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Revue germanique internationale 10 (2009) L’Anthropologie allemande entre philosophie et sciences ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Mario Marino L’Anthropologie de la « créature déficiente » [Mängelwesen] et la question de l’origine des langues : chemins de Gehlen vers Herder. ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Mario Marino, « L’Anthropologie de la « créature déficiente » [Mängelwesen] et la question de l’origine des langues : chemins de Gehlen vers Herder. », Revue germanique internationale [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, consulté le 26 novembre 2012. URL : http://rgi.revues.org/332 ; DOI : 10.4000/rgi.332 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/332 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

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Revue germaniqueinternationale10  (2009)L’Anthropologie allemande entre philosophie et sciences

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Mario Marino

L’Anthropologie de la « créaturedéficiente » [Mängelwesen] et laquestion de l’origine des langues :chemins de Gehlen vers Herder.................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

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Référence électroniqueMario Marino, « L’Anthropologie de la « créature déficiente » [Mängelwesen] et la question de l’origine deslangues : chemins de Gehlen vers Herder. », Revue germanique internationale [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le26 novembre 2012, consulté le 26 novembre 2012. URL : http://rgi.revues.org/332 ; DOI : 10.4000/rgi.332

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/332Ce document est le fac-similé de l'édition papier.Tous droits réservés

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L’Anthropologie de la« créature déficiente » [Mängelwesen]et la question de l’origine des langues :

chemins de Gehlen vers Herder 1.

Mario Marino

Aux amis du « Pavillon Beauchant » vingt ans après,mais surtout à Fabrizio et Salvatore

La lecture de Herder par Gehlen est considérée à la fois comme une desinterprétations centrales de Herder au XXe siècle, et comme une des plus contro-versées. Non seulement, elle a suscité de vives polémiques et des prises de positionphilosophiques affirmées, mais elle a aussi été l’occasion de reconstructions criti-ques et comparatives sous l’angle de la théologie, de la philosophie du langage,de l’anthropologie philosophique ou culturelle 2. Schématiquement, on peut résu-

1. Sigles utilisés : GA = Arnold Gehlen Gesamtausgabe [Lothar Samson (éd. : Vol. 1, 2) ;Karl-Siegbert-Rehberg (éd. : Vol. 3.1, 3.2, 4, 6, 7), Francfort/Main, 1978 (pour les premiers volumes) ;GS = Helmuth Plessner : Gesammelte Schriften. 10 Vol., Francfort/Main, 1980-1981 [Günter Dux /Odo Marquard / Elisabeth Stroker (éds.)]. Le présent article expose au public français certainsrésultats de ma thèse de doctorat, qui porte sur la réception de Herder dans la philosophie dulangage et l’anthropologie en Allemagne de 1850 à 1940, et accorde une attention particulière àGehlen et à ses sources (Mario Marino, Da Gehlen a Herder. Origine del linguaggio e ricezione diHerder nel pensiero antropologico tedesco, Bologne, 2008). Cf. également mon article sur Herder etl’anthropologie de la créature déficiente (Mario Marino, Vita dell’animale e antropologia in Reimaruse Herder. Con un corollario sulla questione dell’essere carente, in : Gian Franco Frigo (éds.), Biose Anthropos. Filosofia, Biologia e Antropologia, Milan, 2007, p. 51-82). À cette occasion, je me pencheplus précisément sur la littérature secondaire concernant Herder et Gehlen. J’ai remanié une premièreversion de l’article présentée dans le séminaire de M. Maurer à l’université de Iéna, suite à la réactiondes étudiants et plus particulièrement de mes conversations avec Julia Krämer. C’est cette deuxièmeversion qui fut présentée en 2008 à Paris, où j’ai tiré un grand profit des discussions stimulantes,entre autres avec Wolfgang Proß et Joachim Fischer.

2. Voir : Bernhard von der Linden, Die Idee des Menschen bei Herder, verglichen mit demmodernen Menschenbild Arnold Gehlens, Thèse, Bonn, 1951 ; Jürgen Habermas, Anthropologie, in :A. Diemer und I. Frenzel (éds.), Fischer-Lexikon. Philosophie, Francfort/Main, 1958 ; Erich Heintel,

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mer ainsi les principales opinions : Gehlen aurait « déformé 3 » les concepts deHerder et aurait instrumentalisé son nom à des fins de carrière personnelle (Pless-ner) 4 ; Gehlen aurait retourné les prémisses humanistes et progressistes de Herderdans un sens autoritaire et répressif (Habermas) 5 ; Gehlen aurait occulté la dimen-sion philosophique de l’anthropologie de Herder en abordant – d’une façonimpressionnante – sous l’angle biologique certains problèmes fondamentaux del’anthropologie du langage (Heintel) 6, Gehlen aurait inversé au profit d’une théoriede l’homme comme créature agissante la hiérarchie que Herder établit entrelangage et action (Liebrucks) 7 ; Gehlen, aurait procédé à une réduction naturalisteet rabattu le modèle explicatif idéaliste de Herder – fondé sur un postulat reli-gieux – sur une « explication du principe structurant du corps » (Linden) 8 ;Gehlen aurait scindé foi chrétienne et savoir rationnel, anthropologie biologiqueet anthropologie théologique, alors que Herder les concilie par le biais d’unedoctrine de « l’imago Dei » en devenir (Sunnus) 9 ; Gehlen aurait reconnu le carac-tère fécond du modèle herdérien, en dépit d’une « connaissance très sélective de

Einleitung zu Johann Gottfried Herder : Sprachphilosophische Schriften, Hambourg, 1964 ; BrunoLiebrucks, Sprache und Bewusstsein, Francfort/Main, 1964-1979, 7 Vol., Vol. 1, (Einleitung. Spann-weite des Problems. Von den undialektischen Gebilden zur dialektischen Bewegung) ; ChristianGrawe, Herders Kulturanthropologie, Bonn, 1967 ; Siegfried Hartmut Sunnus, Die Säkularisierung deranthropologischen Ansätze J. G. Herders durch A. Gehlen, Thèse, Munich (Evangelisch-TheologischeFakultät), 1970. Version publiée partielle, sans les chapitres sur Gehlen, sous le titre : Die Wurzelndes modernen Menschenbildes bei J. G. Herder, Nuremberg, 1971 ; Volker Gerhardt, Selbstbestim-mung. Das Prinzip der Individualität, Stuttgart, 1999 ; Wolfgang Proß, “Natur” und “Geschichte” inHerders Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit. Postface à Johann Gottfried Herder :Werke, 3 Vol., Munich et Vienne, 1984-2002, Vol. 3/1 ; Joachim Fischer, Philosophische Anthropo-logie. Eine Denkrichtung des 20. Jahrhunderts, Fribourg en Brisgau, 2008.

3. Helmuth Plessner, Die Stufen des Organischen und der Mensch, in : GS 4, p. 23.4. Voir les lettres de Plessner à Ernst Lichtenstein (15.1.1954), ou à Löwith (22.2.1958), in :

Carola Dietze, Nachgeholtes Leben : Helmuth Plessner 1892-1985, Göttingen, 2006, p. 462-463.5. Habermas, Anthropologie (cf. note. 2), p. 33.6. Heintel, Einleitung (cf. note. 2), p. XLIX-LIII.7. Liebrucks, Sprache (cf. note 2), p. 79-84 et p. 112-128.8. Linden, Idee (cf. note 2), p. 120. Selon Linden, dont le travail fut dirigé par Rothacker, et

qui eut par son intermédiaire sans doute la possibilité de lire le manuscrit de la nouvelle version dela dernière partie de Der Mensch, le grand-œuvre de Gehlen, avant la parution de sa quatrièmeédition, une telle rupture avec l’idéalisme universel au profit d’un naturalisme conséquent entraîneune perte de la transcendance, et de la dimension existentielle, poétique, religieuse et éthique del’homme. L’anthropobiologie tombe ainsi dans une vision du monde marquée par le positivisme etle biologisme (Linden se souvient ici de l’enseignement de Litt), dont la vision de l’homme estfondamentalement en désaccord avec celle de Herder : « L’idée qu’à Herder de l’homme est identiqueà la conception humaniste de l’homme, dans laquelle sensibilité et moralité, liberté et vertu serejoignent dans une harmonie supérieure » (Ibid., p. 122). L’absolutisation de la nature physique del’homme et l’identification de l’homme dans sa globalité avec sa physis caractérisent en revanche lemodèle de Gehlen, dans lequel l’esprit se voit « rabaissé au rang d’un instrument de la sensibilité »(Ibid., p. 121), la corporéité apparaît comme « la dimension essentielle de l’humain » (Ibid. p. 121).Voir aussi p. 111 : « ... la divinisation de l’être chez Herder et l’objectivation neutre de l’être chezGehlen n’ont dans leur conception rien de commun ».

9. Sunnus, Wurzeln (cf. note 2). En tant qu’élève de Pannenberg, Sunnus aborde Gehlen et

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l’œuvre, pour l’essentiel limitée à l’écrit sur le langage » 10, sa démarche serait« ostentatoire » et résulterait d’un choix « plutôt adroit » et « guidé par des consi-dérations de tactique scientifique (Fischer) 11 ».

Mais comment et à quelle fin Gehlen s’est-il tourné vers Herder ? Cettequestion qui relève de la philologie et de l’histoire de la réception de Herder n’ajusqu’à aujourd’hui pas reçu de réponse, elle n’a même jamais véritablement étéposée. La genèse et la signification de l’interprétation que propose Gehlen, ainsique l’actualité et le potentiel de la pensée de Herder dans l’horizon de l’anthro-pologie philosophique n’ont été que partiellement appréhendés. Pour comblercette lacune, je me concentrerai d’abord sur la comparaison homme-animal et surle principe premier de l’anthropologie de Gehlen qui en résulte : j’apporterai unéclairage sur la signification de la question de l’origine du langage pour la compré-hension des voies qu’a prises la réception par Gehlen de la référence herdérienne,ainsi que de sa signification pour le système de Gehlen. Le point de départ detoute étude de la lecture herdérienne de Gehlen est la déclaration lapidaire à lafin de l’introduction de Der Mensch. Le titre du paragraphe est : L’Animal etl’homme. Herder comme prédécesseur. Gehlen écrit à cet endroit : « L’anthropo-logie philosophique n’a pas progressé d’un pas depuis Herder, et c’est dans lesgrandes lignes la même conception que je veux développer, avec les moyens dela science moderne. L’anthropologie philosophique n’a d’ailleurs pas besoin deprogresser, car cette conception est la vérité 12 ».

