chronique de jurisprudence
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JURISPRUDENCE
C H R O N I Q U E D E J U R I S P R U D E N C E
oeUVRES PROTEGEES
1) Interfaces d'ordinateur
Une décision de la Cour de District (juridiction de premier degré) du
Massachusetts de 1990 (Lotus Development Corp. c/ Paperback Software
International) a tranché un litige relatif à la protégeabilité des interfaces d'ordinateur
("user interface") (1).
Les défendeurs (Paperback) ont produit un logiciel (VP planning) reproduisant
l'interface du produit de son concurrent, le Lotus 1.2.3.
Le très long jugement se prononce sur deux questions : a) L'interface est une
"oeuvre" par nature protégeable, sous réserve d'originalité ; b) l'interface reproduit
satisfait à la condition d'originalité.
a) Les défendeurs contestaient la protégeabilité par nature de l'interface, au
motif que la protection par le droit d'auteur ne s'applique qu'aux éléments "littéraires"
(1 ) "Expertises" nov. 1990 a publié un extrait du jugement avec un commentaire
de Françoise Gilbert, Gordon et Glickson.
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des logiciels. Or, l'interface est une structure de commande permettant
l'interopérabilité avec un autre ordinateur ("command structure" regroupant dans une
certaine configuration non seulement ces textes mais des éléments matériels tels
que écrans, curseurs, claviers, touches).
L'argument des défendeurs n'était pas sans force. La loi américaine applique la
protection du droit d'auteur aux logiciels en tant qu'ils constituent des instructions,
donc des textes. D'une manière plus générale, le courant de pensée qui a conduit à
protéger le logiciel par le droit d'auteur dans un grand nombre de pays industrialisés
s'appuie sur ce que, au moins pour le code objet, les programmes sont des textes de
forme littéraire et que ni le fait que ces instructions sont destinées à une machine et
non à l'homme, ni celui que ces instructions ont pour objet de produire un certain
résultat, ne doivent faire obstacle à la protection due à tout texte de forme littéraire
originale. Il en résulte que cette protection ne devrait pas être étendue à des éléments matériels.
Pour écarter ces arguments, le juge a transposé le droit relatif aux compilations
permettant de protéger les éléments non littéraires des oeuvres classiques et qui
sont le classement, la composition, l'arrangement ou l'organisation en un tout
d'éléments qui, en eux-mêmes, peuvent ne pas être protégeables, à condition que
cette organisation ne soit ni une simple idée ni un classement dépourvu d'originalité.
Cette théorie, estime le juge, est transposable aux structures de commande d'un ordinateur.
b) Au cas particulier, l'interface était plus qu'une idée car elle se matérialisait
en une expression, et l'originalité se déduit du seul fait qu'une structure de ce type
est exprimable "en un grand, sinon illimité, nombre de manières". Choisir une de ces
manières possibles est faire preuve d'originalité emportant droit à protection.
A l'aune de la pluralité des modalités d'expression, cet interface serait donc
plus original que le célèbre fragment du "Bourgeois Gentilhomme" dans lequel le
maître en littérature enseigne à M. Jourdain que la phrase "Belle marquise, vos
beaux yeux me font mourir d'amour" est exprimable de plusieurs façons ("D'amour
vos beaux yeux ... etc.). Cette pluralité n'est pas infinie et trouve sa limite dans le
nombre des formulations possibles des mots compatibles avec le sens. Autrement
dit, le critère de la pluralité des moyens d'expression ne traduit qu'un niveau
appauvri du concept classique (en France) de l'originalité conçu comme l'empreinte dans l'oeuvre de la personnalité de l'auteur.
Il est vrai que s'agissant de l'originalité d'un logiciel, le choix entre une pluralité
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d'approches constitue l'appréciation la moins imparfaite de l'empreinte personnelle
du "créateur". Si on ajoute que, dans la jurisprudence américaine, et contrairement à
la jurisprudence française (1), la quantité de travail intellectuel est regardée comme un critère pertinent de protégeabilité (elle est refusée si ce travail est "insuffisant",
rapport final du CONTU, commission parlementaire spécialisée), la solution retenue
par le juge américain ne paraît pas atypique. Le jugement n'ayant pas été frappé
d'appel, on peut dire que dans l'état actuel de la jurisprudence, la protégeabilité des
interfaces est admise, sous condition d'originalité.
Le projet de Directive communautaire adopté le 13 décembre 1990 ne tranche
pas explicitement la question réglée par le juge américain. Mais il semble que la solution implicite est identique à la lumière des considérants suivants de l'exposé des
motifs :
1. Les "programmes" protégés comprennent ceux "qui sont incorporés au
matériel";
2. Il est rappelé qu'un programme est appelé à communiquer avec d'autres
éléments d'un système informatique et qu'à cet effet un lien logique ou physique
d'interconnexion est nécessaire pour permettre un fonctionnement satisfaisant.
Les considérants éclairent l'article 6 intitulé "décompilation" : il permet la
reproduction ou la traduction des codes "au sens de l'article 4" (qui mentionne non
les codes eux-mêmes mais les ''programmes"), sans l'autorisation du titulaire lorsque
cette reproduction est nécessaire pour obtenir l'interopérabilité, Mais cette exception
ne bénéfice qu'au licencié, ce qui, a priori, semble exclure l'utilisation par un
concurrent. En dehors de cette exception, la reproduction des matériels d'interface
complétés des parties de programmes incorporées dans de tels matériels est
soumise au droit exclusif de reproduction.
Néanmoins, le texte de la Directive traduit une certaine hésitation à admettre la
protection d'éléments non littéraires, c'est-à-dire autres que les seuls codes, et donc
"matériels", protection que le juge américain accorde explicitement. C'est en
admettant que la protection s'étend aux programmes "incorporés dans un matériel",
précision qui figure dans l'exposé des motifs et non dans le texte lui-même, que la
Directive permet, autant qu'on puisse comprendre, une position favorable à la protection des inte. faces sous réserve d'une faculté de décompilation ouverte au
licencié en vue d'assurer l'interopérabilité. Cette question rebondira peut-être
(1) Cass. lère Ch. Civ. 2 mai 1989, SARL Publications pour l'Expansion
Industrielle (à propos d'un organigramme), RIDA 143, p. 309.
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lorsqu'il s'agira de traduire la Directive dans les législations nationales. Peut-être,
disons-nous, ou plutôt probablement pas, car l'expérience montre que les autorités
nationales hésitent à proposer leur propre interprétation de passages obscurs des
directives et se contentent de reproduire servilement, dans leurs textes nationaux,
toutes les équivoques entachant les textes communautaires.
Une note de Mme Shira Perlmutter, sous le jugement commenté, exprime le
point de vue d'un juriste américain sur cette importante question, tant sur le plan
théorique que sur le plan économique.
2) Oeuvres de collaboration et oeuvres composites
La loi française a introduit dans la catégorie des oeuvres protégées des sous-
catégories juridiques, notamment quand l'oeuvre doit sa naissance à une pluralité de
créateurs, en particulier celle d"'oeuvres composites" et d"'oeuvres de collaboration".
Les droits respectifs des coauteurs sont régis par des dispositions légales différentes.
Le Tribunal de grande instance de Nanterre, dans un jugement du 6 mars
1991, saisi d'un litige entre le compositeur et le parolier d'une chanson, a écarté la
qualification d'oeuvre composite bien que les paroles aient préexisté à la création de
la chanson, pour retenir celle d'oeuvre de collaboration, au motif que les deux
coauteurs avaient poursuivi un "but commun" tendant à la création d'une oeuvre d'un
genre bien défini, et avaient ainsi témoigné d'une "communauté d'inspiration". Le
juge écarte l'absence d'une déclaration "expresse" de ce but commun ainsi que
l'absence d'une déclaration commune à une société de perception, affirmant ainsi
qu'il lui appartient, au-delà de manifestations formelles, de rechercher les conditions
effectives de la création de la chanson en les appréciant par rapport à la loi.
Ce faisant, le Tribunal nous paraît donner une interprétation exacte des deux
premiers alinéas de l'article 9 de la loi du 11 mars 1957. L'oeuvre de collaboration est
celle à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes. L'oeuvre composite est
l'oeuvre nouvelle incorporant une oeuvre préexistante sans la collaboration de l'auteur de
cette dernière. Au cas d'espèce, même si une des contributions était préexistante, les
deux coauteurs ont bien "concouru" à la création de l'oeuvre litigieuse.
3) Oeuvre : fait historique et idée
L'oeuvre, pour être protégée, doit être distinguée de l'idée non formalisée,
insusceptible en elle-même de protection. Les juges sont fréquemment confrontés
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au problème de distinguer entre l'idée" et l'oeuvre":
Un synopsis relatant un épisode réel de la carrière d'un chef d'orchestre
célèbre, en l'associant à une idylle amoureuse imaginée, ne constitue pas une
oeuvre préexistante qu'aurait contrefaite l'auteur d'un film reposant sur ces deux
éléments. L'épisode est un fait historique "de libre parcours" et l'association du
chef d'orchestre à une idylle amoureuse n'est qu'une idée, non protégeable en
elle-même. La contrefaçon n'aurait pu naître que de similitudes dans
l'expression de cette idée. En énonçant que "le fait de bâtir une histoire d'amour
autour (de l'épisode historique) n'a rien que de très banal", que "seule l'identité ou la similitude des situations amoureuses pourrait servir de base à une action
en contrefaçon", et que l'auteur argué de contrefaçon, loin d'emprunter à
l'expression de l'idée de son adversaire, avait au contraire traité cette idée "en y
imposant sa marque personnelle", le Tribunal de grande instance de Paris (7
mars 1990, Figueiredo c/ Zefirelli - non reproduit) a motivé le rejet de l'action en
contrefaçon d'une manière convainquante.
QUALITE D'AUTEUR
Dans sa décision du 29 mars 1989 (Rutman, RIDA 141 juillet 1989, p. 262),
la Cour de Cassation (Ière Civ.) énonçait que la "détermination de la qualité
d'auteur d'une oeuvre protégée relève exclusivement de la loi". Pour être
protégée, une oeuvre doit remplir ces conditions légales, et la volonté de ceux
qui sont en rapport avec cette oeuvre ne peut suppléer au défaut de ces
conditions.
I) Le jugement du Tribunal de grande instance de Paris (27 juin 1990, Bonnet c/
Joyeux et Agostini) fait application de cette jurisprudence dans un cas où la qualité
de coauteur avait été attribuée par contrat. M. Philippe Gaudrat, Maître de
conférence à Paris IX Dauphine, éclaire parfaitement le lecteur sur les obligations qui
pèsent sur le juge conduit à concilier l'autonomie de la volonté des parties et la règle
de droit dégagée par la Cour Suprême.
2) Le jugement du Tribunal de grande instance de Paris (17 janvier 1991,
Sipriot c/ SCAM) peut-il être relié à la jurisprudence Rutman ? En l'espèce, il ne
s'agit pas de la qualité d'auteur mais du classement des oeuvres d'un auteur dans les
catégories établies par une société de perception en vue du calcul des
rémunérations de l'auteur. Mais une note très approfondie de Me Denise Gaudel
montre que ce déclassement est lié à un changement de qualification juridique des
oeuvres (oeuvre de compilation, au lieu d'oeuvre de création). Le déclassement était
intervenu en conformité des statuts de la Société.
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Le juge estime qu'il n'a pas à se substituer aux organes statutaires et que son
contrôle sur les décisions statutaires doit être limité à vérifier que la décision
n'excède pas les limites de l'objet social ou n'est pas entachée d'irrégularité, abus de
droit, fraude ou détournement de l'objet social.
La note de Me Gaudel analyse en profondeur toutes les implications juridiques
de ce jugement qui peut, en tout état de cause, se réclamer de puissants motifs
d'opportunité.
DROITS PATRIMONIAUX - ETENDUE ET EXCEPTIONS
L'arrêt de la Cour d'appel de Paris (4e Ch.) du 1er octobre 1990 (Le Figaro c/
SAVAM) est une des rares décisions qui illustrent la notion de copies à usage privé
"destinées à des utilisations collectives", qualification qui fait échec à l'exception au
droit de reproduction résultant de l'article 41.2° de la loi du 11 mars 1957 (note A.
Kéréver).
L'arrêt est également intéressant en ce qu'il admet au rang des oeuvres
protégées une "forme graphique", en l'espèce celle utilisée par un journal. La Cour
relève brièvement mais suffisamment les éléments constitutifs de l'originalité requise
pour emporter le droit à protection (graphisme, encadrement des pages, liseré et
présentation particulière).
DROIT MORAL
Un arrêt de la Cour d'appel de Paris (Ière Ch.) du 4 mars 1991 (La Cinq -
non reproduit) confirme entièrement, et par les mêmes motifs, un jugement du
Tribunal de grande instance de Paris du 11 mars 1990 qui avait pris en bonne
garde le droit moral des auteurs d'une oeuvre audiovisuelle, en l'espèce un
feuilleton télévisé, conçu pour être programmé par épisodes. Comme le TGI, la
Cour d'appel a retenu comme atteinte au droit au respect de l'oeuvre l'omission de
certains épisodes dans la programmation, la projection consécutive, en continuité,
de deux épisodes conçus pour être programmés séparément, l'incrustation d'un
logo non imposée par des considérations techniques ou artistiques. La Cour
d'appel a seulement précisé que ces pratiques contrevenaient non seulement aux articles 16 et 47 de la loi du 11 mars 1957, spécifiques aux oeuvres audiovisuelles,
mais également à l'article 6 de la loi. Ajout judicieux, les articles 16 et 47 ne sont
qu'un cas particulier des règles générales énoncées à l'article 6 qui définissent le contenu des droits moraux.
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CESSION DES DROITS
1) Oeuvres publicitaires
Soucieux de préserver les droits des créateurs de ces oeuvres, le législateur de
1985 a réglementé les contrats de cession de leurs droits. En désignant par
"producteur" le cessionnaire de ces droits, le législateur a renoncé à distinguer entre
l'agence et l'annonceur, Il n'est donc pas étonnant de rencontrer des litiges portant
sur le point de savoir lequel de ces deux opérateurs est cessionnaire des droits.
Dans son arrêt du 6 novembre 1990 (Manoukian), la Cour de cassation
réaffirme que le mode de cession de droits entre agence et annonceur sur des
oeuvres publicitaires ne déroge pas au droit commun, et notamment à l'article 29 de
la loi du 11 mars 1957 qui dissocie la propriété incorporelle de la propriété de l'objet
matériel support de l'oeuvre. Il en résulte qu'un annonceur ne peut licitement
réutiliser les oeuvres originales créées par une agence que si les deux parties sont "convenues entre elles" de la cession des droits de propriété intellectuelle portant sur
ces oeuvres.
L'arrêt du 15 novembre 1990 (Société Source Perrier) de la Cour d'appel de
Paris est-il conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation susmentionné, en
jugeant qu'en l'absence de contrat écrit entre annonceur et agence les deux parties
étaient liées par le contrat type du 19 septembre 1961 selon lequel le règlement des
sommes convenues par l'annonceur implique, à son profit, la cession automatique
des droits de propriété intellectuelle ? La Cour justifie sa solution en invoquant les
usages professionnels selon lesquels le silence des parties engendre une
présomption pour l'application du contrat type. L'arrêt de la Cour suprême approuvait les juges du fond d'avoir recherché les éléments de preuve sur le point de savoir si
un accord de cession de droits avait été conclu. Cette formulation n'exige pas
formellement un acte explicite, et oblige seulement le juge du fond à dégager la
commune volonté des parties. Il semble que la Cour d'appel a pu apprécier
souverainement la volonté des parties de procéder à la cession des droits en
interprétant les usages professionnels, le silence des parties et la teneur du contrat
type.
L'arrêt de la Cour de cassation ci-dessus commenté a également approuvé les
juges du fond d'avoir admis l'originalité protégeable d'une création consistant en une
présentation particulière de photos de mode associée, et selon une disposition
caractéristique, à un logo. L'originalité est reconnue à la composition d'ensemble
indépendamment, semble-t-il, de l'originalité ou de l'absence d'originalité des
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éléments rassemblés (photos et logo).
2) Contrat d'édition - Pacte de préférence
Le litige tranché par la Cour d'appel de Paris (29 janvier 1991, Michel Jonasz) est relatif au contentieux né de trois contrats de la même date étroitement liés : un
contrat de prêt et deux pactes de préférence, dont le premier seulement respectait la limite de cinq ans fixée par l'article 34 de la loi du 11 mars 1957. Une note de M. le
Professeur Pierre-Yves Gautier jette toute la clarté désirable sur cette affaire
complexe, tout en dégageant les points de droit réglés par l'arrêt.
3) Contrat d'édition - Résolution
La Cour d'appel de Paris (25 septembre 1990, Editions Gyldendal) devait
résoudre un contentieux né de l'exécution d'un contrat d'édition passé en 1953. Le
contrat contenait une clause résolutoire selon laquelle l'ouvrage étant épuisé,
l'éditeur disposait d'un délai d'un an à l'issue duquel il avait l'obligation de le
réimprimer. Une carence l'exposait à la perte de ses droits d'édition récupérés par
l'auteur ou ses ayants droit, deux mois après mise en demeure de rééditer demeurée
infructueuse.
En l'espèce, le délai d'un an était largement dépassé. Mais la Cour retient
l'absence de mise en demeure alors que l'auteur ne pouvait ignorer la survenance
de l'épuisement de l'ouvrage. L'auteur ne pouvait donc valablement reprendre
possession de ses droits d'édition et les céder à un tiers.
Débouté sur le terrain de la résolution contractuelle, l'ayant droit de l'auteur
tente d'obtenir la résolution judiciaire en invoquant des manquements à des
obligations contractuelles à la charge de l'éditeur, d'assurer une exploitation
permanente et suivie, et de rendre des comptes. Mais pour des motifs de fait qui
s'expliquent d'eux-mêmes, la Cour rejette ces griefs.
Enfin, l'auteur invoquait une violation de ses droits moraux par l'éditeur
résultant de ce que ce dernier n'aurait reédité qu'une partie de l'oeuvre, divisée
en quatre tomes. Mais le moyen manque de fait, alors surtout que le tiers auquel
l'auteur, se croyant à tort dégagé du contrat avec le premier éditeur, avait cédé
ses droits, avait lui-même limité la réédition aux deux premiers tomes. Le moyen
manquant en fait, il n'est pas possible de déduire a contrario du considérant que
la résolution aurait été prononcée si la reédition critiquée n'avait été que
partielle.
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En revanche, l'éditeur qui vient aux droits de l'éditeur partie au contrat argué de
résolution n'est pas fondé à obtenir réparation du préjudice résultant du harcèlement
judiciaire provenant du tiers auquel avaient été irrégulièrement cédés les droits
d'édition. Cette indulgence est motivée par le fait que ce tiers, qui avait contracté
avec la fille de l'auteur, pouvait se croire cessionnaire régulier des droits d'édition, et
parce que, ayant procédé à la réédition des ouvrages litigieux, l'éditeur ne peut se
prévaloir d'aucun préjudice indemnisable né du harcèlement, Si l'on comprend bien
ce second motif, qui se suffisait à lui-même, la Cour considère que les notifications
et sommations adressées par le tiers à l'éditeur régulier n'ont pas empêché ce
dernier d'exploiter l'oeuvre litigieuse en la rééditant.
DROIT D'AUTEUR ET DROIT INTERNATIONAL PRIVE
Au moins lorsque le droit moral n'est pas en cause, et que seuls les droits
patrimoniaux sont concernés, la détermination de la qualité de titulaire initial du droit
d'auteur doit être distinguée du contenu de la protection due à l'auteur. La question
de savoir qui doit être protégé se distingue de la question comment protéger. Si le
droit moral est en cause, les deux questions deviennent si étroitement imbriquées
qu'on peut se demander si elles ne sont pas indivisibles.
Les conventions internationales de droit d'auteur définissent le contenu de la
protection par référence à la loi du pays où la protection est réclamée, mais ne
traitent pas de l'attribution de la qualité d'auteur ni même de la titularité de droits,
sous la réserve impórtante de l'article 14 bis de la Convention de Berne pour les
oeuvres cinématographiques et télévisuelles.
Dans un litige opposant une société de droit italien recherchant en contrefaçon
en France des "mannequins portant des têtes d'homme ou de femme", sur le
fondement de la loi du 11 mars 1957, deux autres sociétés, la Cour d'appel de Paris
(4e Ch.) relève justement l'absence de toute indication donnée par la Convention de
Berne "sur la désignation du bénéficiaire de (la) protection".
Elle en déduit que, par application du droit commun, du droit international privé,
la règle française du conflit de lois remet à la loi du pays d'origine à définition du
"titulaire des droits d'origine". Le choix entre la loi du pays d'origine et la loi du pays
de protection (loi française) a donné lieu à des variations jurisprudentielles. La même
formation, dans un arrêt du 13 juin 1985 (AGC c/ Markus, RDPI 1982, 2.116), avait
jugé que la détermination du premier titulaire sur des oeuvres publiées par des
personnes morales étrangères en France s'établissait par application de la loi
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française, dans un considérant d'autant plus remarqué qu'il était surabondant. En
effet, après avoir jugé que la société de droit américain ne pouvait se prévaloir
d'aucun copyright acquis en conformité avec la loi américaine, la Cour d'appel
poursuit en énonçant que "de surcroît, les oeuvres en cause ne peuvent bénéficier de
la loi du 11 mars 1957 comme toute oeuvre publiée par une personne morale
française pour la première fois en France que si, en application de cette loi, elles ont
été créées par une personne physique qui a cédé ses droits d'auteur à la personne
morale, ou s'il s'agit d'une oeuvre collective (au sens de la loi française)...".
Dans la présente affaire, la Cour d'appel inverse la solution de l'arrêt du 13 juin
1985 et pose comme une règle française de droit commun en matière de conflits de
lois l'application de la loi du pays d'origine en vue de déterminer le "titulaire des
droits d'origine"; les règles de cession intervenant entre ce "premier titulaire" et les
cessionnaires étant gouvernées par la "loi" dite d'autonomie (libre choix par les
contractants de la loi appelée à régir leurs rapports contractuels).
Sur l'aspect doctrinal de ces questions, nous faisons nôtres les conclusions de
Mme Jane Ginsburg, Professeur à Columbia University School of Law, dans son
étude "Les conflits de lois relatifs au titulaire initial du droit d'auteur" (RDPI février
1986) selon laquelle cette titularité s'apprécie selon la loi du pays d'origine (l'origine
étant, selon Mme Ginsburg, une notion complexe où interviennent le lieu de première
publication, la nationalité ou le domicile du créateur), sous la réserve déjà exprimée
de l'application de l'article 14 bis de la Convention de Berne, de la spécificité du droit
moral et des exigences éventuelles de l'ordre public international qui peuvent
conduire à écarter la loi étrangère normalement applicable si elle heurte trop
gravement les valeurs fondamentales inspirant la loi française.
Dans la précédente affaire, ni l'article 14 bis de la Convention de Berne, ni
les droits moraux, ni l'ordre public international français, ne sont en cause, de telle
sorte que l'application de la loi italienne (pays de réalisation et de divulgation des
oeuvres litigieuses) à la détermination du premier titulaire doit être approuvée.
Cette loi donne à l'entreprise personne morale les droits économiques qui
s'attachent à l'oeuvre créée dans l'entreprise et dans le cadre de son activité par
un ou plusieurs salariés.
Il est à noter que l'interprétation d'une loi étrangère est regardée comme une
question de fait et non de droit soumise à l'appréciation souveraine des juges du
fond, sauf dénaturation : c'est bien ce que révèle la lecture de l'arrêt commenté, où
l'on voit la Cour interpréter la loi italienne à l'aide d'un "certificat de coutume"
émanant d'un juriste italien et des "indications données en France par la doctrine".
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Après avoir réglé ce point, la Cour devait trancher une longue et délicate discussion
sur l'originalité des oeuvres arguées de contrefaçon. Il était en effet opposé à l'action en
contrefaçon que les modèles litigieux relevaient des "arts appliqués" protégés en Italie
uniquement par une législation spéciale sans cumul possible des protections et que, par suite, cette Cour devait appliquer l'article 2 § 7 de la Convention de Berne : "Pour les
oeuvres protégées uniquement comme dessins et modèles dans le pays d'origine, il ne
peut être réclamé dans un autre pays de l'Union que la protection spéciale accordée
dans ce pays aux dessins et modèles". Mais cependant la loi italienne protège par le droit
d'auteur les oeuvres des arts appliqués dans la mesure où leur valeur artistique est
séparable du caractère industriel du produit auquel elles sont associées. Le demandeur,
bon connaisseur de la loi italienne, avait pris la précaution de limiter son action en
contrefaçon à la reproduction non autorisée, non du modèle pris dans son entier mais
des seules "têtes humaines", éléments d'ordre esthétique remplissant la condition de
séparabilité du caractère industriel du support.
Il ne restait plus à la Cour d'appel que d'apprécier l'originalité de ces "têtes"
d'après les critères de la loi française applicable pour déterminer le contenu de la
protection. Elle trouve, au terme de cet examen, que ces têtes ont leur individualité
propre et expriment la personnalité de l'auteur (avec, semble-t-il, un "plus" pour la
tête de femme qui "dégage un mystère lointain et oriental").
DROIT DE LA CONCURRENCE (DROIT COMMUNAUTAIRE)
Un arrêt du 12 décembre 1990 de la Cour de Justice des Communautés
Européennes (Cholay et Bizon's Club-non reproduit) tranche exactement le même
litige que celui soulevé dans l'affaire Basset (9 avril 1987, RIDA 133 juillet 1987, p.
168) concernant la licéité de la "redevance complémentaire de reproduction
mécanique" perçue à l'occasion de la diffusion publique des phonogrammes. La
CJCE ne peut que rappeler cette dernière décision par laquelle elle a jugé que cette redevance ne contrevenait pas aux articles 30 et 36 du Traité de Rome.
A D D E N D U M
L'arrêt de la Cour de cassation du 28 mai 1991, cassant et annulant l'arrêt
rendu le 6 juillet 1989 par la Cour d'appel de Paris (RIDA 143 janvier 1990, p. 329)
rejetant les demandes des héritiers Huston tendant, sur le fondement du droit moral,
à interdire la diffusion d'une version colorisée d'un film "noir et blanc" dont John
Huston est coauteur, a été divulgué trop tardivement pour être inséré dans la
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chronique de jurisprudence. Cette décision importante fait ici l'objet d'une première
réaction et d'une première impression.
La note de M. le Professeur Françon sous l'arrêt déféré à la Cour de cassation
relevait que le droit au respect de l'oeuvre dans la législation française est garanti
non seulement par l'article 6 de la loi du 11 mars 1957, mais aussi par le 2e alinéa
de l'article 1er de la loi du 8 juillet 1964 (sur la réciprocité) sous le vocable de droit
(interdiction de porter atteinte) à l'intégrité" de l'oeuvre.
L'arrêtiste avait donc déjà dégagé le raisonnement juridique sur lequel repose la
cassation: quelle que soit la nature de l'oeuvre protégée et quel que soit le pays d'origine
de l'oeuvre, toute atteinte à l'intégrité de l'oeuvre est interdite par le législateur français. Si
l'oeuvre bénéficie de la protection de la loi française, le droit au respect est positivement
assuré. Si l'oeuvre n'en bénéficie pas, aucune atteinte à son intégrité n'est tolérée.
Objectivement, cette protection s'attache à l'oeuvre. Quelle personne peut la revendiquer ? C'est l'auteur du seul fait de la création. La détermination du bénéficiaire de la
protection particulière des droits moraux dépend uniquement de l'acte de création et ne peut
être remise en cause par une loi étrangère. C'est ce qu'avait voulu signifier le jugement du
Tribunal de grande instance en disant que rien ne peut effacer le fait de la création.
Les dispositions qui interdisent toute atteinte à l'intégrité de l'oeuvre et
protègent ainsi tout créateur, indépendamment de sa nationalité, de celle de ses
contractants éventuels, du lieu de divulgation, confèrent à ces règles le caractère
d'une loi de police selon la doctrine qui attribue ce caractère à tout texte qui
détermine unilatéralement son champ d'application (cf. Loussouarn et Bourel, Précis
Dalloz "Droit international privé", 3e éd., p. 174).
Quels sont les effets attachés à une loi de police ? La doctrine dominante
répond ainsi (ouvrage précité, p. 171) : "... Confronté à un problème de droit
international privé, le juge devrait d'abord commencer par se demander si sa propre
loi est une loi de police et si, en conséquence, elle requiert impérativement (souligné
par nous) d'être impliquée aux faits de la cause. Si la réponse est affirmative, on ne
va pas plus loin. Dans la négative, on revient à la méthode traditionnelle de conflit de
lois". Ainsi, l'obligation impérative d'appliquer une loi de police tue dans l'oeuf le
conflit de lois naissant. Faute de l'avoir aperçu, l'arrêt encourt la cassation par
violation d'une règle de droit résultant de son refus d'application.
Il restera évidemment à la juridiction de renvoi le soin de dire si le moyen d'atteinte
à l'intégrité de l'oeuvre, examiné à la lumière de ces lois de police, est ou non fondé. La
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Cour d'appel avait effleuré cette question, par des considérants groupés sous le sous-
titre "Sur la colorisation", puisqu'elle relevait que, selon le "Bureau des auteurs du
Congrès des Etats-Unis", la version colorisée serait une "adaptation" de l'oeuvre en noir
et blanc qui "pourrait être reconnue comme telle par la loi française". Et les juges du fond
semblaient estimer que cette "adaptation" ne violerait pas le droit moral des auteurs, à
supposer qu'il puisse être invoqué (ce qu'ils niaient), les consorts Huston n'invoquant aucune "défectuosité de la qualité de l'adaptation".
L'arrêt commenté semble bien indiquer que la Cour suprême n'a pas estimé
que ces derniers motifs puissent pallier le refus d'appliquer l'article 1er de la loi du 8
juillet 1964, et prévenu la cassation, ce qui arrive lorsque le juge du fond ayant
avancé plusieurs motifs se suffisant chacun à lui-même pour justilier une solution, il
est constaté qu'au moins un de ces motifs est fondé ; la censure des autres motifs
laisse alors intact l'arrêt entrepris. Il est vrai que la Cour d'appel n'a pas
expressément examiné au fond le moyen des consorts Huston, puisqu'elle énonce
que l"'adaptation" colorisée "pourrait être reconnue comme telle par la loi française". L'emploi du conditionnel interdisait, en tout état de cause, de voir dans cette
appréciation un motif substituable au motif expressément censuré.
André KEREVER
ETATS-UNIS
Cour de District du Massachusetts
28 juin 1990
OEUVRES PROTEGEES.
Logiciels - Interfaces d'ordinateur - Loi des Etats-Unis d'Amérique - Loi 17
U.S.C. article 101 (1988).
Caractère non "littéral" ne faisant pas obstacle à la protection des
interfaces par le droit d'auteur, sous réserve de l'originalité de la structure.
CONDITION D'ORIGINALITE : Structure non réductible à une simple idée
- Pluralité des manières d'établir une structure répondant à certaines
fonctions - Originalité d'une structure retenue par un producteur de
logiciels.
LOTUS DEVELOPMENT Corp. c./ PAPERBACK SOFTWARE Int.
163
[...]
Cette affaire (1) concerne deux programmes d'application concurrents Lotus 1-
2-3 et VP-Planner - qui sont principalement des tableurs, mais qui possèdent
également d'autres fonctions telles que la gestion limitée de bases de données et la
création de graphiques. Parce qu'ils peuvent accomplir différents types de fonctions,
de tels programmes sont appelés des programmes d'application "intégrée".
Le Congrès a donné du "programme d'ordinateur" la définition suivante :
Un "programme d'ordinateur" est un ensemble d'énoncés ou d'instructions qui
sont utilisés directement ou indirectement dans un ordinateur afin de parvenir à un
certain résultat.
17 U.S.C. J 101 (1988)
Cet "ensemble d'énoncés ou d'instructions", dans sa manifestation littérale ou
écrite, peut prendre la forme d'un code objet ou d'un code source. Il peut aussi être
représenté, sous une manifestation partiellement littérale, par un organigramme...
Les parties acceptent, comme proposition générale, que les manifestations littérales d'un programme d'ordinateur - y inclus aussi bien le code source que le
code objet -, dans la mesure où elles sont originales, peuvent être protégées par le droit d'auteur...
Il apparaît aussi que les organigrammes sont susceptibles d'être protégés par le droit d'auteur, si ils sont suffisamment détaillés et originaux.
Les organigrammes ... sont des oeuvres de l'esprit dans lesquelles le droit
d'auteur subsiste, à la condition qu'ils constituent le produit d'un travail intellectuel
suffisant pour surmonter l'obstacle du travail intellectuel insuffisant" ...
Commission Nationale des Nouvelles Utilisations Technologiques des Oeuvres
(1) NDLR : Dans cette affaire, la Société Paperback Software International,
concurrent de la Société Lotus Development Corporation, avait reproduit les
affichages à l'écran et certains éléments de l'interface de l'utilisateur, dont
notamment les valeurs données aux touches des fonctions, mais cela sans copier les
séquences d'instructions.
164
Protégées par le Droit d'Auteur, Rapport Final et Recommandations 43 (1978) (ci-
après "Rapport Final"), reproduit dans Droit d'Auteur 5, Congrès et Technologie : Le
Rapport Public (N. Henry, ed. 1980), cité en l'approuvant dans Whelan Associates, Inc. c/ Jaslow Dental Laboratory, Inc., 797 F.2d 1222, 1241 (3d Cir.1986), pourvoi en
cassation rejeté, 479 U.S. 1031, 107 S.Ct. 877, 93 L.Ed.2d 831 (1987).
Cependant, les défendeurs contestent vigoureusement que les éléments non
littéraux des programmes d'ordinateur puissent être protégés par le droit d'auteur.
Ainsi, les défendeurs soutiennent que seules les manifestations littérales des
programmes d'ordinateur peuvent être protégées par le droit d'auteur. De son coté,
le demandeur maintient que la protection par le droit d'auteur s'étend à tous les
éléments des programmes d'ordinateur qui renferment une expression originale,
qu'elle soit littérale ou non littérale, y incluse toute expression originale renfermée
dans "l'interface de l'utilisateur" du programme.
L'une des difficultés avec l'argument du demandeur est la nature informe
des éléments "non littéraux" des programmes d'ordinateur. A la différence du
code écrit d'un programme ou d'un organigramme qui peut être imprimé sur
papier, les éléments non littéraux - y compris des éléments tels que
l'organisation d'ensemble d'un programme, la structure du système de
commande d'un programme, et la présentation de l'information sur l'écran - ne
peuvent pas être représentés de façon aussi tangible. Pour juger cette affaire, la question centrale est de déterminer si ces éléments peuvent être protégés par le
droit d'auteur, et si oui, comment identifier les éléments non littéraux qui peuvent
être protégés par le droit d'auteur.
La Loi sur le Droit d'Auteur de 1976
Comme la loi sur le droit d'auteur de 1909, la loi sur le droit d'auteur de 1976
évite de donner une liste limitative des oeuvres qui peuvent être protégées par le
droit d'auteur :
La protection du droit d'auteur subsiste, conformément à ce titre, dans des
oeuvres de l'esprit originales dont le support peut être tout moyen d'expression
tangible connu aujourd'hui ou développé par la suite, grâce auquel elles peuvent être perçues, reproduites, ou autrement communiquées, soit directement, soit avec l'aide
d'une machine ou d'un appareil.
