les personnages du muthos, crations potiques, communes la tragdie er l'pope.

    On constate donc qu'il n'y a aucune praxis thtrale chez Aristote, ni aucune poisis intervenant au moment de la reprsentation scnique; mme la mimtsis n'est pas rali-se sur scne, mais dans le texte; ainsi, ni le temps de la performance thtrale, ni celle-ci comme vnement ne sont pris en compte. La. tragdie n'a pas besoin d 'tre reprsente pour tre une reprsentation. La. seule praxis prsente au thtre (par le dialogue de personnages) est celle que le muthos organise (reprsente). L'un renvoie l'autre et rciproquement. Ce qui veut dire aussi que le muthos est limit une reprsentation d'action, ou encore d 'hommes agissants par le moyen des personnages.

    Du point de vue de la mim;sis, muthos er sunthtsis tn pragmatn sont quivalents. Ce qui exclut a priori tout effet mtathrral qui jouerait sur une disjonction entre acteur et personnage, ou enrre temps du spectacle er temps du rcit.

    On notera que la tragdie et le muthos sont des '' repr-sentations)) du mme niveau, l'une er l'autre sont des mimtuis praxs sans qu'Aristote introduise une reprsenta-rion de reprsentation. Si l'on met cte cte deux affir-mations de la Potique - '' la tragdie est donc la

    46

    LA TRAGDIE HORS-CON OURS

    reprsentation d'une action [noble] 1 )) er '' le muthos est la reprsentation de l'action 2 )) -, on voit que ce qui fait de la tragdie une reprsentation d'action c'est le muthos, rel qu'Aristote le conoit, non comme acte de raconter, mais comme organisation, mise en rcit d'actions accom-plies par des personnages et dites par eux. Cette organisa-tion de~ actions par le muthos relve de la Potique. Ainsi, poi;sis, mimsis et muthos sont solidaires et insparables.

    Soulignons qu'en aucune faon le muthos ne peut tre confondu avec le '' mythe moderne ; ce n'est pas un rcit constitu qui prexisterait la tragdie ; seuls les faits (pragmata ou praxis) prexistent, mais sans logique propre, et leur organisation logique est une cration du pote fabri-cant son muthos. Donc une tragdie n'est pas la reprsenta-rion d'un '' mythe , ni son interprtation, pour Aristote du moins 3

    Le muthos au centre du systme de la tragdie L'importance du muthos dans la Potique a souvent t

    sous-estime. Or, il est au cur du systme labor par Aristote. On peut dire que le centre de gravit [de la Potique] est l'tude de la tragdie, et le centre de ce centre l'tude du muthos , tour le reste s'organisant partir de ce centre absolu 4 Le changement de paradigme qui rem-place la mousik; par la mimsis - l'an des Muses par la reprsentation- s'appuie principalement sur une fonction centrale attribue au muthos.

    1. Cf 49b25. 2. Cf 50a5. 3. On esr loin de ces grands rcirs archaques, venus des profon-

    deurs du temps er dom les valeurs seraient devenues incompatibles .wec l'thique nouvdle des cirs.

    4. RDR-JL, p. 14er tableau gnral, p. 16 ; er aussi Sophie Klimis, dont c'est la thse cenr.rale (Klimis 1997).

    47

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Aristote, du poim de vue de son systme philosophique propre, prsence le muthos comme le but, la cause finale, c'est--dire l'essentiel, er donc l'me er le principe de la tragdie, de reUe sorte que les actions (ta pragmata) er le muthos som bien le bur vis par la tragdie er le b~r esc le plus important de cour 1 . Ainsi, le principe (arch), si l'on veut l'me (psuch) de la tragdie, est le muthos 2 ''

    Selon la philosophie ariscorlicienne, le te/os, le bur, esc ce qui lui donne sa forme er son tre, qui fair tre la tragdie er la fait ce qu 'elle esr 3 , comme l'me chez l'homme. Le muthos en esc aussi l'arch, c'est--dire le dbut er le principe organisateur.

    Une tragdie pourrait exister sans personnage, rle, ou caractre

    Par consquent, coures les aurres parties de la tragdie vont lui tre subordonnes et d 'abord les personnages.

