recherche histoire et archives de l’ethnologie de la france · ce modèle, si nous en analysons...
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Sommaire
Introduction. Daniel Fabre et Claudie Voisenat
I - Figures
Véronique MouliniéJules Mommeja . Parcours d'un érudit sous la Troisième République
Josiane BruL’instituteur, l’ethnographe et le poète. Antonin Perbosc (1861-1944)
Régis MeyranDu “ genre de vie ” à l’ “ irradiation somatique ” : le folklore selon André Varagnac
II - Diachronies
Noël BarbeConstitution et variation d'un regard ethnographique en Franche-Comté. Parcours en cinq étapes
Jean-Claude DuclosHyppolyte Müller et le Musée Dauphinois
III - L'archive en question
Philippe ArtièresAlexandre Lacassagne et l'archive mineure
Claudie VoisenatLes archives improbables de Paul Sébillot
Françoise MorvanLuzel ou le problème de fond
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Introduction
Le programme de recherche dont cette publication est l'aboutissement est né dans le
cadre du séminaire " Sources et genèses de l’ethnologie de la France" qui se tient,
mensuellement, au Garae, depuis 1997. Au fil des années, les chercheurs conviés à y
participer se sont interrogés sur les opérations de connaissance ou les modes
d’expression, de soi ou du réel, qui ont progressivement construit ce que l’on nomme
aujourd’hui le savoir ethnographique sur le domaine français.
Pour mémoire
Le séminaire s'est principalement développé autour de trois thématiques :
La constitution des savoirs ethnographiques
Avant même que l’ethnologie de la France n'existe en tant que discipline, s’est élaboré,
selon l’expression que Lévi-Strauss emprunte à Rousseau un “ regard éloigné ” sur la
société française, regard qui permet de désigner l’altérité intérieure - et au premier chef
le peuple -, de la représenter, de l’analyser et d’agir sur elle. Or ce regard a changé selon
les époques, épousant les diverses formes de sensibilité, intellectuelle, littéraire et
artistique, qui se sont succédées du XVIIIe au XXe siècle. C'est le feuilletage - plus
d'ailleurs que la succession - de ces différentes étapes de constitution des savoirs que le
séminaire s'est donné pour but d'éclairer ponctuellement, privilégiant quatre périodes :
les Lumières, la période romantique, le moment réaliste et l'ébranlement surréaliste.
- Journées d'étude : Histoire de l’ethnographie pyrénéenne.
GARAE, 3 au 5 Décembre 1999 (publication en cours).
- Expositions : Cycle "Genèses d’une ethnologie de la France. Science, art,
littérature".
1) Ethnologies : le regard romantique.
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GARAE, décembre 2000 - janvier 2001.
2) Le moment réaliste
GARAE, prévu en juin 2004
- Journées d'étude : Les savoirs romantiques.
GARAE, 19 et 20 novembre 2002. (Publication en cours)
Le dessin ethnographique
Depuis les origines de l’ethnologie, le dessin ethnographique a accompagné l’écrit dans
les tentatives de saisie et de conservation d’une réalité mouvante et souvent en cours de
disparition. Si les liens entre l’ethnographie et les autres arts visuels qui se sont
développés depuis la fin du XIXe siècle (la photographie, le cinéma, l’exposition...) ont
été largement explorés, le dessin ethnographique n’avait jusqu’ici fait l’objet d’aucune
interrogation spécifique. D’Olivier Perrin qui, à la fin du XVIIIe siècle, dessine les
étapes de la vie d’un jeune Breton, Corentin, jusqu’aux lithographies du Magasin
pittoresque ou du Tour du Monde ; de la production des peintres des scènes de la vie
rurale aux carnets de terrain des ethnologues, cette réflexion a tenté de recueillir et
d’analyser les différents types de dessin ethnographique et la façon dont ils ont
contribué à construire une certaine esthétique de la tradition.
- Journées d'étude : Le dessin ethnographique et l’esthétique de la tradition.
