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DIRE ET VOULOIR DIRE

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STANLEY CAVELL

DIRE ET VOULOIR DIRE

Livre d’essais

Traduit de l’anglais (États-Unis) par SANDRA LAUGIER et CHRISTIAN FOURNIER

Ouvrage publié avec l’aide de l’université de Picardie-Jules Verneet l’Institut universitaire de France

Passages

LES ÉDITIONS DU CERFwww.editionsducerf.fr

PARIS

2009

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Imprimé en France

Pour l’édition originale :Must We Mean What We Say ? A Book of Essays

© Cambridge University Press, 1969, 1976

Pour la traduction française :© Les Éditions du Cerf, 2009

www.editionsducerf.fr29, boulevard La Tour-Maubourg

75340 Paris Cedex 07

ISBN 978-2-204-08843-5ISSN 0298-9972

Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies oureproductions destinées à une utilisation collective. Toute représen-tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelqueprocédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur,est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425et suivants du Code pénal.

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PRÉSENTATION

Dire et vouloir dire (Must We Mean What We Say ?, littérale-ment : Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ?) est lepremier livre publié par Stanley Cavell et, en un sens, le plusimportant. On y trouve tous les thèmes de la philosophie deCavell, tels qu’ils seront magistralement développés ensuite :un usage renouvelé de la théorie d’Austin des actes de langage,les fondements d’une lecture radicale de Wittgenstein (reprisedans Les Voix de la raison 1) dans le classique « La secondephilosophie de Wittgenstein est-elle à notre portée ? » ; laconstruction du rapport entre scepticisme, reconnaissance ettragédie shakespearienne qu’on retrouve dans Le Déni desavoir 2 (et, sous une forme positive, dans À la recherche dubonheur), la réflexion sur l’ordinaire qui traverse des ouvragestardifs (In Quest of the Ordinary 3 et Un ton pour la philo -sophie 4), et enfin la démarche esthétique originale qui définitson œuvre – dans ses objets, de Shakespeare à Beckett enpassant par la comédie hollywoodienne, le mélodrame etl’opéra – et surtout son style et sa méthode.

Mais là n’est pas l’intérêt du livre, même si, comme leremarque Cavell dans sa récente préface, on peut tirer rétro -spectivement toute son œuvre, bien connue désormais en

1. Les Voix de la raison (The Claim of Reason), trad. fr. de S. Laugier etN. Balso, Paris, Éd. du Seuil, 1996 [1979].

2. Le Déni de savoir (Disowning Knowledge : in six plays of Shakespeare), trad.fr. de J.-P. Maquerlot, Paris, Éd. du Seuil, 1993 [1987].

3. In Quest of the Ordinary, Lines of Skepticism and Romanticism, Chicago,University of Chicago Press, 1988.

4. Un ton pour la philosophie, trad. fr. par S. Laugier et E. Domenach, Paris,Bayard, 2003 [1994].

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France, de ces premiers écrits, qui ont posé sa voix commesingulière et inimitable. Dire et vouloir dire n’est pas seulementpertinent comme ouvrage « séminal ». Son importance spéci-fique est dans l’assemblage de thèmes qui constituent, parleur simple mise en présence, et leurs articulations internesune problématique radicale et originale, qui pourra dans lasuite être développée thématiquement (et dans chaque casbrillamment). Dire et vouloir dire est le seul ouvrage, dans lapensée dite contemporaine, qui conduit jusqu’au bout leprojet d’une philosophie du langage ordinaire. Cette philo-sophie du langage ordinaire n’a rien à voir avec ce qu’on aappelé « philosophie linguistique », ni même avec la philoso-phie d’Oxford en tant que méthode d’analyse, ni non plusavec la linguistique. Elle revient à la première interrogation deWittgenstein dans le Cahier bleu, et d’Austin dans ses premiersessais : qu’est-ce que vouloir dire ? (« What is the meaning of aword ? ») Qu’est-ce que, et comment, parler ? (« How to talk »« How to do things with words ») Ou : quelles sont les impli-cations de cette activité pour la définition de l’humain ? Nousn’avons toujours pas les réponses à ces questions, et un autreintérêt de Dire et vouloir dire est qu’il exprime, dans sonpropos et dans sa méthode, un enjeu crucial de la philosophiecontemporaine.

Le langage ordinaire et sa philosophie.

Cavell, en publiant en 1969 ce qu’il a délibérément appeléalors un « livre d’essais », savait qu’il bouleversait une tradi-tion philosophique déjà bien établie en Amérique, issue del’installation dans les années trente des philosophes, épistémo-logues et logiciens du cercle de Vienne, chassés par le nazisme,dans le milieu philosophique américain 1. Dire et vouloir direest la première mise en cause interne de la philosophie analy-tique, devenue dominante au cours du XXe siècle, dans la philo-sophie américaine, à partir d’un de ses éléments inassimilablesvoire refoulés, la philosophie du langage ordinaire, représentéepar Austin et Wittgenstein. S’intéresser à nos énoncés ordi-naires, à ce que nous disons et voulons dire, offense à la fois latradition philosophique « classique », qui veut le plus souvent

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1. Voir, pour une mise en perspective historique, Sandra LAUGIER,Recommencer la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1999.

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dépasser le sens ordinaire, et la tradition analytique, qui veutanalyser et corriger les propositions ordinaires. Dire et vouloirdire a pour ces raisons connu récemment une nouvelle perti-nence, avec le retour d’Austin sur le devant de la scène,et avec la mise en cause de l’efficacité du modèle et de laméthode analytiques.

« Devons-nous vouloir dire ce que nous disons ? », l’essai-titre qui élabore une théorie du « vouloir-dire » en doubleopposition au sens propositionnel et à l’intention psycholo-gique, « La seconde philosophie de Wittgenstein est-elle ànotre portée ? » sont des articles d’importance historique, quiont suscité à l’époque nombre de discussions et déterminentbon nombre de lectures actuelles de Wittgenstein (entre autrescelles de Cora Diamond et Hilary Putnam). Le chapitre IIcontient en germe toutes Les Voix de la raison, avec un élémentde radicalité et de simplicité en plus qui fait toute l’impor-tance de l’approche de Cavell, qui opère un déplacementradical : il ne faut pas seulement se préoccuper de l’analyse,du contenu (empirique) et de la structure logique des énoncés,il faut se préoccuper de ce que nous disons, du nous et dudire : se demander ce que nous faisons avec notre langage,c’est-à-dire comment ce que nous faisons dans telle ou tellesituation fait partie de ce que nous disons. Dire et vouloir direa été le premier ouvrage à poser, dans des domaines diverset en ayant recours à des ressources inattendues (Beckett,Shakespeare, Kierkegaard, le discours de la critique musicale),la question de la pertinence de nos énoncés (qui n’est pluscelle de la détermination de leur sens ou non-sens), commepertinence par rapport à nous-mêmes. Depuis, la notion depertinence a été absorbée par une philosophie de la commu-nication à tendance mentaliste, ce qui ne doit pas empêcherde voir l’importance du modèle proposé ici par Cavell, engrande fidélité au modèle austinien. La question centralede Dire et vouloir dire n’est plus celle du contenu (objectif,sémantique, ou empirique) des propositions, ni celle du non-sens, mais celle des heurs et malheurs de l’expression ordi-naire. Le problème n’est plus ce que signifient les propositions(meaning), ni même ce qu’elles font, mais de vouloir dire cequ’on dit. Savons-nous ce que nous voulons dire ? Et qui peutalors le savoir ?

Cavell a un mot d’ordre, pris à Wittgenstein : ramener lesmots de leur usage métaphysique à leur usage ordinaire, chez

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eux (Recherches philosophiques, § 116 1). Ce retour aux usagesordinaires est réellement critique. Une des affirmations deCavell dans Dire et vouloir dire est que nous ne savons pas ceque nous pensons ni ce que nous voulons dire et que la tâchede la philosophie est de nous ramener à nous-mêmes – rame-ner nos mots à leur usage quotidien, ramener la connaissancedu monde à la connaissance ou à la proximité de soi. Or la« voix de l’ordinaire » ne prend son sens qu’en réponse aurisque du scepticisme – à cette perte ou à cet éloignement dumonde, ce défaut de la parole qui est également le sujetdu cinéma, comme le montre son ouvrage contemporain,La Projection du monde 2. L’appel à l’ordinaire et à nos usagesn’est pas une évidence, il est traversé par ce scepticisme, ceque Cavell définit comme l’« inquiétante étrangeté de l’ordi-naire » (the uncanniness of the ordinary). Ainsi l’ordinaire n’estpas le sens commun dont se réclame parfois la philosophie, etn’a rien à voir avec une version rationalisée de la philosophiedu langage ordinaire où le langage ordinaire proprementanalysé serait une source fiable de connaissances. L’ordinaireest perdu ou au loin, que ce soit chez Austin ou Wittgenstein.

L’originalité de Cavell est ainsi de définir l’ordinaire àpartir du langage ordinaire, et la pensée de l’ordinaire à partirde la philosophie du langage ordinaire. Une telle approche del’ordinaire est rendue possible par une lecture d’Austin, lapremière à mettre en évidence son « réalisme ». Parler du lan -gage, c’est simplement parler de ce dont il parle, dit Cavell :

La philosophie du langage ordinaire ne concerne pas le langage,en tout cas pas dans un sens où elle ne concernerait pas aussile monde. La philosophie du langage ordinaire concerne tout ceque peut concerner le langage ordinaire 3.

L’examen du langage ordinaire nous offre une « perceptionaffinée des phénomènes » ; c’est cet affinage (sharpened) de laperception, visuelle et auditive, que Cavell recherche dès Dire

10 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Recherches philosophiques, trad. fr. par Élisabeth Rigal, Françoise Dastur,Jean-Luc Gautero et Maurice Elie, Paris, Gallimard, 2004 [1953].

2. La Projection du monde : réflexions sur l’ontologie du cinéma (The WorldViewed, Reflections on the Ontology of Film), trad. fr. par Christian Fournier,Paris, Belin, 1999 [1971].

3. Voir plus loin, p. 134.

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et vouloir dire, où l’enjeu de la philosophie du langage ordi-naire est, dira-t-il dans À la recherche du bonheur, « l’intérioritéréciproque des mots et du monde 1 ». Intimité qui ne peut êtredémontrée ni posée par une thèse, mais seulement mise enévidence, chez Austin, par l’examen de nos usages et l’atten-tion aux différences tracées par le langage. « Quand nousexaminons ce que nous dirions quand, quels mots employerdans quelles situations, nous ne regardons pas seulement lesmots, mais également les réalités dont nous parlons avecles mots 2. » Austin, en explorant nos usages, recherche cetterelation naturelle (et limite « ennuyeuse ») des mots et dumonde, et s’oppose aux thèses (même wittgensteiniennes) quivalideraient cette relation en termes de structure commune aulangage et au monde :

Si l’on admet (si) que cette relation plutôt ennuyeuse maissatisfaisante entre les mots et le monde existe pour de bon, pour-quoi l’expression « est vrai » ne serait-elle pas notre moyen de ladécrire 3 ?

Austin fait de l’examen (« de terrain ») des usages un moyende retrouver la naturalité du rapport du langage au monde.Pour lui, les philosophes ont échoué à trouver un accord, et sesont perdus dans des discussions « insensées4 ». Leur problèmen’est pas, contrairement à ce qu’on affirme classiquement,d’arriver à se mettre d’accord sur une opinion : c’est de semettre d’accord sur un point de départ, un donné. Ce donné,c’est le langage, non comme corps constitué d’énoncés ou demots, mais accord sur ce que nous dirions quand.

Pour moi, la chose essentielle au départ est d’arriver à unaccord sur la question « qu’est-ce que nous dirions quand ».À mon sens, l’expérience prouve amplement qu’on arrive à semettre d’accord sur le « qu’est-ce que nous dirions quand » telle

11PRÉSENTATION

1. À la recherche du bonheur, trad. fr. par C. Fournier et S. Laugier, Paris,Éd. des Cahiers du cinéma, 1993, p. 194 [1981].

2. J. L. AUSTIN, Philosophical Papers, Oxford University Press, Oxford,1962, p. 182, trad. fr. par L. Aubert et A. L. Hacker, Écrits philosophiques,Paris, Éd. du Seuil, 1994, p. 144.

3. Ibid., p. 133.4. Sense and Sensibilia, trad. fr. par P. Gochet et B. Ambroise, Le Langage de

la perception, Paris, Vrin, 2007, p. 5, trad. fr. p. 25 [1962].

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ou telle chose, bien que je vous concède que ce soit souvent longet difficile. Si longtemps que cela prenne, on peut y arriver néan-moins ; et sur la base de cet accord, sur ce donné, sur cet acquis,nous pouvons commencer à défricher notre petit coin de jardin.J’ajoute que trop souvent c’est ce qui manque en philosophie : undatum préalable sur lequel l’accord puisse se faire au départ 1.

Dirions, ou devrions dire, voudrions dire : l’accord est nor -matif. Il est possible parce que le langage ordinaire « contienttoutes les distinctions que les humains ont jugé utile de faire,et toutes les relations qu’ils ont jugé utile de marquer au fildes générations 2 ». C’est cette capacité à marquer des diffé-rences qui intéresse alors Cavell : pour que nous ayons quelquechose à dire et vouloir dire, il faut des différences qui nousaccrochent et nous importent.

De plus, le monde doit manifester (nous devons observer) desressemblances et des différences (les unes ne pourraient existersans les autres). S’il était impossible de différencier quoi que ce soit,ou, au contraire, si rien ne ressemblait à autre chose, il n’y aurait rienà dire 3.

Cavell suit jusqu’au bout, dans Dire et vouloir dire, le prin-cipe énoncé par Austin dans un passage énigmatique du« Plaidoyer pour les excuses ».

Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quelsmots employer dans quelle situation, nous ne regardons passeulement les mots, mais également les réalités dont nous faisonsusage des mots pour parler ; nous nous servons de la conscienceaffinée que nous avons des mots pour affiner notre perception,mais pas comme arbitre ultime, des phénomènes 4.

C’est dans cette conception des différences et des ressem-blances (thème commun avec Wittgenstein) que se constituele « réalisme » d’Austin. Car Cavell insiste, au chapitre IV, sur lecaractère réel qu’ont chez lui les distinctions, par contraste avecles distinctions habituellement établies par les philosophes.

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1. La Philosophie analytique, Paris, Éd. de Minuit, 1962, p. 334.2. Philosophical Papers, p. 182, trad. fr. p. 144.3. Ibid., p. 121, trad. fr. p. 97.4. Ibid., p. 182, trad. fr. p. 144.

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Il est évident qu’Austin se soucie bien en permanence d’établirdes distinctions de mots, et plus elles sont fines, plus il est content,de même qu’il explique et justifie souvent ce qu’il est en train defaire en faisant l’éloge des vertus des distinctions naturelles parrapport à celles que l’on fabrique soi-même. [...] meilleures nonseulement parce qu’elles sont plus fines, mais parce qu’elles sontplus massives, qu’elles ont un plus grand poids naturel ; qu’ellesapparaissent normales, et même inévitables, quand les autressont sinistrement arbitraires ; utiles quand les autres semblentforcées ; réelles quand les autres sont académiques 1.

C’est ce type de fin ajustement entre le langage et le réelqui va nous redonner le monde, pas la recherche d’uneadéquation métaphysique. Pour Austin, « vrai » ne désignequ’une des façons possibles de dire l’harmonie entre lelangage et le monde. Fitting désigne pour lui un concept quin’est plus la correspondance ou même la correction, maisdésigne le caractère approprié, convenable de l’énoncé en lacirconstance (proper). « L’énoncé s’ajuste aux faits de manièreplus ou moins relâchée, de différentes manières à des occa-sions différentes 2. » Wittgenstein a aussi son mot à dire dansla formulation de ce qui, d’emblée et dans toute son œuvre,est l’obsession de Cavell, la recherche de ce ton juste 3, à lafois conceptuellement, moralement et sensiblement – qu’ilévoque, dans son premier essai autobiographique, à proposdu talent musical de sa mère et des blagues de son père.

Il s’agit de trouver au sein des usages ordinaires, la sensibi-lité fine aux choses et l’ajustement des mots. La nouveautéintroduite par Cavell – ce sera l’objet de sa réflexion sur lavoix, mais elle est déjà là dans Dire et vouloir dire – est d’arti-culer la justesse du ton, l’expression adéquate, à la connais-sance de soi (la confiance en soi). Il lui faut alors navigueradroitement entre la critique austinienne de l’expression(comme relevant de la psychologie et non pertinente) et lesformes caricaturales de l’émotivisme, qui séparent le contenude nos paroles de l’émotion qui leur est « associée ». D’oùson intérêt pour ce qu’il nomme le problème « esthétique ».

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1. Voir plus loin, p. 204-205.2. Philosophical Papers, p. 130, trad. fr. p. 108.3. « Pense simplement à l’expression et à la signification de l’expression “le

mot juste” » (das treffende Wort), Recherches philosophiques, IIe partie, p. 215.

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On peut lire chez le premier Cavell la proposition d’une théo-rie du meaning qui articule l’éthique et l’esthétique (dans unelignée wittgensteinienne) tout en revenant à la lettre dusecond Wittgenstein : « C’est ce que les hommes disent qui estvrai, et faux. » Wittgenstein et Austin montrent la nécessitéde prendre en compte, dans la signification, tout ce qui est« dit », l’ensemble des circonstances. Il n’y a pas à séparerdans l’énoncé ce qui est de l’ordre de l’expression et de ladescription, comme si on pouvait analyser l’énoncé en uneproposition stabilisée et une force « additionnelle » – un ersatzpsychologique, aussi pitoyable pour Cavell que le serait uncoup de poing sur la table, ou sur sa poitrine, pour légitimerou renforcer une affirmation contestable ou insincère. Cavellcritique l’idée que l’éthique ou l’esthétique pourraient êtreévacuées, ou contenues, dans une fonction expressive, uneconjonction de l’affectif et du cognitif. Le recours à la littéra-ture et à la scène (où la parole ordinaire est rendue vivante)contre directement cette approche. Le problème est séman-tique, éthique, et politique : Cavell dénonce une « conceptionmanichéenne » et une « philosophie morale qui distingueentre l’estimation des actions individuelles et celle des pra -tiques sociales ». La critique a été reprise chez Cora Diamond,qui lui donne toute sa pertinence pour le rapport entreéthique et littérature 1.

Une autre théorie de la pertinence.

Cavell, dans son œuvre, s’est donné pour but de « réintro-duire la voix humaine en philosophie ». L’enjeu pour lui de laphilosophie du langage ordinaire est bien de faire comprendreque le langage est dit, prononcé par une voix humaine au seind’une « forme de vie ». Il s’agit alors de déplacer la question del’usage commun du langage, centrale dans les Recherches philoso-phiques, vers la question, inédite, du rapport du locuteur indi-viduel à la communauté du langage : ce qui conduit, pourCavell, à une réintroduction de la voix en philosophie, et àune redéfinition de la subjectivité dans le langage à partir,

14 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Voir S. LAUGIER (éd.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, Pressesuniversitaires de France, 2006.

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précisément, du rapport de la voix individuelle à la commu-nauté linguistique, de la voix aux voix. La tâche de la philoso-phie, de ramener nos mots « sur terre », n’a rien d’aisé nid’obvie, et la quête de l’ordinaire est la quête la plus difficilequi soit, même si (précisément parce que) elle est à la portéede n’importe qui, car ce qui manque n’est pas de savoirmais de vouloir savoir.

Aucun homme n’est dans une meilleure position pour savoirqu’aucun autre – à moins que vouloir savoir ne soit une positionparticulière. Et cette découverte sur lui-même est la même que ladécouverte de la philosophie, quand elle est l’effort pour trouverdes réponses, et permettre des questions, auxquelles personne neconnaît mieux le chemin, ni la réponse, que vous-mêmes 1.

La philosophie du langage ordinaire répond au scepticismenon par une nouvelle connaissance ou croyance, mais par lareconnaissance de notre condition – qui est aussi, pour citer undes jeux de mots de Cavell, notre parler (diction) ensemble.C’est dans cette communauté de langage que la question scep-tique, loin de se dissoudre, prend son sens le plus radical :qu’est-ce qui me permet de parler au nom des autres ?Comment sais-je ce que nous voulons dire, pour reprendre unautre de ses jeux de mots, par un mot ou par un monde(mean by a word/world) ? Dire et vouloir dire explore dans sadiversité la nature de notre forme de vie dans le langage, le faitque « le langage est partout où nous nous trouvons, ce qui veutdire partout dans la philosophie (au sens où la sexualité estpartout dans la psychanalyse) ».

Comme Cavell le dit en ouverture de son premier essai,« l’idée que ce que nous disons et voulons dire d’ordinairepuisse avoir un contrôle direct et profond sur ce que nouspouvons dire et vouloir dire en philosophie », propre à Austin,a un enjeu qui dépasse le cadre fixé de la philosophie dulangage ; et si elle est souvent rejetée par les philosophes(traditionnels comme analytiques) et conçue comme simplisteou aveugle à la nature profonde du questionnement philoso-phique, c’est que cette impression « peut provenir d’une véritésur nous-mêmes que nous tenons à distance ». L’intérêt philo-sophique du recours à « ce que nous disons » apparaît lorsque

15PRÉSENTATION

1. Voir plus loin, p. 72.

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nous nous demandons, non seulement ce qu’est dire, mais cequ’est ce nous. C’est la question qu’entend Cavell dans l’ouver-ture des Recherches philosophiques (qui commencent avec lacitation d’Augustin). Mais c’est aussi Thoreau (et Emerson,qui prendra une importance considérable dans l’œuvre deCavell) dans son attention à l’ordinaire, au commun, qui« sous-tend » (underwrites) la pratique de Wittgenstein etd’Austin. Sans Thoreau, auquel il consacre un ouvrage brefet lumineux au même moment, en 1972, Sens de Walden, iln’y aurait pas chez Cavell ce passage de l’ordinaire austinien àla question wittgensteinienne du critère, cette nécessité d’unchangement dans l’écoute du langage, dans la sensibilité musi-cale à ce qui est dit. C’est la tâche que se donnait Walden :« Notre lecture, notre conversation et notre pensée sont tousd’un très bas niveau, seulement dignes de pygmées et denabots. » C’est ce que dit aussi Emerson dans une apostrophecélèbre, souvent citée par Cavell : « Leur vérité jamais n’esttout à fait vraie. Leur deux n’est pas le véritable deux, leurquatre pas le véritable quatre ; de sorte que chacun des motsqu’ils disent nous chagrinent. » Cette fausseté ou inadéqua-tion désespérante de notre ton, de notre langage, ne sont pasexplicitées par la notion analytique de vérité, ou par la corres-pondance à la réalité que proposent les approches séman-tiques, prolongées par le représentationalisme contemporain.Contre ces approches, Cavell propose son propre réalisme (queDiamond appelle « realistic »), assis sur l’attention à l’adéqua-tion (ou à l’inadéquation) de nos expressions à nous-mêmes.

Il s’agit de remplacer, ou disons de compliquer, dans lalignée d’Austin, la vérité par la pertinence, plus exactementde définir la vérité par notre perception de ce qui est pertinentpour nous, de ce qui compte. Cavell reprend ensuite cettethématique (la découverte de sa propre pertinence et sonrapport au réel) à propos de notre expérience du cinéma,dans son autre ouvrage contemporain (1971) La Projection dumonde. Ce qui va constituer le donné, dit-il dans « Qu’advient-ildes choses à l’écran 1 ? », est, par exemple :

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1. St. CAVELL, Themes out of School, San Francisco, North Point Press,1984, p. 183, trad. fr. par C. Fournier publiée dans Trafic, n° 4, 1992, p. 38et repris dans Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2003.

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l’apparition [appearance] et la signification [significance] desobjets et des personnes qui se trouvent précisément dans la suitedes films ou passages de films qui comptent [matter] pour nous.

Il reste à déterminer la nature de ces apparitions, de cessignifications, de cette importance (mattering). On voudraitappeler cela pertinence, ce qui définirait une ligne de réflexionaustinienne sur la pertinence qui aurait pu rivaliser avec laversion orthodoxe : la pertinence étant l’adéquation de cequ’on dit à ce qu’on veut dire, non par rapport à un contenumental mais par rapport à ce qui compte pour soi. La tâchedu philosophe, et notamment du philosophe du langage, estde s’interroger sur la pertinence de la philosophie, en tant quepertinence à soi-même

de sorte que, par exemple, mes doutes concernant la pertinence dela philosophie aujourd’hui, ou plutôt son manque apparent de per -tinence quant aux motifs qui m’avaient au départ conduit vers lamatière, n’étaient plus simplement des obstacles à l’élan philo -sophique, des obstacles qu’il fallait lever avant que la philosophiepuisse commencer, donc des motifs de se retirer de l’entreprise.Il était possible, avec eux, de faire l’examen philosophique decette non-pertinence même, et par là de la matière philosophiqueelle-même : il est typique de la philosophie qu’elle apparaisse detemps à autre – qu’elle soit de temps à autre – sans pertinencepour nos préoccupations 1.

La définition de la pertinence ne peut se faire, pour Cavell,sans l’examen de ce qui est important. Alors, pointe le risquede subjectivisme : ce qui est important pour soi ne l’est pas,ou pas toujours, pour les autres. Mais là est tout le proposconjugué des essais de Dire et vouloir dire et des essais contem-porains sur Thoreau et le cinéma : montrer comment s’arti-culent et s’expriment mutuellement l’importance pour l’un etles autres, comment ce qui est important pour moi peut êtreimportant pour d’autres et inversement. On retrouve le paral-lèle entre le langage ordinaire (la sensibilité à ce que nousdevrions dire et quand) et le jugement esthétique (le discoursde la critique comme détermination de l’importance). Pas depertinence sans importance, sans investissement de « ce quicompte ».

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1. Voir plus loin, p. 65-66.

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Mais il se peut que la pertinence, la valeur et la peine ne soientpas l’important. L’effort est sans pertinence et sans valeur tantqu’il ne vous devient pas nécessaire de savoir ces choses. C’estlà que se trouve le public de la philosophie ; mais là aussi, tantqu’elle dure, sa performance 1.

La critique est une entreprise de connaissance de soi.Et c’est selon Cavell le propre de l’« écriture du moderne » :« Un exercice de la critique qui ne consiste pas à déterminer sila chose ainsi conçue est bonne, mais pourquoi elle a étévoulue telle. » Il propose une conception de la critique, et del’objectivité, selon laquelle « ces deux dernières questionsvont ensemble ». En associant de façon radicale « l’exactitudescrupuleuse » du désir artistique et « un impératif moral etintellectuel », Cavell redéfinit l’intention (meaning) par l’arti-culation du désir, de l’importance et de la valeur.

Lorsque j’aborde la question du moderne, je traite la questionde l’art comme un domaine dans lequel la relation entre expres-sion et désir est purifiée : dans le moderne, en effet, ni le produc-teur, ni le consommateur n’ont rien à leur disposition (ni histoire,ni convention, ni genre, forme, médium, physionomie, ou composi-tion...) qui puisse assurer la valeur ou la signification d’un objet,hormis que quelqu’un veuille que la chose soit comme elle est 2.

La voix universelle et la parole malheureuse.

