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Jacques Bertillon De l'influence des milieux, ou mésologie In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 7, 1872. pp. 711-728. Citer ce document / Cite this document : Bertillon Jacques. De l'influence des milieux, ou mésologie. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 7, 1872. pp. 711-728. doi : 10.3406/bmsap.1872.4541 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_0301-8644_1872_num_7_1_4541

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Jacques Bertillon

De l'influence des milieux, ou mésologieIn: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 7, 1872. pp. 711-728.

Citer ce document / Cite this document :

Bertillon Jacques. De l'influence des milieux, ou mésologie. In: Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome7, 1872. pp. 711-728.

doi : 10.3406/bmsap.1872.4541

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_0301-8644_1872_num_7_1_4541

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ERT1LL0N. — IHFMJENCE DES MILIEUX. 711

les Bohémiens, ou de notices sur les Bohémiens d'Orient, qui ne rentraient pas dans mon cadre critique, et même quelques travaux en apparence étrangers aux Bohémiens, comme ceux qui concernent les inscriptions cunéiformes.

Cette étude critique touche à bien des matières sur lesquelles je connais mieux que personne mon insuffisance; mais elle est nouvelle, et j'espère qu'elle aura quelque intérêt pour la Société. »

CANDIDATURES.

M. le docteur Segond, professeur agrégé de la Faculté de médecine de Paris, présenté par MM. Pozzi, Hamy et Topinard, demande le titre de membre titulaire.

M. le docteur Farges, à Paris, présenté par MM. Broca, d'Avezac, de Ranse, demande le même titre.

ÉLECTIONS.

MM. V.-Michel Georgesco, Paul Lévy, Segond et Farges sont nommés membres titulaires de la Société d'anthropologie.

fie l'influence des milieux ou mésologie ;

PAR M. BERTILLON.

« Dans, un article assez étendu, destiné au Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, j'ai entrepris de démontrer qu'il y a lieu de séparer la recherche des influences de milieux cle la physiologie proprement dite, qui, pour moi, a pour objet neliement circonscrit do déterminer l'usage, l'activité propre de chacun des organes constatés, décrits par l'anatomie. Hippocrate par son célèbre traité des airs, des eaux et des lieux, a conçu et exécuté le premier traité de rnésologie. Parmi les modernes, Blainville, un des premiers, je crois, a cle nouveau appelé l'attention sur l'utilité de cette investigation toute spéciale ; A. Comte

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"712 •/ séance ms 1er août 1872.

a adopté cette vue et le professeur Robin la poursuit dans tous ses travaux. Une hypothèse analytique fait nettement ressortir son indépendance de la physiologie proprement dite. En effet, s'il n'y avait qu'un seul milieu, invariable dans toutes ses qualités, où, ce qui revient au même, si l'observateur s'astreint au même milieu, la physiologie reste intacte, le biologiste est aussi nécessairement mis en demeure de découvrir les fonctions de chaque organe; mais la mésologie s'évanouit^ est ou n'est plus qu'une conception de pure théorie. N'est-ce pas prouver l'indépendance de deux existences que de montrer que telle circonstance qui n'atteint pas l'une anéantit l'autre ?

Mais il y a des considérations plus pratiques en faveur de cette indépendance $ c'est que les deux études réclament une méthode et* une instrumentation fort différentes. Le

physiologiste procède surtout par analyse : il enlève, il blesse, il modifie l'organe, soit par le bistouri, soit par le toxique^ et recherche ce que '-devient la fonction. Le méso- logiste laisse l'organisme dans sa complexité, il modifié ou change le milieu, et, s'appuyant sur les connaissances de la physiologie proprement dite, il note les modifications survenues dans les organes et dans leurs fonctions.

Or je pourrais établir, par l'historique de révolution des autres sciences antérieures à la biologie, que toutes les fois qu'un ensemble de connaissances se distingue par son objet, par sa méthode et surtout par les instruments d'investie gation,se constitue une science à part avec grand profit pour ses progrès ultérieurs.

Messieurs, si, au lieu de la biologie, je considère la sociologie, les influences des milieux sur les groupes sociaux (influences qui ont frappé tousles penseurs) prennent une telle prépondérance, que, loin de paraître une annexe de ce qui, en sociologie, correspond à la physiologie (le jeu1 des institutions), j'espère pouvoir vous montrer que ces in-

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BERTILLON. — INFLUENCE DES MILIEUX. 713

fluences non-seulement modifient les institutions elles- mêmes , mais les atrophient ou les font naître ; que l'esclavage, par exemple, est entièrement subordonné à une condition de milieu. Ici, le milieu sera manifestement créateur de ce que, par un langage analogique qui me paraît fort acceptable malgré les critiques de quelques-uns, on a appelé les organes sociaux, et ce serait une puissance bien considérable que peu de biologistes, à l'exemple de Lamarck, accordent au milieu.

