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Joseph POTH La didactique des langues nationales africaines par les jeux traditionnels et le travail productif Centre International de Phonétique Appliquée - Mons Guide pratique Linguapax no8

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Joseph POTH

La didactique des langues nationales africaines

par les jeux traditionnels et le travail productif

Centre International de Phonétique Appliquée - Mons Guide pratique Linguapax no8

L’Agence de /a Francophon/e (ACCT) a contribué à /a publicabon de cet ouvrage.

Auec le concours scientifique et technique de la chaire UNESCO en aménagement

linguistique et didactique des langues de Z’Université de Mons-Hainaut

et du Centre UNESCO de Catalogne

AVANT-PROPOS

LINGUAPAX est un projet de l’UNESCO qui vise à promouvoir la culture de la paix à travers l’éducation plurilingue à tous les niveaux éducatifs, et le respect de la diversité linguistique.

Ce projet a pour but général d’apporter une réponse linguistique spécifique aux problèmes posés par la recherche de la paix, la défense des droits de l’homme et la promotion d’une véritable éducation pour la démocratie.

La stratégie adoptée pour atteindre cet objectif s’articule autour de l’identification de nouveaux programmes d’enseignement des langues étrangères et maternelles axés sur la tolérance, la compréhension et la solidarité internationales ainsi que l’élaboration de méthodes d’enseignement intégrant structurellement des objectifs de coopération et de solidarité au niveau international tout en éliminant stéréotypes et préjugés dévalorisants. La formation des enseignants et la conception des manuels scolaires dans cette perspective constituent les éléments déterminants de cette stratégie.

Dans un premier temps, LINGUAPAX se propose de donner la priorité aux actions suivantes :

1.

2.

3.

ÉLABORER, à titre expérimental, de nouveaux contenus de cours de langues étrangères susceptibles d’apporter aux élèves une connaissance objective des éléments importants de la vie quotidienne, de la culture, de la littérature, du folklore, des mœurs et des habitudes des pays où se pratiquent les langues étudiées.

., : .; FACILITER l’intégration des langues minoritaires ou minorisées dans les plans d’aménagement linguistique à l’intérieur de schémas directeurs adaptés aux diverses situations qui prévalent dans les États membres où une décision en ce sens a été prise.

SOUTENIR la diffusion de méthodes efficaces pour l’enseignement des langues étrangères et des langues maternelles dans l’esprit d’un renforcement de la coopération pacifique entre les communautés, les peuples et les nations.

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4.

5.

6.

ANCRER LINGUAPAX dans la culture ae la paix, dans l’effort de l’UNESCO visant à développer l’esprit de tolérance, défendre la cause des droits de l’homme et l’éducation pour la démocratie.

ÉLABORER une carte linguistique du monde qui ait une fonction à la fois descriptive et explicative, qui soit régulièrement mise à jour et qui ait des objectifs opérationnels de sauvegarde et de protection des langues vivantes.

PROMOUVOIR une culture multilingue : à cet effet, aider les États à renouveler leurs critères de planification linguistique et fournir aux éducateurs et aux enseignants des instruments pédagogiques appropriés.

PARTICIPER à l’élaboration de dispositifs juridiques en matière de droits linguistiques en examinant les moyens de transformer la Déclaration Universelle des Droits Linguistiques (Conférence de Barcelone, 6-9 juin 1996) en un texte normatif, approuvé par l’Assemblée Générale des Nations Unies

INTERVENIR prioritairement dans les contextes pré- effou post- conflictuels.

PRENDRE EN COMPTE la défense des langues minoritaires ou minorisées, en relation avec la promotion des langues étrangères.

10. AIDER les enseignants à exploiter les acquis de la psycho- linguistique pour éviter qu’un enseignement de mauvaise qualité ne débouche sur des phénomènes de rejet envers la langue étrangère elle-même, puis envers la culture qu’elle représente, ce qui serait contraire à l’esprit de LINGUAPAX.

11. PRENDRE EN COMPTE les données de la didactique des langues qui postulent deux méthodologies spécifiques selon qu’il s’agit de l’apprentissage d’une langue étrangère ou du perfectionnement d’une langue maternelle.

12. ÉTENDRE la philosophie de LINGUAPAX à l’ensemble de l’enseignement des sciences sociales dans le cadre éducatif.

13. RECHERCHER systématiquement les convergences et la coordination aux niveaux didactique et pédagogique dans l’enseignement d’une

lany;ic etran:Jere. sans JIOI~I les faits linguistiques d’une la~,,~.ie a une autre

Le present ‘Gurde pratique pour la didactique de; iar;yut:> nationales africaines pour les jeux traditionnels et le travail prouuct:f s’inscrit plus parttculièrement dans le cadre des actions mentrorirwei aux points n”2, n”6 et n”9. II reprend en les résumant et en ks réorganisant, les contenus d’un séminaire internationai tenu 3 l’université de Mons-Hainaut en Belgique, sous le titre “Probiématrque de l’introduction des langues nationales dans l’enseignement primaire en Afrique”. Ce séminaire animé par l’auteur de cette brochure avait bénéficié de la participation de l’UNESCO, de l’Agence de la Francophonie. de l’Union européenne et de la CONFEMEN et avait rassemblé de nombreux représentants des pays africains.

Sur la base des documents pratiques élaborés par !‘UNES(.,~i et validés sur le terrain, ce guide précise les critères techniques qui permettent d’accorder aux langues minoritaires un statut partie! ou plénier de langues d’enseignement. Il identifie les éléments d’une stratégie de sensibilisation et de formation des enseignants chargés de la didactique des langues et de la production du matériel pédagogique adéquat. Il met aussi en relief le rôle de l’enseignement pluriiingue qui aux divers niveaux de l’éducation de base, est un facteur important pour promouvoir le respect des droits de l’homme et de l’enfant. la compréhension mutuelle des peuples et la sauvegarde de:; cuitale- spécifiques menacées d‘extrnction ou simplement en s&ratron de fragilité vis-à-vis des plus forts.

Bien que particulièrement axé sur l’Afrique - qui dispose d une expérience non négligeable dans les divers domaines de l’aménagement linguistique - ce guide offre des possih!lrtés de transferts méthodologiques à d’autres situations représentoes dal\.- d’autres régions du monde où la question de la place occupee par ies langues autochtones dans l’enseignement formel se pose avec unz intensité croissante.

La série des “guides pratiques de LINGUAPAX” comrwnd ifi::, guides suivants dont les versions françaises sont d’ores 0: ~“TJ:. disponibles. Les versions anglaise et portugaise sont en ( ,>u*\ 1.k finalisation :

guide de /‘am@/,agement linguistique en contexte I if::; CI:/ p/urilingue

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guide pratique de la conception et de la réalisation des manuels scolaires dans les systèmes éducatifs plurilingues ; guide pratique pour l’enseignement des langues non-maternelles : une perspective psycho-pédagogique adaptée au contexte éducatif des pays pluriligues africains ; guide pratique pour la mise en application d’une pédagogie convergenfe dans l’enseignement d’une langue maternelle et d’une langue non-maternelle ; fichier pédagogique pour l’utilisation des langues africaines nationales en contexte scolaire bilingue ; la sensibilisation des enseignants et des populations à l’utilisation des langues nationales en contexte scolaire bilingue ou plurilingue (version Afrique) ; la formation des enseignants à l’enseignement bilingue (version Afrique).

Les six derniers guides mentionnés sont considérés comme étant des développements concrets du premier guide portant sur l’aménagement linguistique.

Tous ces outils de travail ne trouveront leur pleine efficacité sur le terrain que dans la mesure où ils feront l’objet d’un court séminaire d’explication et d’exploitation par le-- -biais de travaux pratiques d’accompagnement destinés aux agents et aux techniciens concernés.

II serait particulièrement ingrat de ne pas remercier l’Agence de la Francophonie pour le soutien moral et financier qu’elle a bien voulu apporter à la publication de cette série. II est juste de dire que c’est grâce à son appui si “ les guides pratiques LINGUAPAX ” voient le jour au moment même où le projet LINGUAPAX, après l’Europe, l’Australie, l’Asie et l’Amérique latine se trouve enfin introduit en Afrique.

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_.--

INTRODUCTION

Pour pouvoir enseigner, il faut avoir appris à enseigner et la formation proposée aux maîtres jusqu’ici s’est faite généralement dans la langue européenne, pour la langue européenne. C’est dire que, même s’il maîtrise l’oral, le maître ignore les composantes écrites de sa langue ou ne dispose que de quelques rudiments sur ce point. Une certaine crainte devant l’inconnu explique donc en partie l’important pourcentage de futurs maîtres face à cette question.

II faut ajouter à cela que, même en français, l’apprentissage de la lecture n’est pas sans problèmes. Chaque méthodologie a ses partisans et ses détracteurs et il est très difficile aux maîtres de se défaire des habitudes déjà contractées et de passer à une autre méthodologie lorsqu’ils ont été formés par et pour une méthode particulière.

