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RESEARCH ARTICLE
Le faux probleme de l’indefinition de la religion: les origines du‘probleme’ et ses enjeux actuels
Raphael Liogier*
Observatoire du Religieux, France
(Received October 2009; final version received September 2010)
When one refuses to participate in shallow debates on the definition of religion,which define in general tactics of declassing the beliefs of others or of under-classing our own beliefs, one recognizes that beyond the emerging patchworkedspiritual diversification which emerges in today’s advanced industrial societiesthere is a unified religious dogma. The idea that spirituality will be contradictoryto religion does not constitute a pertinent concrete distinction, but occupies aplace in this new religious dogma that presents itself as spiritual.
Keywords: religion; spirituality; beliefs; post-industrial culture
La religion n’est pas plus difficile a definir qu’une chaise
La difficulte que l’on semble avoir a definir des phenomenes, parfois meme la
declaration d’une impossible definition, est le signe que les phenomenes en questions
sont au cœur de luttes d’interet particulierement virulentes. Le reel se presente
toujours indirectement a nous, a distance, quels que soient les objets que nous visons,
car la perception est toujours une synthese, autrement dit un troisieme terme (C) qui
n’est ni le sujet percevant (A), ni l’objet percu (B). C’est le resultat d’une relation,
d’une operation perceptive. L’acquisition de connaissance ne peut s’effectuer, ainsi
que l’a montre Kant, que par ce type de synthese (Kant 1980, pp. 780�811).
Qu’importe que l’objet vise soit une parcelle de matiere inerte (une table, un mur, un
arbre), ou vivante (un individu, un animal) ou meme une idee (la democratie, la
liberte) ou encore une institution (la Republique, une entreprise) ou meme un
sentiment (le bonheur, l’amour) ou une sensation (un son, une couleur comme le
rouge ou le bleu). Dans tous les cas, nous n’avons pas acces a la chose en soi, mais a
une impression au sens photographique ou au sens de l’imprimerie, une impression
contre nos parois sensitives qui se traduit par un ebranlement nerveux, une excitation
optique ou auditive ensuite codee, classee et stockee. Personne ne percoit, par
ailleurs, une meme chose selon la meme perspective, ne serait-ce que parce que
personne n’est situe au meme endroit dans l’espace physique, dans le meme rapport
d’ombres et lumieres, ni a la meme position dans l’espace social, ni ne possede
exactement la meme structure sensorielle (les animaux n’ont pas le meme outillage
sensoriel que nous, et nous ne disposons pas d’ailleurs, chacun d’entre nous,
exactement du meme outillage sensoriel que chacun de nos freres humains). Par
consequent, les mots ne sont toujours que des consensus relatifs exprimant des
*Email: [email protected]
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie
Vol. 21, No. 1, March 2011, 145�173
ISSN 0390-6701 print/ISSN 1469-9273 online
# 2011 University of Rome ‘La Sapienza’
DOI: 10.1080/03906701.2011.544195
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syntheses variables (ou representations) d’un individu a l’autre en fonction de sa
relation irreductiblement singuliere avec les objets vises. Ces consensus variables que
sont les mots, stabilises pendant un temps et pour une communaute d’individus,
servent a se reperer, a distinguer, a communiquer, a agir, a se reconnaıtre. Parconsequent, la chaise sur laquelle je m’assois comme la religion que je pratique ne
posent ni plus ni moins de probleme de definition l’une que l’autre. Dans tous les cas,
il s’agit de designer une chose a travers un consensus nominal qui rende compte au
plus pret d’un ensemble de syntheses irreductiblement variables et multiples.
Ce petit detour par la theorie de la connaissance etait necessaire en vue de
dissoudre par avance la fallacieuse declaration d’une difficulte particuliere, voire de
l’impossibilite, qu’il y aurait a definir la religion contrairement a d’autres pheno-
menes moins mysterieux, moins opaques et plus simples. Si probleme il y a, il netient pas a la nature du phenomene en lui-meme, mais a la difficulte a realiser un
consensus sur sa designation et a la fragilite d’un tel consensus dans des conditions
sociales particulieres, lorsque les interets en presence sont multiples et opposes.
Les interets contradictoires en presence, dans la definition de la religion, peuvent
etre individuels (attaches a une biographie personnelle), ils peuvent tenir a des
coalitions d’interets individuels, ou relever d’un interet social plus general constitutif
d’une culture dominante historiquement determinee.
Exemples d’interets individuels
Depuis le debut des annees 80 les groupes bouddhistes occidentalises attirent des
individus de moins en moins marginaux, appartenant a des classes sociales plutot
elevees et en general urbaines (Etienne et Liogier 1997). Pourtant une forte
proportion de ces nouveaux bouddhistes, et de facon assez surprenantes parmi les
plus fideles, n’envisagent pas leur adhesion, leur croyance et leur pratique comme
religieuses, mais comme spirituelles pour les uns, comme une philosophie de vie pourd’autres, comme une science du mental, ou meme parfois comme une simple hygiene
interieure. On peut s’etonner d’une telle denegation de la part de personnes suivant
regulierement les enseignements d’un lama tibetain, recitant quotidiennement des
mantras, ayant pris refuge, apportant des offrandes, disposant chez eux d’un autel
ou fume de l’encens en permanence, ou trone un bouddha et des bodhisattvas, des
objets devotionnels comme les tankas (images pieuses, sortes d’icones tibetaines). Un
detour biographique permet de resoudre l’enigme. L’athee marxiste et maoıste dans
les annees 60, soudain engage dans la cause tibetaine, suite a sa deception devant desformes totalitaires, sovietiques ou chinoises, de plus en plus indeniables, et qui, par
glissement progressif s’interesse au bouddhisme et finit meme par devenir boud-
dhiste, ne pourrait, sans se renier tout a fait, sans renier l’ensemble de sa destinee, le
recit de vie qu’il s’efforce malgre tout de rendre coherent en passant d’une cause a
l’autre, admettre etre devenu religieux.1 L’expression ‘religieux’ est insoutenable a ses
oreilles de marxiste visceral. C’est ainsi qu’il a interet a definir sa pratique comme
spirituelle, ou meme comme relevant de la science de l’esprit, de la philosophie,
autant d’activites sonnant positivement, mais surtout bien distinctes, dans sonimaginaires, du religieux (Liogier 2003a, pp. 135�147). De meme, de nombreux juifs,
dans une proportion superieure a la population generale, frequentent des groupes
bouddhistes, au point que s’est popularise le qualificatif, utilise par les interesses
eux-memes, de Jubu (Liogier 2004, pp. 382�383), contraction anglophone de
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juif-bouddhiste, Jew-Buddhist. Ce Jubu n’entend pas, le plus frequemment, apparte-
nir a une autre religion que le judaısme, pour des raisons d’enracinement identitaire,
meme si au fond sa pratique proprement religieuse et son systeme de croyances, sont
plus proches du bouddhisme. Il preferera, pour ne pas se donner le sentiment de
trahir ses origines (et [ou] de donner ce sentiment aux autres), ne pas considerer le
bouddhisme comme une religion. Les chretiens, de leur cote, qui sont eux aussi
nombreux a etre sensibles au bouddhisme, tendent a interpreter leur eventuelle
frequentation de cet autre monde religieux comme un complement, comme une
maniere d’approfondir leur foi sans empiete le moins du monde sur la coherence
dogmatique du christianisme. Cette attitude touche a son paroxysme dans le dis-
cours de ce pretre catholique ordonne moine zen (Etienne et Liogier 1997). La
double appartenance est ainsi rendue possible, sans contradiction interieure, par la
rhetorique du bouddhisme comme simple technologie contemplative mise au service
de la foi chretienne.
Le reservoir des denegations individuelles est loin d’etre epuise par cette courte
enumeration. Il pourrait etre d’ailleurs etendu a l’ensemble des systemes originelle-
ment religieux comme le yoga, qui ont ete plus encore que le bouddhisme presque
entierement deconfessionnalises en contexte hypermoderne. Car, effectivement, ces
jeux de denegation individuelle sont indissociables du contexte social general, ne
serait-ce que du contexte basique de la modernite qui permet la coexistence dans
un meme espace d’une multitude indefinie de groupes religieux. Or, meme si la
modernite n’est pas en principe exclusive en tant que telle, etant theoriquement
neutre, etant un contenant depourvu de contenu dogmatique predefini (ie de contenu
traditionnel), elle accueille et protege des traditions qui, elles, peuvent etre exclusives.
Autrement dit, meme si du point de vue de l’Etat on peut choisir sa religion et meme
plusieurs religions (c’est au fond ce qui definit le mieux la secularite des institutions
modernes), du point de vue de certaines (de la plupart!) de ces religions, on ne peut
en choisir qu’une. Un musulman, un juif, un chretien pourrait etre en meme temps
bouddhiste du point de vue de l’Etat, mais pas du point de vue de l’islam, du
judaısme et du christianisme. Pourtant, de fait, ces religiosites se cotoient,
s’influencent, et les croyants voyages de l’une a l’autre. De sorte que ce nomadisme
necessite un bricolage individuel, pour reprendre le mot de Levi-Strauss tant de fois
utilise (jusqu’a l’usure!), qui est un bricolage essentiellement lexical.
Exemple de coalitions d’interets
La laıcite francaise n’est pas seulement un systeme juridique stricto sensu, mais un
ensemble de regles du jeu implicites et explicites a travers lesquelles s’expriment des
coalitions d’interets pour la definition de politiques publiques religieuses. Ces
coalitions d’interets, elles aussi, s’affrontent a travers un lexique classant ou
declassant. Meme si nous vivons theoriquement en France, depuis la loi de 1905
sur la Separation des Eglises et de l’Etat, dans une Republique qui ‘ne reconnaıt,
ne salarie ni ne subventionne aucun culte’,2 nous verrons neanmoins apparaıtre dans
les rapports parlementaires relatifs aux ‘sectes’ (Vivien 1983), rapports qui emanent
donc de la Republique francaise, l’expression de ‘religions reconnues’. Le ‘culte’
est ainsi distingue de la ‘religion’. Les expressions de Grandes religions reviennent
tout aussi regulierement dans les debats publics afin de les distinguer des ‘sectes’.
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 147
Une serie de termes serviront aussi a declasser certaines denominations religieuses
comme ‘fondamentalismes’, et l’on pourra d’ailleurs se poser la question de savoir si
le fondamentalisme est vraiment une religion ou seulement une maladie politique,
voire psychologique, bref une pathologie religieuse mais ‘en rien’ une religion
authentique, normale. Les conflits portent essentiellement la aussi sur des problemes
de definitions, en particulier sur ce qu’est une secte. Le mot en contexte francais
signifie globalement mauvaise religion ou meme non-religion (phenomene non
‘authentiquement’ religieux) pour les representants des lobbies desdites Grandes
religions. C’est en partie pour une question de definition et de conflits d’interets que
la MILS (Mission Interministerielle de Lutte contre les Sectes) va devenir la
MIVILUDE (Mission Interministerielle de Lutte et de Vigilances contre les Derives
Sectaires) (Liogier 2006).3 Sociologiquement, en contexte francais, on peut dire avec
Daniele Hervieu-Leger que la Secte est la religion de l’autre, c’est elle qui occupe la
place de ce qu’etait l’heresie dans le monde catholique medieval s’opposant a la seule
vraie religion. Ce qui nous permet de passer, au-dela des conflits de coalition
d’interet a l’interet social plus general qui se confond a peu pres avec ce que les
historiens, et les philosophes de l’histoire, appellent un regime de verite, ou recipient-
programme (Veynes 1992).
Exemple d’interet social general
Durant la periode de l’histoire et dans le gigantesque perimetre europeen ou l’Eglise
catholique disposait du monopole de la gestion des biens du salut, la definition de
la religion se confondait avec la definition de l’Eglise elle-meme, seule vraie religion.
Il est a noter d’ailleurs que l’inertie cognitive d’un tel monopole, et ses effets sur
la definition de la religion, n’ont pas disparu avec les processus de secularisation.
Dans les pays europeens qui sont restes le plus longtemps domines par le
catholicisme, le sud de l’Europe en general et la France en particulier, on a beaucoup
plus de mal a concevoir la religion sous des formes eloignees de celles de l’Eglise
catholique.4 Et dans l’ensemble des pays influences par les religions bibliques
on a encore du mal a envisager la religion sans croyance en une entite divine
transcendante unique. Une aussi longue periode de domination symbolique ne peut
pas ne pas laisser de traces jusque dans les definitions actuelles de la religion, chez les
sociologues contemporains eux-memes. Plus influencee par le catholicisme, Danielle
Hervieu-Leger par exemple, tout en distinguant le religieux de la religion, met
l’accent, pour definir cette derniere, sur l’insertion dans une tradition legitimatrice
(Hervieu-Leger 1993). Chez Jean-Paul Willaime, plus influence par le protestantisme,
meme si le rapport a une filiation est evoque, l’accent est mis sur un charisme
fondateur (Willaime 1995). La definition de la religion n’est plus controlee par le
haut, mais est l’objet de debats, de controverses autorisees, meme si la domination
culturelle millenaire du christianisme n’a pas disparue.