GARAE, 16 - 17 et 18 juin 1998
- Exposition : Dessins et ethnographies. A propos de Paul Sibra.
GARAE, 17 juin - 21 septembre 1998
- Exposition et catalogue: Gaston Vuillier ou le trait du voyageur.
GARAE, juin 2002 (actuellement exposée à Tulle).
- Exposition : Dessiner les moeurs
En projet, Museon Arlaten, 2005
Les archives de l’ethnologie de la France
Depuis un certain nombre d’années la question des archives scientifiques est évoquée
avec de plus en plus d’acuité et de pertinence. De façon générale d’ailleurs les archives
sont à la mode et le séminaire ne pouvait qu'interroger les chercheurs sur les raisons
profondes de cet intérêt relativement récent des sciences humaines et sociales pour leur
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propre genèse. Par ailleurs, si tout le monde est aujourd’hui d’accord pour penser qu’il
est important de sauvegarder les archives “ d’auteurs ”, si certaines d’entre elles sont
même l’objet de toutes les convoitises, la question de savoir comment constituer les
archives d’une discipline reste entière. La pratique quotidienne de la recherche est
parfois bien éloignée des fulgurances de tel ou tel auteur parvenu à la notoriété. Faut-il
pour autant tout garder? Mais s’il faut sélectionner quels critères adopter? Aujourd’hui,
les grandes institutions de la recherche semblent avoir abandonné au chercheur la
propriété des archives issues de son travail, les carnets de terrain, les bandes
magnétiques ne sont plus déposées dans les laboratoires. Cela n’a pas toujours été le cas
: le Musée des Arts et Traditions Populaires par exemple conservait ainsi toutes les
archives des grandes enquêtes menées dans les années 40. Mais la masse même des
archives rend souvent difficile leur exploitation et il est assez révélateur que ces
documents, d’une extraordinaire richesse pour l’histoire de la discipline, n’aient jamais
été étudiés de façon systématique.
Cette réflexion sur le statut des archives, sur leur constitution et leur usage par les
chercheurs a été complémentaire de la mise en place du projet de banque de données
"Archivethno France" et cette publication se trouve précisément à l'inévitable
articulation d'une recherche sur les modes de constitution des savoirs sociaux et d'une
réflexion sur les archives qui permettent de les appréhender.
Mais, plus largement, cet ouvrage veut aussi témoigner d'un nouveau regard sur
l'histoire de l'ethnologie et des savoirs sociaux. Les "coups de sonde" opérés dans le
cadre du programme de recherche sur les Sources de l'ethnologie - et dont les articles
qui suivent sont le reflet fidèle - ont en effet permis de dresser le champ original d'un
domaine de recherche qui reste en grande partie à explorer de façon systématique.
Les savoirs de la différence
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Il existe plusieurs histoires de l’ethnologie de l’Europe que l’on peut, commodément
classer en deux générations.
La première ( Van Gennep 1943, Cocchiara 1958, Cuisenier et Segalen 1985 à
titre d’exemple) construit classiquement son récit comme une généalogie de
disciplines : du savoir des antiquaires, constitué en Angleterre dès le XVIIe siècles en
histoire des mœurs locales, serait né, à Londres en 1847, le folk-lore puis ses dérivés
nationaux (Volkskunde, demologia, λαογραφια etc .), transformés ensuite, à des dates
différentes selon les pays, en ethnographie ou ethnologie du proche. Sous ces étiquettes
on retrouverait, comme le précisait Van Gennep en 1947, un savoir en évolution dont
l’objet est ce que le XVIIIe siècle appelait les mœurs et coutumes. Ce que chacune de
ses étapes a retenu de la précédente devient une donnée de son histoire ; sans être jamais
explicité le point de vue est donc à peu près exclusivement présentiste (Stocking).
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La deuxième génération tend, à l’inverse, à construire son récit en tenant compte
de l’état des savoirs à chaque étape, c’est la posture que Stocking qualifie d’historiciste.