L’introduction des langues nationales dans les programmes scolaires porte en germe une remise en cause générale des méthodes et des procédures didactiques utilisées jusqu’alors. Cette nécessaire reconversion implique de la part des maîtres des efforts intenses d’adaptation ou de réadaptation aux situations nouvelles. II faut donc tout faire pour tenter de minimiser les faux problèmes et tout prévoir pour éviter les difficultés gratuites. Au moment où les méthodes d’apprentissage et d’enseignement de la lecture sont remises en question un peu partout, il convient de fournir aux maîtres et aux futurs maîtres des réponses techniques crédibles aux inquiétudes formulées.

Pour éviter le danger de faire de l’apprentissage et de l’enseignement de la lecture un pur exercice d’école, non transférable dans la vie quotidienne, il est indispensable que la méthode et le maître compensent cette absence de motivation en créant en classe les conditions d’une utilisation de la langue écrite dans des situations très proches de la vie quotidienne des enfants. Jeux, échanges de lettres entre classes, correspondances inter-écoles, etc., sont de bons moyens pour créer des situations fonctionnelles aptes à relier la lecture et l’écriture aux intérêts et aux besoins réels des enfants.

La liaison entre les langues nationales et le travail productif est un aspect particulier mais capital de la liaison entre l’éducation et la production. La mise en évidence de ce lien organique ne signifie nullement que l’utilisation des langues africaines est réservée à des activités essentiellement pratiques et concrètes. Pour des raisons

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psycho-pédagogiques évidentes qui ne seront pas développées ici, ces langues doivent être également utilisées comme supports des autres savoir-faire et savoirs cognitifs que l’école ambitionne de faire acquérir aux enfants.

Ii n’est cependant pas inutile de mettre l’accent sur ce point car, si la majorité des réformes éducatives menées un peu partout en Afrique ont pour objectifs l’utilisation des langues nationales d’une part et l’introduction du travail productif d’autre part, trop rares sont encore celles qui ont su concilier dans les faits ces deux objectifs fondamentaux. II est vrai que cette liaison, séduisante sur le plan théorique, est bien difficile à concevoir et à concrétiser dans la réalité. La difficulté vient du fait que, si l’idée n’est pas tout à fait neuve, elle s’oppose en tant que telle à un cloisonnement disciplinaire solidement établi dans les programmes et dans les habitudes. De plus, les expériences disséminées çà et là n’ont pas encore engendré de méthodologie suffisamment éprouvée et crédible qui puisse servir, sinon de modèle, du moins de source d’inspiration.

Certes, l’école coloniale n’était pas foncièrement hostile aux activités de production. Les élèves de ce temps-là étaient déjà confrontés aux dures mais fécondes réalités du travail manuel et, sous le contrôle de leurs maîtres, cultivaient des champs de mil ou de sorgho, etc. Malheureusement, ces activités n’étaient que juxtaposées aux programmes proprement dits et il n’existait aucun lien systématique entre le travail sur le terrain et les apprentissages scolaires. Or, il ne s’agit pas seulement de produire pour produire. Les activités de production ont de toute évidence un but économique, mais elles ont aussi et surtout un objectif éducatif et social. L’école du passé séparait l’apprentissage de l’action alors que le processus d’apprentissage, pour être complet, ne peut faire /‘économie de /‘application concrète. II y a bien entre les acquisitions théoriques de l’enseignement et les applications pratiques de la production une exigence de cohérence interne que la pédagogie nouvelle ne peut éluder.

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1. L’APPRENTISSAGE DE LA LECTURE ET DE L’ÉCRITURE DANS LA LANGUE NATIONALE

1.1. Les conditions d’un bon apprentissage de la lecture dans la langue nationale

Une bonne méthode de lecture dans la langue nationale doit tenir compte des impératifs suivants :

a) S’adresser à des enfants d’âge déjà suffisamment mûr (6 à 7 ans)

L’aptitude à lire suppose un certain degré de maturation psychologique et psychique. Certes, on apprend couramment à lire à des enfants de 4 ou 5 ans et le cas est fréquent en Afrique dans les établissements préscolaires du secteur privé où, sous la pression des parents qui ont en quelque sorte sacralisé l’écrit, l’initiation à la lecture devient une priorité. Les expériences ont prouvé cependant que, le plus souvent, on n’y gagnait rien. Selon de nombreux psychologues et pédagogues, c’est l’âge plus que la méthode qui détermine la rapidité et la sûreté des résultats. Le plus souvent, après quelques mois d’apprentissage et de pratique de la lecture, il n’est plus possible de distinguer les enfants ayant appris à lire précocement de ceux qui ont débuté cet apprentissage à un âge normal.

b) S’articuler sur une éducation sensori-motrice préalable

L’acte de lecture est complexe et implique l’ensemble du corps de l’enfant. II lui faut percevoir par la vue des signes écrits puis transformer ces perceptions visuelles en acte moteur d’abord par le recours aux organes de /a parole, ensuite par une sorte de balayage qui va directement d’un texte aux unités et structures d’information que le texte contient (phénomène de la “ lecture rapide “). II faut aussi que I’œil s’habitue à suivre la ligne d’écriture de gauche à droite et de haut en bas. II est donc nécessaire d’apprendre à l’enfant à organiser l’espace, à maîtriser la latéralité, à utiliser au mieux sa main droite et sa main gauche, à dominer peu à peu son corps et à coordonner ses gestes pour que du gribouillis, il en vienne à l’écriture correcte. II lui faut encore savoir se limiter dans l’espace (limite de la feuille, de l’ardoise, de la ligne, etc.). La synchronisation de la lecture comporte effectivement des mouvements de I’œil, des Ièvres, de la bouche, de l’appareil respiratoirf?, des doigts, des mains, des bras, etc. C’est pourquoi une bonne méthode d’initiation à la lecture et à l’écriture sera reliée aux leçons d’éducation physique.

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c) S’articuler sur le langage

L’enfant n’est réellement capable de lire (c’est-à-dire de comprendre) que des phrases qu’il peut produire oralement. Cette condition est remplie dans le cas où la langue maternelle de l’enfant correspond à la langue africaine d’enseignement, c’est-à-dire lorsque LgAe = Lgm. L’idéal est que les textes proposés à la lecture soient composés uniquement de mots et de structures déjà bien fixés par les leçons de langage.

d) S’articuler sur l’expression écrite

L’écriture correspond exactement à la lecture. “ Lire ” consiste à déchiffrer des signes graphiques qui traduisent une pensée et à interpréter cette “ pensée “. “ Écrire ” consiste à exprimer sa pensée par des signes graphiques. Les apprentissages de la lecture et de l’écriture sont donc à mener en corrélation parfaite et la fixation dessinée du mot sonore doit être aussi bien dans la main que dans I’œil. La langue écrite, comme la langue parlée, a une fonction inhérente de communication. En écrivant pour répondre à ses besoins d’expression - que le maître devra au besoin mettre à jour et renforcer - l’enfant consolide les acquis de la lecture, se prépare à une analyse affinée des éléments du mot et acquiert progressivement une orthographe correcte.

e) S’articuler sur la vie

La langue écrite est, comme la langue orale, un outil de communication. Or, en Afrique - à l’exception peut-être de quelques milieux particulièrement aisés - les enfants n’ont pas les mêmes sollicitations en lecture et en écriture que leurs camarades d’Europe, d’autant plus que les correspondances scolaires ou administratives que reçoivent les familles sont, la plupart du temps, rédigées dans la langue européenne. En fait, et d’une façon générale, l’écrit chez le petit Africain n’est pas encore entré dans le circuit des relations fonctionnelles.

1. 2. Les jeux dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture

Même s’il ne baigne pas - comme son camarade européen - dans une civilisation graphique qui lui propose en permanence les produits et l’exemple de l’écriture, l’enfant africain d’âge préscolaire n’ignore pas complètement le graphisme. II manifeste même un intérêt spontané pour cette activité qui, d’un graphisme élémentaire (prenant

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comme support le sable, la boue, etc.), se développe peu à peu en un graphisme plus affiné.

II convient naturellement d’encourager, de canaliser et d’utiliser ce penchant spontané pour la “ chose écrite ’ dès l’âge préscolaire. Or, il existe précisément dans les cultures africaines, des jeux - parfois très élaborés - sur lesquels les maîtres peuvent s’appuyer en vue d’apprendre à l’enfant à organiser l’espace et à ” réguler ” le geste graphique. Ces procédures ludiques constituent un excellent point de départ pour des exercices sensori-moteurs motivants. Voici quelques exemples de jeux-exercices de difficulté progressive tirés du fonds culturel peulh (région de Djibo, nord-ouest du Burkina-Faso).

Premier exercice : Le mouton de la Mecque (tracé à un doigt)

Ce jeu - aux connotations religieuses évidentes - se pratique sur le sable fin que l’on a nettoyé au préalable de ses impuretés (cailloux, brindilles, etc.). L’enfant est à genoux ou accroupi sur ses talons. II trace d’abord avec deux doigts les signes symétriques suivants :

Ensuite, avec un seul doigt, il lui faut réussir le dessin stylisé du mouton en partant du schéma original et en recouvrant tous les signes qu’il a déjà tracés sans exception.

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Ce jeu - qui n’est pas sans quelque analogie avec les jeux dits “ de labyrinthe ” - exige une main sûre et un œil exercé. II favorise l’équilibre moteur et la structuration de l’espace notamment dans la mesure où la main qui commence le tracé à son point de départ doit obligatoirement revenir au même point en fin de parcours, ce qui n’est possible que lorsque le dessin a été correctement réalisé.