Alors quels sont les critères de ce qui est important, signifi-cant ? Nos mots, nos concepts sont morts sans leurs critèresd’usage. Wittgenstein et Austin cherchent ces critères à partirde leur perception des usages. Comment prétendre accomplircela ? C’est cette question – de l’absence essentielle de fonde-ment de cette prétention – qui définit le sens de critère. Autre -ment dit : c’est la question permanente de la pertinence de larecherche qui fait la pertinence de la recherche, et définitla tâche de la critique, comme la dimension critique de laphilosophie. D’où l’importance de l’analyse « esthétique » duchapitre III, et toutes ses conséquences politiques, dévelop-pées dans la suite de l’œuvre de Cavell mais dont les principes

18 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Ibid., p. 72.2. Les Voix de la raison, p. 156. Voir ici le chp. VIII.

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sont posés ici, à travers l’interrogation sur le fondement denos accords – sur le fondement naturel de nos conventions –et sur ma voix dans la communauté.

La question est déjà posée au chapitre II à propos deWittgenstein.

La question est : Pourquoi certaines affirmations sur moi-même s’expriment-elles sous la forme « Nous... » ? Sur quel sujetpuis-je parler pour les autres en me basant sur ce que j’ai apprisde moi-même ? [...] Supposez alors que l’on demande : « Maiscomment est-ce que je sais que les autres parlent comme moi ? »Je sais que sur certaines choses ce n’est pas le cas ; j’ai unecertaine connaissance de ma singularité. Mais si la question veutdire : « Comment est-ce que je sais fondamentalement que lesautres parlent comme moi ? », alors la réponse est : Je ne le saispas. Il se peut que je découvre que nous n’utilisons pas de lamême manière le concept le plus commun 1.

La pensée de l’ordinaire consiste ainsi à rechercher desmoyens de reconnaître, et de trouver, sa voix, l’accord dansle langage, la justesse d’expression – mais aussi trouver lesmoyens de dire l’inadéquation, le malaise, le désaccord.Qu’est-ce qui fonde le recours au langage ordinaire ? Tout ceque nous avons, c’est ce que nous disons, et nos accordsde langage. La recherche de l’accord (demander « que diriez-vous si... », comme Austin le fait) est fondée sur tout autrechose que des significations ou la détermination de « senscommuns » aux locuteurs. L’accord dont parlent Austin etWittgenstein n’a rien d’un accord intersubjectif. C’est unaccord aussi objectif qu’il est possible. Mais d’où vient cetaccord ? Dans « L’accessibilité », Cavell fait la remarquesuivante sur Wittgenstein, qui aura un immense retentisse-ment (elle sera reprise par Putnam, McDowell, Diamond).

Nous apprenons et nous enseignons des mots dans certainscontextes, et on attend alors de nous (et nous attendons desautres) que nous puissions (qu’ils puissent) les projeter dansd’autres contextes. Rien ne garantit que cette projection ait lieu(et en particulier ce n’est pas garanti par notre appréhension desuniversaux, ni par notre appréhension de recueils de règles), demême que rien ne garantit que nous fassions et comprenions les

19PRÉSENTATION

1. Voir plus loin, p. 156-157.

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mêmes projections. Que nous le fassions en fin de compte estaffaire de ce que nous partageons certains itinéraires d’intérêtet de sentiment, certains modes de réaction, [...] des cas où telénoncé est une affirmation, où il est un appel, et où il est uneexplication – tout ce tourbillon de l’organisme que Wittgensteinappelle des « formes de vie ». La parole et l’activité humaines,leur santé mentale et leur communauté ne reposent sur rien deplus que cela, mais sur rien de moins non plus. C’est une visionaussi simple qu’elle est difficile et aussi difficile qu’elle est (parcequ’elle l’est) terrifiante 1.

Cavell montre à la fois la fragilité et la profondeur de nosaccords, et s’attache à la nature même des nécessités quiémergent de nos formes de vie. Que notre langage ordinairene se fonde que sur lui-même n’est pas seulement sourced’inquiétude quant à la validité de ce que nous faisons etdisons : c’est la révélation d’une vérité sur nous-mêmes, le faitque « je » suis la seule source possible d’une telle validité. Cen’est pas une interprétation « existentielle » de Wittgenstein,mais une nouvelle entente du fait que le langage est notreforme de vie. L’acceptation de ce fait – que Cavell définitcomme « l’absence de fondement ou de garant pour la fini-tude, pour des créatures dotées du langage, et soumises à sespouvoirs et à ses impuissances, soumises à leur condition mor -telle » – n’est donc pas ici un soulagement, mais la reconnais-sance (acknowledgement) de la finitude et du quotidien.

L’originalité de Cavell dans Dire et vouloir dire est bien danssa réinvention de la nature du langage, et dans le lien qu’ilinstaure entre cette nature et la nature humaine, la finitude.C’est en ce sens que la question des accords de langagereformule à l’infini celle de la condition de l’homme, et quel’acceptation de celle-ci va de pair avec la reconnaissance deceux-là. Le problème philosophique que soulève la philoso-phie du langage ordinaire est double. D’abord : de quel droitse fonder sur ce que nous disons ordinairement ? Ensuite :sur quoi, ou sur qui, se fonder pour déterminer ce que nousdisons ordinairement ? Mais – là est le génie du questionne-ment de Dire et vouloir dire – ces questions n’en font qu’une.L’énigme centrale de la rationalité et de la communauté est lapossibilité pour moi de parler au nom des autres. Cela explique

20 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Ibid., p. 138-139.

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le passage chez Wittgenstein du paradigme de la descriptionà celui de la confession, et le ton particulier des Recherches,qui ont quelque chose de l’autobiographie. Naît dans Dire etvouloir dire et sa méthode l’idée que toute philosophie estautobiographique, et certainement le projet ultérieur de menercette idée jusqu’au bout (celui d’une autobiographie). Le genreautobiographique se substitue chez le second Wittgenstein,comme chez Rousseau et Thoreau, à ceux du traité philoso-phique, de l’article argumenté voire de l’aphorisme :

L’auteur a des secrets à dire qui ne peuvent être révélés qu’àdes étrangers. Ce sont des secrets parce que rares sont ceux quitiennent à en avoir connaissance. Seuls ceux qui se reconnaissentcomme étrangers peuvent les entendre, car ceux qui s’en croientfamiliers penseront qu’ils ont déjà entendu ce que l’auteur dit.Ils ne comprendront pas qu’il parle en confidence 1.

Cette remarque de Sens de Walden nous ramène à la voix età la question du fondement de l’accord : celle de la nature dumoi – en tant que capacité à parler en mon propre nom. Il estimportant pour Cavell que Wittgenstein dise que nous nousaccordons dans et pas sur le langage. Cela signifie que nous nesommes pas acteurs de l’accord, ou que le langage précèdeautant cet accord qu’il est produit par eux, que cette circula-rité même constitue un élément de scepticisme. On ne trou-vera pas dans la convention une réponse au problèmedu langage, parce qu’elle ne constitue pas une explication dufonctionnement du langage, mais une difficulté. L’idée deconvention ne peut rendre compte de la pratique réelle dulangage, et nous empêche de voir la naturalité du langage.Notre accord – avec les autres, avec moi-même – est unaccord des voix : notre übereinstimmen pour Wittgenstein estun accord « harmonique ». Cavell définit un accord qui n’estpas psychologique ni intersubjectif, qui n’est fondé surrien d’autre que la validité d’une voix : ma voix individuelleprétend à être une « voix universelle » – ce que fait une voixlorsqu’elle ne se fonde que sur elle-même pour établir un

21PRÉSENTATION

1. Sens de Walden (The Senses of Walden), trad. fr. par Bernard Rival etOmar Berrada, Courbevoie, Éd. Théâtre typographique, 2008, p. 92-93[1972].

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assentiment universel, en lieu et place de toute condition dela raison.

Au chapitre III de Dire et vouloir dire, Cavell pose la questiondu fondement du langage dans ces termes kantiens, montrantla proximité entre les démarches de Wittgenstein, d’Austin etun paradoxe inhérent au jugement esthétique : se fonder surmoi pour dire ce que nous disons. Cavell renvoie au passageconnu du § 8 de la Critique de la faculté de juger. Avec le juge-ment esthétique, Kant nous fait « découvrir une propriété denotre faculté de connaître qui sans cette analyse nous seraitrestée inconnue » : la « prétention à l’universalité » propre aujugement de goût. Kant distingue l’agréable du beau (quiprétend à l’assentiment universel) en termes de jugementprivé contre public. Comment un jugement qui a tous lescaractères du privé peut-il alors prétendre à être public, àvaloir pour tous ? Kant relevait le caractère étrange, « déconcer-tant », de ce point, dont Wittgenstein conduit l’Unheimlichkeità sa limite. Le jugement de goût exige l’assentiment universel,« et en fait chacun suppose cet assentiment ». Ce qui soutientune telle prétention, c’est ce que Kant appelle voix univer-selle, Stimme que l’on entend dans übereinstimmen, le verbeemployé par Wittgenstein. La question de la voix universelleest celle de la voix même, celle de son arrogance (arrogation).Le philosophe parle dans un usage particulier avec les motsordinaires, dont rien ne dit qu’ils seront acceptés des autres,et prétend parler pour tous.

C’est la question que pose Cavell : comment puis-je savoirsi je « projette » adéquatement les mots que j’ai appris dans denouveaux contextes ? Il y a une dimension « malheureuse 1 »,d’échec dans la philosophie du langage ordinaire, obsédée parles cas où le langage rate, est inadéquat, inexpressif, inarti-culé. À l’arrière-plan des analyses de Cavell se trouve la clas-sification des échecs (infelicities) proposée par Austin dansHow To Do Things With Words en association avec la définitiondes performatifs. L’échec toujours possible du performatifdéfinit le langage comme activité humaine, heureuse oumalheureuse. Un des buts de la philosophie du langage ordi-naire sera alors de déterminer les manières ordinaires pour un

22 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Voir J. BOUVERESSE, La Parole malheureuse, Paris, Éd. de Minuit, 1971,qui s’intéresse aussi au langage ordinaire.

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énoncé d’être malheureux, raté, inadéquat au réel. Cette possi-bilité toujours présente et parfois tragique de l’échec du langageet de l’action est au centre des préoccupations d’Austin.Cavell va plus loin : le scepticisme traverse l’usage ordinairedu langage. Je suis tenté constamment, ou menacé, par l’inex-pressivité. Cavell rapproche ainsi Freud et Wittgenstein, dansleur conscience commune de l’impossibilité du contrôle de ceque nous disons (renforcée par notre volonté de maîtrise etde savoir).

Parce que la rupture d’un tel contrôle est le propos constantdu dernier Wittgenstein, son écriture est profondément pratiqueet négative, à la manière de celle de Freud. Et comme la thérapiede Freud, elle préfère empêcher une compréhension qui ne s’accompagne pas d’une transformation intérieure. [...] Chez tousdeux, ce malheur se révèle par le manque d’adéquation entre cequ’on dit et ce qu’on veut dire ou ce qu’on exprime ; pour tousles deux, le moi se dissimule dans l’affirmation et l’action, et sedévoile dans la tentation et le souhait 1.

L’examen – que ce soit par la philosophie du langage ordi-naire, ou par la psychanalyse – de nos énoncés ne nous rendpas plus maîtres de nos vies ou de nos mots. Là est le passage,radical, opéré par Cavell dès Dire et vouloir dire. C’est pour-quoi, en définissant, comme le fait Cavell, le langage ordi-naire par la voix, la voix du moi qui parle, au nom des autres,dans cette arrogance qui est la marque de toute parolehumaine – on ne reconstitue pas un nouveau sujet commesujet de la parole. En posant la question : comment vouloirdire ce que je dis ?, Cavell, loin de rétablir la subjectivité dansses droits en la définissant par la voix, renverse le questionne-ment sur le langage privé. Le problème n’est pas de ne paspouvoir exprimer ce que j’ai « en moi », de penser ou sentirquelque chose sans pouvoir le dire ; il est inverse, de vouloirdire ce que je dis. Ici intervient Austin : dire, comme l’a montréQuand dire c’est faire, que le langage est aussi action, ne signi-fie pas que je contrôle le langage (car comme le montre le rôlecentral des excuses dans nos vies, je ne contrôle pas plus mesactions). Ce point résume une intuition de Dire et vouloir dire,

23PRÉSENTATION

1. Voir plus loin, p. 163.

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une impossibilité de dire le monde, qui masque un refus de seconnaître et de vouloir dire.

Ce dont ils ne s’étaient pas rendu compte, c’est de ce qu’ilsétaient en train de dire, ou de ce qu’ils étaient vraiment en trainde dire, et ainsi n’avaient pas su ce qu’ils voulaient dire. En cesens, ils ne s’étaient pas connus eux-mêmes, et n’avaient pasconnu le monde 1.

La question du privé et du sujet est déplacée, et devientcelle de la fatalité du vouloir-dire. Le problème n’est pluscelui du non-sens ou de l’impossibilité de faire sens, mais lacontrainte de l’expression. Comprendre que le langage estnotre forme de vie veut dire accepter cette naturalité dulangage, et du vouloir-dire. D’où le scepticisme, l’impossibi-lité de l’accès au monde étant un masque pour mon refus dele (re)connaître, c’est-à-dire de supporter la signification,l’expression. C’est ce qui est décrit dans les derniers chapitresde Dire et vouloir dire. Nous ne sommes pas des acteurs denotre langage, mais, pour reprendre le mot d’Emerson,victimes de l’expression. Je suis aussi actif (et aussi passif) dansma voix que dans ma respiration, et la question n’est plus seule-ment de pouvoir accéder à la communauté des locuteurs, maisde supporter l’expression.

La forme de vie contre la grammaire.

Or il faut une nouvelle lecture de Wittgenstein (c’est toutel’importance du chapitre II) pour mettre en évidence la réalitéde l’expression, et de « ce qui est dit », et l’inscription de lavoix dans la forme de vie humaine. Il faut pour cela redéfinirce que nous entendons par « grammaire ». En effet, une certainelecture de Wittgenstein conduit à focaliser sur des règles quiconstitueraient une grammaire, celle des normes du fonction-nement et de l’usage « normal » du langage, à acquérir au mêmetitre que toute connaissance. Cavell, à rebours, propose unelecture de Wittgenstein où l’apprentissage est initiation à laforme de vie ou plutôt aux « formes de vie pertinentes ».

