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RESEARCH ARTICLE Le faux proble `me de l’inde ´finition de la religion: les origines du ‘proble `me’ et ses enjeux actuels Raphae ¨l Liogier* Observatoire du Religieux, France (Received October 2009; final version received September 2010) When one refuses to participate in shallow debates on the definition of religion, which define in general tactics of declassing the beliefs of others or of under- classing our own beliefs, one recognizes that beyond the emerging patchworked spiritual diversification which emerges in today’s advanced industrial societies there is a unified religious dogma. The idea that spirituality will be contradictory to religion does not constitute a pertinent concrete distinction, but occupies a place in this new religious dogma that presents itself as spiritual. Keywords: religion; spirituality; beliefs; post-industrial culture La religion n’est pas plus difficile a ` de ´finir qu’une chaise La difficulte ´ que l’on semble avoir a ` de ´finir des phe ´nome `nes, parfois me ˆme la de ´claration d’une impossible de ´finition, est le signe que les phe ´nome `nes en questions sont au cœur de luttes d’inte ´re ˆt particulie `rement virulentes. Le re ´el se pre ´sente toujours indirectement a ` nous, a ` distance, quels que soient les objets que nous visons, car la perception est toujours une synthe `se, autrement dit un troisie `me terme (C) qui n’est ni le sujet percevant (A), ni l’objet perc ¸u (B). C’est le re ´sultat d’une relation, d’une ope ´ration perceptive. L’acquisition de connaissance ne peut s’effectuer, ainsi que l’a montre ´ Kant, que par ce type de synthe `se (Kant 1980, pp. 780Á811). Qu’importe que l’objet vise ´ soit une parcelle de matie `re inerte (une table, un mur, un arbre), ou vivante (un individu, un animal) ou me ˆme une ide ´e (la de ´mocratie, la liberte ´) ou encore une institution (la Re ´publique, une entreprise) ou me ˆme un sentiment (le bonheur, l’amour) ou une sensation (un son, une couleur comme le rouge ou le bleu). Dans tous les cas, nous n’avons pas acce `s a ` la chose en soi, mais a ` une impression au sens photographique ou au sens de l’imprimerie, une impression contre nos parois sensitives qui se traduit par un e ´branlement nerveux, une excitation optique ou auditive ensuite code ´e, classe ´e et stocke ´e. Personne ne perc ¸oit, par ailleurs, une me ˆme chose selon la me ˆme perspective, ne serait-ce que parce que personne n’est situe ´ au me ˆme endroit dans l’espace physique, dans le me ˆme rapport d’ombres et lumie `res, ni a ` la me ˆme position dans l’espace social, ni ne posse `de exactement la me ˆme structure sensorielle (les animaux n’ont pas le me ˆme outillage sensoriel que nous, et nous ne disposons pas d’ailleurs, chacun d’entre nous, exactement du me ˆme outillage sensoriel que chacun de nos fre `res humains). Par conse ´quent, les mots ne sont toujours que des consensus relatifs exprimant des *Email: [email protected] International Review of Sociology Á Revue Internationale de Sociologie Vol. 21, No. 1, March 2011, 145Á173 ISSN 0390-6701 print/ISSN 1469-9273 online # 2011 University of Rome ‘La Sapienza’ DOI: 10.1080/03906701.2011.544195 http://www.informaworld.com

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RESEARCH ARTICLE

Le faux probleme de l’indefinition de la religion: les origines du‘probleme’ et ses enjeux actuels

Raphael Liogier*

Observatoire du Religieux, France

(Received October 2009; final version received September 2010)

When one refuses to participate in shallow debates on the definition of religion,which define in general tactics of declassing the beliefs of others or of under-classing our own beliefs, one recognizes that beyond the emerging patchworkedspiritual diversification which emerges in today’s advanced industrial societiesthere is a unified religious dogma. The idea that spirituality will be contradictoryto religion does not constitute a pertinent concrete distinction, but occupies aplace in this new religious dogma that presents itself as spiritual.

Keywords: religion; spirituality; beliefs; post-industrial culture

La religion n’est pas plus difficile a definir qu’une chaise

La difficulte que l’on semble avoir a definir des phenomenes, parfois meme la

declaration d’une impossible definition, est le signe que les phenomenes en questions

sont au cœur de luttes d’interet particulierement virulentes. Le reel se presente

toujours indirectement a nous, a distance, quels que soient les objets que nous visons,

car la perception est toujours une synthese, autrement dit un troisieme terme (C) qui

n’est ni le sujet percevant (A), ni l’objet percu (B). C’est le resultat d’une relation,

d’une operation perceptive. L’acquisition de connaissance ne peut s’effectuer, ainsi

que l’a montre Kant, que par ce type de synthese (Kant 1980, pp. 780�811).

Qu’importe que l’objet vise soit une parcelle de matiere inerte (une table, un mur, un

arbre), ou vivante (un individu, un animal) ou meme une idee (la democratie, la

liberte) ou encore une institution (la Republique, une entreprise) ou meme un

sentiment (le bonheur, l’amour) ou une sensation (un son, une couleur comme le

rouge ou le bleu). Dans tous les cas, nous n’avons pas acces a la chose en soi, mais a

une impression au sens photographique ou au sens de l’imprimerie, une impression

contre nos parois sensitives qui se traduit par un ebranlement nerveux, une excitation

optique ou auditive ensuite codee, classee et stockee. Personne ne percoit, par

ailleurs, une meme chose selon la meme perspective, ne serait-ce que parce que

personne n’est situe au meme endroit dans l’espace physique, dans le meme rapport

d’ombres et lumieres, ni a la meme position dans l’espace social, ni ne possede

exactement la meme structure sensorielle (les animaux n’ont pas le meme outillage

sensoriel que nous, et nous ne disposons pas d’ailleurs, chacun d’entre nous,

exactement du meme outillage sensoriel que chacun de nos freres humains). Par

consequent, les mots ne sont toujours que des consensus relatifs exprimant des

*Email: [email protected]

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie

Vol. 21, No. 1, March 2011, 145�173

ISSN 0390-6701 print/ISSN 1469-9273 online

# 2011 University of Rome ‘La Sapienza’

DOI: 10.1080/03906701.2011.544195

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syntheses variables (ou representations) d’un individu a l’autre en fonction de sa

relation irreductiblement singuliere avec les objets vises. Ces consensus variables que

sont les mots, stabilises pendant un temps et pour une communaute d’individus,

servent a se reperer, a distinguer, a communiquer, a agir, a se reconnaıtre. Parconsequent, la chaise sur laquelle je m’assois comme la religion que je pratique ne

posent ni plus ni moins de probleme de definition l’une que l’autre. Dans tous les cas,

il s’agit de designer une chose a travers un consensus nominal qui rende compte au

plus pret d’un ensemble de syntheses irreductiblement variables et multiples.

Ce petit detour par la theorie de la connaissance etait necessaire en vue de

dissoudre par avance la fallacieuse declaration d’une difficulte particuliere, voire de

l’impossibilite, qu’il y aurait a definir la religion contrairement a d’autres pheno-

menes moins mysterieux, moins opaques et plus simples. Si probleme il y a, il netient pas a la nature du phenomene en lui-meme, mais a la difficulte a realiser un

consensus sur sa designation et a la fragilite d’un tel consensus dans des conditions

sociales particulieres, lorsque les interets en presence sont multiples et opposes.

Les interets contradictoires en presence, dans la definition de la religion, peuvent

etre individuels (attaches a une biographie personnelle), ils peuvent tenir a des

coalitions d’interets individuels, ou relever d’un interet social plus general constitutif

d’une culture dominante historiquement determinee.

Exemples d’interets individuels

Depuis le debut des annees 80 les groupes bouddhistes occidentalises attirent des

individus de moins en moins marginaux, appartenant a des classes sociales plutot

elevees et en general urbaines (Etienne et Liogier 1997). Pourtant une forte

proportion de ces nouveaux bouddhistes, et de facon assez surprenantes parmi les

plus fideles, n’envisagent pas leur adhesion, leur croyance et leur pratique comme

religieuses, mais comme spirituelles pour les uns, comme une philosophie de vie pourd’autres, comme une science du mental, ou meme parfois comme une simple hygiene

interieure. On peut s’etonner d’une telle denegation de la part de personnes suivant

regulierement les enseignements d’un lama tibetain, recitant quotidiennement des

mantras, ayant pris refuge, apportant des offrandes, disposant chez eux d’un autel

ou fume de l’encens en permanence, ou trone un bouddha et des bodhisattvas, des

objets devotionnels comme les tankas (images pieuses, sortes d’icones tibetaines). Un

detour biographique permet de resoudre l’enigme. L’athee marxiste et maoıste dans

les annees 60, soudain engage dans la cause tibetaine, suite a sa deception devant desformes totalitaires, sovietiques ou chinoises, de plus en plus indeniables, et qui, par

glissement progressif s’interesse au bouddhisme et finit meme par devenir boud-

dhiste, ne pourrait, sans se renier tout a fait, sans renier l’ensemble de sa destinee, le

recit de vie qu’il s’efforce malgre tout de rendre coherent en passant d’une cause a

l’autre, admettre etre devenu religieux.1 L’expression ‘religieux’ est insoutenable a ses

oreilles de marxiste visceral. C’est ainsi qu’il a interet a definir sa pratique comme

spirituelle, ou meme comme relevant de la science de l’esprit, de la philosophie,

autant d’activites sonnant positivement, mais surtout bien distinctes, dans sonimaginaires, du religieux (Liogier 2003a, pp. 135�147). De meme, de nombreux juifs,

dans une proportion superieure a la population generale, frequentent des groupes

bouddhistes, au point que s’est popularise le qualificatif, utilise par les interesses

eux-memes, de Jubu (Liogier 2004, pp. 382�383), contraction anglophone de

146 R. Liogier

juif-bouddhiste, Jew-Buddhist. Ce Jubu n’entend pas, le plus frequemment, apparte-

nir a une autre religion que le judaısme, pour des raisons d’enracinement identitaire,

meme si au fond sa pratique proprement religieuse et son systeme de croyances, sont

plus proches du bouddhisme. Il preferera, pour ne pas se donner le sentiment de

trahir ses origines (et [ou] de donner ce sentiment aux autres), ne pas considerer le

bouddhisme comme une religion. Les chretiens, de leur cote, qui sont eux aussi

nombreux a etre sensibles au bouddhisme, tendent a interpreter leur eventuelle

frequentation de cet autre monde religieux comme un complement, comme une

maniere d’approfondir leur foi sans empiete le moins du monde sur la coherence

dogmatique du christianisme. Cette attitude touche a son paroxysme dans le dis-

cours de ce pretre catholique ordonne moine zen (Etienne et Liogier 1997). La

double appartenance est ainsi rendue possible, sans contradiction interieure, par la

rhetorique du bouddhisme comme simple technologie contemplative mise au service

de la foi chretienne.

Le reservoir des denegations individuelles est loin d’etre epuise par cette courte

enumeration. Il pourrait etre d’ailleurs etendu a l’ensemble des systemes originelle-

ment religieux comme le yoga, qui ont ete plus encore que le bouddhisme presque

entierement deconfessionnalises en contexte hypermoderne. Car, effectivement, ces

jeux de denegation individuelle sont indissociables du contexte social general, ne

serait-ce que du contexte basique de la modernite qui permet la coexistence dans

un meme espace d’une multitude indefinie de groupes religieux. Or, meme si la

modernite n’est pas en principe exclusive en tant que telle, etant theoriquement

neutre, etant un contenant depourvu de contenu dogmatique predefini (ie de contenu

traditionnel), elle accueille et protege des traditions qui, elles, peuvent etre exclusives.

Autrement dit, meme si du point de vue de l’Etat on peut choisir sa religion et meme

plusieurs religions (c’est au fond ce qui definit le mieux la secularite des institutions

modernes), du point de vue de certaines (de la plupart!) de ces religions, on ne peut

en choisir qu’une. Un musulman, un juif, un chretien pourrait etre en meme temps

bouddhiste du point de vue de l’Etat, mais pas du point de vue de l’islam, du

judaısme et du christianisme. Pourtant, de fait, ces religiosites se cotoient,

s’influencent, et les croyants voyages de l’une a l’autre. De sorte que ce nomadisme

necessite un bricolage individuel, pour reprendre le mot de Levi-Strauss tant de fois

utilise (jusqu’a l’usure!), qui est un bricolage essentiellement lexical.

Exemple de coalitions d’interets

La laıcite francaise n’est pas seulement un systeme juridique stricto sensu, mais un

ensemble de regles du jeu implicites et explicites a travers lesquelles s’expriment des

coalitions d’interets pour la definition de politiques publiques religieuses. Ces

coalitions d’interets, elles aussi, s’affrontent a travers un lexique classant ou

declassant. Meme si nous vivons theoriquement en France, depuis la loi de 1905

sur la Separation des Eglises et de l’Etat, dans une Republique qui ‘ne reconnaıt,

ne salarie ni ne subventionne aucun culte’,2 nous verrons neanmoins apparaıtre dans

les rapports parlementaires relatifs aux ‘sectes’ (Vivien 1983), rapports qui emanent

donc de la Republique francaise, l’expression de ‘religions reconnues’. Le ‘culte’

est ainsi distingue de la ‘religion’. Les expressions de Grandes religions reviennent

tout aussi regulierement dans les debats publics afin de les distinguer des ‘sectes’.

