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Aristote et la questiondu droit naturel (Eth. Nic., V, 10, 1134 b 18-1135 a 5)* PIERREDESTRItE pour Jacques Taminiaux ABSTRACT La presente 6tude propose une interpretation de EN, V, 10, en defendant deux thMses: premi6rementque la notion centrale de la variabilite du droit naturel signifie la diversite des interpretations que l'on peut donnerd'un sentimentcom- munementpartagd du juste ou de l'injuste (cf. Rhet., I, 13); deuxiemementque, pour echapper au relativisme de type protagor6en,Aristote d6fend l'idee d'un r6gime parfait qui seul peut fournirla meilleure interpretation de ce sentiment. Meme si elle est pe'riodiquement decriee par les tenantsdu positivisme juridique, il est indeniable que la problematique du droit naturel, depuis le fameux passage de l'Antigonede Sophocle, a toujours ete fondamen- tale dans toute la reflexioneuropeenne sur le droit et la justice. Aujour- d'hui, ce sont les Droitsde l'Homme qui sont l'expression du droit naturel. Mais ces Droits de l'Homme ont bien stir une histoire: tres schematique- ment, on peut dire qu'ils sont le point d'aboutissement du jusnaturalisme modeme dont l'entreprise a et6 de tenter de deduire des droits'apartir de l'id6e d'une 'nature'humaine.Mais 'a ce jusnaturalisme appartient dej"a aussi une longue histoire,et cette histoireva nous concerner directement puisqu'onconsideretraditionnellement que c'est Aristotequi est comme le pare spirituel de cette problematique. 11 y a cependant au moins deux difficultes majeures dans cette filiation. La premiere difficulte tient 'a la difference d'esprit manifeste entreAristote et nos jusnaturalistes modernes ou contemporains. Pour nous, les Droits de l'Homme sont fondamentalement des revendications d'ordreethique contrele politique: ces Droitssont comme le rempart ou le garde-fou des- tine "a sauvegarder la libert6 et la dignitede l'hommepardelA tout regime * Cetteetudeest la version remaniee d'une conf6rence donnee i l'Universit6 d'Ath6nes, en septembre 1999. Je remercie MM. P. Aubenque,R. Bod&us, D. Evans, D. Koutras, P. Rodrigo et Ch. Rutten, ainsi que K. Algra et Ch. Rowe pour les remarques qu'ils ont bien voulu me donnerd'une version anterieure de ce texte. Je voudraisdedier cette etude A M. Jacques Taminiaux qui m'a fait decouvrir l'importance de la philosophie pratiqued'Aristote dans les questions philosophiquescontemporaines. ) Koninklijke Brill, Leiden, 2000 Phronesis XLV13

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Aristotle about natural law. The existence of natural law in Aristotle is a debated problem.

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Aristote et la question du droit naturel (Eth. Nic., V, 10, 1134 b 18-1135 a 5)*

PIERRE DESTRItE

pour Jacques Taminiaux

ABSTRACT La presente 6tude propose une interpretation de EN, V, 10, en defendant deux thMses: premi6rement que la notion centrale de la variabilite du droit naturel signifie la diversite des interpretations que l'on peut donner d'un sentiment com- munement partagd du juste ou de l'injuste (cf. Rhet., I, 13); deuxiemement que, pour echapper au relativisme de type protagor6en, Aristote d6fend l'idee d'un r6gime parfait qui seul peut fournir la meilleure interpretation de ce sentiment.

Meme si elle est pe'riodiquement decriee par les tenants du positivisme juridique, il est indeniable que la problematique du droit naturel, depuis le fameux passage de l'Antigone de Sophocle, a toujours ete fondamen- tale dans toute la reflexion europeenne sur le droit et la justice. Aujour- d'hui, ce sont les Droits de l'Homme qui sont l'expression du droit naturel. Mais ces Droits de l'Homme ont bien stir une histoire: tres schematique- ment, on peut dire qu'ils sont le point d'aboutissement du jusnaturalisme modeme dont l'entreprise a et6 de tenter de deduire des droits 'a partir de l'id6e d'une 'nature' humaine. Mais 'a ce jusnaturalisme appartient dej"a aussi une longue histoire, et cette histoire va nous concerner directement puisqu'on considere traditionnellement que c'est Aristote qui est comme le pare spirituel de cette problematique.

11 y a cependant au moins deux difficultes majeures dans cette filiation. La premiere difficulte tient 'a la difference d'esprit manifeste entre Aristote et nos jusnaturalistes modernes ou contemporains. Pour nous, les Droits de l'Homme sont fondamentalement des revendications d'ordre ethique contre le politique: ces Droits sont comme le rempart ou le garde-fou des- tine "a sauvegarder la libert6 et la dignite de l'homme par delA tout regime

* Cette etude est la version remaniee d'une conf6rence donnee i l'Universit6 d'Ath6nes, en septembre 1999. Je remercie MM. P. Aubenque, R. Bod&us, D. Evans, D. Koutras, P. Rodrigo et Ch. Rutten, ainsi que K. Algra et Ch. Rowe pour les remarques qu'ils ont bien voulu me donner d'une version anterieure de ce texte. Je voudrais dedier cette etude A M. Jacques Taminiaux qui m'a fait decouvrir l'importance de la philosophie pratique d'Aristote dans les questions philosophiques contemporaines.

) Koninklijke Brill, Leiden, 2000 Phronesis XLV13

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politique. Or, c'est l'6difice meme de la philosophie pratique d'Aristote et c'est le principe fondamental de son anthropologie qui s'opposent a cette vision. On rapprochera le celebre principe selon lequel l'homme est par nature un etre politique de l'affirmation du debut de l'Ethique a' Nico- maque, que la politique est <(architectonique>>: ces deux propositions signifient avant tout qu'il n'est pas d'humanite possible en dehors d'une polis et d'une politeia: une ethique non inscrite dans le politique n'aurait aucun sens pour Aristote. Mais il y a une deuxieme difficulte dans cette filiation: c'est que le texte central d'Aristote sur la question du droit naturel, a savoir le chapitre 10 du cinquieme livre de l'Ethique a" Nicomaque, est, de l'avis de tous les commentateurs contemporains, l'un des plus obscurs du philosophe. Que l'on veuille montrer qu'il y a filiation ou qu'il n'y en a au contraire aucune, il convient donc tout d'abord de tenter de com- prendre le plus precisement possible le sens de ce texte.

Le but que je me propose dans cette etude est d'essayer, apres d'autres, de lever les obscurites de ce fameux passage de l'Ethique a' Nicomaque, et je suggererai egalement, "a la fin de mon etude, la maniere dont on peut envisager le lien entre Aristote et nous. Mais avant d'exposer ma lecture de ce texte, je me permets de commencer par en rappeler les trois difficultes principales, ainsi que les deux principaux types d'interpr6tations qui en ont ete proposes.

Commencons donc par exposer brievement les trois difficultes de ce texte. La premiere difficulte concerne l'interpretation du sens de la pre- miere affirmation: <<Du juste politique, il y a d'une part le juste naturel et d'autre part le juste legal> (1134 b 18-19). L'affirmation est nette et depuis les travaux pioniers de Leo Strauss et d'Eric Weil, tous les interpretes soulignent aujourd'hui qu'Aristote refuserait par la l'anteriorite que nous etablissons d'un droit naturel sur un droit politique. Mais le probleme est de savoir comment int6grer quelque chose comme un droit naturel a l'in- terieur meme du politique. Des l'Antiquite deja, on peut constater que les commentateurs d'Aristote n'ont visiblement pas trouve de solution a cette difficulte. Le cas le plus etonnant est celui de l'auteur des Magna Moralia qui, apres avoir affirme que <le juste naturel est meilleur que le juste legal> (I, 23, 1195 a 6), precise que <<le juste politique l'est par la loi et non par la nature? (a 7-8). Curieusement, cette difficult6 de penser le droit naturel comme partie du droit politique se retrouve chez le premier inter- prete contemporain "a avoir souligne la diff6rence entre Aristote et les theories modernes du droit naturel: apres avoir affirme qu'Aristote coordonne le droit naturel et le droit positif comme parties du droit politique, Max Salomon

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en vient finalement a conclure que ?le droit positif se regle d'apres l'u- tilite et les besoins, le droit naturel d'apres les lois morales>>.'