24 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Ibid., p. 122-123.

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En apprenant le langage, on n’apprend pas seulement laprononciation des sons et leur ordre grammatical, mais aussi les« formes de vie » qui font de ces sons les mots qu’ils sont, en étatde faire ce qu’ils font 1.

Avec sa première étude systématique de Wittgenstein,publiée dans un recueil édité par George Pitcher (1958)consacré aux Recherches philosophiques, Cavell trouvait le tonde sa lecture de Wittgenstein, qui allait révolutionner lechamp des études wittgensteiniennes. D’emblée, Cavell s’ins-crivait contre une lecture (alors institutionnalisée, et domi-nante depuis) de Wittgenstein, représentée par le livre de Polequ’il critique ici, et notamment contre une fausse ruptureentre la première philosophie, représentée notamment par leTractatus, et la seconde philosophie de Wittgenstein. Si l’oncaricature cette lecture de Wittgenstein, dont il faut biendire qu’elle est restée plus ou moins dominante, jusque dansde récents ouvrages de référence comme le DictionnaireWittgenstein, on peut la décrire ainsi : le premier Wittgensteinserait un métaphysicien réaliste, qui cherche à établir unearticulation logique entre langage et réalité ; le second aban-donne ce projet pour une description des règles d’usagede notre langage. On aurait donc un premier Wittgensteinréaliste et métaphysicien, un second Wittgenstein antiréalisteet normativiste. Cavell fut le premier à ébranler ce dogme.La seconde philosophie de Wittgenstein est, nous dit Cavelldans ce texte, un retour à l’ordinaire, et veut nous réap-prendre des choses que nous savons déjà mais ne voulons passavoir. Lorsque Wittgenstein parle de règles ou de langage, ilne donne ni thèse ni explication, mais décrit : nous apprenonsl’usage des mots dans certains contextes, de nos aînés, et toutenotre vie, sans filet, sans garantie, sans universaux, et nousdevons les utiliser dans de nouveaux contextes, les projeter,créer de nouveaux sens – c’est cela qui constitue la trame del’existence humaine et la pratique du langage.

Une telle lecture de Wittgenstein permet alors, à rebours,de relire le Tractatus comme première théorie de l’usage et dela pratique du sens : c’est la lecture qu’on appelle « NewWittgenstein » et qui a été illustrée par les travaux de Cora

25PRÉSENTATION

1. Les Voix de la raison, chp. 7.

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Diamond et James Conant. C’est en effet une compréhensiondu projet antimétaphysique du second Wittgenstein qui permetde voir clairement ce qu’il a voulu faire avec le Tractatus. Maisau-delà de l’influence incontestable de Cavell dans les étudeswittgensteiniennes non orthodoxes, il faut noter l’innovationcritique opérée par Cavell, source de toutes les autres. PourCavell, le texte de Wittgenstein est écrit, et ses énoncés nesont pas un ensemble de thèses. Ils instaurent une positionparadoxale de l’auteur (même dans le Tractatus), un rapportdécalé de l’auteur à ses écrits et à sa voix – une subjectiviténouvelle, non plus fondationnelle mais sceptique, et quiémerge dans l’usage ordinaire. Il faut faire attention, quandon lit une phrase de Wittgenstein, à sa tonalité et à la sensibi-lité du sens à l’usage commun.

On retrouve cette attention dans la phrase d’ouverture desVoix de la raison, qui offre une perspective sur l’œuvre deWittgenstein comme critique et éducation de soi :

Si ce n’est pas au commencement de la dernière philosophiede Wittgenstein (puisqu’au début on ne peut pas davantageconnaître ce qui donne son départ à la philosophie que ce quipermettra de la mener à bonne fin), et si ce n’est pas non plusdès l’ouverture des Recherches philosophiques (puisque cette ouver-ture ne saurait être prise pour le point de départ de la philosophiequ’elle introduit, et que les termes dans lesquels une telle intro-duction pourrait être comprise peuvent difficilement être inclusdans l’ouverture elle-même), et si par ailleurs nous reconnaissonsd’emblée (si du moins nous la laissons ouverte dès le départ)l’éventualité que la manière dont les Recherches sont écrites soittout à fait interne à ce que celles-ci enseignent [...]. Commentpermettrons-nous à ce livre de nous instruire : de tout cela, ou dequelque chose 1 ?

Cavell subvertit le recours à la notion de règle pour ysubstituer celle de critère et de forme de vie. Nous nousaccordons dans des formes de vie, mais cet accord n’expliqueet ne justifie rien. On voit la dimension tragique et sceptiquede la conception de la communauté linguistique qui sous-tend l’interprétation cavellienne. Tout ce que nous avons,c’est ce que nous disons, et nos accords : rien d’autre. Tout,

26 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. Ibid., p. 1.

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« le langage, ainsi que la compréhension, et la connaissancereposent sur des fondations extrêmement précaires – légerfilet jeté sur un abîme ». Le chapitre II de Dire et vouloir direnous fait voir clairement le passage qui s’est accompli chezCavell de la question du langage commun à celle de la commu-nauté des formes de vie, communauté qui n’est pas seule-ment le partage de structures sociales mais de tout ce quiconstitue le tissu des existences et activités humaines. Cavellmontre à la fois la fragilité et la profondeur de nos accords, ets’attache à la nature même des nécessités qui émergent, pourWittgenstein, de nos formes de vie.

S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notreforme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produitd’un accord, qu’il nous est naturel en ce sens, et que l’idée deconvention est là pour à la fois singer et masquer cette néces-sité : « Sous la tyrannie de la convention, il y a la tyrannie dela nature », dira Cavell. Dans ce premier texte est déjà suggé-rée la critique opérée dans Une nouvelle Amérique encore inap-prochable, des interprétations habituelles de la « forme de vie »,par la formule : formes de vie (pas seulement formes de vie).Ce qui est donné, c’est nos formes de vie. Ce qui nousconduit à vouloir rompre nos accords, à rejeter les critères,c’est le refus de ce donné, de cette forme de vie dans sa dimen-sion, non seulement sociale, mais biologique. C’est sur cesecond aspect (vertical) de la forme de vie que Cavell insiste,tout en reconnaissant l’importance du premier (horizontal,sur l’accord social). Ce que les discussions sur le premier sens(celui du conventionnalisme) ont occulté, c’est la force, chezWittgenstein, du sens « naturel » de la forme de vie, du carac-tère fatal en quelque sorte de l’ordinaire, que Wittgensteindétermine en évoquant les « réactions naturelles », « l’histoirenaturelle de l’humanité », à quoi semble renvoyer aussi le belexergue de Giraudoux. Le donné des formes de vie, ce ne sontpas seulement les structures sociales, les différentes habitudesculturelles, mais ce qui a à voir avec « la force et la dimensionspécifique du corps humain, des sens, de la voix humaine 1 ».Cavell s’interroge sur ce qu’il appelle « le fondement naturelde nos conventions », et nous donne accès à la radicalité

27PRÉSENTATION

1. This New Yet Unapproachable America, trad. fr. par S. Laugier, Combas,Éd. de l’Éclat, 1991, p. 47 [1989].

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propre de Wittgenstein : le retournement du conventionnel ennaturel. Elle permet de comprendre, au-delà des banalitéssur une thérapeutique wittgensteinienne, en quoi la lecturede Wittgenstein peut nous transformer (en quoi elle estrévolutionnaire).

Il s’agit d’un point difficile à assimiler encore aujourd’hui.Le philosophe John McDowell, dans un article célèbre,commente ainsi le passage sur la forme de vie :

La terreur dont parle Cavell à la fin est une sorte de vertige,induit par la pensée qu’il n’y a rien d’autre que des formes de viepartagées pour nous conserver, en quelque sorte, sur les rails.Nous avons tendance à penser que c’est là un fondement insuffi-sant pour notre conviction (lorsque, disons, nous poursuivonsune série de nombres) que nous faisons vraiment, à chaqueétape, la même chose qu’auparavant. Dans cet esprit, nous avonsalors l’impression que ce que Cavell décrit ne peut être un schèmeconceptuel partagé à l’intérieur duquel quelque chose, dans lescirconstances, est objectivement le mouvement correct 1.

Comme tente de le montrer McDowell dans sa proprelecture de Wittgenstein, cette inquiétude (le vertige) se fondesur une conception illusoire de la certitude déductive, qui n’estpas plus (ni moins) fondée que les autres activités décritespar Wittgenstein : si nous acceptons l’idée que des pratiquescomme compter, etc., soient immanentes à nos formes de vie(dépendantes, dit McDowell), et pourtant rationnelles, àplus forte raison les autres pratiques. On aurait ainsi, selonMcDowell, « le traitement » pour le vertige : l’acceptationimmanente de notre dépendance comme interne à nosconcepts.

Mais il ne s’ensuit pas de manière si évidente que le ditMcDowell que la question du scepticisme disparaît. « L’accep -tation des formes de vie » n’est pas la réponse toute prête auxproblèmes philosophiques, et Wittgenstein n’aurait certaine-ment pas apprécié un certain discours actuel d’inspiration

28 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. J. MCDOWELL, « Non-cognitivism and Rule-following », dans S. HOLTZMANet Ch. LEICH (éd.), Wittgenstein : to Follow a Rule, Londres, Routledge andKegan, 1981, trad. fr. par J.-Ph. Narboux, « Non-cognitivisme et règles »,Archives de philosophie, 2001, p. 149. Voir aussi S. LAUGIER, « Où se trouventles règles ? », dans Sandra LAUGIER et Christiane CHAUVIRÉ (éd.), Lire les« Recherches philosophiques », Paris, Vrin, 2007.

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wittgensteinienne où le recours aux formes de vie devientrefus de toute interrogation ou mise en cause de ces formes.Une des forces de la lecture de Cavell ici est dans sa mise encause d’une telle conception de la forme de vie, mise en causequi se révèle indissociable d’un maintien, et d’une réactiva-tion, du questionnement sceptique. On oublie ou refoule dansl’idée de forme de vie la naturalité du langage, son caractèrehumain, lié à la finitude et aux limites du corps humain.L’angoisse de tout apprentissage est celle de la règle : rien nenous assure que nous sommes sur les bons rails. Mais ce n’estpas une anxiété que le transcendantal – ou le figement de lagrammaire en substitut de transcendantal – puisse soulager,contrairement aux espoirs de McDowell.

Le traitement pour le « vertige » – l’angoisse inhérente àl’usage du langage – ne sera pas non plus, comme le proposeKripke 1, dans le recours à la communauté, car cette angoisseest suscitée précisément par le rapport de l’individu à lacommunauté, la question de l’instruction. Cela montre leslimites d’une certaine conception anthropologique de la règle,qui va trouver dans l’accord de communauté « l’arrière-plan »(pour reprendre l’expression que Searle reprend à Wittgenstein)de toute justification de nos actions. Wittgenstein veut mon -trer à la fois la fragilité et la profondeur de nos accords, etla nature même des nécessités 2 qui émergent de nos formesde vie. Il n’y a pas de « traitement » à ce scepticisme, qui n’estpas seulement un doute sur la validité de ce que nous faisons/disons, mais nous révèle à quel point j’en suis la seule sourcepossible. Récuser cela, comme Kripke, en plaçant dans lemaître (ou « les autres », la communauté) la source de l’auto-rité, ce n’est pas répondre au scepticisme, mais le renforcer.La lecture alternative de Wittgenstein que « L’accessibilité »permet d’opposer à Kripke serait celle de l’ordinaire. On faitcomme si le recours à l’ordinaire, et à nos formes de vie (entant que donné à accepter), était une solution au scepticisme :comme si les formes de vie étaient, par exemple, des institu-tions sociales qu’il n’y aurait alors pas de sens à vouloirrenverser ou contester. Ici s’opposent deux représentations de

29PRÉSENTATION

1. S. KRIPKE, Wittgenstein : règles et langage privé, Paris, Éd. du Seuil, 1996,p. 21 [1982]. Voir la discussion au chap. II dans St. CAVELL, Conditions nobleset ignobles, trad. fr. C. Fournier, Combas, Éd. de l’Éclat, 1993 [1989].

2. Voir J. BOUVERESSE, La Force de la règle, Paris, Éd. de Minuit, 1987.

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la connaissance ordinaire, celle de Searle 1 de l’arrière-plan(institutions qui constituent l’arrière-plan nous permettantd’interpréter le langage, de percevoir, et de suivre des règles),et celle de Cavell de la naturalité de la forme de vie. Or ceterme d’arrière-plan apparaît dans les Recherches pour indi-quer une représentation que nous nous faisons (§ 102), paspour expliquer quoi que ce soit. L’arrière-plan ne peut doncavoir de rôle causal, car il est le langage même – nos usagesordinaires, le grouillement dont parle Cavell, et qui est décritainsi chez Wittgenstein :

Comment pourrait-on décrire la façon d’agir humaine ? Seule -ment en montrant comment les actions de la diversité des êtreshumains se mêlent en un grouillement. Ce n’est pas ce qu’unindividu fait, mais tout l’ensemble grouillant [Gewimmel] quiconstitue l’arrière-plan sur lequel nous voyons l’action [Zettel,§ 567].