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 147

Une serie de termes serviront aussi a declasser certaines denominations religieuses

comme ‘fondamentalismes’, et l’on pourra d’ailleurs se poser la question de savoir si

le fondamentalisme est vraiment une religion ou seulement une maladie politique,

voire psychologique, bref une pathologie religieuse mais ‘en rien’ une religion

authentique, normale. Les conflits portent essentiellement la aussi sur des problemes

de definitions, en particulier sur ce qu’est une secte. Le mot en contexte francais

signifie globalement mauvaise religion ou meme non-religion (phenomene non

‘authentiquement’ religieux) pour les representants des lobbies desdites Grandes

religions. C’est en partie pour une question de definition et de conflits d’interets que

la MILS (Mission Interministerielle de Lutte contre les Sectes) va devenir la

MIVILUDE (Mission Interministerielle de Lutte et de Vigilances contre les Derives

Sectaires) (Liogier 2006).3 Sociologiquement, en contexte francais, on peut dire avec

Daniele Hervieu-Leger que la Secte est la religion de l’autre, c’est elle qui occupe la

place de ce qu’etait l’heresie dans le monde catholique medieval s’opposant a la seule

vraie religion. Ce qui nous permet de passer, au-dela des conflits de coalition

d’interet a l’interet social plus general qui se confond a peu pres avec ce que les

historiens, et les philosophes de l’histoire, appellent un regime de verite, ou recipient-

programme (Veynes 1992).

Exemple d’interet social general

Durant la periode de l’histoire et dans le gigantesque perimetre europeen ou l’Eglise

catholique disposait du monopole de la gestion des biens du salut, la definition de

la religion se confondait avec la definition de l’Eglise elle-meme, seule vraie religion.

Il est a noter d’ailleurs que l’inertie cognitive d’un tel monopole, et ses effets sur

la definition de la religion, n’ont pas disparu avec les processus de secularisation.

Dans les pays europeens qui sont restes le plus longtemps domines par le

catholicisme, le sud de l’Europe en general et la France en particulier, on a beaucoup

plus de mal a concevoir la religion sous des formes eloignees de celles de l’Eglise

catholique.4 Et dans l’ensemble des pays influences par les religions bibliques

on a encore du mal a envisager la religion sans croyance en une entite divine

transcendante unique. Une aussi longue periode de domination symbolique ne peut

pas ne pas laisser de traces jusque dans les definitions actuelles de la religion, chez les

sociologues contemporains eux-memes. Plus influencee par le catholicisme, Danielle

Hervieu-Leger par exemple, tout en distinguant le religieux de la religion, met

l’accent, pour definir cette derniere, sur l’insertion dans une tradition legitimatrice

(Hervieu-Leger 1993). Chez Jean-Paul Willaime, plus influence par le protestantisme,

meme si le rapport a une filiation est evoque, l’accent est mis sur un charisme

fondateur (Willaime 1995). La definition de la religion n’est plus controlee par le

haut, mais est l’objet de debats, de controverses autorisees, meme si la domination

culturelle millenaire du christianisme n’a pas disparue.

Ce controle de la definition de la religion a ete particulierement bien administre

par l’ordre des jesuites, et participait directement a la tactique de conquete religieuse

hors des terres europeennes.: ‘[. . .] les jesuites sont durant plus de deux siecles, les

heros militants de la distinction entre religion, idolatrie et philosophie’ (Auge 1982).

La plupart des religions africaines sont degradees en idolatrie, regime croyant

essentiellement fonde sur la superstition, a la difference de la vraie religion fondee sur

148 R. Liogier

la foi. La plupart des types religieux rencontres sont soit consideres comme idolatres

ou magiques, s’ils se referent trop directement a des assortiments de techniques

symboliques d’intervention mondaine, soit consideres comme simplement philoso-

phiques (n’empietant pas, donc, sur le domaine religieux), s’il semble que l’on ait

affaire a des descriptions de la nature et du cosmos dont se deduit une simple morale

civile. Il ne s’agissait pas toujours en effet de declasser la religion de l’autre en

l’enferment dans la definition de l’idolatrie, mais parfois, lorsqu’elle etait tropenracinee dans une civilisation puissante et evoluee, d’en gommer le fond religieux,

par un simple jeu de definition, afin de la rendre compatible avec la vraie et seule

religion chretienne. Dans ce sens, le culte des ancetres et le confucianisme, dont

nombre d’aspects sont en realite incompatibles avec la dogmatique catholique, seront

interpretes comme des sagesses ou philosophies sociales conditionnant des rites civils

et nullement religieux. Au XVIeme siecle, le jesuite Matteo Ricci, et ses successeurs,

tenterent de demontrer que le confucianisme n’etant pas une religion, le catholicisme

pouvait parfaitement penetrer l’Empire du Milieu en s’adaptant a la culture chinoise.

Les debats sur les frontieres du religieux participaient donc deja a dresser une

cartographie du monde, avec des cultures plus ou moins eloignees mais tournant

irresistiblement autour d’un centre de gravite chretien. Lorsque la culture visee etait

trop complexe et trop systematiquement developpee pour etre attaquee de front ou

assimilee, ses formes religieuses seront definies comme simplement philosophiques,

ce qui avait pour double fonction de n’offusquer personne, ni les indigenes ni le

Vatican, et de justifier un proselytisme portant sur la dimension proprement

religieuse, n’empietant pas en theorie par consequent sur la sagesse locale; sagesselocale qui, puisqu’elle n’est qu’une sagesse civile, ne risque pas non plus, en sens

inverse, d’empieter sur la verite chretienne proprement religieuse. En revanche,

lorsque les cultures visees, comme en Afrique, sont parcellisees, faibles politique-

ment, moins systematiques dans leurs elaborations dogmatiques, il est plus efficace

de les degrader en idolatrie, construites sur des superstitions indignes d’etre

maintenues et qui doivent donc etre combattues de front cout que cout.5 Comme

l’ecrit tres clairement Marc Auge ‘le debat sur les frontieres [de la religion] est donc

marque par un biais chretien ou, plus largement, monotheiste’, et il rajoute que

‘si toute religion non monotheiste s’y devoie en magie ou en philosophie, c’est en

raison d’une intolerance de principe qui ne peut admettre, en la matiere, aucun

relativisme’, pour en conclure que ‘la categorie de la superstition est l’arme de ce

debat [. . .]’ (Auge 1982, p. 47).

Au-dela meme des tactiques proselytes conjoncturelles, la delimitation entre le

domaine de la non-religion et de la religion, est une maniere de placer l’autre sur

une echelle de valeurs menant de l’inferieur au superieur. Les cultures sont ainsi

hierarchisees en fonction de leur proximite ou de leur eloignement du noyaurepresente par la religion.6

Il y a continuite entre les jeux de definitions classantes/declassantes des jesuites

et la premiere anthropologie sociale, qui elle-meme s’alimenta a l’historicisme

romantique promu par les philosophes idealistes et ethnocentriques tel qu’Hegel

(Hegel 1807). L’idolatrie fondee sur la superstition designee par les missionnaires

catholiques, devient la magie fondee sur l’erreur designee par les anthropologues.

La magie etant une sorte de science impuissante, une parodie, qui trouvera dans

la science moderne son depassement definitif, selon les vues associationnistes

par exemple de Frazer (1950): incapable d’explication et d’action mecaniques reelle,

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 149

la magie fonctionne par associations symboliques. La magie est l’expression par

excellence de la mentalite prelogique (Levy-Bruhl 2007). Au XIXeme siecle, c’est

la science moderne qui supplante la religion comme noyau autour duquel les cultures

qui en sont plus ou moins eloignees, gravitent, la religion appartenant elle-meme,

dans cette galaxie, a une sphere culturelle certes superieure a la magie et plus proche

de la rationalite, mais qui est elle-meme depassable (et meme a depasser). La religion

etant theoriquement a depasser, il devient inconvenant, dans certaines conditions du

moins, de s’y referer, mais surtout de la nommer, de l’evoquer et d’y croire. Etre

religieux n’est plus la marque d’une qualite indeniable, le label d’une superiorite

naturalisee (qui va de soi), tandis qu’etre scientifique est devenu, au XIX et au

XXeme siecle, la marque d’une telle qualite, le label d’une superiorite naturalisee, du

moins en contexte francais.7 Mais lorsqu’elle occupe pleinement cette position

centrale, la science devient elle-meme religieuse, et meme une religion hegemonique,

une veritable Eglise, autrement dit, selon la celebre definition de Weber, une

entreprise detenant le monopole des biens du salut sur un territoire donne. Car c’est

bien de salut qu’il s’agit, de la production d’un metarecit, pour parler comme

Lyotard,8 qui donne un sens englobant a toutes les activites sociales et a travers

lequel les espoirs individuels peuvent se raconter. Il suffit pour s’en convaincre de lire

une partie de la litterature des XIXeme et XXeme siecle, de Jules Vernes pour

l’ingenierie sans limites, a Mary Shelley, pour une technologie qui peut meme creer la

vie. Que cette perspective soit percue avec angoisse, dans la peur de la catastrophe,

elle manifeste neanmoins l’emergence d’une foi en l’omnipotence de la science, d’une

science qui n’est pas que connaissance mais demiurgie rationnelle, technique

creatrice. Tous les prodiges sont percus des maintenant comme envisageables, et

dans l’avenir realisables. Comme nombres de constructions religieuses, particu-

lierement en contexte biblique avec la figure du prophete (en l’occurrence le

scientifique-prophete), elles reposent sur la presence de l’avenir.

Mais cette confiance, ou foi dans la science, avec son bras arme, la technique,

s’est erodee sous les attaques a la fois, de la theorie critique du type de celle de

l’ecole de Frankfort qui a tente de mettre en lumiere les glissements humainement

irrationnels de la rationalite scientifique et techniques,9 de l’epistemologie qui a

remis en cause les ambitions d’omniscience de la science, et de la sociologie des

sciences10 qui a tente de montrer que la science ne suivait pas une ligne progressive

vers toujours plus de savoir et de competence mais evoluaient, elle aussi, au gres

d’imaginaires sociaux partages par la communaute scientifique elle-meme. Sans que

soit remise en cause absolument sa legitimite, la science s’est pluralisee. Et je ne me

refere pas la a la specialisation, a la demultiplication des domaines, des methodes

et des objets scientifiques, mais a la pluralisation des perspectives en concurrence

ouverte, autrement dit des imaginaires scientifiques qui ne sont plus, comme ils

l’etaient encore durant la premiere moitie du XXeme siecle, sous un controle

dogmatique academique serre, en general positiviste.

Cette pluralisation sauvage des perspectives scientifiques ressemble assez a la

pluralisation des perspectives religieuses qui a pu faire croire, quelques decennies plus

tot, a une dislocation de la religion: dans les deux cas il n’y a pas disparition ni de la

science, ni de la religion, mais reorganisation. Nous verrons plus loin que ce contexte

de recomposition des positions symboliques non exclusives de la science et de la

religion a ete un des facteurs du deploiement de la rhetorique de la spiritualite.

150 R. Liogier

Vers une definition relativement operationnelle de la religion

Est-ce a dire que toute definition admise socialement resulte toujours de rapports de

forces symboliques et qu’elle est, dans tous les cas, immergee dans une culture

dominante, celle qui caracterise le regime de verite dans lequel la langue se dit a un

moment et a un temps donne? La reponse est positive, ce qui ne signifie pas pourtant

que le simple citoyen, ou le chercheur, doit s’abstenir de definir les phenomenes avec

lesquels il se confronte. Tout d’abord parce qu’une telle abstention est en soi

impossible: on ne percoit les choses � les choses materielles comme les idees � qu’en

en definissant les contours, et de meme on ne communique, qu’en definissant, plus

ou moins, les contours des objets que nous percevons.11 Definir revient a distinguer

les contours des choses: on parle d’un ecran de television haute definition parce que

les images qui y defilent ont des contours plus precisement dessines que sur un ecran

normal. Definir les choses est donc necessaire pour se reperer, c’est une activite

naturelle permanente et vitale, dont la langue et son vocabulaire ne sont que la

manifestation expressive. Les cliches du sens commun, ou prenotions sur le monde

social pour parler comme Durkheim (1988), meme s’ils sont analysables et

critiquables sociologiquement, sont neanmoins vitalement necessaires (Liogier 2008).Mais puisque les sciences sociales elles aussi sont humaines, elaborees par des

etres qui ne peuvent percevoir autrement que par suites de cliches, ont peut se de-

mander ce qui distingue une definition du sens commun d’une definition scientifique.

Dans les deux cas, les definitions sont fondees sur des cliches, des photographies,

des images arretees de la realite, des perspectives socio-historiquement determinees.