Deuxième exercice : Le bâton du prophète (tracé en alternance à un doigt et à deux doigts)

Les deux lignes centrales parallèles continues sont en fait tracées de façon discontinue car l’enfant dessine chaque embranchement (alternativement avec le majeur et l’index) avant de reprendre le tracé des deux lignes à l’aide de ses doigts. Ce jeu exige lui aussi une bonne coordination entre l’œil et la main qui doit se livrer à une véritable gymnastique gestuelle.

Troisième exercice : L’oiseau du paradis (tracé à trois doigts)

Ce jeu se joue sur une surface sablonneuse qui a été égalisée et nettoyée. L’enfant trace d’abord simultanément, avec trois doigts, les signes suivants :

III III III

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Ensuite, toujours avec trois doigts, et toujours simultanément, il doit produire la figure suivante en recouvrant les signes qu’il a précédemment tracés.

Les lignes d’écriture de ce dessin s’organisent parallèlement et symétriquement dans l’espace. Ce jeu est donc particulièrement indiqué pour entraîner l’enfant à respecter le parallélisme des lignes. II suppose aussi la reconnaissance des formes, des ordres de grandeurs, des directions et des symétries. II permet d’amorcer la composition des lettres en écriture cursive qui, pour la plupart, tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (a, b, c, d, e, f, etc., en écriture cursive).

Les jeux de graphisme qui préparent à l’écriture ne sont naturellement pas le propre de la zone fulaphone ; ils existent également dans d’autres langues et cultures.

En territoire mossi

Avec un seul doigt l’enfant doit tracer le dessin d’une étoile sur le sable. L’enfant ne doit pas lever le doigt. II faut qu’il dessine d’un seul trait et sans que le point de jonction final soit visible ; celui qui ne remplit pas une de ces conditions est éliminé de la compétition.

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Un autre jeu consiste à schématiser le margouillat de la façon suivante :

Ce dessin contient les lettres u, m, w, i. En géométrie, il introduit aux notions de ligne droite et de perpendiculaire.

En zone gourmantché (région de Fada N’Gourma, centre-est du Burkina Faso) :

Ce jeu s’intitule en gulimancema : Otién tânbî pùalo Dieu sable frappeur

Le joueur de sable de Dieu

Les joueurs sont deux enfants de six à douze ans. II s’agit pour le joueur A de tracer dans le sable avec le majeur une ligne continue aussi sinueuse que possible pendant que le joueur B lui tourne le dos. Voici un exemple de dessin :

Le joueur B doit suivre le tracé exact du dessin, de l’intérieur vers l’extérieur avec le petit doigt, sans “ déraper ” et sans lever le doigt une seule fois. (Le joueur B utilise le petit doigt pour avoir plus de chances d’effectuer un tracé régulier au cas où il aurait un majeur plus gros que celui du joueur A). Le joueur A se fait alors interprète géomancien et traduit pour le joueur B ce que le sable a dit, c’est-à-dire le message de Dieu.

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À travers des tracés simples puis de plus en plus compliqués, le maître fera acquérir aux enfants les mécanismes psychomoteurs préliminaires à l’écriture. II pourra par la suite proposer un dessin semblable à celui représenté ici dans lequel on perçoit clairement certaines lettres (e, m, v, p, o, a, k). Ces exercices peuvent se faire sur le sable, sur le tableau ou sur l’ardoise. Ils introduisent progressivement l’enfant dans l’univers des lettres non pas de façon artificielle comme c’est trop souvent le cas mais à travers son vécu et ses habitudes.

N. B. Ce jeu présente d’ailleurs un intérêt non négligeable pour l’approche de certaines notions mathématiques (ligne ouverte, ligne fermée, ligne simple ou bouclée, domaine intérieur, domaine extérieur, frontière, point double, ligne fermée bouclée, ligne ouverte bouclée).

En zone marka :

Les enfants qui pratiquent ce jeu l’appellent “ l’arbre de Djenné “. Djenné est la ville-mystère pour les gens du pays marka (région de Nouna , Burkina Faso). C’est le pays lointain où la nature et les hommes restent auréolés de mystère. II s’agit pour les enfants de tracer dans le sable dix lignes de un à dix traits verticaux équidistants, de relier ensuite les traits par des lignes horizontales et de poursuivre le processus vers le bas. Sur chaque trait de la ligne supérieure on trace un petit cercle. On aboutit ainsi à une sorte d’arbre mythique qui porte dix branches et dix fruits.

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Les enfants vérifient ensemble chaque dessin et celui qui aura fait le moins d’erreurs pourra décider d’un autre amusement.

Par le biais de ce jeu, l’enfant apprend à tracer les lignes de la gauche vers la droite et de haut en bas. II assure la fermeté du trait et exerce ses doigts, son poignet, son coude, tout en coordonnant l’ensemble des mouvements. Outre son incontestable motivation artistique, le jeu porte en germe la formation de certaines lettres ou chiffres.

o = o, a, 8 I = i, 1, etc.

o + I = q, d, p, b, 2, etc.

En zone nouni :

Ce jeu s’appelle “ kalo fl en langue nuni (région de Iéo, centre- sud du Burkina Faso). L’enfant doit schématiser sur le sable un margouillat, animal familier s’il en est. Voici les phases du dessin :

Les lettres qu’on y découvre directement sont les suivantes : o, i, v, k, x.

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Le graphisme et l’écriture ont toujours fasciné ceux qui n’y sont pas initiés jusqu’aux petits enfants de quatre à cinq ans qui en font un objet de jeu et de divertissement.

Les jeux présentés ci-dessus offrent aux maîtres qui exercent dans les régions d’origine un choix riche et varié pour entraîner les élèves sur la voie des acquisitions sensori-motrices préalables au graphisme contrôlé et à l’écriture. Naturellement, ils ne peuvent tels quels être utilisés partout. Les situations ludiques exploitées en classe doivent en effet être tirées du vécu authentique de l’enfant. C’est leur intégration au contexte culturel dont ils sont issus qui garantit leur puissant pouvoir de motivation.

1.3. Évaluation du niveau de compétence acquis par les élèves pour la lecture dans la langue nationale

Quelle est la nature exacte du problème ?

Les procédures d’évaluation utilisées dans l’enseignement primaire manquent souvent de rigueur. L’empirisme et la subjectivité rendent peu crédibles les évaluations comparatives d’une classe à l’autre et même celles qui sont menées à l’intérieur de la même classe. II semble bien, d’une façon générale, que les programmes des instituts de formation n’accordent pas assez d’importance à ce point précis lors des activités qu’ils consacrent aux pédagogies spéciales. En définitive, tout ce qui touche à l’évaluation paraît être resté en dehors des grands courants réformistes qui ont fait progresser de façon spectaculaire la pédagogie par objectifs et il est frappant de constater que les procédures d’évaluation utilisées dans la classe restent en gros les mêmes qu’il y a trente ans.

Les maîtres restent pourtant profondément attachés aux formes sincères de l’évaluation et ressentent le besoin d’une méthodologie fiable dans ce domaine. L’évaluation des apprentissages en lecture dans la langue nationale ou dans la langue européenne leur pose d’ailleurs un problème particulier. Les maîtres savent que si cet apprentissage se fait au début de la scolarité, ce n’est pas parce qu’il est indispensable à l’acquisition des autres apprentissages instrumentaux : calcul, écriture, etc. II y a une sorte de sacralisation de la lecture et de l’écriture chez les élèves et les parents d’élèves pour lesquels la valeur d’une méthode ou d’un enseignant se reflète dans le bon niveau des élèves en lecture. II n’est donc pas étonnant que les

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maîtres accordent beaucoup d’importance aux modalités d’évaluation de cet apprentissage. Or, comment procèdent-ils actuellement pour mener à bien cette évaluation? En général, il y a une évaluation mensuelle systématique. À cette occasion, le maître fait lire chaque élève à haute voix et lui attribue une note en fonction de critères plus ou moins bien définis. On voit tout de suite que cette façon de procéder est lente et subjective mais surtout qu’elle ne permet pas de juger de la compréhension du texte, ce qui est pourtant la finalité même de la lecture. Certes, cette compréhension est testée plus tard mais c’est à l’occasion d’autres épreuves (explication de texte) et à partir de textes différents. La mise à disposition des praticiens d’une méthodologie homogène et objective de l’évaluation de la lecture est donc une nécessité et une urgence clairement ressenties.

Le passage de la lecture de la langue nationale à la langue européenne.

L’urgence de l’évaluation de la lecture est encore plus évidente dans la mesure où le passage à la langue européenne n’est souhaitable que lorsque l’enfant a déjà maîtrisé les techniques du déchiffrage dans sa propre langue. Pour vérifier si les éléves ont réellement acquis cette capacité, il faut naturellement disposer d’instruments d’évaluation fiables et pertinents rendant compte de toutes les composantes de “l’acte de lire” et notamment de la compréhension des textes soumis à la lecture.

Éléments de réponse

Dans un contexte bilingue, l’approche de la lecture en une langue étrangère ou seconde peut se faire à partir du moment où deux prérequis essentiels sont garantis.