On voit, à partir du cadre de lecture que propose Cavell,l’inadéquation de l’expression d’« arrière-plan » : nous voyonsl’action, prise au milieu d’un grouillement, du tourbillon de laforme de vie. Ce n’est pas la même chose de dire que l’appli-cation de la règle est déterminée par un arrière-plan, et qu’elleest à décrire dans l’arrière-plan d’actions et de connexionshumaines. Suivre une règle fait partie de notre vie (réelle) dansle langage. Dans Philosophie par gros temps, Vincent Descombesexplique que les jeux de langage n’ont pas besoin de justificationni de fondement, et renvoie à un manuscrit où Wittgensteincompare les règles des échecs à celles de la cuisine et de larôtisserie, qui doivent correspondre à la nature de la viande 2.Wittgenstein précise d’une telle remarque qu’elle est « gram-maticale ». La grammaire n’est pas un ensemble de règles defonctionnement du langage. Elle ne nous apprend rien, ditCavell, que nous ne sachions déjà. « Quand il pose la ques-tion : “Que dirions-nous (qu’appellerions-nous)... ?”, [...] ildemande une chose à laquelle on peut répondre en se souve-nant de ce qu’on dit et de ce qu’on veut dire. » Les problèmes

30 DIRE ET VOULOIR DIRE

1. J. SEARLE, La Construction de la réalité sociale, trad. fr. par C. Tiercelin,Paris, Gallimard, 1998, chap. VI.

2. V. DESCOMBES, Philosophie par gros temps, Paris, Éd. de Minuit, 1989,p. 172.

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de la philosophie ne se résolvent pas par la découverte denouveaux faits, mais par la perception de ce qui est déjà visible.« Nous voulons comprendre quelque chose qui est déjà bienvisible » (Recherches, § 89). Cela éclaire le rapport entre gram-maire et connaissance « transcendantale ». La grammairen’est pas une méthode philosophique – sauf si elle consiste àdemander « Que dirions-nous si... ? », ou « Mais quelqu’unappellera-t-il... ? ». Questions qui demandent à quelqu’un dedire quelque chose de lui-même.

Ainsi, les différentes méthodes sont-elles des méthodes pouracquérir une connaissance de soi. [...] Ce qui est peut-être plusbouleversant, et qui est certainement plus important, qu’aucunedes conclusions particulières auxquelles arrivent Freud ouWittgenstein, c’est la découverte qu’ils font que se connaître,il y a des méthodes pour cela – et que donc cela peut s’ensei-gner (bien que ce ne soit pas selon des modalités évidentes) et sepratiquer 1.

Cavell donne le ton, dès sa première lecture de Wittgenstein– plus précisément des Recherches, dont il a d’emblée comprisque c’est LE livre de Wittgenstein, où, en un sens, tout est dit(peu lui importent les milliers de pages des inédits dont senourrissent les études, et maintenant l’industrie, wittgenstei-niennes ; peu lui importe De la certitude). Cavell, en faisantdécouvrir Wittgenstein avec Austin, montre que

la nature de la connaissance de soi – et avec elle, la nature dumoi – est l’un des grands sujets des Recherches prises dans leurensemble 2.

Bien sûr, Les Voix de la raison développeront cette ligne defaçon magistrale. Il n’en reste pas moins que « L’accessibilitéde la seconde philosophie de Wittgenstein » pose à lui seul, etau sein même de la philosophie analytique, les principesd’une lecture non orthodoxe qui inspire encore les lecteursattentifs à l’importance de Wittgenstein.

31PRÉSENTATION

1. Voir plus loin, p. 156.2. Ibid., p. 157-158.

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La reconnaissance et la tragédie.

Wittgenstein et Austin nous apprennent des vérités que nouspeinons à reconnaître. Ce qui intéresse alors Cavell dans laphilosophie du langage ordinaire, c’est ce refus de reconnaître– acknowledge, ici différencié de recognize. La reconnaissanceest affaire de reconnaître, non quelque chose que l’on connaîtdéjà de quelque façon première, mais quelque chose qu’on neveut pas reconnaître sur soi. Ainsi, ce sera la pensée améri-caine, qu’il lui faudra faire encore et toujours reconnaître, parla redécouverte de l’œuvre méconnue d’Emerson et Thoreau(dans une dialectique reconnaissance/méconnaissance qui estessentielle à Cavell dès le début). C’est dans le rapport à l’ordi-naire que prend son départ sa théorisation de la reconnais-sance. Mais cette reconnaissance, à la différence d’autrestraitements contemporains, n’est pas affaire de volonté, nid’éthique : elle passe par la perte et par le scepticisme. C’estcette articulation spécifique du scepticisme et de la reconnais-sance qui émerge dans les derniers chapitres.

Selon Cavell, le scepticisme sous sa forme philosophiqueclassique (puis-je connaître quoi que ce soit ?) représente etmasque une incapacité ou un refus de connaître, et reconnaître,l’autre, qui est aussi bien une incapacité à entrer en relationavec le monde. Cavell propose à partir de cette thèse unelecture nouvelle de Wittgenstein, et de la tradition sceptiquemoderne de Montaigne à Shakespeare, comme montrant lavérité du scepticisme, c’est-à-dire la tragédie. Le scepticisme,étant déni de savoir, rupture du contact avec le monde et lelangage commun, ne peut être surmonté par une nouvelleconnaissance (knowledge). La seule réponse au scepticisme estde l’ordre de la reconnaissance (acknowledgement) de l’accep-tation de la finitude et de l’humanité. La question de la tragé-die est alors dans le droit-fil de la découverte du langageordinaire chez Austin et Wittgenstein – de la réappropriationdu langage comme mien (nôtre), d’une réinvention de lasubjectivité, en termes de réappropriation de la voix humaine –par l’oreille, l’entente, le pitch, et Cavell subvertit ainsi lemodèle visuel de la reconnaissance.

Dans « Connaître et reconnaître », Cavell part, commeAustin, de la question de la réalité du monde extérieur, etmontre que scepticisme philosophique et réfutations du scep-ticisme partagent ainsi la même illusion : celle d’un accès au

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réel par la production de critères. Nos critères ordinairesseront toujours décevants pour la volonté de connaître, ils nenous donneront jamais le réel que réclame la philosophie.Ainsi les réfutations du scepticisme renforcent le scepticisme :vouloir prouver que le sceptique a tort, qu’il y a bien làquelque chose – si, si, je le sais –, est le plus sûr moyen de nejamais savoir. C’est là que se situe le retournement opéré parCavell. La menace sceptique, au lieu d’être évitée ou niée,doit être reconnue pour ce qu’elle est : elle ne concerne pas laconnaissance, mais la reconnaissance. La lecture de Cavell secaractérise alors par son expression de la différence et durapport entre deux types de scepticisme, le scepticisme quiconcerne notre connaissance du monde, et celui qui concernenotre rapport à autrui. Le premier scepticisme peut dispa-raître, ou être suspendu, grâce aux arguments philosophiques,ou aux sollicitations de la vie courante. Le second scepti-cisme, dit Cavell, est vécu, il traverse ma vie ordinaire. Je peuxvivre dans la méconnaissance d’autrui. Le premier scepti-cisme est le masque du second, et transforme en question deconnaissance une question plus inquiétante, celle du contactavec autrui, de sa/ma reconnaissance comme être humain.Il transforme en incapacité de savoir mon refus d’accepter etde reconnaître ma condition. Ainsi apparaît la « vérité duscepticisme » : le doute déguise une certitude plus effrayanteque le doute lui-même. Cavell illustre ce point à partir dela tragédie shakespearienne, dont les héros (Lear, Othello)transforment en problème de connaissance (le doute sur lafidélité, sur la paternité) leur anxiété devant la réalité physiquede l’autre. La tragédie étant « le lieu où l’on ne peut échapperaux conséquences de ce recouvrement d’une question parl’autre ». La lecture du scepticisme engagée dans Dire et vouloirdire va doublement à rebours des lectures historiques du scep-ticisme, et des problèmes sceptiques de la philosophie analy-tique, centrés sur les limites de la connaissance. Elle revientà demander : voulons-nous vraiment (nous) connaître ? Caril ne s’agit pas seulement de pouvoir savoir, mais de vouloirsavoir ; et quand le désir de savoir est mêlé et abandonné audéni de savoir, au refus de connaître, il prend la forme duscepticisme.

Cela veut dire aussi que ce qui est montré dans la tragédiepourrait l’être sur un mode comique et non plus tragique,comme le disait Marx du 18 Brumaire. La version tragique du

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scepticisme, étudiée dans « Connaître et reconnaître » et dans« L’évitement de l’amour », trouvera en effet une formulationsur le mode comique dans l’ouvrage de Cavell le plus célèbreet le plus séduisant, À la recherche du bonheur, et sa lecture desthèmes shakespeariens au cœur de la comédie du remariage.Les comédies étudiées par Cavell mettent en scène la conver-sation et l’expressivité ordinaires comme moyen de surmonter laséparation, et donc le scepticisme. Ainsi émerge une réponseheureuse à la question du scepticisme : comme si le cinémapouvait domestiquer la terreur sceptique, faire reconnaître laréalité et la fatalité de la séparation, la convertir en répétitionheureuse et désirée du quotidien 1. Dans À la recherche dubonheur, Cavell montre que la visée principale de l’intriguedans les comédies du remariage n’est pas (comme dans lacomédie classique ou romantique) d’unir le couple central,mais de le re-mettre ensemble, par un processus de reconnais-sance mutuelle. Scepticisme et tragédie nous montrent que lacondition humaine est la séparation (separateness). L’idée deCavell, à la fois évidente et inédite, est de concevoir la comé-die comme retournement et conversion du scepticisme, surfond de données semblables. Ce qui, dans la tragédie, est dénisceptique de la séparation, devient, dans la comédie, l’accep-tation reconnaissante de cet état.

Dans son essai sur Lear, « L’évitement de l’amour », Cavellidentifie le philosophe et le héros tragique dans leur quêted’une preuve de l’existence du réel, et dans leur incapacitéà accepter, simplement, d’en faire partie, et d’en être (réel,mortel).

Or cela rejoint ce que je n’ai cessé de soutenir : à l’originedu scepticisme, il y a la tentative de transformer la conditionhumaine, la condition de l’humanité, en une difficulté d’ordreintellectuel, en énigme. (D’interpréter « une finitude métaphy-sique comme un manque intellectuel ») 2.

L’invention de la tragédie shakespearienne est inséparablede ce moment de l’histoire où émerge une nouvelle volonté

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1. In Quest of the Ordinary, Chicago, University of Chicago Press, 1988,p. 178.

2. Les Voix de la raison, p. 703.

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de savoir, en même temps que de nouvelles sources d’incerti-tude : l’époque de Galilée et Descartes, contemporains deShakespeare. Le scepticisme (moderne) s’invente dans cettenouvelle épistémologie dont les découvertes ouvrent la voie àune ignorance plus radicale. Le philosophe moderne perdainsi le monde en voulant le saisir, par une fatalité inhérenteà toute démarche de connaissance.

On comprend alors le lien entre ces chapitres conclusifs surla reconnaissance et les premiers, consacrés au langage ordi-naire. Le scepticisme est perte de l’expression ordinaire, de laconversation avec autrui et le réel. Une figuration du scepti-cisme serait l’impossibilité de la conversation, l’impossibilitéd’entrer en relation avec autrui dans le langage : impossibilitémise en scène dans la tragédie et le mélodrame 1, mais quiest quotidienne. Le chemin de la reconnaissance passe parl’expression, par le fait de surmonter ce fantasme d’inexpres-sivité – car ce qui est difficile, ce n’est pas l’inexprimable,l’impossibilité d’être expressif, c’est l’expression même : l’expres-sion est exposition à autrui, et accepter l’expression est accepterde compter pour l’autre, d’être reconnu par lui. Cavell découvredans Dire et vouloir dire que la solution au scepticisme n’estpas dans la réfutation, mais dans un retournement. Le scepti-cisme concluait que la condition humaine est la séparation(separateness). C’est l’évitement (avoidance, évitement et évi -dement conjugués de la relation) de cette conclusion qui serévèle mortifère. La fatalité est contournable uniquement parle retournement de l’évitement : la reconnaissance.

En rapprochant, dès Dire et vouloir dire, le scepticisme etla tragédie, Cavell montre que le scepticisme n’est pas unproblème de connaissance, mais d’expérience : le problèmen’est pas l’ignorance où nous sommes du monde, ou d’autrui,mais dans notre refus de le connaître et de nous exposer à lui.Ce n’est pas une difficulté théorique, mais pratique. Le doutesur l’existence de l’autre se révèle un masque pour l’insuppor-table certitude de sa réalité – la tragédie étant le momentparoxystique où l’on choisit la mort de l’autre pour éviter cette

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1. Plus récemment, dans Contesting Tears (Chicago, University of ChicagoPress, 1997), Cavell a écrit sur le mélodrame, y voyant la mise en scèneinverse du scepticisme comme impossibilité de la conversation ordinaire,perte de la parole, et bouclant l’itinéraire qui conduit d’Austin au cinéma.

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certitude. La comédie du remariage représente, à l’inverse, lemoment où l’on retourne la tragédie, ou l’on accepte cettecertitude sans l’éviter. Elle travaille les mêmes thèmes que latragédie ou le scepticisme, mais en les retournant. Reconnaîtrel’autre veut dire accepter d’être son égal, son proche, mêmeet autre, de s’ouvrir à ce mélange intime et explosif d’amitié,d’amusement, d’une part, de romance, de sexualité, d’autrepart, qui définissent la conversation du mariage et un charmede la vie humaine ordinaire. La tragédie shakespearienne meten évidence la capacité de l’ordinaire à engendrer du scepti-cisme. La comédie américaine met en évidence la capacité del’ordinaire à inventer une nouvelle entente de la reconnais-sance, sans nier la tragédie.

La tragédie est que la comédie a ses limites. Cela fait partie dela tristesse contenue dans la comédie ; du vide qui suit un longéclat de rire. Nous pouvons nous tenir les mains ici tant que nousvoudrons, l’une des mains est à moi et l’autre à vous 1.