  • AR! TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    -ce caractre- qui est le but de la tragdie, mais l'action. Ainsi, le caractre du personnage sera dduit du muthos par l'an du pote. Et le but est une action, non pas le caractre (poiotts) du personnage. Son caractre lui vient de son personnage (th!), mais son malheur ou son bon-heur lui vient de l'action 1 >>

    Dans la pratique, un personnage va donc tre dfini par ce qui lui arrive (praxis) et ce qu'il dit (logot). Ce qui lui arrive ne sert pas illustrer un caractre, c'est une suite de malheurs et de bonheurs qui n'ont aucune valeur exem-plaire ni morale, et dont on verra comment Aristote rend compte 2 Ainsi, dipe, le hros prfr d'Aristote, pris dans une srie de pripties et de reconnaissances, n'a pas de caractre indpendamment de ce qui lui arrive. Son personnage (tth!) est celui d'un roi, et s'il prend un carac-tre tyrannique (poioth) c'est cause des circonstances.

    Comment Aristote se dbarrasse du chur La question du chur tait particulirement difficile

    rsoudre pour Aristote, puisque le chur introduisait dans la tragdie une nonciation diffrente, collective, chante, lie au rituel des Dionysies. Comme mus les personnages de la tragdie n'ont, selon lui, d 'autres raisons d'tre que de raliser l'action, en l'intgrant, Aristote ne peut pas utiliser une dfinition spectaculaire ou ritueiJe du chur 3 Il ne

    1. Cf 50al8-21. 2. Cf les patl, p. 56 er 58 sqq. 3. Sur le chur tragique, cf Claude CaJame, Performative Aspects

    of the Choral Voice in Greek Tragedy : Civic ldentiry in Perfor-mance , in Simon Goldhill et Robin Osborne (d.), Ptrfomumu Culturt and Athmm Dtmocracy, Cambridge, 1999, p. 125-153 (cit Calame 1999) ; Claude Calame, " Jeux de genre et performance musi-ca le dans le chur de la tragdie classique : espace dramatique, espace cultuel , espace civique " in Odile Morrier-Waldschmidr (d.), Musiqut tt Antiquit;, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 63-90 (cir Calame 2006).

    50

    LA TRAGDIE HO RS.CON OURS

    peut pas l' installer non plus dans l'orchestra puisqu'il ne pense jamais l'espace de la performance. Il en fait donc un personnage comme un autre, qui plus est jou par un eul acteur, ce qui revient le rduire au coryphe et le

    coryphe un personnage agissant. En outre, le chant n'tant selon lui qu'un supplment de plaisir, il n'entre pas dans la dfinition du chur.

    Le chur doit tre considr comme l'un des acteurs, il doit tre une partie du tout et participer l'action, non pas comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle ; chez les autres tragiques, les parties chantes n'appartiennent pas plus au muthos qu' celui d 'une autre tragdie. C'est pourquoi ils chantent des interludes, depuis qu'Agathon en a introduit l'usage. Et pourtant, quelle diffrence entre chanter un interlude et adapter une pice une tirade ou un pisode entier d 'une autre pice 1 ? ,.

    La critique porte contre les churs d'Euripide tient la distance qu'ils introduiraient dans la pice, puisque leur raison d'tre ne vient pas du muthos, ni, plus gnralement, Je la reprsentation des actions. Cette indpendance du hur introduit donc une autre raison que celle du rcit.

    Arismte ne peut pas envisager que le chant - c'est--dire le chant rituel - soit la raison d 'tre du chur. Quant .tu satisfecit qu'il accorde Sophocle, il repose sur une .lpprciation pour le moins approximative. Mme la lee-lUre, il est difficile de rduire les churs d'Antigone l'action.

    1 "1 pense ne sen qu' faire parler les personnages

    Dans la hirarchie qui organise les parties de la tragdie . partir du muthos vient, en troisime lieu, (( la pense (tlianoia) . Objet d'un court chapitre (chapitre XIX), la pen-\c reoit plusieurs dfinirions qui s'accordent sur une ide

    1. Cf 56a26-32.

    51

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THATRE OCCIDENTAL

    essemieUe : relve de la pense tout ce qui doit tre produit par le langage (logos) ; ce langage n'esc que ,celui des per-sonnages qui parlem pour obtenir des effets 1. Ces effets, comme dans la Rhorique, som: dmomrer, rfuter, pro-duire des motions violences (la piti, la frayeur, la colre et autres sentiments de ce genre, ainsi que l'amplification, la rduction) 2, ou encore ordonner, prier, raconter, mena-cer, questionner, rpondre 3.