La difference majeure tient dans le fait qu’une definition scientifique se sait elle-

meme limitee, relative, produite socialement; elle se sait en partie arbitraire et elle se

reflechit comme telle, autrement dit, elle ne s’accorde pas une importance essentielle.

Cela ne veut pas dire que pour un scientifique la definition d’un phenomene n’est pas

importante, au contraire, la definition est importante mais elle ne designe pas une

essence, une chose absolue, immuable, une chose qui serait absolument contenue

dans le mot qui la designe (ce qui outrepasserait d’ailleurs la possibilite de tout mot,

et meme le sens de ce qu’est un mot).

Le scientifique se doit de seculariser son lexique (de le mettre a l’epreuve du

siecle: comprendre les mots avec leurs enjeux temporels), il doit imposer a ses mots

une critique sans cesse renouvelee, afin de les defetichiser. Il s’agit d’inhiber cette

facon que nous avons au quotidien d’assimiler les mots aux choses que nous

designons a travers eux, comme s’ils avaient le pouvoir magique d’etre les objets

auxquels ils ne font que renvoyer.12 Construire une definition scientifique ne doit

donc pas (surtout pas!) viser a saisir une realite immuable, a faire entrer absolument

une partie du reel dans un mot, et ne faire entrer que cette partie, ou alors aboutir au

constat d’echec tout aussi absurde consistant a conclure que le phenomene est trop

complexe, flou, evanescent, omnipresent, ou autre, pour etre cerne. Cette derniere

attitude revele, sous des apparences de modestie epistemologique, le desir de cerner

une essence introuvable, meme si ce desir est contrarie, comme si d’autre

phenomenes, moins flous, moins complexes, evanescents, omnipresents, pouvaient,

eux, etre correctement cernes en leur essence immuable. Une definition scientifique

doit contenir en elle-meme la possibilite de sa propre revision, et ne doit se

reconnaıtre qu’une validite operationnelle relative, justement relative a l’operation

scientifique en cours; elle ne doit se reconnaıtre que comme un instrument d’analyse,

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 151

lui-meme inscrit dans une histoire, ne serait-ce que l’histoire des mots eux-memes

comme celui de religion. Elle doit permettre de defetichiser les mots, de neutraliser

leur pouvoir magique en quelque sorte, de les demagnetiser en leur retirant autant

que possible leur force dogmatique, avant d’en faire usage.

Or, une partie des sciences sociales a consiste au contraire a magnetiser les mots,

singulierement celui de religion, avant d’en faire usage, les jetant ainsi dans l’arenedes luttes symboliques pour la bonne definition de leur essence anhistorique

presumee. C’est precisement cette revendication d’anhistoricite de la definition �qui se presente frauduleusement comme une expression de neutralite axiologique,

comme si l’on voulait purifier clairement les mots de leurs scories sociales avant de

s’en servir � qui outrepasse doublement les droits de la science, parce que d’une part

elle essentialise de la sorte l’objet visee a la maniere de se que pourrait faire le sens

commun, et d’autre part parce qu’elle s’arme de surcroıt du prestige de la scientificite

pour imposer plus efficacement sa propre definition dans le champ religieux lui-

meme, de sorte que, dans ces conditions, l’efficacite du sociologue, de l’anthro-

pologue (ou de tout autre logue), sera plus sociale que scientifique.13

Le seul fait de faire l’effort de reflechir les cliches projetes par les mots a partir de

leurs definitions naturelles (culturellement naturalisees) permet, particulierement

dans le cas du mot religion, d’eviter nombre de faux problemes tout en decouvrant, a

l’ombre de ces faux problemes, d’epineuses questions sociales. Mais le mot religion

n’est pas le seul a poser de si vifs problemes, nous retrouvons cela avec le motphilosophie, surtout en France depuis la fin du XVIIIeme siecle car c’est a travers

ce mot que l’identite republicaine reflechit son identite theoriquement secularise,

universelle, rationnelle. Les philosophes deviennent des douaniers postes aux

frontieres des espaces intellectuels, mais aussi postes, avec la figure flamboyante de

l’intellectuel (ou philosophe engage), aux frontieres des espaces sociaux et politiques

legitimes. Les departements de philosophie � et en particulier celui de l’Ecole

Normale Superieure � vont faire office de grands seminaires destines a former les

theologiens assermentes de la religion civile republicaine. On ne peut pas com-

prendre, si l’on ne tient pas compte de cet interet social majeur ramifie en une

multitude de discours construisant cette evidence, l’acharnement obsessionnel de

l’universite francaise a exclure les systemes metaphysiques indiens tel que le

Samkhya, ou logiques tel que le Nyaya ou la dialectique bouddhiste de Nagarjuna

(Liogier 2003b, pp. 26�29). La definition de ce qui est authentiquement philosophi-

que, sous les fards d’une pseudo-rigueur epistemologique, est en realite une facon

d’administrer l’identite francaise moderne. Les philosophes anglo-saxons n’eprou-

vent pas la meme difficulte et accepte aisement de considerer ces systemes exogenes

comme philosophiques, parce que la definition de la discipline philosophique n’estpas, pour eux, la forteresse culturelle qui garde et conserve l’identite occidentale

moderne; en revanche, ils excluent de leurs propres departements la ‘Continental

Philosophy’, qui est la pensee europeenne non-anglo-saxonne, pour eux beaucoup

trop historique, litteraire, voire verbeuse contrairement a ce que devrait etre la

philosophie rigoureuse.14

Une maniere de ne pas entrer dans ce genre de querelles scolastiques15 consiste

a ne pas exclure a priori, dans la definition choisie, tout phenomene participant

a la dynamique sociale que nous entendant decrire et analyser. Il s’agit donc, en

l’occurrence, de construire une definition toujours revisable susceptible d’integrer

l’ensemble des phenomenes religieux. Comment trouver une limite, meme revisable,

152 R. Liogier

qui rende la definition ne serait-ce que temporairement operationnelle? La definition

operationnelle que je propose, suffisamment large pour englober des phenomenes

emergeants et inhabituels tout en etant limitative, est la suivante et se compose de

trois dimensions imbriquees:

(1) Une conception globale de la realite (2) qui inclue la possibilite d’un saluttranscendant (3) justifiant un certain nombre de pratiques individuelles, communau-taires et sociales.

(1) Une conception globale de la realite, qui doit pouvoir se decliner comme un

recit, un mythe decrivant un commencement principiel (un commencement des

commencements) et une fin ultime (une fin des fins) qui confere une finalite a

l’existence personnelle et a la vie collective. Ce recit englobant du commencement et

de la fin doit raconter le monde au-dela des antinomies de la Raison pure, pour

reprendre la celebre description kantienne des limites de l’entendement. Le religieux

releve du metarecit parce qu’il s’agit de raconter l’en-deca, l’au-dela, l’apres-apres,

l’avant-avant, tout ce qui ne peut faire l’objet d’une experience sensorielle, ce qui doit

exister au-dela de l’entendement et qui ne peut donc se formuler dans une

formalisation intellectuelle mais seulement sous la forme suggestive du mythe.

Bergson a bien resume ce besoin vital de merveilleux, a l’echelle humaine, aussi

necessaires aux hommes que l’instinct l’est aux animaux, dans ce qu’il nomme ‘la

fonction fabulatrice’ (Bergson 1959, pp. 1061�1152). Il ne peut s’agir d’une simple

conception du monde, constituee de propositions philosophiques ou de dogmes,

faisant l’objet d’une adhesion intellectuelle, meme si des interpretations philosophi-

ques et des dogmes peut en etre tires. Car le religieux est ce qui est susceptible de

provoquer avant tout, avant toute adhesion intellectuelle, une adherence mythique,16

et qui insere de la sorte l’homme dans un metarecit a l’interieur duquel il peut

raconter sa propre vie au-dela de son existence materielle et temporaire. La religion

constitue une sorte de sol narratif sur lequel nos pas successifs tracent une destinee.(2) Le deuxieme element de la definition decoule directement du premier. Ce recit

total, ou metarecit, ne peut etre seulement descriptif, mais doit faire participer celui

qui le raconte et se le raconte. Le metarecit doit etre vecu comme une promesse de

salut transcendant, comme une vision d’esperance portant l’homme, chaque homme

individuellement, au-dela de sa condition materielle. Le salut transcendant est la

projection d’une fin, finalite qui ne se resout pas a une terminaison. Dans ce sens,

meme le bouddhisme est religieux, le nirvana etant une fin qui ne termine pas

l’existence mais les souffrances personnelles (Liogier 2004), ou meme un mouvement

comme le transhumanisme, pourtant materialiste, dans la mesure ou il raconte un

depassement ultime de toutes les limites physiques de l’homme (Liogier 2010).(3) Le troisieme element de la definition decoule aussi directement du deuxieme. Le

mythe, qui raconte le salut, doit le rendre plausible concretement et donc l’incarner

dans des scenarios qui impliquent chaque croyant. Il faut que les fideles puissent etre

les acteurs du metarecit. C’est ainsi que sont proposes des voies spirituelles, des

prescriptions morales, des modes de comportement, des rites a travers lesquels des

parties du mythe sont revecues, et toute une technologie religieuse, incluant la

meditation, la priere, les mantras, les prosternations. En outre, ces scenarios

(accompagnes de leur prescription du bien et du mal, de leur voies specifiques, de

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 153

leur technologies spirituelles) sont necessairement geres par des institutions plus ou

moins hierarchisees, plus monopolistiques sur un territoire donne.

A partir de cette definition de travail, il est possible de repenser les definitions

naturalisees et de reperer les causes sociales des classements comme religion ou des

declassements comme non-religion que les acteurs sociaux operent ‘naturellement’.

De sorte que, a partir du moment ou l’on se refuse a etre une sorte de douanier du

domaine religieux, il n’y a plus lieu de s’interroger pour definir la religion sur la

croyance en Dieu, l’existence d’une dogmatique structuree, ou d’une certaine forme

d’organisation clericale plutot qu’une autre, autant de questions qui n’apparaıtront

que comme des variations sociales de la religion et non comme sa limite. Il n’y aura

pas lieu non plus, nous le verrons, de s’interroger sur la realite d’une distinction

essentielle entre la spiritualite et la religion, mais plutot sur la generalisation con-

temporaine, dans les societes industrielles avancees, du terme de spiritualite pour

qualifier un nombre croissant de phenomenes religieux, que cette definition

‘spirituelle’ provienne d’observateurs theoriquement exterieurs ou de sympathisants

de ces nouvelles tendances religieuses.

Si nous avons ces trois elements, nous avons du religieux et des religions. Avant

d’aborder de front la situation contemporaine, revenons sur la question deja effleuree

de l’irreductibilite de ce que l’on peut appeler le sentiment religieux, afin de se

departir des fausses et inextricables interrogations relatives a la secularisation versus

la desecularisation du monde. La fausse question tant de fois rabachee, en soi

insoluble, etant, par excellence: y-a-t’il declin de la religion ou retour de la religion?

Peut-on se passer du religieux?

A la suite du cataclysme provoquee par la revolution darwinienne, les paleoan-

thropologues ont pris le relai des theologiens et des metaphysiciens pour definir

l’homme. L’enjeu etait de trouver des specificites susceptibles de delimiter des

caracteristiques irreductibles de l’animal humain. A la blessure narcissique que

l’homme s’infligea a lui-meme en realisant son animalite, selon l’expression de

Sigmund Freud, repondit en effet une strategie definitionnelle compensatoire

destinee a trouver dans la physiologie humaine un ensemble de specificites

indeniables. Mais les recherches les plus meticuleuses n’ont reussi qu’a pointer des

processus complexes, des periodes de stabilite morphologique succedant a des paliers

de mutations plus rapide, en general du a des changements environnementaux

radicaux, c’est ainsi que le Grand Singe se fit hominide, puis que se succederent les

differents types homo jusqu’a l’homo sapiens et enfin l’homo sapiens sapiens,

l’homme reflexif en quelque sorte, qui ne se contente pas de savoir mais qui sait aussi

qu’il sait. Ce dernier type se trouve etre le notre: cette derniere classe est construite

sur mesure pour nous auto-definir, nous distinguer. Nous nous conferons une

distinction � distinction au sens de la medaille qui serait conferee aux ultimes

vainqueurs de la competition evolutive, mais aussi distinction au sens d’une classe

sociale qui se represente et s’auto-definit donc comme plus distinguee qu’une autre,

cette classe peut d’ailleurs meme imposer sa propre distinction, sa classification, au

reste de la societe parce qu’elle est culturellement dominante, disposant des moyens

mediatiques lui permettant par exemple d’imposer aux autres classes ses jugements

de gout.17 En outre, cette auto-promotion de l’homme contemporain en homo

154 R. Liogier

sapiens sapiens releve d’une description des origines destinee a elever retroactivement

l’homme actuel a la dignite de fin indepassable de l’evolution de la vie.

On le voit, la paleoanthropologie a reussi, a partir des ruines dont elle est elle-

meme la cause, a reconstruire une epopee conduisant du pre-humain a l’humain

complet, mais une epopee qui n’a pas permis de distinguer clairement l’humanite de

l’animalite, a faire de l’homme de facon definitive un animal distinct de la bete maisseulement plus distingue qu’elle.