Je veux citer encore une autre raison de haute importance qui milite en faveur de la mésologie : c'est que, de toutes les sciences biologiques et sociologiques, aucune n'est plus directement inspiratrice des arts qui ont pour but de nous rendre maîtres des organismes tant individuels que collectifs, soit pour en consolider les ressorts, ou pour les soustraire aux influences destructives, comme se le propose l'hygiène privée et publique; soit pour réconforter un organisme altéré, comme s'efforce de le faire l'art médical; soit pour modifier les organismes et les façonner à notre plus grand profit, comme l'essayent la domestication, l'acclimatation, la zootechnie ; soit enfin pour connaître et, s'il se peut, prévoir les modifications physiques ou psychiques que l'influence de tel milieu géographique, climatérique ou social, doit amener dans la société qui s'y développe, et permettre d'y harmoniser ses institutions.

Il est manifeste que tous ces arts, d'une si haute importance pour noire bonheur, puisent leurs moyens d'action plus directement, et en plus grand nombre, dans la mésologie que dans l'anatomie ou même dans la physiologie pure, car, si nous avons un pouvoir, c'est celui de modifier le milieu.

Ces innombrables applications de la mésologie rendent donc encore plus désirable et pins urgente sa constitution à part ; car alors il est certain, d'après ce qui s'est passé

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714 sûmm »o 1er agut

dans les autres sciences, que les influences de milieux qui, jusqu'à ce jour, ont été étudiées comme par hasard, sans suite et sans méthode, seront recherchées dans une foule de cas où elles avaient été négligées.

Ainsi, en biologie, les anatomistes ont successivement soumis à leur scalpel la plupart des êtres vivants et ont élevé cet incomparable monument, encore inachevé, qu'on appelle anatomie comparée. De leur côté, les physiologistes s'efforcent de surprendre l'activité propre de chacun de ces tissus, de ces organes relevés et décrits par l'anatomie et de constituer la physiologie générale comparée. A leur tour, les mésologistes ont à entreprendre une troisième revue des êtres vivants : c'est de modifier les milieux normaux de chaque organisme, de chaque tissu, de chaque élément et de noter les modifications, les déviations, passagères ou permanentes, survenues dans leur activité propre. Pour la sociologie, l'expérience est rarement possible, mais par l'observation de l'histoire et par l'analyse des faits qu'elle nous révèle, nous espérons montrer qu'il n'est pas impossible de surprendre l'influence des milieux.

J'ai dit tout à l'heure, messieurs, que les influences du climat sur les institutions humaines avaient été signalées par beaucoup de penseurs. Tout le monde sait la large part qu'un des premiers, je crois, Montesquieu lui a accordée dans son Esprit des lois ; de sorte que, messieurs, si je ne me trompe, cette considération des milieux, explicitement introduite en biologie par Blainville et par A. Comte, et déjà signalée par Montesquieu dans V Esprit des lois, est une découverte très-française, et, malgré les critiques que l'on peut être tenté d'adresser à Montesquieu dans le détail des applications qu'il en a faites, il n'en a pas moins l'honneur, considérable pour son temps, d'avoir nettement conçu que les sociétés humaines sont fortement tributaires du milieu où elles se développent et de l'avoir hardiment

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BERTILLON. INFLUENCE DES MILIEUX. 715

publié en un temps où on ne les voulait encore tributaires que de la Divinité ; c'était un progrès considérable vers la méthode... Depuis, la considération superficielle du climat es^t presque devenue un lieu commun^ mais il est juste de signaler l'éclat dont l'a revêtue M. Tainedanssa Littérature anglaise. Cependant ceux qui, ainsi que vous, messieurs, sont sévères sur la méthode, qui veulent des preuves et non des vraisemblances et des phrases brillantes, pouvaient légitimement refuser d'acquiescer à ces essais. Mais ici se place un penseur anglais aussi indépendant que profond, Henry -Thomas Buckle, qui me paraît avoir établi, avec une solidité inusitée jusqu'alors, l'influence des climats.