    Aristote n'envisage donc qu'une seule dimension prag-matique du langage dans la tragdie, interne l'action reprseme. La parole ne s'adresse jamais au public 4

    La pense est ce qui relie le langage du personnage l'action de faon adquate : permettam sa parole d'tre vraisemblable et ncessaire. La pense n'est jamais la

  • ARJSTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    la tragdie, comme de l'pope. C'est pourquoi Aristote lui consacre une grande partie de son dveloppement 1 Il peut ainsi rserver l'art potique la production du texte, indpendamment de toute circonstance, de tout kairos, et faire du pote un crivain au sens moderne, l'artisan unique de la tragdie, le seul homme de l'art, car il est le macre du muthos.

    Le muthos, on l'a vu, a une structure propre qui lui est donne par le pote, qui le cre en organisant des faits soit existant pralablement dans d'autres discours, soit invents par lui pour en faire un systme, sunthhis (la mise ensem-ble). Cette organisation du muthos est une syntagmatique rgle, et non une simple succession chronologique de faits bruts que leur rfrence extrathtrale suffirait justifier, comme dans le cas des vnements historiques. " Il est clair aussi, d'aprs ce qui vient d'tre dit, que le travail du pote n'est pas de dire les faits passs mais ce qui pourrait avoir lieu, ce qui sera ir possible, c'est--dire des faits vraisem-blables ou ncessaires 2 Ce en quoi l'historien se dis-tingue du pote.

    Cette syntagmatique doit tre la plus serre possible (cf chapitre x), former un systme dos sur lui-mme (un tout), ayant sa propre cohrence, qui est d'abord celle d'un rcit achev : Disons ce que doit rre le systme des faits, puisque c'est la base et l'essentiel de la tragdie. Notre thse est que la tragdie est la reprsentation d'une action formant un tout 3 ''

    Le muthos ne doit ni commencer ni finir arbitrairement, ce qui serait le cas s'il devait respecter des contraintes

    1. Sur la tragdie et le muthos, 50b21 -50b9 et 52b28-54a 15 ; 54b 19-5a25.

    2. Cf 51 a36-8. 3. Cf 50b21 -5.

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    U\ TRA OlE H RS-CONCOURS

    d'ordre spectaculaire. Sa longueur aussi doit avon sa ncessit.

    Pour fixer grossiremem une limire, disons que l'tendue -qui permet que le renversement du maJheur au bonheur, ou du bonheur au malheur, par un enchanement d'vnements selon le vraisemblable ou le ncessaire - fournit une dlimitation satisfaisante de la longueur 1 ,.

    En outre la cohrence des pragmata entre elles dans le muthos doit rre telle que rien ne puisse en tre chang ou dplac:

    Ainsi, de mme que dans les autres ans de la reprsemation l'unit de la reprsentation vient de l'unit de l'objet, de mme le muthos, car il est reprsentation d'action, doit l'tre d ' une action unique et qui forme un tout ; et les parties que consti-tuent les faits doivent tres conjointes de telle sorte que si l' une d 'elles est dplace ou supprime, le tout soit disloqu ou boulevers 2

    C'est cette syntagmatique ncessaire et rgle d 'actions ,., elle seule qui donne son efficacit au muthos. Il est donc \numis une double exigence, l'une qui concerne les prag-mnta, l'autre leur sunth~sis: les faits doivent tre possibles ,., ils doivent s'enchaner logiquement.

    F nfin un destinataire : spectateur ? auditeur ? lecteur ?

    Mais le muthos n'a pas sa raison d'tre en lui-mme. (~uel but lui attribue Aristote? Susciter des path~ (senti-ments) chez le lecteur ou spectateur, et seul le muthos doit lt faire. Ici intervient donc un lment nouveau : l'effet 'ur les destinataires de la tragdie qui donne sa raison d'1re au muthos tragique et complte cene dfinition que

    1. Cf 5l a10-5. Cf 51 a30-5.

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  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU T HTRE OCCIDENTAL

    nous ne cessons de sollicir. La tragdie est La reprsenta-rion d 'une action noble .. En reprsentant la piti er la frayeu r, elle ralise une puration (catharsis) de ce genre d 'motions (pathmata) 1 >>