Ce controle de la definition de la religion a ete particulierement bien administre
par l’ordre des jesuites, et participait directement a la tactique de conquete religieuse
hors des terres europeennes.: ‘[. . .] les jesuites sont durant plus de deux siecles, les
heros militants de la distinction entre religion, idolatrie et philosophie’ (Auge 1982).
La plupart des religions africaines sont degradees en idolatrie, regime croyant
essentiellement fonde sur la superstition, a la difference de la vraie religion fondee sur
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la foi. La plupart des types religieux rencontres sont soit consideres comme idolatres
ou magiques, s’ils se referent trop directement a des assortiments de techniques
symboliques d’intervention mondaine, soit consideres comme simplement philoso-
phiques (n’empietant pas, donc, sur le domaine religieux), s’il semble que l’on ait
affaire a des descriptions de la nature et du cosmos dont se deduit une simple morale
civile. Il ne s’agissait pas toujours en effet de declasser la religion de l’autre en
l’enferment dans la definition de l’idolatrie, mais parfois, lorsqu’elle etait tropenracinee dans une civilisation puissante et evoluee, d’en gommer le fond religieux,
par un simple jeu de definition, afin de la rendre compatible avec la vraie et seule
religion chretienne. Dans ce sens, le culte des ancetres et le confucianisme, dont
nombre d’aspects sont en realite incompatibles avec la dogmatique catholique, seront
interpretes comme des sagesses ou philosophies sociales conditionnant des rites civils
et nullement religieux. Au XVIeme siecle, le jesuite Matteo Ricci, et ses successeurs,
tenterent de demontrer que le confucianisme n’etant pas une religion, le catholicisme
pouvait parfaitement penetrer l’Empire du Milieu en s’adaptant a la culture chinoise.
Les debats sur les frontieres du religieux participaient donc deja a dresser une
cartographie du monde, avec des cultures plus ou moins eloignees mais tournant
irresistiblement autour d’un centre de gravite chretien. Lorsque la culture visee etait
trop complexe et trop systematiquement developpee pour etre attaquee de front ou
assimilee, ses formes religieuses seront definies comme simplement philosophiques,
ce qui avait pour double fonction de n’offusquer personne, ni les indigenes ni le
Vatican, et de justifier un proselytisme portant sur la dimension proprement
religieuse, n’empietant pas en theorie par consequent sur la sagesse locale; sagesselocale qui, puisqu’elle n’est qu’une sagesse civile, ne risque pas non plus, en sens
inverse, d’empieter sur la verite chretienne proprement religieuse. En revanche,
lorsque les cultures visees, comme en Afrique, sont parcellisees, faibles politique-
ment, moins systematiques dans leurs elaborations dogmatiques, il est plus efficace
de les degrader en idolatrie, construites sur des superstitions indignes d’etre
maintenues et qui doivent donc etre combattues de front cout que cout.5 Comme
l’ecrit tres clairement Marc Auge ‘le debat sur les frontieres [de la religion] est donc
marque par un biais chretien ou, plus largement, monotheiste’, et il rajoute que
‘si toute religion non monotheiste s’y devoie en magie ou en philosophie, c’est en
raison d’une intolerance de principe qui ne peut admettre, en la matiere, aucun
relativisme’, pour en conclure que ‘la categorie de la superstition est l’arme de ce
debat [. . .]’ (Auge 1982, p. 47).
Au-dela meme des tactiques proselytes conjoncturelles, la delimitation entre le
domaine de la non-religion et de la religion, est une maniere de placer l’autre sur
une echelle de valeurs menant de l’inferieur au superieur. Les cultures sont ainsi
hierarchisees en fonction de leur proximite ou de leur eloignement du noyaurepresente par la religion.6
Il y a continuite entre les jeux de definitions classantes/declassantes des jesuites
et la premiere anthropologie sociale, qui elle-meme s’alimenta a l’historicisme
romantique promu par les philosophes idealistes et ethnocentriques tel qu’Hegel
(Hegel 1807). L’idolatrie fondee sur la superstition designee par les missionnaires
catholiques, devient la magie fondee sur l’erreur designee par les anthropologues.
La magie etant une sorte de science impuissante, une parodie, qui trouvera dans
la science moderne son depassement definitif, selon les vues associationnistes
par exemple de Frazer (1950): incapable d’explication et d’action mecaniques reelle,
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la magie fonctionne par associations symboliques. La magie est l’expression par
excellence de la mentalite prelogique (Levy-Bruhl 2007). Au XIXeme siecle, c’est
la science moderne qui supplante la religion comme noyau autour duquel les cultures
qui en sont plus ou moins eloignees, gravitent, la religion appartenant elle-meme,
dans cette galaxie, a une sphere culturelle certes superieure a la magie et plus proche
de la rationalite, mais qui est elle-meme depassable (et meme a depasser). La religion
etant theoriquement a depasser, il devient inconvenant, dans certaines conditions du
moins, de s’y referer, mais surtout de la nommer, de l’evoquer et d’y croire. Etre
religieux n’est plus la marque d’une qualite indeniable, le label d’une superiorite
naturalisee (qui va de soi), tandis qu’etre scientifique est devenu, au XIX et au
XXeme siecle, la marque d’une telle qualite, le label d’une superiorite naturalisee, du
moins en contexte francais.7 Mais lorsqu’elle occupe pleinement cette position
centrale, la science devient elle-meme religieuse, et meme une religion hegemonique,
une veritable Eglise, autrement dit, selon la celebre definition de Weber, une
entreprise detenant le monopole des biens du salut sur un territoire donne. Car c’est
bien de salut qu’il s’agit, de la production d’un metarecit, pour parler comme
Lyotard,8 qui donne un sens englobant a toutes les activites sociales et a travers
lequel les espoirs individuels peuvent se raconter. Il suffit pour s’en convaincre de lire
une partie de la litterature des XIXeme et XXeme siecle, de Jules Vernes pour
l’ingenierie sans limites, a Mary Shelley, pour une technologie qui peut meme creer la
vie. Que cette perspective soit percue avec angoisse, dans la peur de la catastrophe,
elle manifeste neanmoins l’emergence d’une foi en l’omnipotence de la science, d’une
science qui n’est pas que connaissance mais demiurgie rationnelle, technique
creatrice. Tous les prodiges sont percus des maintenant comme envisageables, et
dans l’avenir realisables. Comme nombres de constructions religieuses, particu-
lierement en contexte biblique avec la figure du prophete (en l’occurrence le
scientifique-prophete), elles reposent sur la presence de l’avenir.
Mais cette confiance, ou foi dans la science, avec son bras arme, la technique,
s’est erodee sous les attaques a la fois, de la theorie critique du type de celle de
l’ecole de Frankfort qui a tente de mettre en lumiere les glissements humainement
irrationnels de la rationalite scientifique et techniques,9 de l’epistemologie qui a
remis en cause les ambitions d’omniscience de la science, et de la sociologie des
sciences10 qui a tente de montrer que la science ne suivait pas une ligne progressive
vers toujours plus de savoir et de competence mais evoluaient, elle aussi, au gres
d’imaginaires sociaux partages par la communaute scientifique elle-meme. Sans que
soit remise en cause absolument sa legitimite, la science s’est pluralisee. Et je ne me
refere pas la a la specialisation, a la demultiplication des domaines, des methodes
et des objets scientifiques, mais a la pluralisation des perspectives en concurrence
ouverte, autrement dit des imaginaires scientifiques qui ne sont plus, comme ils
l’etaient encore durant la premiere moitie du XXeme siecle, sous un controle
dogmatique academique serre, en general positiviste.
Cette pluralisation sauvage des perspectives scientifiques ressemble assez a la
pluralisation des perspectives religieuses qui a pu faire croire, quelques decennies plus
tot, a une dislocation de la religion: dans les deux cas il n’y a pas disparition ni de la
science, ni de la religion, mais reorganisation. Nous verrons plus loin que ce contexte
de recomposition des positions symboliques non exclusives de la science et de la
religion a ete un des facteurs du deploiement de la rhetorique de la spiritualite.
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Vers une definition relativement operationnelle de la religion
Est-ce a dire que toute definition admise socialement resulte toujours de rapports de
forces symboliques et qu’elle est, dans tous les cas, immergee dans une culture
dominante, celle qui caracterise le regime de verite dans lequel la langue se dit a un
moment et a un temps donne? La reponse est positive, ce qui ne signifie pas pourtant
que le simple citoyen, ou le chercheur, doit s’abstenir de definir les phenomenes avec
lesquels il se confronte. Tout d’abord parce qu’une telle abstention est en soi
impossible: on ne percoit les choses � les choses materielles comme les idees � qu’en
en definissant les contours, et de meme on ne communique, qu’en definissant, plus
ou moins, les contours des objets que nous percevons.11 Definir revient a distinguer
les contours des choses: on parle d’un ecran de television haute definition parce que
les images qui y defilent ont des contours plus precisement dessines que sur un ecran
normal. Definir les choses est donc necessaire pour se reperer, c’est une activite
naturelle permanente et vitale, dont la langue et son vocabulaire ne sont que la
manifestation expressive. Les cliches du sens commun, ou prenotions sur le monde
social pour parler comme Durkheim (1988), meme s’ils sont analysables et
critiquables sociologiquement, sont neanmoins vitalement necessaires (Liogier 2008).Mais puisque les sciences sociales elles aussi sont humaines, elaborees par des
etres qui ne peuvent percevoir autrement que par suites de cliches, ont peut se de-
mander ce qui distingue une definition du sens commun d’une definition scientifique.
Dans les deux cas, les definitions sont fondees sur des cliches, des photographies,
des images arretees de la realite, des perspectives socio-historiquement determinees.
La difference majeure tient dans le fait qu’une definition scientifique se sait elle-
meme limitee, relative, produite socialement; elle se sait en partie arbitraire et elle se
reflechit comme telle, autrement dit, elle ne s’accorde pas une importance essentielle.
Cela ne veut pas dire que pour un scientifique la definition d’un phenomene n’est pas
importante, au contraire, la definition est importante mais elle ne designe pas une
essence, une chose absolue, immuable, une chose qui serait absolument contenue
dans le mot qui la designe (ce qui outrepasserait d’ailleurs la possibilite de tout mot,
et meme le sens de ce qu’est un mot).
Le scientifique se doit de seculariser son lexique (de le mettre a l’epreuve du
siecle: comprendre les mots avec leurs enjeux temporels), il doit imposer a ses mots
une critique sans cesse renouvelee, afin de les defetichiser. Il s’agit d’inhiber cette
facon que nous avons au quotidien d’assimiler les mots aux choses que nous
designons a travers eux, comme s’ils avaient le pouvoir magique d’etre les objets
auxquels ils ne font que renvoyer.12 Construire une definition scientifique ne doit
donc pas (surtout pas!) viser a saisir une realite immuable, a faire entrer absolument
une partie du reel dans un mot, et ne faire entrer que cette partie, ou alors aboutir au
constat d’echec tout aussi absurde consistant a conclure que le phenomene est trop
complexe, flou, evanescent, omnipresent, ou autre, pour etre cerne. Cette derniere
attitude revele, sous des apparences de modestie epistemologique, le desir de cerner
une essence introuvable, meme si ce desir est contrarie, comme si d’autre
phenomenes, moins flous, moins complexes, evanescents, omnipresents, pouvaient,
eux, etre correctement cernes en leur essence immuable. Une definition scientifique
doit contenir en elle-meme la possibilite de sa propre revision, et ne doit se
reconnaıtre qu’une validite operationnelle relative, justement relative a l’operation
scientifique en cours; elle ne doit se reconnaıtre que comme un instrument d’analyse,
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lui-meme inscrit dans une histoire, ne serait-ce que l’histoire des mots eux-memes
comme celui de religion. Elle doit permettre de defetichiser les mots, de neutraliser
leur pouvoir magique en quelque sorte, de les demagnetiser en leur retirant autant
que possible leur force dogmatique, avant d’en faire usage.
