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N. R. E. FISCHER, "Hybris". A Study of the values of Honour and Shame in Ancient Greece, Aris and Phillips, Warminster, England, 1992. Ce livre est important. Non seulement cette étude sémantique du terme hybris et des mots de sa famille en grec ancien est un rejet de la conception traditionnelle de l'hybris - je veux dire de ce sens religieux et tragique, traditionnel dans l'emploi moderne du terme hybris, l'on a cru voir le sens prégnant du terme grec antique. Mais il y a aussi l'analyse détaillée, à travers la littérature grecque allant d'Homère au IVe s. avant J.C., de sans doute tous les emplois du terme tel que l'ont utilisé les principaux auteurs, ainsi que des principaux passages de ces auteurs qui, comprenant ou non le terme hybris, ont pu servir à défendre la conception moderne de l'hybris en tant que conception antique. Aussi ne faut-il pas reculer devant les 526 pages de l'ouvrage, mais une présentation suffi- samment détaillée s'impose-t-elle aussi. Comme le fait remarquer Nick Fischer, la position traditionnelle concernant l'hybris 1 est plutôt un ensemble de théories qu'une conception unique (p. 2). Pour la clarté de l'exposé, il résume cependant ainsi ces positions traditionnelles: "On tient l'hybris pour être essentiellement un crime contre les dieux ... ; c'est l'acte, le mot, ou même la pensée qui témoigne de l'oubli par le mortel des limitations de la mortalité, de la tentative pour acquérir les attributs des dieux, de la compétition entre le mortel et les dieux, de l'excès de confiance qu'expriment les rodomon- tades; ou bien c'est tout acte, tout mot par lequel un homme s'attire l'hostilité des dieux ou même encourt leur jalousie, sans tenir compte du fait que l'un quelconque d'entre eux soit ou non l'objet d'un acte d'opposition; ou bien c'est tout acte ou mot "excessif', contraire à l'esprit des préceptes delphiques; cela peut même ne pas être plus qu'une extrême bonne fortune, dont la possession offense par elle-même les dieux. Les dieux, pense-t-on selon ces conceptions, punissent les mani- festations d'hybris ... ; on considère que cette punition s'appelle némésis"2. Pour le lecteur français, ces conceptions évoquent la vieille traduction, encore traditionnelle, par "démesure". L'antiquisant français doit aussi se souvenir de la thèse soutenue en 1863 par Edouard Tournier devant la 1 On peut faire remonter cette tradition à plus d'un siècle et demi: N.R.E.F. p. 3, n. 11 in fine. 2 "Hybris is held to he essentially an offence against the gods ... ; it is the act, word or even thought wherehy the mortal forgets the limitations of mortality, seeks to acquire the attrihutes of the gods, or competes with the gods, or hoasts overconfidently ; or it is any act or word by which a man incurs the hostility of the gods, or even arouses their jealousy, regardless of whether any one is adversely affected, or it is any 'excessive' act or word contrary to the spirit of the Delphic Oracle's pronouncements ; it may he no more than the possession of great good fortune, which in itself offends the gods. The gods, on these views, are held to punish instances of hybris... ; such punishment is called nemesis. n. (p. 2-3). Cette présentation est accompagnée de références à une dizaine d'auteurs allant de Bowra à Will, en passant par Dodds, Lesky, Nilsson etc. 97

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  • N. R. E. FISCHER, "Hybris". A Study of the values of Honour and Shame in Ancient Greece, Aris and Phillips, Warminster, England, 1992.

    Ce livre est important. Non seulement cette étude sémantique du terme hybris et des mots de sa famille en grec ancien est un rejet de la conception traditionnelle de l'hybris - je veux dire de ce sens religieux et tragique, traditionnel dans l'emploi moderne du terme hybris, où l'on a cru voir le sens prégnant du terme grec antique. Mais il y a aussi l'analyse détaillée, à travers la littérature grecque allant d'Homère au IVe s. avant J.C., de sans doute tous les emplois du terme tel que l'ont utilisé les principaux auteurs, ainsi que des principaux passages de ces auteurs qui, comprenant ou non le terme hybris, ont pu servir à défendre la conception moderne de l'hybris en tant que conception antique. Aussi ne faut-il pas reculer devant les 526 pages de l'ouvrage, mais une présentation suffi-samment détaillée s'impose-t-elle aussi.

    Comme le fait remarquer Nick Fischer, la position traditionnelle concernant l'hybris1 est plutôt un ensemble de théories qu'une conception unique (p. 2). Pour la clarté de l'exposé, il résume cependant ainsi ces positions traditionnelles: "On tient l'hybris pour être essentiellement un crime contre les dieux ... ; c'est l'acte, le mot, ou même la pensée qui témoigne de l'oubli par le mortel des limitations de la mortalité, de la tentative pour acquérir les attributs des dieux, de la compétition entre le mortel et les dieux, de l'excès de confiance qu'expriment les rodomon-tades; ou bien c'est tout acte, tout mot par lequel un homme s'attire l'hostilité des dieux ou même encourt leur jalousie, sans tenir compte du fait que l'un quelconque d'entre eux soit ou non l'objet d'un acte d'opposition; ou bien c'est tout acte ou mot "excessif', contraire à l'esprit des préceptes delphiques; cela peut même ne pas être plus qu'une extrême bonne fortune, dont la possession offense par elle-même les dieux. Les dieux, pense-t-on selon ces conceptions, punissent les mani-festations d'hybris ... ; on considère que cette punition s'appelle némésis"2. Pour le lecteur français, ces conceptions évoquent la vieille traduction, encore traditionnelle, par "démesure". L'antiquisant français doit aussi se souvenir de la thèse soutenue en 1863 par Edouard Tournier devant la