Apres la paleoanthropologie, l’entreprise des sciences humaines et sociales la

encore est paradoxale (Foucault 1966, pp. 387�398), parce qu’elles participeront

indeniablement, avant tout, a accentuer les douleurs narcissiques de l’animal humain

en ajoutant a sa determination biologique des determinations socio-economiques et

culturelles. Simultanement, cependant, une definition de l’homme par sa specificite

culturelle sera recherchee. L’homme est celui qui dispose d’une culture, non

seulement d’un outillage, d’une trousse a outils diversifiee, non seulement d’un

langage performatif, d’un systeme de signes codifies comme chez les animaux

normaux, mais d’un outillage et d’un langage qui l’habillent, le parent, un outillage

qui est aussi un langage, et un langage qui sert non seulement sa communication

vitale mais aussi a se donner un statut, a se parer de symboles, a se vetir d’une

personnalite, d’un etre d’apparat, d’apparence, bref qui lui permet de se raconter a

lui-meme sa propre vie, a faire de sa vie un recit, autrement dit une histoire qui a un

sens autre que sa brute composition organique. Sa phylogenie animale ne pouvantplus etre niee, ne pouvant plus etre coupee du reste de la nature, l’homme s’affublera

d’une double nature, qui deviendra l’objet des sciences humaines et sociales. Cette

seconde nature n’est autre evidemment que la culture a travers laquelle il se reflete

lui-meme pour se raconter. Plus qu’une technique, l’homme possede en effet une

technologie, un discours sur la technique, le moindre objet, un couteau qu’il marque

a son nom, une assiette qui a appartenu a son ancetre, n’est plus seulement un objet

utile mais participe a la construction subjective de ce double moral que l’on appelle

son identite. Il raconte son origine, sa descendance, sa posterite meme18 a travers des

mythes (et des objets qui deviennent des mythes), qui se declinent dans des epopees,

puis des poemes d’auteurs, dont les versions modernes constituent le roman.19 Par

ailleurs, mythes et epopees s’expriment non seulement par la parole, par le conte

transmis oralement de generation en generation, mais aussi par l’art plastique, par la

peinture, la musique, l’opera, aujourd’hui par le cinema.

Le religieux est ainsi au cœur de la culture, historiquement d’abord c’est une

evidence, telle qu’en temoignent les grandes œuvres musicales, picturales, sculptur-

ales, poetiques, anterieures au processus de subjectivisation et de rationalisationmoderne, qui transposent toutes explicitement et directement des morceaux de

grands recits religieux. Mais l’art contemporain, meme explicitement non religieux,

est encore une expression religieuse, sans pour autant se rapporter a un systeme

mythico-religieux particulier. Dans les mondes sociaux non-modernes l’art expri-

mait directement, sous tous les supports possibles, un systeme mythico-religieux

particulier, celui du christianisme catholique au Moyen-Age par exemple, plus

anciennement celui des systemes mythico-religieux romain, grecque, egyptien,

hindou, etc. Dans le monde moderne, il exprime toujours le sentiment religieux,

mais subjectivise, non controle par une orthodoxie mythico-religieuse particuliere,

meme s’il peut eventuellement toujours et singulierement s’y rattacher. La distinction

que font certains auteurs, comme Daniele Hervieu-Leger, entre le religieux et la

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 155

religion peut etre utile ici. L’art n’est plus aujourd’hui un art traditionnel, entiere-

ment attache a un systeme mythico-religieux exclusivement transmis et impose, mais

reste neanmoins l’expression de l’instinct religieux20 d’un auteur, autrement dit

l’expression irrationalisable21 des ultimate problems evoques par John Yinger (1970),

et qui peuvent se resumer dans l’ultime probleme des problemes ultimes qu’est la

mort. L’art consiste encore a raconter ses origines, in illo tempore, rapportees a un

temps indefini (Eliade 1949), et a une fin qui n’est pas finitude, et est par la une faconde ne pas capituler symboliquement devant la mort.

Les recits scientifiques, archeologiques, paleoanthropologiques, historiques,

n’echappent pas d’ailleurs, aussi rationnalises soient-ils, a cette tentative d’immorta-

lisation. C’est ce qu’avait bien vu Hannah Arendt (1961/1983, pp. 60�121) pour qui

l’espace public, l’espace donc de l’art comme de la science, ce qui revet une

importance publique, est la scene par excellence ou se joue l’immortalite humaine. Le

desir d’immortalite serait le sens le plus profond, d’apres elle, de l’engagement

politique authentique. Etre publique, c’est sortir de soi, de sa vie privee, de cette

vie privee de grandeur, et devenir un etre historique, se projeter dans l’histoire,

autrement dit sur une scene ou cette vie qui est la mienne sera perpetuellement

racontee. C’est tout le sens de la divinisation, apotheose, a laquelle ont encore droit

officiellement les heureux elus qui entrent a l’Academie Francaise qui peuvent ainsi

etre appeles immortels. L’homme public authentique, le grand homme, passe de la

story (espace prive) a l’history (espace publique) (Arendt 1961/1983). Pour Heidegger,

l’homme est etre-pour-la-mort, tendu vers la mort, c’est pourquoi seul l’hommepossede une temporalite (Heidegger 1986, pp. 289�322):22 l’homme meurt alors que

la bete ne fait que deceder. Mais cette mortalite contient l’immortalite dans sa notion

meme, comme son autre face, alors que le deces se suffit a lui-meme comme simple

dissolution organique. En parfaite eleve d’Heidegger, Hannah Arendt concoit

l’immortalite symbolique conferee par la vie publique comme l’expression du dasein,

de l’etre mortel. L’etre-pour-la-mort etant celui, par excellence, qui refuse de deceder

comme un chien, comme esclave sans nom, comme une entite sans nom, sans histoire

donc, sans destin.

Pour Arendt aucune cite ne peut subsister sans transcendance en raison non pas

d’une necessite psychologique individuelle mais pour une raison imperieusement

politique: ‘A defaut de cette transcendance qui les fait acceder a une immortalite

terrestre virtuelle, aucune politique au sens strict, aucun monde commun, aucun

domaine public ne sont possibles’ (Arendt 1961/1983). Cette position est assez

proche de celle de Durkheim pour qui le lien social, ce qu’il appelle la solidarite, le

fait de tenir ensemble, ne peut se perpetuer sans une dimension sacree a travers

laquelle se reflete la conscience collective. Le degre minimum du sacre, que l’ontrouve dans les societes a solidarite organique, les societes modernes, correspondant

en quelque sorte a la religion civile, en l’occurrence, a l’epoque de Durkheim, a

l’entretien des mythes (evenement fondateur de la Revolution Francaise, heros

mythiques pantheonises) et rites republicains. A vrai dire, dans les societes a

solidarite organique, dans lesquelles les individus se developpent comme les cellules

relativement autonomes, conscientes de leur individualite au sein de l’organisme

social, non comme les rouages inconscients d’une machinerie sociale, il est d’autant

plus necessaire d’alimenter le sacre parce qu’il ne va plus de soi. La fragilite

essentielle des societes modernes vient de l’empietement de la conscience individuelle

sur la conscience collective qui peut conduire a la disparition de la conscience

156 R. Liogier

collective dont le symptome principal est l’anomie. Le sacre de Durkheim correspond

tres exactement au monde commun d’Hannah Arendt, a cette scene publique sur

laquelle les individus se reconnaissent � a travers des symboles qui peuvent etre des

grands hommes statufies, des dieux, des œuvres, des hymnes, des institutions, des

entites de toute sortes � comme partie d’un Tout immuable, et depassent en cela leur

realite physique mortelle.C’est pourquoi les gouvernants, par excellence, sont habites par leur statut (et se

font eriger des statues)23 qui les rend virtuellement immortel, et qui garantit ainsi

symboliquement la continuite du pouvoir (Kantorowicz 1989): le roi est mort, vive le

roi. Il y a transmission mysterieuse et continue du pouvoir, non pas du pouvoir

exterieur qui n’en est qu’un effet, mais d’un pouvoir interieur, insaisissable, source

magique perpetuelle (c’est par ce pouvoir interieur d’ailleurs que les rois de France

pouvaient, dit-on, guerir les ecrouelles), qui est constate et non pas confere par

le sacre royal, dont les rites d’investitures presidentiels modernes sont les vestiges. Le

charisme meme des dictateurs est une des manifestations de ce pouvoir interieur et

magique a l’œuvre en public. Des Pharaons a Mao Zedong, les chefs politiques sont

toujours virtuellement et publiquement immortalises.

Mais peut-on rester sur une telle position de la religion ou du moins de la

religiosite (un religieux basique reduit au sacre, a sa forme) socialement necessaire

parce qu’elle exprime la societe dans son ensemble et comme un ensemble? Peut-on

s’arreter a cette idee regulatrice d’une ‘immortalite virtuelle’ projete sur la scenepublique? Notre hypothese est que cet espace public perpetuel, ce Tout immuable

de la societe qui transcende chacun des individus corruptibles qui la compose, n’est

que l’espace privilegie de la decompensation de l’angoisse du neant, un espace de

denegation de l’absurdite de notre situation au sens de Sartre (1943, pp. 527�598), du

non sens (ou du sans issu) de la mort. De sorte que la scene publique offre une issue

mythique, le recit de la societe elle-meme, de l’humanite elle-meme a travers la vie

extraordinaire des Grands Hommes � participant, par exemple, a l’histoire sacree de

la Republique � qu’ils aient effectivement existes ou non.

Les hommes qui inspirent un respect sacre sont ceux qui bravent la mort � ceux

qui sont braves devant la mort � qui semblent lui faire face, la connaıtre et en

maıtriser le mystere. Ceux-la fondent des religions ou des Etats, parce que leur

legitimite se confond avec leur insouciance face au destin, avec la foi irrationnelle

qu’ils semblent avoir en eux-memes, en leur propre immuabilite malgre toutes les

menaces, y compris celle de la destruction de leur corps. Celui qui est capable de sa

propre mort ne craint plus le pouvoir de l’autre, ni celui des autres, ni celui de l’Etat.

Se faisant, etant au-dela de toute menace, impermeable a toute coercition, il devientlui-meme une menace pour l’ordre social, pour la legitimite politique actuelle. Car

l’ultime force de l’Etat, qui dispose suivant la subtile definition de Weber du

monopole de la violence physique legitime, est de pouvoir imposer la mort a celui qui

se leve contre lui, au moins la mort sociale, le bannissement ou la prison.24

Lorsque Hannah Arendt ecrit que ‘c’est la publicite du domaine public qui sait

absorber et eclairer d’age en age tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux

ruines naturelles du temps’, elle ne nie pas que cette immortalite est une question de

‘publicite’, qu’elle est par consequent fictive, et qu’elle ressort d’un desir proprement

humain d’etre ‘arrache aux ruines du temps’. Car ‘tout ce que les hommes’ peuvent

vouloir premunir de la mort, les grandes actions politiques, les faits heroıques, les

grandes œuvres intellectuelles et artistiques, ne sont que traces d’eux-memes, que des

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 157

rappels de leur existence, de la verite de ce qu’ils ont ete et de ce qu’ils voudraient etre

encore si c’etait possible. ‘La publicite du domaine public’ ne permet qu’une catharsis

d’un desir anterieur, irreductible, veritablement un instinct religieux pour parler

comme Ernst Junger (1994) ou comme Henri Bergson,25 le desir de la perpetuation de

soi en tant que personne totale. C’est soi-meme en realite que l’on voudrait

entierement ‘arracher aux ruines naturelles du temps’, c’est soi-meme que l’on

voudrait soustraire a la menace, et c’est par substitution, l’œuvre que nous laissonssur la scene collective ce qui tient lieu de marqueur, de trace de ce desir et, en meme

temps, qui est le substitut culturel (signifiant parce qu’immuable) de notre corps

naturel (insignifiant parce qu’ephemere).