Or, une partie des sciences sociales a consiste au contraire a magnetiser les mots,
singulierement celui de religion, avant d’en faire usage, les jetant ainsi dans l’arenedes luttes symboliques pour la bonne definition de leur essence anhistorique
presumee. C’est precisement cette revendication d’anhistoricite de la definition �qui se presente frauduleusement comme une expression de neutralite axiologique,
comme si l’on voulait purifier clairement les mots de leurs scories sociales avant de
s’en servir � qui outrepasse doublement les droits de la science, parce que d’une part
elle essentialise de la sorte l’objet visee a la maniere de se que pourrait faire le sens
commun, et d’autre part parce qu’elle s’arme de surcroıt du prestige de la scientificite
pour imposer plus efficacement sa propre definition dans le champ religieux lui-
meme, de sorte que, dans ces conditions, l’efficacite du sociologue, de l’anthro-
pologue (ou de tout autre logue), sera plus sociale que scientifique.13
Le seul fait de faire l’effort de reflechir les cliches projetes par les mots a partir de
leurs definitions naturelles (culturellement naturalisees) permet, particulierement
dans le cas du mot religion, d’eviter nombre de faux problemes tout en decouvrant, a
l’ombre de ces faux problemes, d’epineuses questions sociales. Mais le mot religion
n’est pas le seul a poser de si vifs problemes, nous retrouvons cela avec le motphilosophie, surtout en France depuis la fin du XVIIIeme siecle car c’est a travers
ce mot que l’identite republicaine reflechit son identite theoriquement secularise,
universelle, rationnelle. Les philosophes deviennent des douaniers postes aux
frontieres des espaces intellectuels, mais aussi postes, avec la figure flamboyante de
l’intellectuel (ou philosophe engage), aux frontieres des espaces sociaux et politiques
legitimes. Les departements de philosophie � et en particulier celui de l’Ecole
Normale Superieure � vont faire office de grands seminaires destines a former les
theologiens assermentes de la religion civile republicaine. On ne peut pas com-
prendre, si l’on ne tient pas compte de cet interet social majeur ramifie en une
multitude de discours construisant cette evidence, l’acharnement obsessionnel de
l’universite francaise a exclure les systemes metaphysiques indiens tel que le
Samkhya, ou logiques tel que le Nyaya ou la dialectique bouddhiste de Nagarjuna
(Liogier 2003b, pp. 26�29). La definition de ce qui est authentiquement philosophi-
que, sous les fards d’une pseudo-rigueur epistemologique, est en realite une facon
d’administrer l’identite francaise moderne. Les philosophes anglo-saxons n’eprou-
vent pas la meme difficulte et accepte aisement de considerer ces systemes exogenes
comme philosophiques, parce que la definition de la discipline philosophique n’estpas, pour eux, la forteresse culturelle qui garde et conserve l’identite occidentale
moderne; en revanche, ils excluent de leurs propres departements la ‘Continental
Philosophy’, qui est la pensee europeenne non-anglo-saxonne, pour eux beaucoup
trop historique, litteraire, voire verbeuse contrairement a ce que devrait etre la
philosophie rigoureuse.14
Une maniere de ne pas entrer dans ce genre de querelles scolastiques15 consiste
a ne pas exclure a priori, dans la definition choisie, tout phenomene participant
a la dynamique sociale que nous entendant decrire et analyser. Il s’agit donc, en
l’occurrence, de construire une definition toujours revisable susceptible d’integrer
l’ensemble des phenomenes religieux. Comment trouver une limite, meme revisable,
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qui rende la definition ne serait-ce que temporairement operationnelle? La definition
operationnelle que je propose, suffisamment large pour englober des phenomenes
emergeants et inhabituels tout en etant limitative, est la suivante et se compose de
trois dimensions imbriquees:
(1) Une conception globale de la realite (2) qui inclue la possibilite d’un saluttranscendant (3) justifiant un certain nombre de pratiques individuelles, communau-taires et sociales.
(1) Une conception globale de la realite, qui doit pouvoir se decliner comme un
recit, un mythe decrivant un commencement principiel (un commencement des
commencements) et une fin ultime (une fin des fins) qui confere une finalite a
l’existence personnelle et a la vie collective. Ce recit englobant du commencement et
de la fin doit raconter le monde au-dela des antinomies de la Raison pure, pour
reprendre la celebre description kantienne des limites de l’entendement. Le religieux
releve du metarecit parce qu’il s’agit de raconter l’en-deca, l’au-dela, l’apres-apres,
l’avant-avant, tout ce qui ne peut faire l’objet d’une experience sensorielle, ce qui doit
exister au-dela de l’entendement et qui ne peut donc se formuler dans une
formalisation intellectuelle mais seulement sous la forme suggestive du mythe.
Bergson a bien resume ce besoin vital de merveilleux, a l’echelle humaine, aussi
necessaires aux hommes que l’instinct l’est aux animaux, dans ce qu’il nomme ‘la
fonction fabulatrice’ (Bergson 1959, pp. 1061�1152). Il ne peut s’agir d’une simple
conception du monde, constituee de propositions philosophiques ou de dogmes,
faisant l’objet d’une adhesion intellectuelle, meme si des interpretations philosophi-
ques et des dogmes peut en etre tires. Car le religieux est ce qui est susceptible de
provoquer avant tout, avant toute adhesion intellectuelle, une adherence mythique,16
et qui insere de la sorte l’homme dans un metarecit a l’interieur duquel il peut
raconter sa propre vie au-dela de son existence materielle et temporaire. La religion
constitue une sorte de sol narratif sur lequel nos pas successifs tracent une destinee.(2) Le deuxieme element de la definition decoule directement du premier. Ce recit
total, ou metarecit, ne peut etre seulement descriptif, mais doit faire participer celui
qui le raconte et se le raconte. Le metarecit doit etre vecu comme une promesse de
salut transcendant, comme une vision d’esperance portant l’homme, chaque homme
individuellement, au-dela de sa condition materielle. Le salut transcendant est la
projection d’une fin, finalite qui ne se resout pas a une terminaison. Dans ce sens,
meme le bouddhisme est religieux, le nirvana etant une fin qui ne termine pas
l’existence mais les souffrances personnelles (Liogier 2004), ou meme un mouvement
comme le transhumanisme, pourtant materialiste, dans la mesure ou il raconte un
depassement ultime de toutes les limites physiques de l’homme (Liogier 2010).(3) Le troisieme element de la definition decoule aussi directement du deuxieme. Le
mythe, qui raconte le salut, doit le rendre plausible concretement et donc l’incarner
dans des scenarios qui impliquent chaque croyant. Il faut que les fideles puissent etre
les acteurs du metarecit. C’est ainsi que sont proposes des voies spirituelles, des
prescriptions morales, des modes de comportement, des rites a travers lesquels des
parties du mythe sont revecues, et toute une technologie religieuse, incluant la
meditation, la priere, les mantras, les prosternations. En outre, ces scenarios
(accompagnes de leur prescription du bien et du mal, de leur voies specifiques, de
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 153
leur technologies spirituelles) sont necessairement geres par des institutions plus ou
moins hierarchisees, plus monopolistiques sur un territoire donne.
A partir de cette definition de travail, il est possible de repenser les definitions
naturalisees et de reperer les causes sociales des classements comme religion ou des
declassements comme non-religion que les acteurs sociaux operent ‘naturellement’.
De sorte que, a partir du moment ou l’on se refuse a etre une sorte de douanier du
domaine religieux, il n’y a plus lieu de s’interroger pour definir la religion sur la
croyance en Dieu, l’existence d’une dogmatique structuree, ou d’une certaine forme
d’organisation clericale plutot qu’une autre, autant de questions qui n’apparaıtront
que comme des variations sociales de la religion et non comme sa limite. Il n’y aura
pas lieu non plus, nous le verrons, de s’interroger sur la realite d’une distinction
essentielle entre la spiritualite et la religion, mais plutot sur la generalisation con-
temporaine, dans les societes industrielles avancees, du terme de spiritualite pour
qualifier un nombre croissant de phenomenes religieux, que cette definition
‘spirituelle’ provienne d’observateurs theoriquement exterieurs ou de sympathisants
de ces nouvelles tendances religieuses.
Si nous avons ces trois elements, nous avons du religieux et des religions. Avant
d’aborder de front la situation contemporaine, revenons sur la question deja effleuree
de l’irreductibilite de ce que l’on peut appeler le sentiment religieux, afin de se
departir des fausses et inextricables interrogations relatives a la secularisation versus
la desecularisation du monde. La fausse question tant de fois rabachee, en soi
insoluble, etant, par excellence: y-a-t’il declin de la religion ou retour de la religion?
Peut-on se passer du religieux?
A la suite du cataclysme provoquee par la revolution darwinienne, les paleoan-
thropologues ont pris le relai des theologiens et des metaphysiciens pour definir
l’homme. L’enjeu etait de trouver des specificites susceptibles de delimiter des
caracteristiques irreductibles de l’animal humain. A la blessure narcissique que
l’homme s’infligea a lui-meme en realisant son animalite, selon l’expression de
Sigmund Freud, repondit en effet une strategie definitionnelle compensatoire
destinee a trouver dans la physiologie humaine un ensemble de specificites
indeniables. Mais les recherches les plus meticuleuses n’ont reussi qu’a pointer des
processus complexes, des periodes de stabilite morphologique succedant a des paliers
de mutations plus rapide, en general du a des changements environnementaux
radicaux, c’est ainsi que le Grand Singe se fit hominide, puis que se succederent les
differents types homo jusqu’a l’homo sapiens et enfin l’homo sapiens sapiens,
l’homme reflexif en quelque sorte, qui ne se contente pas de savoir mais qui sait aussi
qu’il sait. Ce dernier type se trouve etre le notre: cette derniere classe est construite
sur mesure pour nous auto-definir, nous distinguer. Nous nous conferons une
distinction � distinction au sens de la medaille qui serait conferee aux ultimes
vainqueurs de la competition evolutive, mais aussi distinction au sens d’une classe
sociale qui se represente et s’auto-definit donc comme plus distinguee qu’une autre,
cette classe peut d’ailleurs meme imposer sa propre distinction, sa classification, au
reste de la societe parce qu’elle est culturellement dominante, disposant des moyens
mediatiques lui permettant par exemple d’imposer aux autres classes ses jugements
de gout.17 En outre, cette auto-promotion de l’homme contemporain en homo
154 R. Liogier
sapiens sapiens releve d’une description des origines destinee a elever retroactivement
l’homme actuel a la dignite de fin indepassable de l’evolution de la vie.
On le voit, la paleoanthropologie a reussi, a partir des ruines dont elle est elle-
meme la cause, a reconstruire une epopee conduisant du pre-humain a l’humain
complet, mais une epopee qui n’a pas permis de distinguer clairement l’humanite de
l’animalite, a faire de l’homme de facon definitive un animal distinct de la bete maisseulement plus distingue qu’elle.
Apres la paleoanthropologie, l’entreprise des sciences humaines et sociales la
encore est paradoxale (Foucault 1966, pp. 387�398), parce qu’elles participeront
indeniablement, avant tout, a accentuer les douleurs narcissiques de l’animal humain
en ajoutant a sa determination biologique des determinations socio-economiques et
culturelles. Simultanement, cependant, une definition de l’homme par sa specificite
culturelle sera recherchee. L’homme est celui qui dispose d’une culture, non
seulement d’un outillage, d’une trousse a outils diversifiee, non seulement d’un
langage performatif, d’un systeme de signes codifies comme chez les animaux
normaux, mais d’un outillage et d’un langage qui l’habillent, le parent, un outillage
qui est aussi un langage, et un langage qui sert non seulement sa communication
vitale mais aussi a se donner un statut, a se parer de symboles, a se vetir d’une
personnalite, d’un etre d’apparat, d’apparence, bref qui lui permet de se raconter a
lui-meme sa propre vie, a faire de sa vie un recit, autrement dit une histoire qui a un
sens autre que sa brute composition organique. Sa phylogenie animale ne pouvantplus etre niee, ne pouvant plus etre coupee du reste de la nature, l’homme s’affublera
d’une double nature, qui deviendra l’objet des sciences humaines et sociales. Cette
seconde nature n’est autre evidemment que la culture a travers laquelle il se reflete
lui-meme pour se raconter. Plus qu’une technique, l’homme possede en effet une
technologie, un discours sur la technique, le moindre objet, un couteau qu’il marque
a son nom, une assiette qui a appartenu a son ancetre, n’est plus seulement un objet
utile mais participe a la construction subjective de ce double moral que l’on appelle
son identite. Il raconte son origine, sa descendance, sa posterite meme18 a travers des
mythes (et des objets qui deviennent des mythes), qui se declinent dans des epopees,
puis des poemes d’auteurs, dont les versions modernes constituent le roman.19 Par
ailleurs, mythes et epopees s’expriment non seulement par la parole, par le conte
transmis oralement de generation en generation, mais aussi par l’art plastique, par la
peinture, la musique, l’opera, aujourd’hui par le cinema.