La deuxi'eme difficult6 est au centre des debats anciens et contempo- rains: il s'agit du sens qu'il faut donner a l'idee que le droit naturel est <<variable>> (KictvfOv). Ici encore, les affirmations d'Aristote sont tres nettes (Cf. 1134 b 27, 29, 32), mais il faut bien avouer qu'a premiere vue en tout cas, 1'ensemble de notre texte semble dire le contraire. Sans doute Aristote ne reprend-il pas a son compte la caracterisation du droit naturel presentee par les sophistes comme immuable (a&ivtov-b 25) et ayant tou- jours et partout la meme puissance, puisqu'il affirme qu'il n'en est pas de cette mani6re <<absolument? (b 27). Mais un peu plus loin, il reprend a son compte cette seconde caracterisation: au contraire du droit naturel, les ?droits humains>> (1135 a 4), c'est-a-dire les droits positifs, ne sont pas partout les memes, -ce qui laisse penser que le droit naturel est, quant a lui, toujours le meme partout. Comment comprendre alors qu'un droit qui reste le meme partout, puisse en meme temps etre variable?

Cette difficult6 a bien 6te sentie des l'Antiquite, me semble-t-il: nous en avons deux t6moignages pr6cis. Tout d'abord au niveau de la trans- mission du texte: on remarquera qu'a cote de notre texte edit6 par Bywater en 1134 b 29-30, KIVltOV gVtOt ic&v, un de nos manuscrits ajoute la nega- tion ov devant gvtot, -ce qui induit bien 6videmment l'idee qu'a cote du droit positif, il doit y avoir un autre droit non-changeant. Bywater, qui est suivi par tous les interpretes contemporains, a eu raison de rejeter cette leqon qui serait en contradiction avec ce qu'Aristote affirme tres claire- ment dans la phrase qui suit (1134 b 30-33: ?Parmi les regles de droit qui peuvent etre autrement (= qui sont variables), on voit clairement quelle sorte de droit est par nature et quelle sorte de droit ne l'est pas mais est legal et par convention, quoiqu'ils varient tous deux de pair d'une mani&re semblable?); de plus, cette leqon n'est pas attestee chez le Commentateur Anonyme. Mais on remarquera que l'autre commentateur byzantin dont nous possedons le commentaire pour notre texte, Heliodore, reprend im- plicitement cette interpretation lorsqu'il ecrit que ?nous disons que ce n'est pas absolument tout droit qui est mu et change? (Par. in Eth. Nic., p. 102, 3).

La troisieme difficult6, enfin, tient a l'interpretation de la demiere phrase de notre texte: ?rmais il n'y a partout qu'un seul (regime politique) qui soit le meilleur>> (1135 a 5). Cette proposition semble en effet donner

I Max Salomon, Le droit naturel chez Aristote, dans: Archives de Philosophie du Droit et de Sciences Juridiques, 7, 1937, pp. 120-127; p. 126.

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raison a Heliodore: ne doit-il pas y avoir un droit naturel qui, appartenant a ce meilleur regime politique, ou a cette meilleure constitution, doit etre partout le meme et donc etre invariable et immuable? A moins d'inter- preter cette proposition dans un sens platonicien: Paul Moraux en a tire argument pour considerer tout le passage comme etant un recollage issu du dialogue de jeunesse De la Justice.2 Mais alors, s'il releve d'une perio- de dite 'platonisante' du jeune Aristote, ce texte n'aurait finalement aucun interet pour comprendre la theorie veritablement aristotelicienne du droit naturel.

Rappelons maintenant, de maniere schematique, les deux types d'inter- pretations dominantes, en donnant les raisons pour lesquelles il me sem- ble qu'elles ne sont pas satisfaisantes: je propose d'appeler la premiere, l'interpretation platonisante, et la seconde, qui en est l'exact contrepied, l'interpretation historiciste.

Le premier type d'interpretation est celui qui a et6 soutenu par la plu- part des commentateurs anciens et medievaux, et que l'on trouve encore chez certains interpretes aujourd'hui. Elle consiste a comprendre la theorie d'Aristote en opposition absolue avec la sophistique, en minimisant le plus possible la portee de l'affirmation centrale de notre texte, a savoir la mobilite ou la variabilite du droit naturel. Les principaux representants de ce type d'interpretation sont l'auteur des Magna Moralia, le Commen- tateur Anonyme et Thomas d'Aquin.

L'auteur des Magna Moralia est le premier a minimiser la portee de l'affirmation de la variation du droit naturel: <<Meme s'il y a des change- ments a cause de notre usage, n'allons pas supposer pour cela qu'il n'exis- te pas de juste par nature. Cela existe. En effet, ce qui est juste de fa9on permanente dans la plupart des cas, c'est cela qui de toute evidence est juste par nature>> ( 195 a 1-4, -trad. C. Dalimier). A premiere vue, l'expli- cation est de style tres aristotelicien: le icavcaxoi de notre texte de l'Ethique a Nicomaque est retranscrit dans les termes de la Physique, en 6i C'i to nokXU. Mais on voit aussitot que l'Auteur minimise le sens du KtvWorv dans la mesure oiu le changement n'est pas rapporte ici a la nature elle-meme, mais a notre usage. On remarquera d'ailleurs aussi le sens qu'il donne a I'analogie de l'ambidextrie: celle-ci n'est comprise que comme exception a la regle normale et la plus frequente qu'est le fait d'etre droitier (Cf. 1194 b 32-36).

2 P. Moraux, A la recherche de l'Aristote perdu. Le dialogue 'Sur la Justice', Louvain, 1957, pp. 131 et ss.

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Le Commentateur Anonyme comprend ce meme adverbe awavtaxoi en un sens different: <Il dit 'partout' pour dire 'chez la plupart' (des hommes): en effet, il y a des peuples qui ne connaissent pas ce droit>> (In E.N. Comm., 232, 8-10). Et de nous expliquer un plus loin que le droit naturel est le droit qui est normalement ou 'naturellement' reconnu par tous les hommes, tout comme <<le sucre par nature est sucre pour tous ceux qui sont en bonne sante6 (232, 36-37): ce qui signifie que ceux qui ne reconnaissent pas le droit naturel sont comme les gens malades qui ont perdu le gout du sucre. Ici encore, la variabilite du droit naturel est inter- pretee comme une exception, comme une deviance par rapport 'a son statut normal ou habituel qui est l'invariance.

Selon Thomas d'Aquin, enfin, la raison du changement ou de la vari- ation du droit naturel se trouve en nous-memes (apud nos): c'est nous autres hommes qui pouvons mal comprendre le droit naturel (Cf. Comm. in E.N., V, XII, 1028-1029). Il n'est pas difficile de voir l'intention de cette lecture: le droit naturel, c'est bien stur, finalement, la loi divine qui est immuable; et c'est parce que 1'homme est imparfait et faillible, a cause du peche originel, qu'il peut soit mal comprendre cette loi divine, soit refuser de lui obeir.?