    1 On peut faire remonter cette tradition à plus d'un siècle et demi: N.R.E.F. p. 3, n. 11 in fine. 2 "Hybris is held to he essentially an offence against the gods ... ; it is the act, word or even thought wherehy the mortal forgets the limitations of mortality, seeks to acquire the attrihutes of the gods, or competes with the gods, or hoasts overconfidently ; or it is any act or word by which a man incurs the hostility of the gods, or even arouses their jealousy, regardless of whether any one is adversely affected, or it is any 'excessive' act or word contrary to the spirit of the Delphic Oracle's pronouncements ; it may he no more than the possession of great good fortune, which in itself offends the gods. The gods, on these views, are held to punish instances of hybris ... ; such punishment is called nemesis. n. (p. 2-3). Cette présentation est accompagnée de références à une dizaine d'auteurs allant de Bowra à Will, en passant par Dodds, Lesky, Nilsson etc.

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  • Faculté des Lettres de Paris sur Némésis et la jalousie des dieux3, où le futur Maître de Conférence (on dit maintenant "Directeur d'études") de Philologie grecque à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, et Maître de Conférence de Langue et littérature grecques à l'Ecole normale supérieure (1872-1898 pour cette dernière fonction), passant de la définition de némésis par Aristote à celle que l'on trouve chez Plutarque (De virtute morali 451 E) commente, " ... la némésis ... est mise en regard du terme qui, en vertu de l'étymologie comme dans l'usage, en représente le véri-table corrélatif: l'excès (note 3 : "Y~ptC; : racine unep)"4, et ajoute, "Ainsi la némésis humaine, ou sentiment moral de la désapprobation, voisin à l'origine de la jalousie, comme tombant sur les excès, finit par se confondre avec elle ... Par une conséquence nécessaire la némésis et la jalousie divine furent prises très-souvent (sc. par les Grecs) l'une pour l'autre" (p. 64-65). De même Louis Gernet, dans sa thèse de 19175, bien que s'intéressant spécialement à l'aspect sociologique et juridique du concept d'hybris, aspect qui est au centre de son ouvrage, n'hésite pas à présenter dès l'origine l'hybris comme une sorte de "surdroit" (p. 3 : les. italiques sont de Gernet) ; Gernet ne remet pas en cause l'existence d'un sens du terme qu'il considère comme le plus connu des "modernes", bien que cet aspect "général et, peut-on dire ... philosophique" de "la notion religieuse" ne soit pas celui qui fasse précisément l'objet de son étude: "L' ü~ptc;, dit-il, c'est l'orgueil qui dresse l'homme contre une puissance supra-humaine et plus ou moins impersonnelle, l'orgueil qui persuade à l'individu d'outrepasser le domaine circonscrit où son activité peut s'exercer, l'orgueil impie qui provoque une sanction inéluctable par où l'équilibre rompu se rétablit dans le monde .... Pareille pensée n'est pas le fait de spéculations plus ou moins individuelles. Sa généralité même le témoigne ... cette idée qui fait le fond du tragique n'est pas spéciale aux poètes du drame. La conception tragique du monde se retrouve dans l'histoire et la philosophie: elle constitue un moment de la réflexion humaine." (p. 397). Attitude analogue en 1931 chez Jean Coman6 qui vise à présenter, sur le fond de conceptions communes à tous, ce qu'il considère comme l'aspect nouveau et caractéristique d'Eschyle de "l'idée de la Némésis" : "ni vengeance, ni jalousie, ni châtiment pour des causes obscures (richesse, gloire, bonheur), mais sanction implacable de la démesure, du crime et de l'impiété, sanction venant de Zeus, principe éternel de la justice." (p. 10) - démesure traduit ici manifestement hybris. Et Jean

    3 On oublie à ce point que Tournier s'efforce de rapprocher les idées, mais les distingue cependant, qu'il arrive parfOis que l'on cite ce titre de façon erronée sous la forme Némésis ou la jalousie des dieux. 4 Ce rapprochement, parfois présent dans les jeux de mots de l'étymologie synchronique, a depuis longtemps été abandonné par les grammairiens comme étymologie diachronique ; mais cet abandon n'a pas entraîné celui de la traduction "démesure". 5 Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce : étude sémantique (Bibliothèque de la fondation Thiers, fascicule XXXVII), Paris, Leroux, 1917. 6 L'idée de la Némésis chez Eschyle (Etudes d'Histoire et de Philosophie religieuse publiées par la Faculté de Théologie protestante de l'Université de Strasbourg, n° 26), Paris, Alcan, 1931.