Le religieux est ainsi au cœur de la culture, historiquement d’abord c’est une
evidence, telle qu’en temoignent les grandes œuvres musicales, picturales, sculptur-
ales, poetiques, anterieures au processus de subjectivisation et de rationalisationmoderne, qui transposent toutes explicitement et directement des morceaux de
grands recits religieux. Mais l’art contemporain, meme explicitement non religieux,
est encore une expression religieuse, sans pour autant se rapporter a un systeme
mythico-religieux particulier. Dans les mondes sociaux non-modernes l’art expri-
mait directement, sous tous les supports possibles, un systeme mythico-religieux
particulier, celui du christianisme catholique au Moyen-Age par exemple, plus
anciennement celui des systemes mythico-religieux romain, grecque, egyptien,
hindou, etc. Dans le monde moderne, il exprime toujours le sentiment religieux,
mais subjectivise, non controle par une orthodoxie mythico-religieuse particuliere,
meme s’il peut eventuellement toujours et singulierement s’y rattacher. La distinction
que font certains auteurs, comme Daniele Hervieu-Leger, entre le religieux et la
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 155
religion peut etre utile ici. L’art n’est plus aujourd’hui un art traditionnel, entiere-
ment attache a un systeme mythico-religieux exclusivement transmis et impose, mais
reste neanmoins l’expression de l’instinct religieux20 d’un auteur, autrement dit
l’expression irrationalisable21 des ultimate problems evoques par John Yinger (1970),
et qui peuvent se resumer dans l’ultime probleme des problemes ultimes qu’est la
mort. L’art consiste encore a raconter ses origines, in illo tempore, rapportees a un
temps indefini (Eliade 1949), et a une fin qui n’est pas finitude, et est par la une faconde ne pas capituler symboliquement devant la mort.
Les recits scientifiques, archeologiques, paleoanthropologiques, historiques,
n’echappent pas d’ailleurs, aussi rationnalises soient-ils, a cette tentative d’immorta-
lisation. C’est ce qu’avait bien vu Hannah Arendt (1961/1983, pp. 60�121) pour qui
l’espace public, l’espace donc de l’art comme de la science, ce qui revet une
importance publique, est la scene par excellence ou se joue l’immortalite humaine. Le
desir d’immortalite serait le sens le plus profond, d’apres elle, de l’engagement
politique authentique. Etre publique, c’est sortir de soi, de sa vie privee, de cette
vie privee de grandeur, et devenir un etre historique, se projeter dans l’histoire,
autrement dit sur une scene ou cette vie qui est la mienne sera perpetuellement
racontee. C’est tout le sens de la divinisation, apotheose, a laquelle ont encore droit
officiellement les heureux elus qui entrent a l’Academie Francaise qui peuvent ainsi
etre appeles immortels. L’homme public authentique, le grand homme, passe de la
story (espace prive) a l’history (espace publique) (Arendt 1961/1983). Pour Heidegger,
l’homme est etre-pour-la-mort, tendu vers la mort, c’est pourquoi seul l’hommepossede une temporalite (Heidegger 1986, pp. 289�322):22 l’homme meurt alors que
la bete ne fait que deceder. Mais cette mortalite contient l’immortalite dans sa notion
meme, comme son autre face, alors que le deces se suffit a lui-meme comme simple
dissolution organique. En parfaite eleve d’Heidegger, Hannah Arendt concoit
l’immortalite symbolique conferee par la vie publique comme l’expression du dasein,
de l’etre mortel. L’etre-pour-la-mort etant celui, par excellence, qui refuse de deceder
comme un chien, comme esclave sans nom, comme une entite sans nom, sans histoire
donc, sans destin.
Pour Arendt aucune cite ne peut subsister sans transcendance en raison non pas
d’une necessite psychologique individuelle mais pour une raison imperieusement
politique: ‘A defaut de cette transcendance qui les fait acceder a une immortalite
terrestre virtuelle, aucune politique au sens strict, aucun monde commun, aucun
domaine public ne sont possibles’ (Arendt 1961/1983). Cette position est assez
proche de celle de Durkheim pour qui le lien social, ce qu’il appelle la solidarite, le
fait de tenir ensemble, ne peut se perpetuer sans une dimension sacree a travers
laquelle se reflete la conscience collective. Le degre minimum du sacre, que l’ontrouve dans les societes a solidarite organique, les societes modernes, correspondant
en quelque sorte a la religion civile, en l’occurrence, a l’epoque de Durkheim, a
l’entretien des mythes (evenement fondateur de la Revolution Francaise, heros
mythiques pantheonises) et rites republicains. A vrai dire, dans les societes a
solidarite organique, dans lesquelles les individus se developpent comme les cellules
relativement autonomes, conscientes de leur individualite au sein de l’organisme
social, non comme les rouages inconscients d’une machinerie sociale, il est d’autant
plus necessaire d’alimenter le sacre parce qu’il ne va plus de soi. La fragilite
essentielle des societes modernes vient de l’empietement de la conscience individuelle
sur la conscience collective qui peut conduire a la disparition de la conscience
156 R. Liogier
collective dont le symptome principal est l’anomie. Le sacre de Durkheim correspond
tres exactement au monde commun d’Hannah Arendt, a cette scene publique sur
laquelle les individus se reconnaissent � a travers des symboles qui peuvent etre des
grands hommes statufies, des dieux, des œuvres, des hymnes, des institutions, des
entites de toute sortes � comme partie d’un Tout immuable, et depassent en cela leur
realite physique mortelle.C’est pourquoi les gouvernants, par excellence, sont habites par leur statut (et se
font eriger des statues)23 qui les rend virtuellement immortel, et qui garantit ainsi
symboliquement la continuite du pouvoir (Kantorowicz 1989): le roi est mort, vive le
roi. Il y a transmission mysterieuse et continue du pouvoir, non pas du pouvoir
exterieur qui n’en est qu’un effet, mais d’un pouvoir interieur, insaisissable, source
magique perpetuelle (c’est par ce pouvoir interieur d’ailleurs que les rois de France
pouvaient, dit-on, guerir les ecrouelles), qui est constate et non pas confere par
le sacre royal, dont les rites d’investitures presidentiels modernes sont les vestiges. Le
charisme meme des dictateurs est une des manifestations de ce pouvoir interieur et
magique a l’œuvre en public. Des Pharaons a Mao Zedong, les chefs politiques sont
toujours virtuellement et publiquement immortalises.
Mais peut-on rester sur une telle position de la religion ou du moins de la
religiosite (un religieux basique reduit au sacre, a sa forme) socialement necessaire
parce qu’elle exprime la societe dans son ensemble et comme un ensemble? Peut-on
s’arreter a cette idee regulatrice d’une ‘immortalite virtuelle’ projete sur la scenepublique? Notre hypothese est que cet espace public perpetuel, ce Tout immuable
de la societe qui transcende chacun des individus corruptibles qui la compose, n’est
que l’espace privilegie de la decompensation de l’angoisse du neant, un espace de
denegation de l’absurdite de notre situation au sens de Sartre (1943, pp. 527�598), du
non sens (ou du sans issu) de la mort. De sorte que la scene publique offre une issue
mythique, le recit de la societe elle-meme, de l’humanite elle-meme a travers la vie
extraordinaire des Grands Hommes � participant, par exemple, a l’histoire sacree de
la Republique � qu’ils aient effectivement existes ou non.
Les hommes qui inspirent un respect sacre sont ceux qui bravent la mort � ceux
qui sont braves devant la mort � qui semblent lui faire face, la connaıtre et en
maıtriser le mystere. Ceux-la fondent des religions ou des Etats, parce que leur
legitimite se confond avec leur insouciance face au destin, avec la foi irrationnelle
qu’ils semblent avoir en eux-memes, en leur propre immuabilite malgre toutes les
menaces, y compris celle de la destruction de leur corps. Celui qui est capable de sa
propre mort ne craint plus le pouvoir de l’autre, ni celui des autres, ni celui de l’Etat.
Se faisant, etant au-dela de toute menace, impermeable a toute coercition, il devientlui-meme une menace pour l’ordre social, pour la legitimite politique actuelle. Car
l’ultime force de l’Etat, qui dispose suivant la subtile definition de Weber du
monopole de la violence physique legitime, est de pouvoir imposer la mort a celui qui
se leve contre lui, au moins la mort sociale, le bannissement ou la prison.24
Lorsque Hannah Arendt ecrit que ‘c’est la publicite du domaine public qui sait
absorber et eclairer d’age en age tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux
ruines naturelles du temps’, elle ne nie pas que cette immortalite est une question de
‘publicite’, qu’elle est par consequent fictive, et qu’elle ressort d’un desir proprement
humain d’etre ‘arrache aux ruines du temps’. Car ‘tout ce que les hommes’ peuvent
vouloir premunir de la mort, les grandes actions politiques, les faits heroıques, les
grandes œuvres intellectuelles et artistiques, ne sont que traces d’eux-memes, que des
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 157
rappels de leur existence, de la verite de ce qu’ils ont ete et de ce qu’ils voudraient etre
encore si c’etait possible. ‘La publicite du domaine public’ ne permet qu’une catharsis
d’un desir anterieur, irreductible, veritablement un instinct religieux pour parler
comme Ernst Junger (1994) ou comme Henri Bergson,25 le desir de la perpetuation de
soi en tant que personne totale. C’est soi-meme en realite que l’on voudrait
entierement ‘arracher aux ruines naturelles du temps’, c’est soi-meme que l’on
voudrait soustraire a la menace, et c’est par substitution, l’œuvre que nous laissonssur la scene collective ce qui tient lieu de marqueur, de trace de ce desir et, en meme
temps, qui est le substitut culturel (signifiant parce qu’immuable) de notre corps
naturel (insignifiant parce qu’ephemere).
Mais cet ultimate problem of ultimates problems qu’est la mort, qui semble etre a
l’evidence ce qu’il y a de plus reel dans la vie humaine, parce que chacun sait
intuitivement sans explication, ipso facto, de quoi il s’agit, est en realite un non-fait,
un non-phenomene (Kant 1980, pp. 538�539), absolument introuvable empirique-
ment. Le phenomene est ce qui apparaıt, ce qui se donne a voir, or la mort n’est
jamais vu en tant que telle, c’est eventuellement l’agonie de l’autre qui est percue,
expression vivante de sa douleur, signe sans doute d’une disparition de son image de
notre horizon, d’un eloignement, puis d’une perte de contact, qui finira par
etre indefinitive (sans terme defini), une perte qui nous ramene par identification a
cette mort a la perspective de l’eloignement de nous-meme qui peut resulter d’une
affection, et enfin a la perte de contact pur et simple avec nous-memes, qui finira par
etre autre chose qu’un malaise, une interruption dont nous pouvons esperer sortir,mais une disparition elle aussi indefinitive (sans terme defini). Ainsi que le
remarquait judicieusement Epicure, lorsque la mort est, elle ne nous concerne pas,
car nous ne sommes plus, et lorsque nous sommes en vie, elle ne nous concerne pas
non plus parce que, justement, notre seule presence signifie qu’elle n’est pas. Lorsque
l’on evoque la mort, effectivement, ce n’est pas au deces brut que l’on fait reference,
ce n’est pas cet evenement physique en lui-meme assez peu signifiant qui pose
probleme mais ce que represente du point de vue moral un tel evenement.26 C’est
l’etre moral � irreductiblement attache a l’existence humaine, dans lequel l’homme
place son desir d’etre identique a lui-meme de jour en jour, jusqu’a la fin des temps,
etre toujours ainsi, etre toujours ce ‘soi’ vivant dans un recit signifiant qui ne se
terminera jamais � qui est en peril. L’etre moral, le double non-physique, a travers
lequel nous nous racontons notre vie a la deuxieme personne du singulier, le ‘tu’
a qui nous nous confions comme a un autre nous-meme en toute circonstance, qui
est habille par nous pour etre autre chose qu’une chose physique,27 ce ‘tu’ du ‘tu dois
te comporter ainsi’, ‘tu dois etre a la hauteur’, ne peut supporter la perspective de son
propre deces, car il se pense dans la continuite de son etre. C’est ce que revelent les
discours se rapportant a l’ame, et aujourd’hui ceux qui se rapportent a l’identite.L’ame comme l’identite n’etant que des facons parmi d’autres de nommer la
continuite de l’etre: etre identique a soi d’un instant a l’autre, se reconnaıtre
comme un soi qui transcende l’organisme grouillant de mille cellules en continuelle
metamorphose.