Le defaut de ce type d'interpretation, je le repete, est donc clairement de minimiser la portee de I'affirmation de l'idee de variabilite du droit naturel en la comprenant de maniere purement negative: cette variabilite ne serait qu'une exception qui confirme la regle de 1'essentielle immua- bilite du droit naturel. De plus, aucun de ces commentateurs n'explique precisement en quoi le droit naturel serait un droit politique; ces com- mentateurs semblent bien plutot penser qu'il releve davantage de la sphere ethique ou theologique. Et ce n'est pas un hasard si aujourd'hui Gauthier et Jolif, qui pensent que l'Ethique a Nicomaque doit etre lue independam- ment de la problematique politique, se voient contraints d'avouer, dans leur commentaire de notre texte, qu'<il resterait 'a se demander pourquoi varient les determinations de la justice naturelle>>.4

Aujourd'hui, a quelques exceptions pres,5 la plupart des interpretes se reclament du second type d'interpretation que j'appelle 'historiciste'. Ce

3 Sur l'interpretation de Thomas d'Aquin et ses divergences par rapport au texte d'Aristote, cf. G. Kalinowski et M. Villey, La mobilit6 du droit naturel chez Aris- tote et Thomas d'Aquin, dans: Archives de Philosophie duDroit, 29, 1984, pp. 187-199.

4 Gauthier-Jolif, Aristote. L'Ethique a' Nicomaque, Louvain, 1970 (2), II, 2, p. 396.

1 Outre celle de Gauthier-Jolif, je pense aux interpretations de Jean-Franqois Balaude (Nature et norme dans les traites ethiques d'Aristote, dans: P.-M. Morel,

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ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROlT NATUREL 225

type d'interpretation prend 1'exact contrepied des interpretations tradition- nelles: malgre des divergences parfois importantes, ces interpretes souli- gnent tous l'importance de la variabilite du droit naturel et en font le point de depart de leurs etudes. Pour la clart6 du propos, je distinguerai deux tendances a l'interieur de ce type d'interpretation: une premiere tendance franchement hegelienne avec les travaux de Pierre Aubenque qui repren- nent et radicalisent certaines idees deja soutenues par Eric Weil et Joachim Ritter,6 et une seconde tendance qui met davantage l'accent sur la parti- cularit6 des actes comme chez Leo Strauss et Bernard Yack.

La premiere tendance est partagee par la plupart des auteurs franco- phones depuis I'article de Pierre Aubenque, "La loi chez Aristote",7 qui propose de concilier l'idee d'une mobilit6 du droit naturel avec la derniere affirmation d'Aristote: ?une seule constitution est partout a chaque fois la meilleure selon la nature?. Selon P. Aubenque, il faudrait comprendre cette demiere occurrence de l'averbe avratx6oi non pas en un sens col- lectif, mais distributif: la meilleure constitution ne serait pas on ne sait quelle cite utopique comme l'etait celle de Platon, mais bien la constitu- tion la mieux adaptee a chaque culture: <<Le veritable droit naturel, ecrit Aubenque, est donc celui qui s'adapte a une nature humaine eminemment variable: l'universalite abstraite qui voudrait, par exemple, que les lois des

Aristote et la notion de nature, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997) et de Fred D. Miller Jr. (Aristotle on Natural Law and Justice, dans: D. Keyt - F.D. Miller Jr., A Companion to Aristotle's Politics, Cambridge, 1991). Par dela leurs divergences, ces deux auteurs partagent la conviction qu'Aristote soutient une conception stable ou invarible du droit naturel: J.-F. Balaude parle d'un <<ordre du monde? comme fonde- ment de ce droit; d'une maniere similaire, F. Miller, qui accorde beaucoup d'impor- tance au passage des Magna Moralia, parle d'un ordre naturel qui permettrait d'as- surer au droit naturel une <<base objective>>.

6 J. Ritter, Le droit naturel chez Aristote, dans: Archives de Philosophie, 32, 1969, pp. 416-457; E. Weil, Essais et conferences, Paris, Plon, 1970, pp. 174-196 (chap 8: Du droit naturel). Sur cette interpretation d'E. Weil, Cf. Alain Petit, Eric Weil et la doctrine aristotelicienne de la justice naturelle, dans: Archives de Philosophie, 52, 1989, pp. 279-284; Lionel Ponton, Eric Weil: le droit naturel aristotelicien et les droits de l'homme, dans: Laval theologique et philosophique, 43, 1987.

7 Publie dans: Archives de Philosophie du Droit, 25, 1980, pp. 147-157. Cf. aussi, de P. Aubenque, Politique et ethique chez Aristote, dans: Ktema, V, 1980, pp. 211- 221; The twofold natural foundation of justice according to Aristotle, dans: Aristotle and moral realism (ed. Robert Heinaman), London, UCL Press, 1995, pp. 35-47. Pour l'influence de la lecture d'Aubenque, cf. par exemple P. Pellegrin, Aristote. Les Politiques, Paris, Flammarion, 1990, pp. 38-39; A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, PUF, 1991, pp. 23348; S. Vergni&res, Ethique et politique chez Aristote, Paris, PUF, 1995, pp. 206-210.

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Perses fussent les memes que celles des Grecs, serait en realite contre nature. A peuple differents lois diff6rentes>>.8 Et d'ajouter qu'Aristote est sur ce point beaucoup plus proche d'un Montesquieu que d'un Kant: <I1 n'y a pas une bonne constitution valable pour tous les pays (et, pourrions- nous ajouter, pour tous les temps), mais la meilleure constitution est a chaque fois celle qui est conforme 'a la nature du pays et de ses habi- tants?.9 Ce type de lecture souffre, a mon avis, et de difficultes d'ordre strictement philologique et de difficultes philosophiques. II faut tout d'abord postuler que l'adverbe tavTapoi a ici un autre sens que dans les autres occurences du meme texte, ce qui est evidemment tres improbable.'0 II y a, ensuite, deux raisons d'ordre philosophique. P. Aubenque est oblige, tout d'abord, comme d'ailleurs tous les autres representants de ce type d'interpretation historiciste, de considerer que les passages de la Rhe- torique sur le droit naturel (Cf. 1, 10, 1368 b 6-12; I, 13, 1373 b 4-17; 1, 15, 1375 a 27-b 2) ne temoignent absolument pas de la doctrine defendue par Aristote lui-meme. Je rappelle que dans le passage principal de cette oeuvre, en I, 13, Aristote evoque la difference entre un droit particulier qui peut etre ecrit ou non-ecrit, c'est-a-dire ce que nous appelons droit positif et droit coutumier, et un droit commun, c'est-a-dire commun a tous les hommes, qui est le droit naturel ((pi3art icoiv6V 6LKcaLov); et il donne ensuite comme exemple d'un tel droit naturel ou commun, le celebre pas- sage de l'Antigone de Sophocle sur l'obligation d'enterrer ses morts, ainsi que l'interdiction de tuer un etre vivant formulee par Empedocle. Certes, Aristote n'utilise pas ici, dans l'Ethique a Nicomaque, le meme vocabu- laire pour differencier le droit positif et le droit naturel, et s'il n'evoque pas ces deux exemples, c'est qu'il refuserait certainement de reprendre a son compte l'interdit prone par Empedocle qui suppose une continuite en- tiere entre l'homme et l'animal. Mais pour autant, n'est-ce pas se donner la tache facile que de refuser definitivement tout concours de ce passage

8 P. Aubenque, La loi chez Aristote, p. 154. 9Ibid., p. 155. '0 On trouve d6ja une d6fense de cette interpretation par J.J. Mulhern, MIA

MONON KATA FUSIN H ARISTH (EN 1135a5), dans: Phronesis, 17, 1972, pp. 260- 268, mais cette defense n'est pas vraiment plausible sur le terrain proprement philologique, car, comme chez P. Aubenque, les arguments avances relevent en fait d'une interpr6- tation philosophique pr6alable! Du reste, dans un article plus recent oil il revient rapi- dement sur ce texte, P. Aubenque admet avoir renonce a sa lecture distributive de nav- cx6oi (Cf. Aristote etait-il communautariste?, dans: En torno a Aristoteles. Homenaje

al Profesor Pierre Aubenque, Univ. de Santiago de Compostella, 1998, pp. 31-43; p. 43, n. 15).