Division de la mésologie. La légitimité et l'utilité de la mésologie étant ainsi posées, voyons les grandes divisions dont elie est susceptible.

On remarquera d'abord que l'influence des milieux ne s'exerce pas seulement sur les êtres entiers qui font les individus : elle se fait sentir également sur chacun des éléments anatomiques et des tissus constituant ces individus; de là, en biologie, une mésoiogie des éléments anatomiques ou, comme propose de rappeler le professeur Verneuil, la mésologie histologique ; d'autre part, chez les animaux vivant en famille, en société, comme chez l'homme, il y a des influences de milieux qui se font sentir exclusivement ou principalement sur la famille, et d'autres sur les diverses collectivités sociales, professionnelles, nationales, etc. Ainsi se présente une première division de la mésologie suivant que la recherche des influences do milieux porte : 1° sur les éléments anatomiques; 2° sur les individus $ 3» sur le groupe familial; 49 sur le groupe social.

Les deux premières investigations constitueront la mésoiogie biologique ou méso-biologie, les deux dernières la méso-sociologie.

Cependant, sur chacun de ces éléments biologiques ou

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^ SÉANCE DO 1er AOUT 1872.

sociaux, l'influence des milieux sera variée selon son in

tensité : 1° Quelquefois le milieu modifiera seulement l'activité,

soit en la ralentissant, soit en l'excitant. 2° En second lieu, si cette influence modificatrice est

durable, les coutumes, les mœurs seront atteintes. 3° Cette atteinte peut être incompatible avec la santé, et

des manifestations morbides, aiguës ou chroniques; plus ou moins graves peuvent éclater.

4° Soit pour lutter contre cette atteinte, soit pour s'y harmoniser, des institutions nouvelles peuvent surgir.

5° Ces influences de milieux peuvent, par suite des modifications susdites, changer notablement le rang de puissance, de dignité que tel groupé social occupait dans la série des autres nations, soit par sa force militaire, soit par le nombre de ses produits industriels , intellectuels ou artistiques. y

6P Enfin, je finis par l'influence la plus considérable et par laquelle j'aurais peut-être dû commencer : c'est que l'organisation elle-même, individuelle ou sociale, qui, au commencement, a sans doute pu surgir spontanément, ne se développe plus guère que par l'influence du contact avec un organisme antérieur de même ordre, et je parle ici soit de l'organisation qui constitue l'élément anatomique, soit de celle qui constitue la civilisation. En un mot, le milieu, parle fait de sa seule présence, peut devenir cause créatrice d'une organisation.

Voilà, messieurs, la succession des influences que les milieux peuvent exercer et que, trop ambitieux, je me proposais de passer en revue en ce qui concerne la sociologie ; mais je n'ai pas tardé à m'apercévoir que ce serait une œuvre d'un immense labeur qui ne peut être essayé qu'avec votre concours.

Je me hasarde donc aujourd'hui, et tout à fait à titre

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BERT1LL0N. — INFLUENCE DES MILIEUX. 717

d'essai, à vous présenter une fraction du premier chapitre. Si une telle élude vous paraît rentrer dans le cadre de l'a

nthropologie, si elle vous semble digne d'intérêt, et quand vous n'aurez rien de plus intéressant, je vous soumettrai les pages suivantes.

Définition des milieux. Cependant., avant d'exposer les principaux faits qui se rapportent à l'influence des milieux, il est indispensable de bien préciser ce qu'il convient d'entendre par milieu.

Nous prévenons donc que nous prenons ce mot dans son acception la plus large, et tel d'ailleurs que l'entendent déjà la plupart des physiologistes et des anthropologistes.

Suivant nous, la personne, la famille, la société, ne sont ce qu'elles sont qu'en vertu de deux influences véritablement créatrices : l'influence héréditaire, l'influence mésologique. Ainsi tout ce qui n'est pas hérédité relève des influences de milieux. D'ailleurs ce dilemme se pose nécessairement pour tous ceux qui, comme nous, n'admettent que des influences naturelles.

Et cependant, même réduite à ces deux alternatives, la part de chaque influence est souvent bien difficile à démêler, mais il n'est peut-être pas inutile de remarquer qu'elle devient impossible pour ceux qui admettent une troisième influence, une intervention providentielle, car faire la part de la Providence est manifestement attentatoire ;i la Divinité; pour les providentiels conséquents, pas d'analyse et partant pas de science possible.