Pour lui, pour cet autre lui-meme, qui desire etre lui-meme jusqu’a la fin des
temps, ce simple deces physique n’est inacceptable que parce qu’il manifeste le
gouffre dans lequel a chaque instant sa constitution narrative, patiemment construite
d’interactions culturelles, peut etre sans retour absorbe. C’est ce sentiment
qu’exprime Bossuet dans son Sermon sur la mort: ‘Que vous servira d’avoir tant
158 R. Liogier
ecrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caracteres, puisque
enfin une seule rature doit tout effacer? Encore une rature laisserait-elle quelque[s]
traces du moins d’elle-meme; au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’un seul
trait toute notre vie, s’ira perdre lui-meme, avec tout le reste, dans ce grand gouffre
du neant. Il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes’ (Bossuet
1970/1996, p. 136).La mort n’est pas un evenement physique � meme si elle peut tirer sa
representation d’un evenement physique que l’on appelle un deces � mais un angle
mort dans notre perspective existentielle. Se raconter sa vie n’est pas seulement situer
sa propre presence sur une ligne destinale qui vient du passe et est ponctuee par des
episodes qui batissent une memoire, faites de souvenirs mis en images sur des photos,
d’anecdotes, de rencontres, mais c’est aussi anticiper, empieter sur l’avenir, projeter
des images de soi dans le futur, lancer sans cesse son image sur une ligne d’horizon.
Anticiper, c’est exactement ce que fait aussi le motard, le pilote de Formule 1, le
chauffeur de bus ou le simple automobiliste qui veut doubler un autre vehicule, et qui
pour cela verifie dans son retroviseur si la voie est libre, s’il peut se lancer vers
l’horizon en toute securite. S’il a effectue serieusement sa verification, ses plans ne
seront presque jamais contrecarres. Presque jamais, mais pas jamais, parce qu’il reste
toujours, quoi que l’on y fasse, quelle que soit notre obstination a tout prevoir, a tout
prevenir, a se premunir contre tout, un angle mort d’ou peut surgir un chauffard
endiable, une maladie, un glissement impromptu, un evenement imprevisible,
evenement qui peut toujours se reveler fatal, sans retour, definitif. La mort, qui estd’ailleurs souvent figuree comme un spectre guettant nos moindres gestes doue d’une
volonte propre, attendant au coin de la rue, epiant une erreur, est des maintenant
presente (plutot, omnipresente); c’est meme l’allegorie de la presence irreductible de
l’imprevisible, de l’inattendu qui se presente, et qui peut toujours aboutir a dissoudre
l’horizon de toutes les projections possibles. Ce qui est insupportable ce n’est pas la
douleur, qui est encore une sensation par laquelle nous nous sentons exister, mais
c’est l’evanouissement de toute sensation et de toute projection, de toute trace, c’est
de disparaıtre pour soi-meme (pour cet autre intime qui est soi-meme).
La mort des autres est d’ailleurs pour nous, essentiellement, une disparition � ne
parlent-on pas de nos chers disparus � une dissolution de leur image a l’horizon.
Nous souffrons plus vivement dans notre chair comme l’on dit, parce qu’ils sont la
chair meme de notre identite, si ce sont ceux qui, par leur presence autour de nous,
nous ont permis de nous assigner a nous-memes une place parmi eux: les amis, les
parents, les enfants, bref les proches, ceux avec qui nous interagissons quotidienne-
ment et qui nous constituent donc moralement par le croisement de leurs regards sur
nous et de notre regard sur eux, mais aussi ceux que nous admirons de loin, lesacteurs, les artistes, les ecrivains, autrement dit ceux avec qui nous nous identifions,
qui par leur existence conspirent, qu’ils le sachent ou non, a definir les contours de
notre etre. C’est, par la, proprement, qu’ils sont une partie de nous, de notre ossature
morale, une partie de notre ‘tu’ (qui peut devenir un ‘tu dois’), qui disparaıt.
L’inacceptable de la mort tient entier dans la conscience de perdre contact
avec notre double interieur, l’ossature morale qui se construit par autrui, qui est le
reflet d’autrui en nous, notre personnalite de pere, d’epoux, de personne compe-
tente, de savant, d’ignorant, de timide; par autrui, nous nous projetons dans l’avenir,
nous nous comparons, nous le jalousons, l’aimons, bref fixons notre personnalite
et nos objectifs au sens photographique. Nos objectifs ne sont que des cliches
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 159
photographiques captures dans nos souvenirs, et recomposes narrativement avec
plus ou moins d’intensite (une deception, une vexation, un fierte) pour devenir des
visees projetes devant nous, dans un avenir desirable, en suites d’images plus ou
moins floues (ce qui permet de les redessiner plus precisement en permanence) que
nous poursuivons inlassablement, qui nous font marcher, esperer une augmentation
ou desesperer de l’obtenir, autrement dit, esperer une situation quelle qu’elle soit, ou
desesperer de l’obtenir. La mort n’est que l’idee selon laquelle cette tension desirantepeut se rompre a tout moment, ou pire, l’idee selon laquelle elle se rompra forcement
a un moment ou a un autre.
Mais autrui, tous les autrui possibles ne sont que les fils exterieurs qui, se
rejoignant en nous, nous attachent au monde et y fixent notre personnalite, l’image
que nous avons de nous meme et que nous renvoyons simultanement aux autres,
comme une image renvoyee d’un miroir dans un autre. La fixation peut se fait par le
bas, les rhizomes ancestraux des generations qui nous enracinent a une terre, a
une nation, a une famille, par quoi l’on comprend que la religion nourrisse le
nationalisme et le familialisme,28 ou par le haut des fils qui nous enlacent a chaque
rencontre nouvelle avec autrui et les images que nous en degageons,29 la aussi avec
une plus ou moins grande intensite. La mort de l’autre est la rupture d’un de ces fils,
d’un fil plus ou moins central (pour cela, chacun a le sentiment de mourir un peu lui-
meme lorsque son ami disparaıt: une mere a parfois d’ailleurs le sentiment de mourir
presque entierement face au deces de son enfant).30
La mort tout court, plutot la pensee de la mort, puisque la mort n’existe pas
materiellement, est la pensee de la rupture simultanee de tout le reseau de fils, la
rupture du continuum constitutif de notre etre, une rupture proprement inacceptable
et qui, pourtant, doit etre gere. C’est a ce stade qu’interviennent les metarecits
religieux assimilables aux grands mythes, qui maintiennent les fils imaginaires de
notre histoire31 anterieurement a notre naissance et posterieurement a notre deces,
dans le domaine de la mort; car la mort est bien un domaine, un territoire, un
royaume adjacent souvent souterrains, ou omnipresent mais invisible, superpose au
territoire des vivants, ou continuent a vivre ceux qui ont disparu; ils sont toujours
quelque part, toujours lies a nous, mais hors de notre horizon, dans l’ombre, dans le
silence, dans le secret, dans la musique du vent, dans la zone d’ombre, de flou en-
deca et au-dela de laquelle nous perdons la vision de notre propre identite. On voit
bien, en reprenant encore Bossuet, que ce qui pose probleme ce n’est pas le simple
deces physique mais notre etre moral, celui qui joue un role sur scene, le double, voire
meme la doublure de nous-meme (pour s’exprimer dans le vocabulaire cine-matographique), ‘Si je jette la vue devant moi, quel espace infini ou je ne suis pas!
si je la retourne en arriere, quelle suite effroyable ou je ne suis plus!’ (Bossuet 1970/1996, p. 137), c’est bien la continuite du recit identitaire qui est en cause, la fin du
paragraphe est encore plus explicite, ‘je ne suis rien: un si petit intervalle n’est pas
capable de me distinguer du neant; on ne m’a envoye que pour faire nombre; encore
n’avait-on que faire de moi, et la piece n’en aurait pas ete moins jouee, quand je serais
demeure derriere le theatre’. Si ‘un si petit intervalle’ equivaut a rien, c’est parce
qu’etre organiquement vivant a l’instant, ce qui est indeniablement pourtant quelque
chose, n’est rien sans la continuite narrative qui definit la composition morale de
l’homme, qui, comme une composition musicale identifiable, n’existe que dans la
continuite, la poursuite dans le temps. Par ailleurs, l’histoire de ma vie n’a pas de sens
racontable (un sens digne de me raconter a moi-meme dans le cours meme de ma vie)
160 R. Liogier
si Dieu, l’univers, la Nature, les autres, un autre quel qu’il soit, ne me regarde pas,
si ‘on’ n’a ‘que faire de moi’.
Le pronom impersonnel ‘on’ figurant l’alterite d’un regard quel qu’il soit, qui suit
notre histoire sur une scene, qui suit notre evolution dans un plan, un scenario, sans
lequel le seul fait d’etre vivant serait pour nous absolument vain, hypothese
intolerable que certains existentialistes ont etiquete sous le terme eloquentde l’absurde (non plus comme le simple adjectif absurde, mais l’absurde comme
substantif, que l’on retrouve par exemple dans le theatre de l’absurde, substance de la
situation humaine et non simple caracteristique partielle). Mais l’absurde ne fonde
rien, ni une personnalite ni un lien social, car il ne tient a rien, il est non-narratif, ce
n’est meme pas un anti-principe (ce qui serait encore un principe), mais un non
principe, une non-route qui ne mene nulle part,32 qui ne peut tenir et a laquelle
personne ne peut tenir, ce n’est pas un concept, ni meme un constat, mais tout au
plus un manque qui caracterise un sentiment, l’angoisse, qui ne se resout qu’en se
surmontant pas une nouvelle narration, comme celle des nihilistes supposes, des
athees revendiques, des ideologues marxistes, qui reconstituent forcement des
eschatologies pretendument non religieuses, ou qui, s’il ne se remplit de rien, ne
peut se resoudre que par l’auto-disparition (la terminaison de soi) de l’etre moral,
dont l’expression materielle aboutie n’est autre que le suicide. Meme les surrealistes,
ceux qui ne se suicident pas, cherchent une continuite, prenant a partie le sens, le
provoquant (la provocation etant quete de reaction, donc de relation), le sommant de
se montrer, de surgir de n’importe ou, des reactions sociales, des exclamations desbourgeois choques, bref des autres, sommant une signification de surgir de l’ecriture
automatique par exemple, attendant que quelque chose advienne de tout et de rien,
une ligne originale, un code, un rien presque insignifiant, mais pas si insignifiant que
cela, qui est quand meme des lors, quelque chose.
Les fils rompues avec nos proches sont reconstitues avec des etres transcendants
(aupres desquels, d’ailleurs, ils peuvent continuer a etre) avec qui nous pouvons
entretenir une relation par l’oraison, la contemplation, le rituel, l’intuition (sensation
diffuse de leur presence, meme sans Dieu et sans croyance religieuse particuliere,
simple sensation de la presence d’un sens dans l’aleatoire quotidien parfois appele
superstition et qui touche les plus incroyants d’entre nous), avec Dieu lui-meme, le
Christ, Vishnou, Shiva, Avalokitesvara, Alla, les Saints, les Elfes, Zeus, Apollon,
autant d’etres peuplant des mondes paralleles, toute une population qui nous
regardent, nous aiment, s’interessent a nous, a nos affaires, parfois s’en melent,
nous punissent, nous recompensent, nous attendant.33 Les regards virtuels de cette
famille transcendante, permettent a notre etre moral de preexister dans les yeux d’un
autre pere, le Pere eternel, d’une autre mere, d’une mere universelle qui peut etre laVierge Marie, d’autres amis indefectibles, les Saints protecteurs, les Saints patrons,
toute une compagnie de regards, d’interractions, auxquels s’ajoutent, afin qu’aucun
fil ne soit definitivement rompu, ces chers disparus qui nous observent du haut du
firmament, ou du fond des enfers, des limbes, ou d’un ailleurs quelconque, et que
nous ne manquerons pas de retrouver dans l’au-dela et dans l’apres. Nous les
retrouverons afin de pouvoir nous retrouver nous-meme, ou plutot pour que nous ne
nous perdions pas de vue nous-meme des maintenant sous pretexte qu’ils ont disparu
de notre horizon d’attente visible. Ils s’en etaient seulement alles!