    Remarquons la formulation abstraite d'Aristote pour parler des spectateurs. Le destinataire de La tragdie n'est jamais qualifi comme Athnien, citoyen, ou comme cl-brant des Dionysies. Mme quand il est mentionn (rare-ment), il l'est au mieux comme spectateur thtats 2 >> . L'emploi du mot dans la Potique est tonnant. Tantt iJ a une valeur ngative, il est alors synonyme de thtatron et fa ir explicitement rfrence au public du thtre. C'est ainsi qu ' il apparat quand Aristote dnonce la >

    (asthn~ia) des spectateurs qui prfrent Les tragdies qui finissent bien - ce qui selon lui est une perversion du genre - et s'en prend aux potes qui se conforment aux vux du public. Tan tt, bien que le terme thats soit form sur le verbe thtamai, voir , Aristote l'utilise pour dsigner le public en gnral, de l'pope comme du th-tre; il s'agit alors de quasi-lecteurs, puisque La tragdie comme l'pope sont susceptibles d'tre seulement lues.

    Or, dans les faits, si le public de l'pope est distingu, c'est le meilleur, celui de la tragdie, qui, selon Aristote, est vulgaire et Lamentable. Posant la question :

  • AR! TOTE U LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Les path~: deux passions rhtoriques Ces passions sont la rerr/ur et la ~iti, suscites par le

    muthos et non par le spectacle : --

    Le terrifiant er le pitoyable peuvent assurment venir du spectacle [t-k tis opsts], mais ils peuvent aussi venir de l'agence-ment des faits, c'est le mieux et c'est le propre du meilleur pote. Il faut en effet que le muthos soit constitu de telle sorte que celui qui entend, sans les voir [horn], les vnements qui ont lieu frmisse de peur ou s'apitoie cause de ce qui se passe ... Produire cet effet au moyen du spectacle [dia tis opus] ne relve pas de l'art, c'est un travail de rgie [chortgia] ... Comme le plaisir que doit offrir le pote est d la frayeur et la piti au moyen de la reprsentation [dia mimius], il est vident qu' il doit les produire dans les actions fpragmas1] 1 .. Ces deux passions font se resserrer encore un peu plus

    l'emprise du muthos sur la tragdie : non seulement tous les faits (pragmata) doivent constituer un tout cohrent, solidaire, ncessaire et vraisemblable, mais encore ils doi-vent tre agencs de sorte susciter ces deux sentiments par leur agencement plutt que par leur nature. C'est moins le malheur ou le bonheur en soi qui cause la terreur et la piti que les renversements de l'un l'autre 2

    D'o viennent ces deux passions tragiques chez Aristote? Elles lui servem imaginer une rception de la tragdie ind-pendamment des concours, et donc elles appartiennent au c~me des effets de la parole ftxs par les sophiss.1fi>ourquoi est-ce la frayeur et la piti que doivent ressemir les destina-taires de La tragdie, et non roure autre passion ? Enftn, pour-quoi la tragdie doit-eUe susciter des passions ? Autre~ent dit, pourquoi n'est-elle pas philosophique ou pda~ue ~

    istote ne s'en explique pas. On peut supposer qu'en dis-ciple de Platon il exclut la posie en gnral des discours de

    1. Cf 53b1-13. 2. C'est l'objet de rout le chapitre XJV.

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    LA TRAGDIE HORS-CONCOUR

    vrit et la place du ct de la rhtorique, comme l'atteste la grande proximit des deux traits 1

    En effet, il y a deux textes aristotliciens o le pathos de l'auditoire est pris en compte, La Rhtorique et la Potique. On retrouve dans chacune ces deux path, piti et terreur, bien qu'avec un but (te/os) dHfrent. Dans la Rhtorique, Aristote, se rfrant la pratique oratoire, lui donne pour telos la persuasion (pistis). Le contexte est alors civique (judiciaire ou politique) . La persuasion repose sur l'autorit de l'orateur, en rapport avec son ethos (l 'image qu'il donne de lui-mme), et consiste mettre le public dans un tat d 'esprit (pathos) favorable l'orateur: que les juges aient piti de celui qu' il dfend, qu'ils aient peur de celui qu'il anaque 2 Le pote, lui, ne cherche_pas se concilier un auditoire articulier, ais a susciter up sentiment e craJ..!l e e de ci sans comexte s ciftq u J .