Quoi qu'il en soit, nous disons donc que partout I'homrne individuel ou collectif est nécessairement le conséquent de deux antécédents : l'ancêtre, le milieu. La part de l'ancêtre, c'est plus particulièrement ce que l'on a appelé les caractères de race, l'influence du sarig, etc.; le milieu a été moins étudié et comprend non-seulement l'influence du climat, du sol et de leur production, mais encore le milieu social

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718 SÉANCE DU 1er AOUT 1872.

lui-même : milieu professionnel, milieu communal, milieu familial, si puissants en influences mentales et morales ; le milieu politique, religieux, etc.

Le milieu ainsi compris, entrons en matière. I. Etude des milieux au point de vue de leur influence sur

r activité sociale. — Modifier l'activité sociale, soit en la ralentissant, soit en l'excitant, est évidemment la première action d'un milieu durable, et pour le montrer il me suffira de passer en revue les différents milieux; Aujourd'hui je commencerai par le climat., L'influence des climats sur l'activité sociale est généralement admise. Cependant, quand on cherche à la démêler de toute influence de race, on éprouve de grandes difficultés. En effet, si, pour se rendre compte de l'influence des climats, on considère, on compare les divers peuples aborigènes (je veux dire ceux qui dès les origines historiques habitent le sol), on risquera d'attribuer au climat ce qui est le fait de la race, des influences des ancêtres; mais si l'on compare les divers groupes sociaux sortis par émigration d'un centre commun, l'acclimatation se présente comme une crise, au moins d'après l'opinion commune, comme un étal transitoire et souvent semi-pathologique que le nouvel émigré doit subir et qui, au moins provisoirement, pourra altérer son activité ; il faudra donc attendre la fin de cette crise pour juger l'influence durable du climat, dégagée de toute complication passagère. Mais cette crise existe-t-elle, a-t-elle une durée determinate, etc. ? Il faut donc, pour résoudre cette difficulté, que, au moins succinctement, nous touchions au problème de l'acclimatement, ce qui, d'ailleurs, n'est pas sortir de notre sujet ; car c'est encore une influence de milieu dont il faut apprécier les effets sur les groupes sociaux.

J'ai, dans un autre travail (art. Acclimatement du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales), étudié avec toute l'attention possible le problème de l'acclimatement,

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BERTILLON. — INFLUENCE DES MILIEUX. 719

Je l'ai fait en passant en revue tous les événements, tant de l'histoire ancienne et moderne que contemporaine, capables de me renseigner; toutes les grandes ou petites migrations de peuples et les comptoirs que les besoins du commerce ont institués. Or tous ces faits, qu'il serait beaucoup trop long de rapporter ici, témoignent unanimement :

1° Que tout mouvement migrate jre à marche séculaire, résultant plutôt de l'extensioa des populations de proche en proche, a paru jusqu'à ce jour aboutir constamment à l'acclimatement, quelque loin qu'il s'étende. Je n'en citerai ici qu'un exemple : c'est la migration des Àryas depuis l'Inde tropicale jusqu'à la Suède que confine le cercle polaire 1 ;

2° Que toute migration rapide ne peut constituer une colonie prospère et durable (par ses propres ressources) que si elle a lieu sur une bande isotherme ; que le succès est d'autant plus compromis que l'émigration s'éloignera davantage de cette zone ; mais il le sera davantage par une égale inclinaison vers des climats plus chauds que vers des climats plus froids.

En faveur de cette dernière conclusion, qui peut-être trouvera plus d'opposition, mais que démontrent un nombre très-considérable de faits, je citerai, à titre d'exemple, une quelconque de nos colonies tropicales; je choisirai la plus fertile, la plus riche, afin qu'aucun autre élément que le climat ne complique l'observation, la Martinique. Or rien de plus caractéristique que l'atonie, l'inactivité de cette population absolument française. C'est vers le milieu du dix-septième siècle que les Français en prennent possession, et, un siècle après (1740)-, par le fait d'une immigration active pendant ce siècle, on y compte 45000 blancs ; mais

1 Cependant il est possible, probable même, que dans tous les exemples de cet ordre que nous livre l'histoire, l'acclimatement ait été favorisé, accéléré par les croisement?, comme ils onl été consolidés par une sélection séculaire.