La vérité découverte par Herder, et actualisée par Gehlen – pour l’essentielau moyen d’une biologie contemporaine d’orientation anti-darwinienne 13 –, estselon Gehlen le lien existant entre la nature biologique de l’homme, la situationde l’homme dans le monde, l’apparition des capacités langagières et intellectuellesde l’homme, et enfin, la vie pulsionnelle et la vie spirituelle. Selon ce schéma,l’homme est une « créature déficiente », c’est-à-dire un être vivant, qui au contrairede l’animal ne dispose pas d’organe et d’instincts spécialisés, et qui par conséquentn’a pas un rayon d’action [Wirkungskreis] (ce que Gehlen appelle pour les

Herder du point de vue du débat de l’époque autour de la sécularisation : Herder aurait encorel’intention « d’élaborer une conception chrétienne de l’homme avec des arguments rationnels », ouencore d’intégrer « les résultats des sciences de la nature dans une perspective théologique surl’avenir », alors que Gehlen considère qu’il y a là « deux niveaux complètement différents – mêmesi certains traits de la conception du monde et de l’homme chez Gehlen ne seraient pas pensablessans les racines chrétiennes » (Ibid. p. 11). En ce sens, Herder et Gehlen appartiennent à deux phasessuccessives et distinctes du processus de sécularisation.

10. Proß, Natur (cf. note. 2), p. 1036.11. Fischer : Denkansatz (cf. note 2), p. 517 : « De même, la manière dont Gehlen renvoie à

Herder, comme un auteur de référence, de façon adroite – parce qu’il s’agit là d’un choix pertinent –est plus motivée par des considérations de tactique scientifique, et par la volonté d’occulter Plessneret Scheler que par des raisons systématiques ».

12. Arnold Gehlen, Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt, in : GA3,1, p. 93.13. Sur Gehlen et la biologie, voir : Rainer Karneth, Anthropo-Biologie und Biologie. Biologische

Kategorien bei Arnold Gehlen – im Lichte der Biologie, insbesondere der vergleichenden Verhaltens-forschung der Lorenz-Schule, Würzburg, 1991.

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animaux le « milieu » [Umwelt]), prédéterminé et limité, et donc pas non plusd’économie pulsionnelle régulée a priori.

Le surplus de stimuli qui en résulte, qui pèse comme une charge sur l’indi-vidu et qu’il doit absolument maîtriser, s’il veut tout simplement se maintenir envie, donne forme à un monde négatif, un « champ de surprises à la structureimprévisible 14 », qui a vocation à être travaillé et modifié, à devenir un domaineconnu, à disposition. Cet accomplissement d’une importance vitale, Gehlenl’appelle l’« agir » [Handlung], et son résultat est l’édification d’un monde positifde la culture 15. La langue est selon Gehlen l’instrument de « décharge » [Entlas-tung] et de culture le plus puissant, dans la mesure où les symboles linguistiquessont l’expression concentrée de la relation de l’homme à l’objet de l’expérience,permettent à l’homme d’aller au-delà de la situation particulière et constituent laréalité en produit et en instrument de nouvelles actions humaines. Ces symbolesmodèlent et stabilisent les pulsions et sont « les premières conditions de tous lesaccomplissements supérieurs et proprement humains 16 ».

Selon Gehlen, c’est Herder qui a ébauché tout ce schéma, dans la mesureoù dans le Traité de l’origine du langage, comparant l’animal et l’homme, il voitla différence entre le monde et le milieu animal, la comprend comme une consé-quence de la dotation en organes et en instincts, et définit à partir de là le« caractère de l’humanité » et la genèse du langage 17. Une différence fondamentaleréside cependant justement dans cette identification de la déficience et du caractèrehumain. Karl-Siegbert Rehberg a déjà attiré à plusieurs reprises l’attention sur lefait que le terme de Mängelwesen n’apparaît pas sous cette forme substantivéechez Herder 18. Et un passage, que Gehlen ne cite pas, du traité sur l’origine du

14. Gehlen, Mensch (cf. note 12), p. 37.15. Ibid., p. 37.16. Arnold Gehlen, Vom Wesen der Erfahrung, GA4, p. 15.17. Voir à ce sujet Gehlen, Mensch (cf. note 12), p. 90-92 et Johann Gottfried Herder : Traité

de l’origine du langage, Paris, 1992, p. 47-50. Herder a selon Gehlen fait le constat que « chaqueanimal a son cercle, auquel il appartient dès sa naissance, où il entre immédiatement, dans lequel ildemeure sa vie durant, et meurt [...] plus leurs sens sont aigus, plus leurs représentations sont dirigéesvers une seule chose, plus leurs instincts sont impérieux » (Traité de l’origine du langage, p. 47 et48), plus leur cercle d’action est petit et prévisible. En revanche « l’homme n’a pas une sphère siuniforme et étroite qu’une seule tâche ne l’attende : un monde d’occupations et de vocations l’envi-ronne » (Ibid., p. 48). Selon Herder, l’homme est « nu et exposé, faible et indigent, craintif et sansarmes, et... privé de toutes les antennes de la vie » (Ibid., p. 50). Herder décrit cette nature del’homme également au moyen d’une image mathématique comme une « disproportion » entre « lessens et les besoins, les forces et le cercle d’action qui l’attend, ses organes et son langage ». Si noustrouvions « quelque moyen terme pour articuler les membres si disjoints de la proportion », « cedédommagement serait, selon toute l’analogie de la nature, le propre, le caractère de son espèce [...]et si nous trouvions justement dans ce caractère la cause de ces insuffisances ; et justement en leursein, dans le creux de cette grave privation des instincts de l’art [c’est-à-dire dans l’absence d’ins-tincts], le germe d’une compensation » (Ibid., p. 51), ce serait la preuve d’une différence essentielleentre les hommes et les animaux.

18. Voir : Karl-Siegbert Rehberg, Natur und Sachhingabe. Jean-Jacques Rousseau, die Anthro-pologie und “das Politische” im Deutschland des 20. Jahrhunderts. in : Herbert Jaumann (éd.),Rousseau in Deutschland. : Neue Beiträge zur Erforschung seiner Rezeption, Berlin et New York, 1995,p. 243.

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langage, mais que Grawe 19 et plus récemment Bertram 20 ont mis en valeur, montresans ambiguïté que Herder rejette un tel principe : « Lacunes et insuffisances nepeuvent pourtant pas constituer le caractère de son espèce 21 ».

Gerhardt a minimisé le problème de la façon suivante : chez Herder « commedéjà chez Platon, Cicéron, Lactance ou Pic de la Mirandole », le discours de ladéficience ne serait pas « une thèse anthropologique qu’on doit prendre ausérieux », mais une « pointe rhétorique » au service d’une « introduction frap-pante 22 » du véritable trait caractéristique humain. Par ailleurs, Herder élaboreune stratégie qui lui est propre – et que Gehlen prend au sérieux – lorsqu’il utiliseles images mathématique de la « disproportion » [Missverhältnis] ou du « moyenterme » [Mittelglied].

Il n’en reste pas moins que la présentation de Gerhardt est de nature àinduire en erreur, car les développements sur l’homme et l’animal dans le traitésur le langage sont liés à des prémisses très précises élaborées par Reimarus, quiest ici la source de Herder. En ce sens, même le lien qu’établit Eugen Pöhlmannentre Herder et les sources grecques et latines de l’anthropologie de la « créaturedéficiente », en se basant sur une référence à Pline dans les Idées de Herder, estsujet à caution 23.

Les motifs codifiés dans l’Antiquité font au début de l’âge moderne l’objetd’une réappropriation dans le cadre du débat sur le droit naturel : pour déterminerles lois que Dieu ou la nature ont gravées dans l’homme, il faut connaître la naturehumaine, ce qui passe par une comparaison avec l’animal. C’est particulièrementmanifeste dans la théorie anthropologique, sociale et culturelle de Pufendorf, àlaquelle Reimarus emprunte le schéma fondamental selon lequel la culture et lasociabilité humaine dérivent de la nature biologique de l’homme 24. Un bref regardsur l’argumentation de Pufendorf jettera un éclairage sur tout ce contexte 25.

19. Grawe, Herder (cf. note 2), p. 49.20. Cf. Georg W. Bertram, Herders antireduktionistische Sprachphilosophie, in : Tilman Bors-

che (éd.), Herder in Spiegel der Zeiten. Verwerfungen der Rezeptionsgeschichte und Chancen einerRelektüre, Munich, 2006, p. 243.

21. Herder, Traité (cf. note 17), p. 50.22. Gerhardt, Selbstbestimmung (cf. note 2), p. 192-196, ici p. 194-195.23. Eugen Pöhlmann, Der Mensch – Das Mängelwesen ? Zum Nachwirken antiker Anthro-

pologie bei Arnold Gehlen, in : Archiv für Kulturgeschichte 52 (1970), p. 297-312, ici p. 300 et 302.24. Reimarus commente ainsi Pufendorf : « la théodicée de Leibniz et le droit naturel et

international d’après la traduction de Barbeyrac sont les livres, auxquels dans la philosophie, je doispresque tout », cité d’après Wilhelm Schmidt-Biggemann, Einführung zu Hermann Samuel Reimarus,Kleine gelehrte Schriften. Vorstufen zur Apologie oder Schutzschrift für die vernünftigen VerehrerGottes, Göttingen, 1994, p. 45.

25. C’est à Wolfgang Proß que revient le mérite, en mettant plus particulièrement l’accentsur la relation Herder-Pufendorf, d’avoir attiré l’attention sur la tradition du droit naturel en tantqu’élément fondamental pour la naissance de l’anthropologie moderne. Proß a d’abord esquissé unprogramme de recherches : Wolfgang Proß : “Natur”, Naturrecht und Geschichte. Zur Entwicklungder Naturwissenschaften und der sozialen Selbstinterpretation im Zeitalter des Naturrechts(1600-1800), in : Internationales Archiv für Sozialgeschichte der Deutschen Literatur, 3 (1978), p. 38-67(sur Herder et Pufendorf, voir p. 54), puis est passé à l’analyse : Wolfgang Proß, Johann Gottfried

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Dans la mesure où la nature animale est liée à des instincts périodiques et àdes pulsions des sens, et où elle n’est pas pourvue d’une âme raisonnable, d’unefaculté morale, et d’une destination suprasensible, la liberté animale est une libertérestreinte et déraisonnable. Par conséquent, les lois, les sentiments moraux, lesliens sociaux et institutionnels sont totalement étrangers aux animaux, leurs hiérar-chies reposent exclusivement sur la force. En revanche, la nature humaine secaractérise par une âme raisonnable et spirituelle, des pulsions non périodiqueset soumises à variation 26, et une vulnérabilité extrême qui sont autant d’indicesd’une destination supérieure et impliquent une liberté d’un niveau plus élevé etde nature rationnelle 27. Les lois qui régissent une telle liberté se révèlent être lesmoyens appropriés à la nature humaine dans sa lutte contre la « faiblesse et lessouffrances naturelles 28 », en raison du chaos qui – sans ces lois – s’empare dunaturel variable de l’homme 29.