17 U.S.C. J 102(a) (1988) (le soulignement a été rajouté)
165
Cependant, comme toutes les autres oeuvres de l'esprit, les programmes
d'ordinateur, même si certains de leurs éléments peuvent être protégés par le droit
d'auteur, ne sont pas susceptibles de bénéficier d'une protection illimitée. En ce qui
concerne cette affaire, la limite suivante est la plus significative :
En aucun cas, la protection par le droit d'auteur d'une oeuvre de l'esprit
originale ne s'étend à une idée, une procédure, un procédé, un système, une
méthode de fonctionnement, un concept, un principe, ou une découverte, quels qu'ils
soient, et quelle que soit la forme dans laquelle ils sont décrits, expliqués, illustrés, ou incorporés dans cette oeuvre.
17 U.S.C. J 102(b) (1988) (le soulignement a été rajouté).
En remarquant que ce paragraphe s'applique aux programmes d'ordinateur, le
Rapport de la Chambre des Représentants déclare : "Le paragraphe 102(b) est
destiné, entre autres choses, à préciser que l'expression adoptée par le
programmeur est l'élément qui peut être protégé par le droit d'auteur dans un
programme d'ordinateur, et que les véritables procédés ou méthodes incorporés
dans le programme ne rentrent pas dans le champ d'application de la loi sur le droit
d'auteur." Rapport de la Chambre des Représentants, page 57, reproduit page 5670
(le soulignement a été rajouté); et aussi page 54, reproduit page 5667 (les
programmes d'ordinateur peuvent être protégés par le droit d'auteur uniquement "dans la mesure où ils incorporent une ceuvre de l'esprit dans l'expression, par le
programmeur, d'idées originales, par opposition aux idées elles-mêmes") (le soulignement a été rajouté).
LE TEST JURIDIQUE POUR LA PROTECTION DU DROIT D'AUTEUR
APPLICABLE A CETTE AFFAIRE
A. Fonctionnalité, Objets Utiles, et la Distinction de l'Utile et de l'Expressif
Les défendeurs suggèrent que l'interface de l'utilisateur de Lotus 1-2-3 est un
objet utile et "fonctionnel" comme la disposition fonctionnelle des vitesses sous la
forme de la lettre "H" sur une transmission standard, l'affectation fonctionnelle des
lettres aux touches sur un clavier QWERTY standard, et la configuration fonctionnelle
des commandes sur un instrument de musique (par exemple, les touches d'un
piano). Les défendeurs soutiennent que la protection du droit d'auteur n'est pas applicable à ces "objets utiles" et "fonctionnels".
Une analogie similaire a été faite dans l'affaire Synercom où la Cour concluait
qu'une séquence d'entrées de données pour un programme d'analyse de statistiques
166
ressemblait au motif "en forme de lettre H" d'une transmission standard. 462 F.Supp.
page 1013. L'arrêt Synercom avait cependant été publié moins d'un mois après la
publication du Rapport CONTU (qu'il ne cite jamais) et bien avant les amendements
de 1980. Depuis lors, le développement législatif et jurisprudentiel de la protection des programmes informatiques par le droit d'auteur a considérablement avancé, et la
proposition centrale de l'arrêt Synercom - à savoir que l'expression d'une séquence
et d'un ordre non littéraux est inséparable de l'idée et ne peut pas, par conséquent,
être protégée par le droit d'auteur - a été explicitement rejetée par plusieurs
tribunaux. Par exemple, Whelan, V. Jaslaw, 797 F.2d pages 1240, 1248 ("la
protection du droit d'auteur des programmes informatiques peut s'étendre au-delà du
code littéral des programmes pour s'appliquer à leur structure, séquence, et organisation"); Broderbund Software, Inc. c/ Unison World, Inc., 648 F.Supp. 1127,
1133 (N.D.Cal.1986) ("la protection du droit d'auteur n'est pas seulement limitée aux
aspects littéraux d'un programme informatique, mais... s'étend aussi à la structure
d'ensemble d'un programme, y compris ses affichages audiovisuels"). En outre, même les tribunaux qui n'ont pas été aussi loin que les arrêts Whelan et Broderbund
ont tout de même été beaucoup plus loin dans la protection des programmes informatiques que l'arrêt Synercom. Par exemple, SAS Institute, Inc. c/ S H
Computer Systems, Inc., 605 F.Supp. 816, 830 (M.D.Tenn.1985) ("la copie des
détails d'organisation et de structure" peut constituer la base d'une contrefaçon);
Manufacturers Technologies, Inc. c/ CAMS, Inc., 706 F.Supp. 984, 993
(D.Conn.1989) (peuvent être protégés par le droit d'auteur "les affichages à l'écran
ou l'interface de l'utilisateur"); Johnson Controls, Inc. c/ Phoenix Control Systems,
Inc., 886 F.2d 1173, 1175 (9th Cir.1989) (les aspects non littéraux tels que "la
structure, la séquence et/ou l'organisation du programme, l'interface de l'utilisateur,
et la fonction, ou l'objet, du programme", peuvent être protégés par le droit d'auteur,
dans la mesure où ils manifestent une expression plutôt qu'une idée).
De toute façon, les formats d'entrée de l'arrêt Synercom sont complètement
différents, et se distinguent des aspects non littéraux de 1-2-3 qui sont au centre de
cette affaire...
En outre, ma conclusion est que les allégations des défendeurs, dans la
mesure où elles sont similaires à la proposition centrale de l'arrêt Synercom, ... sont
incompatibles avec les travaux parlementaires et les dispositions légales expliquées ci-dessus. Si, dans un contexte tel que celui de l'arrêt Synercom ou de cette affaire,
une idée et son expression étaient tenues pour inséparables, l'expression ne
pouvant être par conséquent protégée par le droit d'auteur, la loi sur le droit d'auteur
n'assurerait jamais, dans la pratique, aux programmes d'ordinateur, une protection
aussi importante que celle édictée par le Congrès - protection destinée à s'étendre
167
aux éléments d'expression originaux, quelle que soit la façon dont ils sont
incorporés. J'accrédite le témoignage des experts selon lequel la plus grande partie du travail créatif est constituée par la conceptualisation d'un programme d'ordinateur
et l'interface de l'utilisateur, plutôt que par son encodage, et selon laquelle créer un
interface de l'utilisateur adéquat est une tâche intellectuelle plus difficile, qui requiert
une plus grande créativité, originalité, et perspicacité, que convertir l'architecture de l'interface de l'utilisateur en instructions à la machine.
Les allégations des défendeurs attriburaient à la loi l'intention de protéger
seulement une partie étroitement définie du développement créatif des programmes
d'ordinateur, et d'exclure de la protection des éléments créatifs du processus encore
plus considérables. Un tel résultat est fondamentalement incompatible avec les buts
poursuivis par le législateur..
Par ailleurs, l'allégation des défendeurs aurait aussi pour conséquence que les
programmeurs d'ordinateur seraient, dans le meilleur des cas, à peine plus protégés, en ce qui concerne les éléments d'expression non littéraux incorporés dans leurs
oeuvres de l'esprit originales, qu'ils ne le sont déjà par le droit du secret de fabrique. Si l'effort intellectuel et la créativité incorporés dans un interface de l'utilisateur
pouvaient seulement être protégés par le droit du secret de fabrication, la durée de
protection des programmes d'ordinateur serait très courte - à savoir, simplement le
temps nécessaire pour examiner un programme et ensuite en copier les éléments
non littéraux sur un nouveau programme d'ordinateur. Cette courte période de
protection est fondamentalement incompatible avec les buts de la loi sur le droit d'auteur...
APPLICATION DU TEST JURIDIQUE A LOTUS 1-2-3
A. "Aspect et impression" ("Look and feel")
Dans les oeuvres musicales, dramatiques, cinématographiques et littéraires, les
éléments non littéraux qui peuvent être protégés par le droit d'auteur ont parfois été
décrits comme la "conception et l'impression d'ensemble" d'une oeuvre, Roth Greeting
Cards [c. United Card Co.], 429 F.2d [1106] à 1110 [(9th Cir.1970)]; [Sid Marty] Krofft
Television [Productions, Inc, c. McDonald's Corp.], [562 F.2d 1157] à 1167 [(9th
Cir.1977)], "l'essence ou structure fondamentales" d'une oeuvre, 3 M. Nimmer D.
Nimmer, Nimmer on Copyright J 13.03[A][1](1989), ou "le "modèle" de l'oeuvre",
Chaffee, Réflexions sur le droit d'auteur : 1ère Partie, 45 Colum.L.Rev. 503, 513 (1945).
Dans le contexte des programmes d'ordinateur, les éléments non littéraux sont souvent
mentionnés comme l"'aspect et l'impression" ("look and feel") du programme.
168
Au début, le demandeur faisait aussi référence à ces éléments comme "l'aspect
et l'impression", bien qu'il n'ait pas - au cours du procès, tout du moins - fondé ses
allégations principalement sur cette terminologie.
Malgré son usage répandu dans le public sur la protection par le droit d'auteur
des éléments non littéraux des programmes d'ordinateur, je n'ai pas trouvé que le
concept de "l'aspect et de l'impression", seul, soit d'une aide particulière pour
distinguer les éléments non littéraux d'un programme d'ordinateur qui peuvent être
protégés par le droit d'auteur de ceux qui ne peuvent pas l'être.
On peut soutenir que l'expression "aspect et impression" est analogue au test du
"concept et impression d'ensemble" développé dans l'affaire Roth Greeting Cards, 429
F.2d page 1110, et utilisé dans l'affaire Krofft Television, 562 F.2d page 1167. Cependant,
dans ces affaires, le test du "concept et impression d'ensemble" n'était pas invoqué - tout
du moins, explicitement - comme une aide pour la Cour pour déterminer quels éléments
non littéraux pouvaient être protégés par le droit d'auteur et pourquoi. Les juges ont plutôt
utilisé le concept, non pour déterminer si la protection du droit d'auteur était applicable,
mais, apparemment, en supposant l'application de la protection du droit d'auteur, et en
appliquant le test de la similitude substantielle pour déterminer si une reproduction
interdite avait eu lieu. Par exemple, dans l'affaire Roth Greeting Cards, la Cour a examiné
si le "texte, la disposition du texte, le travail artistique, et l'association entre le travail
artistique et le texte" des cartes de voeux des défendeurs étaient substantiellement
similaires à (par exemple, ont copié le "concept et impression d'ensemble" des) ces mêmes éléments des cartes de voeux des demandeurs. 429 F.2d page 1109...
Il est peut-être vrai que les questions de l'application de la protection du droit
d'auteur et de la similitude substantielle sont si imbriquées que ces précédents sont
significatifs. Il n'en demeure pas moins qu'elles ne sont pas primordiales pour déterminer
si la protection du droit d'auteur s'applique dans cette affaire. En outre, le concept de
"l'aspect et de l'impression" constitue une conclusion, alors que l'utilité et l'applicabilité
d'un précédent dépend des motifs qui ont fondé la conclusion dans un contexte
particulier, et non de la conclusion elle-même. Ainsi, en essayant de comprendre
l'importance des précédents où était utilisée la notion de "concept et impression", nous
devons examiner les faits qui, dans ces affaires, ont provoqué la conclusion, plutôt que d'examiner seulement la conclusion sans considérer ses fondements...
B. L'interface de l'utilisateur
Dans la présente affaire, le demandeur n'insiste pas sur le fait que l'expression
"aspect et impression" constitue une description satisfaisante des éléments de Lotus
169
1-2-3 qui peuvent être protégés par le droit d'auteur, mais suggère que les éléments
non littéraux qui peuvent être protégés par le droit d'auteur sont décrits de façon plus
appropriée par l'expression "interface de l'utilisateur". Selon le demandeur,
l"'interface de l'utilisateur" de 1-2-3 inclut des éléments tels que "les menus (ainsi que
leur structure et organisation), les messages d'assistance ("long prompts"), les
écrans sur lesquels ils apparaissent, les attributions des touches de fonction, [et] les
commandes et langage macro". Je vais maintenant examiner ces éléments de plus
près.
Comme les feuilles de calculs manuelles, les feuilles de calculs électroniques
présentent un formulaire imprimé sur lequel des données numériques, statistiques,
financières ou autres peuvent être assimilées, organisées, manipulées et calculées.
Aussi bien dans Lotus 1-2-3 et dans VP-Planner, comme dans beaucoup d'autres
tableurs électroniques, un élément mis en relief de l'affichage à l'écran de base
ressemble à un "L" incliné à quatre-vingt-dix degrés dans le sens des aiguilles d'une
montre avec des lettres en haut pour désigner des colonnes, et des nombres en bas
à gauche pour désigner des lignes. Voir Multiplan, qui possède aussi un affichage à l'écran en forme de "L" incliné, mais qui utilise des nombres et pour les colonnes et
pour les lignes. L'intersection de chaque colonne et de chaque ligne est une "cellule"
dans laquelle une valeur (par exemple, 31,963), une formule (par exemple, une
formule qui ajoute une colonne de nombres), ou une étiquette (par exemple, "Coût
des Marchandises") peuvent être entrées.
Les deux programmes utilisent un "menu à curseur mobile de deux lignes", qui
présente à l'utilisateur une liste de choix de commandes (par exemple, "file", "copy",
"quit") et un curseur mobile pour communiquer ("entrer") le choix. Le menu est
appelé à l'écran en pressant la touche barre oblique ("/"), et est situé soit au-dessus
du "L" incliné (comme dans 1-2-3) ou en-dessous du "L" incliné (comme dans VP-
Planner). Voir Multiplan, qui utilise un menu avec un curseur mobile de trois lignes, et
Excel (1), qui possède des menus à barre coulissante.
La ligne supérieure du menu à deux lignes contient une série de mots, dont
chacun représente une commande différente. Par exemple, on lit sur la ligne
supérieure du premier, ou principal, menu du programme 1-2-3 : "Worksheet Range
Copy Move File Graph Data Quit".
(1) NDLR : Multiplan et Excel étaient deux programmes "spread sheet" concurrents qui n'avaient copié ni les écrans ni les "look and feel" de Lotus.
170
Le premier mot de la ligne est mis en relief pour signifier la commande qui sera
choisie si on appuie sur la touche "entrée"; le point mis en relief, ou "curseur", se
déplace à droite ou à gauche selon que l'on appuie sur la touche du curseur droit ou
gauche.
La deuxième ligne du menu affiche un message d'assistance, qui contient
plus d'information sur la commande mise en relief. Dans certains cas, le
message d'assistance est une description de la commande mise en relief (par
exemple, pour la commande Copy", le message d'assistance se lit : "Copy a cell
or range of cells"); dans d'autres cas, le message d'assistance donne une liste
des sous-commandes du menu qui seront disponibles si la commande mise en
relief est choisie (par exemple, pour la commande "Worksheet", le message
d'assistance affiche : "Global, Insert, Delete, Column-Width, Erase, Titlec,
Window, Status".
Dans le dernier cas, si la commande mise en relief est ultérieurement choisie,
les mots qui apparaissaient dans le message d'assistance apparaîtront maintenant
comme des choix de commande du menu de deuxième niveau sur la ligne
supérieure du menu, et un nouveau message d'assistance prendra sa place sur la
deuxième ligne.
En plus d'avoir l'option de sélectionner une commande en déplaçant le curseur
sur la commande et en appuyant sur la touche "entrée", un utilisateur peut aussi
appuyer sur la touche représentant la première lettre du mot de commande (par
exemple, "C" pour "Copy", "W" pour "Worksheet"). Pour cette raison, le mot qui
représente chaque commande sur une ligne de menu donnée doit commencer par
une lettre différente.
Les touches de fonction présentent un moyen supplémentaire pour permettre à
l'utilisateur de communiquer avec l'ordinateur programmé, et de faire fonctionner ce
dernier. Chaque programme affecte certaines commandes fréquemment utilisées aux
diverses "touches de fonction" (appelées "FI", "F2", "F3", etc.) du clavier. Par
exemple, dans le programme 1-2-3, "FI" correspond à la commande "Help", et "F2" à
la commande "Edit".
En revanche, le programme VP-Planner attribue les touches de fonction aux
commandes sur la ligne supérieure du menu. Ainsi, par exemple, quand le
programme VP-Planner est utilisé dans le cadre du menu principal, "FI" correspond à
la commande "Help", "F2" à la commande "Worksheet", "F3" à la commande
"Range", "F4" à la commande "Copy", et ainsi de suite.
171
D'une manière générale, les utilisateurs adaptent des feuilles de calculs
particulières à leurs besoins spécifiques. Supposez, par exemple, que, afin de
parvenir à un résultat voulu, un utilisateur doive accomplir la même séquence de
commandes à maintes reprises afin que l'ordinateur exécute les mêmes fonctions à
maintes reprises (par exemple, calculer une dépréciation basée sur certaines
données financières, ou garder la feuille de calcul et en imprimer une copie). Plutôt
que de procéder pas à pas en suivant la même séquence de commandes chaque
fois qu'une fonction particulière doit être exécutée, l'utilisateur peut mettre en réserve
une séquence de termes de commandes à titre de "macroinstruction", communément
appelée une "macro", et ensuite, en actionnant une commande qui appelle la macro,
faire exécuter à l'ordinateur programmé la séquence entière de commandes.
Dans le programme 1-2-3, les termes de commande à l'intérieur d'une macro
peuvent consister en des choix de menu (par exemple, "/C" pour copier une cellule
ou rangée de cellules, ou "/PPRAI.F19{enter}AGQ" - pour la séquence de
commandes "Print, Printer, Range, Cell A1 to Cell F19, Align, Go, Quit" - pour
imprimer la rangée de cellules spécifiée de la feuille de calcul). Une macro peut aussi
inclure des commandes de clavier (telles que les touches de fonction, les touches de
curseur, ou la touche "entrée"), et des commandes macro spéciales appelées par la
commande "/X" (par exemple, "/XI" est une commande macro qui exécute une
fonction logique "si-alors"). Parce que les macros peuvent contenir plusieurs choix de
menus, la hiérarchie exacte - ou structure, séquence et organisation du système du
menu est une partie fondamentale de la fonctionnalité des macros. En outre, parce
que les commandes macro sont habituellement appelées en entrant la première
lettre des choix de commandes (par exemple, "/C" pour copier,
"/PPRA1.F19{enter}AGQ" pour imprimer la rangée spécifiée de cellules), la première lettre de chaque choix de commande dans un menu particulier est un élément
essentiel de la fonctionnalité des macros.
C. Eléments de l'interface usager en tant qu'expression
En appliquant au programme 1-2-3 le test juridique exposé plus haut, je
m'interroge d'abord où, sur l'échelle de l'abstraction, concevoir l"'idée" dans le but de
distinguer l'idée de son expression
Au niveau le plus général de l'échelle des abstractions, les programmes
d'ordinateur en cause dans cette affaire, et les autres programmes d'ordinateur qui
ont été examinés au cours du procès, sont des expressions de l'idée d'un
programme d'ordinateur pour une feuille de calcul électronique. Par conséquent, les
défendeurs ont presque raison lorsqu'ils soutiennent que l'idée de développer une
172
feuille de calcul électronique ne peut pas être protégée par le droit d'auteur - que l'idée essentielle d'une telle feuille de calcul est à la fois fonctionnelle et évidente,
même pour les utilisateurs d'ordinateur qui n'ont aucune compétence technique.
Ainsi, même si des programmes comme VisiCalc, 1-2-3, Multiplan, SuperCalc4,et Excel sont très différents dans leur structure, aspect, et méthode de fonctionnement,
chacun d'eux est seulement, au tout premier niveau, une façon différente d'exprimer
la même idée : la feuille de calculs électronique. Cependant, cela ne veut pas dire
que toute méthode possible pour élaborer une feuille de calculs métaphorique est
évidente, ou qu'aucune forme pour exprimer l'idée de la métaphore de la feuille de
calculs ne peut avoir l'originalité qui est requise pour bénéficier de la protection du
droit d'auteur, en allant au-delà de l'évident, ou encore qu'aucune forme particulière
d'une feuille de calculs métaphorique ne peut constituer une expression distinctive
d'une méthode particulière pour préparer une information financière.
L'idée d'un menu à curseur mobile de deux lignes est aussi fonctionnelle et
évidente, et est d'ailleurs utilisée dans une grande variété de programmes
d'ordinateur y inclus les tableurs. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu'aucune
méthode possible pour élaborer un système de menu qui inclut un curseur mobile sur
deux lignes ne peut être protégée par le droit d'auteur.
Bien sûr, si une expression particulière de l'idée d'une feuille de calculs
électronique ne donne aucun détail au-delà de ceux qui sont essentiels pour
exprimer l'idée elle-même, cette expression ne bénéficierait pas alors de la
protection du droit d'auteur. La question ici est de déterminer si le programme Lotus
1-2-3 va effectivement au-delà des détails qui sont essentiels à toute expression de
l'idée, et contient des éléments d'expression substantiels, distinctifs et originaux, qui
peuvent par conséquent être protégés par le droit d'auteur.
L'idée d'une feuille de calculs électronique a été en premier traduite dans la
pratique commerciale par Daniel Bricklin. Etudiant à Harvard Business School à la fin
des années 1970, Bricklin eut l'idée d'un "tableau noir magique" qui recalculerait les
chiffres automatiquement dès lors que des changements étaient faits à d'autres
endroits de la feuille de calculs. Finalement, avec l'aide d'autres personnes, il
transforma cette idée en VisiCalc, la première feuille de calculs électronique
commerciale.
L'idée de Bricklin pour VisiCalc constituait un progrès révolutionnaire dans le
domaine de la programmation informatique.
Bien que Visicalc était un succès commercial, ses caractéristiques d'exécution
173
limitaient l'étendue et la durée de sa possibilité de commercialisation en tant que
feuille de calculs. Plus particulièrement, VisiCalc était programmé à l'origine pour être
utilisé sur un ordinateur Apple II, qui avait une mémoire limitée (32K de RAM), des
capacités d'affichage à l'écran limitées (seulement 40 caractères par ligne), et des
touches disponibles sur le clavier limitées (aucune touche de fonction et aucune
touche de curseur pour se déplacer vers le haut et vers le bas). Lorsque VisiCalc a
été par la suite réécrit pour être utilisé sur un IBM PC (qui a été présenté en août
1981), il a été transféré avec des modifications minimes et sans profiter de plusieurs
capacités plus importantes du PC.
Mitchell Kapor et Jonathan Sachs, les auteurs d'origine du programme 1-2-3,
ont exploité cette opportunité. En partant de l'idée révolutionnaire de Bricklin d'une
feuille de calculs électronique, Kapor et Sachs ont exprimé cette idée de façon
différente et plus puissante. 1-2-3 a profité de la plus grande mémoire et des
capacités d'affichage à l'écran et de clavier plus larges de l'IBM PC. 1-2-3, comme
de nombreux tableurs électroniques depuis, pouvait ainsi être considéré comme un
produit évolutionniste qui avait été construit à partir de VisiCalc.
Tout comme 1-2-3 exprimait l'idée d'une feuille de calculs électronique d'une
manière différente de VisiCalc, Microsoft's Excel faisait de même. Ecrit à l'origine
pour l'ordinateur Apple Macintosh, il exploite les capacités graphiques accrues de
Macintosh, ainsi que le périphérique d'entrée souris qui est habituel dans Macintosh.
Excel possède des menus à barre coulissante plutôt qu'un menu à curseur mobile de
deux lignes, et une hiérarchie de commande de menu très différente.
Comme nous l'avons déjà remarqué, ces trois produits - VisiCalc, 1-2-3, et
Excel - partagent l'idée générale d'une feuille de calculs électronique, mais l'ont
exprimée de façon très différente. Ces produits partagent aussi certains éléments,
mais à un degré un peu plus détaillé ou spécifique sur l'échelle des abstractions. Un
des éléments partagé par ces programmes et par plusieurs autres, est l'affichage à l'écran de la feuille de calculs de base qui ressemble à un "L" incliné.
Bien que Excel utilise un affichage à l'écran de la feuille de calculs de base différent,
qui ressemble plus à une feuille de calculs en papier, le nombre de moyens pour faire ressembler un écran d'ordinateur à une feuille de calculs est en réalité plutôt limité. En
conséquence, cet aspect des programmes d'ordinateur de feuilles de calculs électroniques,
même s'il n'est pas présent dans toutes les expressions d'un tel programme, est présent
dans la plupart des expressions. Ainsi, le deuxième élément du test juridique pèse
lourdement contre le traitement de l'affichage à l'écran à "L" incliné comme un élément d'un
programme d'ordinateur qui peut être protégé par le droit d'auteur.
174
Un autre élément expressif qui se fond avec l'idée d'une feuille de
calculs électronique - c'est-à-dire, qui est un détail essentiel dans la majorité
sinon toutes les expressions d'une feuille de calculs électronique - est la
désignation d'une touche particulière qui, lorsqu'on appuie dessus, appellera le système de commande du menu. Le nombre de touches disponibles pour
cette désignation est limité pour deux raisons. En premier lieu, comme la
plupart des touches du clavier concernent soit des valeurs (par exemple, les
touches à chiffres et les touches à opérations mathématiques) soit des
étiquettes (par exemple, les touches à lettres), il reste seulement quelques
touches qui peuvent en fait être utilisées pour appeler le système de
commande du menu. Sans quelque chose de plus, l'ordinateur programmé interpréterait la pression de l'une de ces touches comme la tentative de la part
de l'utilisateur de saisir une valeur ou une étiquette dans une cellule. En
second lieu, comme les utilisateurs ont besoin d'appeler souvent le système
de commandes, la touche désignée à cet effet doit être facilement accessible.
Par exemple, l'utilisateur ne devrait pas être obligé d'appuyer sur deux
touches en même temps (comme par exemple sur les touches "Shift", "Ait", ou
"Ctrl" et en même temps sur une autre touche).
Comme nous venons de le remarquer, lorsque toutes les touches à lettres, à
chiffres, et arithmétiques sont exclues, le nombre de touches restant qui pourraient
être utilisées pour appeler le système de commandes du menu est assez limité. Il
s'agit de la touche barre oblique ("/") et de la touche point-virgule (";"). Le choix des
auteurs de VisiCalc de désigner la touche barre oblique ("/") pour appeler le système
de commandes du menu n'est pas surprenant. C'est un choix parmi très peu
d'options pratiques. Ainsi, le deuxième élément du test juridique pèse lourdement
contre l'application de la protection du droit d'auteur à cet aspect de VisiCalc - et de
1-2-3. Cette expression se fond avec l'idée de disposer d'une méthode facilement
disponible pour appeler le système de commandes du menu.
D'autres éléments d'expression qu'un juge peut considérer comme essentiels à
toute expression d'une feuille de calculs électronique, ou tout du moins "évidents", à
défaut d'essentiels, incluent l'utilisation des touches "+" pour indiquer une addition, "-"
pour une soustraction, "*" pour une multiplication, "/" (il s'agit d'une touche de
formules) pour une division, et "enter" pour placer les entrées de frappes de touches
dans les cellules.
Chacun des éléments qui viennent d'être décrits est au moins présent dans la
majorité sinon toutes les expressions d'un programme d'ordinateur de feuilles de
calculs électroniques. Cependant, d'autres aspects de ces programmes ne sont pas
175
nécessaires dans toute expression d'une feuille de calculs électronique. Un exemple
de détails d'expression distinctifs est fourni par la précision de "la structure,
séquence, et organisation", Whelan, 797 F.2d page 1248, du système de commandes du menu.
Examinons en premier lieu le système de commandes du menu de VisiCalc. La
ligne de commandes du menu principal affiche : "Command : BCDEFGIMPRSTVW-
"... Chacune de ces lettres (ou, pour employer la terminologie que préfèrent les
experts des défendeurs, "marques symboliques") représente une commande
différente - dans ce cas : Blank, Clear, Delete, Edit, Format, Global, Insert, Move,
Print, Replicate, Storage, Titles, Version Number, Window, et "-" pour "Label
Repeating". Plusieurs de ces commandes appellent des sous-menus qui contiennent
aussi une série de lettres, dont chacune représente un choix de commande du sous- menu.
Cette expression particulière de structure du menu n'est pas essentielle à l'idée
de feuille de calculs électronique, ni ne se confond avec l'idée un peu moins abstraite
d'une structure de menu pour une feuille de calculs électronique. L'idée d'une
structure de menu - qui inclut la structure d'ensemble, l'ordre des commandes sur
chaque ligne du menu, le choix de lettres, de mots, ou de "marques symboliques"
pour représenter chaque commande, la présentation de ces marques symboliques
sur l'écran (par exemple, première lettre seulement, abréviations, mots en entier,
mots en entier avec une ou plusieurs lettres capitales ou soulignées), le type de
système de menu utilisé (par exemple, menus à curseur mobile de une, deux ou trois
lignes, menus coulissants, ou interfaces pilotés par des commandes), et les
messages d'assistance pourrait être exprimée par un nombre très important, pour ne pas dire bel et bien illimité, de manières.
Le fait que certains de ces termes de commande spécifiques sont plutôt évidents
ou se confondent avec l'idée de tel terme de commande particulier, n'exclut pas
l'application de la protection du droit d'auteur à la structure des commandes prise dans
son ensemble. Si des caractéristiques particulières, qui ne sont pas individuellement
distinctives, ont été agencées de telle manière que 1"'ensemble" devient une expression
distinctive d'une idée - une des diverses manières possibles de l'exprimer -, la protection
du droit d'auteur peut alors s'appliquer à 1"'ensemble". Les dispositions législatives
relatives à la "compilation", 17 U.S.C. §§ 101, 103, ne sont pas fondamentales pour cette
conclusion, mais constituent une bonne confirmation. Une structure globale différente
peut être développée même à partir d'éléments individuels qui sont assez similaires et
limités dans leur nombre. Pour déterminer si la protection du droit d'auteur est applicable,
un tribunal n'a pas besoin de - et, en effet, ne devrait pas - disséquer chaque élément de
176
l'oeuvre que l'on prétend protégée. Le tribunal doit plutôt seulement identifier les éléments
qui peuvent être protégés par le droit d'auteur, et ensuite déterminer si ces éléments,
considérés comme un tout, ont été l'objet d'une copie prohibée. Atari Games Corp. c.
Oman, 888 F.2d 878, 882-83 (D.C.Cir.1989) (qui rejette "l'analyse élément-par-élément", et qui décide à la place que l'intérêt doit être en fin de compte porté sur ,"l'oeuvre comme
un tout").
Il est clair que le demandeur n'a pas effectué une copie prohibée d'éléments de
Visicalc protégés par le droit d'auteur. Lotus 1-2-3 utilise une structure de menu très
différente. Par opposition au menu principal d'une ligne de Visicalc qui affiche
"Command : BCDEFGIMPRSTVW-", le menu principal de Lotus 1-2-3, qui utilise un
système de menu à curseur mobile de deux lignes, affiche : "Worksheet Range Copy
Move File Graph Data Quit". De la même façon, la majorité des sous-menus
présentent une liste allant jusqu'à environ dix choix de menu en toutes lettres,
présentés dans l'ordre de leur fréquence d'utilisaüon prévisible plutôt que dans
l'ordre alphabétique.
D'autres tableurs ont aussi exprimé leurs structures de commandes de façon
tout à fait différente.
J'en conclus qu'une structure de commande de menu est susceptible d'être
exprimée en un grand, sinon illimité, nombre de manières, et que la structure de
commande de 1-2-3 constitue une manière originale et non évidente d'exprimer une
structure de commande.
En conséquence, la structure du menu, prise comme un tout - et comprenant le
choix des termes de commande, la structure et l'ordre de ces termes, leur
présentation sur l'écran, et les messages d'assistance constitue un aspect du
programme 1-2-3 qui ne se retrouve pas dans toute expression d'une feuille de
calculs électronique...
Je déclare que l'application de la protection du droit d'auteur à l'interface de
l'utilisateur du programme 1-2-3 est établie.
REPRODUCTION DU PROGRAMME LOTUS 1-2-3
Non seulement, dans cette affaire, la reproduction est à ce point "évidente et
générale" qu'elle exclut, en droit, toute allégation de création indépendante, mais en
outre, les défendeurs ont reconnu dans cette affaire qu'ils ont copié les éléments
dont l'expression est protégée.
177
[...]
Les défendeurs... ont reconnu le succès de 1-2-3 et sont parvenus à la
conclusion qui a engendré ce litige : pour que VP-Planner soit un succès
commercial, il devrait être "compatible" avec 1-2-3. Les défendeurs croyaient que
"l'unique façon pour atteindre ce résultat", "était de faire en sorte que la disposition et les noms des commandes et des menus du VP-Planner soient conformes à celle et à
ceux du Lotus 1-2-3".
Une telle compatibilité permettrait aux utilisateurs de transférer les feuilles de
calculs créées dans le programme 1-2-3 sur le programme VP-Planner sans que les
macros de la feuille de calculs perdent leur fonctionnalité. En outre, une telle
compatibilité permettrait aux utilisateurs de se transférer du 1-2-3 au VP-Planner
sans qu'une formation au fonctionnement du VP-Planner soit nécessaire.
Au moins à un certain niveau, les prémisses des défendeurs se sont révélées
incorrectes après réflexion. C'est-à-dire, en premier lieu, comme Excel l'a prouvé, un
tableur n'a pas à être exactement compatible avec le programme 1-2-3 pour être un
succès commercial. En second lieu, la reproduction de la structure du menu n'était
pas le seul moyen pour réaliser les aspects de cette compatibilité souhaitée. Par
exemple, les défendeurs auraient pu ajouter à la place une capacité de conversion macro comme l'ont fait avec succès les auteurs d'Excel (the Microsoft Excel Macro
Translation Assistant), et auraient pu prévoir une fonction d'aide en-ligne qui aurait montré aux utilisateurs l'équivalent sur le VP-Planner des commandes du 1-2-3.
Néanmoins, ces différents points ne sont pas d'une importance majeure dans
cette décision, parce que même si autrement VP-Planner avait été un échec
commercial, et même si il n'existait aucun autre moyen technologique pour réaliser la
compatibilité du macro et du menu, le désir de réaliser "une compatibilité" ou "une
standardisation" ne peut pas passer outre les droits des auteurs à un monopole limité
sur l'expression incorporée dans leur "oeuvre" intellectuelle.
Les défendeurs admettent que, une fois ces décisions capitales prises par
Stephenson et Osborne, ils ont converti le VP-Planner en un programme qui
ressemblait plus au 1-2-3 - programme dont ils ont en effet fait la publicité en le
qualifiant de programme "fonctionnant comme le 1-2-3". Il est indéniable que, dans
le procédé, ils ont reproduit les éléments expressifs du 1-2-3 que la Cour a jugés
comme pouvant bénéficier de la protection du droit d'auteur :
"Effectuer les modifications nécessaires pour la compatibilité du macro signifiait
178
que nous devions réviser les éléments existants de l'interface de l'utilisateur de la
feuille de calculs du VP-Planner, y compris la structure hiérarchique du menu; faire
en sorte que les séquences de frappe des touches apporteraient le même résultat
opérationnel dans les deux programmes; ajouter certains éléments fonctionnels
rencontrés dans Lotus 1-2-3 et que VP-Planner ne possédait pas encore; et
abandonner certaines caractéristiques qui, bien qu'avantageuses, ne concordaient
pas avec les exigences de la compatibilité du macro...