La tragédie n’est pas non plus une clé ou un mot d’ordregénéral. Le tragique, dit Cavell, est que « la tragédie elle-même est devenue inefficace, qu’elle s’est usée jusqu’à lacorde, parce qu’à présent même la mort ne triomphe pas denotre différence ». La mort dans la tragédie n’est pas seule-ment figure de la nécessité, et « une contingence radicalehante chaque intrigue de tragédie ». C’est « l’enveloppementréciproque de la contingence et de la nécessité, l’entropiede leur mélange », qui produit le tragique au sein de l’ordi-naire, et redéfinit, du même mouvement, l’importance d’êtrehumain.

Dire et vouloir dire est ainsi un livre sur « le moderne », et – comme l’indiquerait la forme interrogative du titre d’ori-gine – sur la possibilité et la définition de la critique. En s’inter-rogeant sur le rapport et la pertinence que nous avons ànous-mêmes – à notre tradition, philosophique, politique,ou culturelle –, il expose le lien entre les paroles que nousprononçons et entendons, la vérité que nous recherchons, et

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1. Voir plus loin, p. 502.

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la vie que nous voulons mener, ce qui était de fait, dansl’Amérique philosophique des années 1960, révolutionnaire.C’est le mot qu’utilise Cavell dans son « Avant-Propos » pour« la conviction qu’avaient Wittgenstein et Austin de leurtâche, comme version reconnaissable du désir d’établir lavérité de ce monde » :

Il est vrai que partout où existe vraiment un amour de lasagesse – appelez-le passion de la vérité – il est, de manière inhé-rente, même si de manière souvent inefficace, révolutionnaire ;parce qu’il équivaut à une haine pour la fausseté dans notrecaractère, et pour les compromis inutiles et dénaturés dans nosinstitutions.

Ce caractère révolutionnaire – que Cavell attribue aussibien à Wittgenstein et Austin qu’à Freud, Nietzsche, Thoreau,Kierkegaard, à leur capacité de nous transformer – est encore,vivace, celui de Dire et vouloir dire 1.

SANDRA LAUGIER.

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1. La parution de ce texte, quarante ans après la première publication del’ouvrage et bon nombre d’années après le début de sa traduction, ne seraitpas possible sans le soutien sans faille de Stanley Cavell. – Nous devonsbeaucoup, pour notre compréhension de l’importance, de l’actualité et dela pertinence de cet ouvrage, à James Conant, Arnold Davidson et JocelynBenoist. – Merci à Jean-Louis Laugier pour sa contribution décisive à la miseau point de la traduction dans son ensemble, et tout particulièrement pourson travail sur les chapitres VII et VIII et la nouvelle préface de l’auteur. – Mareconnaissance va aussi à Delphine Dubs pour son aide dans la relecture dutexte et la constitution de l’index de l’édition française.

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NOUVELLE PRÉFACE DE L’AUTEUR

à l’édition de 2002

Des amis m’ont souvent fait remarquer que certaines demes préoccupations ultérieures pouvaient se trouver préfigu-rées dans des passages de Dire et vouloir dire. Ce caractèreprémonitoire pourrait être compris simplement comme uneconséquence de l’histoire de ce livre, du fait que, bien que cesoit mon premier livre, et bien que l’essai qui lui donne sontitre ait été écrit en 1957, il réunisse des travaux de la dou -zaine d’années qui s’ensuivit et n’ait paru que dans le coursde ma quatrième décennie, à un moment où l’on peut imagi-ner que mes recherches s’étaient suffisamment développées.Cependant, je conçois que la présence d’anticipations notables,surprenantes, suggère quelque chose de plus spécifique concer-nant la façon dont – l’espace à l’intérieur duquel – j’opère :quelque chose que je peux présenter en termes négatifs par lareconnaissance du fait que je ne saisis jamais bien les choses – disons plutôt : qu’elles ne me sont pas claires – du premiercoup, et donc que mes efforts laissent sans cesse les chosestelles qu’elles peuvent être, et réclament d’être, remises encause. En termes positifs, c’est la reconnaissance du fait queles idées philosophiques dévoilent leurs avantages seulementpar étapes ; sans qu’il apparaisse clairement si une étapepostérieure sera un progrès ou un retour en arrière, ou encoreun arrêt, apprenant à demeurer perplexe.

Je reçus de son éditeur le premier exemplaire de ce livre lejour même où eut lieu ce que je revois comme la plus drama-tique des assemblées extraordinaires de faculté qui suivirentl’arrestation massive des étudiants en train d’occuper leprincipal bâtiment administratif de l’université Harvard, enavril 1969. Si bien que ma joie initiale, ou plutôt l’effet de la

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perception de l’existence de ce livre dans le monde, fut essen-tiellement mise de côté, sans que je puisse dire si je perdais enl’occurrence un bref répit dans mon isolement ou une sourcede refuge. Cependant, chacun des dix essais qui composentce livre a son histoire à lui, comme c’est aussi le cas de sonAvant-Propos, et un moyen possible d’en introduire uneédition nouvelle est de donner un aperçu dans chaque cas deleur histoire.

Pendant quelques années, les seuls chapitres de ce livre àfaire l’objet de discussions écrites ou de réimpressions furentles deux chapitres d’ouverture, parfois en duo. Les discus-sions étaient des comptes rendus de leur première publicationdans des revues de philosophie, et, je crois, disparurent aprèsla réunion des essais en un volume. Le rapprochement avecles autres essais dans Dire et vouloir dire aurait peut-êtrepermis à leurs lecteurs de percevoir plus clairement (commece fut le cas pour moi) que dans leurs déclarations de tout cequ’ils devaient au travail de J. L. Austin et des Recherchesphilosophiques de Wittgenstein, leur problème moteur étaitmoins de savoir comment nous connaissons ce que nousdisons et voulons dire (ce qui était le point d’attache surlequel la critique de ces deux articles était centrée) que celuide savoir ce que cela nous garantit sur notre relation aumonde, à autrui, à moi-même : qu’à la fois je sais en fait, à undegré qui reste indéterminé, et à la fois inévitablement(excepté grave atteinte physique ou psychique) et obstiné-ment je ne sais pas, ou ne puis pas dire, ce que je veux dire,et que je puis en savoir plus en me souciant de tout ce quej’aimerais mieux dire ou pourrais peut-être ou devrais en toutcas ou bien serais capable de dire, ou de ne pas dire, ou demieux dire. Peu de philosophes pourraient à présent nier,je crois, que la capacité de parler une langue ne comportela capacité d’accomplir ces prouesses linguistiques, mais jesuppose que la plupart n’attribuent pas l’importance queje continue à lui attribuer à la pertinence de cette capacitépour les problèmes de la connaissance de soi et du scepti-cisme. La controverse sur le caractère fondamental de l’ordi-naire aura plutôt à présent la forme d’une question sur lapertinence, non pas épistémologique, mais politique de l’ordi-naire, disons sur la question de savoir si la référence à l’ordinaireest une façon de se conformer à l’état de choses existant dansune société ou de le critiquer.

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Le chapitre d’ouverture, « Devons-nous vouloir dire ce quenous disons ? », fut entrepris comme la conséquence moinsd’une invitation que d’un commandement. Vers la fin de mapremière année d’enseignement à Berkeley, au printemps de1957, je fus avisé qu’un colloque sur la philosophie du lan gageordinaire était organisé dans le cadre des prochaines réunionsde fin d’année de la section du Pacifique de l’AmericanPhilosophical Association, au cours duquel j’aurais l’occasion,disons plutôt l’obligation, de soutenir publiquement les vuesque j’avais avancées toute l’année concernant l’importancephilosophique décisive de l’œuvre d’Austin, en forme deréponse à une communication de mon supérieur et collègueBenson Mates. J’avais, suite à la visite d’Austin à Harvard aucours de mon dernier semestre passé là-bas, jeté à la poubellece qui aurait pu être la rédaction bien avancée d’une thèse dedoctorat, et du coup fait mon entrée à Berkeley pour y occuperle poste d’Assistant Professor non seulement sans doctoratmais sans idée précise d’une thèse (chose impensable à l’uni-versité dans les générations qui ont suivi). La nécessité de laprescription était bien évidente. Il était temps que je mette àdécouvert quelque formulation de tout ce qui m’avait semblési vital au cours de mes rencontres avec Austin, ou à défautsubir l’humiliation de découvrir que j’étais incapable, par mespropres moyens, de me défendre dans une discussion entrepersonnes adultes.

Relisant cet essai maintenant, je sens encore en lui monenthousiasme originel à découvrir des voies pour vouloir diretout ce que je disais, et pour dire ce que philosophiquementj’avais à dire plus largement que jamais je n’y étais arrivé. Lebonheur consistait à avoir l’expérience d’échapper à ce quej’avais ressenti confusément au cours de ma formation philo-sophique, et qui persistait dans une grande part de l’organisa-tion de la philosophie au moment où je commençais ma viede professeur dans cette discipline, comme une exclusion ouun maintien en suspicion du langage ordinaire, liée à la totaleabsence d’une attention patiente aux expressions particulières.Je suis frappé par la présence d’une double anticipation dansune formule issue de la dernière page de « Devons-nous vou -loir dire ce que nous disons ? » qui évoque Socrate « forçantl’esprit à redescendre de l’affirmation de soi – affirmationsubjective, statut privé – et le faisant rentrer, par les chemins

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de la communauté, à la maison ». En premier lieu, l’idée duphilosophe comme intervenant sur quelqu’un d’égaré devien-dra pour moi fondamentale à mesure que ma compréhensiondes Recherches de Wittgenstein deviendra moins sommairequ’elle n’était. Deuxièmement, le mode littéraire ou allégo-rique de la formule est quelque chose que je reconnus très tôtcomme un moyen à moi de conserver à une affirmation uncaractère d’hypothèse, ou plus précisément de la marquercomme une pensée sur laquelle il faudra revenir. La sugges-tion que l’égarement philosophique requiert quelque chosecomme un accompagnement d’allure thérapeutique peut êtreclaire ou non pour d’autres dans ces mots, mais je leur asso-ciais à cette époque de ma vie le travail de la psychanalyse.(La formulation « rentrer, par les chemins de la communauté,à la maison » apparaît ambiguë comme entre voulant direfaire revenir l’esprit à sa demeure dans la communauté, oubien plutôt, au -delà de celle-ci, à lui-même. L’ambiguïté étaitpeut-être le mieux que je pouvais faire alors avec l’idée del’antique ambition thérapeutique de la philosophie, en atten-dant de parvenir à poser la question des fantaisies du langageprivé, de la capacité du scepticisme à répudier le langage ordi-naire, de l’arrogance de la philosophie à prétendre parler aunom du genre humain, au nom de « nous ».)

Je suppose que l’idée du philosophe comme guide se formaen moi par opposition à l’idée encore répandue du philosophecomme gardien. Aussi devrais-je peut-être ajouter qu’enaucune période de ma vie il ne m’est venu à l’esprit que lesproblèmes philosophiques sont irréels, autrement dit qu’onpourrait les guérir et ainsi mettre fin à la philosophie, enquelque sorte laissée derrière sur le chemin. Les problèmesqui m’intéressaient s’expriment mieux comme portant surnotre nostalgie à peu près insatiable du non-être ; le diagnosticde Kant pour ce genre de complications était celui d’Illusionstranscendantales.

J’avais déjà suggéré dans « Devons-nous vouloir dire ce quenous disons ? » de comprendre le recours philosophique àl’ordinaire en relation avec la logique transcendantale de Kant,autrement dit comme l’idée de découvrir les nécessairesconditions de possibilités d’un monde partagé. Mais ce ne futqu’au deuxième essai du livre, « La seconde philosophie de

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Wittgenstein est-elle à notre portée ? », que je fus en mesurede donner un support textuel à ce rapport à Kant, au point oùWittgenstein dans les Recherches déclare que « notre rechercheest dirigée non vers les phénomènes, mais bien, pourrait-on dire, vers la “possibilité” des phénomènes 1 ». Et ce ne serapas avant d’avoir achevé Les Voix de la raison que j’aurai pujuger avoir accompli quelque progrès dans la déterminationde la différence produite par le fait que Wittgenstein voit dansles illusions du vouloir-dire quelque chose à quoi la créaturefinie est assujettie de manière chronique, journalière, à chaquemot en quelque sorte hors d’atteinte du système de la philo-sophie. L’idée qu’il n’y a pas d’absolue échappatoire aux(risques d’)illusions et aux désirs échafaudés sur elles, disons :qu’il n’y a pas pour cela de thérapie dans le sens d’une guéri-son – ou plutôt l’omniprésence et donc l’invisibilité de lapensée qu’il puisse y avoir quelque échappatoire de cegenre –, tout cela évidemment provoqua de ma part unefascination, à mi-chemin de « Devons-nous vouloir dire ceque nous disons ? », pour Fin de partie de Samuel Beckett, quiest en fait une étude de la circonstance que « Vous êtes surterre, et c’est sans remède 2 ».

« La seconde philosophie de Wittgenstein est-elle à notreportée ? » fut écrit en réponse à une invitation à présentersous forme d’article un compte rendu de la publication duCahier bleu et du Cahier brun de Wittgenstein en même tempsque de La Seconde Philosophie de Wittgenstein de David Pole, lepremier livre (à ma connaissance et en langue anglaise) sur cesujet. Mon écriture dans cet essai est par moments marquéepar l’exaspération, voire la colère, de tout temps suspectes enphilosophie. Sans nul doute, cette émotion était une réponseau fait de découvrir dans le livre de Pole un traitement expé-ditif d’une démarche qui avait transformé mon sentiment despossibilités de la philosophie (et plutôt encouragé mon senti-ment devant l’état d’isolement intellectuel), une déconvenueexacerbée par le fait que le livre recevait universellement deséloges, à ce que j’entendais dire, pour ses efforts. Ce néan-moins, je ne suis pas heureux de lire ma proclamation que

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1. Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, p. 236.2. Fin de partie, p. 73.