Le motif de la vulnérabilité paraît particulièrement décisif, car le caractèresocial de la nature et de la destination de l’homme en est dérivé. Alors qu’il il ychez les animaux un processus rapide de croissance et d’autonomisation, lafaiblesse particulière de l’homme et ses misères exigent à l’inverse tant de sollici-tude, d’assistance, de nourriture, de protection, que malgré les soins des adultes,il arrive que les nouveau-nés ne survivent pas. L’éducation et l’apprentissageexigent beaucoup de temps et ne sont pas possibles sans un enseignement appro-fondi et précis 30. L’expérience proposée dans De jure naturae et gentium et reprisedans De officio d’un être humain qui ne saurait pas encore parler, que l’on isoleraitcomplètement de la compagnie des autres hommes, et qui ainsi laissé à lui-même,irait dans le monde, aide de façon frappante à comprendre la nature et la desti-

Herder. Abhandlung über den Ursprung der Sprache. Text, Materialien, Kommentar, Munich, 1978(en particulier p. 121-122, 140-142).

26. L’âme humaine est une « âme qui varie trop et de toutes les façons » (Samuel Pufendorf,Acht Bücher vom Natur- und Völkerrecht. Mit des weitberühmten JCti. Johann Nicolai Hertii, JohannBarbeyrac und anderer Hoch-Gelehten Männer ausserlesenen Anmerckungne erläutert und in die teuts-che Sprache übersetztet, Hildesheim et New York, 1998, 2 Vol., Vol. 1, p. 255). Le passage suivantqui se réfère des sources anciennes, (entre autres Horace et Pline) est littéralement emprunté àReimarus (voir Hermann Samuel Reimarus, Allgemeine Betrachtungen über die Triebe der Thiere,hauptsächlich über ihre Kunst-Triebe : zum Erkenntniß des Zusammenhanges der Welt, des Schöpfersund unser selbst, Göttingen, 1982, 2 Vol., Vol. 1, p. 503) et montre la continuité de cette traditionancienne : « toutes les espèces d’animaux non raisonnables, sans exception, ont presque toutes lesmêmes pulsions, les mêmes affects, et les mêmes appétits. Quand on en connaît une, on les connaîttoutes. Mais à propos de l’Homme, on dit à juste titre : autant de têtes, autant de sensibilités. Etchacun voit midi à sa porte », Pufendorf, Acht Bücher, p. 255-256.

27. On trouve chez Samuel Pufendorf une présentation brève mais révélatrice de ce contexte :Samuel Pufendorf, Einleitung zur Sitten- und Statslehre oder kurtze Vorstellung der schuldigen Gebühraller Menschen und insonderheit der Bürgerlichen Stats-Verwandten nach Anleitung derer NatürlichenRechte, Leipzig, 1691, p. 123.

28. Pufendorf, Acht (note 26), p. 245.29. Ibid., p. 255-257.30. Voir Ibid., p. 258, et Pufendorf, Einleitung (note 27), p. 124-125. Pufendorf s’appuie ici

sur trois sources antiques : Quintillien, Théocrite et Pline, Vorwort zum siebten Buch der Historianaturalis. Pufendorf, Acht Bücher (note 26), p. 259.

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nation véritables de l’homme. Un tel homme ne serait pas un être libre et parépour l’autonomie, mais un être animal, perdu, ignorant et désorienté, incapablede toute décision 31. Si l’état de nature de l’homme était celui d’une telle créaturedépourvue de langage et de raison, il ne pourrait se maintenir en vie que parmiracle, ou au prix de sa propre humanité 32. Tout cela conduit « nécessairement »à la conclusion que « l’unique et véritable raison pour laquelle l’homme ne mènepas la vie la plus misérable parmi les animaux et les créatures vivantes » n’est riend’autre que le fait qu’il soit entouré de ses semblables, avec lesquels il est enrelation et forme une communauté d’amour 33. De ce point de vue, Hobbes, avecl’hypothèse de l’état de guerre permanent, mais aussi les païens comme Lucrèce,Horace et Diodore de Sicile, avec l’idée d’une origine animale et non rationnellede l’homme, ont fait erreur 34.

En polémiquant explicitement contre Rousseau, Reimarus intègre cette supé-riorité dans sa religion naturelle, qu’il conforte en observant attentivement lecomportement animal. Son point de départ est le suivant : « Si nous voulonsprendre en considération le mode de vie, auquel le créateur nous a destiné, nousles hommes, le mieux que nous puissions faire est d’établir une comparaison entrenous et les animaux » 35. Selon Reimarus, ce n’est pas de la rhétorique, maisl’application d’une méthode spécifique de connaissance à la question de la desti-nation de l’homme : cette démarche de connaissance 36 a fait preuve de son utilitédans l’anatomie et a été dans l’histoire naturelle poussée toujours plus loin. À cesujet, Reimarus, exactement comme Herder après lui, combat chez Rousseau la« tendance bestiale » qui – à force de souligner unilatéralement les compétencesanimales et les similitudes entre les animaux et les hommes – conduit « à faire desoi et des autres des bêtes, pour ainsi dire en suivant les instructions de la natureelle-même, et donc à ne pas éveiller en nous l’humanité, et à ne pas la mener àun haut degré de perfection et de bonheur, degré qu’elle peut atteindre, et quilui est propre » 37. Une anthropologie crédible a en revanche besoin d’une compa-raison « honnête 38 » et exhaustive, car « le créateur a voulu que les hommes

31. Voir Ibid., p. 258 et Pufendorf, Einleitung (note 27), p. 124. Le deuxième discours deRousseau inverse le sens de cette description, en utilisant les mêmes topoi : la fiction de l’isolementdevient le point de départ concret et nécessaire, l’homme à l’état de nature, dans son isolement, n’estplus considéré comme l’enfant d’une mère nature négligente, devenu orphelin et voué à l’extermi-nation, mais comme l’enfant d’une mère pleine de prévention, protectrice et aimante, qui retardeaussi longtemps que possible son entrée dans l’état de société.

32. Pufendorf, Acht Bücher (note 26), p. 261.33. Ibid., p. 258.34. Sur Hobbes, voir Ibid. p. 266. Sur la connaissance qu’avait Pufendorf des autres auteurs

cités, voir : Ibid., p. 262-266.35. Hermann Samuel Reimarus, Die vornehmsten Wahrheiten der natürlichen Religion in zehn

Abhandelungen auf eine begreifliche Art erkläret und gerettet, Göttingen, 1985, 2 Vol., p. 560.36. Ibid.37. Ibid., p. 561. Voir aussi Herder, Traité (note 17), p. 46. La description que fait Rousseau

de l’homme à l’état de nature dans le deuxième discours est selon Reimarus, Religion (note 35)p. 563, contradictoire pour la raison bien précise qu’elle repose sur une distinction insuffisante entrece qui commun à tous les êtres humains et ce qui est spécifiquement humain.

38. Ibid., p. 598.

193L’Anthropologie de la « créature déficiente » [Mängelwesen]

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comme les animaux puissent atteindre – et soient destinés à atteindre – une formespécifique de perfection, de joie et de bonheur. Ce qu’il y a de parfait des deuxcôtés doit donc nous indiquer vers quelle forme de bonheur notre nature doitnous entraîner 39 ». En mettant en évidence les atouts de chaque espèce, la compa-raison fait donc clairement apparaître le plan de la création et la destinationrespective de l’homme et des animaux.

C’est à cet endroit que vient se situer cette synthèse complexe de religionnaturelle, d’anatomie comparée et de ce qu’on pourrait appeler une philosophiede l’histoire, à laquelle Herder donne dans les Idées son développement le pluslarge et le plus diversifié. Dans la perspective d’une comparaison entre Herder etGehlen, c’est sur l’usage du mot de « déficience » [Mangel], que va maintenantse porter notre attention. D’autres sources 40 attestent de l’emploi de ce mot déjàavant l’écrit de Herder sur le langage, mais ce qui est nouveau et singulier chezReimarus est l’importance théorique du terme et la fréquence frappante de sonusage. Dans le texte sur les pulsions, il l’emploie au moins quarante fois aussibien au sujet de l’animal qu’au sujet de l’homme et en liaison avec des verbes quise rapportent à la « compensation » et la « destination », comme « remplacer »,« pallier », « déterminer 41 ». Toute cette terminologie a chez Reimarus une signi-fication heuristique, parfois comparative, mais pas ontologique, car ces termesn’indiquent pas, ce qu’est en soi une créature, mais comment elle se présentecomparée avec d’autres. Ils ne qualifient pas une imperfection de la créature, niune lacune dans la création : « Chacun a la dotation en aptitudes et de compé-tences qui est nécessaire à son bonheur compte tenu des besoins qui naissent deson mode de vie 42 ». Si ce n’était pas le cas, toute l’économie de la nature, larationalité de son créateur, tout le projet de la religion naturelle seraient mis enéchec. Chez les animaux – selon Reimarus – « l’absence d’entendement et d’expé-rience n’est pas nuisible à la survie et à la prospérité de l’individu, ni à celles del’espèce » parce qu’« ils disposent de naissance des techniques héréditaires les plussophistiquées et sûres qui soient pour tous les besoins qu’implique leur mode devie 43 ». Cette limitation de la destination des animaux au domaine du bonheur etde la perfection sensibles va de pair avec la réalisation la plus parfaite et la pluscomplète de la finalité universelle du vivant. Cela vaut aussi pour l’homme dont

39. Ibid., p. 599.40. Voir à ce sujet l’article « Animal » in Zedler-Universal-Lexicon, Leipzig, 1732-1755. Vol. 43,

p. 1336 et 1348 (3 occurrences en tout), ainsi que Ernst Christian Wagner, Der dritte Grund fürdie Vernunft einiger Thiere, in : Johann Heinrich Winkler (éd.), Philosophische Untersuchung derFrage, ob die Seelen einiger Thiere einen gewissen Grad der Vernunft haben, in einer Gesellschaftguter Freunde angestellt, Leipzig, 1742, p. 73.

41. Voir par exemple Reimarus, Triebe (note. 29), p. 429 et p. 431.42. Ibid., p. 458-459. Voir aussi Ibid., p. 223.43. Ibid., p. 459 La preuve la plus convaincante en est paradoxalement apportée par les

« enfants les plus délaissés » parmi les animaux (Ibid., p. 214), c’est-à-dire ces animaux, qui « comptetenu de leur mode de vie, doivent compenser tant de déficiences et de handicaps lourds », que sansces capacités, « il leur serait impossible de satisfaire leur nature » (Ibid., p. 206). On en trouve unexemple concret in : Ibid., p. 207. Cette situation est aussi décrite sous la forme d’un rapport inverseentre connaissance acquises et aptitudes innées, Ibid., p. 204.