Différents types de changements étaient nécessaires dans le programme VP-
Planner pour réaliser la compatibilité macro de la frappe des touches. Tout d'abord,
la structure du menu devait être modifiée de telle façon que toutes les commandes
du menu auraient la même première lettre et seraient situées au même endroit dans
la hiérarchie du menu que dans le programme 1-2-3."
Ces modifications une fois faites, le manuel du VP-Planner pouvait déclarer en
toute vérité :
"VP-Planner est conçu pour fonctionner comme Lotus 1-2-3, frappe de touche
pour frappe de touche... La page de travail du VP-Planner fonctionne trait par trait comme le 1-2-3. Il fait des macros. Il a le même arbre de commande. Il permet le
même genre de calculs, le même genre d ' information numérique . Tout ce que le 1-
2-3 fait, VP-Planner le fait ."
La comparaison faite par la Cour de la hiérarchie de commandes du menu du 1-
2-3 et de la hiérarchie du menu du VP-Planner, confirme que VP-Planner "a le même
arbre de commandes" que 1-2-3 - c ' est-à-dire que les défendeurs ont copié
l'expression incorporée dans la hiérarchie du menu de 1-2-3. Il est vrai qu'il existe
quelques différences entre la structure du menu du 1-2-3 et la structure du menu du
VP-Planner. Par exemple, la plupart des lignes du menu du VP-Planner commencent
par une commande d'aide ("?"), et quelques commandes supplémentaires sont
comprises à la fin de certaines lignes du menu (c'est-à-dire, "DBase,
Multidimensional" sur la ligne du menu "/File Erase"; et "Page , No Page , Row/Col.
, Stop Row Col. , Background" sur la ligne du menu "/Print Printer Options Other"). D'autres différences entre les deux programmes apparaissent dans les écrans de
démarrage, la disposition les lignes du menu sur l'écran, le libellé exact des
messages d'assistance, l'organisation des écrans d'aide, la largeur accrue de l'écran
du VP-Planner, et la capacité du VP-Planner de dissimuler certaines colonnes.
Néanmoins, les oeuvres sont en effet substantiellement et de façon frappante
similaires. Comme le Juge Learned Hand l'a estimé dans une affaire de droit d'auteur
179
concernant un motif sur un rouleau d'étoffe qui avait été utilisé pour faire des robes,
une contrefaçon peut être retenue malgré quelques différences entre deux oeuvres :
"l'observateur ordinaire, à moins qu'il n'ait pour but de détecter les différences,
serait enclin à les négliger, et à considérer leur attrait esthétique comme identique.
Cela est suffisant; et en effet, c'est tout ce que l'on peut dire, à moins que la
protection contre la contrefaçon doive être refusée à cause de variantes sans rapport
avec le but pour lequel le dessin est conçu."
Peter Pan Fabrics, Inc. c. Martin Weiner Corp., 274 F.2d 487, 489 (2d Cir. 1960),
Du point du vue d'un observateur expert et aussi d'un observateur ordinaire, les
similitudes effacent les différences. Ainsi, comme dans l'affaire Peter Pan Fabrics,
les deux oeuvres en jeu sont substantiellement similaires. En effet, en utilisant
l'option du VP-Planner qui permet à un utilisateur de déplacer le menu du bas de
l'écran vers le haut de l'écran, un utilisateur pourrait facilement penser que le
programme utilisé était le 1-2-3 plutôt que le VP-Planner. Sans aucun doute, les
personnes qui achèteraient un livre destiné à apprendre aux utilisateurs comment
maîtriser le 1-2-3, qui serait distribué avec des exemplaires de démonstration du VP-
Planner, risqueraient de négliger les différences entre le 1-2-3 et le VP-Planner.
En outre, même si certains éléments du VP-Planner étaient très différents, cela ne
donnerait pas aux défendeurs une licence pour copier mot pour mot d'autres éléments
substantiels. Si quelqu'un publie un livre de 1.000 pages dont seulement un passage de
10 pages est une reproduction interdite d'un produit protégé par le droit d'auteur, et si le
passage de 10 pages est une part importante en qualité de l'oeuvre protégée, le fait que
le livre soit à 99 % différent du produit protégé ne constitue pas un moyen de défense
contre une demande en justice pour contrefaçon.
SAS Institute, 605 F.Supp. pages 829-30. Ainsi, la preuve des défendeurs
selon laquelle le programme VP-Planner possède plusieurs caractéristiques
différentes du Lotus 1-2-3 n'est pas pertinente. En effet, la question qu'il convient
plutôt de se poser est la suivante : le VP-Planner possède-t-il des caractéristiques
importantes qui sont substantiellement similaires au Lotus 1-2-3 ? D'après les
preuves apportées, ma conclusion est que cette question ne soulève aucune
discussion véritablement pertinente. La réponse à cette question ne peut être que "oui".
En conséquence, je conclus qu'il est incontestable que les défendeurs ont
copié des éléments substantiels, pouvant être protégés par le droit d'auteur, de
180
l'oeuvre des demandeurs protégée par le droit d'auteur. J'en déduis, par conséquent
que, sous réserve de l'examen d'autres arguments avancés par les défendeurs, la
responsabilité a été établie.
LES ARGUMENTS DE PRINCIPE DES DEFENDEURS FONDES SUR LE
PRINCIPE OTSOG
Un autre argument de principe des défendeurs mérite l'attention. En dépit des
dispositions législatives confirmant la conclusion selon laquelle les éléments de
l'interface de l'utilisateur du 1-2-3 sont susceptibles d'être protégés par le droit
d'auteur, les défendeurs soutiennent que la nécessité de réaliser la compatibilité et la
normalisation oblige à rejeter cette conclusion pour des raisons de principe. La
protection par le droit d'auteur de l'interface de l'utilisateur, soutiennent-ils, ira à
l'encontre de l'intérêt du public dans la possibilité pour les programmeurs d'innover en "empruntant" et en améliorant les idées des autres programmeurs, et minera les
tentatives de compatibilité et de normalisation entre les différents programmes. Les
défendeurs affirment que, en particulier dans le domaine capital des interfaces de
l'utilisateur, la protection par le droit d'auteur aura des conséquences néfastes sur
l'incitation à l'innovation et sur l'intérêt général.
L'affirmation générale des défendeurs - selon laquelle "le progrès de la science
et des arts utiles" ne peut s'opérer à moins que les auteurs et les inventeurs aient le
privilège d'améliorer les progrès et innovations antérieurs- a longtemps été une
hypothèse pratiquement incontestée dans toutes les branches du droit de la
propriété intellectuelle. Une première manifestation de cette-question se trouve dans
la déclaration de Newton : "Si j'ai vu plus loin, c'est en me jetant sur des épaules
de Géants". Sir Isaac Newton, lettre à Robert Hooke, 5 février 1675/1676, citée dans
R. Merton, "On the Shoulders of Giants: A shandean Postcript 31 (1965)". Ce
principe a été appelé "OTSOG" (selon la version moderne "on the shoulders of
giants" (sur des épaules de géants)... Les défendeurs, toutefois, essaient de retirer
quelque chose de la pierre angulaire OTSOG qui ne s'y trouve pas.
Deux applications possibles de O T S O G dans le domaine de la
programmation d'ordinateur sont pertinentes dans cette affaire. Premièrement,
l'innovation dans la programmation d'ordinateur fait un pas en avant quand
chaque programmeur améliore les idées des programmeurs précédents. Deuxièmement, certaines idées innovatrices peuvent être énoncées d'une
manière particulière tellement efficace ou effective que l'expression devient
normalisée dans l'ensemble du domaine en question même si l'idée est
181
susceptible d'être exprimée d'autres manières - c'est-à-dire même si l'expression
particulière n'est pas un détail essentiel à toute expression de cette idée. Bien
que ces deux corollaires de OTSOG soient importants pour l'avenir de la
programmation d'ordinateur, aucun n'a été adopté par le Congrès ( comme précisé ci-dessous) d'une manière telle à fouler aux pieds l'intérêt du public dans le fait de conférer à un auteur un droit à un monopole limité sur son "oeuvre".
Les "épaules de géants" métaphoriques sur lesquelles les successeurs peuvent
légalement monter, ne sont pas aussi larges que les défendeurs l'affirment. Les
épaules légalement concernées des géants qui programment sont leurs idées - et ne
s'étendent pas à toutes leurs manifestations. L'incitation à l'innovation ne requiert
pas plus. Il suffit que les programmeurs aient le privilège d'emprunter et d'améliorer
les idées antérieures - comme les idées pour une page écran électronique et un
menu à curseur mobile de deux lignes. Il reste une place suffisante pour l'innovation
même si les successeurs n'ont pas le droit de copier les expressions particulières
des auteurs précédents - telles que la structure spécifique, la séquence, et
l'organisation d'un système de commande de menu.
Bien évidemment, si l'idée d'un programmeur antérieur peut être exprimée
uniquement d'une seule manière ou en un petit nombre de manières - comme
l'affichage à l'écran en forme de "L" incliné ou l'utilisation de la touche "barre oblique"
pour appeler le système de commande de menu alors, l'expression, aussi, peut être
copiée. Lorsque, par opposition, l'idée est susceptible d'être exprimée sous
d'innombrables formes, permettre aux programmeurs de copier la manière
particulière dont les idées ont été exprimées par d'autres, promouvrait seulement un
clone (copie conforme) peu coûteux et non l'innovation.
Le deuxième corollaire du principe "OTSOG" pertinent dans cette affaire est
relatif à la standardisation. Les défendeurs ont argumenté que le 1-2-3, et
particulièrement la structure du menu et le système de commande macro du 1-2-3, a
institué une norme industrielle de facto pour toutes les pages écran électroniques.
Ainsi, les défendeurs soutiennent qu'ils n'avaient pas d'autre choix que de copier ces
éléments expressifs du 1-2-3. S'ils n'avaient pas copié ces éléments (y compris le
système macro), les utilisateurs, qui avaient été formés sur le 1-2-3 et avaient écrit
des macros complexes destinés aux pages écran du 1-2-3, refuseraient de passer
au VP-Planner. Le VP-Planner aurait été un échec commercial. Ni le prédicat factuel,
ni le prédicat juridique de l'argument n'est soutenable.
Tout d'abord, l'argument des défendeurs ignore le succès commercial d'Excel,
un tableur innovateur qui n'est pas compatible avec le 1-2-3, ni dans la structure de
182
son menu, ni dans son système de commande macro. L'argument des défendeurs
ignore aussi les alternatives à une reproduction directe qui étaient légalement à leur
disposition.
Comme nous l'avons déjà expliqué, dans la mesure où les auteurs du VP-
Planner étaient intéressés par la compatibilité par rapport aux macros écrits à
l'origine pour le 1-2-3, ils auraient pu munir le VP-Planner d'un instrument de
traduction qui pourrait lire les macros du 1-2-3, et les convertir automatiquement en
des macros pouvant être utilisés sur le VP-Planner. Microsoft Corporation a, avec
succès, inclut une telle capacité dans Excel, et Lotus lui-même a élaboré une telle
capacité pour traduire des macros dans des versions de langage différent du 1-2-3.
Les défendeurs n'ont pas apporté de preuve convaincante démontrant qu'ils
n'auraient pas pu faire la même chose avec le VP-Planner. Le fait que "cela aurait
été une tâche extrêmement compliquée" et qui aurait coûté plus cher aux
défendeurs, ne constitue pas un motif pour refuser la protection du droit d'auteur au
1-2-3. La protection du droit d'auteur entraîne toujours des conséquences de ce type.
En outre, dans la mesure où le VP-Planner marque un progrès important sur le
1-2-3 de par ses capacités de base de données multidimensionnelle, les défendeurs auraient pu (1) demander une licence pour utiliser la structure du menu et le système
de commande du 1-2-3; (2) proposer à Lotus de lui vendre leur nouvelle expression
d'idées pour l'inclure dans les versions futures du 1-2-3; ou (3) commercialiser le VP-
Planner comme un "complément" au 1-2-3.
Un programme "complément" est un programme conçu pour être utilisé
conjointement avec un autre programme. Par exemple, HAL est un programme qui
est utilisé conjointement avec le 1-2-3 - un utilisateur doit avoir et HAL et 1-2-3 - ce
qui permet à un utilisateur du 1-2-3 d'entrer des commandes sous forme de phrases
simples comme "copie colonne B sur E" plutôt que de sélectionner des commandes
des menus.
Pour encourager la création de programmes complémentaires (ce qui, en
retour, rend le programme 1-2-3 plus intéressant pour les clients potentiels), Lotus a
publié un livre appelé Les outils de l'exploitant de Lotus ("Lotus Developer Tools")
qui aide les exploitants à écrire des programmes complémentaires.
Ainsi, même si les défendeurs trouvaient les deux premières alternatives
inintéressantes ou inaccessibles (par exemple, à cause du refus de Lotus ou de son
accord mais à des conditions désavantageuses), ils auraient pu commercialiser leur
capacité de base de données multidimensionnelle comme un "complément" pour
183
ceux des utilisateurs intéressés par cette capacité. Le nouveau produit pourrait faire
les frais de l'opération et de la commercialisation sous-tendues par la troisième
option, à moins que ses caractéristiques innovatrices le rendent très intéressant aux
utilisateurs potentiels, mais cet effet fonctionnel du droit de la propriété intellectuelle
serait tout à fait conforme aux objets et principes de ce droit tels qu'ils se manifestent
dans la législation sur le droit d'auteur et les précédents judiciaires. En vendant à la
place un produit autonome qui remplace complètement le 1-2-3, les défendeurs n'ont
pas simplement vendu et profité de leur seule expression additionnelle accrue. Ils
recherchent plutôt la permission de tirer aussi profit de la reproduction de l'expression protégée de Lotus.
L'argument des défendeurs sur la normalisation est imparfait pour une autre raison.
Comme nous l'avons expliqué plus haut, un des objets du droit de la propriété
intellectuelle est de protéger l'expression afin d'encourager l'innovation. Il s'ensuit par
conséquent que plus l'expression d'une idée est innovatrice, plus la protection de cette
expression par le droit de la propriété intellectuelle est importante. En soutenant que le 1-
2-3 était à ce point innovateur qu'il était le seul sur le marché et établissait une norme
industrielle de facto, et que, par conséquent, les défendeurs étaient libres de copier
l'expression des demandeurs, les défendeurs ont porté atteinte au droit d'auteur. Le droit
de la propriété intellectuelle serait mauvais s'il protégeait seulement les améliorations
banales et laisserait sans protection comme faisant partie du domaine public ceux des
progrès qui constituent une innovation plus remarquable.
Enfin, l'argument relatif à la normalisation en son entier peut être contesté pour
une raison plus fondamentale. Les défendeurs n'ont cité aucune disposition
législative, ni aucun précédent, qui aurait déclaré que la normalisation, lorsqu'elle
n'est pas réalisée de jure, est nécessairement pour le bien public. La Cour est
consciente qu'il n'existe pas un tel précédent ou une telle loi. Il suffit d'un instant de
réflexion pour montrer que l'intérêt public dans une normalisation étendue est une question vivement discutable.
De toute façon, la méthode particulière avec laquelle ils souhaiteraient que la
Cour tranche ce litige, méthode qui réduirait la protection du droit d'auteur bien en-
dessous des dispositions de la loi sur le droit d'auteur, est un argument décisif contre l'affirmation des défendeurs.
(Extraits choisis par Shira PERLMUTTER)
(Traduction française de Salvatrice ROBERTI)
184
NOTE
Introduction
Les tribunaux américains continuent de débattre de la question de l'étendue de
la protection des logiciels informatiques par le droit d'auteur. L'année dernière, les
milieux du droit d'auteur et de l'informatique ont suivi avec un grand intérêt l'évolution
de deux procès intentés par un leader de l'industrie, Lotus Development Corp.,
contre des sociétés qui avaient créé des versions qui fonctionnaient de manière
semblable au programme de tableur Lotus 1-2-3, programme qui a eu un succès
important. La question qui se posait était celle de savoir jusqu'à quel degré il était permis à un concurrent de reproduire la structure de commande du menu Lotus 1-2-3
en créant son propre interface utilisateur.
Dans un jugement, d'une longueur importante, rendu dans l'une des deux
affaires, le 28 juin 1990, le Tribunal de Première Instance (Tribunal du District Fédéral
du Massachusetts) a décidé que le programme de tableur de Lotus pouvait être
protégé par le droit d'auteur et était contrefait par les parties défenderesses copiant
la structure de commande du menu (1). Ces conclusions ne sont pas surprenantes,
étant donné les faits présentés: un programme créatif très fortement copié. L'analyse
par le Tribunal du principe du droit applicable, même en laissant de côté les quelques
faux pas mineurs et en fin de compte sans importance pour le raisonnement, ne
représente pas une percée importante du droit. En fait, en dépit du nombre de pages
important qu'il a fallu au Tribunal pour déterminer la norme juridique applicable et
pour arriver à sa conclusion, la décision est tout à fait cohérente avec le courant
principal de la jurisprudence antérieure (2). La décision est toutefois remarquable
dans son interprétation de plusieurs arguments d'ordre politique avancés par les
parties défenderesses - des orientations qui pourraient jouer un rôle sérieux dans les
affaires futures concernant le logiciel.
Les programmes des parties
Lotus 1-2-3
Lotus 1-2-3 est un programme de tableur électronique conçu principalement
pour assister la gestion d'entreprises au moyen de l'organisation et de la
manipulation de données. Le programme propose à l'utilisateur un écran constitué
d'un tableau vide, avec l'écran divisé en colonnes et lignes qui s'entrecroisent, créant
185
des cellules vides dans lesquelles des chiffres ou des mots peuvent être saisis. Une
série de mots est listée horizontalement à travers la ligne supérieure, chacun
représentant une commande qui peut être communiquée à l'ordinateur. Sous chaque
commande se trouve un "long prompt", c'est-à-dire une phrase ou une liste de mots
qui fournit des informations supplémentaires au sujet d'une commande.
Sur l'écran figure également un curseur qui se déplace, moyen pour l'utilisateur
de communiquer la commande de son choix. Cela s'obtient en appuyant sur des
touches qui déplacent le curseur dans différentes directions jusqu'à ce que celui-ci
atteigne le mot pour la commande souhaitée, puis en appuyant sur la touche "retour".
Les commandes peuvent également être communiquées de deux autres
manières : (I) en appuyant sur la touche représentant la première lettre du mot de la
commande appropriée, ou (2) dans le cas de certaines commandes utilisées de
manière fréquente, en appuyant sur la "touche fonction" correspondant à la
commande souhaitée.
Une fois que l'utilisateur communique une commande à l'ordinateur, la
configuration de l'écran changera, présentant une nouvelle liste de choix de
commandes ("subcommands") associée à la commande déjà demandée, ainsi que
des nouveaux "long prompt" correspondant aux sous-commandes.
V-P Planner
Les parties défenderesses ont commencé le développement de leur propre
programme, V-P Planner, de manière indépendante, sans utiliser Lotus 1-2-3 comme
modèle. Durant le processus de développement, mais après avoir créé une version
opérationnelle du programme, y compris les commandes de menu pour son interface
utilisateur, ils ont pris une décision lourde de conséquences. Parce que Lotus 1-2-3
avait eu tellement de succès, ils ont déterminé que leur programme, afin d'être
commercialisable, devait être compatible avec Lotus 1-2-3, permettant ainsi aux
utilisateurs de passer d'un programme à l'autre, sans avoir à effectuer une nouvelle
formation, et de permettre le transfert de tableurs entre les programmes. Afin
d'obtenir ce résultat, les parties défenderesses ont changé les noms de leurs
commandes de menu, ainsi que leur structure et disposition pour ceux utilisés dans
Lotus 1-2-3. En conséquence, l'utilisateur de chacun des deux programmes se verrait
présenter les mots identiques à l'écran, dans le même ordre, dont chacun rappellerait
les mêmes mots en sous-commandes.
Les interfaces utilisateurs du produit final étaient si proches de Lotus 1-2-3 que
les parties défenderesses ont pu affirmer dans le manuel d'utilisation que :
186
"VP-Planner est conçu pour fonctionner comme Lotus 1-2-3, touche pour touche... La feuille de calcul de VP-Planner fonctionne de manière semblable à Lotus
1-2-3 trait pour trait. Il fait des macros. Il a le même arbre de commande..."
L'étendue de protection par le droit d'auteur de Lotus 1-2-3
Il n'a jamais été soutenu que le programme Lotus 1-2-3 était une oeuvre
protégeable par le droit d'auteur, dans sa totalité, dans le cadre du droit américain.
Ainsi qu'il en a été convenu entre les deux parties, le langage littéral dans lequel un
programmme est écrit - qu'il s'agisse du code source ou du code objet - entrait dans
le champ d'application du droit d'auteur comme l'avaient décidé de nombreuses
décisions antérieures (3). Aucune partie de ces codes, toutefois, n'avait été utilisée
dans VP-Planner. Le problème auquel faisait face le Tribunal était de savoir si la
structure de commande du menu de Lotus 1-2-3 - le seul élément du programme
repris par les parties défenderesses - constituait elle-même un élément protégeable selon le droit d'auteur par rapport à l'oeuvre dans sa totalité.
Après avoir longuement passé en revue l'historique du texte législatif sur le droit d'auteur et de nombreuses doctrines d'un intérêt inégal dans cette affaire, le Tribunal est
arrivé à la conclusion évidente que le critère applicable était la dichotomie idée/forme
d'expression (4). Si la structure de commande du menu était une simple idée ou concept,
elle n'entrait pas dans le cadre du droit d'auteur de Lotus; si, par contre, elle contenait en
elle-même la forme d'expression d'une idée, elle était protégée.
La mise en oeuvre du critère impliquait l'analyse du tableur électronique en
général, aussi bien que l'analyse point par point des divers composants de Lotus 1-2-
3, et une comparaison de la constitution d'autres programmes de tableurs. Le
Tribunal a conclu que certains de ces composants n'étaient pas protégeables, que ce
soit parce qu'ils sont essentiels pour la mise en oeuvre de l'idée sous-jacente au
tableur électronique ou parce qu'il n'y avait que très peu d'alternatives possibles. Les
composants non protégeables comprenaient l'utilisation d'un menu avec un curseur
de deux lignes qui peut se déplacer; le format de base de l'écran avec une
présentation sous forme de L; la désignation d'une touche particulière à appuyer afin
d'appeler un système de commande de menu; l'utilisation des touches "+," "-," "*" et
"/" dans des formules mathématiques pour indiquer les fonctions respectives
d'addition, soustraction, multiplication et division ; et l'utilisation de la touche "retour"
pour communiquer les commandes et saisir les données dans les cellules (5).
Par ailleurs, le Tribunal a retenu une forme protégeable constituée de la
structure, la séquence et l'organisation dans l'ordre de commande du menu, le tout
187
considéré dans un ensemble. Même si les commandes individuelles étaient
évidentes, ou permettaient peu de variation, leur combinaison dans une ensemble
distinct - y compris l'ordre, la forme de présentation, le type de système de menu et
des "long prompts" - était originale et ainsi répondait aux normes de protection par le
droit d'auteur (6). L'essentiel, pour le Tribunal, était le fait qu'un autre programme de
tableur utilisait des structures de commande de menu tout à fait différentes (les
preuves ont été apportées avec, au moins, huit programmes appartenant à des tiers).
En jugeant la structure de commande du menu Lotus 1-2-3 protégeable par le
droit d'auteur, le Tribunal a rejeté un argument intéressant avancé par les parties
défenderesses. Parce que les commandes, dans la structure dans laquelle elles
étaient organisées, pouvaient être combinées par les utilisateurs pour créer des
"macros", des séquences fixes de commandes pouvaient être programmées dans la
mémoire de l'ordinateur et par la suite communiquées par un nombre limité de
touches prédéterminées, les parties défenderesses ont plaidé que la structure de
commande constituait un langage de programmation et ne pouvait ainsi être
protégée. Le Tribunal a jugé ce raisonnement non seulement faux, mais, pour une
raison inconnue, choquant. Le Tribunal a suggéré qu'un langage qui serait une
création originale d'un être humain, tel que l'Esperanto, pouvait être protégeable par le droit d'auteur, mais il a indiqué qu'une oeuvre pouvait, en même temps, servir de
langage de programmation et d'ensemble de formules ou d'instructions pouvant être
qualifiés de "programme d'ordinateur", selon. la définition du Copyright Act (7), sans
que cette dualité puisse empêcher la protection par le droit d'auteur (8).
La conclusion du Tribunal, selon laquelle la structure de commande du menu est un
élément pouvant bénéficier du droit d'auteur attribué au programme de tableur de Lotus
1-2-3, semble éminemment raisonnable. La nécessité d'aborder cette question,
cependant, était douteuse. Même un regard rapide sur les programmes des parties révèle
une ressemblance frappante dans ce qui paraît à l'écran lorsqu'un utilisateur appelle
chaque programme. Les formats de présentation sont structurés visuellement de manière
identique, avec deux lignes de commande et des "long prompts" correspondant,
respectivement, à travers le haut de l'écran; les mots utilisés sont quasiment identiques.
Bien que les parties défenderesses aient pu ne pas copier un mot de code source ou de
code objet, leur reprise de la présentation de l'écran - aussi bien dans son aspect
graphique que dans le choix des mots - était évidente et étendue. L'affaire aurait pu être
jugée sur ce seul fondement, sans examen du caractère protégeable de la séquence non
littérale du programme, sa structure et son organisation (9).
La décision de protéger la séquence, la structure et l'organisation était
néanmoins en rapport avec la jurisprudence dominante. La plupart des autres
188
juridictions, ayant à résoudre la question de la distinction entre idée et forme dans un
logiciel, avaient abouti à la même conclusion (10), faisant l'analogie entre les
programmes d'ordinateur et des types traditionnels d'oeuvres littéraires, qui ont non
seulement été protégés depuis longtemps contre la copie du dialogue même mais aussi contre la reproduction de la structure générale (11). Ces décisions ont estimé
protégeable "séquence, structure et organisation", ou une variante quelconque de
ceux-ci, dans l'ordre interne des commandes de programmes (12) aussi bien que
dans la disposition visuelle des écrans (13).
La décision Lotus se distingue toutefois de certaines décisions antérieures
relatives au logiciel, par son analyse de la dichotomie idée/forme d'expression.
L'application de la dichotomie idée/forme d'expression est difficile dans le contexte de
programme d'ordinateur où le but final est fonctionnel plutôt qu'esthétique et où les
moyens d'expression alternatifs sont limités pour des raisons d'efficacité. La
séparation faite par le Tribunal dans l'affaire Lotus entre une idée et une forme
d'expression est meilleure par rapport à celle effectuée dans les autres décisions.
Dans cette affaire, en particulier, cette décision montre une plus grande
compréhension des nuances de la distinction que ne l'a fait la principale décision
antérieure, au niveau des Cours d'Appel relative à cette question, rendue dans
l'affaire Whelan Associates, Inc. V. Jaslow Dental Laboratory, Inc. (14). Dans l'affaire
Whelan, la Cour d'appel, étudiant l'étendue de la protection par le droit d'auteur d'un
programme conçu pour aider la gestion de laboratoires dentaires, a distingué l'idée
de la forme de façon grossière. La Cour d'appel a défini l'idée d'un programme
comme étant sa fonction ou finalité, et chaque aspect du programme non nécessaire
à cette fonction comme constituant une expression. Cette distinction était
malencontreuse, puisqu'il peut y avoir de nombreuses idées non protégeables qui ne
sont pas nécessaires mais qui sont utilisées pour accomplir la fonction globale d'un
programme. De plus, la Cour, dans l'affaire Whelan, a interprété la fonction du
programme en question de manière si générale qu'il a rendu quasiment chaque
élément protégeable en tant qu'expression: la fonction était définie comme étant celle
"destinée à aider dans les opérations d'affaires d'un laboratoire dentaire" (15). Par
contre, bien que le Tribunal, dans l'affaire Lotus, se soit référé à l'affaire Whelan, il a
discerné l'existence de plusieurs éléments non protégeables du logiciel et cela en
examinant le programme de façon plus détaillée au lieu de s'interroger simplement
sur sa finalité globale. Une application exacte de l'approche retenue par les juges,
dans l'affaire Whelan, aurait conduit à une étendue de protection bien plus large pour
Lotus 1-2-3, puisque le Tribunal aurait identifié "l'idée" du programme comme
"assistant à la manipulation électronique de données", ce qui aurait conféré à Lotus
la possibilité de bloquer quasiment le marché des tableurs similaires.
189
Une analyse plus fine, plus proche dans son résultat, sinon dans son raisonnement, de la décision Lotus, a été appliquée dans l'affaire Softklone (16). La
question posée était relative à l'étendue de la protection du "status screen" conçu
pour permettre aux ordinateurs de communiquer entre eux les données. Le Tribunal,
dans l'affaire Softklone, a interprété l'idée du "status screen", comme étant le
processus ou la manière par lequel il opérait, et son expression comme étant la
manière suivant laquelle l'idée a été communiquée à l'utilisateur. Comme le Tribunal,
dans l'affaire Lotus, il a passé en revue les éléments individuels constituant l'oeuvre
de la partie demanderesse, classifiant chacun selon qu'il est une idée ou une forme.
Ses conlusions étaient similaires: l'utilisation d'un écran pour communiquer avec
l'utilisateur, l'utilisation de commandes pour faire un progamme et l'appui de deux touches pour transmettre une commande ont été considérés comme des idées. La
disposition particulière et la présentation des termes de commande, incluant
différents choix de symboles pour transmettre les commandes, n'étaient pas
nécessaires à ces idées et constituaient une expression protégeable. Du point de vue
du Tribunal, et du fait de cette disposition originale, le statut de l'écran qualifiait de
"compilation" des termes de commandes entrant dans le champ de la législation sur
le droit d'auteur (17).
Peut-être parce que le Tribunal, dans l'affaire Lotus, ne s'est pas limité à la
prise en considération de la présentation de l'écran de Lotus 1-2-3, mais est allé au-
delà, à la structure sous-tendant le programme, il n'a pas classé l'oeuvre comme
étant une compilation. Le Tribunal a cependant estimé le fait d'être auteur de la
structure de commande du menu, comme analogue au fait d'être auteur d'une
compilation basée sur des actes de sélection, coordination et disposition d'éléments
individuellement non protégeables ou pré-existants (18).
Refus du test "Apparence et Toucher" ("look and feel) pour l'analyse de la
protection par le droit d'auteur
Egalement louable était le refus du Tribunal, dans l'affaire Lotus, de considérer
comme critère de la protection par le droit d'auteur "l'apparence et le toucher" du
programme de la partie demanderesse. Bien que certains tribunaux américains et
certains auteurs aient identifié "l'apparence et le toucher" général de l'interface utilisateur
d'un programme comme étant un élément non littéral protégeable du progamme (19),
cette approche est dangereuse, dans la mesure où elle tend à une protection excessive.
"L'apparence et le toucher" d'un programmme, bien que pouvant être précisément la
source de satisfaction des utilisateurs, incluera quasiment inévitablement des éléments
non protégeables, tels que les idées et le style.
190
Bien que le Tribunal, dans l'affaire Lotus, n'ait pas soulevé cette difficulté, il a
correctement décrit le concept de "l'apparence et du toucher" comme n'étant pas
"utile, de manière significative, pour distinguer, parmi des éléments non littéraux d'un
programme informatique, ceux qui sont protégeables par le droit d'auteur et ceux qui
ne le sont pas" (20). "L'apparence et le toucher", un concept apparemment dérivé d'une décision de 1970 concernant des cartes de voeux (21), était utilisé à l'origine
pour permettre de déterminer une similitude substantielle au stade de la contrefaçon.
Quel que soit son mérite dans ce contexte, son application à l'étendue de la
protection pour des programmes d'ordinateur est pour le moins discutable (22).
Dans l'affaire Lotus, le Tribunal a également reconnu que le concept de
"l'apparence et du toucher" devait être perçu comme n'étant rien de plus qu'une
conclusion, obtenue après une analyse juridique complète, incluant l'application d'utilisations futures légitimes. Ainsi, par exemple, des concurrents devraient être
libres de copier des idées telles qu'un curseur de deux lignes pouvant se déplacer -
aussi bien que des formes qui sont inséparables des idées - par exemple, la forme
de présentation de l'écran en L couché. Et la discussion du Tribunal sur la question
de la compatibilité indique qu'il est peut-être permis de traduire des macros au
moyen d'un programme de conversion, en contraste avec la simple reproduction de
la même structure de menu, afin de permettre leur saisie directe (23). Evidemment, il
reste à savoir si d'autres tribunaux jugeront une telle utilisation de façon aussi
bienveillante.
En conclusion, le texte du jugement est inutilement long, le résultat correct et
son raisonnement inégal. De manière générale, ce jugement accroît le nombre de
décisions qui vont dans le même sens et ne constitue pas une étape dans une
direction nouvelle; une décision qui devrait, tout compte fait, faire plus de bien que de mal.
Shira Perlmutter
Professeur Assistant
Université Catholique d'Amérique
Washington, D.C.
(I) Lotus Development Corp. v. Paperback Software International, 710 F. Supp.
37 (D. Mass. 1990). Ce cas a depuis été résolu à l'amiable, excluant ainsi le recours
à un appel. La décision l'accompagnant, Lotus Development Corp. v. Mosaic
Software, action civile N° 87-74-K (D.Mass.) est toujours en instance devant le même
juge, qui a émis une interdiction préliminaire le 1er avril 1991, concernant la
191
distribution du programme de la partie défenderesse jusqu'à la décision définitive.
Dans l'attente, Mosaic Software a fait appel à l'intervention d'un administrateur
judiciaire pour protéger ses intérêts.
(2) La longueur inutile de la décision (cinquante pages imprimées) est attribuable à une combinaison d'éléments: (1) l'insistance du Tribunal à commencer
son analyse à partir des premiers principes du droit d'auteur et essentiellement à
réinventer la roue; (2) son énumération et discussion détaillée de chaque doctrine
relative au Droit américain du droit d'auteur qui pouvait être considérée, même de
façon marginale, comme utile à la réflexion sur le cas; (3) les longues citations de
décisions antérieures, dont la plupart ne relèvent pas du domaine des logiciels
informatiques, assorties de descriptions; (4) une critique répétée des avocats de la
partie défenderesse pour avoir adopté une stratégie et des arguments apparemment incontestables.
(3) Voir, e.q., Johnson Controls, Inc. v. Phoenix Control Systems, Inc., 886 F.2d
1173, 1175 (9th Cir. 1989); Whelan Associates, Inc. v. Jaslow Dental Laboratory, Inc.,
797 F.2d 1222, 1233 (3d Cir. 1986), cert. denied, 479 U.S. 1031 (1987); Apple
Computer, Inc. v. Franklin Computer Corp., 714 f; 2d 1240, 1249 (3d cir. 1983), cert. dismissed, 464 U.S. 1033 (1984).
(4) 740 F. Supp. page 54. Voir 17 U.S.C. paragraphe 102(b) (1978) ("En aucun
cas, la protection d'une oeuvre de l'esprit originale par le droit d'auteur, ne s'étend à
une idée, une procédure, un processus, un système, une méthode d'opération, un
concept, un principe ou une découverte, quelle que soit la forme dans laquelle elle
est écrite, expliquée, illustrée ou incorporée dans une telle oeuvre").