    Dans les deux cas, remarquons la prsence d'une

  • ARJSTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    D 'o le muthos qui sera la synthsis tn pragmatn. Pour raliser en autant de types de performances tragiques que de cits ou Je sanctuaires. Aristote, lui, s'engage dans un mouvemenc inverse qui sera celui des philologues d 'Alexandrie : il veut unifier la culture grecque et en particulier la posie, ce qui implique qu' il la coupe des rituels o elle s'nonce er se Ji versifie. Pour ce faire, il construit une thorie sophistique de la tragdie comme texte. Et en la drournanc d 'une fonc-1 ion rituelle singulire il lui attribue une autre fin, produite par le texte lui-mme et sa lecture: ce qu'on appellera, par la 'uite, la >.

    le muthos tragique a besoin de la catharsis

    Ainsi, nous n 'hsitons pas dire ue la catharsis thtral~ L'lit une ve uon d Anstote, une cons uence lo~e de ' r orie de la rragaie comm~xt,e, 'indis ensable de:[ de vote ut att tentr tour le (Vsrme. Ce n'est i ne "-'--~....,......_.--..._. .... :,,..._..__ . talit ritue e, ni mme un conc~t 1. Er si cerre option a itf: l' bjst de commencaires aussi nombreux, c'est sans

    ~~lUte cause de son caractre voloncairement flou. La l(ttharsis n'es mentio ne u 'une fois dans la Poti!J....u~ er 'l'ulemenr dans a dfinitton de la tragdie, associe la lyeur er a pttie ~ grice la piti er la frayeur elle [la 11 .1gdie] ralise une purification [athars~ . de ces

    .l p.as Ions . >> La question qui se pose nous aujourd'hui esc : d'o

    \Prt cette catharsis ? En roul cas, elle ne yienc pas de 1~ 1. Morerri 2001, p. 63 sqq.

    RDR-JL, p. 188-193. dom nous suivons toralemenr l'analyse er 1,' w nclusions. Paul Ricur est du mme avis. Cf chapitre Il, p. 184.

    \, Cf 49b27-8.

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  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE OU THTRE OCCIDENTAL

    pratique relle du thtre. Elle est, comme on le voir, asso-cie aux patht crs par e muthos. Or, la capacit path-tique du discours mme sans musique est dj prsente au

    ~ sicle ; un sophiste comme Gorgias er Platon lui-mme rptent que le logos est assez puissant pour susciter des pathtmata, comme la frayeur, la piti ou le deuil, er ils prennent leurs exemples dans la posie. On suit donc ici la filiation rhtorique de cet effet de la posie, ds qu'elle est conue de faon spare du cham 1

    Mais dans le cadre judiciaire ou politique, ces pathtmata som ressentis comme douloureux 2, car ce som des chagrins er des troubles. Les destinataires de la tragdie au contraire ressentent ces pathmata comme du plaisir : Ce que le pote doit procurer, c'est le plaisir propre [ la tragdie] qui par la reprsentation provient de la piti er de la frayeur 1

    D'o vient cene inversion paradoxale? Jean Lallor et Roselyne Dupont-Roc suggrent que c'est prcisment la catharsis qui dsigne ceue transformation de la douleur en plaisir grce la mimtsis. Aristote, en effet, avait prcdem-ment dvelopp l' ide que la mimtsis permet de prendre plaisir ce qui, dans la ralit, causerait de la douleur :

    .. L'art potique dans son ensemble semble avoir deux causes naturelles : l'une est que reprsenter est inn chez les hommes, ds l'enfance ... er que ses premiers apprentissages se font des reprsentations, l'autre est qu' ils trouvent plaisir [rn

  • ARI TOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    Par consquent, la mimtsis tragique la fois actualise la terreur et la piti, puisque le public les ressent, mais elle lui apporte en mme temps un plaisir qui est aussi celui de la reconnaissance de leur forme propre. Ce rapport emre douleur et plaisir est celui de la blessure er de la gurison, comme on le voit dans le seul autre passage consacr la catharsis dans l'uvre d'Arismte. La notion de catharsis esc, en effet, prsente, furtivement, dans la Po/itiqu~. propos de la musique, et renvoie explicitement la Potiqu~. peur-tre prvue sous une forme plus complte er plus acheve

    Nous disons que la musique [mousik;] n'a pas qu'une seule utilit mais de nombreuses : c'est ainsi qu'elle sert l'ducation des enfancs et la catharsis, le terme de catharsis nous l'em-ployons ici sans l'expliquer, mais nous reviendrons sur sa signifi-cation et l'expliquerons plus clairement dans nos propos sur la Potique, et troisimement la musique sert se divertir, se dtendre en interrompant par des pauses les moments de tension 1