194 L’anthropologie allemande entre philosophie et sciences

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la nature et la destination sont pourtant à l’opposé de celles des animaux. Ladéficience en termes d’aptitudes techniques innées indique dans le cas de l’hommequ’il est destiné à la station verticale, et à des satisfactions, des pensées, desconnaissances qui vont au-delà du domaine du sensible, ainsi qu’à la famille, lasociété et le langage, à l’usage de la raison et aux arts, aux sciences et à la sagesseterrestre 44.

Chez Reimarus tout comme chez Herder, l’homme n’est déficient et miséra-ble que lorsqu’il est comparé aux animaux 45. Le diagnostic de la déficience est lerésultat d’une comparaison. En soi, aussi bien l’homme que l’animal ont été pour-vus par Dieu et la nature de ce qui leur permet, à l’un comme l’autre, d’atteindreleurs propres fins, d’épanouir pleinement leur nature et – par là-même – d’accéderau bonheur. Toutes les espèces sont en ce sens parfaites en soi : il ne saurait êtrequestion de définir l’homme comme « créature déficiente ». Et comme la biologiehumaine se distingue des animaux par une déficience sur le plan des instincts, del’acuité des sens, des organes spécialisés, l’homme est par conséquent voué à laliberté, la raison, et des performances d’un rang plus élevé, spirituelles. En cesens, la comparaison, en tant que méthode scientifique et anthropologique, n’estpas qu’un procédé rhétorique : comme le dit Herder en conclusion, la différencene réside pas dans un degré ou dans un supplément de forces, mais dans une toutautre direction et un tout autre déploiement des forces 46, c’est-à-dire dans uneorganisation spécifique, qui chez l’homme se nomme liberté, et qui chez l’animaldevient « instinct 47 ». Ce que Herder appelle ici « caractère de l’humanité »,c’est – exactement comme chez Gehlen – la nature biologique et humaine 48,dont l’essence n’est pas définie par Herder comme « déficience », mais comme

44. Pour une approche générale, Reimarus, Religion (note 35), p. 611-613. Compte tenu descarences qui affectent tous leurs besoins corporels, ainsi que de la réduction de leurs instincts, liéeà « l’amour naturel pour leurs semblables, pour l’autre sexe et les enfants désirés », les hommes sontpoussés à former des petites, puis des grandes sociétés. « L’homme est à cause de ses carences destinépar la nature à la sociabilité et au langage. » Reimarus, Triebe (note 26), p. 462. L’absence demouvements et d’aptitudes innées a pour conséquence que les hommes « cherchent à apprendrechaque action en s’exerçant longuement et veulent atteindre l’aptitude à la reproduire de façonrégulière », Ibid., p. 467. Une « imperfection » (Ibid.), une carence (Ibid., p. 469) de la nature humaineconduit les hommes à remplacer la nature par la culture (Ibid., p. 467). « Cette imperfection estdonc une fois de plus comme une maîtresse d’école qui nous pousse en avant, afin que nous soyonscontraints d’inventer des mouvements artificiels, des outils, et des techniques, ainsi que les sciencesqui leurs sont nécessaires, ou bien de les pratiquer parce qu’on nous les enseigne, qu’on nous lesprescrit, ou nous les donne en exemple » (Ibid. p. 467). Cette imperfection conduit en fin de compteles hommes à la philosophie, celle-ci étant comprise au sens de l’Aufklärung comme connaissancenaturelle objective de l’homme, du monde et de leur relation réciproque, une connaissance issue del’expérience et tournée vers l’application concrète dans le monde, ainsi que vers la réalisation de lanature humaine (Ibid., p. 468-469).

45. Comme le montrait déjà le passage suivant, dans Herder, Traité sur l’origine du langage(note 20), p. 50 : « Par simple comparaison aux animaux, il [l’homme de nature] est le plus orphelindes enfants de la nature ».

46. Herder, Traité (note 17), p. 52.47. Ibid.48. En ce sens, je rejette l’opinion de Grawe, Herder (note 2), p. 51 « Ce n’est pas à partir

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« liberté ». Herder reste donc – sur certains points, mais pas sur tous – fidèle auxprémisses méthodologiques et théologiques – marquées par l’Aufklärung – de lareligion naturelle de Reimarus 49, alors que Gehlen, penseur conservateur marquéà droite, a sous les yeux la crise de civilisation de l’après Première Guerre mondialeen Allemagne, dont il veut maîtriser l’instabilité et la désorientation par une disci-plinarisation du moi et de l’ensemble de la société. En ce sens, comme Rehbergl’explique très clairement, Gehlen ontologise ou substantialise la déficience natu-relle de l’Homme, pour conférer à ce qui réagit à cette déficience – c’est-à-direla culture, la disciplinarisation et l’institutionnalisation de la vie humaine unelégitimité ontologique et un caractère de nécessité absolue et d’inéluctabilité 50.

II. La réception de Herder et la référence de Gehlen à Herder dansl’entre-deux-guerres

Si l’on compare l’image de Herder dans le grand-œuvre de Gehlen avec lesinterprétations de Herder dans l’entre-deux-guerres, dont on peut prouver qu’elleslui étaient familières, ou susceptibles de l’être, par exemple celle de son contra-dicteur Plessner, de son professeur Litt, de l’historien des sciences Dingler et desnazis, ce qui fait la spécificité du modèle de Gehlen apparaît clairement. Laphénoménologie, le kantisme, la branche spiritualiste de la tradition humbold-tienne, la réaction contre le positivisme marquent de leur empreinte la confron-tation de Plessner avec Herder et la question de l’origine du langage 51. Des

de la biologie – comme chez Gehlen – que les traits spécifiques de l’homme sont déduits : la biologiene livre qu’un élément partiel, orienté vers l’humain. Le lien est donc [chez Herder] final », alorsque chez Gehlen, il est « causal ».

49. À côté du lien entre langage et nature humaine, qui est chez Herder beaucoup plus étroitet fondamental, c’est avant tout la réception de Spinoza qui conduit Herder à se détourner radica-lement de Reimarus, voir à ce sujet Proß, Natur (note 2), p. 987-993, ici p. 992-993. Proß est lepremier, qui, sur la base d’une connaissance historique et philologique solide, et d’une sensibilitétrès sûre pour les questions théologiques et métaphysiques impliquées dans la pensée des deuxauteurs, situe Reimarus dans une tradition distincte de celle de Leibniz-Wolff, qui mène à l’anthro-pologie philosophique de l’Aufklärung tardive.

50. Voir K.-S. Rehberg : Anmerkungen des Herausgebers, GA 3.2, p. 766.51. Dès 1920, Plessner s’était habilité avec un travail sur la troisième critique de Kant ainsi

qu’« un exposé oral sans manuscript sur la conception herdérienne de l’origine du langage » (HelmuthPlessner, Selbstdarstellung. in : GS 10, p. 316). Dans la foulée, il range Herder – sur la base desthéories du langage et de la connaissance développées dans le Traité sur l’origine du langage et dansVom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele parmi les précurseurs de l’Esthésiologie(Helmuth Plessner, Die Einheit der Sinne, in : GS 3, S. 32 ; également Ibid. p. 308-310). Sans remettreen cause cette parenté historique, ni l’importance systématique de la critique des sens pour l’anthro-pologie philosophique, Plessner, quelques plus années plus tard, dans ses considérations introductivesau début de Die Stufen des Organischen, au sujet de la philosophie de la nature, des sciences del’esprit et de l’anthropologie philosophique – considérations où il est plus particulièrement questiondu débat interne à l’école diltheyenne –, mettra Goethe en avant, Herder n’apparaissant plus qu’àl’arrière-plan, dans ce contexte de l’époque goethéenne, H. Plessner, Stufen (note 3), p. 11-12, 57-77,ici, plus particulièrement, p. 61.

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éléments déterminants à cet égard sont les concepts – issus de Humboldt etélaborés plus particulièrement par Steinthal – de la forme linguistique interne, dela langue comme Energeia, le rejet phénoménologique et kantien de la simpleempirie et le dépassement du psychologisme et de l’historisme par la phénomé-nologie. À partir de là, l’origine et l’essence du langage ne peuvent pas êtreexpliquées par des raisonnements empiriques, physiologiques ou historiques, maisseulement par des raisonnements philosophiques 52. La question du langage doitêtre abordée dans le cadre de la réflexion sur l’expressivité et les deux questionsdoivent être situées dans l’horizon de la positionnalité excentrique 53. Gehlen prendlui aussi acte du fait que le problème ne peut plus recevoir de solution historique,mais il relie le langage aux processus senso-moteurs, il attribue à l’esprit un rôletout à fait secondaire et ramène la position particulière de l’homme à une orga-nisation biologique particulière.

Ce déplacement de l’accent vers la nature biologique de l’homme est étran-gère au néo-idéaliste Litt 54, et même, lui répugne : le « caractère inachevé » del’homme, son « imperfection », sa « vulnérabilité », son « infirmité » signifientselon Litt pour Herder que l’homme a vocation à former une communauté et qu’ila de ce fait une prééminence sur les animaux. L’homme n’est donc un êtredéficient qu’en tant qu’individu isolé, mais il n’apparaît jamais concrètement souscette forme. De fait, c’est d’un autre point de vue, et en s’appuyant sur d’autrespassages que Gehlen 55, que Litt met en évidence l’articulation entre déficience,

52. Plessner, Einheit (note 51), p. 164-166 et p. 244-248, ici, plus particulièrement p. 244.53. Voir à ce sujet les pages conclusives de la présentation de la deuxième loi anthropologique

fondamentale, Plessner, Stufen (note 3), p. 415-418, en particulier p. 417-418.54. Il manque malheureusement encore une étude systématique de la relation de Litt à

l’anthropologie philosophique ; quand on se souvient encore de lui aujourd’hui, c’est en tant quepédagogue. Karl-Siegbert Rehberg (Philosophische Anthropologie und die “Soziologisierung” desWissens vom Menschen. Einige Zusammenhänge zwischen einer philosophischen Denktradition undder Soziologie in Deutschland, in : Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie. Sonderheft23 (1981), p. 160-198, et plus particulièrement p. 166-167) met en évidence certaines grandes lignes :refus résolu d’une “biologisation” de l’anthropologie, inscription dans une tradition idéaliste, plusparticulièrement hégélienne, focalisation sur les questions d’interaction sociale. J’ai essayé de montrerdans ma thèse dans quelle mesure la monographie novatrice de Litt sur Kant et Herder est àcomprendre comme une contribution à la discussion anthropologique et philosophique de son époque(Marino, Gehlen-Herder [cf. note 1], p. 50-86).