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  • Coman voit plus loin dans le Xerxès des Perses "avec le portrait de Prométhée" la "description la plus émouvante de l' Ü~PlÇ < qui soit> dans toute l'antiquité grecque" (p. 121). Même attitude qui consiste à situer l'originalité d'un auteur par rapport à une conception hellénique commune - conception dont on considère l'existence comme parfaitement établie antérieurement, et les caractéristiques comme ayant fait l'objet de descriptions sur lesquelles il n'y a plus à revenir - dans la thèse soutenue en 1947 par Jacqueline de Romilly7: "L'hybris, dit-elle, telle que la présente Thucydide, est donc un mécanisme parfaitement logique, et l'on peut l'appeler une imprudence née du succès. Dans son esprit réaliste, ce qui était 'vouloir s'élever au dessus de sa condition' est devenu 'vouloir entreprendre au delà de ses forces', et la némésis n'est plus le châtiment envoyé par les Dieux, mais le résultat logique de l'erreur humaine. Du succès à l'exaltation, de l'exaltation à l'imprudence, de l'imprudence au revers, tout est parfaitement clair. L'hybris devient alors strictement humaine." (p. 273). En somme, en France, de Tournier à Romilly, la conception générale de l'hybris est restée la même; tout au plus ce dont les aspects d' "étrange superstition" frappait encore Edouard Tournier dans son avant propos est-il devenu, et dès avant Gernet, "une certaine conception de l'homme et de sa place dans l'univers", et le terme grec d'ü~plç;, qu'il fallait traduire par excès, est-il devenu le mot, désormais français, hybris8.

    En France, il n'y aura pas de remise en cause des vues traditionnelles avant une brève section d'un bref article de Jean-Louis Perpillou paru en 19889. Dans l'ensemble du monde savant, les conceptions traditionnelles que nous avons illustrées par quelques citations d'auteurs français sont aussi demeurées dominantes, en dépit de contestations dans des ouvra-ges ou articles parus en anglais depuis 1951 et à l'origine desquelles Fischer place Whitman, puis Lattimore10.

    En face de cette tradition, toujours dans l'introduction de son ouvrage paru en 1992, Nick Fischer présente de façon détaillée ses propres conceptions : " .. .il y a un sens 'focal' unique un 'noyau' de sens pour le concept d'hybris "

  • essentiellement une conduite adoptée de propos délibéré, dont le motif typique est le plaisir d'exprimer sa supériorité en infligeant ainsi le déshonneur ... L'hybris est souvent considérée comme caractéristique du jeune aussi bien que du riche ou des classes supérieures; elle est souvent associée à l'ivresse. L'hybris désigne ainsi le plus souvent des actes spécifiques ou une conduite générale dirigée contre les autres ... , bien que, parfois, spécialement dans des textes plus réflexifs ou philosophiques, elle désigne ... " l'attitude subjective qui pousse à une telle conduite outrageante 11. L'honneur étant une valeur sociale reconnue, "les actes d'hybris sont souvent considérés comme causes de désordre social et de guerre" ; et c'est parce que les dieux sanctionnent la morale sociale qu'ils condamnent l'hybris 12. Quand, dans le cours de son ouvrage, l'auteur présente de façon plus condensée l'essence de l'hybris que dans cette description introductive qui ne veut rien oublier, se fondant sur la définition aristotélicienne de l'hybris (Rhétorique 1378b23-25), il conçoit l'hybris comme un acte volontairement outrageant qui, par le déshonneur, prive la victime de son statut. Si de plus quelque intérêt est porté à la psychologie de qui inflige ce déshonneur, le motif présenté pour l'acte d'hybris est le plaisir même d'outrager ainsi13.

    Nick Fischer défend sa thèse en deux temps. une première partie de l'ouvrage concerne l'hybris dans la pensée et la vie de l'Athènes classique. Trois chapitres: le premier consacré à Aristote, le second à la graphè hybréôs, le troisième général. L'étude qui porte sur Aristote consiste, en partant de la définition de la Rhétorique, à montrer que, d'une part, celle-ci n'est pas prescriptive, et que, d'autre part, s'accordent à elle les autres textes d'Aristote concernant l'hybris14 ; ainsi parvient-on à une description cohérente de l'hybris d'un point de vue psychologique (le plaisir d'insulter, qui, plus que le plaisir corporel, joue son rôle dans la soumission à des relations homosexuelles imposée à autrui), social (tendance à l'hybris liée à l'excès de confiance qui est celui des riches et des jeunes) et politique (l'un des crimes majeurs, qui conduit à l'instabilité politique). Le second chapitre, développant des recherches antérieures15, part du texte de la loi sur l'hybris tel qu'il est donné dans les documents cités dans le texte qui' nous a été transmis du Contre Midias de Démosthène; le texte de ce

    11 " ... hybris is ... the serious assault on the honour of another, which is likely to cause shame ... Hybris is often, but by no means necessarily, an act of violence; it is essentially deliberate activity, and the typical motive for such infliction of dishonour is the pleasure of expressing a sense of superiority, .... Hybris is often seen to be characteristic of the young, and/or of the rich and/or upper classes; it is often associated with drunkennes. Hybris thus most often denotes specific acts or general behaviour directed against others, ... ; it may, though, on occasions, especially in more reflexive or philosophical texts, denote " etc. (p. 1). 12 P. 2. Noter " ... acts of hybris were often seen as causes ofpolitical unrest and ofwar. " 13 P. 8 (la définition aristotélicienne) ; cf. p. 49,50,51,61,63,87, 107, 140, etc., et encore 176, 137-238,309,343-344, etc. 14 Parmi les multiples passages étudiés ou cités, notons Eth. Nic. 1148b30-31, 1149b20-24 : p. 15 ; Rhet. 1383al-3: p. 19 ; Politique 1267b37-39, 1295b9-11, 1297b6-10: p. 21, 23, 25. 15 Ainsi Nick Fischer "The Law of hubris in Athens", Cartledge, Millet, Todd (edd.), Nomos. Essays in Athenian Law, Politics and Society, Cambridge University Press, 1990, 123-138.