Ce qui advient sans prevenir, hors du champ de notre speculation, l’angle mort
qui est la mort elle-meme toujours aux aguets, doit etre entrevu34 par le pretre, le
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 161
sorcier, le chamane, le sage, l’astrologue, et aujourd’hui le scientifique, le medecin:
ainsi, la quete moderne d’un controle rationnel du destin, impossible par definition,
chevauche necessairement le domaine religieux.35 C’est de cet empietement,
d’ailleurs, que le sentiment religieux post-industriel, sous la forme des mouvements
new-age par exemple, a tire profit, pour elaborer une partie importante de sa
dogmatique sur la base d’une rhetorique hyperscientifique (Liogier 2011). Les grands
mythes ne font pas que raconter l’histoire des commencements, decliner unegenealogie merveilleuse partant du divin pour aboutir a l’homme, et raconter un
avenir catastrophique ou paradisiaque, mais fournissent une grille de decodage de
chaque parcelle infime du reel, dans les textes sacres, dans la parole des augures,
ou dans l’extase des chamanes. Chaque evenement, passe, present, et a venir, prend
ainsi sens dans le grand recit: faux pas impromptus, rencontres opportunes ou
inopportunes, la moindre maladie, le revers de fortune ou le gain hasardeux.
Les institutions religieuses sont, dans ce sens, les depositaires privilegies des
grands mythes et ont pour vocation d’administrer leur diffusion par toute une
technologie qui peut d’ailleurs evoluer suivant les religions et les epoques (et pour une
meme religion): la priere, la meditation, la recitation de mantras, les circumambula-
tions, les ablutions, etc., autant de techniques qui mettent en scenes des evenements
constitutifs du metarecit general, du mythe fondateur. Par exemple, pour le metarecit
evangelique, le rituel de la Messe est la mise en scene de l’evenement de la cene, le
dernier repas pris par Jesus avec ses disciples avant sa crucifixion. Les religions sont
des institutions specialisees dans la gestion collective de l’angle mort dans notreperspective existentielle. L’angle mort est omnipresent, attache a nous comme une
ombre, notre deces en est l’expression tragique ultime, mais tous les evenements
non balises, non compris, en sont des expressions. De sorte que toute religion,
basiquement, donne sens au hasard, a l’incertitude.
Si la religion est forcemment collective, c’est parce que le sens doit d’etre partage
pour etre credible: la croyance individuelle s’appuyant, faute de mieux, sur la
croyance d’autrui. La pratique du proselytisme est d’ailleurs une facon pour les
fideles de nourrir leur propre foi, de combler leur doute par la foi nouvelle d’autrui.
Si la religion semble toujours etre instrument du politique, ce n’est pas parce qu’elle
lui est soumise, parce que ce serait un reliquat, un attribut ou un eventuel effet ou
cause secondaires du pouvoir, mais parce que le religieux, le narratif transcendant,
est la structure meme de l’etre moral humain. Le religieux (non delimite forcement
par une institution religieuse particuliere) etant le miroir a travers lequel l’humanite
individuelle (mon humanite personnelle) et collective (la societe) se voit exister
humainement et peut se raconter ainsi. La politique, comme monde public au sens
d’Arendt, est par consequent au service du desir d’immortalite et non l’inverse, lereligieux etant l’expression de ce desir gere par des projections multiples: Cite de
Dieu, utopies variees, paradis, enfer, metempsychose. C’est pourquoi lorsque le
politique instrumentalise le religieux en surface (par l’appel a une religion en
particulier), sur le fond, c’est lui qui est instrumentalise, qui se lie a un metarecit
particulier (a un monde) dont il a eu besoin pour asseoir sa legitimite, mais qui en
retour l’emprisonne dans ses raies imaginaires (dans les regles du jeu, l’illusio, auquel
il va devoir jouer). Le desir d’immortalite, d’exister comme etre moral indissoluble
materiellement, est si puissant, plus puissant que la faim et la soif elles-memes, que le
religieux reste l’ultime ressort d’un regime politique lorsque tout a echoue,
economiquement, militairement, socialement. C’est ce qui peut etre mesinterprete,
162 R. Liogier
a premiere vue, comme une soumission du religieux au politique. Le religieux peut
effectivement toujours etre instrumentalise, disposant, si l’on veut, d’un potentiel
d’instrumentalisation infini (il est toujours possible quelles que soient les conditions
materielles les plus desastreuses de sauver une legitimite par le religieux), ce qui ne lesoumet au pouvoir politique qu’en apparence, car ceux qui ont mobilise un tel
instrument ne peuvent pas en delimiter clairement et definitivement l’usage. Il suffit
qu’un prophete se presente, un illumine qui propose un recit nouveau, ou une
interpretation de l’ancien recit, un sage qui se pose en guide, pour mettre en peril le
pouvoir. Par ailleurs, celui qui a mobilise le religieux est emprisonne dans l’image
pieuse, comprise dans la narration globale d’une religion, qui a sauve sa legitimite.
Le religieux est la centralite ontologique du politique, ainsi que l’avait deja bien vu
Spinoza (Spinoza 1978), il y a toujours quelque chose de religieux dans le politique,parce qu’il y a toujours quelque chose qui releve de la foi dans la reconnaissance
d’une autorite superieure, que ce soit l’autorite proprement religieuses, celle de la loi
ou celle d’un gouvernant elu democratiquement. C’est pourquoi les pouvoirs
politiques, aussi secularisees soient-ils, s’entourent de sacralite. L’originalite histor-
ique de la secularisation politique n’est pas l’abandon de la dimension religieuse qui
lui est intrinseque, mais le refus que cette dimension soit unilateralement occupee par
une religion particuliere. La politique ne peut preexister sans raconter un recit, et elle
ne peut le raconter qu’a l’interieur d’un metarecit acceptable, disons auquel lescitoyens peuvent s’identifier, dans lequel ils peuvent se raconter leur vie.36 Le
probleme justement aujourd’hui est l’effritement des metarecits acceptables dans
l’espace de l’Etat-nation, qui se traduit parce que l’on appelle le desinteret pour
la politique. Remarquons cependant que ce desinteret est correlatif d’un interet
croissant, qui fait figure d’imaginaire instituant meme s’il n’est pas encore institue,37
pour le developpement durable (la planete, l’humanite, le monde, la nature, bref le
‘global’) tout comme pour le developpement personnel (l’epanouissement personnel,
l’equilibre interieur, bref l’individuel). Ces deux interets sont l’objet de politiques,c’est evident concernant le global, c’est moins evident concernant l’individuel, mais
il suffit d’observer l’evolution des politiques de la sante, des loisirs, du travail, et
meme de l’industrie, pour se rendre compte que ‘l’epanouissement individuel’ est
devenu une contrainte au moins rhetoriques des politiques publiques (Liogier 2005).
Certes, ce nouveau metarecit, que j’appelle individuo-global, n’est pas encore institue
clairement et ne se traduit donc pas une institutionnalisation politique propre
mais deja neanmoins par des politiques propres, et par le deploiement d’institutions
telles que les ONG humanitaires et confessionnelles (Liogier 2007, pp. 263�277,Benthall 2008, pp. 87�107). Or, le noyau du metarecit religieux individuo-global
constitue ce qui est couramment designe sous l’appellation de ‘spiritualite’.
Le metarecit individuo-global contemporain: lorsque la religion se manifeste comme
‘spiritualite non religieuse’
Une multitude de discours emergeants et marginaux entre les annees 50 et 80, portes
par des nouveaux mouvements religieux peu structures, se sont progressivementimposes a l’ensemble des societes industrielles avancees depuis le milieu des annees 90
(Weil 1993). Les mouvements religieux marginaux qui ont d’ailleurs au depart porte
ces courants souvent appeles new-age, tres dissemines a l’epoque, peu organises,
se sont eux-memes progressivement ramifies et bureaucratises, a mesure qu’ils
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 163
atteignaient une certaine taille critique. Ils ont alors diversifie leurs activites (sante,
loisir, universite, monde de l’entreprise) et ont institutionnalise leur fonctionnement
en reseaux planetaires. Les sociologues et anthropologues ont pu croire dans les
annees 80�90, periode de transition et de recomposition, que cette dissemination
transitoire correspondait a une debureaucratisation et meme a une deregulation
institutionnelle durable du champ religieux, et donc a sa disparition pure et simple,
car sans forces regulatrices il n’y a pas de champ de forces possibles, comme si nousassistions aux derniers soubresaut du monde religieux, a son agonie, sur le point de
se decomposer definitivement.
En realite, nous avons plutot assiste a une recomposition des forces religieuses a
l’echelle planetaire. De nouvelles organisations se sont deployees se constituant
surtout en ONG mieux adaptees a un fonctionnement transnational. D’un cote, nous
avons ainsi aujourd’hui de grosses structures bureaucratisees (Scientologie, les
groupes pentecotistes, la Soka-Gakkaı, des ONG humanitaires œcumeniques comme
World Vision, des ONG humanitaires islamiques, chretiennes, etc.) (Duriez et al.
2007), et de l’autre une diffusion de la culture new-age des annees 50�70 dans toutes
les couches de la societe, culture aujourd’hui normalisee, et devenant progressivement
la culture dominante des societes industrielles avancees. Cette diffusion s’opere
d’ailleurs aujourd’hui, depuis le debut des annees 2000, par la multiplication de
ce que l’on pourrait appeler des micro-entreprises du salut, qui prend des atours
hyperscientifiques, hypertraditionnels et hypernaturels. Ce religieux diffus se liberalise
a travers la pratique liberale en cabinet, la prestation individuelle ou le stage, dekinesiologie, de qi gong, de coaching, et de toute une serie de nouvelles ‘sciences’ qui
retrouvent et reamenagent des ‘pratiques traditionnelles’. Ces nouveaux entrepre-
neurs de salut sont soit independants, soit attaches a un reseau globalise, tel que le
mouvement Reiki. Les eglises classiques sont elles aussi traversees par ce champ de
force croyante � qui traverse d’ailleurs tous les secteurs de la societe du monde
sanitaire au monde entrepreneurial � soit en l’amplifiant (c’est le cas de la plupart des
Nouveaux Mouvements Religieux) soit en y resistant (c’est le cas de la plupart des
grandes religions traditionnelles occidentales).
La dissemination des manieres de croire et des institutions religieuses a pu etre
interpretee comme une multiplication des croyances elles-memes, veritable atomisa-
tion du champ religieux, emportant avec elle toute regularite significative des
adhesions religieuses. Or, les recherches que nous menons depuis le debut des annees
90 a l’Observatoire du religieux, montrent, au contraire, qu’a travers la multiplication
des manieres de croire, des postures croyantes, veritable kaleidoscope d’esthetiques
religieuses, en perpetuelle transformation, se profile une dogmatique uniforme que
j’ai qualifie dans des recents travaux du neologisme d’individu-globalisme (Liogier2009, pp. 135�154), qui se presente elle-meme (qui se pense et se revendique elle-
meme) comme spirituelle plutot que religieuse. Si bien que ce que l’on appelle
usuellement la ‘spiritualite’ est au cœur de la religiosite des societes industrielles
avancee. Religiosite dont une partie de la dogmatique consiste a se denier comme
religieuse.
Le nomadisme religieux, passage d’une adhesion a une autre, ou meme les
adhesions multiples simultanee, ce que l’on appelle couramment la religion a la carte,
ne consiste pas a passer d’une croyance a une autre, mais d’une esthetique38 a une
autre tout en gardant les memes croyances de fond, un metadiscours de plus en plus
naturalise a base de discours au sens de Michel Foucault (1966), d’evidences qui
164 R. Liogier
constituent les criteres de toute expression legitime, le moule moral de tout contenu
significatif possible. Les nouvelles religions participant de la nebuleuses new-age et
les bouddhismes occidentalises en particulier (Liogier 2004), ont ete les vehicules
privilegies de cette revolution culturelle silencieuse (Inglehart 1977), mais les
vehicules seulement. L’individuo-globalisme a infiltre aujourd’hui l’ensemble des
expressions sociales dans les societes industrielles avancees, configurant un metarecit
religieux a travers lequel les hommes tentent de raconter leur existence. Les trois
dimensions du religieux sont presentes: une conception globale de la realite se pre-
sentant a minima comme un metarecit, pouvant par ailleurs conditionner des
dogmatiques plus formelles, qui inclut un cheminement vers la salut transcendant
(hors de l’arbitraire, de l’absurde, de l’ineluctabilite de la mort, du non-sens), et qui
dispose, pour cela, de pratiques individuelles et collectives.
Definissons maintenant ce metarecit religieux, qui se donne en general comme
spirituel. C’est le sacre de la singularite individuelle, ce que l’individu a de plus
intime, de plus profond, de plus lui-meme, sa Nature authentique, mais toujours dans
son rapport avec l’environnement, au sens large de ce qui l’entoure, qui prend le nom
sacralise de Nature. Le sentiment qui caracterise le mieux l’individuo-globalisme est
d’ailleurs le sentiment oceanique, dont l’ebauche se trouve deja dans le romantisme
allemand du XVIII et XIXeme siecle et son culte de la nature (Siroste 2009), qui va
devenir l’experience religieuse par excellence de l’homme post-industriel, qui
s’epanche sur l’infinite de l’univers, mais toujours au plus pres de sa subjectivite.