55. Il me semble qu’on trouve chez Litt une prise de position indirecte sur la conceptionherdérienne de la déficience humaine. En effet, Litt relie habilement le passage régulièrement citétout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle, et également pris en compte par Gehlen qui décritl’attention humaine comme sélection d’une vague dans l’océan des sensations, et la conceptionherdérienne de la connaissance comme « appropriation » de ce qui est « adapté » à l’homme et miseà distance de ce qui lui est « étranger ». Voici son commentaire : « Dans l’abondance inépuisabledes contenus du monde, l’homme s’empare dans la connaissance consciente de ce qui lui est analogue[...] du point de vue de l’essence et de l’effet : cette sélection doit s’opérer, afin qu’il ne soit pasaccablé par force supérieure de l’univers qui s’abat sur lui, et pour qu’il se développe intérieurementet extérieurement dans l’union avec ce qui est d’essence comparable » (Theodor Litt, Kant undHerder als Deuter der geistigen Welt, Leipzig, 1930, p. 50). Litt explique la force écrasante de lanature par une différence ontologique entre la créature naturelle singulière et la nature dans sonensemble, alors que Gehlen ne la considère pas comme une propriété ontologique objective du

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compensation et prééminence, de telle façon que chez lui, le motif de l’intersub-jectivité marquée par le contexte historique et émotionnel – c’est-à-dire le motifde la société – passe au premier plan. Litt considère logiquement la philosophiede l’histoire de Herder comme un des principaux acquis de sa pensée, et lui prêteune philosophie intersubjective de la communauté, alors que Gehlen laisse de côtéla réflexion herdérienne sur l’intersubjectivité, la philosophie de l’histoire et lacommunauté. Litt et Gehlen lisent tous deux Hegel du point de vue de l’anthro-pologie culturelle et philosophique de leur temps, et ils procèdent tous deux àune réévaluation de Herder aux dépens de Kant. Litt plaide cependant pour unesynthèse philosophique des deux auteurs. Gehlen plaide de son côté pour uneactualisation de Herder d’un point de vue empirique et scientifique, sans recourirà Kant.

La controverse, reconstituée par Max Rouché, autour du prétendu darwinismede Herder aboutit au début des années 1930 à la thèse défendue entre autres parDingler, selon laquelle Herder ne serait pas un précurseur de Darwin, et appartien-drait plutôt à la philosophie romantique et allemande de la nature 56. Gehlen vacependant un peu plus loin, dans la mesure où il affirme que Herder doit êtreactualisé dans un sens antidarwinien et empirique. L’originalité de l’interprétationde Herder dans Der Mensch paraît finalement évidente, quand on la compare avecl’image de Herder que Gehlen esquisse vers le milieu des années 1930, c’est-à-direà l’époque où il travaille non pas à une anthropologie philosophique, mais à une« philosophie du national-socialisme 57 ». Dans l’horizon d’une combinaison philo-

monde, mais comme une conséquence immédiate de la déficience constitutive d’un seul être, c’est-à-dire de l’homme. À cela s’ajoute que la maîtrise spirituelle de soi et du monde passe par chez Littpar une forme de connaissance, tandis que chez Gehlen, elle passe par une action qui englobe laconnaissance. Mais Litt aborde lui aussi directement l’anthropologie herdérienne de la déficience, enrapport avec les thèses sur l’origine de la langue et de la société humaines, pour distinguer l’hommede la couche ontologique inférieure. Litt se réfère à un passage du Traité sur l’origine du langage :« notre langue maternelle fut à la fois le premier monde que nous avons vu, la première impression,que nous avons ressentie, la première efficacité et la première joie que nous avons éprouvées ». « Dece point de vue », commente-t-il, « l’inachèvement et l’imperfection de l’homme, en tant qu’individu,s’avèrent être le revers négatif de son privilège » (Ibid., p. 188). Litt veut dire que l’homme est unêtre social et créatif qui vit et agit avec d’autres hommes, auxquels il est lié. Le langage lui-même aété inventé dans et pour la société : il ne peut voir le jour « que comme une œuvre collective » et« justement parce que le langage humain [à la différence du langage animal] n’est pas un cadeautout fait de la nature, il devient un élément de liaison d’une solidité incomparable » (Ibid., p. 187).Pour conforter sa thèse et en plein accord avec Herder, Litt cite encore le passage suivant de ladeuxième partie du livre de Herder (alors que Gehlen se servira pour sa part de la première partie) :« c’est pour cela précisément que l’homme vient au monde plus faible, plus indigent, plus abandonnéde l’enseignement de la nature, plus totalement dépourvu d’aptitudes et de talents qu’aucun animalne saurait l’être ; afin qu’il puisse, comme aucun animal, jouir d’une éducation, et que l’espècehumaine devienne, comme aucune espèce animale, un tout intimement lié » (Ibid., p. 188).

56. Voir : Max Rouché, Herder précurseur de Darwin ? Histoire d’un mythe, Paris 1940,p. 71-72 et Hugo Dingler, Geschichte der Naturphilosophie, Berlin, 1932, p. 142. Gehlen fait unerecension très positive de Dingler, in : Blätter für deutsche Philosophie, VII, 5 (1933), p. 422-423.

57. Sur la genèse du manuscrit inachevé qui porte ce titre ainsi que sur le fragments qui enrestent et qui ont été édités par Karl-Siegbert Rehberg, voir GA3, 2, p. 789-795.

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sophique du national-socialisme avec la tradition de l’idéalisme allemand, Herderlui apparaît comme un ennemi des Lumières, un défenseur de la pensée organique– du fait de sa morphologie 58 –, et un découvreur de la conscience authentique-ment historique 59 au-delà des conceptions biblique, classique, humaniste, roman-tique et progressiste de l’histoire. Il s’agit pour l’essentiel de motifs conventionnels,en partie bien établis, de la lecture de Herder dans l’entre-deux-guerres qui reçoi-vent après 1933 de nouveaux accents, encore plus sombres 60. Il est cependant ànoter que sous l’influence entre autres de Erich Voegelin 61, Gehlen ne se jointpas à la tentative – fréquente à l’époque – et philologiquement indéfendable – demettre Herder au service de l’idéologie raciale 62. Même dans les années 1940,Gehlen n’abandonnera jamais cette position, tandis que le nouveau sens historique,les concepts de la philosophie de l’histoire, la méthode morphologique et laconception de l’histoire qui en est issue ne jouent plus aucun rôle dans sa référenceà Herder 63. En ce sens, l’hypothèse de Rügemer, appuyée sur une vague allusionaux « œuvres de Rosenberg, Litt, et Gadamer sur ces questions », thèse selonlaquelle « le lien revendiqué – dans Der Mensch seulement – avec Herder s’expli-que par la conjoncture favorable dont cet auteur a bénéficié dans la philosophiefasciste et conservatrice des années 1930 et du début des années 1940 64 » meparaît sans fondement 65. Gehlen a présenté son anthropologie philosophique

58. Arnold Gehlen, Der Idealismus und die Gegenwart, in : GA 2, p. 351.59. Arnold Gehlen, Deutschtum und Christentum bei Fichte, in : GA 2, p. 267 : « La pure

intuition de l’historicité, comme la possédait Herder, sans préformation par la conception bibliqueet dogmatique de l’histoire, sans point de vue privilégié (par exemple le point de vue antique), sansculte des héros et sans idéologie du “progrès”, c’était là le tournant décisif vers une consciencepurement historique, telle qu’elle vit encore aujourd’hui en nous. »

60. Voir là-dessus Bernhard Becker, Herder-Rezeption in Deutschland. Eine IdeologiekritischeUntersuchung. Sankt Ingbert, 1987 ; Jost Schneider (éd.), Herder im “Dritten Reich”, Bielefeld, 1994.

61. Voir Erich Voegelin : Die Rassenidee in der Geistesgeschichte von Ray bis Carus, Junkerund Dünnhaupt, 1933, p. 75. Gehlen a tout de suite pris connaissance de ce texte, voir GA3, 2,p. 794-795.

62. Gehlen, Idealismus (note 58), p. 351. Un contre-exemple intéressant est : R. Adam : Wesenund Grenzen der organischen Geschichtsauffassung bei J. G. Herder, in : Historische Zeitschrift, 155,1 (1936-1937), p. 22-50. Ce texte partage avec Gehlen la conviction que la grandeur de Herderréside dans sa pensée organique. Mais Adam explique la répugnance de Herder envers le mot indignede « race » par le fait qu’il n’était pas en accord avec la science raciale de son époque ! Sur lesinterprétations racialistes de Herder sous le national-socialisme, voir Becker, Rezeption (note 66),p. 133 et suivantes.

63. Voir à ce sujet Arnold Gehlen : Zur Systematik der Anthropologie, in : GA4, p. 63-64, oùle principe morphologique, attribué à Herder est en tant que « fondement philosophique » considérécomme « insuffisant » « au plus haut point », « d’abord sur le plan logique », « et même sur le planontologique », et où il est dès l’origine mis en rapport avec une autre tradition de l’anthropologiephilosophique que celle de l’anthropobiologie.

64. Werner Rügemer, Philosophische Anthropologie und Epochenkrise. Studie über den Zusam-menhang von allgemeiner Krise des Kapitalismus und anthropologischer Grundlegung der Philosophieam Beispiel Arnold Gehlens, Cologne, 1979, p. 181.