    La problmatique est globalement la mme que dans la Poltiqu~. il s'agit pour Arismte d'expliquer comment certaines musiques, suscitant chez les auditeurs des troubles de l'me comme la frayeur et la piti, provoquent en mme temps chez eux un soulagement et une forme de purgation (catharsis). Le terme lui-mme, dans ce contexte, appartient au vocabulaire mdical. Cela tient ce que la musique est elle-mme son antidote, conformment l'ide rcurrence dans l'Antiquit que des maux som guris par ce qui en a t la cause; on peut penser, par exemple, aux blessures de l'amour. La musique cause des troubles de l'me, mais le plaisir qu'elle apporte en mme temps les adoucir. De la mme faon, la mimsis, qui est un plaisir en soi, permettrait aux spectateurs de prendre plaisir comempler les formes reprsemes.

    1. Cf Politiqut 1341 b32-41 .

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    LA TRAGDIE HORS-CONCOURS

    Le systme est boucl : le muthos comme synthtsis tn pragmatn, en momranr des hommes passant du bonheur au malheur er du malheur au bonheur, suscite la frayeur et la piti, sentiments douloureux immdiaremem guris par le plaisir qu'offre le muthos comme morpht, comme forme imelligible parce qu'il est aussi une mimtsis tts praxes. Cerce intelligibilit n'esc pas de l'ordre du savoir, mais de la perception claire. C'est le processus mme de reprsemarion qui donne le plaisir et peu importe ce qui est reprsent : vrit ou fiction. Le public a le plaisir de l'appremissage sans acqurir de connaissances. Ainsi se trouve vacue la critique platonicienne comre les muthoi potiques comme mensonges.

    La Potiqu~ d'Aristote a de quoi sduire par sa subtilit conceptuelle et son ct

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    ou de la Grce 1 Il n'apporterait rien noue propos. Il conviendrait de s'y engager si ce texte dans l'histoire des ides ne valait ni plus ni moins que la Rhhoriqu~ ou la Poiitiq~. s'il n'avait pas connu un destin inattendu bien des sicles plus tard. C'est pourquoi nous avons choisi de lire la Potiqut uniquement en fonction de son avenir, et encore uniquement de son avenir thtral.

    Aristote, dans la Potiqut, a appliqu au thtre le chan-gement de paradigme initi par les sophistes qui consistait isoler les paroles dans les chants er les dsigner sous le nom de posie >>. Cene rvolution critique donnait au > la souverainet sur la production d'un texte objectiv, offert ensuite des rceptions de formes variables. Ce texte, dsormais, peut tre lu, jou avec ou sans musique, avec ou sans gestuelle. Il a sa valeur en soi, indpendamment des performances auxquelles il donne lieu.

    Ainsi, la performance appele tragdie, indissociable d'un concours musical, a explos chez Aristote en frag-ments divers : texte, musique, spectacle, acteur, public -la Potiqut rservant au seul texte la dnomination de tra-gdie. C'est cet imaginaire thorique d'un thtre mutil er soumis l' histoire qui a prvalu et prvaut encore en Occident, depuis ce qu'on appelle la

  • ARJSTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    sur le fait qu'en dorien

  • ARI T TE OU LE VAMPIRE OU THTRE OCCIDENTAL

    dmontre que ce verbe peur signifier

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THT RE OCCIDENT AL

    qui esc reprsent : du contenu (suppos), de la signification ec finalement du sens 1

    Selon lui, donc, tout drame implique une rception ra-liste de la part du spectateur, qui travers le texte et le spectacle retrouve une forme de ralit, mme symbolique ou dcale.

    Le glissement du muthos au drama ne vise pas ici dfi-nir l'essence du thtre, mais opposer une tradition, limi-te l'Occident, celle du thtre dramatique, aux thtres non europens, musicaux et crmoniels. Le thtre contemporain serait

  • ARISTOTE OU LE VAMPIRE DU THTRE OCCIDENTAL

    I'hisroire ou l'volution des ides : ce sont des projets poli-tiques qui ont des effets anthropologiques. Quand les phb, losophes grecs s'en prennenr l'insrirurion du thtre At nes, ce ne peur rre que pour des raisons politiques. Plaron avait banni le rhrre de la cir idale, Anstore le conserva, momifi.