La nature est vivante, elle s’exprime secretement dans la subjectivite de chaque
etre, et elle s’est exprimee naturellement a l’origine de toutes les grandes traditions, si
bien que ces dernieres charrient en leurs sein les cles de la verite eternelle, recouverte
ensuite par les interets politiques, les inquisitions, le vice, la cruaute, les egoısmes, et
plus recemment, par l’argent, la societe de consommation, le mercantilisme. Mais
elles s’expriment aussi naturellement a travers la science. Cependant, cette fois, en
sens inverse, ce n’est pas en revenant a son origine que la science decouvre la verite de
la nature, mais par ses avancees. Les grandes traditions travestissent la verite en
s’inscrivant dans l’histoire, erodant progressivement leur message originel, alors que
la science au contraire, a mesure qu’elle avance, se rapproche progressivement des
verites de la nature, se debarrassant de ses prejuges trop rationnels, pour croiser les
traditions dans leur version les plus authentiques.39 Le point dogmatique central, on
le voit, est la Nature. Nature comme singularite de l’etre, mais aussi comme
puissance du tout. Il ne s’agit pas d’un tout equivalent au cosmos antique et medieval
qui etait ordonne, fini, stable, et pour cela admirable, mais d’un tout infini, non fini,
et pour cela embleme de creativite, de mouvement non fini, qui renvoie, a l’echelle
individuelle, au sacre de la creativite individuelle.40
La nature, donc, moyeu du metarecit et des dogmatiques qui peuvent en etre
tirees, permet de passer de l’individuel au global, par trois voies possibles, trois
focales imaginaires qui s’interpenetrent:
� la nature comme environnement (ecosysteme) pur, vivant, signifiant, autant de
qualificatifs se resumant dans l’adjectif authentique; non pas, donc, un simple
environnement materiel mais un environnement sublime en hyperenvironnement ou
hypernature;
� la nature comme tradition pure, vivante, signifiante, autant de qualificatifs se
resumant dans l’adjectif authentique; non pas, donc, les traditions religieuses et
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 165
morales mais les traditions purifiees, sublimees en traditions-plus-que-traditionnelles,
originelles, autrement dit, erigees en hypertraditions;
� la nature comme la science pure, vivante, signifiante, autant de qualificatifs se
resumant dans l’adjectif authentique ; la encore, non pas la froide science ayant donne
naissance a une technologie inhumaine, mais une science profonde, sublimee en
hyperscience.L’adjectif authentique etant synonyme de pur dans le langage individuo-global.
Or, l’affirmation de la purete, la quete de la purete, la distinction entre pur et impur,
sont des constantes des systemes religieux. L’expression d’authenticite, attribut
lexical de la spiritualite, permet de la distinguer des religions, qui sont, elles, attachees
a une morale de la purete, concue comme contraignante, sociale, historiquement
degradee. Non seulement ce que l’on appelle couramment la spiritualite est
une expression veritablement religieuse propre a notre temps, mais la procedure
rhetorique par laquelle elle cherche a se distinguer de la religion, est donc par
excellence religieuse.
La science authentique retrouve naturellement les verites des traditions (et
inversement) dont l’ecosysteme global (non seulement l’ecosysteme terrestre mais
l’univers global),41 l’environnement infini, est l’expression sans cesse renouvelee,
expression qui se renouvelle en particulier a travers nous, dans nos moindre
emotions. Le regard post-industriel transfigure ainsi la nature en hypernature, la
science en hyperscience, la tradition en hypertradition, leur conferant des vertus
transcendantes. Nous n’assistons pas seulement a la montee irresistible d’une religionde l’environnement, de la nature secrete, sombre et verte, telle qu’elle est reperee et
analysee par le sociologue Bron Taylor (2010), mais a une revolution generale du
croire, qui touche toutes les religions en priorite mais aussi l’ensemble de la culture,
pour laquelle la nature n’est pas seulement l’environnement naturel, mais une essence
a la fois singuliere (l’unique individuel) et universelle (l’illimite de la totalite). Par sa
singularite, l’individu echappe, transcende, toute determination definitive, il devient
mysterieux pour lui-meme, il se depasse lui-meme a travers sa subjectivite, au sens
religieux du terme; et par son infinite, l’univers echappe lui aussi a toute
determination definitive, il depasse sa materialite par son infinite, et devient lui
aussi mysterieux au sens religieux du terme.
Mais le mystere des mysteres de la religiosite post-industrielle, c’est la liaison du
singulier au global (et inversement),42 et c’est cette meme liaison qui donne une place,
une situation aux etres vivants et a l’homme en particulier, dans le metarecit
individuo-global.
Les hommes se racontent aujourd’hui leur vie a travers cette liaison, qui estl’objet d’une adherence mythique pouvant certes se traduire en adhesion intellec-
tuelle consciente, mais secondairement; elle est d’abord adherence primaire a une
evidence indiscutable qui se deploie dans les activites et discours sociaux les plus
banals et quotidiens. C’est ce qui fait le succes du Feng Shui (situer son habitation,
organiser et orienter son interieur par rapport aux forces cosmiques), de la
meditation, du yoga, de la sophrologie; c’est ce qui transforme la medicine
simplement curative en medecine de l’harmonie individuo-globale, au sein meme
de l’hopital (Liogier 2005) et non seulement dans des contextes alternatifs;43 c’est ce
qui transforme meme la culture d’entreprise, au point que le management
s’approprie la technologie du developpement personnel et que les groupes religieux
se posent en ressources manageriales a travers des stages de neo-chamanisme pour
166 R. Liogier
cadres stresses, ou meme a travers des universites officielles et reconnues ou se melent
formation a la comptabilite analytique et meditation transcendantale.44 C’est,
encore, ce qui explique que la campagne de presse 2010�2012 du Ministere de la
Defense francais pour inciter les jeunes a entrer dans l’armee, pourtant royaume
de l’uniformite (ne serait-ce que par l’uniformite du vetement militaire) et de
l’obeissance, ait pour slogan central, ‘Devenez vous-meme’, campagne qui entend
permettre de ‘reveler la transformation positive de l’individu’.45 C’est ce qui expliqueaussi l’evolution de la structure du marcher du travail, avec des secteurs de plus en
plus prises comme l’humanitaire, l’environnement, les droits de l’homme, dans
lesquels des jeunes sortis d’ecoles d’ingenieur de haut niveau acceptent d’etre payes
trois fois moins que leurs camarades de promotion contre une ‘raison de se lever le
matin’.46
Ceux dont l’emploi ne correspond pas a l’ideal individuo-global, ceux qui ne sont
pas des creatifs culturels, cherchent plutot des compensations narratives dans des
activites extra-professionnelles comme le tourisme humanitaire, le tourisme culturel,
le tourisme de l’extreme, le tourisme environnemental, et, tronant en son centre, le
tourisme spiritual.47 C’est ainsi que le tourisme est de moins en moins un moment de
vacances, de vide reparateur, et de plus en plus le moment strategique et plein a
travers lequel se met en acte � se met en scene aussi � la foi individu-globale. Le
moment touristique devient celui de la ‘mise en scene’ de l’etre moral, le moment ou
l’on definit le role que l’on veut jouer sur la scene du monde, ce que l’on veut ‘etre’,
au detriment du moment professionnel qui devient, du moins pour l’ecrasantemajorite des cadres stresses qui ne font pas partie de la classe privilegiee des creatifs
culturels,48 un moment de vacances � biographiquement vide � un moment d’attente
frileuse d’une activite ‘vraiment’ positive, que l’on trouvera dans les loisirs, dans un
hobby ou par le tourisme non-touristique (Liogier 2011). Le travail n’a certes pas
disparu, comme le predisait Jeremy Rifkin (1996), mais il n’est plus le lieu privilegie
de constitution du lien social, de la solidarite au sens de Durkheim, ce qui fait tenir
ensemble les membres d’une societe.49 Le tourisme, l’alimentation ‘naturelle’,
l’entreprise, la politique, l’ensemble des activites sociales sont litteralement boule-
verses par l’individuo-globalisme. A cote de cela, des centaines de pratiques nouvelles
se sont aujourd’hui normalises, du qi gong au yoga en passant par la sophrologie et
l’ensemble des therapies psycho-physiques dont la nomenclature est trop etendue
pour etre enumeree.50
Mais il n’y aurait pas de religieux sans un (des) objet (s) de culte, sans un (des)
objet (s) suprasensible (s) pour parler comme Kant: une ou des entites visees, une ou
des choses postulees, qui ne peuvent etre donnees dans notre experience, qui ne
peuvent apparaıtre a nos sens. Cet, ou ces objets suprasensibles essentiels devrontetre la cle, pour etre croyables, de la liaison mysterieuse entre le tout infini (si infini
qu’il ne peut souffrir aucune definition) et le sujet indefiniment singulier (si singulier
qu’il ne souffre aucune definition non plus). Definir, circonscrire donc, le Tout du
Monde ou la Singularite de l’Homme, est le peche par excellence, peche contre
l’esprit de l’individuo-globalisme, aussi grave que donner une image a Alla dans
l’islam. En l’occurrence, cet esprit ne peut etre un Dieu eternel surplombant, certes
indefinissable mais legislateur exterieur, il ne peut pas non plus s’acclimater de figures
transcendantes trop precises, de divinites anthropomorphiques ou zoomorphi-
ques. C’est ainsi que l’objet suprasensible de la religiosite individuo-globale, de la
‘spiritualite’, est l’energie (qui peut d’ailleurs se demultiplier a loisir en energies).
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 167
Invisible, mais dont on peut observer les effets tangibles, materielle (que l’on peut
donc entrevoir scientifiquement, mais seulement entrevoir et non cerner entierement)
et immaterielle a la fois, fluide, ondulatoire, qui nous traverse tous, nous rechauffe,
nous fait vivre, mouvante, mobile, omnipresente, ubiquitaire, omnipuissante (on
ne connaıt pas les limites de l’energie, y compris du point de vue scientifique). Elle
symbolise la puissance sans limite, la liaison du materiel au spirituel. L’ensemble
des traditions seront representees en porteuses du secret de l’energie, a travers lesavoir des chakras dans l’hindouisme et le bouddhisme, le chi dans le taoısme, les
sefirots dans le judaısme, l’alchimie chretienne etc. Les anciens dieux, comme dans
l’histoire classique des religions, seront degrades, soit comme entites malefiques, en
l’occurrence trop froides et moralisatrices, ou alors (parfois simultanement) seront
reinterpretes comme des allegories energetiques. Le culte de l’energie (des energies)
s’interpretant lui-meme comme un retour a l’origine, a une tradition primordiale
enfin exprimee, ce qui est classique, la encore, de l’histoire des religions: le nouveau
culte s’impose en reintegrant l’ancien, soit en diabolisant soit en en revelant le
message veritable jusque la devoye. La nouvelle morale religieuse distingue
l’authentique de l’inauthentique en general, en lieu et place du pur et de l’impur,
elle distingue aussi les bonnes energies des mauvaises energies en lieu et place du
bien et du mal.
L’energie, qui est la voie (mais aussi la voix) transcendante de la Nature (notre
nature singuliere et celle du tout) occupe la place du divin et, a ce titre, constitue
une tension morale. Elle donne aux fils imaginaires, qui tiennent notre etre moral,une tension, et lui confere ainsi une adherence mythique. Car l’energie n’est pas une
simple force physique mais elle est douee d’une conscience incommensurable, elle
permet d’orienter l’etre, non seulement l’etre mais tous ce qui le touche, sa maison
(comme dans le Feng Shui), sa destinee. Elle l’aide dans ces choix, elle le reconforte,
le rechauffe et meme lui parle. L’enquete, encore inedite, de Fereshteh Ahmadi, mene
en Suede sur les croyances de populations majoritairement athees, en particulier sur
des cancereux en phase finale, est tres instructive a cet egard (Ahmadi 2009). Ces
populations qui affirment majoritairement ne pas croire en Dieu, se disent en
majorite persuade qu’il existe un sens ‘naturel’ de l’univers qui peut s’entendre, se
percevoir a travers l’energie de la nature. Il est interessant de remarquer, par ailleurs,
que la Suede est a la fois un des pays les plus athee d’Europe, et le plus individuo-
global, c’est-a-dire ou les discours spirituels (naturalistes) sont le plus developpes, ou
les therapies alternatives, les pratiques holistiques, le yoga, sont le plus repandues. La
spiritualite, religiosite propre aux societes industrielles avancees, y est plus deve-
loppee qu’ailleurs, et s’est progressivement substituee au christianisme lutherien qui
reste aujourd’hui l’objet d’une adhesion politique, sociale et morale, mais ne
concerne plus le sentiment religieux lui-meme, l’adherence mythique. Adherencequi, loin de disparaıtre, s’est reconstituee par la mythologie individuo-globale dont
le noyau dur est compose par l’ensemble des croyances et des pratiques propres a ce
que l’on nomme ‘spiritualite’.