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ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 227

de la Rhetorique, sous pretexte que cette oeuvre ne serait, au fond, qu'un simple recueil de recettes destinees a l'orateur, sans reelle implication philosophique de son auteur? Enfin, la derniere difficulte est la plus impor- tante: ce type d'interpretation parait oublier que dans notre texte de l'Ethique a Nicomaque, Aristote s'oppose tres explicitement aux sophistes qui nient l'existence d'un droit naturel independant du droit positif:" en interpre- tant le droit naturel comme variant d'une culture a l'autre, ne retombe-t- on pas en effet dans une conception purement historiciste comme celle des sophistes, qu'Aristote rejette? P. Aubenque a d'ailleurs bien senti le prob- leme puisqu'il reconnait que le droit naturel doit etre <<une norme imma- nente inspirant dans leur diversite la realite des droits positifs>>.'2 Mais est- ce a dire, comme l'auteur le suggere, que cette norme devrait ere propre a chaque culture particuliere? I1 n'est pas sutr en effet qu'Aristote aurait soutenu une telle doctrine: lorsqu'au debut de l'Ethique a Nicomaque, il s'interroge sur la fonction de l'homme comme tel, ne recherche-t-il pas quelque chose comme une norme inherente a la nature humaine comme telle?

La seconde version de ce type d'interpretation consiste surtout a refuser l'idee que le droit naturel serait un ensemble de regles generales servant de reference aux regles particulieres du droit positif. Pour Leo Strauss, le droit naturel serait l'ensemble toujours ouvert, et donc toujours variable, des decisions justes concretes prises selon les circonstances et les situa- tions, alors que le droit positif serait l'ensemble des regles indifferentes a

Je parle de sophistes pour respecter le pluriel de notre texte (Cf. 1134 b 24: viot;). Mais a qui Aristote songe-t-il exactement? Sans pouvoir en apporter de preuve

externe, je pense qu'Aristote devait surtout avoir en vue Protagoras (?viotq signifiant alors Protagoras et ses disciples), et en particulier un passage du Theetete de Platon, ou Socrate lui attribue cette idWe: "Ceux qui disent que la realite est en translation (pEpo0A?V1i ouica), et que ce qui, a chaque fois, semble a chacun, cela est en effet pour lui, a qui cela semble, nous affirmions qu'ils soutiennent sans reticence. cette these en bien d'autres cas, mais surtout dans le domaine du juste: leur idee etant principale- ment que, ce qu'une cite institue (GiWrat) parce que c'est ce qui lui a semb1e, c'est cela qui est juste en effet pour celle qui I'a institue, aussi longtemps que c'est la loi etablie>> (177 c-d-trad. M. Narcy). On remarquera trois paralleles assez frappants entre le texte de Platon et celui d'Aristote: la question du mouvement est a la base du refus pro- tagoreen du droit naturel (pepojEvr. oicca chez Platon: KIvT6ov chez Aristote); l'utili- sation du pluriel dans I'attribution de ce refus (toibq XFyovca; chez Platon: iviot; chez Aristote); la reduction du droit ou du juste a la seule loi 'instituee' (Njrat chez Platon: Ovtat chez Aristote, 1134 b 21). Pour un rapprochement supplementaire entre notre texte de 1'EN et le Theetete, voir ma note 18.

2 Ibid., p. 156.

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tout sens du juste.'3 Poursuivant et radicalisant cette idWe, Bernard Yack comprend le droit naturel aristot6licien comme une maniere de qualifier un acte ou une faqon d'agir: elle serait naturelle pour autant qu'elle con- cerne notre sens du juste en ce qu'il nous est 'naturel'.'4 Ces auteurs ont certainement raison, a mon avis, d'insister sur la valeur que devaient avoir, aux yeux d'Aristote, les manieres d'agir et les actes concrets plutot que des regles abstraites. Mais ici encore, dans la mesure oiu l'on est ren- voye a la particularite des actes ou des decisions, on voit mal ce qui va pouvoir distinguer exactement la position d'Aristote de la vision posi- tiviste des sophistes qu'il condamne. Et d'autre part, peut-on separer aussi radicalement l'ensemble des droits positifs de celui des droits naturels comme si le second n'avait aucun rapport avec le premier? Sur ce point, l'objection majeure qu'il faut adresser a ces auteurs est le texte Meme d'Aristote: le droit naturel et le droit positif sont aig(px KXv'n&a Ogoowx (1 134 b 32). Avec Richard Bodeuis,'s je pense que l'on doit prendre au serieux l'insistance de la lettre du texte: le droit naturel et le droit positif <ovari- ent tous deux de pair d'une maniere semblable?). Aristote ne veut-il pas suggerer qu'il doit y avoir un certain lien entre ces deux types de droit?

Apres avoir tres rapidement expose ces diff6rentes interpretations et leurs difficultes, je dois maintenant tenter de presenter une lecture qui per- mette de prendre en compte tout a la fois l'essentielle variabilite du droit naturel (contre le premier type d'interpretation), et la tentative que fait ici Aristote de s'opposer au relativisme sophistique (contre le second type d'interpretation).

L'intention d'Aristote, c'est mon hypothese de depart, est de repondre a la sophistique: toutes les lois ne peuvent etre du meme type que les decrets qui relevent de decisions humaines parfaitement arbitraires comme le fait de sacrifier tel ou tel nombre de chevres ou de brebis pour tel ou tel sacrifice (cf. 1134 b 21-24). II doit y avoir, affirme Aristote, sinon des lois, du moins quelque chose comme un 'droit' (Aristote dit le 'juste') qui est naturel, c'est-a-dire non arbitraire. Je pense que c'est 1a que se situe la difference entre le droit positif et le droit 'naturel', sinon on ne com- prendrait pas qu'Aristote n'hesite pas a appeler ces droits positifs des

'" Cf. Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, pp. 173 et ss. '4 Cf. Natural right and Aristotle's understanding of justice, dans: Political Theory,

18, 1990, pp. 216-237. '" Cf. R. Bodeis, Deux propositions aristoteliciennes sur le droit naturel chez les

continentaux d'Amerique, dans: Revue de Metaphysique et de Morale, 1989, pp. 369- 389; p. 388.

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ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 229

odroits humains>> (Ov0p6cnva 8i'tatu, -1135 a 4) qui sont ?non naturels>> (tax gil (pvtcKa, -a 3). Traditionnellement, on interprete cette proposition comme si Aristote voulait dire par la, a contrario, qu'il devrait y avoir quelque chose comme un droit divin, c'est-a-dire que le doit 'naturel' serait, a l'instar du droit d'enterrer ses morts que defend Antigone, un droit de provenance divine.'6 Mais il est clair qu'Aristote refuserait cate- goriquement cette idee dans la mesure oiu il repete que le sens de la jus- tice ou du droit est le propre de l'homme, et que c'est un 'sentiment' que ne partagent ni les dieux ni les animaux.'7 Aristote ne peut donc pas vouloir dire que le droit naturel proviendrait des dieux, puisque ceux-ci ne connaissent pas le droit; il veut simplement dire qu'il doit y avoir un droit qui, d'une maniere ou d'une autre, semble ancre dans une 'nature' qui echoit a l'homme ou qui s'impose a lui: il doit y avoir un droit qui ne depende pas, pas directement en tout cas, de la volonte du legislateur comme c'est le cas des decrets, c'est-a-dire du droit positif. Ma lecture est renforcee par I'analogie avec la force du bras droit: <<C'est la meme distinction -(a savoir celle entre le droit naturel et le droit positif)- qui s'applique dans d'autres cas: en effet, le bras droit est par nature plus fort ( p?icpTtw), mais il est possible a tout homme de devenir ambidextre>> (1134 b 33-35). Cette analogie a deux sens. Elle vise tout d'abord a mon- trer que dans d'autres domaines, on peut egalement distinguer le naturel du non-naturel par le critere de la decision: tout homme peut decider de devenir ambidextre, alors qu'il reste vrai qu'aucun homme ne peut deci- der de n'etre pas naturellement droitier (Aristote ne reconnalt pas le cas du gaucher naturel). D'autre part, ce n'est sans doute pas un hasard si Aristote utilise I'adjectif Kptittwv qui renvoie a l'idee de {vaxgt; evoquee un peu plus haut: le bras droit, suggere Aristote, a partout, chez tout homme, la plus grande force, tout comme le droit naturel doit avoir

16 Il est vrai qu'Aristote, en Rhit., I, 13, se contente de citer les vers 455 et 456 de l'Antigone de Sophocle oui cette provenance divine n'est pas explicitement dite. mais c'est ce qu'on peut lire aux vers precedents, 454455: aypcXrTrc KaaqxxspaxT Onv v6oiitia.