65. Si l’on étudie les textes de tels auteurs, on constate des analogies entre leur vision deHerder et celle que Gehlen – sur un ton relativement plus sobre – propageait autour de 1935. Dansle Mythe du XXe siècle, Herder est peu présent, mais il est célébré à un moment pour son « prophé-

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comme une anthropobiologie et Herder comme son prédécesseur, pour éliminerles restes d’idéalisme, de transcendantalisme et de spiritualisme dans l’anthropo-logie philosophique de l’époque. La pointe de Gehlen est ici qu’il rejette radica-lement la conscience, le moi, l’esprit, en tant que « principes » et « points dedépart » de l’anthropologie, et les réinterprète comme des structures secondaireset dérivées au profit du principe d’une nature biologique de l’homme affligée dedéficiences. Pour opérer un tel tournant anthropologique, Gehlen prétend comblerune lacune selon lui fondamentale et structurelle des philosophies qu’il conteste,c’est-à-dire l’absence d’une théorie de l’origine du langage. Rétrospectivement,Gehlen qualifie de « frappante » l’« occultation par Scheler de l’essence et de lasignification du langage 66 ». Au sujet du concept d’« esprit » chez Max Scheler, ilajoute : « précisément, lorsque Scheler aborde le thème de la conscience de soi,une étrange lacune se fait jour, qui aurait pu être évoquée au sujet du thème del’ouverture sur le monde : il manque une théorie du langage 67 ». La questionrhétorique qui suit alors, ne laisse planer aucun doute sur la cause de ce déficit :

tisme völkisch » (voir Alfred Rosenberg, Le mythe du XXe siècle : bilan des combats culturels et spirituelsde notre temps, Paris, 1999, p. 559). Sur la base d’une citation sur le bonheur, tirée de Auch einePhilosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit, Rosenberg donne à Herder une actualitéidéologique, et oppose le Herder organique, anti-aufklärer et nationaliste, qui a stimulé la réflexionde Nietzsche, des romantiques et de l’historisme, et qui a été « perfectionné » par les idéologues del’idée nordique, au Herder prétendument humaniste (Ibid., p. 559-562). Gadamer utilise la mêmecitation dans un texte qui fut d’abord une conférence prononcée dans la Paris occupé, avant deparaître dans une revue, puis sous forme de volume chez Klostermann en 1942, et qui porte le titreVolk und Geschichte im Denken Herders (p. 11). Dans une perspective völkisch, Gadamer se réfèreà Herder en tant que « précurseur de la conscience historique » (c’est le titre de l’article) et – paropposition à la pensée française – en tant que défenseur d’une conception antimécaniste, antimaté-rialiste, dynamique et organique. Le pédagogue et idéologue Ernst Krieck, hostile à Gehlen, semontre pour sa part dans son anthropologie völkisch très axée sur l’idée de race plutôt critique etnégatif envers l’humaniste et préromantique Herder (son aspiration à l’unité s’avère être un échecen raison de l’incompréhension de l’idée de race ; il lui manque le sens de la puissance de l’État) :Ernst Krieck, Völkisch-politische Anthropologie, Leipzig, 1936-1938, 3 Vol. Vol. 1, Die Wirklichkeit,p. 93 et p. 103.

66. Arnold Gehlen : Philosophische Anthropologie, in : GA 4, p. 238.67. Arnold Gehlen : Rückblick auf die Anthropologie Max Schelers, in : GA 4, p. 254 (voir

également Arnold Gehlen : Ein anthropologisches Modell, in : GA 4, p. 211). À ce sujet, il fautprendre en considération les éléments suivants : à ces endroits, Gehlen se réfère exclusivement à LaSituation de l’homme dans le monde, dans la mesure où Scheler a marqué avec ce texte l’histoire del’anthropologie philosophique. Dans cet ouvrage, Scheler n’attribue effectivement pas de rôle consti-tutif à l’origine de la langue pour une anthropologie philosophique : il n’aborde même pas ce thème.Cependant, Scheler avait présenté dans le passé ses idées sur la nature et l’origine du langage, lorsqu’ilavait dans « Zur Idee des Menschen » (1915) opposé une version actualisée dans un sens anti-évolu-tionniste – et modifiée dans le sens de l’idée phénoménologique d’intentionnalité – de la conceptionde l’esprit développée par Humboldt dans sa métaphysique du langage (à ce sujet : Zur Idee desMenschen, in : : Ibid., Vom Umsturz der Werte. Abhandlungen und Aufsätze, Berne, 1955, p. 179-183)à la conception positiviste (qu’il appelle également « pragmatique », « naturaliste », « matérialiste »,« évolutionniste ») de l’homme comme Homo faber. De même que l’homme n’est pas issu de l’animalpar un long processus graduel, mais qu’il est « seulement un « entre-deux », « une frontière », un« passage », un « apparaître de Dieu » dans le flux de la vie, et une tentative permanente de la vie

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« faut-il voir ici l’influence de Kant ou bien de l’idéalisme allemand en général,c’est-à-dire cette époque où l’on pensait dans la langue, mais pas sur la langue ? 68 »

Ce contexte est déterminant si l’on veut comprendre la référence de Gehlenà Herder : l’interprétation de Schopenhauer par Gehlen fournit une preuve indi-recte que si Gehlen perpétue Herder, c’est parce qu’il se situe en-deçà de latradition kantienne et idéaliste et qu’il philosophe contre ces deux directions. Dansl’article sur « les résultats de Schopenhauer », Gehlen se sert des mêmes motsavec lesquels il érige dans Der Mensch de Herder en précurseur. Schopenhauer aselon Gehlen identifié les déficiences de l’homme, il a esquissé de façon génialele « schema » moderne de l’« Harmonie qui existe entre dotation en instincts,structure des organes et environnement » chez les animaux, et a ouvert la voie àdes conceptions anti-intellectualistes de la raison et de l’entendement. Gehlendonne finalement la préférence à Herder en tant que précurseur, parce que Scho-penhauer est selon lui resté dans le sillage de la philosophie kantienne et n’a pourcette raison pas appréhendé l’essence et l’origine du langage : « c’est à nouveaul’apriorisme kantien, qui fait complètement l’économie d’une philosophie dulangage et commet là son erreur la plus profonde, qui l’a empêché d’avoir unecompréhension profonde de ce que réalise le langage 69 ».

de se dépasser elle-même » (Ibid., p. 186), de même le langage n’a pas pu naître de la dimensionanimale de l’homme, mais seulement de façon immédiate de la conscience de l’homme. C’est Wilhelmvon Humboldt qui l’a exprimé le mieux : « L’homme n’est homme qu’en vertu du langage ; maispour inventer le langage, il fallait qu’il fut déjà homme » (cité in : Ibid., p. 183). La question del’origine historique, temporelle, empirique est pour cette raison un « pseudo-problème », et la ques-tion de l’origine ne peut recevoir qu’une réponse métaphysique. Dans quelle mesure ces idées, quipartagent certaines prémisses avec les développements de Plessner sur le problème de l’origine dulangage dans Die Einheit der Sinne et sont dans une certaine continuité avec ces derniers, n’ont pasété abandonnées par Scheler dans sa philosophie, c’est précisément ce que montre La situation del’homme dans le monde. « Zur Idee des Menschen » est l’un des textes antérieurs auxquels Schelerrenvoie le lecteur intéressé par « la progression de mes idées sur ce grand problème » (Max Scheler,La situation de l’homme dans le monde, traduit et préfacé par M. Dupuy, Paris, 1979, p. 16). Schelermaintient son rejet de la « théorie de l’Homo Faber » (Ibid., p. 52) et les réflexions sur le langageliées à ce rejet (voir en particulier à ce sujet les critiques adressées à Paul Alsberg, Ibid., p. 77-79) ;et Scheler recourt à nouveau à la citation de Humboldt (Ibid., p. 112). Joachim Fischer a établi unpoint intéressant, en comparant le texte manuscrit, qui n’a pas encore été intégralement édité etporte le titre Monopole des Menschen im Ganzen der Lebewelt – texte qui correspond sans doute àla « matrice du manuscrit de l’exposé de Darmstadt » (évoqué dans la préface de la Situation del’homme), Fischer, Denkansatz (note 2), p. 69 – et les deux publications qui en sont issues (DieSonderstellung des Menschen, 1927, et La Situation de l’homme dans le monde, 1928). Scheler« procède dans cette version manuscrite de 100 pages... à une présentation de son argumentationphilosophico-anthropologique non pas à partir des monopoles que sont la “métaphysique” ou la“religion”, ou à partir de la “relation métaphysique de l’homme à la source des choses”, mais àpartir du langage », Fischer, Denkansatz (note 2), p. 70. En ce sens, Fischer attire l’attention sur unpotentiel de l’anthropologie de Scheler, que Scheler a mis entre parenthéses dans sa première – etmalheureusement dernière – présentation publiée de son projet. Cette décision de principe estprécisément ce que lui reproche Gehlen, c’est-à-dire de ne pas mis avoir mis au premier plan lathéorie du langage pour l’anthropologie philosophique.

68. Gehlen, Rückblick (note 67), p. 254.69. Arnold Gehlen, Die Resultate Schopenhauers, in : GA4, p. 36.

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Depuis le milieu et jusqu’à la fin des années 1930, Gehlen travaille à unethéorie anti-intellectualiste et anti-spiritualiste 70. Le point décisif est pour lui ladoctrine des mouvements sensomoteurs circulaires et communicationnels, dont lemodèle est la sensation tactile et l’émission du son. Le langage qui advient dansla relation avec de tels processus sensomoteurs et d’autres perceptions, ne prendle contrôle de ces processus qu’avec la capacité de « décharge » dont le son estporteur, capacité de décharge qui est liée à la netteté du son, à la facilité aveclequel on peut le reproduire indéfiniment, à sa flexibilité, et à son caractère« doublement donné ».

Lorsqu’il décrit dans son grand-œuvre les différents axes du développementde la capacité à produire des sons, qu’il qualifie comme les « racines du langage »,Gehlen se réfère à trois philosophes du langage du XIXe siècle (Humboldt, Geigeret Noiré) et – à un endroit stratégique – à Herder. Sans vouloir ni pouvoir exclureune perfidie de Gehlen, on peut considérer cette présentation – au moins enpartie – comme le résultat d’une confrontation avec le débat sur l’origine dulangage dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui donne une nouvelle orientationà son intérêt pour Herder. Les textes rendent en tout cas cette interprétationplausible. Dans sa thèse d’habilitation, que les spécialistes de Herder ou Gehlenont peu pris en compte, Clemens Knobloch a bien expliqué, il y a déjà vingt ans,que Gehlen « montrait qu’il connaissait très bien les théories de l’origine dulangage au XIXe siècle et qu’il en en faisait un usage conscient dans son anthro-pologie 71 ». Knobloch n’a cependant pas examiné de près le lien qui existe chezGehlen entre la question de l’origine du langage, l’anthropologie et la ruptureavec le spiritualisme et l’idéalisme, ainsi que la présence de Herder dans le débatdu XIXe siècle. J’ai déjà abordé plus haut le premier point, je veux maintenantfaire sur le second point les remarques suivantes.

III. La réappropriation de la question de l’origine du langage et ledébat autour de Herder

Dans la reprise de la question sur l’origine du langage, posée en 1770 àl’occasion d’un concours remporté par Herder, reprise initiée en 1850 par Schel-ling, puis poursuivie par Grimm et Steinthal, plus tard par Lazarus, Geiger etLudwig Noiré, Herder est dès le départ central et contesté. Autour de Herder etde son critique Hamann, une polémique s’engage, dont l’enjeu est la déterminationdu fondement des « sciences de l’esprit », et donc aussi de leur objet (c’est-à-direde l’esprit) et de leur statut. La position de Schelling est celle de la philosophiede la révélation contre la science du langage (en ce sens Schelling est du côté de

70. Pour une présentation synthétique de cette théorie : Gehlen, Mensch (note 12), p. 153-154et p. 276-280. Pour d’autres indications sur le caractère anti-intellectualiste de cette théorie, voir parexemple p. 159-162, p. 230-231, p. 280-282.

71. Clemens Knobloch, Geschichte der psychologischen Sprachauffassung in Deutschland von1850 bis 1920, Tübingen, 1988, p. 95.