    Selon nous, ce qui trame le texte aristotlicien rair la volont de dtruire le thtre comme institution, car elle identifiait la cir d'Athnes, la perptuait er la renouvelait chaque anne Une tragdie athnienne prend sens dans l'ensemble des concours musicaux de ceue anne-l, dans ceue cir-l, er elle s'inscrit ainsi dans une continuit rituelle. Cerre continuit esr assure par les spectateurs qui sont les garants du respect de la fere et la mmoire de la cir, ce qui explique la dimension mrathrrale des com-dies er des tragdies grecques. Chaque pote-chanteur se pose par rappon ceux qui prcdent, rour en rappelant les rgles du jeu ; il marque par son style diffrent la singu-larit du prsent, en mme temps qu' il cre la profondeur du temps de la cir sur le mode de la succession er de la flliarion.

    Aristote, en arrachant volontairement le thtre contexte nonciatif, lui tait roure sa force d' institution. Uiie tragdie aristotlicienne esr faire par n'importe our n'importe ui, elle peur tre joue n'importe 'importe quand. C'est pourquoi elle n'a aucune force

    formative er n'utilise pas la mrathtralir. Ni jeu avec public, ni jeu avec le code, ni jeu avec les autres potes ont leur place. L'esthtique du thtre aristotlicien esr rsultat d 'un projet politique, celui des rois rn visant dtruire la libert des cirs. Ceue libert c'est--dire l'auronomie de chaque cir, n'rair pas ment politique, elle s'ancrait dans routes les instiru collectives ; chaque cit avait son rgime politique, ses

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    LA TRAGDIE HORS-CONCOURS

    sa langue, son panthon local, ses dieux ponymes, son alendrier, son alphabet er ses pratiques cultuelles, qui rous

    lui donnaient son identit er ainsi garantissaient sa libert. Ce que metrait en place la Pohiqut tait une machine

    Je guerre contre la fonction identi!aire du tQrte Athnes en fondant un rre littraire, litiste, profane, .tusrre et solitaire, sans corps ni musique, un ' r de lecteur . Les catgories labores pour construire ce sys-tme n'ont donc d'autre fondement qu'idologique. Elles ne renvoient pas un thtre originel ou historique. Elles ne disent rien du thtre athnien. Elles n'ont pas non plus vocation devenir universelles er s'essentialiser pour J finir la nature du thtre. Bien au contraire, elles ont pour effet de dfigurer er de soumettre mur thtre non o cidental edou non dramatique.

    Par une tonnante collision historique, la Potique d'Aristote a rencontr la de l'Occident moderne. D'excellents commentateurs contemporains .tJmirent qu'Aristote air invent la posie dramatique 1 er, l ' l1 particulier, l' (( uvre liuraire dramatique '' en disjoi-

    l~n anr texte er performance - autrement dit, qu'il air r le premier soumettre le spectacle au texte et remplacer les 'pcctareurs par un lecteur solitaire. Aristote tait-il (( en .tvance sur son temps '' ? L'autre face de son projet poli-uque, la premire tant donc d 'asservir Athnes en lui f.tisanr perdre son identit culturelle, consis air ' relle~tualiser roure la cultur rec ue afin de 1 end e e t.thle dans le monde cier c'est--di e dans les re r' o r s tonquis par Alexandre, projet continu par les pension-n.tires ~ndrie. ~ ~e:!, le.S~

    1. Franoise Frazier, Public er specracle dans la Poiqu~ d'Aris-tutc ~. Cahim du GITA, n 1 1, 1998 ; La Tradition criatric~ du thttr~ llllifJII~, op. ct., p. 126.

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  • ARISTOTE O U LE VAMPIRE D U THTRE OCCIDENTAL

    de l'vnement singuJier qui lui donnait sa raison d'tre, un rituel dionysiaque athnien, permettait d 'envisager g_ue le contexte athnien ne ft plus ncessaire l'accomplisse-ment de la tragdie et, a fortiori, que le public ne ft plu_s le cononciateur d'un spectacle rituel.

    Aristote a objectiv le texte de thtre pour le couper de ses racines athniennes ; mais en privant le thtre athnien de sa signification rituelle er religieuse, et de sa fonction identitaire, en en faisant un monument de l'hellnisme, il a