1' Cf. surtout Politique, I, 2, 1252 b 34-1253 a 38: Aristote, il est vrai, dit seule- ment, de maniere explicite, que les animaux n'ont pas de 'sentiment' (a'ia0ncn;) du juste et de l'injuste, car ils n'ont pas la parole. Mais dans la mesure oi ii ajoute que, d'une part, <<c'est la communaute de tels 'sentiments' qui fait la famille et la cite>>, et que, d'autre part, ni l'animal sauvage ni le dieu ne vivent dans une cite, on peut en conclure que c'est la notion meme de justice en tant que valeur commune, partag6e par une cite, qui n'a aucun sens dans le cas d'un dieu. Cf. aussi EN, X, 8, 1178 b 10- 12: <<Quelles sortes d'actions attribuer aux dieux? Serait-ce les actions justes? Mais ne leur donnerons-nous pas un aspect ridicule en les faisant contracter des engagements, restituer des dep6ts et autres choses semblables?>>.

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<<partout la meme force? (1134 b 19: ti1v awUtiv )vcvagiv), c'est-a-dire qu'il jouit d'une force non-arbitraire, pour ainsi dire, contrairement "a un sim- ple decret qui n'a de force que celle qu'on veut bien, a tel endroit ou a tel moment, lui donner.

Aristote cherche donc bien 'a definir un droit qui soit, d'une maniere ou d'une autre, independant d'une decision humaine, qui soit 'naturel' en ce sens. Mais est-ce a dire qu'il faille en revenir a une interpretation platoni- sante comme celle des commentateurs anciens? Certainement pas, si I'on veut rendre compte de l'affirmation centrale de ce texte: <<Certes, chez les dieux, (que le droit soit variable) n'est sans doute jamais le cas, mais chez nous autres hommes, meme s'il existe un certain droit par nature, cepen- dant tout droit est variable? (28-30). Contrairement 'a Platon qui repete que la tache du philosophe, parent des dieux, est d'imiter la divinite qui est le modele du juste ou du droit,'8 Aristote souligne la diff6rence radi- cale entre notre monde et celui des dieux. Alors qu'un droit divin serait immuable (selon une hypothese purement rhetorique 'a laquelle Aristote ne souscrit evidemment pas.) parce que les dieux, ou du moins le dieu supreme, selon Aristote, est immobile, le droit dans le monde des hommes ou tout est sujet au changement, doit 'tre egalement variable. Aristote, repetons-le, affirme donc vigoureuseument la variabilite de tout droit, fut- il 'naturel'. Le probleme central qu'il faut resoudre est donc le suivant: comment concevoir quelque chose comme un droit 'naturel', c'est-a-dire un droit qui n'est pas arbitraire et qui a une certaine force par lui-meme sans pour autant etre de type divin, c'est-a-dire totalement invariable? I1 me semble que la reponse en est implicitement donnee dans la compara- ison du feu: ce qu'Aristote reproche ici aux sophistes, c'est de refuser qu'il y ait du droit naturel comme s'il pouvait etre comparable au feu qui bru'le pareillement en Grece et en Perse: ?certains estiment que tous les droits sont de ce type -(a savoir, du type des decrets)-, parce que ce qui est par nature est immuable et a partout la meme force comme le feu qui brtule (de la meme maniere) ici et en Perse, alors qu'ils constatent que les droits sont variables>> (1134 b 24-27). Le cas du droit est en effet tres different

18 C'est ce qu'on trouve tres clairement affirm6 dans le Theetete, en 176 a-c: <"C'est pourquoi aussi il faut essayer de fuir d'ici Ia-bas le plus vite possible. Et la fuite, c'est se rendre semblable a un dieu, c'est devenir juste et pieux.... Un dieu n'est injuste d'aucune faqon sous aucun aspect, mais entierement juste, au plus haut degre, et il n'y a rien qui lui soit plus semblable que celui d'entre nous qui pourrait a son tour devenir le plus juste possible>>. L'on pourrait peut-etre voir dans ces lignes a 28-30 de notre texte de l'EN, la replique d'Aristote a ce texte de Platon (cela confirmerait en tout cas l'hypothese que j'ai proposee dans ma note 10).

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de celui d'un phenomene naturel comme le feu: pour le dire en un mot, le droit, contrairement au feu, requiert notre interpretation. Mais est-ce 'a dire alors que le droit devient le pur et simple fruit de notre decision? C'est ici, me semble-t-il, que reside l'originalite de la position aristoteli- cienne: il doit y avoir ce qu'on appelle traditionnellement un droit 'naturel' dont la force est partout la meme et qui ne depend pas de nos decisions, comme l'est la force du bras droit; et pourtant, contrairement au feu, ce droit est essentiellement variable dans la mesure oiu il est sujet a de multiples interpretations. Comment comprendre plus precisement cet apparent paradoxe?

C'est maintenant que nous devons rapprocher de notre texte le passage de'ja cite de la Rhetorique. Comme je l'ai dit, les tenants de l'interpreta- tion de type historiciste refusent d'accorder un veritable credit 'a ce pas- sage dans la mesure oiu Aristote ne ferait que rapporter une distinction communement admise sans la faire sienne. Mais Aristote lui-meme nous renvoie a cette maniere courante de voir lorsqu'il ecrit, dans notre texte de l'Ethique a Nicomaque, que <<parmi les regles de droit qui peuvent etre autrement, on voit clairement quelle sorte de droit est par nature et quelle sorte de droit ne l'est pas mais est legal et par convention, quoiqu'ils va- rient tous deux de pair d'une maniere semblable? (1134 b 30-33: 7coiov 8E

(V?1)~ tWV EV8EXOgE'V(OV KC. a"XXO,)q v K" % lOtOV O) a^Xa VORIKOV WalVCf,

EitIEEp a&pp lctvrlTa Ogoit, 8nkov. Kac E'i t a&v &XXov o anor &pgoio6t &t-

optag6; iT.). I1 n'est pas anodin de noter que Joachim, suivi par Gauthier- Jolif, a voulu modifier la ponctuation traditionnelle de ce passage; il propose de placer un point d'interrogation apres wtvitTa o1oiwo, et donc de faire porter 3i1Xov sur la proposition suivante, ce qui donne, dans la tra- duction de Gauthier-Jolif: <<Parmi toutes ces regles qui pourraient etre autres qu'elles sont, lesquelles tiennent a la nature des choses, lesquelles n'y tiennent pas mais sont seulement conventionnelles et le fruit d'un accord commun, si les unes et les autres sont de la meme facon sujettes au changement? Ce qui est bien clair, du moins, c'est que la meme dis- tinction est valable aussi dans les autres domaines... .?. Avec ce nouveau decoupage, Joachim et Gauthier-Jolif veulent nous faire comprendre qu'Aristote ne s'explique pas justement pas clairement sur cette distinc- tion entre un droit positif et un droit naturel, mais qu'il s'en poserait bien plutot la question.'9 Le probleme cependant est qu'aucun commentateur grec ancien ne fait cette lecture et que Gauthier-Jolif ont diu subreptice-

1' Cf. H.H. Joachim, Aristotle, The Nicomachean Ethics, Oxford, 1951, p. 156; Gauthier-Jolif, Aristote. L'Ethique a Nicomaque, H, 2, p. 395.