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  • document étant garanti par la concordance de sa première phrase avec la citation qu'en fait Eschine dans le Contre Timarque 16 , le problème est celui de l'interprétation du terme hybris, employé dans la loi sans être défini, ainsi que celui de la date de la loi; contre ceux qui pensent que le terme hybris présente là un sens plus vague, Fischer, à l'aide de rappro-chements avec les cas (rarement attestés) d'hybris réellement plaidés et à l'aide de l'analyse de passages de divers plaidoyers qui font allusion à l'hybris, défend l'idée que ce crime répond exactement à la définition aristotélicienne de l'hybris, c'est-à-dire que le critère est "la présence d'une intention d'insulter et de causer le déshonneur" (p. 37); il souligne ensuite l'intérêt public pour la démocratie athénienne d'une telle loi établissant un délit public dont la poursuite est permise à qui que ce soit; citant les passages de Solon sur l'hybris, il défend prudemment l'idée que, sans que le maintien de la formulation soit vraiment garanti, la loi pourrait effectivement remonter à Solon comme défense des faibles et souci d'introduction dans le système légal d' "une procédure et une pénalité qui indiquait la désapprobation de la communauté pour une conduite qui combinait un dédain pour la personne, l'honneur et l'identité civique des autres avec un mépris général pour les valeurs sociales, morales et relireuses qui étaient solidement ancrées dans la commu-nauté" (p. 81)1 . Après ces deux premiers chapitres, il ne reste plus à l'auteur qu'à regrouper dans le chapitre trois l'ensemble des témoignages historiques permettant de préciser la conception de l'hybris dans la société athénienne entre les environs de 460 et 300 - notons en particulier Aristophane et Xénophon, qui ne paraissent qu'ici dans l'ouvrage,c'est-à-dire en qualité de témoins d'une pensée collective - ; par cette étude est confirmée l'exactitude de la signification que donne au terme hybris l'oeuvre d'Aristote.

    La seconde partie de l'ouvrage concerne les grands auteurs. Il ne s'agit plus seulement de voir si les emplois des termes de la famille d'hybris recouvrent une signification qui se rattache au noyau de sens dégagé pour l'Athènes classique ou présentent des différences significatives. Il s'agit aussi, par l'examen d'un certain nombre de textes - même ignorant le terme hybris - qui ont été interprétés par l'un ou l'autre tenant de la tradition comme des exemples significatifs de la conception tragique et religieuse de l'hybris, de voir à quel point sont justifiées ces interpré-tations de ces textes, et à quel point est justifiée cette interprétation d'ensemble de la pensée grecque. Les neuf derniers chapitres examinent donc successivement Homère, Hésiode, la poésie archaïque (c'est-à-dire Archiloque, les hymnes homériques, Xénophane et la littérature de banquet, Théognis, Pindare et Bacchylide), Eschyle, Sophocle, Hérodote, Thucydide, Euripide, Platon. On pourrait critiquer le choix de ces grands

    16 Dem. Mid. 47 et Esch. Tim. 15; voir p. 36. Noter que le document cité au § 16 du Contre Timarque est en contradiction tant avec celui cité dans le Contre Midias qu'avec le commentaire d'Eschine en Tim. 15. Sa véracité n'est donc plus défendue. 17 Cette étude de la loi athénienne sur l'hybris est suivie d'un appendice concernant la loi sur l'hybris dans l'Egypte ptolémaïque, loi d'un type différent.

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  • auteurs en se demandant, par exemple, s'il est parfaitement justifié d'en exclure Aristophane en le considérant seulement comme un témoin de son. temps. On pourrait aussi critiquer l'ordre chronologique, par exemple en ce qui concerne Homère, soit d'un point de vue unitarien, en se deman-dant s'il ne doit pas être placé après Hésiode, soit d'un point de vue analyste; de même on peut remarquer que Pindare est le contemporain d'Eschyle. Mais son dessein même obligeait Nick Fischer à être ici tradi-tionnaliste.

    Laissant de côté maints détails intéressants, notons seulement que cette seconde partie confirme les conceptions présentées plus haut par l'auteur. Ainsi, même chez Pindare, l'hybris n'est jas la présomption qui fait dépasser les limites de la condition mortelle1 . Faire de l'histoire de Crésus, telle que la présente Hérodote - et où ne figure jamais le terme hybris - un cas typique d'hybris entraînant la némésis, c'est mélanger toute une série de choses différentes, le thème des limitations de la condition humaine (ou de la jalousie des dieux), le thème de l'expansionnisme des monarchies orientales, le thème de la responsabilité héréditaire (p. 357-360). Chez Thucydide, il est arbitraire de parler d'hybris dans le dévelop-pement de l'impérialisme quand les rares emplois du terme hybris chez Thucydide ne correspondent en rien à la conception traditionnelle (p. 392) ; quant à ce qu'il peut y avoir de tragique chez Thucydide, ce n'est pas l'as-pect crime-et-châtiment, mais la façon dont le désastre final peut s'expli-quer partie comme le résultat d'erreurs coupables ou pardonnables, par-tie comme le résultat d'autres facteurs (p. 410). Platon, lui, emploie hybris partiellement selon le sens usuel du mot à Athènes; mais en partie il retravaille le mot à sa façon propre, insistant tant sur l'offense aux dieux que sur la façon dont il s'agit de se plaire à une sexualité illicite (p. 492).