En fixant son attention sur des faux problemes de definition, defendant aprement
les vieilles definitions de la religion, on finit par ne percevoir que decomposition,
perte, dislocation. Effectivement, certaines formes religieuses se degradent! Et l’on
finit par ne pas voir que, dans le meme temps, d’autre forme apparaissent,
correspondant a de nouvelles regulations religieuses de fond, a des tendances
lourdes, qui sont loin d’avoir la volatilite et le caractere ephemere qu’on leur attribut
168 R. Liogier
souvent. La ‘spiritualite’ individuo-globale est, dans ce sens, la tendance religieuse
lourde de notre temps et non pas l’expression du passage d’un monde religieux a un
monde spirituel deregule.
Notes
1. On se referera aux nombreux exemples donnes dans notre ouvrage (Etienne et Liogier1997).
2. ‘Loi du 9 decembre 1905 relative a la Separation des Eglises et de l’Etat’, Journal Officielde la Republique Francaise, 11 decembre 1905.
3. ‘Decret remplacant la MILS par la MIVILUDES, n8 2002�1392, 28 novembre 2002’,Journal Officiel de la Republique Francaise, 29 novembre 2002.
4. Dans la legislation elle-meme on trouve en France des statuts comme celui deCongregation calque litteralement sur l’organisation catholique au point que les autresreligions ont eu pendant longtemps, juifs comme protestants et bien sur musulmans, as’adapter a ce moule institutionnel officiel . . . pourtant laıque! (Liogier 2006).
5. Les conquetes musulmanes ont ete elles aussi accompagne des taxinomies idolatrescomparables.
6. C’est ce que remarque aussi Auge: ‘[. . .] pose en termes de frontieres le probleme de ladefinition de la religion aboutit toujours peu ou prou a une hierarchisation des formesreligieuses ou des cultures’, p. 41.
7. Les choses sont plus compliques dans le monde protestant, aux Etats-Unis en particulierou la secularisation ne s’est pas faite contre la religion mais par la religion (Liogier 2006).
8. Lyotard affirme que ‘la nostalgie du recit perdu est elle-meme perdue pour la plupart desgens’, cette perte de la nostalgie etant propre a la condition post-moderne (Lyotard 1979,p. 68). Les recherches que nous avons menees nous ont convaincu au contraire que cettenostalgie n’a pas disparue mais a pris une forme nouvelle inscrite dans un nouveaumetarecit propre a la culture des societes industrielles: l’individuo-globalisme (Liogier2011).
9. D’Heidegger, avec ‘La question de la technique’ (Heidegger 1954, pp. 9�48) et ‘Science etmeditation’ (pp. 49�79) jusqu’a Habermas (Habermas 1973).
10. En particulier les travaux precurseurs de Khun (Khun 1962) et Popper (Popper 1959).11. Qu’il s’agisse d’objets physiques ou d’objets mentaux (d’idees).12. Si la proposition suivante qui serait au fondement des sciences sociales des religions est au
moins partiellement vraie, a savoir ‘qu’homo religiosus n’existe qu’en tant qu’homoloquens’ (Obadia 2009), il n’est des lors pas etonnant que le lexique scientifique lui-meme,surtout lorsqu’il gravite autour du mot religion, comme pour le cerner, ait une facheuse etplus irresistible tendance que dans d’autres domaine a se deseculariser.
13. C’est en grande partie, me semble-t-il, ce type d’essentialisation sociologique que critiquavertement Pierre Bourdieu, visant les specialistes de la religion, dans une interven-tion celebre qu’il prononca, au grand effarement de l’assemblee, lors du congres del’Association francaise de sociologie religieuse en decembre 1982. Ladite communication,qui est reste comme un petit traumatisme dans la communaute scientifique des specialistesde la religion, a ete publiee depuis sous le titre evocateur de ‘Sociologues de la croyance etcroyances de sociologues’ (Bourdieu 1987, pp. 106�111).
14. Ce qui correspond, bien sur, en sens inverse, a un interet social ‘anglo-saxon’, si l’on peuts’exprimer ainsi, a exclure une partie des penseurs dits continentaux. Mais ceci est unautre probleme.
15. Meme si elles sont interessantes sociologiquement en elles-memes.16. Sur la distinction entre adhesion intellectuelle et adherence mythique (Liogier 2010).17. L’ensemble des autres classes d’animaux sont en quelques sortes arrimees a la culture
humaine; elles sont jugees, jaugees, apprivoisees, parques, apprivoisees, et meme eduqueesa travers elle.
18. L’eschatologie, le recit des fins dernieres participe du mythe. Le mythe n’est pas seulementun recit des origines mais aussi des fins qui conferent a l’homme une finalite au-dela toutefinitude.
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19. Sur la continuite du mythe au roman moderne: Eliade 1957, pp. 21�39.20. Pour reprendre l’expression d’Ernst Junger (1994, p. 49).21. Expression, certes, irrationalisable des croyances (qui ne peuvent constituer un savoir),
mais tout a fait raisonnable, car il est raisonnable de croire a un objet suprasensible, ainsique l’a montre Emmanuel Kant, les ultimate problems pouvant etre compares auxantinomies de la raison pure, surmontees par la postulat de la raison pure pratique. Il estainsi, d’apres Kant, extravagant, et dangereux parce qu’ayant pour consequences ledeveloppement des superstitions, de ne pas croire en un objet suprasensible. La foi estrationnelle non seulement moralement (en raison pratique) mais aussi en raison pure :‘c’est un besoin necessaire de la raison de supposer seulement, et non de demontrer,l’existence d’une Etre supreme’ (p. 539), et ‘Si donc la raison, dans les questions relativesaux objets suprasensibles, telles l’existence de Dieu et la vie future, se voit contester le droitqui est le sien de parler la premiere, une porte est grande ouverte a toute formed’extravagance, de superstition, et meme a la manie de l’atheisme’ (p. 541) (Kant 1985).
22. On consultera aussi le petit recueil de cours d’Emmanuel Levinas (1991, pp. 37�59).23. On dresse le portrait des Presidents, des chefs, des leaders, on les sculpte, on les
photographie dans une pause ‘immortelle’.24. La definition est subtile parce que l’on accorde habituellement de l’importance a
‘monopole de la violence legitime’, en oubliant ce qui me paraıt le point crucial, le faitqu’il s’agit du monopole de la violence physique legitime, autrement dit, personne a partles representants de l’Etat ne peuvent disposer de notre corps, ne peut le contraindre (c’estpourquoi l’on a besoin d’un ‘mandat d’amener’, une autorisation expresse de la puissancepublique, pleine expression de son monopole, pour deplacer un corps humain vivant d’unpoint a un autre).
25. ‘[. . .] La fonction fabulatrice, sans etre un instinct, joue dans les societes humaines un rolesymetrique de celui de l’instinct dans ces societes animales’ (Bergson 1959, p. 1151).
26. Le signification de la mort comme structure existentielle, structure meme de la vie (vieindividuelle et collective), notion vide de toute determination positive, ‘hors categorie’ (pp.227�255), a ete developpe dans l’etude tres fournie de Vladimir Jankelevitch (1977).
27. Le vetement, d’ailleurs, ne sert pas seulement a se premunir contre le froid, au confortcorporel, mais a construire et confirmer notre identite, a dire ce que nous sommes, a nousdistinguer de notre realite physique.
28. Pour reprendre de terme employe dans un autre contexte par Gilles Deleuze et FelixGattari (1972�1973, p. 321), mais qui s’applique adequatement ici parce qu’il designe lafixation des desirs a un territoire defini et clos. Le familialisme circonscrit les desirs.
29. Ce qui se confond en partie avec la definition de l’activite sociale au sens de Weber, et a sasuite, des tenants de l’interractionnisme symbolique, comme une sorte de jeux de roles ouchacun se prend au serieux (Goffman 1973, 1974).
30. Ce qui explique aussi que celui qui ne ressent en partie sa propre mort dans la disparitiond’autrui est a proprement parle asocial (sans lien social stable) et desaxe (au sens ou sapersonnalite n’a pas d’axe, d’attaches fixees sur une image de soi).
31. Qui mettent en images successives notre histoire.32. Rien a voir avec les celebres chemins qui ne menent nulle part d’Heidegger, qui, bien que
non frayes, sont malgre tout des chemins qui s’elaborent au fur et a mesure de laprogression de la marche.
33. Ce qui semble assez proche de la position de Jacques Derrida pour qui Dieu est le ‘temoinabsolu’ (Derrida 1996, p. 39).
34. Seulement entrevu bien sur, car une vision complete et trop claire detruirait le mystered’une part, et d’autre part pourrait etre contredite par les evenements.
35. Michel Foucault a bien montre que le medecin de campagne s’etait, structuralementen quelque sorte, substitue au medecin de campagne (Foucault 1988, Liogier 2005, pp.153�208), ou encore Derrida pour qui ‘l’on s’aveuglerait au phenomene dit ‘‘de lareligion’’ ou du ‘‘retour du religieux’’ aujourd’hui si on continuait d’opposer aussinaıvement la Raison et la Religion, la Critique ou la Science et la Religion, la Modernitetechnoscientifique et la Religion’ (Derrida 1996, p. 40).
36. L’imaginaire est instituant ainsi que l’a montre Cornelius Castoriadis (1975).37. Pour reprendre les expressions de Castoriadis (1975).
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38. Les esthetiques etant les expressions privilegiees des identites. C’est ainsi que lefondamentalisme lui-meme dans les differentes confessions, est plus aujourd’hui unequestion d’identite, qui se manifeste par une esthetique, qu’une position dogmatiquestrictement definie.
39. Le mot authentique devenant, dans le contexte post-industriel, synonyme de la puretenaturelle.
40. Cette evolution sociale n’est sans doute pas independante du passage dans la science et laphilosophie modernes d’une representation close a une representations infinie du monde(Koyre 1973).
41. Meme si l’expression de ‘global’ se rapporte au globe, le global est aujourd’hui devenul’univers sans limite, un univers justement qui ne peut etre englobe, qui transcende toutenglobement possible. Peter Sloterdijk a bien montre que meme si la globalisation resteemprunte du paradigme de la sphere, elle n’est plus une simple globalisation terrestre, elleserait, d’apres lui, telecommunicative (Sloterdijk 2005). La telecommunication est ce quirapproche le lointain, fait communiquer le plus loin instantanement (du moins avec unsentiment d’instantaneite), ce qui nous lie au lointain, l’amene a nous, et ce qui nousprojette magiquement vers lui. La telecommunication, au-dela de sa pratique techniqueactuelle, est une allegorie de l’energie: ondulatoire, invisible, vibratoire, intime etuniverselle a la fois, secrete et omnipresente a la fois, materielle mais spirituelle, relationdynamique du singulier a l’infini.
42. Ce qui justifie aussi le choix du neologisme un peu lourd d’individuo-globalisme.43. Les numeros de periodiques populaires consacres au bien-etre, aux medecines dites
naturelles, sur les liens entre la puissance de l’esprit, la nature, sur les liens mysterieux entrela sante interieure et les environnements exterieurs, sont plethores (a titre d’exemple, lenumero 3065, du 1er au 7 avril 2010, de L’Express qui titre en couverture Se soigner aunaturel).
44. Cas de la Maharishi University of Management implantee dans l’Iowa aux USA (Liogier2009, p. 139).
45. L’adresse du site officiel est d’ailleurs: www.devenezvousmeme.com.46. 2010, ‘L’humanitaire, le contraire de la solution de facilite’, in L’Expansion, n. 751, pp.
124�127.47. 2009, Tourisme, developpement personnel et spirituel, in Espaces: Tourisme et Loisirs,
n. 271, pp. 13�45; Liogier 2011.48. Sur la redefinition du travail et de son imaginaire dans la classe des creatifs culturels:
Florida 2003, pp. 129�143.49. Pour se convaincre de la sortie de l’ideal du travail, de la centralite de l’industriosite,
dans les societes que l’on peut appeler a juste titre post-industrielles, on consulteral’ouvrage sous la direction de Jean-Pierre Gelard (Gelard 2009), en particulier lacontribution d’Olivier Siroste (‘Temps libre, temps de travail: un nouveau contrat social?’,pp. 265�276).
50. Quatre-vingts-trois millions d’americains suivraient des therapies alternatives (L’Express,n. 3065, p. 72).
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