La première condition est que l’enfant sache déjà lire dans sa propre langue ou, qu’à tout le moins, la technique du déchiffrage dans cette langue lui soit familière. L’apprentissage de la lecture représente en effet pour l’enfant un effort considérable que l’on sous-estime toujours quand on sait déjà lire ! II convient donc de ne pas présenter aux élèves tous les obstacles en même temps et par conséquent d’échelonner les apprentissages. Or, le passage précoce à la lecture dans une langue étrangère est générateur d’interférences multiples et de confusions car l’enfant se trouve placé en présence de deux systèmes qui, s’ils sont identiques sur certains points, diffèrent profondément l’un de l’autre sur d’autres points. C’est ainsi que le petit

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Moaga (de langue maternelle moore) ne peut qu’être désorienté s’il doit accorder aux mêmes lettres des valeurs différentes ou des valeurs égales à des lettres différentes, selon que la leçon du jour est consacrée à la lecture en français ou en moore. Les exemples de telles difficultés ne sont pas rares. Celles-ci prennent d’autant plus d’ampleur qu’elles se situent à un moment où l’enfant est particulièrement vulnérable puisqu’il est confronté en même temps au code de l’écriture et à l’apprentissage d’une langue nouvelle. Si l’on ajoute à tout cela que l’enfant doit simultanément se perfectionner dans une langue nationale (qui n’est malheureusement pas toujours sa langue maternelle) on comprend que les difficultés soient presque insurmontables lorsqu’on veut tout mener de front.

II est donc sage de décaler les deux apprentissages. L’expérience indique qu’un intervalle d’un an entre l’apprentissage de la lecture en langue maternelle et ce même apprentissage appliqué à une langue étrangère n’est nullement excessif à condition toutefois que ce second apprentissage ait été préparé par une initiation sérieuse au langage.

La nécessité de faire précéder l’apprentissage de la lecture dans la langue étrangère par un apprentissage oral préalable de cette langue est diversement comprise dans la réalité. Certains prévoient un temps très court, d’autres commencent l’apprentissage oral de la langue étrangére dès la première année de scolarité et retardent de deux ans l’approche de la lecture dans cette langue. Les résultats obtenus jusqu’à présent montrent que cette démarche est payante.

Cependant, la situation linguistique complexe du terrain ne permet pas de formuler une règle générale, applicable à tous les cas. II existe par exemple dans certaines capitales un fort pourcentage d’enfants, issus de milieux socio-culturels aisés, pour lesquels la langue européenne est une langue maternelle ou tout au moins usuelle. II est évident que, pour ces enfants, le report de la lecture dans cette langue ne correspond pas à une nécessité.

Suggestions pédagogiques

Lorsqu’on ambitionne d’évaluer les acquisitions en lecture sur une grande échelle, au plan national par exemple, il faut nécessairement disposer de procédures d’évaluation :

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1. simples : c’est-à-dire facilement accessibles aux élèves et aux maîtres ;

2. homogènes : ce sont les mêmes procédures qui doivent être utilisées dans toutes les écoles si l’on veut avoir par la suite une perspective comparative ;

3. économiques : c’est-à-dire d’un dépouillement facile et rapide ; 4. pertinentes en ce qui concerne les résultats ; 5. exploitables sur le plan pédagogique.

II est évident que la lecture individuelle par chaque élève dans chaque classe est exclue car elle ne correspond pas à ces exigences.

Voici un exemple de test avec support illustré qui permet d’évaluer la capacité de lire. Dans ce cas précis, il s’agit pour l’élève de comprendre le sens de l’histoire proposée, d’en saisir les idées et de dégager les relations temporelles et causales entre les diverses étapes de l’action représentée. Ce test peut s’appliquer à un cours préparatoire. La suite dessinée est en désordre mais les phrases sont présentées dans l’ordre. L’élève doit lire silencieusement l’histoire de Salifou et ensuite affecter à chaque dessin le numéro de la phrase correspondante. Le numérotage sera juste si l’élève comprend le sens de chaque phrase.

- Salifou prend son lance-pierre pour aller chasser. - II marche vers la forêt. - Dans un arbre, il y a un nid. - Salifou monte sur l’arbre. - Une branche se casse. - Salifou est tombé par terre.

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II est évident qu’un tel exercice doit avoir été préparé par des exercices similaires présentés sous forme de jeux. L’enfant du CPl risque en effet d’être désorienté par la forme peu classique de l’exercice.

Un test complémentaire consiste à faire découvrir par les enfants le titre adéquat qui correspond le mieux à la signification de l’histoire. Ainsi, l’enfant pourra faire un choix entre les titres suivants :

- Salifou attrape des oiseaux ; - Salifou se promène dans la forêt ; - Salifou est en vacances :

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- Salifou n’a pas de chance.

Cet exercice est naturellement difficile au niveau du cours préparatoire mais il permet au maître de se rendre compte si les enfants ont bien saisi l’idée principale de l’histoire et, par conséquent, s’ils ont compris le texte.

Choses vues et entendues sur le terrain

Les visites de classes et les tournées pédagogiques fournissent naturellement aux didacticiens et aux pédagogues des informations nombreuses sur la nature des progrès réalisés par les élèves, ainsi que sur l’évolution des faits pédagogiques et psychologiques dans les classes où une méthode d’initiation à la lecture en langue nationale est introduite. Cependant, la nécessité d’une évaluation systématique et chiffrée rendant compte avec clarté des résultats qualitatifs et quantitatifs obtenus reste tout à fait déterminante pour la suite de l’action pédagogique.

Nous présentons ci-après quelques exemples de tests dans la langue nationale qui ont été utilisés à grande échelle sur le terrain. Ces tests répondent aux cinq critères de fiabilité énoncés plus haut ; ils sont destinés à vérifier si les objectifs assignés à la première année de scolarité ont été atteints ou non. Ces objectifs ne prétendent d’ailleurs pas atteindre la lecture naturelle de textes suivis, c’est-à-dire la lecture courante et expressive dont la maltrise dépasse le cadre d’une année d’initiation. Ils visent à doter l’élève d’un savoir-faire de base dans lequel il est commode de distinguer des repères essentiels :

- Reconnaissance matérielle ainsi que discrimination de signes et assemblages graphiques.

- Compréhension du sens associé au déchiffrage de textes simples.

Test no 1 présenté en langue fulfulde

Jaljallo jallo Dadi didi Pull0 palle Laatake lekki Deeka daake

jullu dati paali laataki diiku

jalo duko pale leeke diina

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Ce premier test regroupe un certain nombre de mots dont la physionomie est presque identique. L’élève doit entourer d’un cercle le mot énoncé par le maître. L’exercice est particulièrement probant du fait que les mots choisis sont extrêmement proches les uns des autres et ne diffèrent souvent que d’une seule lettre. L’élève doit donc discriminer systématiquement et faire preuve de sa capacité à déchiffrer. Ce test ne concerne que l’acquisition des mécanismes du décodage graphique et ne rend pas compte de la lecture intelligente.

Test no 2 présenté en langue moore

Cette épreuve a pour but de vérifier si l’enfant accède ou non à la lecture intelligente et dépasse le stade du décodage mécanique. Elle consiste à faire correspondre des phrases et des images volontairement décalées les unes par rapport aux autres ; c’est après avoir lu et compris le sens des différentes phrases - et alors seulement -que l’enfant pourra rétablir les relations cohérentes entre l’image et le texte. Ce test évalue pleinement la capacité de lire.

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a rabi pekda wcefo

I-CC ni h

- zi -

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Un guide de passation accompagnait ces tests. Le maître pouvait notamment y lire les recommandations suivantes : 1. Lire les consignes dans l’ordre. 2. Faire passer les tests en début de matinée. 3. Proposer au tableau un exemple de ce qu’il faut réaliser. Un élève

choisi dans la classe sera invité à faire cette démonstration devant ses camarades.

4. Voici un exemple de démonstration concernant le test na 1 : a) Le maître reproduit les mots suivants au tableau :

Roogê roore maoore raaga b) II appelle un élève au tableau et lui dit de lire silencieusement

ces mots. c) II invite l’élève à entourer d’un cercle “ roore “. On aura donc le

modèle suivant :

Roogê maoore raaga

d) II fait venir un deuxième élève au tableau et lui fait faire la même démonstration à partir d’un autre ensemble de mots.

e) II s’assure que tout le monde a compris ce qu’il convient de faire.

5. Toutes les indications et interventions se font en langue nationale. 6. On consacrera environ cinq minutes à la passation de chaque test. 7. Le maître signalera par écrit, sur les livrets “élèves” correspondants,

les enfants nettement handicapés (audition, vue, etc.) et les élèves perturbés par une fréquentation irrégulière de la classe.

8. Le dépouillement des tests se fait en équipe sous la responsabilité du Directeur de l’école.

9. Les tests seront acheminés par le biais de I’lnspection à l’Institut de la réforme et de l’action pédagogique (IRAP) où une équipe spécialisée les traitera.

10. Les écoles peuvent conserver l’anonymat.

Les résultats aux tests reproduits à titre d’exemple ont été les suivants :

Test no 1 en langue fulfude

Élèves testés Très bon ou bon

226 37 %

Passable

45 %

Nettement insuffisant

18 %

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Test no 2 en langue moore

Élèves testés

847

Très bon ou bon Passable Nettement insuffisant

62 % 17% 21 %

2. NUMÉRATION, CALCUL ET MATHÉMATIQUE DANS LA LANGUE NATIONALE AFRICAINE D’ENSEIGNEMENT

Quelle est la nature exacte du problème ?