    Même chez Eschyle, dit Nick Fischer, où Xerxès peut passer pour le type de l'hybris au sens traditionnel du mot, l'essence de l'hybris demeure douteuse lorsque le terme est employé dans la pièce (p. 259-260) ; même hésitation sur le sens du mot dans les Sept contre Thèbes (p. 256) et dans l'Orestie, où les généralisations du choeur sur le vieil et le nouvel hybris ne peuvent s'appliquer à tous les personnages (p. 291). Quant au Prométhée enchaîné, "il y a étonnamment peu d'usage d'hybris dans cette pièce" (p. 248). En ce qui concerne les dix emplois du mot dans les Suppliantes, ils expriment "la condamnation, du point de vue des Danaïdes, des actes de leurs cousins qui tendent à les déshonorer, les réduire en esclavage, actes dont croît la violence et le caractère sacrilège" (p. 269). D'une façon générale, Nick Fischer insiste dans la conclusion de son chapitre sur Eschyle sur la façon dont: "Bien des personnages principaux des pièces d'Eschyle, explicitement ou implicitement, manifestent ... une conduite hybristique" soumise au châtiment divin; "les insultes intentionnelles,

    18 Les pages sur la lyrique chorale et d'abord Pindare (p. 216-246) comprennent en particulier une discussion des vues de M. W. Dickie défendues par ce dernier dans son article "Hesychia and Hybris in Pindar" paru dans les Mélanges Woodbury en 1984, p. 83-109.

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  • dit-il, le crime délibéré, les délits relevant de la violence et/ou de la sexualité, sont la matière de l'hybris eschyléenne" (p. 296) ; mais, selon lui, on constate que "plus hybristiques sont les actes, paroles ou motivations de n'importe lequel de ses personnages, d'autant moins nous tendons à les considérer avec sympathie et à considérer leurs souffrances comme tragiques" (p. 297).

    Dans cette seconde partie, l'hybris manifestée au banquet est peut-être celui des point étudiés par l'auteur qui concerne le plus l'inter-prétation d'ensemble qu'il présentera. Plusieurs pages traitant de la poésie archaïque (p. 203-207), y retrouvent le danger de l'outrage et de la violence à l'occasion d'un symposion, ce qui avait été décrit comme l'un des traits de l'hybris telle que la conçoit l'Athènes classique19. L'auteur retrouve encore dans ces textes l'idée que cette forme socialement dange-reuse de l'hybris conduit à la stasis, à la division sociale (p. 207 sqq.) et rappelle à cette occasion que ce type d'hybris symposiaque pourrait bien avoir été en partie ce à quoi pensait Solon quand il introduisait une loi spécifique contre l'hybris20. De telles remarques conduisent directement à l'un des éléments de la conclusion.

    D'une telle somme21, la conclusion ne peut être que complexe. L'auteur avait placé en introduction sa description du noyau de sens de la famille de mots d'hybris (ou, comme il le dit, du concept d'hybris). La conclusion ne concerne donc point la sémantique, mais deux points d'intérêt peut-être plus large, l'un éthique ou esthétique, l'autre social. Le dernier point de la conclusion ramasse les idées de l'auteur sur les rapports de l'hybris et de la tragédie attique. Nick Fischer se place dans la ligne d'Aristote pour conclure que les souffrances de l'innocent étaient "plus aptes à paraître les problèmes les plus pressants qui concernent la base éthique du monde que le succès durable d'individus ou d'états hybristiques"22. Ainsi le premier type d'intrigue, a procuré "la base la plus satisfaisante pour les présentations tragiques de l'expérience humaine"23 - ce sont là les derniers mots du livre. Le premier point traite des rapports que présente l'hybris avec la stabilité ou le changement politique. C'est parce que l'essence de l'hybris est l'attentat à l'honneur de l'individu ou du groupe qu'il constitue un crime et que tous les lieux communs qui insistent sur l'importance de la stabilité dans la société insistent aussi sur la répression de ce crime; de ce point de vue politique, Solon concentre son attention sur les excès des riches et "ce sont les riches (avec leurs domaines et leurs symposia) qui semblent être particulièrement visés par

    19 Cf. p. 99-102. 20 P. 207, avec renvoi aux pages 70 et 71 du chapitre concernant la graphè hybréôs. 21 Notons à ce propos que l'ouvrage comprend 11 pages de bibliographie et 13 pages d'index (des principaux passages cités, des termes grecs discutés, des personnes, peuples, lieux et principaux sujets traités). 22 P. 511 : "more likely to seem the more pressing problems for the ethical basis of the world than the lasting success of hybristic individuals or states" - Noter l'absence d'italiques à "hybristic". 23 Ibid., "the most satisfactory basis for tragic presentations ofhuman experience".

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  • la loi sur l'hybris" (p. 494). L'Athènes démocratique est le lieu par excellence où l'on se méfie de l'hybris, encore que des aristocrates puissent retourner contre les avancées de la démocratie et de l'égalitarisme la rhétorique de l'hybris, comme le fait Théognis (p. 497) ; mais l'hybris demeure un crime de riche et de puissant.