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720 SÉANCE DU 1er AOUT 1872.

sous le fatal règne de Louis XV, la guerre des colonies arrête l'émigration française, et en 1778 elle ne compte que 12 OOOblancs; en 1848, seulement 9 500, avec 11 1 OOOhommes de couleur qui travaillent pour les nourrir. En 1849;, le docteur Rufz, alors maire de la Martinique, s'écrie, pour solliciter l'immigration : «Nous ne sommes pas 10000 blancs; le quart des terres est en culture... Les colons ont presque à discrétion la farine de manioc, du poisson frais., le porc, la volaille, les bestiaux s'élèvent presque d'eux-mêmes... » et cette population diminue ! Le commerce, les produits industriels et agricoles suivent la même pente. On a attribué cette diminution à l'abolition de l'esclavage, comme si une population valide, active, que ne débilite pas une influence mésologique, avait besoin d'esclaves pour se maintenir, pour progresser, quand elle a à discrétion une terre fertile ! Sous notre latitude,, ce serait là un fait inouï, absolument invraisemblable. "C'est cependant ce qui se passe dans toutes nos colonies întertropicales : à la Guadeloupe, à la Guyane, au Sénégal/ dans l'Inde ; c'est ce qui se passe également dans les colonies anglaises.

Voilà donc des populations, européennes, jadis pleines de vie et d'ardeur, qui, transportées dans des climats tropr- caux, y ont perdu toute activité, même celle de la reproduction. Quant à leurs produits industriels, scientifiques,"

artistiques, tout le monde sait qu'ils sont des'plus minces; que la science la plus simple, la plus facile;, ou: il ne faut que vouloir regarder et cataloguer... l'histoire naturelle de ces contrées, nous est encore fort mal connue. Et c'est ici, en Europe, que nous nous en apercevons, que nous>nous en plaignons, tant est grande la nonchalance des savants, si savants il y a ! Dans ces exemples, l'influence tropicale est la seule qui puisse être invoquée, puisque ces créoles ont les_ mêmes ancêtres que nous, la plupart même n'en sxmt qu'à ïa troisième ou quatrième génération danslenouveàu milieu.

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BERTILLON. — INFLUENCE DES MILIEUX. 721 Comparons cette indolence, cette impuissance à vivre par

soi-même, puisqu'il faut à chacun de ces Français des tropiques dix à douze hommes de couleur pour les faire vivre ; comparons-les aux Français-Canadiens, qui, d'après les relevés très-soignés de M. Rameau, eurent pour ancêtres environ 10000 emigrants français, qui passèrent au Canada en même temps que 15000 s'établissaient à la Martinique (1678); or depuis ces deux siècles, et tandis que la population de la Martinique restée française n'a pas même pu se maintenir et est descendue de 15 000 a 9500, la population française du Canada, malgré les désastres de la conquête anglaise, les douleurs, les entraves qui l'ont suivie et la rude concurrence des colons anglais, la cessation de toute immigration, la population française a pu, par elle-même, en deux siècles, centupler ! je dis bien centupler ; de 10 000 s'élever à 1 million (880 000 en 1 861 ) ' . Voilà ce que fait une population qui a devant elle des terres à cultiver et dans le sang l'activité d'une bonne race, soutenue, excitée par un climat approprié, peu différent de celui avec lequel une longue suite de générations l'avait harmonisée.

Cependant il ne faudrait pas que, par ces exemples, on crût qu'il n'y a que les climats tropicaux qui paralysent l'activité des populations de la zone tempérée. Je retrouve le même amoindrissement pour ies immigrants dans un climat tout opposé, pour l'Islande.

Cette île a été colonisée dès le neuvième siècle, et la population norwégienne a d'abord paru y prospérer ; elle s'est élevée à plus de 100000 habitants, puis elle a été en déclinant : elle est aujourd'hui de 60 000.

1 Ce qui suppose par couple sept ou huit enfants arrivant à l"âge adulte; ce qui est beaucoup, mais ce qui ne paraît pas au-dessus de la fécondité des familles canadennes, auxquelles tous les auteurs attribuent dix, douze, quinze et vingt enfants vivants,

t. vil (2e sfbie). 46

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722 SÉANCE OtJ 1*1 AOOT 1872.