Parmi tous les préjugés qui affectent les langues africaines d’un coefficient péjoratif, le mieux enraciné est celui qui présente ces langues comme foncièrement rebelles à la pensée logico- mathématique. Le caractère spécieux des arguments cités à l’appui de cette thèse n’est pas toujours bien perçu par les maîtres et futurs maîtres qui voient volontiers dans les langues européennes les outils les plus efficaces et les plus avantageux pour aborder l’enseignement de la mathématique dans les classes africaines.

Les difficultés de conception et de mise en pratique de nouveaux programmes d’enseignement de la mathématique par le biais des langues africaines sont d’ailleurs bien connues des praticiens. Pour essayer de réduire les difficultés d’ordre méthodologique et didactique, les responsables de cet enseignement ont parfois été tentés de traduire purement et simplement dans les langues nationales les contenus proposés par les manuels européens et d’en transférer la méthodologie. Dans d’autres cas, on a préféré confier à la langue européenne la fonction de véhicule des apprentissages mathématiques tout en réservant aux langues nationales les contenus jugés moins techniques. On ne peut nier qu’il y ait un problème de l’enseignement de la mathématique dans les langues africaines nouvellement promues au statut de langues d’enseignement. Mais ce problème, tel qu’il est introduit par la question de référence, est mal posé.

Les maîtres ont généralement reçu une formation mathématique dans la langue européenne et pour la langue européenne. II n’est donc pas étonnant qu’ils souhaitent transférer leurs acquis méthodologiques pour enseigner la mathématique dans les

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langues nationales. Le désir du transfert mèthodologique est d’ailleurs - de ta part des pédagogues une constante que l’on aura relevée tout au long de ce guide. Qu’il s’agisse de la lecture, de l’écriture ou de l’orthographe, les maîtres souhaitent pouvoir réinvestir leurs connaissances et leurs savoir-faire d’une langue à l’autre. Ce transfert est parfois possible et même souhaitable comme c’est le cas pour la lecture, il est parfois impossible comme c’est le cas pour l’orthographe et l’analyse grammaticale, il peut aussi être possible partiellement comme c’est le cas pour la mathématique.

Éléments de réponse

Tout d’abord il faut bien savoir que les concepts logico- mathématiques ne sont pas préexistants dans une langue donnée, aucune langue au monde n’en a le monopole, aucune n’en est la détentrice exclusive. Sans doute, certaines langues, à un moment ou à un autre de leur histoire, permettent-elles d’accéder plus facilement que d’autres à tel ou tel concept pour des raisons historiques ou socio- culturelles, mais ce développement est conjoncturel. Aucune langue n’est congénitalement imprécise pour représenter les concepts qui ressortissent à l’expérience humaine communicable. Ensuite, il est inexact de prétendre que les langues africaines manquent de termes abstraits : ces termes existent bel et bien, même si dans la conversation courante ils ne sont pas fréquemment utilisés. Les langues africaines pratiquent l’abstraction dans les domaines les plus divers.

L’expérience prouve qu’elles peuvent tirer de leur propre fond les expressions nécessaires pour verbaliser la plupart des concepts et notions qui figurent dans les programmes scolaires, y compris lorsqu’il s’agit des sciences exactes.

En Afrique aussi, sous la pression de la nécessité, des systèmes de comptage ont vu le jour mais ils n’ont généralement pas adopté comme support le symbole écrit. Le propriétaire d’un grand troupeau se fiait par exemple à la correspondance terme à terme qu’il maintenait entre un ensemble de cailloux et ses têtes de bétail. Ces cailloux étaient généralement répartis dans trois jarres, une pour les mâles, une pour les femelles, une troisième pour les petits. Le berger tenait à jour sa comptabilité en ajoutant ou en retranchant un ou plusieurs cailloux chaque fois que le troupeau croissait ou diminuait en nombre. On retrouve là le vieux procédé romain qui a donné son nom au mot “ calcul ” (le petit caillou).

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Si les langues africaines n’ont généralement pas de lexique mathématique immédiatement disponible, c’est essentiellement parce que ces langues ont fait pendant longtemps l’économie de l’écrit. Or, l’écrit est une condition indispensable au développement de la mathématique. En effet, la mémoire est trop limitée, trop fluctuante pour qu’une pensée mathématique rigoureuse, réduite à ce seul support, puisse se déployer pleinement. Les langues méditerranéennes et européennes ont précisément enrichi les registres de la mathématique parce qu’elles disposaient dès le départ du support incomparable de l’écrit.

Enfin, il ne faut pas oublier que les relations logiques ne s’expriment pas toujours par le biais de locutions clairement délimitées, comme c’est généralement le cas pour les langues européennes. Les langues africaines disposent d’autres moyens pour les traduire et font appel notamment à la structure syntaxique de l’énoncé ou à I’expressivité. C’est ainsi que lorsqu’il n’y a pas de morphème pour désigner la relation cause-conséquence, cette relation se manifeste de façon expresse par la succession des énoncés.

Aucune culture ne fait d’impasse sur la logique, mais il n’y a pas que l’itinéraire cartésien qui permette d’y accéder. Si le référent mathématique est transculturel dans son essence, les procédures par lesquelles ce référent peut être visé dépendent de facteurs culturels. On ne doit pas croire à la possibilité d’un transfert direct des connexions logico-mathématiques d’une langue à l’autre, pas plus qu’on ne doit croire à la possibilité d’un transfert direct des structures linguistiques (dont l’irréductibilité a été déjà démontrée).

II peut naturellement y avoir sur certains parcours des approches similaires et des cheminements identiques mais il est de toute façon nécessaire d’identifier et de mettre en évidence pour chaque langue les représentations logico-mathématiques verbalement sous- jacentes dont la prise en considération conditionne le bon développement de la pensée mathématique chez l’enfant.

II en résulte que certaines démarches utilisées pour enseigner le calcul et la mathématique dans la langue européenne sont parfaitement transférables dans un contexte linguistique nouveau. D’autres acquis méthodologiques en revanche doivent être rejetés au profit de nouvelles procédures identifiées par la recherche appliquée à l’enseignement de la mathématique dans les langues africaines.

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En définitive, enseigner la mathématique à un enfant revient à lui poser immédiatement, à partir d’un matériel et de manipulations dont il doit découvrir les invariants de structure : - des problèmes de formalisation et de symbolique (chiffres,

symboles, signes, etc.) ; - des problèmes de formulation ; - des problèmes de conceptualisation.

Suggestions pédagogiques Choses vues et entendues sur le terrain

S’il est un domaine dans lequel le jeu est susceptible d’enrichir directement la didactique, c’est bien celui de la mathématique. La mathématisation d’une situation ludique n’est pas une approche pédagogique au rabais. Elle est au contraire une affaire très sérieuse pour le maître parce qu’elle offre aux enfants les moyens d’y investir leur imagination, leurs forces vives, leur pouvoir de créativité, leur valeur d’affirmation individuelle et collective. Éliminer le jeu de l’approche mathématique, c’est se priver de tout cela.

Or, il existe dans les cultures africaines une abondante variété de jeux qui s’intègrent admirablement à la pédagogie des mathématiques non seulement comme facteur de motivation initiale mais aussi comme élément même de l’apprentissage. Les suggestions pédagogiques qui suivent sont directement liées aux observations faites et aux expériences vécues sur le terrain. Elles ont pour but de fournir aux maîtres des “ points de départ ’ pour faire accéder l’enfant à la maîtrise explicite de la numération, du calcul, de la géométrie, etc., par des cheminements authentiques reposant sur des voies endogènes développées dans le milieu enfantin.

On dit souvent que les cultures africaines répugnent aux notions géométriques. Les jeux qui suivent montrent qu’il faut accueillir cette opinion avec réserve.

Quelques figures de base

Le jeu décrit ci-dessous est pratiqué en zone marka par des enfants de 7 à 8 ans et plus. Deux joueurs se munissent l’un de 4 cailloux, l’autre de 4 morceaux de bois ou de paille. On trace sur le sol un carré à l’intérieur d’un cercle. Le carré est divisé en 8 compartiments comme l’indique le dessin :

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;

l

---e-v-

,/ I l

@*

II s’agit pour chaque joueur de pouvoir aligner ses 4 cailloux ou brindilles sur une seule ligne. Celui qui y arrive le premier gagne un point et le jeu recommence. On retrouve dans ce jeu la plupart des figures géométriques que l’enfant devra étudier : le cercle, le carré, le rectangle, le triangle et le losange. Ce jeu constitue non seulement une motivation efficace mais également un excellent point de départ concret pour une leçon sur la circonférence, le carré, etc. Après la manipulation, le maître passera facilement à la verbalisation et à l’étude des différentes propriétés de ces figures.

Le jeu qui suit est très connu chez les enfants de la zone julaphone dans la région de Bobo-Dioulasso. Le joueur doit obtenir à l’aide d’une ficelle dont les deux bouts sont reliés, diverses figures géométriques : triangle, trapèze, rectangle, etc.