Mais cet ultimate problem of ultimates problems qu’est la mort, qui semble etre a

l’evidence ce qu’il y a de plus reel dans la vie humaine, parce que chacun sait

intuitivement sans explication, ipso facto, de quoi il s’agit, est en realite un non-fait,

un non-phenomene (Kant 1980, pp. 538�539), absolument introuvable empirique-

ment. Le phenomene est ce qui apparaıt, ce qui se donne a voir, or la mort n’est

jamais vu en tant que telle, c’est eventuellement l’agonie de l’autre qui est percue,

expression vivante de sa douleur, signe sans doute d’une disparition de son image de

notre horizon, d’un eloignement, puis d’une perte de contact, qui finira par

etre indefinitive (sans terme defini), une perte qui nous ramene par identification a

cette mort a la perspective de l’eloignement de nous-meme qui peut resulter d’une

affection, et enfin a la perte de contact pur et simple avec nous-memes, qui finira par

etre autre chose qu’un malaise, une interruption dont nous pouvons esperer sortir,mais une disparition elle aussi indefinitive (sans terme defini). Ainsi que le

remarquait judicieusement Epicure, lorsque la mort est, elle ne nous concerne pas,

car nous ne sommes plus, et lorsque nous sommes en vie, elle ne nous concerne pas

non plus parce que, justement, notre seule presence signifie qu’elle n’est pas. Lorsque

l’on evoque la mort, effectivement, ce n’est pas au deces brut que l’on fait reference,

ce n’est pas cet evenement physique en lui-meme assez peu signifiant qui pose

probleme mais ce que represente du point de vue moral un tel evenement.26 C’est

l’etre moral � irreductiblement attache a l’existence humaine, dans lequel l’homme

place son desir d’etre identique a lui-meme de jour en jour, jusqu’a la fin des temps,

etre toujours ainsi, etre toujours ce ‘soi’ vivant dans un recit signifiant qui ne se

terminera jamais � qui est en peril. L’etre moral, le double non-physique, a travers

lequel nous nous racontons notre vie a la deuxieme personne du singulier, le ‘tu’

a qui nous nous confions comme a un autre nous-meme en toute circonstance, qui

est habille par nous pour etre autre chose qu’une chose physique,27 ce ‘tu’ du ‘tu dois

te comporter ainsi’, ‘tu dois etre a la hauteur’, ne peut supporter la perspective de son

propre deces, car il se pense dans la continuite de son etre. C’est ce que revelent les

discours se rapportant a l’ame, et aujourd’hui ceux qui se rapportent a l’identite.L’ame comme l’identite n’etant que des facons parmi d’autres de nommer la

continuite de l’etre: etre identique a soi d’un instant a l’autre, se reconnaıtre

comme un soi qui transcende l’organisme grouillant de mille cellules en continuelle

metamorphose.

Pour lui, pour cet autre lui-meme, qui desire etre lui-meme jusqu’a la fin des

temps, ce simple deces physique n’est inacceptable que parce qu’il manifeste le

gouffre dans lequel a chaque instant sa constitution narrative, patiemment construite

d’interactions culturelles, peut etre sans retour absorbe. C’est ce sentiment

qu’exprime Bossuet dans son Sermon sur la mort: ‘Que vous servira d’avoir tant

158 R. Liogier

ecrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caracteres, puisque

enfin une seule rature doit tout effacer? Encore une rature laisserait-elle quelque[s]

traces du moins d’elle-meme; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’un seul

trait toute notre vie, s’ira perdre lui-meme, avec tout le reste, dans ce grand gouffre

du neant. Il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes’ (Bossuet

1970/1996, p. 136).La mort n’est pas un evenement physique � meme si elle peut tirer sa

representation d’un evenement physique que l’on appelle un deces � mais un angle

mort dans notre perspective existentielle. Se raconter sa vie n’est pas seulement situer

sa propre presence sur une ligne destinale qui vient du passe et est ponctuee par des

episodes qui batissent une memoire, faites de souvenirs mis en images sur des photos,

d’anecdotes, de rencontres, mais c’est aussi anticiper, empieter sur l’avenir, projeter

des images de soi dans le futur, lancer sans cesse son image sur une ligne d’horizon.

Anticiper, c’est exactement ce que fait aussi le motard, le pilote de Formule 1, le

chauffeur de bus ou le simple automobiliste qui veut doubler un autre vehicule, et qui

pour cela verifie dans son retroviseur si la voie est libre, s’il peut se lancer vers

l’horizon en toute securite. S’il a effectue serieusement sa verification, ses plans ne

seront presque jamais contrecarres. Presque jamais, mais pas jamais, parce qu’il reste

toujours, quoi que l’on y fasse, quelle que soit notre obstination a tout prevoir, a tout

prevenir, a se premunir contre tout, un angle mort d’ou peut surgir un chauffard

endiable, une maladie, un glissement impromptu, un evenement imprevisible,

evenement qui peut toujours se reveler fatal, sans retour, definitif. La mort, qui estd’ailleurs souvent figuree comme un spectre guettant nos moindres gestes doue d’une

volonte propre, attendant au coin de la rue, epiant une erreur, est des maintenant

presente (plutot, omnipresente); c’est meme l’allegorie de la presence irreductible de

l’imprevisible, de l’inattendu qui se presente, et qui peut toujours aboutir a dissoudre

l’horizon de toutes les projections possibles. Ce qui est insupportable ce n’est pas la

douleur, qui est encore une sensation par laquelle nous nous sentons exister, mais

c’est l’evanouissement de toute sensation et de toute projection, de toute trace, c’est

de disparaıtre pour soi-meme (pour cet autre intime qui est soi-meme).

La mort des autres est d’ailleurs pour nous, essentiellement, une disparition � ne

parlent-on pas de nos chers disparus � une dissolution de leur image a l’horizon.

Nous souffrons plus vivement dans notre chair comme l’on dit, parce qu’ils sont la

chair meme de notre identite, si ce sont ceux qui, par leur presence autour de nous,

nous ont permis de nous assigner a nous-memes une place parmi eux: les amis, les

parents, les enfants, bref les proches, ceux avec qui nous interagissons quotidienne-

ment et qui nous constituent donc moralement par le croisement de leurs regards sur

nous et de notre regard sur eux, mais aussi ceux que nous admirons de loin, lesacteurs, les artistes, les ecrivains, autrement dit ceux avec qui nous nous identifions,

qui par leur existence conspirent, qu’ils le sachent ou non, a definir les contours de

notre etre. C’est, par la, proprement, qu’ils sont une partie de nous, de notre ossature

morale, une partie de notre ‘tu’ (qui peut devenir un ‘tu dois’), qui disparaıt.

L’inacceptable de la mort tient entier dans la conscience de perdre contact

avec notre double interieur, l’ossature morale qui se construit par autrui, qui est le

reflet d’autrui en nous, notre personnalite de pere, d’epoux, de personne compe-

tente, de savant, d’ignorant, de timide; par autrui, nous nous projetons dans l’avenir,

nous nous comparons, nous le jalousons, l’aimons, bref fixons notre personnalite

et nos objectifs au sens photographique. Nos objectifs ne sont que des cliches

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 159

photographiques captures dans nos souvenirs, et recomposes narrativement avec

plus ou moins d’intensite (une deception, une vexation, un fierte) pour devenir des

visees projetes devant nous, dans un avenir desirable, en suites d’images plus ou

moins floues (ce qui permet de les redessiner plus precisement en permanence) que

nous poursuivons inlassablement, qui nous font marcher, esperer une augmentation

ou desesperer de l’obtenir, autrement dit, esperer une situation quelle qu’elle soit, ou

desesperer de l’obtenir. La mort n’est que l’idee selon laquelle cette tension desirantepeut se rompre a tout moment, ou pire, l’idee selon laquelle elle se rompra forcement

a un moment ou a un autre.

Mais autrui, tous les autrui possibles ne sont que les fils exterieurs qui, se

rejoignant en nous, nous attachent au monde et y fixent notre personnalite, l’image

que nous avons de nous meme et que nous renvoyons simultanement aux autres,

comme une image renvoyee d’un miroir dans un autre. La fixation peut se fait par le

bas, les rhizomes ancestraux des generations qui nous enracinent a une terre, a

une nation, a une famille, par quoi l’on comprend que la religion nourrisse le

nationalisme et le familialisme,28 ou par le haut des fils qui nous enlacent a chaque

rencontre nouvelle avec autrui et les images que nous en degageons,29 la aussi avec

une plus ou moins grande intensite. La mort de l’autre est la rupture d’un de ces fils,

d’un fil plus ou moins central (pour cela, chacun a le sentiment de mourir un peu lui-

meme lorsque son ami disparaıt: une mere a parfois d’ailleurs le sentiment de mourir

presque entierement face au deces de son enfant).30

La mort tout court, plutot la pensee de la mort, puisque la mort n’existe pas

materiellement, est la pensee de la rupture simultanee de tout le reseau de fils, la

rupture du continuum constitutif de notre etre, une rupture proprement inacceptable

et qui, pourtant, doit etre gere. C’est a ce stade qu’interviennent les metarecits

religieux assimilables aux grands mythes, qui maintiennent les fils imaginaires de

notre histoire31 anterieurement a notre naissance et posterieurement a notre deces,

dans le domaine de la mort; car la mort est bien un domaine, un territoire, un

royaume adjacent souvent souterrains, ou omnipresent mais invisible, superpose au

territoire des vivants, ou continuent a vivre ceux qui ont disparu; ils sont toujours

quelque part, toujours lies a nous, mais hors de notre horizon, dans l’ombre, dans le

silence, dans le secret, dans la musique du vent, dans la zone d’ombre, de flou en-

deca et au-dela de laquelle nous perdons la vision de notre propre identite. On voit

bien, en reprenant encore Bossuet, que ce qui pose probleme ce n’est pas le simple

deces physique mais notre etre moral, celui qui joue un role sur scene, le double, voire

meme la doublure de nous-meme (pour s’exprimer dans le vocabulaire cine-matographique), ‘Si je jette la vue devant moi, quel espace infini ou je ne suis pas!

si je la retourne en arriere, quelle suite effroyable ou je ne suis plus!’ (Bossuet 1970/1996, p. 137), c’est bien la continuite du recit identitaire qui est en cause, la fin du

paragraphe est encore plus explicite, ‘je ne suis rien: un si petit intervalle n’est pas

capable de me distinguer du neant; on ne m’a envoye que pour faire nombre; encore

n’avait-on que faire de moi, et la piece n’en aurait pas ete moins jouee, quand je serais

demeure derriere le theatre’. Si ‘un si petit intervalle’ equivaut a rien, c’est parce

qu’etre organiquement vivant a l’instant, ce qui est indeniablement pourtant quelque

chose, n’est rien sans la continuite narrative qui definit la composition morale de

l’homme, qui, comme une composition musicale identifiable, n’existe que dans la

continuite, la poursuite dans le temps. Par ailleurs, l’histoire de ma vie n’a pas de sens

racontable (un sens digne de me raconter a moi-meme dans le cours meme de ma vie)

160 R. Liogier

si Dieu, l’univers, la Nature, les autres, un autre quel qu’il soit, ne me regarde pas,

si ‘on’ n’a ‘que faire de moi’.

Le pronom impersonnel ‘on’ figurant l’alterite d’un regard quel qu’il soit, qui suit

notre histoire sur une scene, qui suit notre evolution dans un plan, un scenario, sans

lequel le seul fait d’etre vivant serait pour nous absolument vain, hypothese

intolerable que certains existentialistes ont etiquete sous le terme eloquentde l’absurde (non plus comme le simple adjectif absurde, mais l’absurde comme

substantif, que l’on retrouve par exemple dans le theatre de l’absurde, substance de la

situation humaine et non simple caracteristique partielle). Mais l’absurde ne fonde

rien, ni une personnalite ni un lien social, car il ne tient a rien, il est non-narratif, ce

n’est meme pas un anti-principe (ce qui serait encore un principe), mais un non

principe, une non-route qui ne mene nulle part,32 qui ne peut tenir et a laquelle

personne ne peut tenir, ce n’est pas un concept, ni meme un constat, mais tout au

plus un manque qui caracterise un sentiment, l’angoisse, qui ne se resout qu’en se

surmontant pas une nouvelle narration, comme celle des nihilistes supposes, des

athees revendiques, des ideologues marxistes, qui reconstituent forcement des

eschatologies pretendument non religieuses, ou qui, s’il ne se remplit de rien, ne

peut se resoudre que par l’auto-disparition (la terminaison de soi) de l’etre moral,

dont l’expression materielle aboutie n’est autre que le suicide. Meme les surrealistes,

ceux qui ne se suicident pas, cherchent une continuite, prenant a partie le sens, le

provoquant (la provocation etant quete de reaction, donc de relation), le sommant de

se montrer, de surgir de n’importe ou, des reactions sociales, des exclamations desbourgeois choques, bref des autres, sommant une signification de surgir de l’ecriture

automatique par exemple, attendant que quelque chose advienne de tout et de rien,

une ligne originale, un code, un rien presque insignifiant, mais pas si insignifiant que

cela, qui est quand meme des lors, quelque chose.

Les fils rompues avec nos proches sont reconstitues avec des etres transcendants

(aupres desquels, d’ailleurs, ils peuvent continuer a etre) avec qui nous pouvons

entretenir une relation par l’oraison, la contemplation, le rituel, l’intuition (sensation

diffuse de leur presence, meme sans Dieu et sans croyance religieuse particuliere,

simple sensation de la presence d’un sens dans l’aleatoire quotidien parfois appele

superstition et qui touche les plus incroyants d’entre nous), avec Dieu lui-meme, le

Christ, Vishnou, Shiva, Avalokitesvara, Alla, les Saints, les Elfes, Zeus, Apollon,

autant d’etres peuplant des mondes paralleles, toute une population qui nous

regardent, nous aiment, s’interessent a nous, a nos affaires, parfois s’en melent,

nous punissent, nous recompensent, nous attendant.33 Les regards virtuels de cette

famille transcendante, permettent a notre etre moral de preexister dans les yeux d’un

autre pere, le Pere eternel, d’une autre mere, d’une mere universelle qui peut etre laVierge Marie, d’autres amis indefectibles, les Saints protecteurs, les Saints patrons,

toute une compagnie de regards, d’interractions, auxquels s’ajoutent, afin qu’aucun

fil ne soit definitivement rompu, ces chers disparus qui nous observent du haut du

firmament, ou du fond des enfers, des limbes, ou d’un ailleurs quelconque, et que

nous ne manquerons pas de retrouver dans l’au-dela et dans l’apres. Nous les

retrouverons afin de pouvoir nous retrouver nous-meme, ou plutot pour que nous ne

nous perdions pas de vue nous-meme des maintenant sous pretexte qu’ils ont disparu

de notre horizon d’attente visible. Ils s’en etaient seulement alles!