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ment ajouter un <du moins>>, necessaire en effet pour le sens voulu, mais qui n'a aucun equivalent dans nos manuscrits du texte grec! Certes, si l'on s'en tient a notre texte de l'Ethique a Nicomaque, Joachim et Gauthier- Jolif ont bien vu qu'ici du moins, Aristote ne s'explique pas sur cette dis- tinction entre droit 'naturel' et droit positif dans la mesure oiu il ne nous donne en effet aucun exemple precis de droit 'naturel'. I1 n'y a des lors qu'une seule solution si l'on veut maintenir la ponctuation traditionnelle: en realite, s'il ne s'en explique pas ici et s'il ne nous en donne pas d'ex- emple, c'est qu'Aristote admet comme une evidence (68kov) cette dif- f6rentiation que les Grecs faisaient communement entre un droit 'naturel' et un droit positif, et il se trouve que le seul texte plus explicite d'Aristote que nous ayons sur cette distinction courante est precisement ce passage de la Rhetorique.

Maintenant, le probleme est donner un sens proprement aristotelicien a cette distinction communement admise. J'ai deja dit que de nombreux interpretes ne prenaient pas ce texte de la Rhetorique en compte, au moins pour la raison qu'Aristote aurait certainement refuse comme exemple de droit naturel l'interdiction de tuer tout etre vivant: s'il n'y a, pour Aristote, aucune amitie possible entre un homme et un cheval ou un boeuf, car il n'y a rien de commun entre eux, etant donne que seul I'homme peut eprouver et dire le droit (cf. EN, VIII, 1161 b 2-8), il n'y a pas de raison morale de se priver de tuer et de manger un animal.Y Par contre, le debut de ce passage de la Rhetorique n'offre aucune surprise au lecteur de l'Ethique a' Nicomaque: <<Par loi, j'entends d'une part la loi particuliere, de l'autre la loi commune. Par loi particuliere, j'entends celle qui, pour chaque peu- pie a ete definie relativement a lui, et cette loi peut etre non ecrite ou ecrite; par loi commune, celle qui est par nature>? (I, 13, 1373 b 4-6). Par dela le vocabulaire, il y a en effet accord sur l'essentiel: ici la loi naturelle est commune a tous les hommes et independante d'un contrat; la, le droit naturel a la meme force partout et n'est pas l'objet d'une convention. Mais la Rhetorique exprime plus clairement ce qui restait implicite dans l'Ethique a Nicomaque: <<Car ce que tous les hommes devinent (pEavMteovtat), c'est le droit commun par nature (p{aet KOtVOV 8iicatov) et le non-droit meme quand il n'existe entre eux aucune communaute d'interet ni aucune convention? (1373 b 5-9). Voila, me semble-t-il, ce qui permet d'expli-

20 II y a meme un passage dans la Politique ou Aristote prend express6ment le con- trepied d'Empedocle, en affirmant que la chasse, la consommation et l'utilisation des peaux et des os des animaux sont un mode 'naturel' d'acquisition et relevent d'un 'droit naturel' (Cf. I, 8, 1256 b 15-26).

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quer le sens, sinon enigmatique, de cette idee que le droit 'naturel' a partout la meme force, comme chez tous les hommes le bras droit a plus de force que le gauche: le droit naturel est comme une exigence qui s'im- pose a la pensee ou au sentiment des que l'on s'interroge sur ce qu'il est juste ou injuste de faire. Mais cela ne veut pas dire qu'il y ait des lois immuables: precisement, comme le suggere le verbe garvtelkaat, il s'agit d'interpreter ces exigences, comme le devin (wavtt;) doit interpreter les signes ou les reves. La plupart des commentateurs ont le tort de croire que les exemples d'Antigone et d'Empedocle seraient, dans l'esprit d'Anstote, des exemples de lois naturelles immuables: ce ne sont juste- ment que des exemples d'interpretation du droit 'naturel' qu'Aristote en effet ne reprend pas, comme tels, 'a son compte. S'il est difficile d'ima- giner ce qu'Aristote a pu penser de l'exemple d'Antigone, il est aise en revanche de s'en faire une idee precise a propos d'Empedocle: son inter- diction de tuer tout etre vivant n'est qu'une interpretation, su'rement pas la meilleure, de l'interdit plus general de tuer. Tel est donc le sens que je propose de la variabilite du droit naturel: il n'est que l'interpretation, van- able selon les cultures et les epoques, d'un pressentiment qui s'impose a notre esprit.

Mais alors, me dira-t-on, ne serait-ce pas lIa une autre maniere de retomber dans l'historicisme du second type d'interpretation? C'est la derniere proposition de notre texte de l'Ethique a' Nicomaque qui est deci- sive: tout se passe en effet comme si Aristote lui-meme avait senti cette difficulte, et qu'il y repondait en ajoutant, in fine: <<mais il n'y a qu'un seul (regime politique) qui soit partout le meilleur>> (1135 a 5: a&X& Iiia

,ovov navTaxoi KaTa 4p{atv i1 apiptnT).21 Comme je l'ai deja rappele, l'in- terpretation historiciste a diu, pour la coherence de son propos, donner un sens distributif a I'adverbe iarvtaxoi; j'ai donne plus haut trois raisons de refuser cette lecture. En voici une quatrieme, plus generale: dans la Politique, Aristote revient a de nombreuses reprises sur ce theme d'un regime par- fait ou le meilleur, et de plus en plus nombreux sont aujourd'hui les inter- pretes qui pensent, avec raison selon moi, qu'il est impossible de releguer ces nombreux textes dans une periode soi-disant platonicienne du philosophe.22 Je n'ai pas le temps, dans le cadre de cette breve etude, de

21 On notera l'insistance d'Aristote qui se marque par l'utilisation d'une conjonc- tion d'opposition forte, ainsi que par l'allit6ration qui appuie davantage encore la mise en evidence de l'idee d'unicit.

22 Cf. a titre paradigmatique, P. Pellegrin, La 'Politique' d'Aristote: unite et frac- tures. Eloge de la lecture somnmaire, dans: Revue Philosophique de la France et de l'Etranger, 1987, pp. 129-159.