Chaque figure porte un nom. C’est ainsi qu’on a : la patte de la poule, l’anus de l’hyène, le sein de la vieille femme, le grand filet et le petit filet.

Voici le “ petit filet ” :

Le maître peut utiliser ce jeu comme un point de départ pour la manipulation. II fait ensuite représenter les figures obtenues au tableau, en expliquant leurs diverses propriétés. La créativité des enfants

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s’exerce par l’invention de nouvelles figures géométriques qu’ils nomment par allusion à un objet ou à un animal familier.

Le cercle

Ce jeu est bien connu des petits Mossis de 5 à 10 ans qui l’appellent “ si lala KiKi “. Les enfants, à l’exception de l’un d’entre eux, dessinent chacun un cercle dans le sable. Celui qui n’a rien dessiné est le chef. Son rôle consiste à contrôler un à un tous les cercles tracés et à choisir celui qui est le plus proche de la perfection pour en faire son propre domicile (les cases traditionnelles sont rondes en milieu mossi). Le ” chef” s’assied à l’intérieur du cercle qu’il a sélectionné et attribue les autres cercles, en commençant par les plus réussis, à sa femme (la reine), à ses enfants (les princes), à ses pages, puis à ses animaux familiers. Ce jeu incite naturellement chaque enfant à faire des figures géométriques aussi parfaites que possible afin que son œuvre soit primée.

Le losange

Ce jeu dont nous n’avons pu déterminer avec précision l’origine (zone bissa) est dénommé par les enfants “ nihaboni “, ce qui correspondrait à “ fantôme “. II est pratiqué sur le sable ou sur le sol meuble. II consiste pour les joueurs de quatre à sept ans à dessiner à l’aide des deux index placés l’un à côté de l’autre, une série de losanges. La caractéristique du “ fantôme ” est - dit-on - d’être beaucoup plus grand que gros, et le “ fantôme n le plus apprécié sera celui qui est formé du plus grand nombre possible de losanges. Le résultat final est à peu près le suivant :

L’exploitation de ce jeu est évidente. Avant même la leçon de géométrie sur le losange, le maître pourra partir de ce jeu en expliquant que le losange correspond aux figures uniformes représentatives du “ fantôme “. II pourra ensuite procéder à l’étude de ses propriétés : les

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quatre côtés doivent être égaux car ce que fait l’index gauche doit être équivalent à ce que fait l’index droit.

Tous ces jeux n’ont naturellement qu’une valeur exemplaire et le maître ne peut pas les utiliser tels quels : ils ne sont exploitables que dans les régions où ils sont réellement pratiqués. Cependant, la variété des jeux que pratiquent les enfants d’Afrique est immense et il serait bien surprenant que les praticiens ne puissent trouver des jeux semblables quelle que soit la région dans laquelle ils exercent.

II ne fait pas de doute que les jeux, les chants et les contes contribuent au développement psychomoteur, affectif et cognitif de l’enfant dans l’éducation traditionnelle faite de façon informelle. La promotion de la culture et des langues nationales - qui est un objectif majeur de la plupart des réformes éducatives actuellement en cours ou en préparation en Afrique - implique la promotion et la valorisation de ces jeux, chants et contes parce qu’ils constituent précisément un produit concret des langues maternelles. Les procédures ludiques sont donc à considérer non seulement comme de simples éléments de motivation, mais également comme des moyens appropriés à travers lesquels l’enfant appréhende de façon naturelle son environnement linguistique et culturel. L’utilisation systématique des jeux doit en définitive faire partie d’une païdologie africaine rénovée pour se hausser rapidement au rang des procédures pédagogiques les plus recommandables dans les instituts de formation et les plus utilisées dans les écoles.

L’enseignement de la mathématique, pour être efficace, devra respecter trois conditions fondamentales :

a) II sera fondé sur le vécu et l’expérience de l’enfant africain et centré sur ses intéréts. C’est pourquoi il reposera, le plus possible, sur des situations familières présentées sous forme de jeux.

C’est en effet par une longue pratique de situations de caractère ludique pendant laquelle l’enfant doit manipuler, expérimenter, tâtonner, découvrir, se tromper et se corriger qu’on arrivera à la compréhension vécue des relations existant entre des objets, des ensembles d’objets, des ensembles d’ensembles, etc. La perception de l’espace géométrique et sa conceptualisation s’appuient elles aussi sur l’expérience. C’est la main de l’enfant qui doit décrire, tracer, explorer et faire varier les perspectives avant de dépasser et de généraliser l’expérience acquise. Cette prise en considération du vécu et de

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l’expérience de l’enfant ne va pas cependant sans problème. Beaucoup de langues africaines ont des systèmes de comptages spécifiques et il y a là, pour le maître, une première difficulté lorsqu’il s’agit d’aborder, avec les élèves, les quatre opérations (addition, soustraction, multiplication, division) et même la simple numération. Comment, en effet, intégrer le vécu des enfants dans les activités de mathématique lorsque les distorsions sont grandes entre le système numéral d’origine et le système décimal importé ?

b) L’enseignement de la mafhématique sera étroitement adapté au développement psychique et mental de l’enfant

Si ce développement est certes déterminé par l’âge, il l’est tout autant par les habitudes du milieu dans lequel l’enfant grandit. Or, dans le domaine des nombres, ces habitudes se caractérisent généralement en Afrique par deux constantes remarquables :

- Les opérations de comptage et de dénombrement ont toujours reposé sur des manipulations concrètes.

- Les procédures de calcul et les cheminements opératoires sont essentiellement mentaux et oraux ; ils ne s’appuient pas sur une symbolique figurative.

c) L’enseignement de la mathématique sera parfaitement intégré à l’enseignement des langues maternelles

Pendant et après le stade de la manipulation, l’expression verbale est indispensable pour dépasser, généraliser et symboliser l’expérience vécue. Avec les activités mathématiques, l’enfant est amené à prendre conscience de sa propre pensée, à savoir ce qu’il fait et pourquoi il le fait, à l’exprimer dans un langage verbal ou graphique varié et toujours précis. Le perfectionnement de la langue nationale se fera donc en tenant compte de ces impératifs et en privilégiant des mots et des structures nécessaires à cette symbolisation et à cette prise de conscience.

3. LANGUES NATIONALES ET TRAVAIL PRODUCTIF

L’insertion dans la communauté villageoise d’une nouvelle unité de production comme l’école passe incontestablement par l’utilisation des langues qui sont le support expressif de cette communauté. Assurément, l’emploi d’un parler étranger au milieu n’est pas le moyen

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le plus efficace pour vivre en harmonie avec l’environnement. La langue usuelle constitue le seul support réaliste de l’apprentissage : elle agit comme un véritable instrument professionnel qui permet aux producteurs du village ou du quartier d’intervenir directement dans la formation des élèves et de les faire bénéficier de leur expérience concrète. Dans la méthodologie d’apprentissage du travail productif, la langue du milieu prend effectivement valeurd’outilde perfectionnement car elle garantit les transferts de technologies du milieu à l’école et de l’école au milieu.

En revanche, si les langues nationales sont un support de verbalisation nécessaire aux activités productives, ces mêmes activités constituent en retour une condition indispensable au développement et au perfectionnement de l’outil linguistique qui les verbalise. L’animation du travail productif par l’intermédiaire des langues nationales est un puissant adjuvant pour ces langues car elle les contraint en quelque sorte à mobiliser toutes leurs ressources lexicales disponibles. En les confrontant à des situations nouvelles - notamment à des transferts de technologies exogènes - elle les oblige à sécréter et à concrétiser l’ensemble de leurs potentialités cognitives expressives. Tout progrès dans les activités productives devient un progrès pour la langue qui s’enrichit sans cesse de verbalisations neuves. Toute nouvelle acquisition linguistique favorise à son tour une meilleure communication et par conséquent une mise en œuvre améliorée et une exploitation plus approfondie des travaux productifs. N’est-ce pas là en définitive le cheminement classique qu’ont suivi, dans leur contexte particulier, toutes les grandes langues de communication actuellement utilisées dans le monde ?

Il ne suffit pas cependant de montrer pourquoi la liaison entre le travail productif et les langues nationales est une nécessité de la pédagogie active, laquelle fait ressortir la réflexion de l’action. II est nécessaire d’aller plus loin dans l’analyse en étudiant le mécanisme de cette liaison parfaitement réversible et, puisqu’en matière de pédagogie, il est de bon ton de prêcher l’exemple ; ce sont des exemples précis qui mettront en relief le comment de cette interaction.

Supposons qu’une école ou un groupe d’écoles du Sahel veuillent entreprendre l’élevage du gros bétail. Comment la langue du milieu peut-elle être un atout pour la rentabilité de ce travail productif? Comment les activités propres à cette entreprise sont-elles en retour une occasion d’enrichissement et de développement pour la langue utilisée ?

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3.1. Comment la langue du milieu peut-elle être un atout pour la rentabilité du travail productif ?

Là où le français, ou toute autre langue, pariera en termes vagues de gardiennage et de pâturage, la langue fulfulde emploie une multitude de mots extrêmement précis et de locutions opératoires qui offrent aux partenaires de travail une compréhension sans équivoque et qui garantissent un travail bien fait et économique. Quand il est question d’aller au pâturage ou d’en revenir, la langue fulfulde propose au berger toute une série d’expressions sans ambiguïté et bien délimitées dans le temps et dans l’espace.