Ce qui advient sans prevenir, hors du champ de notre speculation, l’angle mort

qui est la mort elle-meme toujours aux aguets, doit etre entrevu34 par le pretre, le

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 161

sorcier, le chamane, le sage, l’astrologue, et aujourd’hui le scientifique, le medecin:

ainsi, la quete moderne d’un controle rationnel du destin, impossible par definition,

chevauche necessairement le domaine religieux.35 C’est de cet empietement,

d’ailleurs, que le sentiment religieux post-industriel, sous la forme des mouvements

new-age par exemple, a tire profit, pour elaborer une partie importante de sa

dogmatique sur la base d’une rhetorique hyperscientifique (Liogier 2011). Les grands

mythes ne font pas que raconter l’histoire des commencements, decliner unegenealogie merveilleuse partant du divin pour aboutir a l’homme, et raconter un

avenir catastrophique ou paradisiaque, mais fournissent une grille de decodage de

chaque parcelle infime du reel, dans les textes sacres, dans la parole des augures,

ou dans l’extase des chamanes. Chaque evenement, passe, present, et a venir, prend

ainsi sens dans le grand recit: faux pas impromptus, rencontres opportunes ou

inopportunes, la moindre maladie, le revers de fortune ou le gain hasardeux.

Les institutions religieuses sont, dans ce sens, les depositaires privilegies des

grands mythes et ont pour vocation d’administrer leur diffusion par toute une

technologie qui peut d’ailleurs evoluer suivant les religions et les epoques (et pour une

meme religion): la priere, la meditation, la recitation de mantras, les circumambula-

tions, les ablutions, etc., autant de techniques qui mettent en scenes des evenements

constitutifs du metarecit general, du mythe fondateur. Par exemple, pour le metarecit

evangelique, le rituel de la Messe est la mise en scene de l’evenement de la cene, le

dernier repas pris par Jesus avec ses disciples avant sa crucifixion. Les religions sont

des institutions specialisees dans la gestion collective de l’angle mort dans notreperspective existentielle. L’angle mort est omnipresent, attache a nous comme une

ombre, notre deces en est l’expression tragique ultime, mais tous les evenements

non balises, non compris, en sont des expressions. De sorte que toute religion,

basiquement, donne sens au hasard, a l’incertitude.

Si la religion est forcemment collective, c’est parce que le sens doit d’etre partage

pour etre credible: la croyance individuelle s’appuyant, faute de mieux, sur la

croyance d’autrui. La pratique du proselytisme est d’ailleurs une facon pour les

fideles de nourrir leur propre foi, de combler leur doute par la foi nouvelle d’autrui.

Si la religion semble toujours etre instrument du politique, ce n’est pas parce qu’elle

lui est soumise, parce que ce serait un reliquat, un attribut ou un eventuel effet ou

cause secondaires du pouvoir, mais parce que le religieux, le narratif transcendant,

est la structure meme de l’etre moral humain. Le religieux (non delimite forcement

par une institution religieuse particuliere) etant le miroir a travers lequel l’humanite

individuelle (mon humanite personnelle) et collective (la societe) se voit exister

humainement et peut se raconter ainsi. La politique, comme monde public au sens

d’Arendt, est par consequent au service du desir d’immortalite et non l’inverse, lereligieux etant l’expression de ce desir gere par des projections multiples: Cite de

Dieu, utopies variees, paradis, enfer, metempsychose. C’est pourquoi lorsque le

politique instrumentalise le religieux en surface (par l’appel a une religion en

particulier), sur le fond, c’est lui qui est instrumentalise, qui se lie a un metarecit

particulier (a un monde) dont il a eu besoin pour asseoir sa legitimite, mais qui en

retour l’emprisonne dans ses raies imaginaires (dans les regles du jeu, l’illusio, auquel

il va devoir jouer). Le desir d’immortalite, d’exister comme etre moral indissoluble

materiellement, est si puissant, plus puissant que la faim et la soif elles-memes, que le

religieux reste l’ultime ressort d’un regime politique lorsque tout a echoue,

economiquement, militairement, socialement. C’est ce qui peut etre mesinterprete,

162 R. Liogier

a premiere vue, comme une soumission du religieux au politique. Le religieux peut

effectivement toujours etre instrumentalise, disposant, si l’on veut, d’un potentiel

d’instrumentalisation infini (il est toujours possible quelles que soient les conditions

materielles les plus desastreuses de sauver une legitimite par le religieux), ce qui ne lesoumet au pouvoir politique qu’en apparence, car ceux qui ont mobilise un tel

instrument ne peuvent pas en delimiter clairement et definitivement l’usage. Il suffit

qu’un prophete se presente, un illumine qui propose un recit nouveau, ou une

interpretation de l’ancien recit, un sage qui se pose en guide, pour mettre en peril le

pouvoir. Par ailleurs, celui qui a mobilise le religieux est emprisonne dans l’image

pieuse, comprise dans la narration globale d’une religion, qui a sauve sa legitimite.

Le religieux est la centralite ontologique du politique, ainsi que l’avait deja bien vu

Spinoza (Spinoza 1978), il y a toujours quelque chose de religieux dans le politique,parce qu’il y a toujours quelque chose qui releve de la foi dans la reconnaissance

d’une autorite superieure, que ce soit l’autorite proprement religieuses, celle de la loi

ou celle d’un gouvernant elu democratiquement. C’est pourquoi les pouvoirs

politiques, aussi secularisees soient-ils, s’entourent de sacralite. L’originalite histor-

ique de la secularisation politique n’est pas l’abandon de la dimension religieuse qui

lui est intrinseque, mais le refus que cette dimension soit unilateralement occupee par

une religion particuliere. La politique ne peut preexister sans raconter un recit, et elle

ne peut le raconter qu’a l’interieur d’un metarecit acceptable, disons auquel lescitoyens peuvent s’identifier, dans lequel ils peuvent se raconter leur vie.36 Le

probleme justement aujourd’hui est l’effritement des metarecits acceptables dans

l’espace de l’Etat-nation, qui se traduit parce que l’on appelle le desinteret pour

la politique. Remarquons cependant que ce desinteret est correlatif d’un interet

croissant, qui fait figure d’imaginaire instituant meme s’il n’est pas encore institue,37

pour le developpement durable (la planete, l’humanite, le monde, la nature, bref le

‘global’) tout comme pour le developpement personnel (l’epanouissement personnel,

l’equilibre interieur, bref l’individuel). Ces deux interets sont l’objet de politiques,c’est evident concernant le global, c’est moins evident concernant l’individuel, mais

il suffit d’observer l’evolution des politiques de la sante, des loisirs, du travail, et

meme de l’industrie, pour se rendre compte que ‘l’epanouissement individuel’ est

devenu une contrainte au moins rhetoriques des politiques publiques (Liogier 2005).

Certes, ce nouveau metarecit, que j’appelle individuo-global, n’est pas encore institue

clairement et ne se traduit donc pas une institutionnalisation politique propre

mais deja neanmoins par des politiques propres, et par le deploiement d’institutions

telles que les ONG humanitaires et confessionnelles (Liogier 2007, pp. 263�277,Benthall 2008, pp. 87�107). Or, le noyau du metarecit religieux individuo-global

constitue ce qui est couramment designe sous l’appellation de ‘spiritualite’.

Le metarecit individuo-global contemporain: lorsque la religion se manifeste comme

‘spiritualite non religieuse’

Une multitude de discours emergeants et marginaux entre les annees 50 et 80, portes

par des nouveaux mouvements religieux peu structures, se sont progressivementimposes a l’ensemble des societes industrielles avancees depuis le milieu des annees 90

(Weil 1993). Les mouvements religieux marginaux qui ont d’ailleurs au depart porte

ces courants souvent appeles new-age, tres dissemines a l’epoque, peu organises,

se sont eux-memes progressivement ramifies et bureaucratises, a mesure qu’ils

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 163

atteignaient une certaine taille critique. Ils ont alors diversifie leurs activites (sante,

loisir, universite, monde de l’entreprise) et ont institutionnalise leur fonctionnement

en reseaux planetaires. Les sociologues et anthropologues ont pu croire dans les

annees 80�90, periode de transition et de recomposition, que cette dissemination

transitoire correspondait a une debureaucratisation et meme a une deregulation

institutionnelle durable du champ religieux, et donc a sa disparition pure et simple,

car sans forces regulatrices il n’y a pas de champ de forces possibles, comme si nousassistions aux derniers soubresaut du monde religieux, a son agonie, sur le point de

se decomposer definitivement.

En realite, nous avons plutot assiste a une recomposition des forces religieuses a

l’echelle planetaire. De nouvelles organisations se sont deployees se constituant

surtout en ONG mieux adaptees a un fonctionnement transnational. D’un cote, nous

avons ainsi aujourd’hui de grosses structures bureaucratisees (Scientologie, les

groupes pentecotistes, la Soka-Gakkaı, des ONG humanitaires œcumeniques comme

World Vision, des ONG humanitaires islamiques, chretiennes, etc.) (Duriez et al.

2007), et de l’autre une diffusion de la culture new-age des annees 50�70 dans toutes

les couches de la societe, culture aujourd’hui normalisee, et devenant progressivement

la culture dominante des societes industrielles avancees. Cette diffusion s’opere

d’ailleurs aujourd’hui, depuis le debut des annees 2000, par la multiplication de

ce que l’on pourrait appeler des micro-entreprises du salut, qui prend des atours

hyperscientifiques, hypertraditionnels et hypernaturels. Ce religieux diffus se liberalise

a travers la pratique liberale en cabinet, la prestation individuelle ou le stage, dekinesiologie, de qi gong, de coaching, et de toute une serie de nouvelles ‘sciences’ qui

retrouvent et reamenagent des ‘pratiques traditionnelles’. Ces nouveaux entrepre-

neurs de salut sont soit independants, soit attaches a un reseau globalise, tel que le

mouvement Reiki. Les eglises classiques sont elles aussi traversees par ce champ de

force croyante � qui traverse d’ailleurs tous les secteurs de la societe du monde

sanitaire au monde entrepreneurial � soit en l’amplifiant (c’est le cas de la plupart des

Nouveaux Mouvements Religieux) soit en y resistant (c’est le cas de la plupart des

grandes religions traditionnelles occidentales).

La dissemination des manieres de croire et des institutions religieuses a pu etre

interpretee comme une multiplication des croyances elles-memes, veritable atomisa-

tion du champ religieux, emportant avec elle toute regularite significative des

adhesions religieuses. Or, les recherches que nous menons depuis le debut des annees

90 a l’Observatoire du religieux, montrent, au contraire, qu’a travers la multiplication

des manieres de croire, des postures croyantes, veritable kaleidoscope d’esthetiques

religieuses, en perpetuelle transformation, se profile une dogmatique uniforme que

j’ai qualifie dans des recents travaux du neologisme d’individu-globalisme (Liogier2009, pp. 135�154), qui se presente elle-meme (qui se pense et se revendique elle-

meme) comme spirituelle plutot que religieuse. Si bien que ce que l’on appelle

usuellement la ‘spiritualite’ est au cœur de la religiosite des societes industrielles

avancee. Religiosite dont une partie de la dogmatique consiste a se denier comme

religieuse.

Le nomadisme religieux, passage d’une adhesion a une autre, ou meme les

adhesions multiples simultanee, ce que l’on appelle couramment la religion a la carte,

ne consiste pas a passer d’une croyance a une autre, mais d’une esthetique38 a une

autre tout en gardant les memes croyances de fond, un metadiscours de plus en plus

naturalise a base de discours au sens de Michel Foucault (1966), d’evidences qui

164 R. Liogier

constituent les criteres de toute expression legitime, le moule moral de tout contenu

significatif possible. Les nouvelles religions participant de la nebuleuses new-age et

les bouddhismes occidentalises en particulier (Liogier 2004), ont ete les vehicules

privilegies de cette revolution culturelle silencieuse (Inglehart 1977), mais les

vehicules seulement. L’individuo-globalisme a infiltre aujourd’hui l’ensemble des

expressions sociales dans les societes industrielles avancees, configurant un metarecit

religieux a travers lequel les hommes tentent de raconter leur existence. Les trois

dimensions du religieux sont presentes: une conception globale de la realite se pre-

sentant a minima comme un metarecit, pouvant par ailleurs conditionner des

dogmatiques plus formelles, qui inclut un cheminement vers la salut transcendant

(hors de l’arbitraire, de l’absurde, de l’ineluctabilite de la mort, du non-sens), et qui

dispose, pour cela, de pratiques individuelles et collectives.