« Là première impression du voyageur, écrit M. Charles Edmond, est plutôt en faveur des Esquimaux (du Groenland) que des Islandais ; ces derniers, en dépit de la régularité de leurs traits (M. Ch. Edniond veut dire de leur figure

aryenne), ont un air mou, opprimé, éteint; on voit qu'ils ne vivent pds avec plaisir : ils se laissent végéter avec résignation. Les Esquimaux, au contraire, semblent contents d'être au monde ; on sent qu'ils sont chez eux; ils poussent sur uiisol adapté à leur nature. La contradiction entre les Islandais et le milieu qui les entoure est flagrante : lenorwégien transplanté est un exotique en Islande, en dépit des siècles ëcoulés. »

Voilà donc des exemples que je pourrais multiplier beaucoup, qui nous montrent le funeste effet d'un changement notable de climat, qui ne permettent guère de se flatter que les populations européennes puissent, dans les climats extrêmes, conserver leur activité ;;elles ne disparaissent pas toujours, mais, comme le dit M. Ch. Edmond, elles S'y traînent, elles y végètent, atteintes surtout dans leur activité intellectuelle et frappées d'une fatale médiocrité dans leurs œuvres scientifiques et artistiques.

Ces études préliminaires vont-elles nous permettre d'isoler Pinfluence intime du climat sur la vitalité, l'activité des groupes humains de même origine, afin de ne pas compliquer le problème des influences héréditaires. A ne considérer que l'époque contemporaine et les exemples que nous venons de citer, la solution semble s'offrir d'elle-même.

Il est incontestabln que, de tous les grands groupes humains d'origine aryenne peuplant l'Europe, l'Asie, l'Amérique, ceux qui habitent les parties tempérées ayant le climat de la France méridionale pour extrême Sud, celui de la Prusse comme extrême Nord, ne soient partout à là tête de la civilisation, de l'activité et du travail; il faut dire aussi la Suède méridionale elle-même, qui doit au Gulf-Stream

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BERTILLOH. — INFLUENCE D$S MILIEUX.

un climat assez doux. Il semble donc que e'est cette zone tempérée qui assure le développement le plus complet des sociétés humaines ; que plus au nord et plus au sud, il n'y a plus que déchéance, irrémédiable infériorité. Mais il suffît de se souvenir de révolution historique pour voir qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Partout la civilisation a commencé par les contrées tropicales ! C'est l'Egypte, c'est l'Inde ; en Amérique même, c'est l'Amérique centrale (Pérou et Mexique) qui ont été les berceaux de la civilisation !

Serait-ce donc fortuitement que partout elle a choisi pour naître ces contrées luxuriantes où la chaleur et l'humidité réunies font foisonner la vie végétale et animale ? Un tel hasard est paradoxal, il répugne à notre raison. Et cependant si ce sont des conditions de milieux qui ont eu (eomm© je prétends l'établir) celte magnifique influence de faire surgir la civilisation, pourquoi voit-on ensuite cette même civilisation délaisser peu à peu les lieux fortunés qui l'ont vue naître, et que partout on la voit s'élever lentement vers le nord en Chaldée, en Perse, en Phénicie, enfin en Grèee» en Italie et en Espagne ? Puis il semble que ces climats deviennent à leur tour trop chauds pour elle, et la voilà qui monte encore vers le nord. Et la France* l'Angleterre, l'Autriche et l'Allemagne du Sud deviennent les pays d'élection de cetle voyageuse ! Va-t-elle donc continuer son ascension vers le nord, et, comme l'assurent les riverains de la Balti" que, nous quitter à notre tour pour leur porter ses faveurs ?

Que devient pourtant l'influence du milieu climatériipe dans ces étapes de climats en climats? Eh bien ! je prétends établir que cette influence ne cesse pas d'être souveraine* que c'est surtout par elle que se fait cette migration de la civilisation.

Quand, la première, l'humanité eut assuré les premiers moyens de pourvoir à sa subsistance, qu'elle eut créé langage, formé ses premiers radiments de société, t

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724 SÉANCE DU 1er AOUT 1872.

était mûre pour une vie plus élevée, que des besoins artistiques et intellectuels flottaient déjà dans son cerveau, que fallait-il pour leur plus ample manifestation? Ce qu'il faut aujourd'hui, un peu de loisir, et pour ce, il fallait que l'homme ne fût pas obligé de consacrer tout son temps, tontes ses forces à la conquête de l'aliment. Il fallait, comme disent les économistes, que le travail de l'homme produisît un excédant.

Mais l'homme n'avait alors pour outils de travail que les misérables cailloux que vous connaissez, et sans doute pas ou bien peu d'animaux domestiques. Il lui fallait donc, avec de tels instruments, des conditions bien favorables pour qu'il pût produire plus que sa consommation. Ces conditions, il les trouva dans la vallée du Nil, puis dans le luxuriant climat de l'Inde. Là, la nature, d'une inépuisable fécondité, n'exige qu'un mince travail pour produire beaucoup; le travail d'un homme peut facilement en nourrir plusieurs. Cela étant, il eût sans doute été plus équitable que chacun des habitants de ces contrées privilégiées travaillât un peu et jouît du loisir que lui permettait un heureux climat. Mais ce n'est pas avec cette mansuétude que s'est développée l'humanité ; sa voie est autrement douloureuse.