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deployer toutes les implications de cette doctrine, mais il me semble que l'on peut tres rapidement en voir le sens ici, dans le cadre du droit naturel. Le merite d'Aristote est de reconnaltre la pluralite des interpretations du droit naturel: tous les hommes ont un pressentiment de l'interdit du meurtre, mais l'on peut interpreter differemment cet interdit. Cependant, cela ne veut pas dire qu'il n'y aurait pas d'interpretations meilleures que d'autres: le tort de la sophistique est justement de ne pas vouloir recon- naltre ce point. D'oiu cette derniere proposition d'Aristote: certes, il y a des regimes differents et donc des interpretations diff6rentes de ce que la Rherorique appelle le pressentiment d'un droit 'naturel' commun; nean- moins il doit bien y avoir un regime meilleur que les autres qui nous permette d'apprecier la justesse de ces interpretations. II ne faudrait nean- moins pas croire qu'Aristote retombe ici dans le platonisme: ce meilleur regime n'est pas celui qu'il faut absolument realiser, mais bien plutot comme l'ideal, ou la norme immanente pour reprendre l'expression d'Aubenque, des regimes existants. Ce qu'Aristote de'sire faire en matiere de politique, ce n'est pas tant creer une nouvelle cite, comme le voulait Platon, que tenter de reformer les regimes existants. D'oiu l'utilisation de ce lavtaXou encore ici: cette idee d'un regime parfait doit nous servir partout, dans tous les regimes existants, d'ideal regulateur, de norme immanente pour les reformer. Enfin, Anstote appelle ce regime parfait un regime 'naturel': c'est qu'il est le seul 'a repondre de la 'nature' humaine comme telle, c'est qu'il est l'ideal qui seul permet a la 'nature' humaine de se realiser, c'est- a-dire d'atteindre a l'eudaimonia ou le bien-vivre qui est fondamentale- ment un bien-vivre ensemble.23 D'oiu l'inclusion du droit 'naturel' dans le politique: c'est dans la polis, dans une communaute politique que I'homme peut se realiser en tant qu'homme, et c'est dans un certain regime qu'il peut interpreter ce pressentiment du droit; et ce n'est que dans la meilleure polis ou la meilleure politeia qu'il pourra donner la meilleure interpreta- tion de ce droit qu'Aristote appelle 'naturel' en ce sens que nous en avons tous, d'une maniere ou d'une autre, le pressentiment.

Pour etre complet, il me reste encore, de notre texte de l'Ethique a' Nicomaque, a commenter deux phrases qui me permettront tout a la fois de preciser le sens de la theorie aristotelicienne du droit, telle que je la comprends, et de repondre aux lectures de Strauss et de B. Yack. Ceux- ci estiment, je le repete, que le droit positif est purement conventionnel et n'a aucun rapport avec le droit naturel qui, seul, a veritablement valeur

23 Sur cette question, cf. P. Rodrigo, D'une excellente constitution. Notes sur la politeia chez Aristote, dans: Revue de Philosophie Ancienne, 5, 1987, pp. 71-93.

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de justice ou de droit. La premiere phrase est l'exemple des ?rmesures de vin ou de ble (qui) ne sont pas partout egales, mais sont plus grandes dans le commerce en gros et plus petites dans le commerce de detail>> (1135 a 1-3). Certes, cet exemple n'a aucune valeur de droit, comme le note bien B. Yack, mais c'est pour la raison qu'il n'est pas, a proprement parler, un exemple de droit positif, mais une simple analogie: il en est de la varia- bilite du droit positif comme de celle des unites de mesure qui different d'un endroit a l'autre selon l'utilite recherchee. Cette interpretation s'im- pose, me semble-t-il, a partir de la seconde phrase que j'ai deja cit6e, mais sans la commenter: le droit naturel et le droit positif ovarient tous deux de pair d'une maniere semblable>> (1134 b 32). Comme je l'ai deja sug- gere, il me semble que cette petite phrase ruine le sens general de l'in- terpretation de Strauss et de Yack, puisqu'Aristote y affirme clairement qu'il doit y avoir un lien entre ces deux types de droits. Le seul probleme est bien s'ur de comprendre exactement ce lien dont Aristote, en effet, ne dit rien. On peut neanmoins tenter la reconstruction suivante a propos de l'exemple du sacrifice. Dans la mesure oiu tous les hommes ont ?le pressentiment de la divinite>> (tavtea nEpi 'tv TocV)OE 4 comme Aristote l'affirme dans le De caelo (II, 1, 284 b 3), tous les hommes ont sans doute aussi le pressentiment qu'ils doivent offrir des sacrifices aux dieux. Mais si ce pressentiment est 'naturel', c'est-a-dire commun a tous les hommes, pour reprendre le vocabulaire de la Rhetorique, ou, pour le dire dans les termes de l'Ethique a Nicomaque, s'il s'impose partout et avec la Meme 'force' que celle de notre bras droit, il n'en reste pas moins que l'inter- pretation de ce droit est essentiellement variable: il existe, de fait, diverses interpretations de ce qu'il faut sacrifier aux dieux.25 Comme Aristote le rapporte dans un passage de la Politique, on peut interpreter le 'pressen- timent' de ce devoir ou de ce droit sacrificiel dans le sens d'un sacrifice d'etres humains: une interpretation qu'il faut bien s'ur rejeter pour la rai- son que l'homme ne peut etre <<un gibier approprie a cet usage>> (Cf. VII, 2, 1324 b 39-41)! Dans ce passage, il est vrai qu'Aristote ne suggere qu'une explication somme toute tres culturelle: comme le sacrifice con- sistait, en Grece, a ne br'uler en l'honneur des dieux que les os et la graisse pour laisser aux pretres ou a l'assemblee le loisir de consommer les chairs,

24 C'est avec Simplicius (qui ecrit en paraphrase OEiOV, Cf. Comm. ad loc.) que je traduis par <divinite>, plutot que par <<dieu>>. Le ms. E porte d'ailleurs la correction OEcov qui s'accorderait en effet mieux au contexte.

25 Je reprends sur ce point l'interpretation de R. Bodeis, dans: Aristote et la theolo- gie des vivants immortels, Paris/Saint-Laurent, Les Belles Lettres/Bellarmin, 1992, p. 218.

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il ne saurait etre question, a moins de pratiquer I'anthropophagie, de sacrifier des etres humains. Mais l'on peut aisement reconstruire, a partir d'autres textes, ce qu'Aristote aurait pu egalement dire contre de telles pratiques: s'il est vrai que seul 1'homme 'heureux' est 'aime des dieux' (Cf. E.N., X, 9, 1179 a 24 et 30), il serait contradictoire au sens meme du sacrifice qui est une offrande a un dieu, de lui sacrifier un homme dont le propre est de rechercher le bonheur et donc la reconnaissance des dieux. Sans nul doute, une meilleure interpretation de ce droit 'naturel' consis- tera a parler d'un droit de sacrifier des animaux dont Aristote repete qu'ils ne sauraient avoir acces au bonheur, et l'on rejoint ainsi l'idee formulee ailleurs dans la Politique (Cf. I, 8, 1256 b 15-26) d'un droit 'naturel' a la chasse et a la consommation des animaux. Mais le probleme est alors de savoir quels animaux et en quel nombre: on passe au domaine du droit positif. Dans notre texte de 1'Ethique a Nicomaque, Aristote dit clairement que le choix de chevres ou de moutons est parfaitement indifferent, mais qu'il faut le respecter, lorsque le legislateur en a decide, par egard pour la communaute et la tradition. Est-ce a dire cependant, comme le preten- dent Strauss et Yack, que le droit positif n'a rien a voir avec le droit naturel et n'a donc aucune valeur de droit? Mais si ce choix particulier est, au depart, indifferent du point de vue de sa valeur de droit, il ne saurait en aller de meme quant a la possibilite de ce choix; il est peut- etre indifferent de sacrifier des chevres ou des moutons, mais la limite de ce choix ne l'est pas: on ne peut choisir de sacrifier un etre humain. 11 faut donc dire qu'il y a bel et bien un lien de fondation entre le droit naturel et le droit positif: le droit naturel est le cadre dans lequel peut exister le droit positif.26

26 Le texte de cette etude 6tait acheve lorsque Richard Bod&us m'a fait parvenir son dernier article (The Natural Foundation of Right and Aristotelian Philosophy, dans: Action and Contemplation. Studies in the Moral and Political Thought of Aristotle, ed. by R. Bertlett and S. Collins, SUNY Press, 1999, pp. 69-103), ou il partage avec Strauss et Yack l'idee qu'on ne trouve pas, chez Aristote, la tentative de fonder le droit positif par un droit naturel qui lui serait anterieur. R. Bod6iis defend essentielle- ment deux theses A propos des textes que j'ai etudies: dans notre passage de 1'Ethique a Nicomaque, 'naturel' serait le qualificatif qui conviendrait a toute disposition de droit positif permettant de r6aliser le bien commun d'une cite ayant tel ou tel regime poli- tique (ce qui implique qu'une disposition 'naturelle' puisse etre mauvaise si le regime est mauvais); dans le passage de la Rhe'torique, par contre, Aristote aurait seulement en vue quelque chose comme un vvague sentiment? de ce que doit etre une regle juste, c'est-a-dire permettant de realiser le bien d'une cite. Mes deux point de divergence portent moins sur le detail des analyses (dont certaines vont dans le meme sens que celles que j'ai proposees) que sur leur port6e philosophique: d'une part, il me semble

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ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 237

Enfin, il resterait a repondre aux deux questions essentielles dont je suis parti. Une question d'ordre historique: Aristote peut-il etre legitimement considere comme l'ancetre, voire comme le pere de notre comprehension contemporaine du droit naturel comme Droits de l'Homme? Et une ques- tion d'ordre philosophique: Qu'est-ce que cette theorie d'Aristote, telle que j'ai propose de la comprendre, peut encore nous apporter aujourd'hui? Je repondrai ici tres bnevement.