    On voit la complexité de ce gros ouvrage. Peut-être trop complexe: le livre mélange réflexions sur l'essence de la tragédie grecque, voire l'essence du tragique, et étude sémantique d'un concept juridique et moral, voire d'un mot et de sa famille. Je me serais quant à moi bien passé des réflexions sur la tragédie qui terminent le livre. Il aurait suffi, je crois, de noter que le mot hybris, au sens que les modernes lui ont donné, est aussi absent de la tragédie que du reste de la littérature grecque; mais l'auteur hésite un peu entre le concept d'hybris et le terme hybris. Etant peut-être un peu moins sûr de l'absence totale de la philosophie moderne de l' hybris dans l'oeuvre d'Eschyle qu'il ne l'est pour d'autres auteurs, il doit se rabattre sur des raisonnements comme celui de la page· 262 selon lequel plus on conçoit les Perses comme une pièce qui dépeint la graduelle révélation de l'hybris et sa punition, moins c'est une tragédie: problème de critique littéraire ou d'esthétique philosophique, non problème de philologie ou d'histoire des mentalités. Cette hésitation entre le mot et le concept rend parfois le livre difficile à suivre dans sa deuxième partie, d'autant plus qu'on peut parfois même se demander si le concept dont il s'agit est la conception traditionnelle et religieuse de la révolte contre les limites de la condition humaine, révolte suivie de sa punition, ou si c'est l'attentat déshonorant dépeint dans l'introduction. Il y a, dans ce livre de Nick Fischer, des éléments importants pour penser que ce "moment de la réflexion humaine" qu'est "la notion religieuse" d'hybris "familière aux modernes" - j'emploie ici des expressions d'une page déjà citée de Gernet - ne fut situé que par illusion dans l'hellénisme classique alors que l'origine en était au XIXe s. romantique ou post-romantique. Ce que l'on a nommé alors hybris et châtiment de l'hybris par la némésis aurait pu aussi bien recevoir les noms d'orgueil luciférien et d' annochia-tura24. Mais ceci est une autre histoire, encore à écrire. L'ouvrage aurait gagné en précision si l'auteur s'était borné à tenter de définir et de décrire le sens et les emplois du terme grec hybris, dont il apparaît clairement à la lecture de son livre qu'il n'a jamais eu dans la langue grecque le sens que lui ont donné les modernes.

    Le noyau de sens que dégage Nick Fischer (acte d'outrage tendant à priver la victime de son honneur et de son statut) pourrait sans doute, à la lecture même de l'ouvrage et en tenant compte de l'article déjà cité de Jean-Louis Perpillou25, être un peu précisé. Il me semble que l'outrage

    24 "Brandolaccio, superstitieux comme beaucoup de bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des bénédictions et des éloges, car on sait que les puissances mystérieuses qui président à l'annochiatura ont la mauvaise habitude d'exécuter le contraire de nos souhaits", Mérimée, Columba (1840). On pense à l"'étrange superstition" qu'est la jalousie des dieux selon Edouard Tournier. 25 Article non cité dans la bibliographie de N.R.E. Fischer.

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  • que désigne le terme hybris est éminemment celui qui consiste dans le viol et d'autres violences physiques, cependant que l'interprétation de Fischer ne privilégie pas ces atteintes corporelles par rapport à d'autres outrages plus subjectifs. La chose me paraît claire si, avec Jean-Louis Perpillou et Charles de Lamberterie26, on rapproche certains emplois du terme de l'étymologie qu'ils défendent. Par son caractère de somme, l'ouvrage même de Fischer permet de développer encore en ce sens l'étude sémantique. "l'l3ptç est formé d'un préfIxe ù-, équivalent de È1tt-, et de la base I3pr- que l'on trouve dans le verbe I3piOro ("être lourd"), l'adjectif I3ptOuç, l'adjectif épique 6l3ptl . .t

  • Lysias28, loi qui prévoit une autre procédure et une autre pénalité, et qui frappe un viol qui n'est probablement pas désigné par le terme d'hybris ; l'existence de plusieurs procédures alternatives se recoupant n'a rien d'étonnant en droit athénien. Que la loi sur l'hybris ne définisse pas expressément l'hybris comme viol - mais la loi française de 1832 ne' définissait pas non plus le viol, ce qui a permis à la jurisprudence d'exclure le viol homosexuel - ne doit pas nous étonner; il est des évidences qui n'ont pas besoin d'être définies; bien sûr cela permet, surtout si l'on dispose d'une loi alternative et si l'emploi de la graphè hybréôs tombe peu à peu en désuétude, de jouer sur les mots, voire de modifier la jurisprudence. Mais les exemples d'usage effectifs de la graphè hybréôs semblent être, au moins éminemment, de violence sexuelle29.

    Que, même en dehors de la graphè hybréôs, l'hybris soit très volontiers la violence sexuelle, apparaît dans un bon nombre de cas. Ainsi l'hybris d'Antigone, qui frappe Créon, n'est pas seulement un outrage qui le prive de statut royal, mais a quelque chose d'une violence sexuelle: la première violence est de transgresser les lois préétablies; la seconde est de s'en vanter et de ricaner; du coup Créon n'est plus un mâle, c'est elle qui est le mâle si elle peut agir ainsi sans châtiment (Sophocle, Antigone, 480-485). Privé de Briséis, Achille est privé de son honneur, mais aussi de sa virilité. L'hybris, mot sans cesse répété, qui menace les Suppliantes dans la pièce d'Eschyle, est le viol qui brisera celles qui ne seront plus que des captives. On pourrait multiplier les exemples d'après les relevés de Nick Fischer lui-même. Aussi l'insistance de Platon sur le coté sexuel de l'hybris ne me paraît pas une particularité platonicienne.