Definissons maintenant ce metarecit religieux, qui se donne en general comme

spirituel. C’est le sacre de la singularite individuelle, ce que l’individu a de plus

intime, de plus profond, de plus lui-meme, sa Nature authentique, mais toujours dans

son rapport avec l’environnement, au sens large de ce qui l’entoure, qui prend le nom

sacralise de Nature. Le sentiment qui caracterise le mieux l’individuo-globalisme est

d’ailleurs le sentiment oceanique, dont l’ebauche se trouve deja dans le romantisme

allemand du XVIII et XIXeme siecle et son culte de la nature (Siroste 2009), qui va

devenir l’experience religieuse par excellence de l’homme post-industriel, qui

s’epanche sur l’infinite de l’univers, mais toujours au plus pres de sa subjectivite.

La nature est vivante, elle s’exprime secretement dans la subjectivite de chaque

etre, et elle s’est exprimee naturellement a l’origine de toutes les grandes traditions, si

bien que ces dernieres charrient en leurs sein les cles de la verite eternelle, recouverte

ensuite par les interets politiques, les inquisitions, le vice, la cruaute, les egoısmes, et

plus recemment, par l’argent, la societe de consommation, le mercantilisme. Mais

elles s’expriment aussi naturellement a travers la science. Cependant, cette fois, en

sens inverse, ce n’est pas en revenant a son origine que la science decouvre la verite de

la nature, mais par ses avancees. Les grandes traditions travestissent la verite en

s’inscrivant dans l’histoire, erodant progressivement leur message originel, alors que

la science au contraire, a mesure qu’elle avance, se rapproche progressivement des

verites de la nature, se debarrassant de ses prejuges trop rationnels, pour croiser les

traditions dans leur version les plus authentiques.39 Le point dogmatique central, on

le voit, est la Nature. Nature comme singularite de l’etre, mais aussi comme

puissance du tout. Il ne s’agit pas d’un tout equivalent au cosmos antique et medieval

qui etait ordonne, fini, stable, et pour cela admirable, mais d’un tout infini, non fini,

et pour cela embleme de creativite, de mouvement non fini, qui renvoie, a l’echelle

individuelle, au sacre de la creativite individuelle.40

La nature, donc, moyeu du metarecit et des dogmatiques qui peuvent en etre

tirees, permet de passer de l’individuel au global, par trois voies possibles, trois

focales imaginaires qui s’interpenetrent:

� la nature comme environnement (ecosysteme) pur, vivant, signifiant, autant de

qualificatifs se resumant dans l’adjectif authentique; non pas, donc, un simple

environnement materiel mais un environnement sublime en hyperenvironnement ou

hypernature;

� la nature comme tradition pure, vivante, signifiante, autant de qualificatifs se

resumant dans l’adjectif authentique; non pas, donc, les traditions religieuses et

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 165

morales mais les traditions purifiees, sublimees en traditions-plus-que-traditionnelles,

originelles, autrement dit, erigees en hypertraditions;

� la nature comme la science pure, vivante, signifiante, autant de qualificatifs se

resumant dans l’adjectif authentique ; la encore, non pas la froide science ayant donne

naissance a une technologie inhumaine, mais une science profonde, sublimee en

hyperscience.L’adjectif authentique etant synonyme de pur dans le langage individuo-global.

Or, l’affirmation de la purete, la quete de la purete, la distinction entre pur et impur,

sont des constantes des systemes religieux. L’expression d’authenticite, attribut

lexical de la spiritualite, permet de la distinguer des religions, qui sont, elles, attachees

a une morale de la purete, concue comme contraignante, sociale, historiquement

degradee. Non seulement ce que l’on appelle couramment la spiritualite est

une expression veritablement religieuse propre a notre temps, mais la procedure

rhetorique par laquelle elle cherche a se distinguer de la religion, est donc par

excellence religieuse.

La science authentique retrouve naturellement les verites des traditions (et

inversement) dont l’ecosysteme global (non seulement l’ecosysteme terrestre mais

l’univers global),41 l’environnement infini, est l’expression sans cesse renouvelee,

expression qui se renouvelle en particulier a travers nous, dans nos moindre

emotions. Le regard post-industriel transfigure ainsi la nature en hypernature, la

science en hyperscience, la tradition en hypertradition, leur conferant des vertus

transcendantes. Nous n’assistons pas seulement a la montee irresistible d’une religionde l’environnement, de la nature secrete, sombre et verte, telle qu’elle est reperee et

analysee par le sociologue Bron Taylor (2010), mais a une revolution generale du

croire, qui touche toutes les religions en priorite mais aussi l’ensemble de la culture,

pour laquelle la nature n’est pas seulement l’environnement naturel, mais une essence

a la fois singuliere (l’unique individuel) et universelle (l’illimite de la totalite). Par sa

singularite, l’individu echappe, transcende, toute determination definitive, il devient

mysterieux pour lui-meme, il se depasse lui-meme a travers sa subjectivite, au sens

religieux du terme; et par son infinite, l’univers echappe lui aussi a toute

determination definitive, il depasse sa materialite par son infinite, et devient lui

aussi mysterieux au sens religieux du terme.

Mais le mystere des mysteres de la religiosite post-industrielle, c’est la liaison du

singulier au global (et inversement),42 et c’est cette meme liaison qui donne une place,

une situation aux etres vivants et a l’homme en particulier, dans le metarecit

individuo-global.

Les hommes se racontent aujourd’hui leur vie a travers cette liaison, qui estl’objet d’une adherence mythique pouvant certes se traduire en adhesion intellec-

tuelle consciente, mais secondairement; elle est d’abord adherence primaire a une

evidence indiscutable qui se deploie dans les activites et discours sociaux les plus

banals et quotidiens. C’est ce qui fait le succes du Feng Shui (situer son habitation,

organiser et orienter son interieur par rapport aux forces cosmiques), de la

meditation, du yoga, de la sophrologie; c’est ce qui transforme la medicine

simplement curative en medecine de l’harmonie individuo-globale, au sein meme

de l’hopital (Liogier 2005) et non seulement dans des contextes alternatifs;43 c’est ce

qui transforme meme la culture d’entreprise, au point que le management

s’approprie la technologie du developpement personnel et que les groupes religieux

se posent en ressources manageriales a travers des stages de neo-chamanisme pour

166 R. Liogier

cadres stresses, ou meme a travers des universites officielles et reconnues ou se melent

formation a la comptabilite analytique et meditation transcendantale.44 C’est,

encore, ce qui explique que la campagne de presse 2010�2012 du Ministere de la

Defense francais pour inciter les jeunes a entrer dans l’armee, pourtant royaume

de l’uniformite (ne serait-ce que par l’uniformite du vetement militaire) et de

l’obeissance, ait pour slogan central, ‘Devenez vous-meme’, campagne qui entend

permettre de ‘reveler la transformation positive de l’individu’.45 C’est ce qui expliqueaussi l’evolution de la structure du marcher du travail, avec des secteurs de plus en

plus prises comme l’humanitaire, l’environnement, les droits de l’homme, dans

lesquels des jeunes sortis d’ecoles d’ingenieur de haut niveau acceptent d’etre payes

trois fois moins que leurs camarades de promotion contre une ‘raison de se lever le

matin’.46

Ceux dont l’emploi ne correspond pas a l’ideal individuo-global, ceux qui ne sont

pas des creatifs culturels, cherchent plutot des compensations narratives dans des

activites extra-professionnelles comme le tourisme humanitaire, le tourisme culturel,

le tourisme de l’extreme, le tourisme environnemental, et, tronant en son centre, le

tourisme spiritual.47 C’est ainsi que le tourisme est de moins en moins un moment de

vacances, de vide reparateur, et de plus en plus le moment strategique et plein a

travers lequel se met en acte � se met en scene aussi � la foi individu-globale. Le

moment touristique devient celui de la ‘mise en scene’ de l’etre moral, le moment ou

l’on definit le role que l’on veut jouer sur la scene du monde, ce que l’on veut ‘etre’,

au detriment du moment professionnel qui devient, du moins pour l’ecrasantemajorite des cadres stresses qui ne font pas partie de la classe privilegiee des creatifs

culturels,48 un moment de vacances � biographiquement vide � un moment d’attente

frileuse d’une activite ‘vraiment’ positive, que l’on trouvera dans les loisirs, dans un

hobby ou par le tourisme non-touristique (Liogier 2011). Le travail n’a certes pas

disparu, comme le predisait Jeremy Rifkin (1996), mais il n’est plus le lieu privilegie

de constitution du lien social, de la solidarite au sens de Durkheim, ce qui fait tenir

ensemble les membres d’une societe.49 Le tourisme, l’alimentation ‘naturelle’,

l’entreprise, la politique, l’ensemble des activites sociales sont litteralement boule-

verses par l’individuo-globalisme. A cote de cela, des centaines de pratiques nouvelles

se sont aujourd’hui normalises, du qi gong au yoga en passant par la sophrologie et

l’ensemble des therapies psycho-physiques dont la nomenclature est trop etendue

pour etre enumeree.50

Mais il n’y aurait pas de religieux sans un (des) objet (s) de culte, sans un (des)

objet (s) suprasensible (s) pour parler comme Kant: une ou des entites visees, une ou

des choses postulees, qui ne peuvent etre donnees dans notre experience, qui ne

peuvent apparaıtre a nos sens. Cet, ou ces objets suprasensibles essentiels devrontetre la cle, pour etre croyables, de la liaison mysterieuse entre le tout infini (si infini

qu’il ne peut souffrir aucune definition) et le sujet indefiniment singulier (si singulier

qu’il ne souffre aucune definition non plus). Definir, circonscrire donc, le Tout du

Monde ou la Singularite de l’Homme, est le peche par excellence, peche contre

l’esprit de l’individuo-globalisme, aussi grave que donner une image a Alla dans

l’islam. En l’occurrence, cet esprit ne peut etre un Dieu eternel surplombant, certes

indefinissable mais legislateur exterieur, il ne peut pas non plus s’acclimater de figures

transcendantes trop precises, de divinites anthropomorphiques ou zoomorphi-

ques. C’est ainsi que l’objet suprasensible de la religiosite individuo-globale, de la

‘spiritualite’, est l’energie (qui peut d’ailleurs se demultiplier a loisir en energies).

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 167

Invisible, mais dont on peut observer les effets tangibles, materielle (que l’on peut

donc entrevoir scientifiquement, mais seulement entrevoir et non cerner entierement)

et immaterielle a la fois, fluide, ondulatoire, qui nous traverse tous, nous rechauffe,

nous fait vivre, mouvante, mobile, omnipresente, ubiquitaire, omnipuissante (on

ne connaıt pas les limites de l’energie, y compris du point de vue scientifique). Elle

symbolise la puissance sans limite, la liaison du materiel au spirituel. L’ensemble

des traditions seront representees en porteuses du secret de l’energie, a travers lesavoir des chakras dans l’hindouisme et le bouddhisme, le chi dans le taoısme, les

sefirots dans le judaısme, l’alchimie chretienne etc. Les anciens dieux, comme dans

l’histoire classique des religions, seront degrades, soit comme entites malefiques, en

l’occurrence trop froides et moralisatrices, ou alors (parfois simultanement) seront

reinterpretes comme des allegories energetiques. Le culte de l’energie (des energies)

s’interpretant lui-meme comme un retour a l’origine, a une tradition primordiale

enfin exprimee, ce qui est classique, la encore, de l’histoire des religions: le nouveau

culte s’impose en reintegrant l’ancien, soit en diabolisant soit en en revelant le

message veritable jusque la devoye. La nouvelle morale religieuse distingue

l’authentique de l’inauthentique en general, en lieu et place du pur et de l’impur,

elle distingue aussi les bonnes energies des mauvaises energies en lieu et place du

bien et du mal.

L’energie, qui est la voie (mais aussi la voix) transcendante de la Nature (notre

nature singuliere et celle du tout) occupe la place du divin et, a ce titre, constitue

une tension morale. Elle donne aux fils imaginaires, qui tiennent notre etre moral,une tension, et lui confere ainsi une adherence mythique. Car l’energie n’est pas une

simple force physique mais elle est douee d’une conscience incommensurable, elle

permet d’orienter l’etre, non seulement l’etre mais tous ce qui le touche, sa maison

(comme dans le Feng Shui), sa destinee. Elle l’aide dans ces choix, elle le reconforte,

le rechauffe et meme lui parle. L’enquete, encore inedite, de Fereshteh Ahmadi, mene

en Suede sur les croyances de populations majoritairement athees, en particulier sur

des cancereux en phase finale, est tres instructive a cet egard (Ahmadi 2009). Ces

populations qui affirment majoritairement ne pas croire en Dieu, se disent en

majorite persuade qu’il existe un sens ‘naturel’ de l’univers qui peut s’entendre, se

percevoir a travers l’energie de la nature. Il est interessant de remarquer, par ailleurs,

que la Suede est a la fois un des pays les plus athee d’Europe, et le plus individuo-

global, c’est-a-dire ou les discours spirituels (naturalistes) sont le plus developpes, ou

les therapies alternatives, les pratiques holistiques, le yoga, sont le plus repandues. La

spiritualite, religiosite propre aux societes industrielles avancees, y est plus deve-

loppee qu’ailleurs, et s’est progressivement substituee au christianisme lutherien qui

reste aujourd’hui l’objet d’une adhesion politique, sociale et morale, mais ne

concerne plus le sentiment religieux lui-meme, l’adherence mythique. Adherencequi, loin de disparaıtre, s’est reconstituee par la mythologie individuo-globale dont

le noyau dur est compose par l’ensemble des croyances et des pratiques propres a ce

que l’on nomme ‘spiritualite’.