A la premiere question, il me semble qu'il faut donner une reponse plus nuancee que celle par oui que l'on donnait traditionnellement ou par non que donnent les commentateurs que j'ai appeles 'historicistes'. Contre ces derniers, il faut repondre qu'Aristote est bien le premier penseur d'un droit 'naturel' dont les multiples interpretations renvoyent toujours, pour etre evaluees, a l'homme lui-meme: sans doute pas a une 'nature humaine', comme les Jusnaturalistes modemes le croyaient (au sens d'une nature creee par Dieu), mais a ce que nous appellerions, apres Aristote, une exi- gence de bonheur (Aristote parle du 'desir' de bonheur que ressent tout homme). On l'a vu dans les exemples de droit 'naturel' que j'ai donnes a partir d'Aristote: c'est cette notion de bonheur humain qui fonctionne comme mesure ultime du droit 'naturel'. Certes, il y a bel et bien varia- tion des interpretations du droit 'naturel', reconnait Aristote, mais il doit y avoir de meilleures interpretations que d'autres: les meilleures etant celles qui reposent ou qui repondent le mieux a cette exigence de bonheur qui est, comme le repete Aristote, le point de depart a la fois de toute philosophie pratique et de toute philosophie theorique. Mais il faut aus- sitot repondre par la negative a notre question, contre donc l'interpreta- tion traditionnelle, si l'on veut respecter, comme je l'ai dit au debut de mon etude, une doctrine non moins centrale d'Aristote, a savoir l'inscrip- tion de l'ethique dans le politique: alors que nos Droits de l'Homme sont foncierement apolitiques comme le sont aussi bien la Loi Divine de Thomas d'Aquin ou le Droit Naturel des philosophes modernes, Aristote

que si l'on refuse de considerer le droit 'naturel' comme constituant, sinon la fonda- tion, du moins, comme je l'ai propose, le cadre du droit positif, on ne voit pas tres bien quel pourrait alors etre le lien entre ces deux types de droits (cf. 1'expression cru- ciale &ap. KctVTIa ogjoioq sur laquelle R. B. a lui-meme, dans un article precedent (cf. ma note 15), attire mon attention!); d'autre part, en omettant de citer et de commenter la derniere proposition de notre texte de l'EN, R. B. s'interdit de voir qu'il doit y avoir, pour s'opposer a la sophistique, quelque chose comme une 'echelle' ou une gra- dation possible de ce que j'ai appele des interpretations differentes de ce 'vague sen- timent' de tel ou tel droit 'naturel'.

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soutient au contraire qu'il ne peut y avoir de droit 'naturel' en dehors du politique. Comme l'ont bien vu des auteurs comme Maclntyre, Aristote aurait sulrement dit que nos Droits de l'Homme ne peuvent etre qu'une interpretation a l'interieur d'un certain regime politique et d'une certaine culture.

Or, c'est sur ce point, je pense, qu'Aristote peut encore aujourd'hui nous donner matiere a penser: si nos Droits de l'Homme sont une inter- pretation du droit naturel, et non un droit naturel immuable comme a pre- tendu l'etre la Loi Divine, ils devraient toujours rester perfectibles. On a l'impression, aujourd'hui, que nos Droits de l'Homme representent en quelque sorte la fin de l'histoire du droit naturel comme d'ailleurs, paral- lelement, que la democratie parlementaire serait, sans discussion possible, le regime parfait. Aristote aurait ete beaucoup plus prudent et nous aurait forces 'a ne pas cesser de nous demander s'ils correspondent bien a ce que l'homme pense etre la realisation de sa 'nature' propre qu'est le 'bonheur' ou la 'vie reussie': en ce sens, l'exigence de bonheur est un point de depart, -c'est le seul point de depart qui nous est 'naturel'-, mais le bon- heur n'est jamais tant un point d'arrivee que ce qu'on pourrait appeler un 'horizon de sens', -ce qu'Aristote exprimait en disant qu'on ne peut dire d'un homme qu'il est vraiment heureux tant qu'il vit encore. Bref, Aristote devrait peut-etre nous rappeler qu'avec le droit naturel ou avec nos Droits de l'Homme, nous n'en aurons jamais fini, car ce droit naturel ne peut que rester un 'horizon de sens' jamais tout a fait atteint si l'on veut respecter cette exigence de bonheur que l'on ne pourra jamais, sous peine de tomber dans le dogmatisme, parfaitement elucider.

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Appendice: Traduction de E.N., V, 10, 1134 b 18-1135 a 5:

<Du droit politique, il y a d'une part le droit (= to dikaion) naturel et d'autre part le droit 1egal: est naturel celui qui a partout la mrne force et ne depend pas de notre opinion; est legal celui qui au depart peut tre indifferemment ceci ou cela, mais qui, une fois etabli (0Wov'at), s'impose: par exemple, que la rancon d'un prisonnier est d'une mine, ou qu'on sacrifie une chevre et non deux moutons, ainsi que toutes les dispositions legislatives particulieres, comme le sacrifice en l'honneur de Brasidas, et les decrets. Certains estiment que toutes les regles de droit (= ta dikaia) sont de ce type, parce que ce qui est par nature est immuable et a partout la meme force comme le feu qui brule (de la meme maniere) ici et en Perse, alors qu'ils constatent que les regles de droit sont variables: cela est vrai en un certain sens, mais pas de maniere absolue. Certes, chez les dieux, (que le droit soit variable) n'est sans doute jamais le

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ARISTOTE ET LA QUESTION DU DROIT NATUREL 239

cas, mais chez nous autres hommes, meme s'il existe un certain droit par nature, cependant tout droit est variable: mais il y a bel et bien un droit qui est par nature et un droit qui n'est pas par nature. Parmi les regles de droit qui peuvent etre autrement (= qui sont variables), on voit clairement quelle sorte de droit est par nature et quelle sorte de droit ne l'est pas mais est legal et par convention, quoiqu'ils varient tous deux de pair d'une maniere sem- blable (aggpo KtV1'Xa ogooiw). C'est la meme distinction (= entre le droit naturel et le droit positif) qui s'applique dans d'autres cas: en effet, d'une part, le bras droit est par nature plus fort, mais il est possible a tout homme de devenir ambidextre, tandis que, d'autre part, les regles de droit (1egal) qui dependent d'une convention et de l'u- tilite sont semblables a des unite's de mesure: les mesures de vin ou de bie ne sont pas partout egales, mais sont plus grandes dans le commerce en gros et plus petites dans le commerce au detail. De la meme maniere, les regles de droit qui ne sont pas naturelles mais humaines ne sont pas partout les memes, puisque les regimes poli- tiques ne sont pas non plus (les memes partout), mais il n'y a qu'un seul (regime poli- tique) qui soit partout le meilleur.>.

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