    Ce n'est pas dire que, hors sans doute de lagraphè hybréôs, la violence qu'est l'hybris soit exclusivement le viol. Elle est aussi la violence guerrière de la mise à sac qui frappe la cité adverse que l'on opprime jusqu'à la destruction, ou, dans le cas de l'individu, ce peut être aussi la violence qui s'exprime par le refus d'admettre à la protection du Zeus des étrangers (Zeus Xénios) l'étranger (xénos) qui ne peut alors devenir un hôte (xénos également), et à l'égard duquel on demeure dans un état de guerre permanente et poussée jusqu'au bout, de violence perpétuelle. La race de bronze chez Hésiode, race qui se plaît à l'hybris, est une race d'obrimoi -

    28 Lysias, Sur le meurtre d'Eratosthène, 32. Il ne s'agit pas d'un document cité, mais d'un. commentaire analysant la loi et décrivant d'après la loi cette violence faite à un individu libre ou à un enfant, ou encore à une femme, comme aijscuvnein biva/ "déshonorer par la force" ; celui qui peut intenter l'action est visiblement le même que celui qui peut tuer l'amant pris en flagrant délit en cas de moicheia c'est-à-dire, dans le cas d'un enfant ou d'une femme, le kyrios ; la pénalité est l'amende du double ; l'orateur en profite pour opposer la pénalité moindre (amende du double) dans le cas de ce que l'ancien droit français nommait "rapt de violence", à celle (qu'il considère comme la mort puisqu'alors le meurtre de l'amant est excusable) qui frappe le "rapt de séduction". Le terme d'hybris ne figure pas dans l'analyse de Lysias. Faut-il remarquer que la pénalité du double est aussi celle de la loi ptolémaïque sur l'hybris, encore qu'il semble difficile de réduire là l'hybris au viol. 29 Parmi les cas rapportés par N.R.E. Fischer, je tendrais à croire que c'est celui de la joueuse de flûte.

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  • de robustes guerriers, allitération soulignée d'ailleurs par Nick Fischer (p. 190), et qui, si l'on admet l'étymologie soutenue par Perpillou, serait figure étymologique; pour cette race, se plaire à l'hybris n'est pas autre chose que se plaire aux oeuvres d'Arès; et, dans le même mythe des races présenté par le même Hésiode, lorsque, plus tard, on honore l'homme-hybris, l'homme toute violence, la justice repose sur la force du poing30. Chez Homère, l'hybris commise par les compagnons de l'Ulysse crétois consiste à se laisser entraîner par leur violence destructrice dans leur expédition de piraterie sans respecter les règles de prudence nécessaires à l'exercice fructueux de ce type de commerce avec autrui, alors que, à l'opposé, le roi d'Egypte saura après la victoire recevoir l'ennemi suppliant comme hôte31. Le terme d'hybris, employé dans le discours qu'Eschyle, dans les Perses, met dans la bouche de Darius pour condamner Xerxès, figure uniquement à propos du sac d'Athènes32 . Et, dans la maison d'illysse, l'hybris des prétendants consiste à se conduire dans la maison d'un hôte comme on ne se conduit qu'imprudemment en pays conquis. Evidemment, cette violence guerrière n'exclut pas la violence sexuelle, aussi d'ailleurs présente en filigrane dans la conduite des prétendants, qui prétendent forcer au gamos une maîtresse de maison et outragent le maître de maison en s'unissant aux servantes infidèles. Evidemment, cette violence de la mise à sac est plus facilement condamnée à l'intérieur de la cité; et toute prête là à faire l'objet de la graphè hybréôs et de ses interprétations psychologisantes.

    On voit que, suivant l'étymologie défendue par Perpillou, je verrais dans l'hybris une violence, sans doute outrageante et privant la victime de son honneur, mais essentiellement physique et correspondant éminem-ment au viol, violence et outrage dont l'aspect social a toujours été pré-sent, mais dont l'aspect psychologique ne s'est développé que tardivement dans l'histoire de la langue, bien que ce soit celui que mettent particuliè-rement en valeur les analyses d'Aristote.

    Si j'ai quelques divergences avec Nick Fischer sur ce qui fait fondamen-talement le noyau de sens du terme hybris, il me faut insister sur le fait que, après son ouvrage, on ne peut plus soutenir la conception philoso-phique et religieuse moderne du sens du mot grec. Aussi me permettrai-je de terminer par deux souhaits. (1) Il conviendrait que les traducteurs français renonçassent pour ce mot grec au terme de "démesure" au profit des termes "violence" ou "outrage" (voire, dans certains cas, "viol"). (2) Il conviendrait aussi que cessât cette coquetterie qui fait parfois entrer dans les langues modernes un nom hybris ou un adjectif hybristique en un sens qui n'a jamais été héllénique.

    30 Hésiode, Travaux et Jours, 145-146 et 191-192. 31 Odyssée, XN, 247-265 et 278-284.

    Jean Marie MATHIEU Université de Caen

    32 Eschyle, Perses, 808. Sans doute faut-il noter que dans l'expression "en raison de sa violence et de ses idées impies" la conjonction de coordination n'est pas d'équivalence: il s'agit d'une violence qui, par la destruction des temples, témoigne aussi d'idées impies.

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  • Bernard MONTAGNE, Le père Lagrange 1855-1938. L'exégèse catholique dans la crise moderniste, Paris, Cerf, 1995.

    Né en 1855, l'enfance d'Albert Lagrange se déroule dans un milieu familial heureux. A onze ans, il rejoint le séminaire d'Autun où il passe toute sa scolarité secondaire. Il entreprend par la suite des études de droit à Paris, et obtient son doctorat en 1878. Un an plus tôt, il vit une expérience de conversion qui le convainc que désormais sa vocation est au sein de l'Eglise. Il deviendra dominicain, ce qu'il concrétise en 1880 par une profession d'obéissance jusqu'à la mort à saint Dominique et à ses successeurs.