(5) 740 F. Supp. pages 66-67.
(6) 740 F. Supp. pages 67-68.
(7) 17 U.S.C. paragraphe 101.
(8) 740 F. Supp. pages 72-73.
(9) Cf. Manufacturers Technologies, Inc. v. Cams, Inc., 706 F. Supp. 984 (D.
Conn. 1989); Digital Communications Associates, Inc. v. Softklone Distributing Corp.,
659 F. Supp. 449 (N.D. Ga. 1987); Broderbund Software, Inc. v. Unison World, Inc.,
648 F. Supp. 1127 (N.D. Cal. 1986) (chacune accordant une protection à la
configuration de l'écran).
192
(10) Voir Johnson Controls, Inc. v. Phoenix Control Systems, Inc., 886 F. 2d
1173, 1175 (9th Cir. 1989) (reconnaissant la possibilité que la séquence, la structure
et l'organisation constituent une expression); Whelan Associates, Inc. v. Jaslow
Dental Laboratory, Inc., 797 F. 2d 1222 (3d cir, 1986), cert. denied, 479 U.S. 1031
(1987); Digital Communications Associates, Inc. v. Softklone Distributing Corp., 659
F. Supp. 449 (N.D. N.Y 1985); SAS Institute, Inc. v. Hoffman H Computer Systems,
Inc., 605 F. Supp. 816, 830 (M.D. Tenn. 1985). Cf. Plains Cotton Cooperative
Association v. Goodpasture Computer Service, Inc., 807 F. 2d 1256, 1262 (5th Cir.),
cert. denied, 484 U.S. 821 (1987) (refusant de juger que la séquence et l'organisation
d'un logiciel ne peuvent constituer une "idée" non protégeable, lorsque celles-ci sont
influencées de manière significative par des facteurs du marché).
(11) Voir Nichols v. Universal Pichtures Corp., 45 F. 2d 119 (2d Cir. 1930), cert.
denied, 282 U.S. 902 (1931).
(12) Voir, e.q., Whelan Associates, Inc. v. Jaslow Dental Laboratory, Inc. 797
F.2d 1222, 1239 (3d Cir. 1986), cert; denied,, 479 U.S. 1031 (1987).
(13) Voir, e.q., Broderbund Software, Inc. v. Unison World, Inc., 648 F. Supp.
1127, 1133 (N.D. Cal. 1986).
(14) 797 F.2d 1222 (3d Cir. 1986), cert. denied, 479 U.S. 1031 (1987).
(15) Id. page 1238. Voir aussi Broderbund Software, Inc. v. Unison Wprld, Inc.,
648 F. Supp. 1127 (N.D. Cal. 1986) (identifiant comme l'idée non protégée du
progamme la création de cartes de voeux, bannières, affiches et enseignes).
(16) Digital Communications Associates, Inc. v. Softklone Distributing Corp.,
659 F. Supp. 449 (N.D. Ga. 1987).
(17) Voir 17 U.S.C § 101
(18) 740 F. Supp. page 67. La décision récente de la Cour Suprême des Etats-Unis
dans l'affaire Feist Publication, Inc. v. Rural Telephone Service Co., Inc., 111 S. Ct. 1282
(1991), jugeant les pages blanches de l'annuaire téléphonique non protégeables, décide
que la Constitution requiert un degré de créativité pour de tels actes de sélection,
coordination et disposition pour mériter la protection par le droit d'auteur.
(19) Voir, e.g., Telemarketing Resources v. Symantec Corp., 12 U.S.P.Q. 1991,
1993 (N.D. Cal. 1989); A. Clapes, Software, Copyright, and Competition: "The Look
193
and Feel" of the Law (Quorum Books 1989); Samuelson Glushko, "Comparing the
Views of Lawyers and User Interface Designers on the Software Copyright 'Look and
Feel' Lawsuits," 30 Jurimetrics 121 (1989).
20) 740 F. Supp. page 62
(21) Roth Greeting Cards v. United Cards Co. 429 F. 2d 1106, 1110 (9th Cir.
1970 (reposant sur la similitude de "concept et toucher totaux" entre les cartes de
voeux des parties afin d'établir la contrefaçon.
(22) Voir E.F. Johnson Co. v. Uniden Corp., 623 F. Supp. 1485, 1492-93 (D.
Minn. 1985) (notant différentes approches suggérées pour le programme
d'ordinateur). Cf. Digital Communications Associates, Inc. v. Softklone Distributing
Corp., 659 F. Supp. 449, 465 (N.D. Ga. 1987); Broderbund Software, Inc., v. Unison
World, Inc., 648 F. Supp. 1127, 1137 (N.D. Cal. 1986) (décisions d'une similitude
substantielle basée sur "total concept and feel" de la présentation des écrans du
programme).
(23) Dans la mesure où des macros sont créés par des utilisateurs individuels
du programme plutôt que par le responsable du développement du programme, les
droits sur ces macros n'appartiendraient pas, bien entendu, au développeur du
programme initial; Lotus est l'illustration de ce principe.
(Traduction établie par Philip R. Kimbrough, Kimbrough et Associés)
FRANCE
COUR DE CASSATION
Chambre Commerciale, financière et économique
6 novembre 1990
OEUVRES PROTEGEES - OEUVRES GRAPHIQUES.
Présentation particulière de photographies associées, selon une disposition
caractéristique, à un logo. OEUVRES PUBLICITAIRES - EXPLOITATION DES DROITS D'AUTEUR
Annonceur ne pouvant licitement réutiliser les oeuvres originales créées par
194
une agence de publicité, que si les deux parties sont convenues de la
cession des droits de propriété intellectuelle sur lesdites créations, sans
préjudice des droits pouvant appartenir aux auteurs des oeuvres
préexistantes incorporées dans les créations - Absence de dérogation à
l'article 29 de la loi du 11 mars 1957 (propriété incorporelle indépendante de
la propriété de l'objet matériel) au profit de l'annonceur entendant continuer
l'exploitation d'une création publicitaire présentée par une agence. PROCEDURE - POUVOIRS DU JUGE DE CASSATION ET DES JUGES
DU FOND : Appréciation souveraine des juges du fond - Originalité justifiant
la protection par le droit d'auteur des créations publicitaires déduite de
constatations non dénaturées des juges du fond.
Sté. Alain MANOUKIAN c./ Sté. SAFRONOFF
[...]
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué (Paris, 29 septembre 1988) que la
société Tricots Alain Manoukian (société Manoukian) a confié pendant plusieurs
années l'organisation de ses campagnes de publicité à la société Safronoff, avec
laquelle elle a interrompu ses relations en 1985 ;
Sur le premier moyen, pris en ses deux branches :
Attendu que la société Manoukian fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée à des
dommages-intérêts pour rupture brutale de ses relations avec son agent de publicité,
alors, selon le pourvoi, d'une part, que l'arrêt ne pouvait, sans contradiction,
prétendre que les relations entre les parties avaient perduré pendant cinq ans comme un tout indivisible sous la forme d'un contrat d'agence de publicité, tout en
reconnaissant expressément que la preuve d'un tel type de contrat, qui incombait au
demandeur, la société Safronoff, n'était rapportée que pour les deux dernières
années 1983 et 1984 ; et que cette contradiction traduit une violation des articles 455
et 458 du nouveau Code de procédure civile ; et alors, d'autre part, que, dans la
mesure où il ressort seulement avec certitude des constatations de l'arrêt que le
contrat non écrit et non régi par le contrat-type de 1961 ne pouvait être qualifié de
contrat d'agence de publicité que pour les seules années 1983 et 1984, ce contrat ne
pouvait être déclaré à durée indéterminée, sa durée étant nécessairement fonction
de chacune des deux campagnes publicitaires annuelles qui sont inévitablement
préparées à la fin de l'année précédente ; qu'il pouvait donc être résilié valablement
et sans indemnité à l'annonceur à l'expiration de l'année 1984 ; que l'arrêt est ainsi
entaché d'un défaut de base légale par violation de l'article 1134 du Code civil ;
195
Mais attendu, d'une part, que la cour d'appel ne s'est pas contredite en
énonçant d'un côté quelle avait été la durée totale des relations suivies entre la
société Manoukian et son agence de publicité et en analysant spécialement d'un autre côté les missions accomplies au cours des deux dernières années ;
Attendu d'autre part, qu'après avoir relevé qu'aucun écrit n'évoquait un terme
annuel pour leurs relations, que dans leurs réunions ou leurs correspondances, elles
traitaient simultanément de programmes publicitaires afférents à des années
différentes, que les interventions successives de la société Safronoff étaient
indivisibles, et que les missions assumées par elle s'amplifiaient progressivement, la
cour d'appel a pu retenir que le contrat liant les deux parties avait une durée
indéterminée ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé dans aucune de ses branches ;
Sur le second moyen pris en ses deux branches :
Attendu que la société Manoukian fait également grief à l'arrêt de l'avoir
condamnée pour contrefaçon de la présentation des visuels créés par la société
Safronoff, alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'il est légalement impossible
d'assimiler à une "signature" de l'agent de publicité la présentation d'un logo et d'un
slogan, propriétés de l'annonceur, surtout si la dénomination en question est
également le nom commercial de celui-ci ; que les premiers juges ont constaté que
l'annonceur Manoukian était propriétaire des droits d'exploitation des documents
photographiques présentés, ainsi que créateur du logo et du slogan représentant la marque "Alain Manoukian" dont ils constituaient le support et qui était aussi la
dénomination commerciale de l'annonceur ; que l'arrêt a donc violé les articles 1 et
suivants de la loi du 11 mars 1957, ainsi que les articles 1 et suivants de la loi
modifiée du 31 décembre 1964 ; et alors, d'autre part, qu'il est de toute manière
constant qu'une création publicitaire présentée par l'agent de publicité qui a été
exploitée par l'annonceur peut continuer à être exploitée par le même annonceur en
dérogation avec le droit commun de la propriété artistique ; que l'arrêt a donc
faussement appliqué en la cause l'article 29 de la loi du 11 mars 1957 ;
Mais attendu, d'une part, qu'après avoir constaté que les maquettes fournies par la
société Safronoff réalisaient une présentation particulière de photographie de mode,
associées, selon une disposition caractéristique, à un logo, la cour d'appel qui en a
souverainement déduit qu'elles constituaient des oeuvres originales, a exactement retenu
qu'elles faisaient l'objet des droits institués par la loi du 11 mars 1957, sans préjudice des
droits pouvant appartenir aux auteurs des oeuvres préexistantes, qui s'y trouvent incorporées;
196
Attendu, d'autre part, que le client d'une agence de publicité ne peut réutiliser les
créations graphiques de celle-ci que s'ils sont convenus entre eux de la cession des
droits de propriété intellectuelle ; qu'en l'espèce, en recherchant, au vu des éléments de
preuve versés au débat, si un tel accord avait été conclu par les parties, la cour d'appel,
loin de violer l'article 29 de la loi du 11 mars 1957, en a fait une exacte application ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé dans aucune de ses branches ;
PAR CES MOTIFS ;
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Tricots Alain Manoukian, envers la société Safronoff, aux
dépens et aux frais d'exécution du présent arrêt .
M. DEFONTAINE, Président
M. LECLERCQ, Rapporteur MM. HATOUX, LE TALLEC, PEYRAT, BEARD,
VIGNERON, DUMAS et Mme LOREAU, Conseillers
Mme GEERSSEN, Conseiller référendaire
M. JEOL, Avocat Général
Mme CHOUCROY, Avocat
COUR DE CASSATION
lère Chambre Civile
28 mal 1991
DROIT INTERNATIONAL PRIVE - CONFLIT DE LOIS (NON) : Loi de
police impérativement applicable dispensant le juge de régler un conflit de
fois. DROIT MORAL : Article 6 de la loi du 11 mars 1957 définissant les droits
moraux nés sur la tête de l'auteur du seul fait de la création - 2e alinéa de
197
la loi du 8 juillet 1964 interdisant de porter atteinte à l'intégrité d'une
oeuvre littéraire ou artistique quel que soit le pays de première divulgation - Règles revêtant le caractère de "lois de police".
PROCEDURE - CASSATION : Violation d'une règle de droit par refus d'application d'une loi de police - Cassation.
Consorts HUSTON et autres c./ Sté. Turner Entertainment, Sté. La Cinq et autres
Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche, du pourvoi des consorts
Huston, ainsi que sur le troisième moyen du pourvoi du Syndicat des artistes
interprètes et autres personnes morales :
Vu l'article 1 er, 2e alinéa, de la loi n° 64-689 du 8 juillet 1964, ensemble l'article 6 de la loi du 11 mars 1957 ;
Attendu, selon le premier de ces textes, qu'en France, aucune atteinte ne peut
être portée à l'intégrité d'une oeuvre littéraire ou artistique, quel que soit l'Etat sur le
territoire duquel cette oeuvre a été divulguée pour la première fois ; que la personne qui en est l'auteur du seul fait de sa création est investie du droit moral institué à son
bénéfice par le second des textes susvisés ; que ces règles sont des lois
d'application impérative ;
Attendu que les consorts Huston sont les héritiers de John Huston.
coréalisateur du film "Asphalt Jungle" ("Quand la ville dort"), créé en noir et blanc,
mais dont la société Turner, ayant droit du producteur, a établi une version colorée ;
que, se prévalant de leur droit à faire respecter l'intégrité de l'oeuvre de John Huston,
les consorts Huston, à qui se sont jointes les diverses personnes morales également
demanderesses au pourvoi, ont demandé aux juges du fond d'interdire à la société
de télévision "la Cinq" de procéder à la diffusion de cette nouvelle version ; que la
cour d'appel les a déboutés au motif que les éléments de fait et de droit relevés par
elle "interdisaient l'éviction de la loi américaine et la mise à l'écart des contrats"
conclus entre le producteur et les réalisateurs, qui dénient à ces derniers la qualité d'auteurs du film "Asphalt Jungle" ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés
par refus d'application ;
198
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des
pourvois :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 6 juillet
1989, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait
droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles ;
Condamne, pour les pourvois n° G/89-19.522 et n° D/89-19.725, la société
Turner Entertainment compagnie et la Société d'exploitation de la cinquième chaîne
et pour le pourvoi n° G/89-19.522 également la Société des réalisateurs de films, aux
dépens et aux frais d'exécution du présent arrêt.
M. MASSIP, Président
M. GREGOIRE, Rapporteur MM. ZENNARO, B. de SAINT-AFFRIQUE, THIERRY, AVERSENG,
LEMONTEY et GELINEAU-LARRIVET, Conseillers
M. SAVATIER, Conseiller référendaire
M. LUPI, Avocat Général SCP LYON-CAEN, FABIANI THIRIEZ, SCP RICHE THOMAS-RAQUIN,
SCP de CHAISEMARTIN et Mme DELVOLVE, Avocats
COUR D'APPEL DE PARIS
1ère Chambre
25 septembre 1990
oeUVRES PROTEGEES - oeUVRE LITTERAIRE - DROITS
PATRIMONIAUX - CESSION - CONTRAT D'EDITION (conclu le 5 février
1953). Clause résolutoire permettant à l'auteur de recouvrer ses droits si l'éditeur
laisse écouler sans réimprimer un délai d'un an après épuisement de
l'édition - Clause subordonnée à mise en demeure - Défaut de mise en
demeure préalable faisant obstacle à la récupération des droits.
199
Demande de résolution judiciaire fondée sur de prétendus manquements
de l'éditeur (non) - Manquements non établis.
Editions GYLDENDAL et Mme NEXO HAHN c.lSté. MESSIDOR
Les Editions Gyldendal et Mme May Nexo-Hahn sont appelantes du jugement
rendu le 14 décembre 1988 par le Tribunal de Grande Instance de Paris
(1° Chambre 1° Section) qui les a déboutées de leur demande tendant à interdire à
la société Messidor de procéder à la réédition de l'ouvrage de Martin Andersen Nexo
intitulé "Pellé le conquérant".
Référence étant faite au jugement déféré pour un plus ample exposé des faits
et de la procédure antérieure, il suffit de rappeler les éléments suivants :
Entre 1906 et 1910 , l'écrivain danois Martin Andersen Nexo a publié un roman en quatre volumes intitulé "Pelle Erobreren".
Par contrat du 5 février 1953, il a confié à la Société "Les Editeurs Français
Réunis" qui devait être absorbée en 1981 par la Société Messidor, le soin de
procéder à sa publication en langue française sous le titre : "Pellé le conquérant".
A la suite de l'adaptation cinématographique de ce roman, la société Messidor a entrepris sa réédition en 1988.
Faisant valoir que la fille de l'auteur décédé en 1954, Mme May Nexo Hahn,
leur avait concédé le 21 août 1978 l'exclusivité des droits de traduction de toute
l'oeuvre littéraire de son père et qu'elles .avaient confié le 27 mai 1988 à la société
suisse F.I.E.L. le droit de publier "Pellé le conquérant" en langue française, les
Editions danoises Gyldendal ont par divers courriers notifié à la Société Messidor
leur opposition à la réédition projetée.
Ces mises en demeure n'ayant pas été suivies d'effet, les Editions Gyldendal et
Mme Nexo Hahn ont, après avoir en vain demandé en référé la saisie des
exemplaires en cours. de fabrication, assigné à jour fixe les Editions Messidor en
demandant de prononcer la résolution du contrat du 5 février 1953, d'ordonner l'arrêt
sous astreinte de la réédition par elles entreprise et de les condamner au paiement
de dommages-intérêts.
Mais par jugement du 14 décembre 1988, le Tribunal de Grande Instance de
Paris a rejeté l'intégralité de leurs prétentions, tout en déboutant la Société Messidor
de sa demande reconventionnelle de dommages-intérêts pour procédure abusive.
Après avoir interjeté appel le 4 avril 1989, les Editions Gyldendal et Mme May Nexo Hahn ont conclu le 21 novembre suivant à la réformation de ce
200
jugement en demandant de :
- constater l'acquisition de la clause résolutoire prévue à l'article 9 du contrat du
5 février 1953 liant Martin Andersen Nexo aux Editeurs Français Réunis,
- subsidiairement, constater que les multiples manquements des Editions
Messidor à leurs obligations justifient que soit prononcée la résolution judiciaire du
contrat, - ordonner l'arrêt de la reproduction illicite par les Editions Messidor de
l'ouvrage de Martin Andersen Nexo intitulé "Pellé le conquérant" sous astreinte de
200 F par infraction constatée après l'expiration d'un délai de quinze jours suivant la
signification de la décision , - autoriser la saisie des exemplaires en cours de fabrication ou déjà fabriqués
ainsi que celle des recettes provenant de leur vente,
- condamner les Editions Messidor à payer à chacun des appelants la somme
de 100 000 F à titre de dommages-intérêts ainsi qu'une somme globale de 10 000 F
en application de l'article 700 NCPC.
La Société Messidor a conclu le 8 février 1990 à la confirmation du jugement
entrepris en ce qu'il a rejeté les diverses demandes formées à son encontre. Puis,
formant appel incident quant au rejet de sa demande reconventionelle, elle a sollicité
la condamnation de la Société Gyldendal à lui payer la somme de 50 000 F à titre de
dommages-intérêts et celle de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 NCPC.
Après avoir répliqué le 27 février 1990 aux conclusions de l'intimée, les
appelants ont, postérieurement à l'ordonnance de clôture rendue le 13 mars 1990,
signifié le 14 juin 1990 de nouvelles conclusions demandant sa révocation pour leur
permettre de verser une nouvelle pièce aux débats. Mais la société Messidor a
conclu au rejet de cette production tardive.
CELA EXPOSE, LA COUR,
-Sur la demande de révocation de l'ordonnance de clôture :
Considérant que les appelantes sollicitent la révocation de l'ordonnance de clôture
pour pouvoir faire état d'une attestation rédigée par Mme May Nexo Hahn le 21 mai 1990
et tendant à établir que contrairement à ce qui était soutenu dans les conclusions de
l'intimée du 8 février 1990, elle n'aurait pas accepté les versements qui lui ont été
adressés par la Société Messidor à l'occasion de la réédition incriminée.
Mais considérant que la rédaction de cette attestation ne saurait constituer une
"cause grave" susceptible d'autoriser, conformément aux dispositions de l'article 784
201
du NCPC, la révocation de l'ordonnance de clôture, dès lors-que Mme Nexo Hahn,
étant personnellement partie à la procédure, était parfaite.nent en mesure de faire
connaître ses observations sur les divers moyens de l'irtimée dans ses conclusions
en réplique du 27 février 1990.
Considérant qu'il n'y a pas lieu en conséquence de faire droit à la demande de
révocation de l'ordonnance de clôture et que la pièce produite le 14 juin 1990, soit
plus de trois mois après cette ordonnance, sera donc rejetée des débats.
- Sur l'appel principal :
Considérant que les Editions Messidor fondant leur droit de procéder à la
réédition de l'ouvrage litigieux sur le contrat conclu le 5 février 1953 entre l'auteur lui-
même et la Société des Editeurs Français Réunis, aux droits de laquelle se trouve la
Société Messidor, les appelantes demandent essentiellement de constater que la
clause résolutoire qu'il comportait se trouve acquise ou subsidiairement de
prononcer sa résolution judiciaire.
- Sur la clause résolutoire :
Considérant que le contrat susvisé comportait en son article 9 la clause
suivante : "Au cas où l'ouvrage étant épuisé, les Editeurs laisseraient écouler un
délai d'une année sans le réimprimer, le propriétaire recouvrerait la libre disposition
de ses droits d'édition deux mois après la mise en demeure de rééditer
communiquée par lettre recommandée, sauf cas de force majeure motivant une
extension de délai".
Considérant que les appelantes demandent de constater que la clause
résolutoire insérée à cet article se trouvait acquise dès 1960, en relevant que les
Editions Messidor ont elles-mêmes reconnu que la première édition de l'ouvrage
réalisée en 1954 se trouvait épuisée en 1959 et qu'elles ont attendu l'année 1988
pour procéder à sa réédition.
Considérant que l'intimée ayant répliqué que cette clause résolutoire n'a pu
produire effet en l'absence de la délivrance préalable d'une mise en demeure de
réédition par les ayants droit de l'auteur, les appelantes invoquent les dispositions de
l'article 1178 du Code civil, aux termes duquel "la condition est réputée accomplie
lorsque c'est le débiteur, obligé sous cette condition, qui en a empêché
l'accomplissement" ; qu'elles soutiennent à cet effet que les héritiers de l'auteur n'ont
pu délivrer de mise en demeure, faute par l'éditeur de les avoir informées de la
202
cession de son fonds et de l'épuisement du premier tirage.
Mais considérant que Madame Nexo Hahn ne pouvait ignorer que ce premier
tirage se trouvait épuisé, alors qu'elle reconnaît elle-même dans une attestation du
21 juin 1988 que le dernier versement des droits correspondants a été effectué en
1959 ; que dès lors il lui appartenait pour recouvrer la libre disposition de l'oeuvre
litigieuse de mettre en demeure l'éditeur choisi par son père de procéder à sa
réédition et que faute par elle de l'avoir fait, elle ne pouvait valablement transférer en
1978 à la Société Gyldendal les droits dont la société Editeurs Français Réunis se
trouvait toujours titulaire ; qu'enfin son objection relative à l'absorption de cette
Société par la Société Messidor est totalement inopérante, dès lors qu'elle n'est
intervenue qu'en 1981, soit trois ans après la conclusion du contrat à tort invoqué par
la société Gyldendal.
Considérant qu'il s'ensuit que les dispositions de l'article 1178 du code civil ne
sauraient recevoir application en l'espèce et qu'en l'absence de toute mise en
demeure préalable, la clause résolutoire insérée au contrat du 5 février 1953 n'a pu
produire effet.
- Sur la résolution judiciaire :
Considérant que les appelantes demandent en second lieu de prononcer la
résolution judiciaire du contrat conclu avec les Editeurs Français Réunis et transféré
à la Société Messidor, en reprochant à ces éditeurs divers manquements à leurs
obligations contractuelles.
Considérant que Mme Nexo Hahn fait tout d'abord grief aux Editeurs Français
Réunis de ne pas avoir assuré à l'oeuvre une exploitation permanente et suivie en
s'abstenant de procéder à sa réédition.
Mais considérant qu'il ressort des pièces versées aux débats qu'après avoir
procédé en 1954 et 1955 à la publication de l'ouvrage litigieux en quatre volumes, les
Editeurs Français Réunis ont également assuré en 1963 sa diffusion sous forme de
feuilleton dans la revue "Heures Claires" et qu'il ne peut leur être reproché de ne pas
avoir procédé à sa réédition pendant plusieurs années, dès lors que ni la veuve, ni la
fille de l'auteur qui se sont successivement occupées de la gestion de son oeuvre ne
leur avait adressé de mise en demeure à cet effet ; qu'il convient en revanche de
relever que la Société Messidor, venant aux droits des Editeurs Français Réunis, a
spontanément entrepris cette réédition, dès que l'adaptation cinématographique de
l'oeuvre permettait d'envisager une nouvelle diffusion auprès du public que dès lors
203
ce premier grief n'apparaît pas fondé ;
Considérant que Mme Nexo Hahn allègue en second lieu au soutien de sa
demande de résolution que l'éditeur se serait abstenu d'établir les arrêtés de
comptes permettant à l'auteur et à ses héritiers de contrôler le montant des droits qui
leur sont dus.
Mais considérant qu'il ressort des pièces versées aux débats que ces droits ont
été versés à la veuve et à la fille de l'auteur jusqu'en 1963, soit neuf ans après la
parution de l'ouvrage en 1954, et qu'il ne peut être fait grief à l'intimée de ne pouvoir
produire de documents comptables relatifs à cette exploitation, dès lors que l'article
16 du code du commerce ne prescrit leur conservation que pendant une durée de dix
années.
Considérant que Mme Nexo Hahn ne justifie d'ailleurs d'aucune réclamation
aux Editeurs Français Réunis à ce sujet et qu'elle ne saurait en conséquence, 25 ans
après le dernier versement, invoquer une quelconque carence sur ce point pour tenter de fonder sa demande de résolution.
Considérant enfin que la Société Messidor justifie avoir régulièrement adressé
les relevés de comptes relatifs à la seconde édition à Mme Nexo Hahn qui lui en a
toujours accusé réception, contrairement à ce qui était insinué dans sa déclaration
produite après l'ordonnance de clôture.
Considérant que Mme Nexo Hahn reproche enfin à la société Messidor d'avoir
porté atteinte à son droit moral en ne mettant en vente qu'une partie de l'ceuvre au
lieu de la rediffuser dans son intégralité.
Mais considérant que cette société justifie avoir publié les quatre tomes de
"Pellé le conquérant" en reprenant sur chacun d 'entre eux les mêmes sous-titres
que ceux qui figuraient dans la publication initiale ; que dès lors ce grief apparait dénué de tout fondement, étant observé au surplus que les Editions Gyldendal
n'avaient pour leur part demandé à la Société F.I.E.L. de ne procéder qu'à la
publication des deux premiers tomes ;
Considérant qu'il s'ensuit qu'aucun des moyens invoqués par les
appelantes pour demander de constater ou de prononcer la résolution du contrat
par lequel Martin Andersen Nexo avait confié aux Editeurs Français Réunis le
soin de publier son oeuvre en langue française ne peut être retenu et que le
bénéfice de ce contrat ayant été régulièrement transmis à la Société Messidor,
204
celle-ci se trouve habilitée à poursuivre l'exploitation de l'oeuvre ainsi cédée,
sans que le contrat irrégulièrement conclu avec la société Gyldendal puisse lui
être opposé.
Considérant qu'il convient en conséquence de débouter les appelantes de
l'intégralité de leurs prétentions et que le jugement déféré sera donc confirmé de ce chef.
- Sur l'appel incident :
Considérant que la Société Messidor demande pour sa part de réformer le
jugement entrepris en ce qu'il a rejeté sa demande reconventionnelle de dommages-
intérêts par elle formée contre la société Gyldendal ; qu'elle invoque à cet effet les
diverses notifications et sommations qu'elle a reçues de la part de cette Société et de
la Société F.I.E.L.
Mais considérant que ces diverses mises en demeure, étant fondées sur un
contrat émanant de la fille de l'auteur, ne sauraient être tenues pour fautives ; que
par ailleurs la Société Messidor, ayant procédé à la réédition par elle projetée, ne
peut invoquer aucun préjudice susceptible de fonder sa demande de dommages-
intérêts ; que c'est donc à bon droit que les premiers juges l'ont déboutée de cette
demande ;
- Sur l'article 700 NCPC :
Considérant en revanche qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la
Société Messidor la totalité des frais irrépétibles qu'elle a été contrainte d'exposer du
fait de cet appel injustifié et qu'il convient de condamner la société Gyldendal à lui
payer la somme de 6 000 F sur le fondement de l'article 700 NCPC.
PAR CES MOTIFS
- Dit n'y avoir lieu à révocation de l'ordonnance de clôture.
- Déclare la société Gyldendal et Mme May Nexo Hahn mal fondées en leur
appel ; les déboute de toutes leurs demandes ;
- Déclare la Société Messidor mal fondée en son appel incident ; l'en déboute ;
- CONFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions
205
- Y ajoutant,
- Condamne la Société Gyldendal à payer à la Société Messidor la somme de
6 000 F en application de l'article 700 NCPC.
- Condamne la Société Gyldendal et Mme Nexo Hahn aux dépens d'appel qui
pourront être recouvrés directement par la S.C.P. Varin-Petit, titulaire d'un office
d'avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du N.C.P.C.
M. VENGEON, Président MM. GUERIN et BERGOUGNAN, Conseillers
Mme BENAS, Avocat Général
Me BERNABE et SCP VARIN-PETIT, Avoués
Mes Th. LEVY et MATARASSO, Avocats
COUR D'APPEL DE PARIS
4e Chambre
1 er octobre 1990
oeUVRES PROTEGEES : Forme graphique de présentation d'un
périodique. DROITS PATRIMONIAUX - DROIT DE REPRODUCTION - EXCEPTION AUX
DROITS DE REPRODUCTION (Art. 41.2 de la loi du 11 mars 1957) :
Reproductions "strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective" - Reproductions non autorisées diffusées
à 2 000 exemplaires - a) auprès de ses actionnaires : copies destinées à
l'usage privé du copiste, mais en vue d'une utilisation collective ; b) auprès de
la presse spécialisée : tiers par rapport à la société.
Conditions légalement requises pour la dispense d'autorisation non
remplies. CONTREFACON - ETENDUE ET EVALUATION DU PREJUDICE :
Atteinte au droit moral et atteinte patrimoniale résultant de la perte du prix
de l'autorisation - Préjudice non atténué par la "publicité indirecte" résultant de l'utilisation illicite.
LE FIGARO c./ Sté. SAVAM
206
Statuant sur l'appel de la société Le Figaro et sur l'appel incident de la société
Savam contre un jugement rendu par la 18ème chambre du Tribunal de commerce
de Paris le 9 juin 1989.
FAITS ET PROCEDURE :
Ayant pris contact avec la société Le Figaro, sans aboutir à un accord, pour
obtenir l'autorisation de publier son rapport annuel selon une forme graphique
imitant celle du "Figaro Economique", supplément paraissant avec ce journal
chaque lundi, la société Savam a néanmoins composé son rapport annuel de
l'année 1987 selon une présentation reproduisant celle du supplément, en a fait
tirer 2 000 exemplaires et les a adressés, sous lettre missive, à ses actionnaires
connus et à divers établissements ou analystes financiers . Ce rapport était
distribué avant l'assemblée générale annuelle de la société Savam fixée au
29 juin 1988. L'année 1987 était celle à la fin de laquelle cette société de
transport et de manutention avait été admise à la cote au second marché de la
Bourse de Paris.
Le 18 novembre 1988 Le Figaro assignait la Savam devant le Tribunal de
commerce pour qu'elle soit déclarée coupable de contrefaçon sur le fondement de la
loi du 11 mars 1957 et sur le fondement de l'article 1382 du code civil, qu'elle soit
condamnée à lui payer 500 000 F de dommages-intérêts et 20 000 F au titre de
l'article 700 du NCPC et qu'il soit ordonné publication du jugement dans trois
journaux au choix du Figaro et aux frais de Savam.
Par le jugement dont appel le Tribunal a dit Savam coupable de contrefaçon
vis-à-vis de la société Le Figaro et, estimant que celle-ci n'avait pas subi de préjudice
commercial du fait de l'action fautive de Savam qui lui aurait plutôt procuré une
publicité gratuite, l'a condamnée à payer à la demanderesse 30 000 F pour
réparation de son préjudice moral, 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code
de procédure civile et a rejeté le surplus des demandes.
La société Le Figaro, appelante par déclaration du 13 juillet 1989 conclut à la
confirmation du jugement en ce qu'il a retenu la contrefaçon à l'encontre de Savam
et à son infirmation pour le surplus, reprenant ses demandes originelles en paiement
de 500 000 F de dommages-intérêts, de 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et
en publication de la décision dans trois journaux aux frais de Savam.
Savam conclut à l'infirmation du jugement, au rejet des demandes du Figaro et
à sa condamnation à lui payer 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
207
DISCUSSION :
CONSIDERANT que Savam ne conteste pas que par son graphisme,
l'encadrement des pages par un fin liseré et sa présentation particulière, le
supplément hebdomadaire "le Figaro Economie" constitue une oeuvre originale qui
bénéficie de la protection de la loi du 11 mars 1957 ;
CONSIDERANT que la reproduction de cette oeuvre graphique, formant le
cadre du texte d'information, est intégrale aux pages 2 et 3 du rapport annuel de
Savam pour 1987, presque intégrale à la page 1 et partielle pour les autres parties
de ce rapport ; que Savam ne nie pas l'emprunt et l'admet même, en minorant son
importance dans une mention de la page 2 du rapport annuel ainsi rédigée : "nous
remercions tout particulièrement la rédaction du Figaro Economie pour la conception de son supplément du lundi dont nous nous sommes inspirés" ;
CONSIDERANT que Savam ne soutient plus qu'elle aurait obtenu l'autorisation
de reproduire la présentation du Figaro Economie ; qu'elle expose, d'une part, qu'il n'y a pas contrefaçon, la loi du 11 mars 1957 ne protégeant l'auteur d'une revue que
contre sa reproduction dans des publications ou éditions de même nature destinées
au public, ce qui ne serait pas le cas d'un rapport tiré à 2 000 exemplaires et adressé
par lettres missives à un nombre restreint de destinataires, d'autre part, que les
conditions d'application de l'article 1382 du Code civil ne sont pas remplies, aucune
confusion n'étant possible entre les deux documents qui n'ont pas la même nature et
aucun détournement de clientèle ne pouvant avoir lieu dès lors que Savam et Le
Figaro ne sont pas des entreprises concurrentes ;
CONSIDERANT que la loi du 11 mars 1957 définit la reproduction d'une oeuvre
comme sa fixation matérielle par tout procédé qui permet de la communiquer au
public de manière indirecte ; que la composition et le tirage en 2 000 exemplaires du
rapport annuel de Savam constituent une telle fixation de l'oeuvre partiellement,
reproduite,dans la présentation du document ; que la notion de public auquel l'oeuvre
reproduite sera communiquée pour constituer la contrefaçon est définie par
l'article 41 de la loi qui spécifie les cas dans lesquels la communication n'est pas
publique ; que le cas d'exclusion auquel se réfère implicitement Savam ne saurait
être "les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans le cercle
de famille mais seulement "les copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective" ; qu'en effet,
d'une part, si le document fourni aux actionnaires de Savam peut être considéré
comme destiné à l'usage du copiste, cet usage est collectif, d'autre part, les
destinataires du rapport sont aussi des tiers à Savam s'agissant d'organismes ou
208
d'analystes financiers auxquels une société cotée en bourse ne saurait se dispenser
de fournir son rapport d'activité de l'année ; qu'ainsi, la reproduction de l'oeuvre et sa
communication au public ont bien été effectuées au sens de la loi du 11 mars 1957,
quand bien même cela n'aurait pas été sous forme de publication de presse ou
d'édition, en violation du droit exclusif pour l'auteur et ses ayants droit d'autoriser une
utilisation de l'oeuvre ; qu'ainsi c'est à juste titre que le Tribunal a retenu le grief de
contrefaçon ;
CONSIDERANT que si la loi, par un texte de nature pénale, sanctionne et punit
la contrefaçon, c'est que celle-ci provoque toujours un préjudice au titulaire des droits d'auteur qui s'en plaint ; qu'à tout le moins il subit une atteinte à son droit moral
d'autoriser ou non telle repro duction ou représentation qui lui paraît de nature à avilir
son oeuvre ou une atteinte patrimoniale par le manque à gagner qui le frappe pour n'avoir pu négocier une autorisation qui devait lui être demandée ; que c'est à tort
que le Tribunal a estimé qu'Une utilisation de l'oeuvre, illicite selon le texte même de
l'article 40 de la loi du 11 mars 1957, aurait comporté un bénéfice pour le titulaire de
droits du fait de la publicité indirecte qui en résultait pour lui ; qu'un tel raisonnement
réduit à la seule renommée - dans le cas où la reproduction n'avilit pas l'oeuvre - les
droits d'auteur et est directement contraire à la loi qui garantit aux créateurs les
profits de la création ;
CONSIDERANT, en l'espèce, que Le Figaro a subi un préjudice commercial
certain, par la perte du prix de l'autorisation ; qu'il a subi également un préjudice du fait de la reproduction sans autorisation qui lui a fait perdre tout contrôle des
conditions dans lesquelles son oeuvre était reproduite ; qu'il y a lieu, au vu du
dossier, d'évaluer son préjudice total à 100 000 F.