En fixant son attention sur des faux problemes de definition, defendant aprement

les vieilles definitions de la religion, on finit par ne percevoir que decomposition,

perte, dislocation. Effectivement, certaines formes religieuses se degradent! Et l’on

finit par ne pas voir que, dans le meme temps, d’autre forme apparaissent,

correspondant a de nouvelles regulations religieuses de fond, a des tendances

lourdes, qui sont loin d’avoir la volatilite et le caractere ephemere qu’on leur attribut

168 R. Liogier

souvent. La ‘spiritualite’ individuo-globale est, dans ce sens, la tendance religieuse

lourde de notre temps et non pas l’expression du passage d’un monde religieux a un

monde spirituel deregule.

Notes

1. On se referera aux nombreux exemples donnes dans notre ouvrage (Etienne et Liogier1997).

2. ‘Loi du 9 decembre 1905 relative a la Separation des Eglises et de l’Etat’, Journal Officielde la Republique Francaise, 11 decembre 1905.

3. ‘Decret remplacant la MILS par la MIVILUDES, n8 2002�1392, 28 novembre 2002’,Journal Officiel de la Republique Francaise, 29 novembre 2002.

4. Dans la legislation elle-meme on trouve en France des statuts comme celui deCongregation calque litteralement sur l’organisation catholique au point que les autresreligions ont eu pendant longtemps, juifs comme protestants et bien sur musulmans, as’adapter a ce moule institutionnel officiel . . . pourtant laıque! (Liogier 2006).

5. Les conquetes musulmanes ont ete elles aussi accompagne des taxinomies idolatrescomparables.

6. C’est ce que remarque aussi Auge: ‘[. . .] pose en termes de frontieres le probleme de ladefinition de la religion aboutit toujours peu ou prou a une hierarchisation des formesreligieuses ou des cultures’, p. 41.

7. Les choses sont plus compliques dans le monde protestant, aux Etats-Unis en particulierou la secularisation ne s’est pas faite contre la religion mais par la religion (Liogier 2006).

8. Lyotard affirme que ‘la nostalgie du recit perdu est elle-meme perdue pour la plupart desgens’, cette perte de la nostalgie etant propre a la condition post-moderne (Lyotard 1979,p. 68). Les recherches que nous avons menees nous ont convaincu au contraire que cettenostalgie n’a pas disparue mais a pris une forme nouvelle inscrite dans un nouveaumetarecit propre a la culture des societes industrielles: l’individuo-globalisme (Liogier2011).

9. D’Heidegger, avec ‘La question de la technique’ (Heidegger 1954, pp. 9�48) et ‘Science etmeditation’ (pp. 49�79) jusqu’a Habermas (Habermas 1973).

10. En particulier les travaux precurseurs de Khun (Khun 1962) et Popper (Popper 1959).11. Qu’il s’agisse d’objets physiques ou d’objets mentaux (d’idees).12. Si la proposition suivante qui serait au fondement des sciences sociales des religions est au

moins partiellement vraie, a savoir ‘qu’homo religiosus n’existe qu’en tant qu’homoloquens’ (Obadia 2009), il n’est des lors pas etonnant que le lexique scientifique lui-meme,surtout lorsqu’il gravite autour du mot religion, comme pour le cerner, ait une facheuse etplus irresistible tendance que dans d’autres domaine a se deseculariser.

13. C’est en grande partie, me semble-t-il, ce type d’essentialisation sociologique que critiquavertement Pierre Bourdieu, visant les specialistes de la religion, dans une interven-tion celebre qu’il prononca, au grand effarement de l’assemblee, lors du congres del’Association francaise de sociologie religieuse en decembre 1982. Ladite communication,qui est reste comme un petit traumatisme dans la communaute scientifique des specialistesde la religion, a ete publiee depuis sous le titre evocateur de ‘Sociologues de la croyance etcroyances de sociologues’ (Bourdieu 1987, pp. 106�111).

14. Ce qui correspond, bien sur, en sens inverse, a un interet social ‘anglo-saxon’, si l’on peuts’exprimer ainsi, a exclure une partie des penseurs dits continentaux. Mais ceci est unautre probleme.

15. Meme si elles sont interessantes sociologiquement en elles-memes.16. Sur la distinction entre adhesion intellectuelle et adherence mythique (Liogier 2010).17. L’ensemble des autres classes d’animaux sont en quelques sortes arrimees a la culture

humaine; elles sont jugees, jaugees, apprivoisees, parques, apprivoisees, et meme eduqueesa travers elle.

18. L’eschatologie, le recit des fins dernieres participe du mythe. Le mythe n’est pas seulementun recit des origines mais aussi des fins qui conferent a l’homme une finalite au-dela toutefinitude.

International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 169

19. Sur la continuite du mythe au roman moderne: Eliade 1957, pp. 21�39.20. Pour reprendre l’expression d’Ernst Junger (1994, p. 49).21. Expression, certes, irrationalisable des croyances (qui ne peuvent constituer un savoir),

mais tout a fait raisonnable, car il est raisonnable de croire a un objet suprasensible, ainsique l’a montre Emmanuel Kant, les ultimate problems pouvant etre compares auxantinomies de la raison pure, surmontees par la postulat de la raison pure pratique. Il estainsi, d’apres Kant, extravagant, et dangereux parce qu’ayant pour consequences ledeveloppement des superstitions, de ne pas croire en un objet suprasensible. La foi estrationnelle non seulement moralement (en raison pratique) mais aussi en raison pure :‘c’est un besoin necessaire de la raison de supposer seulement, et non de demontrer,l’existence d’une Etre supreme’ (p. 539), et ‘Si donc la raison, dans les questions relativesaux objets suprasensibles, telles l’existence de Dieu et la vie future, se voit contester le droitqui est le sien de parler la premiere, une porte est grande ouverte a toute formed’extravagance, de superstition, et meme a la manie de l’atheisme’ (p. 541) (Kant 1985).

22. On consultera aussi le petit recueil de cours d’Emmanuel Levinas (1991, pp. 37�59).23. On dresse le portrait des Presidents, des chefs, des leaders, on les sculpte, on les

photographie dans une pause ‘immortelle’.24. La definition est subtile parce que l’on accorde habituellement de l’importance a

‘monopole de la violence legitime’, en oubliant ce qui me paraıt le point crucial, le faitqu’il s’agit du monopole de la violence physique legitime, autrement dit, personne a partles representants de l’Etat ne peuvent disposer de notre corps, ne peut le contraindre (c’estpourquoi l’on a besoin d’un ‘mandat d’amener’, une autorisation expresse de la puissancepublique, pleine expression de son monopole, pour deplacer un corps humain vivant d’unpoint a un autre).

25. ‘[. . .] La fonction fabulatrice, sans etre un instinct, joue dans les societes humaines un rolesymetrique de celui de l’instinct dans ces societes animales’ (Bergson 1959, p. 1151).

26. Le signification de la mort comme structure existentielle, structure meme de la vie (vieindividuelle et collective), notion vide de toute determination positive, ‘hors categorie’ (pp.227�255), a ete developpe dans l’etude tres fournie de Vladimir Jankelevitch (1977).

27. Le vetement, d’ailleurs, ne sert pas seulement a se premunir contre le froid, au confortcorporel, mais a construire et confirmer notre identite, a dire ce que nous sommes, a nousdistinguer de notre realite physique.

28. Pour reprendre de terme employe dans un autre contexte par Gilles Deleuze et FelixGattari (1972�1973, p. 321), mais qui s’applique adequatement ici parce qu’il designe lafixation des desirs a un territoire defini et clos. Le familialisme circonscrit les desirs.

29. Ce qui se confond en partie avec la definition de l’activite sociale au sens de Weber, et a sasuite, des tenants de l’interractionnisme symbolique, comme une sorte de jeux de roles ouchacun se prend au serieux (Goffman 1973, 1974).

30. Ce qui explique aussi que celui qui ne ressent en partie sa propre mort dans la disparitiond’autrui est a proprement parle asocial (sans lien social stable) et desaxe (au sens ou sapersonnalite n’a pas d’axe, d’attaches fixees sur une image de soi).

31. Qui mettent en images successives notre histoire.32. Rien a voir avec les celebres chemins qui ne menent nulle part d’Heidegger, qui, bien que

non frayes, sont malgre tout des chemins qui s’elaborent au fur et a mesure de laprogression de la marche.

33. Ce qui semble assez proche de la position de Jacques Derrida pour qui Dieu est le ‘temoinabsolu’ (Derrida 1996, p. 39).

34. Seulement entrevu bien sur, car une vision complete et trop claire detruirait le mystered’une part, et d’autre part pourrait etre contredite par les evenements.

35. Michel Foucault a bien montre que le medecin de campagne s’etait, structuralementen quelque sorte, substitue au medecin de campagne (Foucault 1988, Liogier 2005, pp.153�208), ou encore Derrida pour qui ‘l’on s’aveuglerait au phenomene dit ‘‘de lareligion’’ ou du ‘‘retour du religieux’’ aujourd’hui si on continuait d’opposer aussinaıvement la Raison et la Religion, la Critique ou la Science et la Religion, la Modernitetechnoscientifique et la Religion’ (Derrida 1996, p. 40).

36. L’imaginaire est instituant ainsi que l’a montre Cornelius Castoriadis (1975).37. Pour reprendre les expressions de Castoriadis (1975).

170 R. Liogier

38. Les esthetiques etant les expressions privilegiees des identites. C’est ainsi que lefondamentalisme lui-meme dans les differentes confessions, est plus aujourd’hui unequestion d’identite, qui se manifeste par une esthetique, qu’une position dogmatiquestrictement definie.

39. Le mot authentique devenant, dans le contexte post-industriel, synonyme de la puretenaturelle.

40. Cette evolution sociale n’est sans doute pas independante du passage dans la science et laphilosophie modernes d’une representation close a une representations infinie du monde(Koyre 1973).

41. Meme si l’expression de ‘global’ se rapporte au globe, le global est aujourd’hui devenul’univers sans limite, un univers justement qui ne peut etre englobe, qui transcende toutenglobement possible. Peter Sloterdijk a bien montre que meme si la globalisation resteemprunte du paradigme de la sphere, elle n’est plus une simple globalisation terrestre, elleserait, d’apres lui, telecommunicative (Sloterdijk 2005). La telecommunication est ce quirapproche le lointain, fait communiquer le plus loin instantanement (du moins avec unsentiment d’instantaneite), ce qui nous lie au lointain, l’amene a nous, et ce qui nousprojette magiquement vers lui. La telecommunication, au-dela de sa pratique techniqueactuelle, est une allegorie de l’energie: ondulatoire, invisible, vibratoire, intime etuniverselle a la fois, secrete et omnipresente a la fois, materielle mais spirituelle, relationdynamique du singulier a l’infini.

42. Ce qui justifie aussi le choix du neologisme un peu lourd d’individuo-globalisme.43. Les numeros de periodiques populaires consacres au bien-etre, aux medecines dites

naturelles, sur les liens entre la puissance de l’esprit, la nature, sur les liens mysterieux entrela sante interieure et les environnements exterieurs, sont plethores (a titre d’exemple, lenumero 3065, du 1er au 7 avril 2010, de L’Express qui titre en couverture Se soigner aunaturel).

44. Cas de la Maharishi University of Management implantee dans l’Iowa aux USA (Liogier2009, p. 139).

45. L’adresse du site officiel est d’ailleurs: www.devenezvousmeme.com.46. 2010, ‘L’humanitaire, le contraire de la solution de facilite’, in L’Expansion, n. 751, pp.

124�127.47. 2009, Tourisme, developpement personnel et spirituel, in Espaces: Tourisme et Loisirs,

n. 271, pp. 13�45; Liogier 2011.48. Sur la redefinition du travail et de son imaginaire dans la classe des creatifs culturels:

Florida 2003, pp. 129�143.49. Pour se convaincre de la sortie de l’ideal du travail, de la centralite de l’industriosite,

dans les societes que l’on peut appeler a juste titre post-industrielles, on consulteral’ouvrage sous la direction de Jean-Pierre Gelard (Gelard 2009), en particulier lacontribution d’Olivier Siroste (‘Temps libre, temps de travail: un nouveau contrat social?’,pp. 265�276).

50. Quatre-vingts-trois millions d’americains suivraient des therapies alternatives (L’Express,n. 3065, p. 72).

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