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Hamann et contre Herder), celle de Grimm est celle de la grammaire historiquecomparée contre la mystique de la pensée (en sens, il est du côté de Herder contreHamann), celle de Steinthal est le dépassement des deux positions par le moyend’une réinterprétation de la métaphysique humboldtienne du langage, dans le sensd’une psychologie des peuples et d’une anthropologie, celle de Geiger et Noiréest un évolutionnisme historique et anthropologique, mais non darwinien.

Les objections de Hamann contre l’écrit de Herder sur le langage sont selonSchelling pertinentes et dénuées de partialité : elles montrent la voie de la réso-lution du problème. La thèse de Herder est selon Schelling un produit typiquede l’esprit étroit – et matérialiste sur un plan moral et philosophique – de l’Auf-klärung, une concession à la mode du temps, qui va de pair avec une réductiondu texte sacré à une œuvre humaine, historique et littéraire 72. Le Mage du Norden revanche incarne l’idée « d’une origine d’abord divine puis humaine dulangage 73 », une position que seule une métaphysique philosophiquement plusrigoureuse que celle de Hamann, avec qui Schelling prend ses distances, peutadopter. Dans une polémique implicite contre la philosophie et la science dulangage du XIXe siècle, dont l’orientation empirique est dans une continuité absolueavec l’Aufklärung, Schelling explique que la question de l’origine de la langue estun problème métaphysique, donc un problème universel, qui mobilise les questionsultimes impliquées dans tout savoir – et n’est donc pas un sujet pour on ne saitquelle science particulière et empirique 74.

La réaction immédiate de Grimm à cette provocation est une réfutationcirconstanciée de tous les éléments de la thèse de Schelling et une apologie ardentede Herder contre Hamann et de la science moderne du langage contre Schelling 75.La grammaire historique comparative moderne a de facto et de jure la légitimitépour répondre à cette question, car d’une part, les succès de la nouvelle sciencelaissent augurer d’autres résultats 76, alors que d’autre part la langue est – en tantque produit de la liberté et de l’historicité – humaine, et doit donc faire l’objetd’une étude historique et immanente. De ce point de vue, Herder a donc pourGrimm correctement appréhendé la question de l’origine et de l’essence du langageainsi que celle de l’orientation des sciences du langage. Les deux variantes de lathéorie de l’origine divine du langage constituent en particulier une distorsion dela nature humaine : en postulant la co-création du langage et de l’homme, ellesrabaissent l’homme au rang d’un animal, car l’homme se voit par là-mêmedépouillé de sa liberté : il n’est plus le créateur du langage, mais celui-ci lui estdonné d’emblée. L’idée que Dieu aurait enseigné la langue aux hommes après lesavoir créés est en revanche considérée comme un rabaissement de la justice et dela toute-puissance divines et implique une divinisation de l’homme. En effet, d’uncôté, Dieu aurait donc amélioré a postériori sa propre création en rajoutant une

72. Friedrich W. J. Schelling, Zu der Frage über den Ursprung der Sprache. in : Ibid.. Werke.Ergänzungsband 4. Persönliches, Nachlass 1810-1850, Munich, 1971, p. 503-510, ici p. 503-505.

73. Ibid., p. 507.74. Ibid., p. 504-505.75. Jacob Grimm, Über den Ursprung der Sprache, Berlin, 1866 (d’abord 1851).76. Ibid., p. 5-6.

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propriété essentielle de l’homme. D’un autre côté, les premiers hommes seraientdonc des créatures supérieures et privilégiées, qui auraient reçu la parole directe-ment de Dieu et le comprennent de façon spontanée, alors que c’est auprèsd’autres hommes que leurs successeurs auraient appris à parler, ne pouvant doncétablir avec Dieu qu’un contact indirect 77.

Sur la question de la Bible également, Herder est pour Grimm davantagedans le vrai que Schelling, car la Bible est pour la science moderne du langageune collection de mythes issus d’époques différentes, et donc pas une révélation,mais une mythologie de l’Orient 78. Grimm ne dissimule pas que Herder n’étaitpas un chercheur rigoureux et que son œuvre est tributaire d’une époque quin’était pas encore mûre pour la science du langage. Mais dans un même temps,il le salue comme le « grand génie », qui a ouvert la voie à la nouvelle philosophieet la nouvelle science du langage par des réponses « pertinentes » à beaucoup dequestions décisives, par exemple celle de l’origine du langage. Les nouvelles géné-rations ont donc pour mission de donner à ces vérités une formulation conformeà la nouvelle science 79.

Voilà que dans ce conflit entre l’idéaliste de la vieille école et le pionnier dela grammaire historique et comparée romantique s’immisce un représentant de lanouvelle génération de spécialistes du langage, en la personne de Steinthal, quiest à l’époque encore Privatdozent 80. Il concède volontiers à Schelling que laquestion de l’origine du langage implique les interrogations métaphysiques les plusprofondes, mais une métaphysique mystique et étrangère à la science moderne dulangage ne saurait résoudre le problème. Grimm a pour sa part raison quand ilaffirme que la méthode comparative et historique rend possible une reconstructionscientifique de l’histoire et de la filiation des langues, mais selon Steinthal, la voiequi mène à l’explication de l’essence et de l’origine de la langue, ainsi qu’à celledu rapport entre l’esprit humain et l’esprit divin lui est barrée. Ce qui est à l’ordredu jour, c’est donc une métaphysique « critique » du langage, en prise sur lascience moderne du langage, dont ni Herder ni Hamann ne pouvaient avoirl’intuition, et qui ne reçut son fondement qu’avec Humboldt, avant d’être perfec-tionnée par Steinthal, qui l’a libérée des lacunes et des contradictions dans lesquel-les elle était empêtrée 81.

En tentant de faire une place à Humboldt et donc aussi à lui-même, Steinthalmet en garde contre le recours à la référence désormais dépassée que constituent

77. Ibid., p. 31.78. Ibid., p. 23-30.79. Ibid., p. 60.80. Heymann Steinthal. Der Ursprung der Sprache, im Zusammenhange mit den letzten Fragen

alles Wissens. Eine Darstellung der Ansicht Wilhelm v. Humboldts, verglichen mit denen Herders undHamanns, Berlin, 1851. Cet ouvrage, d’abord conçu comme un pamphlet augmenta de volume enintégrant des réactualisations, pour devenir une somme qui documente l’ensemble du débat : lapremière édition comportait 74 pages, la dernière (1888) presque 400. Elle parut sous le titre : DerUrsprung der Sprache, im Zusammenhange mit den letzten Fragen alles Wissens. Eine Darstellung,Kritik und Fortentwicklung der vorzüglichsten Ansichten.

81. Steinthal, Ursprung (première édition, note 80), p. 4-6.

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Herder et Hamann. En polémiquant sans ambages contre Grimm, il affirme quec’est Humboldt, et non pas Herder, qui est digne d’être appelé génie, et que c’estlui qui mérite d’être considéré comme le fondement solide et fécond – voirel’essence même – de la nouvelle pensée du langage 82. Herder est selon lui plutôtun penseur « plein d’esprit », mais peu conséquent, qui mêle des intuitions stimu-lantes avec des conceptions traditionnelles et qui suscite et annonce des élémentsnouveaux, mais sans les définir conceptuellement. Le caractère dépassé et l’absenced’originalité de Herder et Hamann sont particulièrement mis en exergue quandil s’agit de souligner le « tournant 83 » du XIXe siècle et ce que le travail deHumboldt à de nouveau, quand on le compare à Schelling et Grimm. Herder etHamann ne sont pas les représentants d’une nouvelle pensée sur le langage, mais– chacun à sa façon – d’une thèse déjà formulée dans l’antiquité, et qui dans lecas de Herder, est une thèse stoïcienne et aristotélicienne 84. À côté de ce genrede formulation tranchée, on en trouve d’autres, qui attribuent à Herder et Hamannune position de médiation (ou dans la seconde édition, une position « intermé-diaire ») entre l’ancien et le nouveau, et dressent leur portrait en figures qui sousde nombreux aspects sont supérieures à leurs contemporains et à leurs prédéces-seurs de l’ère pré-scientifique. L’essai de Herder sur le langage apparaît ce qui aété fait de mieux avant 1800, même si – au contraire de ce qu’estimait Grimm –sa signification est désormais historique 85.

Un passage de l’ouvrage De l’origine du langage, qui n’a plus été modifiéaprès la seconde édition, et selon lequel Herder – tout comme Hamann –n’auraitexercé aucune influence directe et concrète sur Humboldt, mais ne serait qu’une« étape préliminaire – purement idéelle – par rapport à la science du langage età l’époque de Humboldt 86 », constitue une tentative d’inspiration purement idéa-liste, mais philologiquement indéfendable, de concilier ce genre de jugementsfluctuants sur Herder avec sa relation à Humboldt dans une image d’ensemblequi fasse sens et soit cohérente.

Par la suite, en revanche, Steinthal sera bien contraint de concéder plusd’originalité et de portée à l’essai de Herder sur le langage, de faire une distinctionplus nette entre le jeune Herder et Hamann, et de considérer que l’influence deHerder sur Humboldt a été réelle : cette inflexion est en particulier due à latournure que prend le débat sur l’origine des langues, auquel Steinthal a lui-mêmeapporté une contribution quantitativement et qualitativement importante.

C’est de fait Steinthal qui fixe plusieurs critères et leitmotivs de la discussionultérieure, sa présentation des thèses des autres auteurs – au moyen d’un choixtrès large de citations – devient la façon canonique de présenter le débat et attirel’attention des lecteurs sur des passages essentiels mais oubliés de l’écrit de Herder.L’importance donnée à Humboldt remet dans le débat non seulement la pensée

82. Ibid., p. 3 et, en conclusion, p. 74.83. Ibid., p. 2.84. Ibid., p. 29, 41 et, sous une forme résumée, p. 2.85. Ibid., p. 28.86. Voir Ibid.., p. 12 (Berlin, 1858, deuxième édition) et Ibid., p. 10 (Berlin, 1888, quatrième

édition).

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de celui-ci et sa relation à Herder, mais aussi les problématiques de philosophiedu langage au XVIIIe siècle, comme par exemple la relation entre langage et raison.La philosophie, la psychologie et l’étude historico-empirique des langues sont enfin de compte invitées à entrer en discussion.

Une nouvelle étape dans l’histoire de ce débat est l’apparition du darwinisme,à cause duquel la relation entre anthropologie et science du langage, la compa-raison entre l’homme et l’animal, l’idée que l’origine du langage et de l’hommedoivent être pensées sur la « longue durée », passent au premier plan. Tout cesmotifs, ainsi que l’idée controversée et déjà suggérée par Grimm, que les racinesdu langage expriment les premiers actes langagiers et cognitifs de l’homme, sontrepris sous une forme originale par Geiger et Noiré et se combinent surtout chezNoiré avec une réévaluation de Herder.