CONSIDERANT qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande au titre de la
concurrence déloyale en l'absence de faits distincts de ceux ayant constitué la
contrefaçon ;
CONSIDERANT que les circonstances de l'espèce ne rendent pas une
publication nécessaire pour protéger les intérêts de la société Le Figaro ; qu'il n'y a
donc lieu de l'ordonner ;
CONSIDERANT qu'il est conforme à l'équité de faire application de l'article 700
du NCPC en faveur du Figaro , à hauteur de 5 000 F pour la procédure d'appel ;
PAR CES MOTIFS et ceux non contraires des premiers juges ;
209
Infirme le jugement rendu par la 18ème chambre du Tribunal de commerce de
Paris le 9 juin 1989 en ce qu'il a condamné la société Savam à payer 30 000 F de
dommages-intérêts à la société Le Figaro. Statuant à nouveau de ce chef ;
Condamne la société Savam à payer 100 000 F de dommages-intérêts à la
société Le Figaro ;
Le confirme pour le surplus ;
Y ajoutant :
Condamne la société Savam à payer à la société Le Figaro la somme
complémentaire de 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;
Rejette toute autre ou plus ample demande ;
Condamne la société Le Figaro aux dépens ;
Admet la SCP d'Auriac - Guizard, avoué, au bénéfice de l'article 699 du
NCPC;
Mme ROSNEL, Président
M. POULLAIN et Mme MANDEL, Conseillers
SCP TEYTAUD et SCP d'AURIAC-GUIZARD, Avoués
Mes GREFFE et LALANDE, Avocats
NOTE
Cet arrêt est intéressant à deux titres : 1) il illustre la notion d"'utilisation
collective" de reproductions réputées répondre à la condition d'être "réservées à
l'usage privé du copiste", utilisation collective qui supprime le bénéfice de l'exception
et réintègre ces reproductions sous l'emprise du droit exclusif ; 2) il précise la nature
et l'évaluation du préjudice résultant d'un acte de contrefaçon.
1) En l'espèce, l'oeuvre reproduite est la forme graphique de présentation d'un
journal dont le caractère protégeable n'est contesté par aucune des parties.
Cette forme a été reproduite et diffusée à 2 000 exemplaires par une société
commerciale à l'occasion de l'assemblée générale de ses actionnaires. Selon la
Cour d'appel, les destinataires de ces exemplaires comprennent deux catégories de
personnes :
210
Des journalistes de la presse spécialisée, qui sont des tiers par rapport à la
société. Encore que l'arrêt ne l'indique pas expressément, il affirme implicitement
que ces copies litigieuses ne sont pas strictement réservées à l'usage privé du
copiste. Il y a en effet dissociation entre le copiste (la société qui réunit ses
actionnaires) et les destinataires (les journalistes). La condition du 2e de
l'article 41 de la loi du 1 1 mars 1957 pour justifier l'exception au droit de
reproduction n'est donc pas remplie (1).
En revanche, les copies destinées aux actionnaires sont regardées comme
remplissant cette condition : le destinataire de copies est toujours la personne
morale qui réunit ses actionnaires. Copistes et destinataires des copies
coïncident donc. Mais l'exception légale est écartée parce que ces copies font
l'objet d'une.utilisation collective.
Cette dernière analyse ne va pas de soi. Il aurait pu être soutenu que les
destinataires (les actionnaires) sont distincts du copiste (la personne morale),
comme on pourrait estimer que les élèves destinataires de copies d'oeuvres
protégées sont distincts du copiste qu'est l'établissement d'enseignement qui a déterminé le texte que les élèves devront étudier.
Mais ce raisonnement suivi par la Cour a au moins l'avantage de
caractériser la notion d"'utilisation collective".
Ni Desbois ni Colombet ne peuvent citer une décision jurisprudentielle
antérieure et doivent se référer aux travaux préparatoires pour relever que cette
"exception à l'intérieur de l'exception au droit exclusif" a pour but "d'interdire la
pratique qui pourrait être celle d'entreprises, d'associations et de syndicats qui
reproduiraient (une oeuvre) et la diffuseraient en grand nombre auprès de leurs
succursales ou adhérents" (Colombet, Propriété Littéraire et Artistique, 5e
édition, p. 226).
L'arrêt commenté illustre et confirme cette analyse : le copiste perd le
bénéfice de l'exception s'il diffuse en grand nombre, et sans doute
simultanément, les exemplaires reproduits même auprès de destinataires qui
pourraient ne pas être regardés comme des tiers par rapport au copiste.
2) L'arrêt réforme le jugement du Tribunal de grande instance qui avait
(I) Cass. lère Civ. 7 mars 1984, Rannou-Graphie, RIDA juillet 1984, p. 151.
211
réduit le montant du préjudice indemnisable résultant de l'acte de contrefaçon au
motif de l'effet promotionnel et publicitaire dont aurait profité l'auteur contrefait.
Cette solution appelle un commentaire, moins pour son contenu que pour sa motivation un peu embarrassée. C'est sans doute une erreur matérielle qui
fait écrire à l'arrêt que l'auteur contrefait subit une atteinte à son droit moral ou
une atteinte patrimoniale, puisque, par la suite, ce même arrêt reconnaît et un
préjudice commercial par la perte de prix de l'autorisation et un préjudice moral
du fait que l'acte de contrefaçon a fait perdre à l'auteur le contrôle des conditions
de la reproduction de l'oeuvre.
On ne peut qu'être d'accord avec l'arrêt pour reconnaître qu'un acte de
contrefaçon affecte tant les droits moraux que les droits patrimoniaux. Mais est-il
nécessaire de passer par cette distinction et de rappeler que la contrefaçon est
un délit pour justifier l'existence d'un préjudice, alors que la Cour de Cassation a
très fermement souligné, à propos de droits voisins (mais dans des termes
parfaitement transposables au droit d'auteur) "qu'en relevant qu'ils avaient été privés de la contrepartie qu'ils étaient en droit d'attendre de leur autorisation, la
Cour d'appel a constaté l'existence du préjudice subi par (les titulaires du droit),
qu'elle ne s'est nullement contredite en relevant que l'avantage promotionnel
qu'ils pouvaient avoir retiré de la diffusion de leurs oeuvres n'impliquait pas qu'ils
aient renoncé à leurs prérogatives" (Cass. 1ère Civ., 25 janvier 1984, SNEPA /
Radio France, RIDAjuillet 1984, p. 148).
L'atteinte à un droit privatif est, par elle-même, constitutive d'un préjudice
indemnisable. L'auteur, dont le droit a été méconnu, n'a ni à prouver un "damnum
emergens", ni se voir opposer les retombées prétendument favorables de la
contrefaçon dont il est victime.
André KEREVER
212
COUR D'APPEL DE PARIS
1ère chambre 15 novembre 1990 *
OEUVRES PROTEGEES.
Oeuvre graphique - "Habillage" publicitaire d'une bouteille. QUALITE D'AYANT DROIT DE L'AUTEUR : Tiers au contrat de cession
irrecevable à se prévaloir de la méconnaissance de l'article 35 de la loi du
11 mars 1957 (obligation de rémunérer l'auteur) pour invoquer la
prétendue nullité du contrat de cession.
Annonceur publicitaire : qualité de tiers au contrat entre l'agence et le
créateur de l'oeuvre publicitaire.
DROITS PATRIMONIAUX (DROIT DE REPRODUCTION) - CESSION :
Absence de contrat écrit entre annonceur et agence publicitaire entraînant
application du contrat type conclu entre les deux professions prévoyant "la
cession automatique à l'annonceur de tous les droits de reproduction
résultant de la propriété littéraire et artistique". Conséquence : annonceur ayant réglé les travaux de création publicitaire
devenu cessionnaire des droits de reproduction et ne commettant aucun
acte de contrefaçon en reproduisant l'oeuvre litigieuse.
SOCIETE GENERALE DE GRANDES SOURCES D'EAUX MINERALES
FRANCAISES ET Sté. SOURCE PERRIER
c./ Sté. ETABLISSEMENTS SERRE et Sté. SOGEC MARKETING
La Société Générale Des Grandes Sources d'Eaux Minérales Française
(S.G.G.S.E.M.F.) a confié à la Société Sogec Marketing en septembre 1984, l'étude
et la réalisation d'une campagne de promotion et de publicité qui devait avoir lieu
pendant les fêtes de fin d'année.
A cette occasion, la Société Sogec Marketing a édité un modèle d'habillage
extérieur de la bouteille Perrier, destiné à être vendu dans un certain nombre de
restaurants.
Ce modèle, conçu par le styliste Erick Grand auquel la Société Sogec
* A rapprocher de Cass. Com. 6 novembre 1990
213
Marketing s'est adressée, est constitué par un manchon rétractable, noir et blanc,
représentant l'image stylisée d'un smoking, et un carton noir évoquant un papillon.
L'impression des manchons a été confiée par la Société Sogec Marketing à son imprimeur, la Société Etablissements Serre.
Les opérations promotionnelles ont été reconduites en 1985, 1986 et 1987.
Le 7 octobre 1988, la direction de Perrier avisait la Société Sogec Marketing
qu'elle avait déposé la bouteille "Perrier Smoking" au nom de la Société La Source Perrier le 17 avril 1987 et qu'elle mettait fin à leur collaboration.
Le modèle d'habillage de la bouteille fut encore réédité pour les campagnes du
nouvel an 1989-1990 par la Société La Source Perrier qui a eu recours, pour
l'impression des manchons, à la Société Etablissements Serre.
La Société Sogec Marketing a assigné la S.G.G.S.E.M.F, la Société Source
Perrier et la Société des Etablissements Serre pour faire juger que, le modèle
d'habillage de la bouteille dont elle était propriétaire étant protégé au titre du droit
d'auteur par la loi du 11 mars 1957, le dépôt de modèle fait le 17 avril 1987 au nom de la Société La Source Perrier était nul.
Par le jugement présentement déféré en appel en date du 9 juillet 1990, le Tribunal de Commerce de Paris a fait droit à cette demande.
Il a estimé que la S.G.G.S.E.M.F et la Société Source Perrier, en vendant des
bouteilles reproduisant le modèle sans l'autorisation de la Société Sogec Marketing,
et la Société des ETABLISSEMENTS SERRE, en fabriquant les manchons du
modèle contrefaisant, ont commis des actes de contrefaçons.
La Société Source Perrier et la S.G.G.S.E.M.F., ont été condamnées in solidum
à payer à la Société Sogec Marketing 380 000 F à titre de dommages-intérêts, et la
Société des Etablissements Serre, 20 000 F.
Le tribunal a ordonné la confiscation des objets et documents contrefaisants
ainsi que des outillages ayant servi à la contrefaçon et, à titre de complément de
réparation, la publication du jugement de condamnation.
La S.G.G.S.E.M.F et la Société Source Perrier ont interjeté appel à jour fixe du
jugement, enregistré au Répertoire Général de la Cour sous le numéro 90.18143,
214
contre la Société Sogec Marketing. Elle a dénoncé sa procédure d'appel à la Société
Etablissements Serre.
La Société Etablissements Serre a également formé appel inscrit au Répertoire
Général de la Cour sous le numéro 90.18680, en intimant la Société Sogec
Marketing, la S.G.G.S.E.M.F. et la Société Source Perrier.
La Société Source Perrier et la Société S.G.G.S.E.M.F demandent à la Cour
d'infirmer le jugement et de dire que la Société Sogec Marketing est sans qualité
pour agir, en application des dispositions des articles 35 de la loi du 11 mars 1957 et
122 du Nouveau Code de procédure civile.
A titre subsidiaire, elles soutiennent que les droits de la Société Sogec
Marketing sur le modèle de la bouteille Perrier leur ont été cédés automatiquement,
en application du contrat type régissant les rapports entre annonceurs et agences de
publicité.
Elles sollicitent la condamnation de la Société Sogec Marketing au paiement
d'une somme de 50 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
La Société Etablissements Serre sollicite elle aussi l'infirmation de la décision,
en faisant valoir notamment que les manchons imprimés par elle n'ont constitué
qu'une partie, inutilisable en l'état, de l'élément décoratif des bouteilles Perrier. Elle
demande à la Cour de dire qu'elle n'a pas commis personnellement des actes de
contrefaçon au préjudice de la Société Sogec Marketing et qu'elle a été de bonne foi
en refusant toute commande dès qu'elle a eu connaissance du contentieux opposant
la Société Sogec Marketing aux Sociétés Perrier.
En tout état de cause, elle sollicite la garantie par la S.G.G.S.E.M.F. et la
Société Source Perrier, des condamnations qui pourraient être mises à sa charge, et
réclame à celles-ci une somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 susvisé.
La Société Sogec Marketing conclut à la confirmation du jugement en toutes
ces dispositions.
Elle soutient, notamment, qu'elle rapporte la preuve de ce qu'elle est
propriétaire des droits patrimoniaux de l'auteur sur ce modèle ; qu'elle est fondée, en
effet, à invoquer l'article 8 de la loi du 11 mars 1957 aux termes duquel la qualité
d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui sous le nom de qui l'oeuvre est
divulguée ; qu'elle vient aux droits du créateur, le styliste Erick Grand, ainsi que celui-
215
ci l'a confirmé dans un écrit en date du 8 septembre 1989, puis dans un acte du 25 février 1990.
A cet égard, elle soutient que les Sociétés Perrier, tiers au contrat de cession,
ne sauraient valablement contester la validité de la cession au motif que les
modalités de rémunération prévues par l'article 35 de la loi du 11 mars 1957
n'auraient pas été respectées.
Elle prétend en outre que les droits d'auteur n'ont pu être transmis aux Sociétés
Perrier, en leur qualité d'annonceur, par application du contrat type du 19 septembre
1961 régissant les rapports entre annonceurs et agences de publicité, alors qu'en
l'absence de manifestation expresse de volonté des parties, celles-ci n'étaient pas liées par ce contrat.
La Société Sogec Marketing conclut en conséquence à la confirmation du
jugement en toutes ses dispositions.
Elle demande la condamnation des Sociétés Source Perrier, S.G.G.S.E.M.F et
Serre, in solidum, à lui payer une indemnité complémentaire de 30 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
sur quoi, la Cour :
Considérant qu'il y a lieu de joindre, vu leur connexité, les procédures inscrites au Répertoire Général de la Cour sous les numéros 90.18143 et 90.18680 ;
Sur le défaut de qualité pour agir :
Considérant que la Société Source Perrier et la S.G.G.S.E.M.F. font
valoir que la Société Sogec Marketing ne peut valablement soutenir qu'elle est
cessionnaire des droits de l'auteur du modèle, le styliste Erick Grand, alors
que, n'ayant versé aucune rémunération proportionnelle ou forfaitaire au
prétendu cédant, ainsi qu'il résulterait d'une attestation de ce dernier, la
cession serait nulle pour l'inobservation des dispositions de l'article 35 de la loi du 11 mars 1957 ;
Mais considérant que la règle de l'article 35 de ladite loi est protectrice de
l'auteur ; que la Société Source Perrier et la S.G.G.S.E.M.F, tiers au contrat de
cession, ne sont pas recevables à se prévaloir de l'inobservation de ces dispositions ;
216
Qu'il y a lieu, dès lors, de rejeter la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité
de la Société Sogec Marketing à agir ;
Au fond :
Considérant qu'il est constant qu'aucun contrat écrit n'a été passé entre la
Société Sogec Marketing et la S.G.G.S.E.M.F.
Considérant, en conséquence, que c'est à juste titre que celle-ci se réclame de
l'application du contrat type du 19 septembre 1961, établi entre annonceurs et agents
de publicité pour régler leurs rapports, et qui stipule que "l'exploitation par l'agence pour le compte de l'annonceur de tous ses travaux de création publicitaire ou leur
réglement, implique la cession automatique à l'annonceur de tous les droits de
reproduction résultant notamment de la propriété littéraire et artistique tels qu'ils sont
définis par la législation en vigueur" ; Considérant qu'en vain la Société Sogec Marketing soutient que le fait pour
l'agence de publicité et l'annonceur de ne pas s'être référés à ce contrat implique
qu'ils ont entendu en écarter l'application ; que, traduisant en langue juridique les usages qui s'étaient instaurés entre les agents de publicité et leurs clients, il est à
présumer, au contraire, qu'en gardant le silence les parties sont censées s'y être
tacitement soumises ;
Considérant, en conséquence, qu'en réglant les travaux de création publicitaire, la Société S.G.G.S.E.M.F. est devenue titulaire des droits de la Société Sogec
Marketing sur le modèle d'habillage de la bouteille Perrier, de sorte que,
contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, le dépôt ultérieur de ce modèle
par la Société Source Perrier ne peut avoir été fait en fraude des droits de la Société
Sogec Marketing ;
Considérant, dès lors, qu'aucun acte de contrefaçon ne pouvant être retenu à la
charge de quiconque, il convient d'infirmer le jugement et de débouter la Société
Sogec Marketing de toutes ses demandes ;
Considérant qu'il y a lieu d'allouer aux Sociétés Source Perrier et
S.G.G.S.E.M.F. la somme de 10 000 F en remboursement de leurs frais irrépétibles
de procédure qu'il serait inéquitable de laisser à leur charge ;
Considérant qu'il n' y a pas lieu d'accueillir la demande formée sur l'article 700
du NCPC formée par la Société Etablissements Serre contre les Sociétés Source
217
Perrier et S.G.G.S.E.M.F. lesquelles ne doivent supporter aucuns dépens ;
PAR CES MOTIFS :
Joint, comme connexes les procédures inscrites au Répertoire Général de la Cour sous les numéros 90.18143 et 90.18680 ;
Infirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris ; Statuant à nouveau :
Déboute la Société Sogec Marketing de toutes ses demandes ;
La condamne à payer aux Sociétés Source Perrier et S.G.G.S.E.M.F. la somme
de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC ;
Rejette la demande de la Société Etablissements Serre fondée sur ce même
texte ;
Comdamne la Société Sogec Marketing aux dépens de première instance et
d'appel ; Admet, chacune en ce qui la concerne, la Société civile professionnelle Barrier
et Monin et la Société civile professionnelle Bernabe et Ricard au bénéfice des
dispositions de l'article 699 du NCPC.
Mme GIE, Président
MM. TAILHAN et DURIEUX, Conseillers
Mme BENAS, Avocat Général
SCP BARRIER MONIN, SCP BERNABE RICARD et
Me VALENTIE, Avoués
Mes BARTFELD, LANGLOIS et STENGER, Avocats
218
COUR D'APPEL DE PARIS
1ére chambre
29 janvier 1991
OEUVRES PROTEGEES - OEUVRES MUSICALES (CHANSONS) - DROITS PATRIMONIAUX - REGLES GENERALES DES CONTRATS
D'EXPLOITATION - DROIT DE PREFERENCE (ART. 34 DE LA LOI DU
11 MARS 1957). DROITS PATRIMONIAUX - CONTRAT D'EDITION : Obligations de
l'éditeur (art. 57 et 59 de la loi du 11 mars 1957) : Article 34 de la loi du
11 mars 1957 limitant la validité du contrat de préférence à une période de
5 ans à compter du jour de la signature du contrat d'édition conclu pour la
première oeuvre - Conclusion, le même jour, de deux pactes de préférence
dont le premier est conforme aux prescriptions légales et le second sans
limitation de durée, passé avec un tiers, et assorti d'une rétrocession au
profit de l'éditeur bénéficiaire du premier pacte - Second contrat entaché
de fraude, non avenu et ne pouvant avoir pour effet de prolonger la durée
du premier. Points de départ du délai de 5 ans prévu par l'article 34 : Date du contrat
de cession de la première oeuvre intervenu après la conclusion du pacte
de préférence. Méconnaissance par l'éditeur de l'obligation, imposée par l'article 57,
"d'assurer à l'oeuvre une exploitation permanente et suivie et une diffusion
commerciale, conformément aux usages de la profession" (non) -
Conformité aux "usages de la profession" prouvée par une attestation de
la chambre Syndicale de l'Edition Musicale.
Méconnaissance par l'éditeur de l'obligation, imposée par l'article 59, de
"rendre compte" (oui) - Méconnaissance ne justifiant pas à elle seule la
résiliation du contrat dès lors que l'auteur ne justifie d'aucun préjudice né
de cette défaillance.
Michel JONASZ ET EURL MUSIQUE DES ANGES
c./ SKB SONGS FRANCE et APRIL MUSIC HOLLAND
Michel Jonasz et la Société Musique des Anges sont appelants du jugement rendu
le 17 novembre 1988 par le Tribunal de grande instance de Paris (3ème Chambre -
2ème Section) dans le litige les opposant aux Sociétés EMI Songs France et EMI Songs
Hollande, précédemment dénommées April Music, CBS Songs et SBK Songs.
219
Référence étant faite au jugement déféré pour un plus ample exposé des faits
et de la procédure antérieure, il suffit de rappeler les éléments suivants :
Après avoir, au terme de deux contrats de cession et d'édition d'oeuvres
musicales datés du 3 novembre 1981, confié aux éditions April Music le soin
d'exploiter vingt-six chansons de sa composition, Michel Jonasz a, pour pouvoir procéder à l'acquisition d'une maison, obtenu de cette société le 12 février 1982 la
signature d'un contrat de prêt portant sur la somme de 1 450 000 F, dont le
remboursement devait être effectué à hauteur de 1 045 000 F par les droits de
reproduction mécanique à provenir de ses quatre prochains albums 30 centimètres
qu'aux termes d'un contrat de préférence signé le même jour il s'engageait à
proposer à la même société éditrice, et dont le solde, 405 000 F, lui resterait acquis
par parts successives à l'occasion de la signatu re de chacun des contrats de cession
devant intervenir pour ces quatre albums.
Un autre contrat de préférence portant sur un "cinquième disque 30
centimètres" a également été conclu le 12 février 1982 entre Michel Jonasz et la
Société April Music Hollande.
Si ce dernier contrat ne comportait aucune limitation de durée, le contrat de
préférence conclu avec la Société d'Editions Musicales April Music précisait qu'il était
d'une durée limitée à cinq ans à compter de la signature du contrat de cession et
d'édition de la première oeuvre nouvelle de Michel Jonasz enregistrée par lui pour un
disque de 30 centimètres.
Quatre nouvelles chansons ont fait l'objet de deux contrats de cession signés le
15 avril 1982, mais une convention signée la veille les avait par anticipation exclues
du cadre du contrat de préférence.
Les dix chansons devant composer le premier album ont fait l'objet de quatre
contrats de cession signés le 25 février 1983 et dix autres chansons regroupées sur
le deuxième album ont donné lieu à la signature de deux nouveaux contrats de
cession le 10 janvier 1985.
Ayant appris que Michel Jonasz présentait quinze nouvelles chansons à "La
Cigale", la Société April Music, devenue depuis lors SBK Songs, l'a mis en demeure
par lettre recommandée du 22 janvier 1988 de signer à leur sujet le contrat de
cession prévu par le pacte de préférence du 12 février 1982.
C'est dans ces conditions que Michel Jonasz a assigné le 5 février 1988 la
Société SBK Songs France et la Société April Music Hollande en demandant :
- de prononcer l'annulation des pactes de préférence par lui conclus ; - subsidiairement de dire que la convention du 14 avril 1982 étant de nul effet,
le pacte de préférence conclu avec la Société April Music France a pris fin le 15 avril
1987 et d'annuler le pacte de préférence conclu avec la Société April Music
Hollande ; - en tout état de cause de prononcer la résolution ou à défaut la résiliation de
220
l'ensemble des contrats de cession signés au profit de la Société April Music
devenue SBK Songs ; - de dire que cette société devra rembouser l'intégralité des sommes par elle
perçues au sujet des oeuvres sur lesquelles ils portaient, de la condamner au
paiement de la somme de deux millions de francs à titre de provision et de désigner
un expert pour faire les comptes entre les parties ; - de condamner en outre les Sociétés SBK Songs France et April Music
Hollande in solidum au paiement de la somme de 500 000 F à titre de dommages et
intérêts et de celle de 30 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Concluant au rejet de toutes ces demandes, la Société SBK Songs a demandé
reconventionnellement de condamner Michel, Jonasz a lui payer :
- 500 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice
commercial par elle subi du fait de la rupture de ses engagements ;
- la somme de 405 000 F majorée des intérêts conventionnels de 12% à compter du
22 janvier 1988 et celle de 400 000 F conformément aux dispositions du contrat de prêt ;
ainsi que 50 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Par ailleurs, constatant que les quinze nouvelles chansons litigieuses étaient
éditées par la Société Musique des Anges, gérée par Michel Jonasz, la Société SBK
Songs l'a appelé en intervention forcée dans la cause en demandant :
- de prononcer l'annulation des contrats de cession de ces chansons
regroupées sur un album intitulé "La fabuleuse histoire de Mister Swing" ;
- de la comdamner in solidum avec Michel Jonasz à lui reverser les sommes
par elle perçues à leur sujet et à lui payer un million de francs de dommages et
intérêts pour la violation concertée du contrat de préférence du 12 février 1982
relativement au troisième album qui lui était promis.
Elle a en outre demandé de condamner Michel Jonasz au paiement d'une
somme complémentaire d'un million de francs au titre de son manque à gagner sur le
quatrième album visé au contrat et de la somme de 100 000 F pour procédure
abusive.
La Société SBK Songs Hollande a pour sa part conclu à la validité de son
contrat au regard des dispositions de la loi néerlandaise.
Sur ces diverses demandes, le jugement déféré a :
- déclaré prescripte l'action en nullité du pacte de préférence conclu avec April
Music France ;
- déclaré valable le pacte de préférence conclu avec April Music Hollande ;
221
- prononcé la résiliation aux torts réciproques des parties des contrats de
cession passés entre Michel Jonasz et la Société SBK Songs France venant aux
droits de la Société April Music ;
- condamné cette société à payer à Michel Jonasz la somme de 30 000 F à titre
de dommages et intérêts ;
- prononcé la nullité des contrats de cession et d'édition des quinze chansons
de l'album "Mister Swing" conclus entre Michel Jonasz et la société Musique des
Anges ;
- condamné Michel Jonasz in solidum avec cette société à payer à la société
SBK Songs France la somme de 22 000 F à titre de dommages et intérêts pour le
troisième album ;
- condamné en outre Michel Jonasz à lui payer la même somme pour le
quatrième album et à lui rembouser la somme de 405 000 F avec intérêts au taux de
12% à compter du 22 janvier 1988 ; - rejeté toutes autres demandes des parties ;
- et dit que chacune d'entre elles conservera la charge de ses propres dépens.
Michel Jonasz conclut à la réformation de cette décision et réitère devant la
Cour l'intégralité des demandes par lui présentées en première instance.
Formant appel incident, la Société EMI Songs France, venant aux droits de
la Société SBK Songs, demande pour sa part de réformer le jugement entrepris
en ce qu'il a prononcé la résiliation des contrats de cession conclus à son profit
et limité les mesures réparatrices par elle sollicitées. Elle demande de
condamner Michel Jonasz et la Société Musique des Anges solidairement à lui
restituer, sous le contrôle d'un expert, les sommes par eux perçues au sujet des
quinze chansons de l'album "Mister Swing" et à lui payer un million de francs à
titre de provision, ainsi que la somme de 500 000 F à titre de dommages et
intérêts en réparation de son préjudice commercial, les sommes de 405 000 F et
de 400 000 F en exécution du contrat de prêt et celle de 150 000 F sur le
fondement de l'article 700 du NCPC.
La Société EMI Songs Hollande conclut pour ce qui la concerne à la
confirmation du jugement entrepris et demande la condamnation des appelants à lui
payer une indemnité de 30 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
La Société Musique des Anges sollicite sa mise hors de cause et la
condamnation des intimées à lui payer la somme de 30 000 F à titre de dommages et
intérêts pour procédure abusive et une somme du même montant en application de l'article 700 du NCPC.
222
Enfin la Chambre Syndicale de l'Edition Musicale a signifié des conclusions
d'intervention pour faire état des "usages de la profession" visés à l'article 57 de la loi
du 11 mars 1957.