Ainsi, le berger peulh fait les distinctions suivantes entre autres : - mi durowi : je quitte le village avec le troupeau pour aller

sur le lieu du pâturage ; - mi oori je viens de partir avec le troupeau pour aller

sur le lieu du pâturage ; - mi weetowi : je fais paître le troupeau du matin jusqu’à

midi ; - mi yutini : je ramène le troupeau au village dans les

environs de midi ; - mi oorti je viens de partir avec le troupeau sur le lieu

du pâturage pour la deuxième fois de la journée ;

- mi winyowi : je fais paître le troupeau dans l’après-midi ; - mi jaanyi : je ramène le troupeau au village au coucher du

soleil.

La liste est loin d’être close mais elle suffit à faire constater que la langue du milieu est l’instrument le plus efficace pour rendre compte des réalités de ce milieu : elle est l’outil idéal de la communication technique et professionnelle. Chaque expression en fulfulde porte en elle-même des indications précises sur le temps, le lieu et la nature de la tâche à accomplir. Une langue étrangère serait particulièrement indigente pour faire comprendre la spécificité et la diversité des tâches de gardiennage à réaliser en milieu sahélien. C’est au prix de longues périphrases, imprécises et peu économiques, que l’on parviendrait à un résultat identique par le biais d’autres langues.

Les activités productives traditionnelles ne se heurtent nullement à un problème de terminologie (ce serait le cas si ces activités devaient être réalisées dans une langue étrangère au milieu). Sans doute le maître et les élèves ne disposent-ils pas d’emblée de ce

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vocabulaire spécialisé dont sont dépositaires les éleveurs et les agriculteurs locaux, mais l’apprentissage et le perfectionnement de ce lexique professionnel deviennent pour eux une nécessité absolue s’ils veulent bénéficier des transferts technologiques rendus possibles par l’expérience et le savoir-faire des producteurs villageois. L’utilisation de /a langue du milieu conditionne ici la réussite des activités entreprises. L’exemple suivant est particulièrement éloquent.

L’igname est la principale culture des Nouni (langue nuni) dans la région de Léo (sud du Burkina Faso). Le français, comme la plupart des langues nationales burkinabé, ne possède qu’un seul terme pour désigner I’igname. On parlera de ku en jula, de busa en moore, etc. II serait tout à fait malavisé-et inopérant - de recommander, sans autre précision, la culture de I’igname à des écoles implantées dans la zone linguistique nouni. II faut, pour être compris, avoir recours à /a langue locale elle-même qui dénote huit variétés d’ignames toutes cultivables dans la région. Compte tenu des savoir-faire techniques exigés pour cette culture et exclusivement verbalisés à travers le lexique spécialisé des producteurs locaux, on voit ma/ comment /a culture de I’igname dans cette région pourrait se faire dans une langue autre que le nuni.

Un exemple frappant de l’apport positif des langues nationales aux travaux productifs nous a été fourni par un étudiant de l’Université de Ouagadougou. Selon ce témoignage, un élève de l’école rurale qui avait étudié en français les techniques culturales en cas de déficience pluvieuse avait conseillé à ses parents un palliatif à la faible pluviosité pendant la grande sécheresse des années 1973-l 974. Pour retenir le peu d’eau qui pouvait éventuellement tomber sur les champs, il fallait faire des sillons obliques par rapport à la pente très prononcée du champ paternel. De cette façon, l’écoulement des eaux n’était pas arrêté mais simplement ralenti et freiné, et la terre ensemencée bien imprégnée d’eau. Malheureusement, manquant d’une maîtrise suffisante de /a langue du milieu, l’élève n’avait pas su rendre la notion d”‘ obliquité ” dans cette langue et l’avait réduite involontairement à la notion de “ perpendicularité “. Dès la première pluie, la plupart des sillons de terre meuble qui formaient un barrage trop brutal à l’écoulement des eaux étaient emportés au bas de la pente, laissant un sol latéritique nu. Ce témoignage direct montre bien comment la langue du milieu est un instrument, une arme au service des activités productives.

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3.2. Comment les activités productives sont-elles une occasion de développement et d’enrichissement de la langue utilisée ?

S’il est bien évident que l’utilisation de la langue endogène constitue un atout supplémentaire pour la rentabilité des travaux productifs dont elle contribue à améliorer la qualité, il n’en est pas moins vrai en revanche que l’animation des travaux productifs dans la langue nationale fournit à cette dernière un cadre sifuafionnel dans lequel elle peut à son four s’affiner constamment et s’enrichir.

On sait déjà que, dans les sociétés africaines, les vocabulaires techniques ne sont pas accessibles à tout un chacun. Ce sont les spécialistes du domaine concerné qui en sont les véritables dépositaires. Les pédagogues et les enfants ne sont pas a priori des techniciens de l’élevage, de l’agriculture ou de l’artisanat. Le lexique initial de l’école est plutôt pauvre dès qu’il s’agit de véhiculer des concepts et des éléments factuels relatifs à telle ou telle activité productive. C’est donc bien /a pratique de ces activités qui contribuera à enrichir puis à fixer les lexiques techniques fondamentaux dans des registres où les terminologies scolaires sont déficitaires. En même temps les nécessités de /‘explication orale et écrite contribueront à développer des structures syntaxiques de plus en plus puissantes.

Des exercices de sériation, de commutation, de permutation, de détermination de critères et de recherches de relations trouveront un support concret dans l’analyse des situations rencontrées au sein d’un troupeau, et toutes les opérations de calcul peuvent y trouver un champ d’application immédiate, mais c’est la langue et le lexique qui seront /es grands bénéficiaires de la liaison entretenue avec le travail productif. Grâce à cette liaison, l’enfant se familiarise en situation et sans peine avec les registres de la langue qui rendent compte des couleurs, des formes et des diverses combinaisons possibles. II acquiert en profondeur le vocabulaire des nuances avec l’aptitude au transfert. Le moyen le plus sûr et le plus économique pour parvenir à ce résultat est de faire prendre à l’école le chemin du pâturage, de la rizière, du champ de mil, du jardin, de la forge, de l’échoppe du tisserand, etc. Le maître ne doit pas hésiter à se rendre aux sources du savoir-faire et du savoir. C’est là que, dans le respect des coutumes locales, il apprendra ou perfectionnera auprès du travailleur spécialisé un langage technique élaboré qui lui permettra d’avoir prise sur les réalités du méfier. C’est là en définitive qu’il pourra trouver les verbalisations adéquates qui rendent compte des procédures de fabrication ou qui s’attachent à l’outil même du travail.

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On conseillera aussi au maître de reprendre la pratique quelque peu abandonnée - parce que perçue dans un esprit trop formaliste-du cahier de vocabulaire. Autour de thèmes concrets et fonctionnels, il recouvrira peu à peu, en situation, l’ensemble du champ sémantique propre aux travaux productifs que l’école a entrepris. Ce corpus lexical, après vérification et traitement, peut être pris en considération par l’institut spécialisé pour figurer dans un lexique de base des activités productives. Remis à la disposition du terrain, il servira aux nouveaux maîtres qui pourront à leur tour le confronter aux faits, le réactualiser et /‘enrichir. C’est ainsi que la langue nationale acquerra progressivement de façon vivante et dynamique un coefficient pédagogique plénier et atteindra, dans son usage scolaire, la précision technique nécessaire pour verbaliser avec efficience les activités productives les plus spécialisées.

C’est également dans ce souci d’application pratique que le maître recensera pour les utiliser et les faire utiliser, les mots nouveaux que la langue sécrète à partir de son propre fonds ou conquiert par l’emprunt. Un certain nombre d’objets ou de procédures techniques qui n’ont pas d’équivalent direct dans les cultures africaines sont généralement verbalisés par le recours à des emprunts. Mais ces derniers sont plus ou moins fixés, plus ou moins validés par l’usage. Pour être bien assimilés par la langue d’accueil, ils doivent passer par le circuit de contraintes phonologiques propres à cette langue et, d’une façon générale, on conseillera au maître de refléter fidèlement ces transformations dans la transcription orthographique.

En agissant comme un agent d’identification des manques dans le domaine lexical, le travail productif interpelle la langue et la place en situation de productivité. II oblige la langue à combler ses besoins par la mise en œuvre de toutes les ressources propres à son génie (emprunts, dérivations, composition, etc.) et à exploiter jusqu’au bout son potentiel dynamique de renouvellement et de développement.

Les travaux productifs constituent donc un support matériel de choix pour l’enrichissement de la langue nationale utilisée par les maîtres et par les élèves. Cet enrichissement ne consiste pas seulement dans la création de nouveaux mots, mais il revient également à “ ressusciter ‘: dans la langue, des mots et expressions tombés en désuétude par suite d’un emploi très limité ou très localisé. Certains concepteurs d’ouvrages, citadins de longue date, doivent se méfier d’une tendance excessive à l’emprunt ou au néologisme alors que

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“ ceux qui sont restés au village ” connaissent un mot précis pour désigner l’objet ou l’action qu’il s’agit de verbaliser.