Ces fertiles contrées ont toujours été l'objet des convoitises des hommes, et, dès l'aube de l'histoire, nous les voyons devenir la proie des hommes les plus forls de ces temps. Vainqueurs , ils réduisent à l'esclavage les premiers possesseurs, c'est-à-dire qu'ils se font nourrir par eux, qu'ils s'attribuent cet excédant que produit le travail d'un soi fertile, et se réservent pour préserver leurs conquêtes des convoitises étrangères.

Dans des pays où un long labeur est nécessaire pour produire l'aliment, l'humanité en est restée longtemps à ce point; l'esclavage des vaincus ne parvenait qu'à grand'-

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BERTILLON. — INFLUENCE DES MILIECX. 725

peine, nous le savons par les famines du moyen âge, à nourrir le vainqueur. En Egypte et dans l'Inde, il en fut bientôt autrement. Dans ces climats à haute température, l'homme •— l'esclave surtout — vit de peu ; son vêlement peut être réduit presque à néant; la production alimentaire dépasse donc plus vite qu'ailleurs ce qui est nécessaire à nourrir et l'esclave et le maître. Mais le maître ne laissera pas pour cela chômer son esclave. Il remploiera à réaliser les conceptions imaginaires qu'il a enfantées dans ses loisirs : des palais, des temples, des tombeaux, des statues ; il l'emploiera encore à nourrir les architectes, les artistes qui Faideront à imaginer et à réaliser ses somptuosités, les poètes qui chanteront sa gloire, les prêtres qui lui attireront le respect des hommes et la faveur des dieux, à moins que (comme il est arrivé souvent) le prêtre ne soit le vrai souverain et le soldat le premier serviteur : telle est l'origine des castes. :s,

Quoi qu'il en soit, il est manifeste que, dans un tel milieu seulement, par le labeur de l'esclave et sous la verge du maître pouvaient se développer les étonnantes prodigalités que nous offrent et l'Egypte et l'Inde.

Sans doute, l'esclavage a été le moyen ; mais la cause essentielle, c'est le climat et la fécondité qu'il engendre. C'est celte même fécondité qui a appelé la conquête et qui par là a assuré la possession de cette terre entre les mains des plus forts, des meilleurs ; et je dis que c'est cette même fécondité qui a donné naissance à la servitude, indispensable nourrice de toute civilisation naissante.

En effet, dans un pays où le travail de chaque homme peut à peine suffire à fournir à ses premiers besoins, à quoi bon l'esclave, le serviteur, puisque, par hypothèse, Fes- clave ne parvient qu'à so nourrir? son travail ne laisse pas d'excédant. Ainsi le profit et la raison de l'esclavage croissent avec la fécondité du sol. C'est encore pour cela que le

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7% SÉANCE DU iM AOUT 481*2.

sauvage n*a pas d'esclave ; le vaincu, il a plus de profit à ie tuer et aie manger. L'esclavage a été le premier signe et le commencement nécessaire de la civilisation, un de ses instruments les plus puissants, et j'ai montré que, dans le principe, il ne pouvait être vraiment producteur que dans les feiliies contrées où justement s'est levée la civilisation.

C'est donc l'inflexible raison des choses, une influence de milieu, qui a fait franchir à l'homme ce pas décisif de la sauvagerie pour le faire entrer dans 3a civilisation.

Une fois née, les premiers bégayements de l'histoire nous la montrent se répandant comme une plante traçante ; voilà ses stolons qui s'étendent en Chaldée, en Phénicie, en Grèce.