Sur ce, la Cour,
Considérant que la Chambre Syndicale de l'Edition Musicale, qui justifie être régulièrement habilitée pour ce faire, doit être déclarée recevable en son intervention
tendant à la défense des intérêts collectifs de la profession ; qu'il convient de lui en
donner acte ;
Sur la violation du pacte de préférence : ,
Considérant que les appelants font grief au jugement déféré d'avoir estimé que
la diffusion de l'album "Mister Swing" en janvier 1988 constituait une violation du
pacte de préférence conclu par Michel Jonasz avec April Music le 12 février 1982 et
de les avoir condamnés à réparer le préjudice résultant de cette violation, en
soutenant que le pacte qui leur est imposé doit être déclaré nul ou tout au moins qu'il
avait cessé de produire effet à compter du 15 avril 1987, soit antérieurement à
l'enregistrement incriminé ; Considérant qu'il est constant que Michel Jonasz a signé simultanément le 12
février 1982 avec la Société d'Editions Musicales April Music un contrat de prêt
précisant que le remboursement s'effectuerait par la production de quatre albums 30
centimètres et un contrat de préférence aux termes duquel il s'engageait à soumettre
ses prochaines oeuvres musicales à cette société pendant une durée de cinq années
à compter de la date de signature du contrat de cession et d'édition de la première
oeuvre nouvelle enregistrée pour un disque 30 centimètres ; qu'il fait grief à la
Société April Music d'avoir irrégulièrement prolongé cette durée correspondant à la
limite fixée par l'article 34 de la loi du 11 mars 1957 en lui faisant signer le même jour
un autre contrat de préférence aux termes duquel il réservait à la Société April Music
Hollande la production d'un cinquième disque 30 centimètres et soutient que ce second contrat ne prévoyant aucune limitation de durée doit entraîner la nullité de
son engagement ;
Considérant que cette demande, ayant été présentée moins de quinze jours
après la réception d'une mise en demeure tendant à prolonger la durée de cet
engagement au-delà de la période de cinq ans fixée par la loi, ne saurait être rejetée
pour cause de prescription ; Considérant qu'il existe un lien évident entre les trois contrats susvisés conclus
le même jour et que dans une attestation du 28 septembre 1988, M. Hebrard,
ancien dirigeant de la Société April Music, devait reconnaître expressément que le
223
second pacte de préférence, dont la rétrocession au profit de cette société était
d'ailleurs prévue dans un document distinct du même jour, n'avait d'autre but que de
la faire bénéficier d'un contrat supérieur à cinq ans pour mieux garantir son
remboursement ; Considérant que Michel Jonasz est en conséquence fondé à soutenir que ce
second contrat, revêtant un caractère frauduleux, doit être tenu pour non avenu et ne
saurait avoir pour effet de prolonger la durée du premier ; Considérant en revanche que le vice affectant ce second contrat ne saurait
entraîner la nullité du pacte de préférence principal, dont la durée se trouve conforme
aux dispositions légales ; Considérant qu'aux termes de ce contrat, cette durée de cinq années
commençait à courir à compter du contrat de cession et d'édition de la première
oeuvre nouvelle de Michel Jonasz enregistrée par lui pour un disque 30 centimètres
33 tours ;
Considérant que l'appelant demande de constater que cette durée a pris fin le
15 avril 1987 en invoquant les contrats de cession par lui signés le 15 avril 1982 au
sujet de quatre chansons, tandis que l'intimée lui oppose une convention datée du
14 avril 1982 prévoyant que ces quatre chansons seraient exclues du champ
d'application du pacte de préférence ; Considérant qu'il convient de relever à ce sujet d'une part que cette convention,
précisant qu'elle ne comportait "aucune novation" par rapport aux dispositions du
pacte de préférence, ne pouvait valablement prolonger sa durée telle qu'elle avait été initialement fixée conformément à la loi du 11 mars 1957, d'autre part que l'une des
chansons cédées à cette date, "Lucille", a été composée par Michel Jonasz et
enregistrée par lui sur son prochain disque 30 centimètres ; Considérant que dès lors, même si elle a également fait l'objet d'un autre
enregistrement par un autre interprète et si elle a donné lieu à un contrat ultétieur
pour tenir compte des arrangements de Michel Coeutiot, elle n'en constitue pas
moins la première oeuvre nouvelle de Michel Jonasz intégrée dans son premier
album 30 centimètres ayant suivi la conclusion du pacte de préférence ; que
l'appelant est en conséquence bien fondé à soutenir que le contrat de cession conclu
à son sujet le 15 avril 1982 constitue le point de départ du délai de cinq ans prévu à
l'article 8 de ce pacte et que celui-ci a pris fin le 15 avril 1987 ;
Considérant qu'il s'ensuit que les oeuvres faisant l'objet de l'album "Mister
Swing", ayant été enregistrées à "La Cigale" entre le 5 janvier et le 27 février
1988, se trouvaient exclues de son champ d'application, dès lors qu'il n'est
nullement établi qu'elles aient été achevées avant le 15 avril 1987 ; que les
demandes présentées à leur sujet à l'encontre de Michel Jonasz et de la Société
Musique des Anges ne peuvent donc être accueillies et que le jugement déféré
sera réformé de ce chef ;
224
Sur l'inexécution des dispositions prévues au contrat de prêt :
Considérant qu'il est constant que Michel Jonasz n'a livré à la Société April
Music que deux des quatre albums prévus au contrat de prêt ; que si cette société
reconnaît que les droits de reproduction mécanique relatifs à leur exploitation lui ont
permis de récupérer la somme de 1 045 000 F, elle demande de condamner Michel
Jonasz à lui payer la somme de 405 000 F correspondant au solde de la somme
prêtée et ce avec intérêts au taux de 12% à compter du 22 janvier 1988 ainsi que
celle de 400 000 F à titre d'indemnité contractuelle ;
Mais considérant qu'il était prévu au contrat que la somme de 405 000 F
resterait acquise à Michel Jonasz à concurrence du quart, soit 101 250 F, pour
chacun des disques cédés ; que dès lors deux de ces disques ayant été livrés, la
Société EMI Songs ne peut, conformément aux dispositions contractuelles, prétendre
qu'au paiement d'une somme de 202 500 F et qu'il n'y a pas lieu de la majorer des
intérêts conventionnels à compter de la mise en demeure du 22 janvier 1988 puisqu'il
a été vu plus haut que celle-ci n'était pas justifiée ;
Considérant que l'intimée est en revanche fondée à demander le paiement
d'une indemnité forfaitaire de 200 000 F par album non livré conformément aux
dispositions contractuelles, et qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de
réduction de cette clause pénale présentée par l'appelant, dans la mesure où il a
bénéficié d'un prêt important sans respecter l'intégralité des engagements par lui
souscrits en contrepartie des avantages qui lui avaient été consentis ;
Sur la résiliation des contrats de cession :
Considérant que l'intimée demande par ailleurs de réformer le jugement
entrepris en ce qu'il a prononcé la résiliation de l'ensemble des contrats de cession
qui lui avaient été consentis par Michel Jonasz , tandis que celui-ci réitère cette
demande en faisant grief à la société éditrice de ne pas avoir rempli les obligations
mises à sa charge par les articles 57 et 59 de la loi du 11 mars 1957 ;
Considérant que la Société EMI Songs justifie par les pièces versées au débat
avoir donné aux oeuvres de Michel Jonasz une exploitation permanente et suivie
conformément aux usages de la profession et que celui-ci ne saurait se plaindre
d'une insuffisance d'exploitation graphique, dès lors qu'il ressort d'une attestation du
Président de la Chambre Syndicale de l'Edition Musicale que les partitions musicales
ne donnent généralement lieu qu'à un premier tirage de cent exemplaires, ce qui a
été fait en l'espèce, et que l'intimée justifie en outre avoir ultérieurement procédé à
225
une réimpression en plus de deux cents exemplaires des chansons faisant l'objet des
contrats de 1981 et édité sous forme de recueils en dix mille exemplaires les
chansons constituant les deux albums livrés dans le cadre du pacte de préférence ;
Considérant par ailleurs que si l'intimée reconnaît ne pas avoir transmis de
relevés de comptes entre les contrats du 12 février 1982 et le 15 avril 1986, Michel
Jonasz ne justifie d'aucun préjudice du fait de cette défaillance, puisqu'il ne produit aucune réclamation antérieure à ce sujet, que sa lettre du 19 novembre 1987 ne
tendait qu'à connaître le montant du solde restant dû pour le remboursement du prêt
et qu'il lui a été répondu le 25 novembre suivant qu'il restait devoir à l'époque une
somme de 45 906 F ; qu'il s'ensuit que ce seul grief ne saurait suffire à justifier la
résiliation des contrats de cession par lui conclus et que le jugement déféré sera
également réformé de ce chef ;
Sur les dommages et intérêts pour procédure abusive et sur l'article 700
du Nouveau Code de Procédure Civile :
Considérant que la mise en cause de la Société Musique des Anges ne revêt
aucun caractère abusif, dès lors que, contrairement à ce qu'elle a prétendu, il ressort
des pièces versées aux débats qu'elle était l'éditrice de l'album litigieux ; qu'il n'y a
pas lieu en conséquence de faire droit à sa demande de dommages et intérêts et
qu'eu égard aux circonstances de la cause, il ne paraît pas inéquitable de laisser à
sa charge les frais irrépétibles par elle exposés dans le cadre de cette instance ;
Considérant par ailleurs que Michel Jonasz et les Sociétés EMI Songs
succombant partiellement en leurs prétentions respectives, il n'y a pas lieu de faire
droit à leurs demandes fondées sur l'article 700 du NCPC et qu'il convient de laisser
à chacun d'entre eux la charge de leurs propres dépens ;
Par ces motifs
REFORMANT le jugement déféré et STATUANT à nouveau,
DECLARE la Chambre Syndicale de l'Edition Musicale recevable en son
intervention ;
PRONONCE l'annulation du pacte de préférence conclu le 12 février 1982
entre Michel Jonasz et la Société April Music Hollande ;
226
CONSTATE que le pacte de préférence par lui conclu le 12 février 1982 avec la
Société d'Editions Musicales April Music a pris fin le 15 avril 1987, la convention
conclue le 14 avril 1982 ne pouvant avoir pour effet de prolonger sa durée au-delà de
cette date ;
DEBOUTE la Société EMI SONGS FRANCE de l'ensemble des demandes par
elle formulées à l'encontre de Michel Jonasz et de la Société Musique des Anges au
sujet de la publication en janvier 1988 de l'album intitulé "La fabuleuse histoire de
Mister Swing" ;
DEBOUTE Michel Jonasz de sa demande en résiliation des contrats de cession
par lui conclus avec la Société April Music ;
Le CONDAMNE à payer à la Société EMI Songs France, en exécution du
contrat de prêt consenti par la Société April Music aux droits de laquelle elle se
trouve, les sommes de DEUX CENT DEUX MILLE CINQ CENTS FRANCS
(202 500 F) et de QUATRE CENT MILLE FRANCS (400 000 F) ;
REJETTE toutes autres demandes des parties ;
LAISSE à la charge de chacune d'entre elles les dépens par elles exposés.
M. VENGEON, Président
MM. GUERIN et BERGOUGNAN, Conseillers
M. DELAFAYE, Avocat Général
Me BAUFUME et SCP FISSELIER, CHILOUX BOULAY, Avoués
Mes ENNOCHI, JARAUD et SCP GOLDSMITH, Avocats
NOTE
1. L'arrêt "Jonasz" rendu par la Cour de Paris le 29 janvier 1991 illustre
l'importance du droit des obligations dans le domaine artistique, mais aussi, ce qui
est moins positif, la tendance des praticiens (surtout dans le secteur musical) à
instituer des relations contractuelles complexes, qu'ils ont parfois eux-mêmes du mal
à démêler :
L'auteur-compositeur Michel Jonasz conclut, en février 1982, le même jour, trois
227
conventions étroitement liées, en fait avec le même partenaire (premier indice
d'opacité suspecte: il s'agissait de deux sociétés apparemment distinctes, mais elles
appartenaient au même groupe international et on eût pu, à cet égard, s'interroger en
termes de droit international privé et de fraude à la loi, ce qui semble avoir été
esquivé) : le premier contrat était un prêt important accordé à l'auteur, dont le
remboursement devait se faire partiellement par dation en paiement des redevances
à provenir de l'exploitation des oeuvres cédées en application du deuxième contrat;
celui-ci portait pacte de préférence pour la cession (on dirait plutôt la gestion, car
c'est la Sacem qui recevra les oeuvres) de ses titres futurs, exprimés en termes
d'albums (pratique courante), au cours des cinq prochaines années, ce qui respectait
le plafond édicté par l'art. 34, L 1957; enfin, le troisième contrat, conclu avec l'autre
société du groupe portait nouveau pacte de préférence, sans limitation de durée,
pour un autre album.
Deux mois plus tard, les premières oeuvres arrivaient, mais les parties
convenaient de les exclure du premier pacte (deuxième indice d'opacité suspecte); puis, un certain nombre de titres, rentrant cette fois dans son exécution, étaient
transmis à l'éditeur, apurant pour le plus clair la dette du chanteur.
En 1988, le compositeur créait de nouveaux titres, s'apprêtant à les céder à sa
propre maison d'édition; l'éditeur le mettait au contraire en demeure de le faire
bénéficier de sa préemption, de sorte que l'artiste l'assignait, ainsi que le comparse
étranger, devant le Tribunal Civil de Paris, en invoquant un certain nombre de
moyens tenant à la nullité et à l'inexécution des conventions.
Les premiers juges rendaient une décision assez défavorable au chanteur, qui
interjetait donc appel ; la Cour de Paris a prononcé un arrêt plus équilibré, dont nous
relèverons les traits les plus saillants, en examinant la nullité (I), puis l'inexécution
(II) des contrats litigieux.
1 : Nullité des conventions
Quatre points méritent l'attention.
2. Prescription. M. Jonasz invoquait la nullité du second pacte, pour un motif
de fond que l'on verra au n° suivant ; ses adversaires lui rétorquaient que sa
demande était prescrite, ce que le tribunal avait constaté ; on croit comprendre que le
contrat ayant été conclu en février 1982, le délai quinquennal des actions en nullité
serait expiré en février 1987, or l'auteur n'a assigné qu'un an plus tard ; la Cour
répond que l'auteur a agi dès après réception de la mise en demeure.
Peu importe, en vérité: il suffisait de relever (on voudra bien admettre que c'est
la loi française qui s'appliquait) que le pacte étant nul, pour objet illicite, ce qui constitue une nullité absolue, l'action se prescrivait par dix ans - on est en matière
228
d'actes mixtes - de sorte que la prescription n'était point consommée (voy. notre
Manuel de propriété littéraire et artistique, Droit fondamental, Presses
Universitaires de France 1991, n°s 196 et 208).
On pouvait aussi, considérant que l'article 34 étant d'ordre public, c'est
surtout dans l'intérêt individuel de l'auteur, tenir la nullité pour relative, tout en
rappelant que la prescription quinquennale de l'article 1304 du Code civil ne court
normalement que du jour de la découverte du vice et non point du jour de la
signature du contrat (notre Manuel, passim et pour une telle qualification, notre
note sous la décision "Musumarra", TGI Paris 12 janv. 1988, cette Revue juill.
1988, p. 116, ainsi que J. Ghestin, Traité de droit civil. obligations, 2è éd., n°s
778 et 781, qui raisonne sur le cas, proche, de l'art. 35, L 1957; c'est au demeurant la position de la Cour de cassation : Civ. 1 è 6 févr. 1973, "Dhéry", GP
1973.1. 406).
3. Nullité du second pacte. Il l'était pour de nombreuses raisons: d'abord, il y
avait manifestement fraude à la loi française, par cette soumission artificielle à une loi
étrangère (voy. Batiffol et Lagarde, droit international privé, T. I, 7è éd., n°s 370 et
s.), d'autant que l'arrêt nous apprend que la société étrangère prétendument bénéficiaire devait aussitôt rétrocéder le pacte à l'éditeur français ; ensuite, et comme
le relève la Cour, aucune limitation temporelle n'était envisagée ; mais en vérité, peu
importe : même si le pacte avait eu une durée déterminée, inférieure à cinq ans, il
restait nul, car il est constant que la pratique consistant à conclure des pactes
successifs ou concomitants, afin de tourner le plafond de l'article 34, est frappée
d'inefficacité pour fraude (voy. notre Manuel, n° 194).
4. Conséquences sur la validité du premier pacte. M. Jonasz plaidait la
nullité subséquente du premier pacte, en d'autres termes l'indivisibilité entre les deux
contrats, la nullité de l'un infectant l'autre des mêmes v i c e s .
La Cour refuse de l'admettre et nous l'approuvons, sur le terrain des nullités
partielles : il n'apparaît pas que le second contrat, accessoire, ait été la cause
impulsive et déterminante du premier, principal (sur l'étendue des nullités en droit
d'auteur, voy. notre Manuel n° 196).
Un doute, cependant : la notion d'indivisibilité dans les groupes de contrats
s'épanouit à l'heure actuelle en droit positif : les parties n'avaient-elles pas voulu faire
des trois contrats, un ensemble indissociable (la date identique de conclusion est
déjà un indice), ce que la Cour relève elle-même ? En ce cas, la nullité globale
pourrait être envisagée (voy. Ghestin, op. cit., n°s 888 et 890; l'indivisibilité a même
été consacrée dans notre discipline par l'arrêt préc. "Dhéry").
Mais gare aux restitutions : le chanteur s'est-il avisé qu'il faudrait que lui aussi
rende tout (car il faudrait aussi comprendre le prêt), sous réserve de sa bonne foi ?
229
5. Calcul du point de départ des effets du pacte. Quand avait commencé à
courir le délai d'exécution du premier pacte ? Etait-ce du jour de remise des premiers
titres, auquel cas l'éditeur n'avait rien à reprocher à l'auteur, puisque le terme du contrat était intervenu ? Etait-ce à celui de remise des titres suivants, les parties
ayant exclu les premiers du délai, auquel cas, le commerçant pouvait encore appréhender les nouvelles oeuvres ?
La Cour de Paris répond très fermement que c'est la première date qui
s'impose : c'est poser nettement que la volonté (novatoire, quoiqu'il ait été stipulé)
des parties est impuissante à modifier le calcul de la durée du pacte; en d'autres
termes, que l'article 34 n'est point une disposition supplétive, mais impérative.
_ sommes moins sûr, compte tenu du fait qu'il s'agit de protéger les
intérêts individuels de l'auteur et point ceux de la société ; rappelons ainsi que
l'auteur peut confirmer une nullité (voy. notre Manuel, n° 196 et l'arrêt "Dhéry"
préc.); il est vrai qu'ici, la confirmation eût été anticipée.
Reste une question intéressante, qu'aborde incidemment la Cour : quand
l'obligation de l'auteur, de proposer la préférence au bénéficiaire du pacte, devient-
elle exigible ? Il semble que les magistrats aient hésité entre le jour de l'achèvement
de l'oeuvre, et celui de son enregistrement ; pour éviter le casse-tête bien connu de
la détermination du moment d'achèvement, nous prendrons parti pour celui de
l'enregistrement, plus simple et plus sûr.
II : Inexécution des conventions
Deux points sont à étudier.
6. Combinaison et effets des deux premiers contrats. La Cour opère
l'articulation entre la convention de prêt et le pacte de préférence, valable, en
exécution duquel les cessions ont eu lieu ; elle applique les stipulations voulues par
les parties (déductions, abattements, etc.), y compris la clause pénale à la charge
de l'artiste, n'ayant pas complètement rempli ses obligations; de ce point de vue, elle refuse la réduction prévue par l'article 1152 du Code civil, estimant ainsi que la
clause n'est pas "manifestement excessive" (sur les clauses pénales en droit
d'auteur, voy. notre Manuel. n° 206, avec les réf.).
7. Résiliation des contrats d'application. M. Jonasz réclamait en outre la
résiliation des contrats d'application du pacte, principalement au motif d'une absence
"d'exploitation permanente et suivie" des formats et d'une carence dans la reddition
des comptes ; la Cour rejette les deux griefs.
Le premier avait en effet peu de chances d'aboutir, car l'on sait que de nos
jours, l'exploitation graphique représente une part mineure, par rapport à
230
l'exploitation mécanique (voy. notre Manuel. n° 218) ; de toute façon, les magistrats
prennent soin de constater, en fait, une bonne exploitation, conforme à l'article 57, L
1957. En revanche, on se montrera plus réservé sur la mise à l'écart, un peu brutale,
du second grief : si l'éditeur n'a effectivement pas remis de comptes pendant quatre ans, il a nettement méconnu les articles 59 et 60, L 1957 (voy. notre Manuel n° 220) ;
et peu importe que l'auteur ne les lui ait point réclamés, d'abord parce qu'il s'agit
d'une obligation légale, ensuite, parce que (hormis en droit des marques...) la
tolérance n'est point constitutive de droits ; quant à l'absence de préjudice, ceci
procède quoique peu de l'affirmation. Certes, il n'y avait peut-être pas lieu à résiliation, mais éventuellement à
dommages-intérêts, de sorte que les magistrats auraient pu prononcer une
compensation judiciaire avec les sommes que l'artiste était de son côté condamné à
verser à l'éditeur.
Pierre-Yves Gautier
Professeur à la faculté de droit et des sciences
politiques de Caen.
COUR D'APPEL DE PARIS
4e Chambre
14 mars 1991
OEUVRES PROTEGEES - MODELES : Mannequins portant des têtes
stylisées d'homme et de femme. DESSINS ET MODELES D'ORIGINE ETRANGERE : Protection par la loi
du pays d'origine résultant soit d'une loi spéciale, soit du droit d'auteur,
sans cumul de protection - Protection par le droit d'auteur du pays
d'origine (Italie) limitée aux éléments esthétiques séparables du caractère
industriel du produit auquel ils sont incorporés. APPLICATION DE LA CONVENTION DE BERNE : Condition de
réciprocité matérielle pour la protection des dessins et modèles (art. 2 § 7
de la Convention) - Non-application de la loi du droit d'auteur du pays où
la protection est réclamée (France) aux éléments protégés par la loi
spéciale du pays d'origine - Conséquence : limitation de la protection par
la loi française du droit d'auteur aux seuls éléments "esthétiques"
231
séparables de l'aspect industriel.
Eléments esthétiques (têtes stylisées) exprimant la personnalité de
l'auteur - Condition d'originalité remplie au regard de la loi française -
Auteur ou ayant droit de l'auteur fondé à invoquer en France la violation
du droit de reproduction prévu par la loi du 11 mars 1957.
QUALITE D'AUTEUR : Détermination du premier titulaire du droit d'auteur. CONFLIT DE LOIS sur la détermination.
En l'absence d'indication de la Convention de Berne sur la désignation du
bénéficiaire de la protection, application de la loi du pays d'origine où les
oeuvres protégées ont été créées et divulguées (Italie) - Loi italienne de la
propriété littéraire et artistique attribuant à l'entreprise personne morale les droits patrimoniaux sur l'oeuvre créée par ses salariés dans le cadre de
son activité - Conséquence : entreprise demanderesse ayant qualité pour exercer en France l'action en contrefaçon - Moyen inopérant et d'ailleurs
non fondé tiré d'une prétendue violation de la loi française concernant
l'acquisition de la titularité des droits.
Sté. LA ROSA c/ Sté. ALMAX et Sté. COFRAD.
La société de droit italien Almax International a poursuivi en contrefaçon de
modèles, par application de l'article 70 de la loi du 11 mars 1957, la Société Cofrad et la Société de droit italien La Rosa. Les circonstances de la cause sont exactement
rapportées au jugement. Il suffit de rappeler que Cofrad a acheté à Almax , de
décembre 1982 à juin 1983, bon nombre de mannequins portant la tête d'homme
référencée chez Almax S2 et la tête de femme J12 et a, au milieu de l'année 1983,
remis un exemplaire de chacune de ces têtes à La Rosa pour qu'elle les reproduise
et lui fournisse 200 mannequins ornés de ces têtes. Les mannequins commandés à
La Rosa ont été livrés en France et loués ou vendus par Cofrad ,notamment pour
une part importante d'entre eux aux Galeries Lafayette.
Par jugement du 30 novembre 1988, la 3ème Chambre du Tribunal de
Commerce de Paris a estimé que la loi française devait seule régir les droits des
parties et, notamment, permettre de déterminer la qualité d'Almax à agir en tant que titulaire de droits d'auteur sur les modèles. Il a considéré que cette personne morale
était titulaire des droits d'auteur sur les têtes de mannequins du fait qu'il s'agissait
d'une oeuvre collective réalisée par ses salariés, sous sa direction artistique. Il a
retenu que les deux têtes étaient des oeuvres nouvelles et originales et bénéficiaient
de la protection de la loi du 11 mars 1957, que celles ayant fait l'objet de la saisie
232
contrefaçon en "étaient la copie conforme" et "paraissaient sortir du même moule" et
que La Rosa, industriel averti, ne pouvail ignorer la provenance des modèles qu'on
lui demandait de réaliser. Il a reconnu le bien fondé des demandes en contrefaçon
contre les deux sociétés défenderesses qui avaient violé, en collusion, les droits d'Almax. En conséquence, il a dit Almax International recevable en son action sur le
fondement de l'article 70 de la loi du 11 mars 1957, l'a déclarée partiellement fondée
en sa demande en réparation du préjudice subi du fait des actes de contrefaçon
commis par Cofrad et La Rosa, a condamné solidairement ces sociétés à lui payer
100 000 F de dommages-intérêts, a validé les saisies-contrefaçons pratiquées le
28 mars 1986 dans les locaux des Galeries Lafayette et dans ceux de Cofrad, a
ordonné la confiscation et la remise à Almax des articles contrefaisants saisis et de
tous autres se trouvant en stock dans les locaux des Galeries Lafayette et de Cofrad,
a fait défense à Cofrad et à La Rosa de fabriquer, vendre ou louer à l'avenir les
articles contrefaisants, sous astreinte de 1 000 F par infraction, à ordonné, aux frais
des sociétés défenderesses, solidairement, l'insertion du jugement dans cinq
journaux ou revues au choix d'Almax, le coût de chaque insertion ne pouvant
dépasser 5 000 F, a condamné solidairement les défenderesses à payer 30 000 F à
Almax au titre de l'article 700 du NCPC et a rejeté le surplus des demandes.
La Rosa a fait appel le 15 février 1989. Elle conclut à l'infirmation du jugement,
demande à la Cour de déclarer Almax irrecevable en ses demandes et de l'en
débouter, subsidiairement, de les rejeter comme mal fondées, très subsidiairement,
de dire que Cofrad devra la garantir de toute condamnation, enfin, de condamner
Almax, subsidiairement Cofrad, à lui payer 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Cofrad conclut à l'infirmation du jugement, à l'irrecevabilité des demandes
d'Almax, subsidiairement, à leur rejet comme étant mal fondées, très
subsidiairement, à la garantie de toute condamnation par La Rosa et à la réduction
de la réparation accordée à Almax, enfin, à la condamnation d'Almax,
subsidiairement de La Rosa, à lui payer 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Almax demande la confirmation du jugement la condamnation solidaire de
Cofrad et La Rosa aux intérêts de droit, et au paiement de 30 000 F au titre de
l'article 700 du NCPC pour la procédure d'appel. Subsidiairement, elle demande à la
Cour d'entendre, par enquête à la barre, Giancarlo Cisorio et Luigi Zucca, ses
employés, qui ont procédé à la sculpture des têtes, sous sa direction, dans le cadre de leur contrat de travail.
SUR CE, LA COUR,
A. Sur une prétendue demande en concurrence déloyale :
Considérant que si, dans ses conclusions du 5 décembre 1989, Almax a
233
"noté" que "l'on est en présence de copies serviles", de "contrefaçons de
commande" des têtes de mannequins fabriquées par la société Almax
International et "que ces faits justifieraient à eux seuls la recevabilité et le bien
fondé d'une action en concurrence déloyale intentée par la société Almax
International, au cas où par extraordinaire on lui nierait tout droit de propriété
artistique sur les têtes litigieuses", cette considération qui apparaît en fin de la
15ème page d'un jeu de conclusions qui en comporte 21 ne saurait, contrairement
à ce qu'elle a fait plaider, constituer une demande en concurrence déloyale; qu'il
s'agit d'une simple notation de moralité dans laquelle, à défaut de toute
réclamation précise formée à ce titre, on ne peut voir le fondement d'aucune des
demandes qui reposent toutes clairement, dans le corps des conclusions et dans
le dispositif, sur la contrefaçon ; que d'ailleurs, Almax avait rédigé, dans les
mêmes termes, cette considération, dans ses conclusions de première instance ;
que le tribunal n'a pas mentionné la concurrence déloyale dans son jugement qui
fonde toutes les condamnations sur la contrefaçon et qu'Almax ne demande
qu'une rectification au jugement, à savoir d'apprécier sa qualité de titulaire de
droits d'auteur en vertu de la loi italienne et non de la loi française ; qu'ainsi, il n'y a
pas lieu d'examiner les faits sous l'angle de la concurrence déloyale ;
B. sur la recevabilité d'Almax à agir en contrefaçon :
a) loi applicable pour déterminer si cette société est titulaire de droits
d'auteur :
Considérant que selon Almax sa qualité de titulaire de droits d'auteur, à
laquelle la loi française applicable à la poursuite, soumet la recevabilité de l'action en
contrefaçon, doit être appréciée au regard de la loi italienne ;
Considérant, qu'à l'inverse, La Rosa et Cofrad soutiennent qu'en vertu du
principe de territorialité posé sans restrictions par la Convention d'Union de Berne, la
loi française s'applique à l'ensemble des questions, et notamment à la définition et à
la désignation du titulaire des droits d'auteur, question qui commande la recevabiiité
de l'action en contrefaçon intentée par Almax ; qu'elles invoquent notamment l'article 5 de la Convention de Berne, telle qu'elle résulte de la Convention de Paris
du 14 novembre 1971, aux termes duquel "l'étendue de la protection ainsi que les
moyens de recours garantis à l'auteur pour sauvegarder ses droits se règlent
exclusivement d'après la législation du pays où la protection est réclamée", étant
précisé que "la jouissance et l'exercice des droits de l'auteur dans un pays de l'Union
sont indépendants de la protection dans le pays d'origine de l'oeuvre en dehors de
toute formalité" ;
234
Considérant qu'Almax répond que si la Convention de Berne fait régir par la loi
du pays où elle est demandée la protection de l'auteur, tant dans ses modalités que
dans son étendue, elle ne donne, à la différence de certaines conventions spéciales,
aucune indication sur la loi à appliquer pour régler le problème de la "titularité" des
droits d'auteur, c'est-à-dire pour désigner le titulaire des droits d'auteur, soit à titre
originel, soit par suite de cession de droits, ou, si l'on préfère, pour définir les règles
selon lesquelles ces droits sont acquis et cédés ; qu'elle en déduit qu'il convient,
pour régler cette question, d'appliquer la règle générale du conflit de lois laquelle,
selon elle, en droit international français, désigne la loi du pays d'origine de l'oeuvre, la loi italienne dans le cas présent ;
Considérant qu'en l'absence de toute indication donnée par la Convention de
Berne qui définit la loi applicable à la protection des droits, sur celle qui doit désigner
le bénéficiaire de cette protection, il convient d'en revenir, sur ce point, au droit
commun; que, comme le soutient exactement Almax, la règle française de conflit de
lois remet à la loi d'origine la définition du titulaire des droits d'origine; qu'au surplus,
la loi d'autonomie définit les règles de fonds d'une cession; qu'en l'espèce, la loi
d'origine est la loi italienne, les têtes de mannequins ayant été conçues et réalisées
en Italie, pays où elles ont été divulguées par la publicilé commerciale d'Almax,
notamment par les annonces qu'elle a fait publier dans la revue Vetrina dont elle
verse au dossier les numéros datés de 1982 et 1983; qu'il convient donc d'appliquer
la loi italienne pour déterminer qui est titulaire des droits d'auteur et, par suite, a
qualité pour exercer l'action en contrefaçon ;
b) le contenu de la loi italienne :
Considérant qu'il résulte d'un certificat de coutume délivré le 7 mai 1987 par
Giuseppe Sena, professeur de droit industriel à la faculté de Milan et avocat inscrit
au Barreau de la même ville, qu'en vertu non pas d'un texte précis mais de la
jurisprudence, "le droit italien de la propriété artistique donne à l'entreprise personne
morale les droits économiques qui s'attachent à l'oeuvre créée dans ladite entreprise
et dans le cadre de son activité par un ou plusieurs salariés" ;
Considérant que ce certificat de coutume a été donné en toute connaissance
de cause pour être produit dans un litige opposant Almax à Cofrad et La Rosa ;
Considérant que Cofrad prétend que ce certificat montre qu'en droit italien, tout
comme en droit français, une personne morale ne peut être titulaire de droits
d'auteur sur une oeuvre artistique que s'il s'agit d'une oeuvre collective créée dans
les conditions définies à la loi du 11 mars 1957 ou que lorsque les droits d'auteur lui
235
ont été cédés par la personne physique qui en était titulaire à l'origine, mais qu'une
telle lecture du certificat de coutume en dénature le contenu ;
Considérant que La Rosa exprime des doutes sur la teneur de la loi italienne
mais s'est bornée, à l'audience, à faire citer par son avocat des articles du code civil
italien, selon une édition dont il n'a pu donner la date; que le fait que les textes lus
n'aient fait aucune allusion à la question, bien loin de contredire les indications du
professeur Sena, les confirme, puisqu'il a pris soin de préciser que l'attribution des
droits patrimoniaux sur l'oeuvre créée dans le cadre d'un contrat de travail a reçu sa
solution en droit positif de la jurisprudence et non de la loi ;
Considérant qu'il y a donc lieu de tenir pour certaines les indications données
par le certificat de coutume dont on remarquera qu'il est en parfaite concordance
avec les indications données en France par la doctrine, notamment par l'article du
professeur Giovanni Pellegrino dans "le traité des dessins et modèles" de MM. Pierre
et François Greffe ;
c) application de la loi italienne :
Considérant que Almax établit par des attestations signées en mai 1987 par
Luiggi Zucca, son employé, et par Giancarlo Cisorio, son ancien employé, que les
têtes d'homme et de femme stylisées portant ses références "S2" et "J12" ont été
réalisées sous sa direction technico-artistique chacune par l'un de ces sculpteurs,
dans le cadre de leur contrat de travail, pour son seul usage et qu'ils lui ont cédé
tous droits d'auteur et de reproduction; que rien ne permet de mettre en doute la
sincérité de ces attestations, leurs auteurs étant clairement identifiés, par leur date et
lieu de naissance, leur adresse et la copie de leur permis de conduire, et ayant eu
conscience de s'engager par un acte qui serait produit "lors d'un procès en cours
devant l'autorité judiciaire française" ;
Considérant que les critiques faites à ces certificats de ne pas respecter les
règles de l'article 31 de la loi du 11 mars 1957 sont inopérantes, d'une part, parce
que ce texte est fait pour protéger les auteurs et non ceux qui sont poursuivis pour
contrefaçon, d'autre part, parce qu'elles ne sauraient s'appliquer à une cession
intervenue en Italie dans le cadre d'un contrat de travail régi par la loi italienne ;
Considérant que le fait que ces attestations aient été rédigées et signées
pour les besoins de la cause ne les rend en rien moins crédibles dès lors qu'il
n'apparaît nullement que les droits d'Almax sur ces têtes, affirmés publiquement
notamment par les publications parues, avec revendication de copyright, en 1982
236
et 1983, auraient été contestés avant la présente instance ;
Considérant que les attestations sont claires, précisent bien les circonstances
de fait et de droit, que le contrat de travail est surabondamment établi par la
production de feuilles de paye, et que la désignation des modèles par des références
de la société Almax ne permet aucune hésitation sur l'identité des oeuvres; que les
dates indiquées pour leur réalisation sont corroborées par celles des publications de
Vetrina et Inspiration où elles sont présentées peu après; qu'il convient donc de les
tenir comme des moyens de preuve suffisants des conditions de création des
modèles de têtes prétendument contrefaits et de la cession de tous droits
patrimoniaux des sculpteurs à leur employeur Almax ;
Considérant que La Rosa prétend que les cessions seraient nulles comme
ayant porté sur des droits moraux incessibles et inaliénables ;
Considérant que les attestations, signées par des personnes simples et dans doute ignorantes des subtilités du droit, affirment que tous les droits ont été
cédés à Almax, d'une part, parce que l'oeuvre a été réalisée sous sa direction
artistico-commerciale, d'autre part, parce que les accords en vigueur - il s'agit du
contrat de travail - prévoyaient que tout ce que réaliserait l'employé pour le
compte d'Almax resterait à l'entière disposition et à l'usage exclusif de cette
société ; que de telles dispositions qui permettent seulement d'affirmer
qu'Almax - qui dans la présente instance ne revendique aucun droit moral -
dispose, à titre originaire du droit d'exploitation et de reproduction et en aurait, à
tout le moins, disposé à titre de cession si ces droits avaient pu naître à l'origine
sur la personne de ses employés, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; que ces
conséquences du contrat de travail sont la simple application du droit italien et
qu'elles ne sont en rien contraires à l'ordre public tel que l'entend le droit
international privé français ; qu'on notera de plus que le moyen tiré de l'incessibilité du droit moral aurait pu, le cas échéant, être soulevé par les
titulaires d'un tel droit mais ne saurait l'être utilement par les défendeurs à une
action en contrefaçon qui n'ont en rien participé à la création de l'oeuvre;
d) jouissance des droits d'auteur d'Almax, selon la loi française :
Considérant qu'ayant acquis ses droits selon la loi italienne, Almax, personne
morale, peut en jouir selon la loi française qui n'exclut pas qu'une personne morale soit titulaire de droits d'auteur, soit à titre originaire, soit par l'effet d'une cession;
qu'elle peut également, selon la loi française, exercer ses droits en mettant elle-
même en oeuvre une poursuite civile en contrefaçon ;
237
C. sur la nouveauté et l'originalité des modèles :
a) la nouveauté:
Considérant que pour dénier aux oeuvres le droit à la protection légale, La
Rosa dénie à la tête d'homme tout caractère de nouveauté; qu'elle soutient que
"la tête d'homme est tout à fait proche d'une oeuvre de Leone Ludi et que l'on
retrouve (sic) dans différentes oeuvres (sculptures et même affiches) des
sculpteurs italiens et allemands des années 1930", qu'elle ajoute "le style de la tête d'homme dérive des oeuvres de Donatello, notamment de la statue du
prophète Abacuc dit Lo Zuccone (Florence)"
Considérant qu'il est aisé de comprendre, et de constater à l'examen des
reproductions produites des oeuvres citées, que le reproche n'est pas celui du défaut
de nouveauté, mais celui de s'être "inspiré" d'oeuvres d'autrui, d'en avoir copié "le
style", c'est-à-dire non pas d'avoir reproduit une oeuvre antérieure mais d'en avoir
produit une qui serait dépourvue d'originalité ; que dès lors il y a lieu de retenir la
nouveauté de la tête d'homme ;
b) contestation de l'originalité :
Considérant que Cofrad et La Rosa prétendent que la protection légale ne
saurait être accordée aux têtes de mannequins d'Almax qui manquent d'originalité,
que La Rosa expose, notamment, que les têtes ne sauraient être considérées
comme des "oeuvres esthétiques" faisant "partie intégrante d'un mannequin qui est
lui-même le support de présentation de vêtements ; les mannequins sont des
éléments fonctionnels qui n'ont aucune vocation artistique ; les clients qui voient un
mannequin s'intéressent uniquement aux vêtements dont il est couvert et non pas à
sa conformation physique et non pas à sa tête" ; que l'on trouve en écho de ce
développement la phrase suivante des conclusions de Cofrad : "les mannequins ont
un caractère simplement utilitaire et non esthétique" ;
Considérant qu'ensuite, la discussion se porte davantage sur l'originalité,
caractéristique de l'oeuvre où transparaît la personnalité de son auteur - qualité
que Cofrad déniera aux têtes d'Almax qui "s'inspirent d'un genre" étant donné
qu'un "genre ne s'identifie à aucune oeuvre particulière. Il est loin de fournir un
facteur d'individualisation et donc d'originalité", qu'elle conclura que les deux
têtes ne sont pas originales dès lors qu'elles "ne peuvent être attribuées à un
auteur particulier puisqu'elles ont été faites par deux personnes différentes, mais
dans un style identique, style caractéristique du début du XXe siècle (période
238
1900/1940 environ), qu'elles ne font état d'aucun effort d'imagination" ;
c) portée de ces critiques du défaut d'originalité :
Considérant que les sociétés défenderesses reprochent aux modèles qui leur
sont opposés, d'une part, d'appartenir à un genre d'art appliqué, esthétique mais non
artistique, et, d'autre part, de n'être pas des oeuvres individuelles par lesquelles se
révèle la personnalité de leur auteur ;
Considérant que dans un procès où seul le droit français interne serait
concerné le premier type d'argument serait dénué de toute pertinence puisque la loi
du 11 mars 1957 protège les oeuvres de l'esprit "quelqu'en soit le genre, la forme
d'expression, le mérite ou la destination" ; que dans le cas présent, il ne s'agit pas
d'un argument sur l'originalité mais d'un moyen, esquissé plus que développé,
auquel Almax n'a pas répondu faute de l'avoir perçu ;
Considérant en effet que la loi italienne n'accorde la protection à des objets
déterminés qu'au titre, ou de la loi sur la propriété littéraire et artistique ou de la loi
sur les modèles ornementaux; qu'elle ne permet pas, comme la loi française, un
cumul des deux protections; que d'autre part, la Convention d' Union de Berne, telle
que révisée à Paris en 1971 a, pour ne pas défavoriser les pays accordant la double
protection, posé la règle, dans l'article 2 § 7, que : "Pour les oeuvres protégées
uniquement comme dessins et modèles dans le pays d'origine, il ne peut être
réclamé dans un autre pays de l'Union que la protection spéciale accordée dans ce
pays aux dessins et modèles".