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« rien de la pensée [de Wittgenstein] ne peut être trouvé »dans le livre de Pole ; je me rappelle avoir une fois changécette accusation pour lui faire dire : « Fort peu de la pensée deWittgenstein..., etc. », et avoir trouvé ce changement à la foistimide et condescendant. Une explication plus attrayantepour les moments d’impatience extrême de mon compterendu était que je commençais à apprendre combien il allaitêtre difficile, et cela d’une manière sans précédent dans monexpérience, de dire d’une manière à peu près satisfaisante labase sur laquelle reposait mon sentiment de l’importance dutravail de Wittgenstein. Voilà pourquoi mon impatience, sansqu’on puisse s’en étonner, était pour une large part impa-tience avec moi-même.

Accepter cette invitation avait en fait pour sens de m’enga-ger à lire les Études préliminaires aux « Recherches philoso -phiques » (le titre générique du Cahier bleu et du Cahier brun)de Wittgenstein avec un sérieux que je savais n’avoir pointcommencé d’accorder aux Recherches elles-mêmes. Aucunedate limite à mon essai n’avait été fixée ni même envisagée, etj’attendis la fin de l’année universitaire pour permettre auprojet de remplir sans interruption l’été entier si nécessaire.En fait, ce qui remplit l’été entier fut seulement de parcourirles deux textes (préliminaires) de Wittgenstein, qui engen -drèrent de mon côté des notes et des développements plusétendus en taille que la taille des textes de Wittgenstein. Enmême temps que je trouvais ma voie jusqu’à l’excitationd’accompagner la force de pensée exprimée en ces pages, jedécouvrais concernant l’ordinaire ce que je ne trouvais paschez Austin, à savoir que : si, comme Wittgenstein présentela question, « Ce que nous faisons est ramener les mots deleur usage métaphysique à leur usage quotidien », alors, pourcomprendre comment cela arrive, nous devons comprendrecomment nous avons dérivé, ou avons été conduits, au loin duquotidien, vivant pour ainsi dire en exilés de nos vocables, enbien mauvaise position pour vouloir dire ce que nous disons.En bref, je découvris que le scepticisme, que la métaphysiqueprétend entreprendre de vaincre, chez Wittgenstein est unemenace renouvelée, tandis qu’Austin imagine plutôt qu’à lafois le scepticisme et la métaphysique peuvent sans trop de malêtre mis de côté, grâce à la motivation et à la bonne volontéinvoquées par ses méthodes : comme si la caractéristique

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principale du langage ordinaire était la force, et non pas plutôtsa vulnérabilité. Je note trois passages, ou formules, dans cetessai, qui indépendamment des matières discutées, les règleset notre connaissance de notre langage par exemple, motiventde manière récurrente mes futurs travaux.

Prenons d’abord le paragraphe dans « La seconde philo -sophie de Wittgenstein est-elle à notre portée ? » qui dit ceci :« Nous apprenons et enseignons des mots à l’intérieur dedifférents contextes : ensuite l’on s’attend que nous, et nousnous attendons que d’autres soient capables de projeter cesmots dans de nouveaux contextes [...]. Rien ne nous garantitque nous ferons [...] les mêmes projections. Le fait qu’en grosnous le fassions est affaire de ce que nous avons en communcertains itinéraires d’intérêt et de sentiment [...] certains sensde l’humour et de signifiance [...], de ce qui est insuppor-table, de ce qui est comparable à quoi d’autre [...] tout letourbillon organique que Wittgenstein appelle “formes devie” [...]. C’est là une vision aussi simple qu’elle est difficile,et aussi difficile qu’elle est (et parce qu’elle est) terrifiante 1. »Ces dernières années, ce passage a été l’objet d’une attentioncroissante. La « vision » dont je parle en ce passage se voitpoussée plus loin dix années plus tard dans le chapitre VII desVoix de la raison, intitulé « La vision wittgensteinienne dulangage », où l’idée défendue dans « Devons-nous vouloirdire... ? » que la valeur communicative du langage, pour assu-rer son succès, ne requiert rien au-delà (ni derrière, ni à côté)du fait de partager, et maintenir les formes de vie humainesqui sont les nôtres, s’exprime dans Les Voix de la raisoncomme le fait qu’il n’y a « aucune raison » pour que nous lespartagions. (Une telle exigence – en vue, pourrait-on dire,d’un fondement métaphysique à notre faculté de communica-tion – pourrait se ramener à postuler que nous avons quelqueraison de nous soucier les uns des autres en général, pourattacher de l’importance au fait que certains objets sur terremanifestent une forme de vie, et que cer tains d’entre eux,pour ainsi dire, ont une âme.) Je dis aussi en cet endroitque ces possibilités et ces nécessités de nos formes de viesont naturelles, rien de plus, rien de moins (il est vrai que

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1. P. 138-139.

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deux chapitres auparavant je me suis donné beaucoup de malpour démontrer que la distinction entre le naturel et le conven-tionnel est instable).

En second lieu, ma caractérisation du style des Recherchesphilosophiques comme, entre autres, un croisement du genreTraité, du genre Confession, et du genre Dialogue fut utile,même dans l’espace d’une brève conclusion, à établir pourmoi les bases du problème de l’écriture de Wittgenstein commeun problème vers lequel je n’ai jamais cessé de tourner mespensées.

Troisièmement, la formule : « Croire n’est pas assez[réagissant, entre autres, à l’aphorisme extraordinaire deWittgenstein : “Si un lion pouvait parler, nous ne pourrionspas le comprendre”]. Soit l’hypothèse vient se fondre dansl’affirmation passée et devient une part de la sensibilité delaquelle s’ensuit l’affirmation, soit elle est sans utilité du pointde vue philosophique 1 » prépare le chemin pour, des annéesplus tard, dans la quatrième partie (la dernière et la pluslongue) des Voix de la raison, ma découverte du fait qu’à unmoment donné de cette partie le rôle des Recherches n’est pluscelui d’être l’objet d’une interprétation (voir Les Voix de laraison, p. XV). Je dirais à présent que cette découverte futcelle de trouver qu’un objet d’interprétation est devenu unprocédé de l’interprétation, l’un causant l’autre. Ceci fut vraipour moi d’Austin avant que ce fût vrai de Wittgenstein,et cela m’apparut vrai à différents degrés de tout auteur (dequelle personne, de quel objet n’est-ce point vrai ?) que j’aiejamais pris au sérieux. Certains bien sûr se révélèrent plusfructueux, ou plus néfastes, que d’autres.

Cependant, alors que j’avais acquis, en écrivant « La secondephilosophie de Wittgenstein est-elle à notre portée ? » ce que jetrouvais être un sens utilisable de la profondeur des Recherchesphilosophiques, j’étais encore bien loin de voir comment arti -culer ce sens au détail de ce texte. J’avais acquis cependantassez d’assurance désormais pour fabriquer le commencementd’une nouvelle thèse qui avait pris forme dans mon esprit et

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dans mes notes concernant la relation de l’épistémologie et del’éthique ou entre le savoir et la justification de la confrontationou, si l’on veut, l’articulation du paradigme à partir duquelmettre en question la conduite et le caractère, les nôtrespropres et ceux d’autrui, par opposition au paradigme destinéà confronter entre elles les prétentions au savoir. Les coursmagistraux que je donnai en 1959-1960, sur Wittgenstein etsur la philosophie morale étaient une préparation conscienteà la mise au point définitive des idées de ma thèse, si bien quelorsque j’eus commencé la rédaction qui s’ensuivit, pendantl’automne de 1960, quoique je fusse encore en train d’ensei-gner à plein temps, la thèse fut achevée sept mois plus tard,plus précisément avant que le reste des essais du recueil Direet vouloir dire fût écrit.

Je mets à profit cette pause pour citer hors contexte uneformule que je trouve en relation avec celles de « La secondephilosophie de Wittgenstein... », précisément tirée de l’Avant-Propos de Dire et vouloir dire, la partie du livre qui m’apparaîtencore la plus parlante, écrite en fin de parcours en 1968,durant la phase d’ouverture de ces décennies de bouleverse-ment intellectuel à travers la culture et les sciences socialesqui s’y rattachent, qui ont rempli une grande partie du restedes années du XXe siècle. Durant cette phase, la revendica-tion des étudiants en faveur d’une « actualité » de leurs étudesfut la plus crue qui soit et la plus obstinée, et la formule quej’ai en tête est plus ou moins évidemment une réponse faite àce cri : « Si la philosophie demeure ésotérique, cela n’est pasparce qu’une poignée d’hommes veillent sur son savoir,mais parce que la plupart veillent à s’en défendre 1. » C’est enmême temps un bon exemple de ma façon de faire appel à unconcept dérangeant, un de ceux qui m’ont fait m’arrêter, telsque l’ésotérisme, dont je sentis très fort la pertinence en rela-tion à la pratique du langage ordinaire (comment avons-nouspu devenir comme étrangers aux mots qui nous sont les plusproches ? – mais je vous le demande : à quels mots autres ?),mais au sujet desquels j’allais être incapable de m’exprimerde façon conséquente jusque bien des années après. Bien sûr,il est hors de question de pouvoir dire sur le moment d’une

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telle formule si elle est intellectuellement fuyante ou bienfiable raisonnablement. Comment justifier de créer des cir -constances où le lecteur se voit sommé de prendre de telsparis dans un sens ou dans l’autre ?

Mon année académique 1962-1963, en attendant deretourner enseigner à Harvard, se passa sous forme d’uneannée sabbatique, et ses premiers fruits furent représentés parle troisième essai, « Les problèmes esthétiques de la philoso-phie moderne », un article parmi un certain nombre demandésaux jeunes philosophes américains pour paraître en un volumeintitulé Philosophy in America [La Philosophie en Amérique].Je choisis le sujet à la fois par désir de marquer mon identitéavec les arts, qui d’une certaine façon s’unirent à former monintérêt pour une vie dans la philosophie (aidés peut-être par lefait qu’une seule fois en six années d’enseignement à Berkeleyj’avais donné un cours en esthétique, et ce d’une manièreinsatisfaisante, et jamais plus ensuite, comme cela se trouva,pendant vingt ans) et plus directement par mon idée de pour-suivre l’examen de ma relation à mon langage en le reliant àl’idée de Kant de ma capacité à donner une objectivité à desjugements esthétiques, c’est-à-dire à reconnaître leur sourcedistinctive de nécessité et d’universalité. Cela visait à ouvrirune nouvelle piste dans la poursuite de la recherche pouréclairer la question de savoir si mes jugements sur ce que jeveux dire quand je parle (ou plus généralement dans maconduite personnelle) sont a priori ou a posteriori. Je n’eusplus rien de plus à dire de substantiel sur ce sujet jusqu’à mathéorie des critères dans les chapitres d’ouverture des Voix dela raison, où ma relation à mon langage (ordinaire) est effecti-vement décrite comme mon expatriation continuelle au loinde ce langage, résultat de la recherche incontrôlée par laphilosophie de, disons, la pureté, comme si ce que la philoso-phie était forcée, tel Coriolan dans sa révolte, de dire à Romeétait : « Je te bannis. »

Ce n’est que par étapes que je suis parvenu à voir quechacune de mes démarches à l’intérieur et au-dehors de laphilosophie porte sur les moyens de comprendre le degréauquel ma relation avec moi-même se représente dans marelation avec mes mots. Cela fonde depuis le début monsentiment que, lorsque j’en appelle de la philosophie à, par

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exemple, la littérature, je ne recherche pas une illustration àdes vérités que la philosophie connaît déjà, mais l’illumina-tion d’un contenu philosophique que la philosophie à elleseule n’a pas saisi en toute certitude – comme si une partieessentielle de sa tâche devait se faire derrière son dos. Je nepuis concevoir un tel appel que celui d’« aller au-dehors » dela philosophie.

Je me réfère à trois formules dans « Les problèmes esthé-tiques de la philosophie moderne » qui sont revenues dansmes pensées et qui sont caractéristiques de quelque chose queje puis reconnaître comme ma manière, à savoir introduireune remarque par un tour (appelant l’attention sur lui-même)destiné à marquer une intuition que je crois directrice, oudont l’obscurité ou bien l’incomplétude se veut non déguisée,destinée à me rappeler à moi-même, pour ainsi dire publique-ment, que je trouve là un message que je n’ai pas gagné, etauquel donc je sais que je dois un retour. L’une de ces sortesde formules est destinée à caractériser une des tâches de laphilosophie que je trouve proposée dans les Recherches philoso-phiques, une tâche que j’appelle « défaire la psychologisationde la psychologie » (« Problèmes esthétiques... », p. 188). Cetteidée sera poussée plus loin deux ans plus tard dans l’essai surKierkegaard (le sixième de Dire et vouloir dire). Quant à laformule, elle m’aida dans mon combat lors de la révisionde ma thèse, « L’exigence de rationalité », en ce qui devintLes Voix de la raison. Elle recouvre précisément une façond’interpréter ce que produisent les critères et la grammaire deWittgenstein.

Je me réfère en second lieu à la formule : « La philosophiedu langage ordinaire traite tout ce dont traite le langage ordi-naire » (p. 134), laquelle exprime un désir de ma part à l’égardde la philosophie, pour qu’elle m’invite à raisonner sur toutce qui a lieu dans mon expérience, tout ce que je trouve quiprésente un intérêt, depuis la volonté de la philosophie derefouler ou rejeter certains centres d’intérêt (par exempledans les arts), ou bien de réformer, de fuir, de limiter à untout petit nombre de sujets séparés son recours à l’ordi-naire, jusqu’à Beckett, qui trouve l’extraordinaire ordinaire,et Tchékhov, qui trouve l’ordinaire extraordinaire.

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Une troisième formule est « Rien n’est plus humain que deles nier [les nécessités humaines] » (p. 195). La pulsion humainevers l’inhumain, qui tente la philosophie vers le monstrueux,est une définition du sujet de la quatrième partie des Voix dela raison aussi raisonnable et inattaquable que toute autre queje connaisse. Cette partie est en fait un petit livre à part, seréfléchissant sur le livre dans son ensemble auquel, pourrait-on dire, il est irréversiblement lié, et constitue le fond del’essentiel du travail que j’ai fait depuis lors.