    IL se consacre alors à la théologie et à l'étude des langues sémitiques et orientales. En 1890 il fonde avec peu de moyens l'Ecole biblique de Jérusalem. Il assure l'enseignement de l'Ancien Testament, de l'hébreu et de l'assyriologie. La première année l'Ecole compte quatre professeurs et cinq élèves, début prometteurs malgré les apparences qui aboutiront quelques années plus tard à une reconnaissance internationale. Deux ans plus tard, en 1892, il fait paraître le premier numéro de la Revue biblique qui deviendra vite célèbre dans le milieu des historiens des religions. Le Père Lagrange devient célèbre et parcourt le monde pour donner des conférences.

    Cette renommée n'est pas du goût des autorités de l'Ordre qui limite la liberté d'expression et, à partir de 1894, mais surtout de 1899, veillent à ce que les écrits du Père Lagrange soient soumis à la censure romaine. Fidèle à son voeu d'obéissance il se soumettra avec humilité, sans jamais se révolter, même lorsque la censure lui paraîtra infondée. Les multiples péripéties de cette censure, qui apparaîtra à beaucoup exagérée, voire absurde, sont relatées avec honnêteté par Bernard Montagnes.

    En 1903, il publie à Paris La méthode historique, surtout à propos de l'Ancien Testament, livre dans lequel il revendique le libre exercice de la méthode critique en histoire des religion et principalement concernant l'exégèse. Ce livre, au sein de l'Eglise, est à l'historiographie des études bibliques, ce que sera plus de vingt ans plus tard pour les études historiques la fondation des Annales par Lucien Febvre et Marc Bloch (dont la passionnante correspondance est en cours de publication chez Fayard).

    Fidèle à la voie critique énoncée par ce livre, le Père Lagrange se lance alors à l'étude des Evangiles. Les conclusions auxquelles il aboutit ne peuvent satisfaire Rome. La publications de ses oeuvres est alors différée ou est simplement interdite. Fidèle à sa fidèlité, le Père Lagrange se soumet. Il faut lire les longs développements consacrés par Bernard Montagnes à la gestation et à l'enfantement des principales oeuvres du Père Lagrange. Il faudra attendre Vatican II pour que soit rendu publiquement hommage à l'originalité du Père Lagrange et qu'on prenne conscience que sa méthode critique résonnait comme le fruit d'une convic-tion à sa fidèlité pour l'esprit de l'Evangile.

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  • Plus qu'une institution qui, au sein de l'Eglise, a su donner ses lettres de noblesse aux études bibliques, le Père Lagrange apparaît comme un véritable mythe, mythe d'autant plus nourri que Rome, voyant dans l'exégèse historico-critique un discours apte à saper ses valeurs, a pendant longtemps tenté d'étouffer l'oeuvre de ce pionnier. Elle s'opposa, autant que son pouvoir le lui permettait, à la publication aussi bien de ces travaux que, par la suite, à la parution de toute biographie autorisée du Père Lagrange. L'attitude critique, parfois hostile, d'un Loisy à l'égard de la "science" officielle catholique, mais surtout l'ombre d'un Renan (dont la Collection Bouquin chez Laffont vient de publier son extraordinaire Histoire du christianisme) n'est pas étrangère à sa crainte que l'évolution de la recherche en histoire des religions trahisse son enseignement et ne détournent ses ouailles de la parole sacré. C'est le pari - au sens pascalien - inverse que fait le Père Lagrange tablant, pourrait-on dire, sur la vérité comme révélation.

    L'attitude d'obéissance et de soumission extrêmes aux serviteurs de Dieu sur terre du Père Lagrange n'est pas sans avoir contribuée à l'am-plification de son mythe. Si l'on ne peut qu'être séduit par l'originalité de sa pensée, par son extraordinaire culture, par l'oeuvre qu'il conduisit pendant des décennies, on n'en pas moins sidérer par son obéissance totale, au détriment de son oeuvre, aux autorités de l'Eglise romaine, comme si l'extraordinaire transgression de l'exégèse biblique officielle à quoi il aboutissaient ses recherches ne pouvait être conduite qu'au prix d'une soumission à la parole du Saint Père, laquelle représentait sym-boliquement la soumission à Dieu. Il ne nous appartient pas de juger la pertinence de cette soumission qui aurait pu conduire à l'effacement totale de ses recherches. Il serait tout aussi absurde, croyons-nous, de comparer cet engagement dans l'église à celui, si différent, de Loisy. Car ce qui est en jeu derrière les recherches manifestes, c'est moins la science en tant que l'Eglise elle-même, l'engagement d'un homme dans l'Eglise qui attribuait à celle-ci plus de vérité éternelle que le discours temporelle. L'idéal du Père Lagrange, c'est d'abord l'idéal de l'Eglise. A celui qui tente de percer le mystère d'un homme hors du commun, le jugement de valeur ne saurait avoir cours. Une oeuvre comme celle du Père Lagrange se jauge plus qu'elle ne se juge. Quant au comportement de l'Eglise qui lui imposa d'abonner ses recherches originales, il appartient à une époque, certes qu'on peut espérer révolue, qu'il serait nécessaire d'apprécier sans ana-chronisme.

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    Jacquy CHEMOUNI Université de Caen