Comme fil conducteur des développements qui suivent, je prends ici Noiré,qui se comprend comme un continuateur de la philosophie de Geiger, donnant àcelle-ci sa forme achevée, et qui est l’auteur du texte que – selon Gehlen – on doitconsidérer, avec le célèbre essai de Herder, comme « le meilleur livre sur l’originedu langage 87 ». À la différence de Steinthal, il place Herder et Humboldt au mêmeniveau et les considère tous deux comme la base de la solution du problème. Ildédie son livre « aux grands éclaireurs dans le domaine de la recherche philosophi-que sur le langage (...) Herder. Humboldt (...) Geiger 88 ». Herder et Humboldt ont« fait époque 89 », en découvrant que raison et langue sont dans un rapport deconditionnement réciproque. Mais c’est Geiger qui le premier a démontré et formuléscientifiquement l’idée de la genèse de la raison par le langage. C’est là le principalmérite de Geiger 90, dont la grande erreur est en revanche que, selon Noiré, la languen’advient pas dans un cadre contemplatif individuel, ni dans la simple interactionentre la vue et l’ouïe, mais dans le contexte d’une action collective, c’est-à-dire dansl’interaction entre les yeux, l’oreille, et la main 91.

Herder a en particulier selon Noiré découvert deux vérités, mais est restéprisonnier de deux erreurs. La science du langage au XIXe siècle a redoublé la

87. Gehlen, Mensch (note 15), p. 241.88. Ludwig Noiré, Der Ursprung der Sprache, Mayence, 1877, p. V.89. Ibid., p. X.90. Voir : Lazarus Geiger, Der Ursprung der Sprache, Stuttgart, 1869, p. 141 « la langue a créé

la raison ; avant elle, l’homme était dépourvu de raison ». L’idée du caractère secondaire de la raison,l’idée qu’elle serait dépendante du langage, et lui devrait son existence, joue un rôle central, passeulement dans la théorie de Noiré – La citation de Geiger n’est seulement utilisés par Noiré pourrésumer le propos de son livre (voir Noiré, Ursprung – note 88, p. III), mais aussi dans la théoriedu langage et de la raison. La référence de Claessens aux débats autour de Worringer est trompeusedans ce contexte (Dieter Claessens, Instinkt, Psyche und Geltung, Cologne-Opladen, 1970, p. 89,note 96) : Alsberg ne cite pas Worringer, mais admire en revanche Geiger comme une des « auto-rités » de la science linguistique moderne (Paul Alsberg, Das Menschheitsrätsel. Versuch einer prin-zipiellen Lösung, Dresde, 1922, p. 156, note 1). Certaines similitudes entre Gehlen et Alsberg peuventêtre expliquées de façon plus plausible que par l’accusation de plagiat, quand on considère lesréférences directes et indirectes des deux auteurs aux mêmes sources (Herder, Schopenhauer, Geiger,Noiré).

91. Noiré, Ursprung (note 88), p. 336-337, p. 341, p. 356-357.

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première erreur et a poursuivi sur cette voie erronée, mais elle a dévoilé et corrigél’autre. La première vérité est que les racines du langage sont toutes sans expressionl’expression d’une « action 92 » : il ne s’agit cependant pas de « verbes », c’est-à-direde « parties du discours », comme le croyait Herder. La deuxième vérité, quiconcerne la signification anthropologique et méthodologique de la relation entrelangage et raison, formule que « la langue contient... le développement de la raisonhumaine, et qu’en étudiant attentivement le langage, nous sommes en mesure deretracer la croissance de la raison humaine jusque dans ses profondeurs originel-les 93 ». Les erreurs de Herder sont en revanche en rapport direct ou indirect avecla genèse du langage dans la relation aux sons de la nature. La première erreurréside dans la conviction erronée que si la langue est le reflet de la nature, c’est envertu d’une homogénéité substantielle de ces deux domaines. C’est-à-dire que lanature serait l’écho des sons de la nature, tandis que la nature serait une réalitésonore 94. La seconde erreur semble être une généralisation de l’image célèbre de« la créature bèlante » dans l’essai sur le langage de Herder : « le passage de laconception distincte d’une activité particulière à l’abstraction, à la désignation d’unepersonnalité qui exerce cette activité n’est pas si naturelle et évidente 95. » Dans lesdeux cas, Noiré s’en prend à un principe matérialiste et naturaliste : si la langue està l’origine la simple reproduction de sons naturels, l’esprit est alors soumis à lanature, et par là-même dépouillé de son autonomie 96. La doctrine de Humboldt,selon laquelle la langue ne désigne pas des objets extérieurs, mais des images inter-nes, a eu raison de la première erreur 97. La critique par Geiger de la théorie del’imitation des sons a eu raison de la seconde 98.

Comme on l’a suggéré plus haut, la relation entre langage et raison, ou entrele langage et l’homme, doivent faire l’objet d’une attention particulière. Herder aappréhendé l’intime corrélation entre langage et raison, ou entre le langage etl’homme, et il l’a comprise comme une corrélation entre les pulsions, les mouve-ments du corps et les capacités intellectuelles. Noiré souligne à ce sujet expressémentle caractère moderne, scientifique, antimétaphysique 99 de la méthode et de ladoctrine anthropologique de Herder et sa rupture avec la conception classique,aristotélicienne de la raison comme une activité qui n’a pas besoin de « la médiationd’un organe corporel » et « qui serait tout à fait élémentaire, immatérielle et auto-nome 100 ». Par là-même, la manière dont Steinthal ramène la pensée de Herder àAristote et à l’époque des théories métaphysiques du langage se voient contredites.

Grâce a cette compréhension profonde des liens qui relient le langage et lapensée, Herder a de surcroît affirmé que la langue est propre et essentielle à

92. Ibid., p. 90.93. Ibid.94. Ibid., p. 90-91.95. Ibid., p. 91.96. Avec cet argument, Noiré prend congé de ses conceptions monistes antérieures, ainsi que

des théories darwiniennes de l’origine de la langue. Voir là-dessus : p. 169-171.97. Ibid., p. 96.98. Voir là-dessus : Ibid., p. 91-95 et Geiger (note 90), p. 7-32.99. Noiré, Ursprung (note 93), p. 51.100. Ibid., p. 52.

207L’Anthropologie de la « créature déficiente » [Mängelwesen]

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l’homme. Il a en effet trouvé « la bonne voie entre la conception (...) matérialiste,selon laquelle les animaux auraient également un langage, et l’affirmation banaleselon laquelle la langue serait d’origine divine. Dans une formule à la fois belle etprofonde, il explique que la langue n’est pas seulement une création de l’Homme,mais que l’Homme est une création de la langue 101 ». De cette façon, non seulement,l’humanisme de Grimm et sa référence à Herder se voient confortés, mais le poten-tiel anthropologique de la pensée de Herder est mis en évidence sur un modeenthousiaste.

Ces lectures, qui étaient encore répandues dans les années 1930 et quimarquaient le discours de la philosophie du langage, ont influencé à des titres diversl’interprétation par Gehlen de la contribution herdérienne à la théorie de l’originedu langage. Le fait que Herder subordonne l’anthropologie théologique à l’anthro-pologie philosophique, qu’il trouve dans le langage l’élément humain spécifique,qu’il fasse une claire distinction entre l’homme et l’animal, et qu’il explique l’intel-ligence dans sa relation avec la biologie, tout cela est évoqué à la fin du paragraphesur Herder comme précurseur, où Gehlen renvoie à la controverse autour de Herderet Hamann 102. Herder a également compris l’importance de la reconnaissance dansla genèse des noms, ainsi que celui du « caractère langagier » des états d’âme » pourexpliquer l’articulation du développement interne et du développement externe. Lepremier point est acquis selon Gehlen dans la théorie herdérienne de la réflexion,selon laquelle l’homme extrait de « l’océan des sensations » une vague, qu’il retientavant de l’ériger en caractère distinctif de l’objet dans son ensemble et de le recon-naître comme tel, ce que Gehlen interprète naturellement dans son langage commeune « décharge ». Selon lui, Herder a simplement cru à tort que la reconnaissanceétait la seule racine du langage, et qu’elle n’était qu’une simple répétition de sonsnaturels. D’une façon analogue, Steinthal puis Noiré avaient reproché à Herder uneconclusion hâtive. Steinthal, Geiger et Noiré avaient sévèrement critiqué le recoursaux sons de la nature.

L’autre apport à mettre au crédit de Herder est peut-être encore plus fonda-mental, car le développement et la maîtrise de la vie pulsionnelle par l’intermédiairede la langue est aussi développement et consolidation de la personnalité humaineet de son interaction avec le monde. Gehlen s’appuie ici sur le passage suivant :« Si le premier état de conscience dans l’homme ne put devenir réel sans mots del’âme, tous les états de la réflexion deviennent en lui conformes au langage... puisquele fil de ses idée est un tissu de réflexion (...), il suit de là au total que dans lanature humaine il n’est pas un état qui ne soit capable d’un mot ou ne puisseréellement être défini par des mots de l’âme ». Le passage auquel Gehlen se réfèren’est pas une citation directement empruntée à Herder, mais une citation deHerder tirée de l’ouvrage de Noiré. Cela apparaît quand on compare les troistextes : on se rend alors compte que Noiré, quand il écrit : « puisque le fil de sesidées est un tissu de réflexion » paraphrase le texte de Herder 103.

101. Ibid., p. 50.102. Gehlen, Mensch (note 15), p. 531.103. Voir Noiré, Ursprung (note 88), p. 47 ; Gehlen, Der Mensch (note. 15), p. 303 ; Herder,

Traité (note 17), p. 116-117.

208 L’anthropologie allemande entre philosophie et sciences

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On peut donc en conclusion affirmer que l’appropriation de Herder parGehlen n’est pas d’ordre philologique, mais qu’il s’agit d’une appropriation philo-sophique et originelle, qui a d’une part été déterminée par des motifs existentiels,par la crise politique et par les questionnements philosophiques de l’entre-deux-guerres, et – d’autre part – par la confrontation avec le débat allemand sur l’originedu langage dans la deuxième moitié du XIXe siècle : le caractère hétérogène etindirect de la réception d’auteurs importants comme Humboldt et Herder joueici un rôle décisif. En dépit de son côté tendancieux et partial, le retour de Gehlenà Herder est considéré comme une contribution féconde à la discussion anthro-pologique actuelle ainsi qu’à la recherche sur Herder, dans la mesure où il remeten lumière et réactualise le potentiel anti-kantien, anti-spiritualiste et anti-idéalistede la philosophie de Herder.

Traduit de l’allemand par Olivier Agard

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