« Austin critique », le quatrième essai de Dire et vouloir dire,fut le résultat de la commande d’un article en forme de compterendu des Écrits philosophiques d’Austin, parus en 1962, deuxans après la mort d’Austin à l’âge de quarante-huit ans. Il neprétend pas dissimuler le ton de finalité qui convient à uneadresse commémorative. Ma volonté d’articuler mon immensegratitude pour les innovations d’Austin, qui ont changé mavie, me parut exiger d’y associer mon sentiment de ce qui mefrappa comme un refus d’Austin de tirer de ces innovationsles conséquences susceptibles de rendre justice à leur radica-lité. Ce dont je déplorais l’absence est suggéré par le conceptde « vocabulaire critique », visant à démontrer que les carica-tures ou les portraits des philosophes par Austin comme desparesseux, roublards, ivres d’arrogance, etc. ne peuvent pas,suivant ses propres principes, être pris avec sérieux philoso-phique. Au contraire, ils encouragent l’idée que l’appel àl’ordinaire est trivial, ou excentrique, dirigé tout au pluscontre des errements marginaux de la pratique philosophique.Dans Les Voix de la raison, ma charge contre Austin est centréesur sa prétention mal conçue que son travail déjouait ce quej’en vins à baptiser la menace du scepticisme. Aussi veux-jeajouter ici que ces dernières années l’œuvre d’Austin a revêtupour moi, en des sens divers, une signification renouvelée :alors que j’en venais à apprécier de façon plus approfondieque je ne l’avais fait par le passé son travail sur les énoncésperformatifs, j’ai souhaité le protéger quelque peu de l’admi-ration nette mais limitée de Derrida à son endroit (dans« Signature, événement, contexte ») et quelque peu de sasubséquente réception dans ce qui dans les Cultural Studies estappelé « Théorie de la performance », où le travail d’Austinjoue un rôle plus explicite qu’il ne le joue pour le moment chezles philosophes de profession (chez qui son nom est moins

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souvent cité que son travail n’est supposé connu – son souve-nir demeure dans ce qui est pour moi une étrange rancune) ;plus récemment aussi, j’ai touché le problème de la relationdu traitement par Austin de ce qu’il appelle « ratages », dansson grand article « Excuses », avec ce que Freud appelle« actes manqués » dans La Psychopathologie de la vie quoti-dienne, les deux penseurs concevant la condition de l’hommecomme immergé dans une mer de responsabilité, Austintendant à limiter la responsabilité d’une manière qui permetteà un discours et une conduite civilisés de se poursuivre,Freud à l’étendre si radicalement qu’elle nécessite une visionnouvelle de l’humain, de ses inévitables détournements de soidont la menace pèse sur les rapports civilisés, mais aussi deses pouvoirs de mettre à la raison, sous des formes inatten-dues, ces diverses menaces, pour qu’elles s’en aillent.

Je surseois pour un temps à aborder le cinquième chapitre,sur Beckett, pour mentionner les trois essais philosophiquesqui le suivent, le sixième sur Kierkegaard, le septième et lehuitième sur la musique. Le paragraphe conclusif de l’essaisur Kierkegaard sonne à présent pour moi comme uneréponse à différents problèmes concernant le fait de vouloirdire ce que nous disons, depuis le sens de la vision qu’a denous Wittgenstein en tant que nous serions, quand nousphilosophons (mais alors quand ne le sommes-nous pas ?)devenus étrangers aux mots que nous disons, jusqu’à l’identi-fication chez Heidegger du quotidien comme figé dans lediscours inauthentique, dans ce que, lui (et Kierkegaard, etNietzsche), appelle quelque chose comme « caquet ». Le prin-cipal objet des deux articles sur la musique est de détaillerde manière explicite certains problèmes du moderne : unconcept, ou peut-être n’est-ce guère plus qu’une expériencerécurrente du monde et de la philosophie qu’il réclame (et del’art, et de n’importe quelle institution) comme ayant changéde manière décisive mais pas encore intelligible, comme étantdevenu étrange, qui ne cesse de faire son apparition tout aulong des essais de Dire et vouloir dire. Pourquoi faut-il, alorsqu’il me semble me souvenir d’avoir lu la musique avant depouvoir lire les mots, que je n’aie plus écrit sur la musiquejusqu’à très récemment, et cela de plus en plus ? C’est quelquechose sur quoi je commence à écrire.

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Le neuvième essai, « Connaître et reconnaître », écrit enréponse à une invitation à répondre à l’essai de NormanMalcolm sur « Le privé », représente un pas décisif dans laligne du travail philosophique qui le précède. L’honnêtetéphilosophique de Malcolm et son admiration pour les réalisa-tions de Wittgenstein amenèrent de ma part la réaffirmation àla fois de mon enracinement dans la philosophie analytiqueainsi que de ma conviction de la justesse de la critique faitepar Wittgenstein de ce mode de philosopher. La reconnais-sance devint un thème récurrent de mes travaux à partir dumoment de sa mise en relief dans « Connaître et reconnaître »,et fournit, joint à l’essai qui suit sur Le Roi Lear (« L’évitementde l’amour »), le titre de la quatrième partie des Voix de laraison (« Entre reconnaissance et évitement »). Sa formulationdu drame du sceptique comme celui qui, dans l’état, disons,de la mortalité, se présente comme une espèce de limitation,« la finitude métaphysique en tant que manque intellectuel »(p. 409), est celle dont je m’inspire régulièrement dans mestravaux postérieurs où je parle de « la menace du scepti-cisme » comme d’une sorte d’attirance humaine pour unesur-intellectualité (pas seulement le désir faustien de toutsavoir, mais une volonté démoniaque de mesurer toutes lesrelations à celle du savoir), une espèce de faiblesse naturelle(c’est le moins qu’on puisse dire) de la créature enamouréede son intelligence.

L’essai sur Lear, le dixième et dernier du livre, ensembleavec l’essai sur Fin de partie de Samuel Beckett, « Mettre finau jeu de l’attente » – deux essais, quel que soit le caractèrephilosophique qu’on leur accorde, distingués du reste et reliéspar le fait qu’ils constituent des commentaires d’ouvragesincontestablement littéraires – totalisent presque deux cin -quièmes des pages de Dire et vouloir dire. Ils ne firent l’objetd’invitations d’aucun secteur : en fait, ce fut après que l’essaisur Beckett eut été loué et refusé pour la publication pardiverses revues littéraires/culturelles (avec requêtes soit de leraccourcir en un article soit de le rallonger en livre) que jecompris qu’il allait devoir m’aider à lui bâtir sa propre niche.À un moment donné de la composition du « Lear », je cruscerner ce que cette niche allait être. Ces deux essais eurentleur origine dans des conférences sur leurs pièces respectivesque j’avais données au cours du grand cycle de conférences

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que le département de philosophie d’Harvard offrait dans cequ’on appelait, de 1945 à 1979, la Culture générale ; à partirde cette date, cela fut remplacé, par étapes, par un cursus debase conçu différemment. Les deux programmes étaient desversions sophistiquées d’une « exigence de diffusion » desti-nées à mettre en forme un certain degré de communautéintellectuelle parmi les étudiants du premier cycle dans leurensemble. Je considérai ma contribution comme un appren-tissage de la lecture, une capacité prioritaire à celle de distin-guer parmi les domaines de recherche, et sa mission celle deprocurer une introduction à la philosophie à ceux qui pour-suivraient ou non (ou auraient poursuivi) dans une carrièreprofessionnelle de philosophie. Mais de telles intentions nesauraient à elles seules légitimer le fait d’appeler philoso-phiques de tels essais à peu près inclassables.

Mon sentiment qu’il fallait les comprendre ainsi résultade façon négative de la constatation qu’ils n’entraient dansaucun schéma reçu d’un essai littéraire : un sentiment qui mefut confirmé de manière explicite ces dernières années parplusieurs chercheurs en lettres et spécialistes de Shakespearequi ont décrit leur expérience d’étrangeté en abordant le textesur Le Roi Lear à sa parution. En un sens positif, ce ne fut pasavant de terminer Les Voix de la raison que je pus prétendre demanière explicite au sujet d’un héros tragique de Shakespeareque sa destinée est liée à un processus que la philosophie appellescepticisme. Et ce ne fut pas avant d’écrire l’Introductionau recueil de mes essais sur six pièces de Shakespeare,La Dépossession du savoir, dans le milieu des années 1980, queje trouvai que j’étais en mesure de pleinement articuler le faitdocumenté selon lequel les principaux concepts qui gouver-nent mon explication d’Othello, qui conclut Les Voix de laraison, quoiqu’ils ne soient pas désignés comme des conceptstechniques, avaient été développés avec une croissante perti-nence à travers les pages du livre qui la précèdent, en caracté-risant le processus, ou si l’on veut la problématique, duscepticisme du point de vue de l’existence d’autrui.

Le fait que les concepts, qui dans mon écriture font letravail de la théorie, ne soient pas distingués comme tech-niques, ni frappés de restrictions techniques, peut être décritcomme disant que pour la philosophie, telle qu’elle me tientle plus à cœur, le langage ordinaire n’est ni plus ni moins un

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objet d’interprétation qu’un moyen d’interprétation, et l’un àcause de l’autre.

On pourrait dire justement aussi, je crois, de la textureet de la progression de l’article sur Lear, qui conclut Dire etvouloir dire, qu’il établit, dans les termes développés en esquis-sant l’idée de la reconnaissance dans l’article qui précède, lesconséquences, qui se révèlent tragiques, de l’évitement de lareconnaissance, un travail qui, pourrait-on dire, complètel’analyse de la reconnaissance telle que la philosophie s’en estmêlée. Mais cela évidemment n’était pas quelque chose quel’auteur de Dire et vouloir dire était capable alors de dire. En cesens, on peut dire qu’il ne savait pas ce qu’il faisait.

Ce que vraiment j’avais l’air de savoir sur ce que j’étais entrain de faire – simplement, que j’étais heureux d’avoir atteintle point de confier un livre au monde (quelque chose quemon maître Austin n’avait jamais fait, quelque chose qu’unbon nombre de philosophes que j’admirais de ma générationet qui travaillaient en philosophie analytique n’avaient jamaisfait, et n’ont jusqu’à présent, je crois, pas fait), je l’indiquaidans l’Avant-Propos de Dire et vouloir dire. Le ton que j’avais,disons, d’anxieux soulagement, de me trouver à peu près sainet sauf, mes rêves clairement toujours en vie, après être passéprès de les abandonner, paraît avoir trouvé des cordes enrésonance chez d’autres : qui avaient dû aussi patienter pluslongtemps que prévu, pour commencer à voir leur attractionpour la philosophie se déclarer dans un travail qui leur soitpropre, sous des formes aussi imprévisibles qu’on voudra.Cette imprévisibilité est peut-être liée avec mon impression,mentionnée vers le début de cette nouvelle Préface, que dès lapublication de Dire et vouloir dire, la discussion publiquemême de ses deux articles d’ouverture s’effaça, comme sij’avais assemblé un livre d’une telle façon qu’il exige d’êtreaccepté ou rejeté en bloc. Bien que je ne puisse dénier en moice genre de pulsion, je me dois d’ajouter que cela aussi merend heureux d’apprendre que ses parties séparées continuentde trouver une faveur qui suffit à justifier la republicationdu tout.

J’ai véritablement découvert quelque chose de plus, un anaprès avoir fini ce livre, profitant d’une bourse au Wesleyan’sHumanities Center, concernant l’effet produit sur moi du fait

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de mettre ce livre derrière moi, ou peut-être devrais-jedire, de profiter qu’il soit derrière. Son détachement de moime libéra pour ce que je suppose les neuf mois les plusproductifs, ou peu s’en faut, de ma vie, durant lesquels jerefondis le matériel récupérable et nécessaire de ma thèsecomme les trois premières parties de ce qui deviendraitLes Voix de la raison et achevai deux petits livres sur le cinéma(La Projection du monde) et sur Thoreau (Sens de Walden).Je considère ces petits livres comme formant un trio avec Direet vouloir dire, différentes pistes venant du même désir pour laphilosophie. Je vois en Dire et vouloir dire un livre de veinard :non parce que, comme d’autres, il aurait grandi vite, ni àl’inverse si péniblement qu’il soit aisé d’imaginer que jamais ilne marche. Je l’appelle, sur sa page de titre, « Livre d’essais »,ayant trouvé que les interactions de ces essais, malgré lesdifférences de leurs causes, donnent la sensation d’une suitede chapitres autant que d’un recueil de textes séparés. C’estun assemblage dont je suis heureux et je me sens veinard del’avoir ménagé, à supposer qu’il existe ; mais veinard par-dessus tout en ce que je n’ai pas eu, pour des raisons d’insti-tutions ou de carrière, à mettre un livre à la hâte sous presseavant d’en avoir un que je me sente heureux d’avoir. (Celaaurait été plus agréable pour moi si tout s’était passé quelquesannées plus tôt ; mais cela eût requis une vie différente,qu’elle fût plus agréable ou pas.)

Ma gratitude envers le livre que j’ai entre les mains, asso-ciée à ma surprise de son existence, s’exprime quelque peupar un fait dont j’ai eu connaissance après toutes ces annéesoù j’ai su peu de chose sur les conséquences que sa publica-tion pouvait avoir, à savoir que deux grandes bibliothèques,une sur la côte Est, une sur la côte Ouest, avaient répertoriéle livre parmi ceux qui étaient volés de façon répétée, et quipar conséquent ne devaient plus faire l’objet de nouvellescommandes. Tout ému que je sois par l’image obsédante d’étu-diants trop pauvres pour acheter le livre, mais trop attachésà lui pour vaincre le désir de le posséder, j’espère néanmoinsque la présente réimpression rendra possible sa plus librecirculation.

Cambridge/Brookline,1er septembre 2001.

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