Considérant qu'en droit italien - tel que l'expose en France Giuseppe
Pellegrino, déjà cité - la protection des "formes ornementales" suppose la délivrance
d'un titre et dépend d'une législation spéciale ; que le "modèle ornemental", protégé
dès lors qu'il est nouveau et original, c'est-à-dire qu'il n'est pas la "simple
modification facile et banale de ce qui est déjà connu" n'est pas protégé par la loi sur
la propriété artistique ; que pourtant, une oeuvre appelée "modèle" en France peut bénéficier de cette protection, mais à la condition d'entrer dans la catégorie des
"formes esthétiques", ce qui l'exclut de celle des "formes ornementales"; que la
distinction résulte de la loi du 22 avril 1941 qui protège comme formes esthétiques
"les oeuvres de la sculpture, de la peinture, de l'art et du dessin, de la gravure et des
arts figuratifs similaires, y compris la scénographie pourvu que leur valeur
artistique soit séparable du caractère industriel du produit auquel elles sont
associées" ;
239
Considérant que la "séparabilité" est le critère de distinction entre les formes
esthétiques et les formes ornementales; qu'il est éclairé par la citation d'un arrêt de
la Cour de cassation du 25 janvier 1933 aux termes duquel : "si l'élément de l'art fait
partie intégrante du produit qui de ce fait acquiert seulement un aspect esthétique, la
protection est celle du privilège attaché au modèle ou dessin" ; qu'un second arrêt
indique, de façon encore plus claire, que : "l'oeuvre d'art appliquée à l'industrie
conserve son individualité artistique tandis que les modèles et les dessins tendant
seulement à rendre plus esthétique et plus agréable le produit n'ont pas une valeur
esthétique autonome de représentation et ne peuvent donc se concevoir comme des
oeuvres en soi, disjointes du produit même" ; qu'ils ont pour unique finalité "d'exploiter les ressources artistiques afin de rendre plus facile la vente du produit" ;
d) nature des têtes J12 et S2 selon la loi italienne, "modèles
ornementaux" ou "oeuvres esthétiques" :
Considérant qu'il résulte de l'exposé de La Rosa, société de droit italien,
spécialisée dans la fabrication et le commerce des mannequins, qui apparaît bien
connaître le droit italien en la matière, qu'elle soulève le moyen selon lequel les têtes
S2 et J12 étant des formes ornementales et non des formes esthétiques, elles ne
sauraient être protégées en France au titre de la protection des oeuvres littéraires et
artistiques; qu'elle n'a pas cité expressément l'article 2 § 7 de la Convention de
Berne, règle de droit français que le juge doit connaître, non plus d'ailleurs que la loi
italienne dans son articulation des protections exclusives, se fiant en cela à la règle
qui exclut la possibilité pour le juge de ne pas appliquer la loi étrangère au motif que
les parties n'en auraient pas établi le contenu; que pourtant le moyen est soulevé de
façon implicite mais certaine ; qu'il n'y a donc pas lieu d'appeler les défenderesses à
le développer davantage ; Considérant que le moyen ayant été esquissé sans être exposé en droit d'une
façon suffisamment explicite pour qu'Almax ait pu y répondre en toute connaissance de cause, il conviendrait de réouvrir les débats pour permettre une telle défense si
elle s'avérait utile à la sauvegarde des intérêts de cette société ; qu'en l'espèce, il
résulte des écritures et des pièces fournies par La Rosa et Cofrad que le moyen
n'est pas fondé; que dès lors, bien loin de sauvegarder les intérêts d'Almax, différer
la solution du présent litige ne pourrait que donner une prime aux sociétés
poursuivies pour contrefaçon, en différant la sanction encourue à raison d'une
présentation quelque peu abstruse de leur défense qu'il convient donc, d'examiner
dès à présent, le moyen tiré de l'article 2 § 7 de la Convention d'Union de Berne ;
Considérant que La Rosa prétend que les têtes J12 et S2 seraient des modèles
ornementaux et non des formes esthétiques;
240
Considérant que pourtant, elle ne verse au dossier aucun indice permettant de
penser qu'elles ont été déposées, par Almax, pour être protégées comme telles,
précaution qui eût normalement dû être prise par un professionnel moyennement
avisé pour la protection de modèles ornementaux, alors tout spécialement que ces
"formes" apparaissent avoir été un argument de vente essentiel pour les mannequins
d'Almax puisque toutes les réclames versées au dossier présentent en gros plan, et
de façon séparée, les têtes dont les mannequins peuvent être équipés selon les
choix exprimés par la clientèle;
Considérant qu'Almax dans son assignation a demandé la protection de la loi à
raison de la contrefaçon, non pas de ses mannequins dans leur ensemble, ce qu'elle
aurait pu faire tout aussi bien selon la loi française, mais à raison de la contrefaçon
des "têtes J12 et S2" dont ils sont équipés; qu'elle a fondé son action sur la loi du
11 mars 1957 et a, au moins au moment où elle a saisi son défenseur français,
distingué, selon la loi italienne, ce qui lui apparaissait protégeable au titre de la
propriété artistique, puisqu'elle n'a réclamé aucune protection pour les corps, qui, à l'
évidence, seraient des "modèles ornementaux" dont l'esprit esthétique n'est pas
séparable de la fonction utilitaire; qu'ainsi, il apparaît qu'Almax n'a demandé la
protection de la loi du 11 mars 1957 que sur des formes qui au regard de la loi
italienne devaient, selon son appréciation passée et présente, être protégées comme
des oeuvres artistiques ;
Considérant que la discussion menée sur l'originalité de ces têtes par les
sociétés défenderesses à l'action en contrefaçon démontre le bien fondé d'une telle
appréciation; que pour combattre l'originalité des têtes de mannequins d'Almax, La Rosa comme Cofrad les compare immédiatement à des sculptures d'artistes
celèbres et dont personne n'a jamais contesté qu'elles existent en tant qu'oeuvres
indépendantes de tout aspect utilitaire à fins industrielles ou commerciales ; qu'ainsi, en comparant la tête d'homme à une oeuvre de Donatello. et aussi à une oeuvre de
Ludi et celle de femme à une oeuvre de Brancusi et à diverses oeuvres de
Giacometti pour discuter de leur individualité propre au sein de courants artistiques
ou de genres auxquels elles appartiendraient, les défenderesses, tout comme le
Professeur Mandel, directeur de l'Institut d'Histoire de l'Art de Milan, dont elles ont
produit les consultations, ont situé immédiatement les têtes d'Almax dans le domaine
de l'art pur, et leur ont, en fait, reconnu le statut d'oeuvres indépendamment de toute
finalité utilitaire ; qu'il est de plus remarquable qu'à aucun moment elles n'ont cité,
pour les y comparer, un seul objet de décoration ayant pour objet de faciliter la mise
en valeur commerciale d'un produit industriel ; qu'enfin, il est à noter que La Rosa
compare ces productions à des courants artistiques des années 1910-1915 et 1930
à 1940, alors qu'elles ont été réalisées en 1980, 1982, et que, de façon générale, les
241
formes seulement décoratives tendent à se fondre dans le goût de leur époque, ou à
évoquer une période passée bien définie, ce qui n'apparaît pas être le cas en
l'espéce ;
Considérant, surtout, que l'examen des têtes S2 et J12 permet de constater
directement qu'elles ont bien une vocation artistique et non seulement une fonction
de décor et de présentation esthétique d'objets utilitaires ; qu'il convient dès lors de
retenir leur nature de formes artistiques, au sens de la loi italienne, et par suite de
recevoir la demande de leur protection en France sur le fondement de la loi du 11
mars 1957 ;
e) originalité au regard de la loi du 11 mars 1957 :
Considérant que le fait qu'une oeuvre soit classable dans un style ou un
courant artistique ne saurait exclure son originalité; qu'il ressort de l'examen des
têtes S2 et J12 qu'elles sont tout aussi différentes des oeuvres dont les rapprochent
les défenderesses que ces oeuvres sont différentes entre elles; qu'il est tout a fait
inexact de prétendre comme le fait Cofrad qu'elles appartiennent toutes deux au
même style, ce dont elle tire un argument qui d'ailleurs n'emporterait pas la
conviction ; qu'en effet, l'art, tout en force, des sculptures allemandes et italiennes
des années 30 auxquelles est comparée la tête d'homme, qui d'ailleurs a bien peu
en commun avec la sculpture de Donatello où la force des structures fait ressortir la
vie intérieure intense des personnages, ne saurait être confondu avec celui de
Brancusi et de Giacometti, lesquels ont été en leur temps mis en marge de la vie
artistique par les officiels grands amateurs des premiers artistes cités ;
Considérant qu'il est pour le moins étrange de dénier toute originalité à la tête
d'homme en la comparant à la fois à une oeuvre de Donatello et à celles de
sculpteurs italiens de l'époque fasciste et allemands de la période du nazisme; que la
tête dont Almax demande la protection ne traduit aucune émotion forte du
personnage, comme le fait celle de Donatello, et est beaucoup moins anguleuse que
celle de Ludi; qu'elle peut être rapprochée des oeuvres des sculpteurs cités des
années 30, mais qu'elle n'est semblable à aucune d'entre elles en particulier ; qu'en
bref, elle a son individualité propre, exprime la personnalité de son auteur et est
originale ; qu'elle est donc protégeable par la loi du 11 mars 1957 ;
Considérant de même que la tête de femme, qui peut être rapprochée d'un
courant d'art, plus minoritaire et raffiné, d'une période antérieure à 1930, ne se
confond en rien avec les oeuvres citées par les sociétés défenderesses ; qu'elle est
beaucoup moins stylisée que la statue de muse endormie de Brancusi et, près d'elle,
242
pourrait presque être qualifiée de réaliste ; qu'elle se distingue, de la même façon,
des oeuvres de Giacometti produites au dossier; qu'elle dégage un mystère lointain
et oriental, et traduit elle aussi la personnalité de son auteur ; qu'elle sera donc, elle
aussi, qualifiée d'originale et, à ce titre, protégeable par la loi du 11 mars 1957 ;
D. sur la contrefaçon :
Considérant que les faits invoqués par Almax sont démontrés par des pièces
précises et non contestées; qu'après avoir acheté de nombreux mannequins Almax, entre décembre 1982 et juin 1983, équipés des têtes S2 et J12, Cofrad a fait
reproduire ces têtes par La Rosa et s'est fait livrer en France, par cette société, 200
mannequins portant les têtes issues de ces moulages, et les a loués ou revendus ;
Considérant que ni Cofrad, ni La Rosa ne contestent les faits matériels de la
contrefaçon; qu'elles se bornent l'une et l'autre à contester l'importance du préjudice
tel qu'évalué par le tribunal et à demander chacune à être garantie par l'autre de
toute condamnation qui serait prononcée au profit d'Almax ;
Considérant que même s'il n'y a pas de nécessité absolue à commander
l'ensemble de mannequins dont les diverses pièces sont semblables au
fournisseur du buste comportant la tête que l'on a choisie, une telle façon de
procéder est la plus simple et certainement la plus habituelle ; qu'il n'est
nullement établi qu'il en serait autrement; qu'au vu de l'ensemble des éléments
fournis à la Cour il n'apparaît nullement que l'évaluation du préjudice faite par le
tribunal devrait être réduite ; qu'ainsi, dès lors qu'Almax ne demande pas
d'augmenter le montant des dommages-intérêts qui lui sont dus, cette évaluation
sera confirmée ;
Considérant que c'est à juste titre que le tribunal a rejeté les demandes en
garantie, tant de Cofrad, instigateur de la contrefaçon, que de La Rosa, concurrent
immédiat d'Almax qui ne pouvait ignorer ses modèles faisant l'objet d'une active
publicité, notamment dans les revues Vetrina et Inspiration, depuis les années 1982
et 1983 ;
E. sur les autres demandes :
Considérant que les autres dispositions du jugement n'étant pas critiquées en
elles-mêmes elles seront maintenues, sauf à préciser que la confiscation ne portera
pas sur les mannequins propriété des Galeries Lafayette, société qui n'a pas été
mise en cause à la présente procédure ;
243
Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande d'intérêts formée par
Almax, les intérêts réclamés étant dus de plein droit en application de l'article 1354-1
du code civil ;
Considérant qu'il est conforme à l'équité de faire application de l'article 700 du
NCPC, comme il sera dit ci-après, au seul profit d'Almax ;
PAR CES MOTIFS
Infirme le jugement en ce qu'il a prononcé la confiscation des mannequins
vendus par Cofrad aux Galeries Lafayette;
Confirme le jugement entrepris en toutes ses autres dispositions;
Y ajoutant :
Condamne in solidum les Sociétés Cofrad et La Rosa à payer à la Société
Almax International la somme de trente'mille (30 000) francs par application de l'article 700 du NCPC,
Les condamne, in solidum, aux dépens et admet la SCP d'avoués BOLLET et
BASKAL au recouvrement direct prévu par l'article 699 du NCPC,
Rejette toute autre demande.
M. POULLAIN, Président
MM. GOUGE et AUDOUARD, Conseillers
SCP BOMMART FORSTER, SCP BOLLET BASKAL et
SCP VERDUN GASTOU, Avoués
Mes BOUDRIOT, DESMAZIERES de SECHELLES et
BOUSQUET, Avocats
244
TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS
1ère Chambre
27 juin 1990
OEUVRES PROTEGEES - CONDITION D'ORIGINALITE : Idée non mise
en forme non constitutive d'une oeuvre protégée - Travail de recherche ne
présentant pas, en lui-même, le caractère d'une oeuvre protégée.
Compilation de documents ne portant pas l'empreinte d'un apport
personnel du compilateur et ne témoignant pas d'une activité créative
originale protégeable. QUALITE D'AUTEUR : Clause contractuelle désignant le compilateur
comme un coauteur d'un scénario et qualifiant sa rémunération de droits
d'auteur sans influence sur la qualification juridique des contributions du
bénéficiaire de la clause - Contribution ne remplissant pas les conditions
légales pour être regardées comme une oeuvre protégée - Conséquence :
qualité de coauteur non reconnue.
Manuel BONNET c./ Odette JOYEUX et autres
Le 2 décembre 1982, Manuel Bonnet, descendant par la ligne maternelle de
Nicéphore Niepce, inventeur de la photographie, a fait part à Odette Joyeux et à
Philippe Agostini de son'projet d'écrire l'histoire de son ancêtre. Ces derniers,
intéressés par ce sujet, ont proposé à Manuel Bonnet de réaliser une série télévisée
sur la vie de Niepce. Le 9 décembre suivant, Manuel Bonnet a déposé à la S.A.C.D.
un synopsis présentant en deux pages un projet de film pour la télévision. Le
lendemain, Odette Joyeux a présenté, à son tour, un synopsis de sept pages au
Ministère de la Culture afin d'obtenir une subvention pour le film envisagé. Une lettre
contrat a été signée, le 17 décembre 1982, par Odette Joyeux, Philippe Agostini et
Manuel Bonnet dans les termes suivants :
Les soussignés, Odette Joyeux, Philippe Agostini et Manuel Bonnet, ont décidé de collaborer à l'établissement d'un scénario pour une émission dramatique ou un
film évoquant l'invention de la photographie à travers la vie romancée de Nicéphore
Niepce, intitulée provisoirement "La vie de la famille Niepce". Ils établiront en
collaboration le scénario et Odette Joyeux écrira les dialogues. Les droits d'auteur
seront répartis de la façon suivante :
245
- pour Odette Joyeux, collaboration au scénario 20 %, dialogues 40 %,
- Philippe Agostini, collaboration au scénario 20 %,
- Manuel Bonnet, collaboration au scénario, 20 %.
Le 4 mars 1983, Odette Joyeux et Philippe Agostini ont adressé au Fonds de
Création Audiovisuelle un schéma de scénario dit "continuité" de 14 pages et ont
obtenu, au profit de la Société Cat's Films, société de production, une aide à l'écriture
du scénario d'un montant de 70 000 F. Au mois de juin 1984 ils ont remis au
Ministère de la Culture le scénario en six épisodes d'une série télévisée intitulée "les
oeuvres du Soleil ou la vie romancée de Nicéphore Niepce, inventeur de la
photographie", et l'ont déposé à la S.A.C.D. le 9 octobre suivant.
Par ailleurs, Odette Joyeux a, le 30 juin 1983, conclu un contrat d'édition avec
la Société Ramsay en vue de la publication d'une biographie romancée de Nicéphore
Niepce. L'ouvrage est paru, le 13 mars 1990 sous le titre "Le Troisième oeil. La vie de
Nicéphore Niepce".
C'est dans ces circonstances que, reprochant à Odette Joyeux d'avoir commis
des actes de contrefaçon du scénario dont il se prétend coauteur, Manuel Bonnet a,
par acte du 5 avril 1990, assigné celle-ci, Philippe Agostini, la Société des Editions
Ramsay et la Société Cat's Films afin de voir :
- ordonner la saisie du roman publié par Odette Joyeux,
- condamner Odette Joyeux à lui payer la somme de 150 000 F de provision à
valoir sur son préjudice matériel à déterminer par expertise, 100 000 F en réparation de son préjudice moral, et 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de
procédure civile, - interdire à Odette Joyeux d'utiliser certains documents photographiques pour
illustrer son roman,
- ordonner la publication du jugement à intervenir.
A l'appui de sa demande, Manuel Bonnet soutient que la structure du roman
suit les six épisodes du scénario et que des passages entiers de celui-ci sont repris
servilement dans le roman. Il fait valoir, en outre, qu'il a accompli un travail personnel
d'analyse et de synthèse qui mérite protection en rassemblant toute une
documentation sur Niepce. Enfin, il observe que l'accord du 17 décembre ne
prévoyait pas une adaptation du scénario en roman, par un des coauteurs.
Par ailleurs, il reproche à Odette Joyeux d'avoir reproduit sans autorisation
dans son ouvrage un portrait de Niepce et des documents d'archives.
246
Le 25 avril 1990, Odette Joyeux, Philippe Agostini et la Société Cat's Films ont
conclu au rejet de la demande.
Faisant valoir que Manuel Bonnet ne peut être considéré comme coauteur du
scénario litigieux, ils soulignent qu'il ne peut se plaindre de l'adaptation réalisée par
Odette Joyeux. Par ailleurs, ils observent que les textes déposés par Manuel Bonnet
sont dépourvus d'originalité et que les personnages qui y sont évoqués appartiennent
à l'histoire. Enfin, ils soutiennent que Manuel Bonnet n'a pas qualité pour se plaindre
de la reproduction de documents historiques. Ils sollicitent reconventionnellement la
somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
A l'audience, les Editions Ramsay ont conclu oralement au rejet de la demande
en exposant que le travail de documentation réalisé par Manuel Bonnet n'est pas une
oeuvre originale susceptible de protection. Subsidiairement, elles font valoir qu'elles
pouvaient légitimement penser que le manuscrit d'Odette Joyeux était original.
Attendu que les défendeurs reconnaissent dans leurs écritures que le roman
écrit par Odette Joyeux est une adaptation du scénario qui a été déposé à la
S.A.C.D. sous le titre "Les oeuvres du soleil ou la vie romancée de Nicéphore Niepce,
inventeur de la photographie" ; qu'il n'y a donc pas lieu d'examiner les ressemblances existant entre ces deux oeuvres, mais de rechercher si Manuel
Bonnet est coauteur du scénario ;
SUR LA QUALITE DE COAUTEUR DE MANUEL BONNET
Attendu que la lettre-contrat du 17 décembre 1982 prévoit, au profit de Manuel
Bonnet, des droits d'auteur de 20 % pour sa "collaboration au scénario" ; que cette
convention doit être interprétée en recherchant quelle a été la commune intention des
parties contractantes ;
Attendu que Manuel Bonnet a déposé à la S.A.C.D., le 9 décembre 1982, un
synopsis de 2 pages qui expose l'idée du film, retracer la vie de la famille Niepce
centrée sur Nicéphore et ses inventions, et le situe dans son contexte historique ;
qu'Odette Joyeux a, simultanément, écrit un synopsis plus élaboré permettant déjà
d'imaginer le cadre, l'atmosphère du téléfilm ; que tant la "continuité" que le scénario
en six épisodes achevés respectivement en mars 1983 et en juin 1984, sont rédigés
par Odette Joyeux comme l'attestent les manuscrits versés au dossier ;
Que si Manuel Bonnet a réalisé un travail important de compilation de
documentation sur Niepce, sa contribution personnelle à l'élaboration définitive du
247
scénario, sous une forme exploitable par la télévision, n'est pas établie ; que le résumé écrit par lui sous le titre "La vie de la famille Niepce" déposé le 28 décembre
1987 à la S.A.C.D. est postérieur au scénario ; qu'il reconnaît, d'ailleurs, que sa
participation s'est limitée à une activité de documentaliste dans un projet de contrat
daté du 16 mars 1988, signé par lui et ainsi libellé :
"Manuel Bonnet a entrepris de très importantes recherches dans de nombreux
services d'archives et mis en forme par écrit le fruit desdites recherches sous forme
de fichiers manuscrits et de dossiers dactylographiés. A ce travail d'écriture et
d'analyse sur "La vie de la famille Niepce" ; il faut ajouter un très important travail de
documentation proprement dite que Manuel Bonnet a réalisé en rassemblant dans
diverses bibliothèques, sous forme de photocopies, des informations imprimées. Ces
travaux, conformément à l'accord du 17 décembre 1982... ont servi à l'écriture du scénario..."
"Le scénario qui a fait l'objet de l'accord du 17 décembre 1982... est aujourd'hui
achevé. A son titre provisoire, "La vie de la famille Niepce", Philippe Agostini et
Odette Joyeux ont préféré "Les oeuvres du soleil". "Les oeuvres du soleil" est bien
écrit par Philippe Agostini et Odette Joyeux, en collaboration avec Manuel Bonnet
dans les conditions rapportées paragraphes 3 et 4" ;
Attendu que ce document émanant de Manuel Bonnet éclaire la lettre contrat
du 17 décembre 1982 et en limite la portée ; qu'il apparaît, en effet, que les droits
d'auteur revenant à Manuel Bonnet représentent la rémunération de son travail de
recherche ; que la compilation de douments réalisée ne porte pas l'empreinte d'un
apport personnel de Manuel Bonnet, que la documentation est rassemblée sous
forme de fiches ; que ni le texte, ni la forme du manuscrit de 550 pages versé aux
débats ne témoignent d'une activité créative originale, protégeable au sens de la loi du 11 mars 1957 ;
Attendu, en conséquence, que Manuel Bonnet ne peut être considéré comme coauteur du scénario ;
SUR LA CONTREFACON
Attendu que Manuel Bonnet n'ayant pas la qualité de coauteurdu scénario
litigieux, il est mal fondé à reprocher à Odette Joyeux d'avoir sans son autorisation
écrit un roman qui en est l'adaptation ;
Attendu que Manuel Bonnet reproche, en outre, à Odette Joyeux d'avoir
248
emprunté la documentation qu'il a rassemblée pour écrire ce roman ;
Attendu que si Manuel Bonnet a apporté aux défendeurs l'idée de faire
connaître Niepce au grand public, seule l'expression de cette idée, sa mise en forme
est protégeable ;
Attendu qu'à la fin du roman, Odette Joyeux "remercie la Société Cat's Films"
d'avoir mis à (sa) disposition la documentation rassemblée en partie par Manuel
Bonnet, notamment sur la famille Niepce dont il est un descendant" ;
Qu'elle reconnaît donc avoir puisé dans les documents étudiés par Manuel
Bonnet ;
Mais attendu que le genre utilisé par Odette Joyeux, la biographie sous une
forme romancée, suppose le respect de la chronologie des événements historiques
et de l'identité des personnages entourant le sujet central ; qu'en dehors de ces
ressemblances, le roman d'Odette Joyeux ne peut être considéré comme la
reproduction des travaux de Manuel Bonnet ; que la mise en forme des idées, la
recherche du style confèrent à l'oeuvre un caractère totalement original ; que les
passages énumérés par Manuel Bonnet dans son acte introductif d'instance ne sont
jamais reproduits littéralement ou sont écrits en caractères italiques ;
Attendu que Manuel Bonnet doit donc être déclaré mal fondé en son action en
contrefaçon ;
SUR L'UTILISATION DES DOCUMENTS PHOTOGRAPHIQUES
Attendu que Manuel Bonnet fait grief aux défendeurs d'avoir reproduit dans le
roman incriminé la photographie d'un portrait peint de Nicéphore Niepce ;
Mais attendu qu'il ne justifie d'aucun droit sur ce document qu'il reconnaît
appartenir à la famille Laforge ; que cette demande sera donc rejetée ;
Attendu qu'il reproche, par ailleurs, à Odette Joyeux, l'utilisation sans
autorisation de documents photographiques émanant d'archives, de musées ou de
bibliothèques ;
Mais attendu que seuls ces derniers auraient qualité pour se prévaloir d'une
reproduction illicite de ces documents ; que Manuel Bonnet doit donc être débouté de
ce chef ;
249
Attendu que l'ensemble des demandes de Manuel Bonnet étant rejeté, il sera
condamné aux dépens ;
Attendu que l'équité commande qu'il soit alloué à Odette Joyeux, à Philippe
Agostini et à la Société Cat's Films la somme globale de 8 000 F sur le fondement de
l'article 700 du NCPC ;
PAR CES MOTIFS
LE TRIBUNAL,
Statuant contradictoirement,
Déclare mal fondée l'action de Manuel Bonnet à l'encontre d'Odette Joyeux, de
Philippe Agostini, de la Société Cat's Films et de la Société Editions Ramsay ; le
déboute de toutes ses demandes ;
Condamne Manuel Bonnet à payer à Odette Joyeux, Philippe Agostini et à la
Société Cat's Films la somme globale de Huit mille francs (8 000) sur le fondement
de l'article 700 du NCPC ;
Condamne Manuel Bonnet aux dépens ;
Autorise la S.C.P. B. Y Baudelot à recouvrer directement
ceux dont elle aura fait l'avance sans avoir reçu provision.
M. LAUTRU, Premier Substitut
Mme LE FOYER DE COSTIL, Président
M. COULON, Vice-Président
Mme MAGUEUR, Juge
Mes PEBERAY, CIANTAR, Yves BAUDELOT
et SOULEZ-LARIVIERE, Avocats
NOTE
Un descendant de Nicéphore Niepce, Manuel Bonnet, a l'idée d'écrire l'histoire
de son ancêtre. Il s'ouvre de son projet, en décembre 1982, à Odette Joyeux et
250
Philippe Agostini qui, plutôt que d'écrire l'histoire, lui proposent de réaliser une série télévisée. Manuel Bonnet dépose un synopsis de deux pages à la SACD et, de son
côté, pour obtenir une subvention, Odette Joyeux fait une démarche auprès du
Ministère de la Culture, sur la base d'un synopsis plus développé de sept pages. Un
accord est passé entre les trois protagonistes leur reconnaissant la qualité de
coauteur et répartissant les droits sur l'oeuvre audiovisuelle à venir. En vertu de cet
accord, M. Bonnet obtient 20 % des droits pour sa collaboration au scénario. Les
démarches progressent; une société de production est intéressée à l'opération (Cat's
films) et six mois plus tard, un scénario découpé en six épisodes -écrit par Odette
Joyeux et Philippe Agostini- est remis au Ministère de la Culture.
Le différend survient lorsque Manuel Bonnet apprend, à l'occasion de la
publication d'une biographie de Niepce, sept ans plus tard, qu'Odette Joyeux a également signé, en 1983, un contrat d'édition avec les Editions Ramsay pour écrire
une histoire romancée de la vie de Nicéphore Niepce. On reconnaîtra que le procédé
n'est guère élégant puisque l'écriture d'une biographie était l'idée initiale de Manuel Bonnet; mais une chose est de savoir se comporter dans la vie, une autre est de
méconnaître le droit d'auteur. Estimant que le roman est une contrefaçon du scénario
dont il est coauteur, estimant que l'ouvrage édité reproduit sans autorisation des
documents d'archives par lui communiqués, M. Bonnet assigne en contrefaçon
Odette Joyeux, Philippe Agostini, les Editions Ramsay et la société de production.
La reproduction des documents d'archives est rapidement mise hors de cause
par le tribunal : à supposer qu'ils soient encore protégés, le demandeur n'établit
nullement sa titularité et donc sa qualité à agir. Au regard de la contrefaçon du
scénario, l'examen est plus attentif. L'auteur du livre ayant, d'une part, reconnu que
l'ouvrage était une adaptation du scénario et n'étant, d'autre part, pas en mesure
d'exciper d'une autorisation du coauteur demandeur à l'action, la contrefaçon est
établie... à condition que Manuel Bonnet soit bien coauteur. S'il n'est pas coauteur, il
perd sa qualité à agir en même temps que la contrefaçon disparaît. Or, à juste titre, le tribunal n'accueille ni la convention, ni la nature de sa contribution, pour faire preuve
de sa qualité de coauteur. Ce faisant, la décision rapportée du Tribunal de grande
instance de Paris précise et illustre de manière tout à fait intéressante, deux points
souvent controversés : la valeur d'une clause attribuant la qualité d'auteur (I°) et la
notion d'oeuvre (II°).
I°) En attribuant à Manuel Bonnet 20% des droits d'auteur sur l'oeuvre à venir à
raison de sa collaboration au scénario, la convention le reconnaît implicitement, à
l'égal des consorts Agostini, comme un des coauteurs du scénario. Quelle est la
valeur de cette clause pour établir son titre?
D'une part, les juges sont tenus par la convention des parties sous réserve
d'interprétation (art.1134 c.civ.) mais, d'autre part, les juges sont libres de requalifier
251
les fait et les actes qui leur sont soumis (art. 12 al. 2 du NCPC). Le tribunal recherche
la solution dans l'interprétation de la convention (A); sans que cela ne remette en
cause la solution, il nous semble plutôt qu'elle procède d'une requalification de
l'apport de Bonnet (B).
A) Attendu, (nous dit le jugement), que la lettre-contrat du 17 décembre 1982
prévoit au profit de Manuel Bonnet des droits d'auteur de 20 % pour sa collaboration
au scénario; que cette convention doit être interpétée en recherchant quelle a été la
commune intention des parties contractantes.
La convention est la loi des parties. Les magistrats ne peuvent pas plus s'en
affranchir que de la loi. Il entre néanmoins dans leur fonction de l'interpréter -comme
la loi- au cas où une obscurité en empêcherait l'application. Mais, la convention
signée entre les trois protagonistes ne comporte aucune ambiguïté. Elle met les trois
signataires sur un même plan : "ils établiront en collaboration le scénario et Odette
Joyeux écrira les dialogues. Les droits d'auteur seront répartis de la façon suivante :
pour Odette Joyeux, collaboration au scénario 20 %... Philippe Agostini,
collaboration au scénario, 20 %". Au moment où elles ont signé cet accord, les trois
parties avaient sans aucun doute l'intention de se reconnaître réciproquement la
qualité de coauteur du scénario parce qu'elles s'engageaient, aussi, à l'écrire en commun. Non seulement la convention est claire et n'appelle aucune interprétation
mais toute interprétation contraire à son sens -qui fait de Bonnet un coauteur-
pourrait être constitutif d'une dénaturation.
La particularité toutefois de cet accord c'est qu'il reconnaît un titre (coauteur)
dont la collation doit normalement découler de l'éxécution de l'engagement stipulé
(collaborer à la création). Tant que l'engagement n'est pas exécuté, le titre n'est pas
acquis. Mis à part, en effet, les cas de l'oeuvre collective et du logiciel de mission (L.
1985 art. 45), la loi de 1957 reste fondée sur le principe selon lequel c'est la création
qui fait l'auteur, en même temps qu'elle détermine l'apparition de l'oeuvre et la naissance des droits. L'article 9 précise que l'oeuvre de collaboration est l'oeuvre à la
création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques et l'article 14
dispose : ont la qualité d'auteur d'une oeuvre audiovisuelle la ou les personnes qui
réalisent la création intellectuelle de cette oeuvre. Il ne fait aucun doute que, au
regard des textes, ce qui détermine la qualité d'auteur est, sauf exception (dont ne
relève pas l'espèce étudiée), la participation à la création.
En qualifiant droit d'auteur les sommes promises, la lettre-contrat anticipe sur
l'éxécution. A supposer que, contrairement à l'engagement de 1982, Bonnet n'ait pas
participé à la création du scénario, ce qui ferait difficulté serait l'éxécution de la
convention, voire la cause du versement promis, non l'intention des parties. Mais
précisément, ce qui est allégué, n'est ni l'inéxécution de la convention, ni le défaut de
cause du versement, mais bien plutôt la nature juridique de la participation de
Bonnet. La difficulté semble donc relever de la qualification judiciaire d'un fait plutôt
252
que de l'interprétation de la volonté des parties.
B) La qualification juridique donnée par la convention de la somme due à
Bonnet, lie-t-elle ou non les juges?
Si la qualification lie les juges, ils ne peuvent revenir sur la volonté des parties.
La somme perçue est un droit d'auteur : Manuel Bonnet est coauteur. Il peut agir en
contrefaçon. Si la qualification donnée par les parties ne lie pas les juges, ceux-ci
peuvent requalifier cette somme en constatant que la cause de son versement ne gît
pas dans une participation à la création du scénario mais dans une prestation d'une
autre nature. Il conserve son droit à rémunération mais perd celui d'agir en
contrefaçon. Que doit-on faire prévaloir de la lettre de la convention ou de la réalité
des faits ?
Il est constant que la qualification donnée par les parties d'une convention
qu'elles ont passée peut être redressée par les juges. Faudrait-il raisonner différemment lorsque c'est la convention qui qualifie un fait ou un acte ? La
qualification d'une convention est déjà une convention sur la qualification ; si la
qualification qui en résulte peut être remise en cause par les juges, toute qualification
conventionnelle doit pouvoir être redressée judiciairement. La convention ne peut
donc prévaloir sur la faculté de requalification dont disposent les juges à l'égard de la
participation de celui qui se prévaut de la qualité de coauteur. Ce que doivent
qualifier les juges c'est la participation effective de Bonnet à la création du scénario.