L’école a un rôle à jouer dans la survie de ce vocabulaire spécialisé et fonctionnel. Contrairement à l’école traditionnelle qui faisait de l’enfant un “ acculturé “, l’école nouvelle, par le biais des travaux productifs, contribue à le rapprocher de ses sources culturelles et à défendre son patrimoine linguistique. On relève par exemple en moore une dizaine de termes désignant des instruments aratoires différents par la forme et par l’usage mais que, par suite d’une mécanisation agricole quasi totale, le français aurait tendance à réduire au terme de ” houe “.

Le maître et les élèves ont déjà perduen partie l’usage actif de ce vocabulaire spécialisé. La mise en œuvre ,des travaux agricoles permet de remettre à jour et de réactualiser ce lexique au niveau de l’école.

En étant directement confrontée aux activités productives, la langue nationale revivifie constamment ses disponibilités lexicales. C’est en effet dans l’action et par l’action que la verbalisation s’afine, s’épure et s’enrichit. Certes, la verbalisation n’est pas tout. Nous savons bien qu’elle ne suffit pas à assurer chez l’enfant l’acquisition du concept correspondant car les structures qui caractérisent celui-ci trouvent précisément leur origine dans l’action et dans les mécanismes sensori- moteurs plus profonds que le fait linguistique, mais la verbalisation est la condition nécessaire à toute construction abstraite, logique ou opératoire. Ainsi, la perception de l’espace, sa conceptualisation et sa verbalisation s’appuient sur l’expérience agissante. La main de l’enfant doit tracer, décrire, explorer et faire varier les perspectives. L’activité ambulatoire s’articule de son côté avec l’activité manuelle. Dans quel autre contexte que celui des activités productives, cette expérience trouverait-elle un meilleur champ d’application ?

3.3. Quelles sont les implications de l’interaction entre les langues nationales et le travail productif sur les programmes de formation des maîtres ?

La liaison entre les langues nationales et le travail productif constitue dans tous les cas un facteur d’enrichissement et de développement réciproque pour chacun des termes en présence. C’est la raison pour laquelle l’enseignement des langues nationales et l’initiation aux activités productives ne doivent pas être conçus comme

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des disciplines sepdlees dans les programmes de iormat:cjn des maîtres et des cddres d’enseignement, mais doivent être intégrés dans la même approche interdisciplinaire. La démarche classique qui fonde la didactique des langues sur une progression plus ou moins nettement dépendante du système de fonctionnement interne de la langue étudiée se justifie sans doute au niveau académique mais elle ne paraît pas adaptée au contexte précis de la formation. II faut expérimenter une démarche plus fonctionnelle dans laquelle l’apprentissage ou le perfectionnement des langues nationales s’articulent sur des schèmes précis qui privilégient e,ffectivement les activités productives dans les écoles du pays. Ce sont ces activités productives élargies qui doivent fournir l’essentiel des éléments sifuafionnels à partir desquels s’opere une réflexion sur la langue. Sur cette trame éminemment concrète se grefferont par la suite les autres éléments d’apprentissage linguistique auxquels l’étude des activités pratiques n’aurait éventuellement pas donné accès.

Si l’on veut que l’apprentissage et le perfectionnement linguistiques introduits dans les écoles soient vraiment efficaces, il faut qu’ils échappent au caractère abstrait de l’approche traditionnelle généralement isolée et détachée de l’environnement concret. Les maîtres et les enfants entrent de mauvais gré dans l’univers linguistique abstrait qui leur est proposé et qui sert de support à l’étude de la langue. II vaut mieux situer cet enseignement dans le temps, dans l’espace familier et dans le cadre des occupations usuelles. La fonctionnalité est donc le grand principe qui doit dominer l’orientation des méthodologies en didactique des langues. Les activités productives conçues dans le sens le plus large - c’est-à-dire lorsqu’elles intègrent non seulement la production elle-même, mais aussi la personnalité du producteur avec ses besoins, ses goûts, ses refus - peuvent servir de points de départ pour la définition de contenus éducatifs et linguistiques “ sur mesure “, autrement dit fonctionnels. II suffit pour cela de déplacer l’accent de la logique interne de la langue à la logique des situations de langage représentatives des réalités sociologique, psychologique et culturelle du terrain.

C’est que le travail productif n’est pas seulement synonyme de biens matériels ou économiques ; il est également à l’origine de bénéfices culturels (folklore, chants, contes, récits, danses, etc.). Il développe aussi chez l’enfant des aptitudes (adresse et habileté manuelles), des attitudes et des comportements communautaires (le respect du travailleur et du travail). Considérées sous cet angle, les

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activités productives offrent aux programmes d’apprentissage et de perfectionnement linguistiques une mine très riche de contenus variés.

Une telle approche mérite sans doute d’être expérimentée mais le simple bon sens prouve déjà qu’une langue ne s’apprend ni ne se perfectionne de la même façon dans tous les milieux à tous les niveaux. La nature et les intérêts du public auquel on s’adresse ne sont pas des éléments indifférents. Le concept de fonctionnalité doit donc être considéré comme déterminant dans le processus de définition des contenus et d’élaboration des programmes de formation linguistique.

Or, ce problème de formation - réduit à ses dimensions purement linguistiques - est double. II faut d’abord que les futurs maîtres et cadres d’enseignement acquièrent un langage professionnel caractérisé notamment par un lexique spécialisé existant dans la langue nationale considérée mais dont l’usage n’appartient pas, a priori, aux profanes. La participation effective des maitres aux recherches appliquées sur la langue et la fréquentation des producteurs dépositaires de ce lexique (artisans, éleveurs, maraîchers, etc.) devraient leur permettre d’accéder à ce langage dont la maîtrise est indispensable pour pouvoir bénéficier des transferts technologiques internes du village à l’école.

Cependant, les activités productives ne répètent pas invariablement les pratiques technologiques élaborées dans le milieu ; elles doivent puiser également à l’extérieur des éléments neufs susceptibles d’améliorer constamment la rentabilité des travaux entrepris. Ces transferts technologiques sont porteurs d’un lexique nouveau que la langue - grâce à son dynamisme évolutif - sécrète en créant, à partir d’emprunts par exemple, un vocabulaire précis et respectueux des contraintes phonologiques. Ce lexique - indispensable pour promouvoir les transferts de technologies externes de l’école au village et du village à l’école - sera identifié par /‘enquête dans les réalisations langagières des producteurs spécialisés. Dans tous les cas, la création d’une institution officielle pour animer la recherche appliquée au lexique est une nécessité.

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4. CONCLUSION

La liaison entre l’éducation et la production ne constitue pas une révolution. De tout temps, des éducateurs lucides ont conseillé de lier les apprentissages scolaires aux réalités du milieu environnant. Le phénomène nouveau est que des réformes éducatives modernes inscrivent institutionnellement la recherche de cette liaison à l’ordre du jour de leurs objectifs. Le danger serait que les identifications disciplinaires qui caractérisent le spécialiste traditionnel prennent une fois de plus le pas sur les solutions hardies qu’exige la mise en pratique d’une véritable intégration de /‘éducation à la production dans les instituts de formation et dans les établissements scolaires.

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Agence de la Francophonie (ACCT)

L’Agence de la Francophonie (A?CT) créée à Niamey en 1970, sous l’appellation d’Agence de coopération culturelle et technique est l’unique organisation intergouvernementale de la Francophonie et le principal opérateur des conférences bisannuelles des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage, aussi appelées Sommets francophones.

L’Agence assure le secrétariat de toutes les instances de la Francophonie. Elle déploie son activité multilatérale dans les domaines de l’éducation et de la formation, de la culture et de la communication, de la coopération juridique, de diverses actions au titre de la direction générale du développement et de la solidarité.

Outre son siège, situé à Paris, l’Agence dispose d’une École internationale de la Francophonie à Bordeaux (France) où est située sa direction générale Éducation-Formation, d’un Institut de l’énergie des pays ayant en commun l’usage du français (IÉPF) à Québec (Canada), d’un bureau de liaison avec les organisations internationales à Genève (Suisse), d’un Bureau permanent d’observation aux Nations unies à New York aux États-Unis, d’un Bureau régional de l’Afrique centrale à Libreville (Gabon), et d’un Bureau régional pour l’Asie-Pacifique à Hanoi (Viêt-nam).

L’ACCT regroupe 46 pays ou gouvernements : Bénin, Bulgarie, Burkina- Faso, Burundi, Cambodge, Cameroun, Canada, Canada-Nouveau- Brunswick, Canada-Québec, Centrafrique, Communauté française de Belgique, Comores, Congo (RD), Congo, Côte d’lvoire, Djibouti, Dominique, Egypte, France, Gabon, Guinée, Guinée-Bissau, Guinée équatoriale, Haïti, Laos, Liban, Luxembourg, Madagascar, Mali, Maroc, Maurice, Mauritanie, Moldavie, Monaco, Niger, Roumanie, Rwanda, Sainte-Lucie, Sénégal, Seychelles, Suisse, Tchad, Togo, Tunisie, Vanuatu, Viêt-nam.

[Le Royaume de Belgique, le Cap-Vert et Saint-Thomas-et-Prince portent à 49 le nombre des pays et gouvernements participant aux sommets.]

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