Mais pourquoi la vaiiée du Nil, l'Egypte ne conservent- elles pas leur prépondérance ? pourquoi la Babylonie, la Phénicie et enfin la Grèce, qui ont évidemment allumé chez les Pharaons le flambeau de leur civilisation, vont- elles tour à tour éclipser l'Egypte? A-t-eile perdu sa merveilleuse fécondité, un autre Nil coule-t-il en Attique, ou l'influence du milieu a-t-il perdu ses droits1? Au contraire ; c'est par cette influence que se déplace le centre de la civilisation. Dans l'origine, quand l'homme était sans instruments, son activité comptait pour peu; il empruntait sa force à cet excédant du produit sur sa consommation, et cet excédant ne lui provenait que des faveurs de l'aime nature. Alors une exubérante fécondité lui était indispensable ; mais, maintenant, le voilà pourvu d'animaux domestiques : du cheval, du porc, du bœuf, du mouton, du chien ; des premiers instruments agricoles : de la charrue, du chariot ; de légumes et de céréales, de l'olivier. Muni de ces richesses, les conditions de son alimentation sont moins fatalement liées aux conditions naturelles du sol; par son travail, il fera ce sol : c'est la valeur propre de l'homme qui devient le coefficient le plus important de son develop-

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BERÎ1LL0N. — INFLUENCE DES MILIEUX. 7â7

pement, de ses progrès. Alors la valeur relative des milieux des climats ne s'amoindrit pas, mais se déplace. Avant, le climat le plus favorable était celui qui fécondait le plus puissamment la vie végétale, maintenant ce sera celui qui sera le plus favorable à l'homme lui-même. Humidité et chaleur, voilà ce qu'il fallait pour épanouir la première civilisation ; celle qui la suit exigera un milieu plus salubre, où le cerveau soit moins alangui par une chaleur torride, le corps moins affaibli par les émanations palustres. Voilà pour la civilisation nouvelle les conditions mésologiques qui devaient assurer la palme à la Grèce, à l'Italie. Ici encore l'esclave est l'agent indispensable du progrès ; c'est lui qui, par les engins perfectionnés de l'agriculture, du commerce, assure aux libres citoyens, aux artistes, aux législateurs, aux penseurs une vie de loisir nécessaire à leur développement ; mais ces élus, sous un ciel plus propice à leurs méditations, surpasseront d'autant les lourdes et bizarres conceptions des premiers initiateurs. Voilà pourquoi et comment, selon nous, la civilisation, d'abord et nécessairement tropicale, est devenue partout et non moins nécessairement simplement méridionale.

Sans doute, les qualités intrinsèques de la race ont une part importante à. réclamer dans ces développements ; et si la Grèce, si l'Italie eussent été habitées par des Australiens ou seulement par des Chinois, nul doute que leur climat n'eût pas suffi pour y faire naître des Sophocles, des Phidias, des Arisiotes, ou des Archimedes, desLucrèces et des Virgiles. Mais un climat plus tempéré n'était pas moins nécessaire.

Les nombreuses colonies grecques ou italiennes qui se sont élablies sur le sol africain se sont rapidement éteintes sans gloire et sans nom, tandis que ces mêmes colonies grecques et italiennes se sont maintenues dans un climat à peu près identique : l'Asie Mineure, l'Italie, la Provence

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T28 SÉANCE DU 1er AOUT 1872.

ont jeté un long éclat et plusieurs sont encore vivantes. Maintenant, messieurs, il me reste à expliquer la der

nière étape de la civilisation, pourquoi et comment, sans abandonner l'heureux climat italien, elle a pourtant de nos jours son apogée dans des climats encore plus tempérés. Je ne crois pas que les raisons soient autres que celles que l'on fait passer des tropiques dans le midi de l'Europe.

Il est manifeste que c'est sous notre ciel que l'homme déploie avec le moins d'efforts la plus grande somme de travail.

Ils ne pouvaient conserver le sceptre du progrès, les climats où le farniente est une délectation reçue; en France, c'est un vice malfamé; en Angleterre, une souffrance si cruelle, que plusieurs, pour y échapper, se réfugient dans la mort. D'autre part, l'homme a su, par son industrie et son activité, par une agriculture moins routinière, tirer de ce sol (malgré des hivers plus longs et plus rudes) des moissons au moins aussi abondantes que celles des contrées méridionales ; il a donc assuré cet excédant si indispensable à nourrir ses savants, ses artistes; il était donc nécessaire que le sceptre du progrès lui échût en partage.

Il me semble, messieurs, que j'ai, selon ma promesse, montré que l'influence des climats a joué un rôle considérable dans la marche successive de la civilisation des tropiques à la zone tempérée; j'aurais pu certainement grossir ma démonstration de tous les faits de même ordre que me présentent en grand nombre et l'Asie et l'Amérique, mais c'eût été sans beaucoup de profit allonger un travail déjà bien long. »

Sï«r les peuples celtiques;

PAR M. G. LAGNEAU.

« Avant la publication dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales d'un manuscrit assez étendu sur les