La convention peut intervenir comme un indice ; elle peut jouer comme une
présomption mais elle ne saurait prévaloir sur la réalité des faits. En ne s'arrêtant pas
aux termes de la convention, le Tribunal de grande instance de Paris a justement
requalifié l'acte de participation auquel s'est livré Manuel Bonnet ainsi qu'il en avait le
pouvoir. La seule vraie question, à laquelle se devait de répondre le tribunal, était
donc bien la suivante : l'apport de Bonnet est-il de l'ordre d'une oeuvre protégeable?
II°) Si l'on reprend les étapes successives d'élaboration de l'oeuvre de
collaboration, Bonnet a écrit un synopsis de deux pages, développé en un synopsis
de sept pages par Odette Joyeux pour présenter le projet au Ministère de la Culture,
à partir de quoi le scénario n'a été écrit que par Odette Joyeux et Philippe Agostini.
Bonnet a, certes, écrit tardivement un résumé du scénario, mais comme l'indique la
nature de cette prestation, ce résumé est une oeuvre dérivée du scénario. Bonnet n'a
donc aucunement participé à l'écriture du scénario dont il prétend que le roman est
une contrefaçon. N'ayant pris aucune part directe à la création du scénario, il n'a
aucun droit à se prévaloir de la contrefaçon. Tout au plus peut-il essayer d'établir qu'il
est l'auteur d'une oeuvre primaire à partir de laquelle le scénario a été écrit et à
laquelle emprunterait, par voie de conséquence, le roman... Deux voies s'ouvrent à
lui dans ce sens : l'écriture du premier synopsis (A) et l'oeuvre documentaire réalisée
pour les besoins de la série télévisée (B).
253
(A) Les défendeurs dénient toute originalité aux écrits de Bonnet. C'est plus
maladroit qu'opportun : le résumé, quoique dérivé du scénario, n'en est pas moins
relativement original selon la terminologie de Desbois ; quant au premier synopsis, il n'y a a priori aucune raison de dénier toute originalité à sa forme d'expression. A tout
le moins faudrait-il le démontrer. Vraisemblablement son "contenu" n'est-il pas
original ? Mais le contenu n'est pas la forme et ce que protège la propriété littéraire
ne gît que dans la forme. Or, on sait que dans le domaine des oeuvres littéraires, la
paternité fait présumer l'originalité. De façon plus pertinente le tribunal recherche si
ce premier synopsis contient les éléments formels constitutifs de l'oeuvre
prétendument contrefaite. Usant de son pouvoir souverain d'appréciation, le tribunal
retient que ce premier synopsis n'expose que l'idée de la série sans donner aucun
élément de ce que sera la forme de l'oeuvre. Il observe, par ailleurs, que seul le
synopsis en sept pages développé d'Odette Joyeux fait pressentir l'atmosphère d'un téléfilm et qu'il faut encore attendre un stade plus évolué pour faire apparaître la
structure de l'oeuvre. En d'autres termes, même si le premier synopsis est une
oeuvre originale, le roman n'emprunte pas à sa forme ; il n'emprunte qu'à l'idée et au
personnage. Or, ni l'un, ni l'autre de ces emprunts n'est protégeable. En ce qui
concerne l'idée, la solution est de principe. En ce qui concerne le personnage, elle
pourrait, à la rigueur, se discuter s'il s'agissait d'un personnage de fiction (1), mais en
l'occurence il s'agit d'un personnage historique ; Bonnet ne peut en rien prétendre
avoir fait acte de créateur à son égard. Etant un descendant de Niepce on devrait
plutôt inverser le rapport... Au surplus, même s'il envisage un apport romanesque dans le traitement de l'oeuvre, l'idée implique un respect de la vérité historique. Le
personnage historique, appartenant au monde réel et constituant un donné à partir
duquel sera créée l'oeuvre, se trouve nécessairement absorbé dans la non protection de l'idée.
(B) Reste le travail documentaire. L'idée n'est pas mauvaise. A l'heure où les
banques de données cherchent à se faire reconnaître un droit d'auteur, où la doctrine
fléchit, où la Cour de cassation hésite, où la Commission des Communautés
s'apprête, à son habitude, à garantir des intérêts économiques en utilisant le droit
d'auteur sans se préoccuper de ses possibilités, la question mérite réflexion. A
l'évidence Manuel Bonnet a réalisé un gros travail de documentation. Personne ne le
conteste. Il produit d'ailleurs un manuscrit de 550 pages rassemblant ses fiches de
travail et d'autres documents d'archives. Reste à savoir si tout travail concrétisé dans
un volumineux dossier constitue une oeuvre protégeable comme certains seraient
prêts à le soutenir...
(1) V.G. Bigle, "Les droits dérivés, Licensing et Character merchandising"
Encycl. Delmas pour la Vie des affaires, 1ère ed. 1987.
254
Malheureusement pour le demandeur, le Tribunal de grande instance de Paris
est respectueux de l'orthodoxie : "la compilation de documents réalisée ne porte pas
l'empreinte de l'apport personnel de Manuel Bonnet... ni le texte, ni la forme du
manuscrit de 550 pages versé aux débats ne témoignent d'une activité créative
originale, protégeable au sens de la loi du 11 mars 1957". La formule est
irréprochable. Elle combine le pouvoir d'appréciation des juges du fond et les
directives de la Cour de cassation dans l'arrêt Coprosa : "Attendu qu'en statuant
ainsi, alors qu'un travail de compilation d'information n'est pas protégé en soi par la
loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique et que l'arrêt ne précise pas
en quoi le texte ou la forme graphique de cette publication comporterait un apport intellectuel de l'auteur caractérisant une création originale, la Cour d'appel n'a pas
donné de base légale à sa décision... " (2). Ce travail de documentation cause indubitablement le versement des 20% qui
lui sont dus sur les droits d'exploitation ; il ne lui permet pas de s'opposer à la
publication du livre écrit par Odette Joyeux (3).
Philippe GAUDRAT Maitre de conférences à l'Université
de Paris IX - Dauphine
TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS
3e Chambre
17 janvier 1991
SOCIETE DE PERCEPTION ET DE REPARTITION DE DROITS
D'AUTEUR.
Contestation par un sociétaire d'une décision de la société relative au
classement de ses oeuvres en vue de la répartition des droits perçus par la
société.
PROCEDURE - POUVOIRS DU JUGE : Contrôle du juge saisi d'une
(2) Cass, civ. 1ère, 2 mai 1989, RIDA 1990, n° 143, p. 309; RDIT 90/2, p. 38
note Ph. Gaudrat.
(3) Dans le même sens, quoique statuant en matière informatique, v. Cass.
com. 23 oct. 1990, aff Kauffman c./Remont, RDIT 91/1, p. 38, note Gaudrat.
255
contestation d'une décision prise par une société dans le cadre de son
objet social, limité à la régularité formelle de la décision et à la vérification
d'absence d'abus de droit, de fraude ou de détournement de l'objet social, à l'exclusion de la vérification du bien-fondé de la décision.
Pierre SIPRIOT c./ S.C.A.M.
Pierre SIPRIOT, journaliste, a été responsable jusqu'au 1er mars 1990, d'une
émission programmée par "France-Culture" intitulée "Un livre, des voix".
Par courrier du 9 mars 1989, la "Société Civile des Auteurs Multimédia" ci-après
désignée S.C.A.M., département droit d'auteur, lui a indiqué qu'à la suite d'une révision des classements des oeuvres du répertoire, sa participation à la série sus-
indiquée "Un livre, des voix" se voyait attribuer la catégorie 3 et ce à partir de l'année
1988.
Cette catégorie 3 recouvre "l'oeuvre de compilation ou d'arrangement dérivée
de faits contemporains, de documents biographiques où la part d'élaboration reste
importante". La catégorie 2 anciennement attribuée à M. Sipriot est réservée à "l'oeuvre de
création littéraire, documentaire utilisant des faits réels".
Ce courrier du 9 mars 1989 précisait à M. Sipriot qu'il pouvait contester cette
décision devant le Président de la Commission du Répertoire Sonore.
La réclamation de M. Sipriot ayant été rejetée, il a fait assigner par acte du 11
mai 1990, la SCAM devant ce tribunal, afin de voir juger que cette société ne pouvait
modifier unilatéralement ses conditions de rémunération de droits d'auteur.
Il réclame en outre sa condamnation, d'une part à calculer les sommes dues
pour les années 1988-1989, à partir du prix minute pour la catégorie 2, d'autre part à
une indemnité provisionnelle de 25 000 F, une somme de 10 000 F pour le préjudice
moral, et de 5 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure
civile.
La SCAM conclut au débouté aux motifs que M. Sipriot n'avait aucun droit
acquis à un classement donné, qui, au demeurant, a varié dans le temps, que la modification du classement d'un seul des trois éléments composant l'émission de M.
Sipriot résulte d'une décision du Conseil d'Administration, régulièrement prise, en
application des statuts de la Société, que M. Sipriot a acceptés en adhérant à cette
société ; que par suite il n'appartient pas au Tribunal d'apprécier si ce reclassement
est justifié. La SCAM forme une demande reconventionnelle en paiement de la somme de
10 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et vexatoire, et 20 000 F en
application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
256
M. Sipriot maintient ses prétentions et conclut au rejet de la demande reconventionnelle.
MOTIFS SUR LA DEMANDE PRINCIPALE
Il est constant que M. Sipriot, en adhérant à la SCAM le 22 octobre 1984, a pris
l'engagement exprès, en signant son acte d'adhésion, "d'exécuter fidèlement les
prescriptions des statuts et du règlement général de la SCAM", que d'après ces
statuts l'objet social de la SCAM est, d'une façon générale, la défense des intérêts
matériels et moraux de ses membres", qu'elle a en charge notamment la perception
et la répartition des redevances provenant des droits des oeuvres de ses membres.
Plus précisément, les statuts de la SCAM prévoient dans leur article 19, que
c'est le Conseil d'Administration investi des pouvoirs les plus étendus pour
l'administration de la société, qui fixe la répartition des droits d'auteur entre les
diverses oeuvres, diffusées, conformément au barème établi par lui, suivant la nature
et la durée des oeuvres ; que ce barème doit être approuvé par l'assemblée générale,
et ne peut être modifié que par une autre assemblée générale ; que dans sa tâche le
Conseil d'Administration est secondé par les travaux des commissions, et en
l'espèce par la Commission du Répertoire Sonore, qui ont pour mission de proposer
les solutions appropriées.
Le Tribunal constate que la demande dont M. Sipriot l'a saisi, s'analyse en un
recours contre une décision du Conseil d'Administration de la SCAM ; que plus
précisément, il critique le bien-fondé de cette décision ; qu'ainsi il prétend que sa
participation depuis dix ans à l'émission "Un livre, des voix" a toujours été classée en
catégorie 2, qu'il a d'ailleurs toujours fait l'objet d'un classement dans cette catégorie,
et que lorsqu'il s'est vu attribuer la catégorie 3, il a fait un recours qui a été
favorablement accueilli ; que d'autre part il estime son oeuvre discréditée par ce
déclassement au rang d'une oeuvre de compilation.
La SCAM fait observer que le classement de l'émission "Un livre, des voix"
qu'assure M. Sipriot a fait l'objet de classements variables dans le temps : en 1973,
elle était classée en catégorie c, puis en 1978 en catégorie b et en 1982 en
catégorie 2.
Ceci exposé, il convient de rappeler que le Tribunal ne peut connaître du
recours contre une décision prise par une société, dans les limites de son objet
social, qu'en cas d'irrégularité, abus de droit, fraude, ou bien détournement de l'objet
social au détriment de l'associé ; ...
Qu'en revanche il n'est pas concevable que le Tribunal se substitue aux
organes statutaires investis du pouvoir de décider pour contrôler le bien-fondé de leur
décision ; qu'en l'espèce il convient de constater que M. Sipriot ne conteste pas la
257
régularité formelle de cette décision ; qu'en ce qui concerne sa conformité à l'objet
social, pour connaître la raison d'être du reclassement il peut se référer au rapport
présenté par M.B.Jérome à la Commission du Répertoire des Oeuvres Sonores ;
Qu'il est indiqué dans ce rapport que le reclassement est provoqué par la
nécessité d'un rééquilibre devant l'augmentation numérique des droits d'auteur sans
contrepartie de ressources ; que ce reclassement a été rendu difficile en raison des
oeuvres qui ne correspondent pas exactement à une catégorie et auxquelles on peut
accorder un plus, ou un moins ; que jusque là, en cas d'hésitation, la tendance avait
été de leur accorder un plus, ce qui n'était plus possible en raison des nouvelles
contraintes financières.
Il s'ensuit que la décision dont se plaint aujourd'hui M. Sipriot s'inscrit dans
l'exercice même de l'activité sociale, objet de la SCAM ; qu'elle n'est nullement
discriminatoire, d'autres membres suivant le même sort ; que l'oeuvre de M. Sipriot
fait certes partie de celles où l'hésitation, selon M. Jérome, est permise et que dans
le cadre de rééquilibrage nécessaire, elle a été classée dans la catégorie inférieure ;
que cette décision n'est pas arbitraire mais a été prise par l'organe et selon la
procédure statutaire prévue ; qu'elle est le fruit de l'orientation du moment, choisie
par le Conseil d'orientation et l'assemblée générale de la SCAM en réponse à une
conjoncture défavorable ; qu'il n'appartient pas au Tribunal de s'immiscer dans la
conduite de cette activité dès lors qu'elle ne présente aucune irrégularité formelle ou
abus ; qu'il s'ensuit que la demande de M. Sipriot doit être rejetée.
SUR LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE
Il a été dit ci-dessus que la participation en cause de M. SIPRIOT appartient à
une catégorie où l'hésitation est permise ; que cette observation suffit à retirer tout
caractère abusif à sa procédure.
La demande reconventionnelle sera donc rejetée.
SUR L'ARTICLE 700 DU NOUVEAU CODE DE PROCEDURE CIVILE
En toute équité chacune des parties supportera la totalité de ses frais
irrépitibles.
PAR CES MOTIFS
LE TRIBUNAL,
Statuant tant sur la demande principale que reconventionnelle,
258
Déboute chacune des parties de ses demandes respectives.
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure
Civile.
Laisse les dépens à la charge de M. Sipriot avec la faculté pour Me Marchand
Avocat, de recouvrer directement ceux dont il a fait l'avance sans avoir reçu
provision.
Mme DISSLER, Vice- Président
Mmes BLUM et TARDO-DINO, Juges
Mes MONOSSON et MARCHAND, Avocats
NOTE
Dans l'espèce soumise au Tribunal un auteur, Pierre Sipriot , se plaint de ce
que la société de perception dont il est membre, la S.C.A.M.,a décidé que les
émissions de la série qu'il réalisait sous le titre "Un livre, des voix" passeraient de la
catégorie "oeuvre de création littérraire documentaire utilisant des faits réels" à celle
d'oeuvres de compilation ou d'arrangement dérivée de faits contemporains, de documents biographiques où la part d'élaboration reste importante".
L'enjeu du litige est, à première vue, économique dès lors qu'il concerne le montant des redevances dues pour l'exploitation des oeuvres.
Le Tribunal n'a pas accepté d'examiner les doléances de fond de M. Sipriot, il
l'a débouté en plaçant le débat sur le seul plan du droit des sociétés au motif qu'il "ne
pouvait connaître de recours contre une décision prise par une société, dans les
limites de son objet social, qu'en cas d'irrégularité, abus de droit, fraude ou bien
détournement de l'objet social au détriment de l'associé" et que dès lors d'une part
que Pierre Sipriot ne contestait pas la régularité formelle de la décision et que d'autre
part, cette décision avait été prise conformément à l'objet social de la Société, la demande était mal fondée.
1 - Dans une première analyse, les juges ont eu parfaitement raison de rappeler
qu'une société de perception est une personne morale comme les autres.
Tout au plus, relèvera-t-on que l'article 38 de la loi du 3 juillet 1985 a imposé à une semblable entité d'exercer son activité sous la forme de société civile.
Mais, quelles que soient les critiques que certains pensent pouvoir formuler à
l'égard d'un tel choix et même s'il a été jugé que cette catégorie de société présente
259
des caractéristiques particulières (Paris 2 févr. 1990, RIDA juil. 1990 p. 365), il est indiscutable que du moment où un auteur devient associé d'une société de
perception, il s'oblige contractuellement à adhérer au pacte social et à en accepter le
mécanisme.
On remarquera à ce sujet qu'en l'espèce, l'instance dont émanait la décision
critiquée le Conseil d'Administration, la Commission dont il avait eu à apprécier la
pertinence des choix, étaient des cellules d'essence purement conventionnelle dont
l'autorité ne s'imposait qu'aux associés puisque les seuls organes de décision d'une
société civile prévus par la loi sont le gérant et l'assemblée générale.
On notera que le Tribunal relève que le barème devrait être approuvé par
l'assemblée générale sans indiquer d'une manière précise si cette assemblée avait
entériné la décision critiquée par l'auteur.
On ne peut nier que le fonctionnement normal d'une société de perception est
de nature à quelque peut affecter l'absolue liberté à laquelle les créateurs sont si
profondément attachés. Ils auraient tort cependant d'avoir à ce sujet des
appréhensions car les modes d'exploitation des oeuvres de l'esprit prennent à notre
époque de telles dimensions que l'exercice individuel des droits devient en pratique,
dans un certain nombre de domaines, à peu près impossible alors que seule la
gestion collective permet une protection efficace des auteurs et une exploitation
adaptée de leurs droits patrimoniaux.
Il - Mais l'aire d'activité des sociétés de perception est strictement d'essence
économique et l'intervention de ces organismes ne saurait avoir pour effet de mettre
en cause les principes fondamentaux d'ordre public de la propriété littéraire et
artistique. La Cour Suprême a déjà jugé que la détermination de la qualité d'auteur d'une
oeuvre protégée relevait exclusivement de la loi et non des règles posées par les sociétés d'auteurs en vue de la fixation du montant des redevances (Cass. civ. 1ère.
ch. 29 mars 1989, RIDA juil. 1989 p. 262 - Cf. dans le même sens Bourges 1er juin
1965, D. 1966. II. 45). Dans l'espèce ici commentée, on doit constater que la portée de la décision du
Conseil d'Administration de la S.C.A.M. ne se limite pas à la seule fixation des
rémunérations de l'auteur :
Pour approuver la portée de la décision concernant le barème applicable, ce
Conseil d'Administration a eu à se prononcer sur la qualification des oeuvres de
Pierre Sipriot et, après avoir admis antérieurement qu'il s'agissait d'oeuvres simples, a cru pouvoir revenir sur cette opinion en les qualifiant d'oeuvres de compilation c'est-
à-dire d'oeuvres dérivées.
Il n'est certes pas niable que le but poursuivi était de fixer une redevance, mais
le choix opéré à cette fin dépasse, semble-t-il, sensiblement les limites de la gestion
260
des droits patrimoniaux de l'auteur. Le législateur de 1957 a pris soin de fixer précisément le statut des oeuvres de
l'esprit selon le nombre de leurs auteurs et le moment où se situe la contribution de
ceux-ci. Le choix d'une catégorie, au-delà des conséquences financières qui le commande, a une incidence tant sur la part que le ou les auteurs ont sur leur création
que sur l'étendue de leur prérogative d'essence morale.
Il n'appartient pas aux personnes juridiques de déroger dans ce domaine aux
règles impératives de la loi. D'ailleurs, décider que l'oeuvre de Pierre Sipriot n'est pas
due à son seul génie mais constitue une compilation est une ingérence dans la
détermination de sa qualité d'auteur dont la Cour Suprême a rappelé qu'elle
échappait aux sociétés de perception pour être du seul domaine de la loi.
On peut se demander par ailleurs si disqualifier une oeuvre simple pour la
présenter comme une oeuvre composite n'est pas susceptible de porter atteinte au
droit moral de l'auteur.
Sans doute, le droit pour celui-ci de faire respecter son oeuvre le garantit
ordinairement contre toute atteinte, déformation ou amputation de l'oeuvre elle-même
mais, Henri Desbois le souligne dans son traité " Le respect est dû non seulement à
l'oeuvre elle-même mais au frontispice, à la préface, à l'avant-propos. Le titre lui-
même ne peut être modifié car, même si, considéré isolément il ne donne pas prise
aux droits d'auteur, du moins il fait corps avec l'oeuvre dont il constitue le pavillon"
(Desbois, Le Droit d'Auteur en France édit. 1978 n° 447).
Certaines décisions, antérieures à la loi du 11 mars 1957, citées par le
Professeur Desbois ont, dans le même ordre d'idée, considéré que la modification du
titre de certaines oeuvres plastiques constituaient une faute que les juridictions
situaient au même niveau que des atteintes à l'intégrité des oeuvres (Trib. civ. Seine
25 avril 1922, Ann. 1923,88 ; 22 décemb. 1920, Ann. 1921, 292). On relève par ailleurs dans un arrêt récent de la Cour de Cassation rendu dans
une espèce concernant l'adjonction d'un avertissement à un film que "C'est
exclusivement à l'auteur d'une oeuvre de l'esprit qu'il appartient d'y apporter, s'il
l'estime utile, toute adjonction ou modification destinée à expliciter la signification et
la portée qu'il conviendrait de lui donner" (Cass. civ. 1è. ch. 4 avril 1991, Images
juridiques n° 82 p. 4). De la même manière qu'un titre ou que la légende accompagnant la
reproduction d'une oeuvre plastique, la qualification donnée aux émissions, objet du
présent litige, peut s'analyser comme une adjonction destinée à expliciter la
signification et la portée qu'il convient d'apporter à ces oeuvres. Si l'on définit en effet lesdites oeuvres comme entrant dans la catégorie de
création littéraire documentaire utilisant des faits réels - lesquels sont du domaine du
fond et non de la forme - comme l'avait fait dans un premier temps la S.C.A.M., on
consacre la qualité d'auteur unique de Pierre Sipriot.
261
Si au contraire, on considère que ces oeuvres sont des "oeuvres de compilation
ou d'arrangement de ..... documents biographiques" on amenuise très sensiblement
la part créatrice de l'auteur de l'oeuvre dérivée même si l'on prend soin, comme c'est
le cas dans la décision attaquée, de préciser que "la part d'élaboration reste
importante". De ce fait, on affecte la signification et la portée de cette oeuvre.
On peut en conclure que décider d'une qualification constitue une intrusion
dans le domaine du droit inaliénable que possède l'auteur de faire respecter l'intégrité de son oeuvre.
On peut également se demander si le droit au respect de sa qualité que prévoit l'article 6 de la loi du 11 mars 1957 au profit de l'auteur ne pourrait pas également
être mis en jeu.
Il n'existe à ce sujet aucune jurisprudence significative et les auteurs de
doctrine, tels que le Professeur Desbois et le Professeur Colombet, considèrent qu'il
faut entendre par qualité les titres honorifiques et universitaires dont peut se parer le
créateur. Mais il n'est pas exclu, qu'en contemplation des dispositions de l'article
6 bis de la Convention de Berne, le respect de la qualité de l'auteur oblige à
présenter celui-ci d'une manière qui ne soit pas préjudiciable à son honneur et à sa
réputation. Or, limiter la part créatrice de cet auteur est de nature à affecter sa
réputation.
En toute hypothèse, s'aventurer dans l'appréciation de la valeur créatrice de la
contribution d'un auteur met en jeu le droit attaché à la personnalité de celui-ci de
voir reconnaître l'importance exacte et la qualité de cette contribution.
Il est certain que l'objet d'une société de perception telle que la S.C.A.M. ne
comporte pas de dispositions autorisant cette société à trancher des questions du
domaine de la loi telles que la détermination de la qualité d'auteur et le statut de l'oeuvre.
Il est certain également qu'aucun des éléments de cet objet n'est de nature à
affecter le droit moral voire les droits de la personnalité du créateur. Aussi lorsque le
Tribunal décide que la décision rendue par le Conseil d'Administration de la S.C.A.M.
est conforme à son objet social au motif que cette décision a une finalité purement
financière, on peut redouter qu'il n'ait trop limité la portée de ladite décision puisque,
nous l'avons vu, elle prend un parti qui l'amène apparemment à trancher dans un
domaine réservé à la loi et à s'aventurer dans celui du droit moral de l'auteur.
Il est certain que l'affaire Sipriot pose un problème délicat à résoudre. En effet,
l'auteur demande à juste titre que les droits essentiels que lui reconnaît la loi d'ordre
public sur la propriété littéraire et artistique soient respectés mais la société d'auteurs
doit avoir les moyens d'apporter à ses membres l'aide économique efficace que
ceux-ci attendent d'elle et poursuive à cette fin les actions que ces derniers lui ont
donné mission de mener à bien en adhérant à ses statuts.
L'équilibre entre ces deux préoccupations éminentes est certainement difficile à
262
trouver. Il n'est pas certain cependant que les motifs adoptés par le Tribunal soient
satisfaisants.
Denise GAUDEL
Avocat à la Cour
TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS
1ère Chambre
6 mars 1991
oeUVRES PROTEGEES - OEUVRE DE COLLABORATION.
Chanson créée en utilisant les paroles d'un auteur sur la musique d'un
compositeur - Auteur et compositeur ayant concouru de façon non
équivoque à la poursuite d'un but commun.
Conséquences : obligation faite aux coauteurs "d'exercer leur droit, d'un
commun accord, sur une oeuvre" propriété commune des coauteurs -
Possibilité d'exploiter séparément chaque contribution subordonnée à trois
conditions : a) appartenance des contributions à des genres différents ; b)
absence de convention contraire ; c) absence de préjudice à l'exploitation
de l'oeuvre commune.
Exploitation de la musique de manière indépendante portant préjudice à
celle de l'oeuvre commune, alors même qu'elle s'exprime dans une langue
différente de celle de l'oeuvre commune - Manquement à l'obligation
constitutif d'un préjudice indemnisable et justifiant l'arrêt de l'exploitation
concurrente.
Dany YOUNES c./ Tony RALLO et autres
263
Par actes des 11 décembre 1989 et 16 mars 1990 Dany Younes, auteur
compositeur, a assigné:
1° Tony Rallo
2° Stéphanie Capocci dite M. Michaele 3° la Société Slogan Music N° 1
4° et la Société Binko Music N°1
pour voir dire et juger que la chanson "Never be a stranger" enregistrée en
1989 par le chanteur américain Alan Kaup sur une musique de Tony Rallo et des
paroles de M. Michaele n'est que la contrefaçon de la chanson "Telephono" qu'il
avait créée quelques mois auparavant en collaboration avec Tony Rallo, et
demander en conséquence, outre le retrait du commerce de tous
enregistrements graphiques, phonographiques et vidéographiques reproduisant l'oeuvre litigieuse et la destruction des stocks existants, le paiement d'une
indemnité provisionnelle de 500 000 F à valoir sur le préjudice subi à déterminer
par expertise.
Il réclame en outre 10 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Dany Younes expose qu'en mars 1988, utilisant les paroles d'une chanson qu'il
avait écrites quelque temps auparavant et déclarées le 2 novembre 1987 à la
SACEM sous le titre "Senza te", il a participé à la création d'une chanson dont Tony
Rallo a composé la musique, enregistrée par le chanteur Italien Enzo, sous le titre
"Telephono".
Au cours du premier semestre 1989, il a constaté que Tony Rallo, reprenant la
musique dont il était l'auteur, avait créé, en collaboration avec M. Michaele, une
version anglaise de la chanson sous le titre "Never be a stranger" et entrepris de
l'exploiter.
Estimant que l'oeuvre initialement créée, qui procède, selon lui, d'une inspiration commune et forme un tout indivisible, est une oeuvre de collaboration
soumise aux dispositions de l'article 10 de la loi du 11 mars 1957, Dany Younes
soutient que Tony Rallo ne pouvait, sans son autorisation, exploiter de façon
indépendante la musique dont il était l'auteur, pour crééer une version différente et concurrente.
Il prétend subir de ce fait un préjudice dont il demande réparation dans les termes sus-visés.
264
Subsidiairement, si le Tribunal devait estimer que l'oeuvre initiale est une
oeuvre composite et non de collaboration, il entend faire valoir que, la chanson
"Telephono" constitue l'adaptation musicale du texte préexistant dont il est l'auteur,
adaptation qu'il n'a autorisée que dans la mesure où elle constituait une oeuvre de
collaboration. Il prétend que la chanson anglaise est la "sous-adaptation de
l'adaptation de l'oeuvre originale préexistante", nécessitant de ce fait son autorisation
expresse.
A défaut d'avoir donné une telle autorisation, il estime qu'en tout état de cause les défendeurs ont commis une contrefaçon dont ils doivent répondre.
Tony Rallo et la société Slogan Musique N°1 concluent au rejet des prétentions de leur adversaire.
Ils soutiennent que les chansons en cause, résultant de la simple juxtaposition
de deux apports intellectuels indépendants, sans aucune intention de créer une
indivision juridique indissoluble entre eux, ne constituent pas des oeuvres de
collaboration et que Tony Rallo était en conséquence en droit d'exploiter de façon
indépendante, sans avoir à solliciter du coauteur une quelconque autorisation,
l'apport qui lui était personnel .
Ils contestent, en l'abence de tout rapport entre les textes des chansons
litigieuses, que l'une puisse être l'adaptation de l'autre.
Ils font valoir que la chanson "Telephono" n'a pas dépassé le stade d'un simple
projet, n'ayant fait l'objet ni de déclaration commune, ni d'exploitation réelle ou
sérieuse, et dénient de ce fait le préjudice invoqué par leur contradicteur.
Si par impossible le Tribunal faisait application à l'oeuvre initiale du statut des
oeuvres de collaboration, ils revendiquent les dispositions de l'article 10 de la loi du
11 mars 1957 faisant valoir qu'en l'absence de confusion possible entre les deux
versions, l'exploitation qui peut être faite de chacun des apports n'est pas de nature à nuire à l'exploitation de l'oeuvre commune.
Réfutant ainsi l'argumentation de leur adversaire, ils estiment que les
accusations portées par M. Younes, en incitant la Société Carrère à suspendre
l'exploitation de la chanson anglaise, les ont privés des redevances auxquelles ils
étaient, selon eux, en droit prétendre et réclament, de ce fait, 50 000 F chacun de
dommages-intérets pour procédure abusive outre 5 000 F chacun au titre de l'article 700 du NCPC.
265
Stephanie Sand Capocci et la société Bingo Music N°1 bien que régulièrement
assignées n'ont pas constitué avocat.
Dany Younes rejetant les prétentions de ses adversaires, maintient l'intégralité
de ses prétentions.
SUR CE
Attendu que la chanson "Telephono" enregistrée en mars 1988 dans les studios
Versailles Station par le chanteur italien Enzo, en ce qu'elle procède d'une inspiration
identique et concrétise la poursuite d'un but commun tendant à la création d'une
oeuvre d'un genre bien défini comme l'est celui des chansons "à la mode", qui ont
notamment vocation à concourir dans les "tops 50" et autres classements
médiatiques, constitue, même en l'absence de déclaration expresse en ce sens, une
oeuvre de collaboration au sens de l'article 9 de la loi du 11 mars 1957.
Attendu qu'en ne disconvenant pas. dans sa réponse adressée le 25 juillet
1989 à Dany Younes, avoir travaillé avec lui, Tony Rallo a reconnu lui-même, de
facon non équivoque, avoir poursuivi ce but commun.
Que cette communauté d'inspiration et de but poursuivi qui a présidé à
l'élaboration de l'oeuvre litigieuse, confère à celle-ci, même si les paroles ont
préexisté à la musique, un caractère indivisible justifiant l'exploitation commune des
éléments qui la composent.
Que l'absence de déclaration commune à la SACEM, non légalement requise,
est inopérante et ne saurait réduire à néant l'oeuvre créée.
Attendu qu'aux termes de l'article 10 de la loi de 1957, "lorsque la participation
de chacun des coauteurs relève de genres différents, chacun pourra, sauf convention
contraire, exploiter séparément sa contribution personnelle, sans toutefois porter
préjudice à l'exploitation de l'oeuvre commune"
Que Tony Rallo et la société Slogan prétendent à tort que la version anglaise
créée et diffusée avant même qu'ait pû l'être la version italienne, dans un marché
aussi difficile et éphémère que celui des chansons à la mode, soumises à une
concurrence particulièrement dure, n'était pas de nature à porter préjudice à
l'exploitation de l'"oeuvre commune", alors que s'agissant d'un produit similaire, il
266
s'adressait à un public identique et créait, malgré la différence de langues qui, dans ce domaine musical et compte tenu de la nature de celles-ci est de moindre
importance, une concurrence non négligeable.
Que cette exploitation, contraire aux dispositions de l'article 10 de la loi de
1957, porte atteinte aux droits du demandeur, et justifie la suspension de
l'exploitation de l'oeuvre litigieuse entreprise et de la destruction des stocks
constitués au mépris des droits susvisés.
Attendu qu'en procédant à l'exploitation litigieuse, Tony Rallo a privé Dany Younes d'une chance de poursuivre dans des conditions satisfaisantes l'exploitation
de l'oeuvre initiale et de percevoir corrélativement les redevances y afférentes,
causant à celui-ci un préjudice qui, compte tenu des circonstances de la cause, et
sans qu'il soit besoin de recourir à une mesure d'expertise, sera entièrement réparé
par l'allocation d'une somme de 50 000 F à l'exclusion de toute autre.
Que les codéfendeurs en participant en toute connaissance de cause à
l'exploitation litigieuse ont contribué à la réalisation de l'entier dommage et doivent en
conséquence être condamnés in solidum avec Tony Rallo.
Attendu que l'exécution provisoire, compatible avec la nature de l'affaire, est
nécessaire et doit être ordonnée, à l'exclusion toutefois pour la destruction des
stocks existants.
Attendu qu'il serait inéquitable de laisser au demandeur la charge de ses frais
irrépétibles, une somme de 8 000 F devant lui être allouée de ce chef.
Attendu qu'en raison de la solution donnée au litige, les défendeurs sont mal
fondés en leurs demandes reconventionnelles y compris au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
PAR CES MOTIFS
Ordonne le retrait du commerce de tous enregistrements graphiques,
phonographiques et vidéographiques reproduisant l'oeuvre intitulée "Never be a
stranger", sous astreinte, à compter de la signification de la présente décision, de
2 000 F par infraction constatée,
Ordonne la destruction des stocks existants de la chanson litigieuse,
267
Condamne in solidum Tony Rallo, Stéphanie Sand Capocci, les Sociétés Slogan Music N°1 et Bingo Music N°1 à payer à Dany Younes 50 000 F à titre de
dommages-intérêts,
Ordonne l'exécution provisoire de ces chefs à l'exclusion de la destruction des
stocks,
Condamne in solidum les défendeurs à payer au demandeur la somme de
8 000 F au titre de l'article 700 du NCPC,
Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires
Rejette la demande formée au titre de l'article 700 du NCPC par Tony Rallo et
la Société Slogan Music N° 1,
Condamne in solidum les défendeurs aux dépens.
Mme MARAIS, Président
Mmes PINOCHET et MARTINEZ, Juges
Mes TAHAR et SCHMIDT, Avocats
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