L’histoire s’y présente comme une succession de synchronies contextualisées. Pour ce
qui concerne l’ethnologie, cette façon de dire l’histoire a, jusqu’à présent, conduit à
souligner deux connections, de portée très différentes. La première met en exergue la
prééminence, à partir des années 1835, du modèle naturaliste dans la constitution du
savoir ethnologique quels que soient ses terrains - du racialisme diffus qui imprègne les
travaux d’érudition des années 1880 au biologisme métaphorique d’un Van Gennep,
multiples sont les expressions de cette prééminence. La seconde inclut l’émergence et le
développement des ethnologies nationales dans un “ grand récit ”, celui de la nation
telle qu’elle se constitue dans le mouvement historique des nationalismes. Le savoir sur
les mœurs et les coutumes devient alors une pièce maîtresse de la nationalisation de la
culture. On peut en suivre le parcours général en Europe (Hobsbawm, Thiesse), en
repérer les acteurs de base dans l’univers républicain (Chanet) ou bien les perversions
totalitaires (Bausinger) ; la construction idéologique et politique des identités collectives
domine l’histoire particulière de ces savoirs. Une variante récente (Rosanvallon)
introduit dans ce schéma un nouveau plan de situation. L’inventaire et l’exposition des
mœurs et coutumes locales témoigneraient de la construction de la démocratie, il
faudrait les considérer comme un effort collectif des élites pour donner consistance à la
notion de “ peuple ” dont la pratique politique élabore simultanément, dans son champ
propre, des procédés de “ représentation ”. Si la première génération péchait par une
vision trop restreinte de son objet, la seconde semble voir décidément trop large, et,
surtout, la mise en situation idéologique qu’elle découvre ne permet pas de comprendre
le détail des pratiques, des objets, des acteurs qui élaborent peu à peu ce domaine du
savoir. En fait, cette lecture en termes de politique identitaire passe trop rapidement à
l’explication en ne prélevant souvent dans le domaine flou des savoirs sur les mœurs et
coutumes que ce qui confirme ses hypothèses. La valeur heuristique de celles-ci est peu
contestable mais elles rejettent dans l’ombre la plupart des opérations qui ont fondé ce
champ complexe du savoir produit par les sociétés européennes sur elles-mêmes. On
aura compris que les travaux de recherche qui trouvent ici leur aboutissement se sont
voulus radicalement différents puisqu’ils se dont centrés sur les modes de production et
les contenus de ce savoir particulier.
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Paradigmes
De ce qui précède on peut retenir qu’il est a priori impossible de donner une définition
générale du champ de curiosités, des opérations de recherches, des objets et des
questions qui formeraient le domaine aujourd’hui dénommé “ ethnologie de l’Europe ”.
C’est une autre entrée qui, semble-t-il, peut donner un aperçu assez complet des
généalogies intellectuelles et sociales des savoirs que l’expression recouvre. La situation
de production de savoir peut, à notre avis, se décrire dans un tableau qui distingue trois
modèles, ou paradigmes en un sens très général, qui incluent les conditions d’émergence
de la volonté de savoir sur les mœurs et coutumes ainsi que les formes d’investigation et
d’expression qui en découlent.
Commentons simplement les éléments du tableau ci-joint.
Le premier paradigme, appelé Hérodote, renvoie à la représentation commune
que l’ethnologie s’est forgée de sa propre émergence, à savoir la rencontre de l’autre et
plus généralement de l’altérité culturelle, de la différence territorialisée des mœurs et
coutumes. Ce modèle, si nous en analysons les réalisations à l’intérieur de l’Europe,
ouvre des perspectives originales puisque ce n’est pas la distance exotique qui
déclenche automatiquement la curiosité et la comparaison mais de multiples
dénivellements sociaux qui prennent à des moments de l’histoire valeur de frontière,
suscitant l’identification d’une altérité dominée qu’il faut décrire, comprendre et
réduire. Notre hypothèse est que le choc de la rencontre exotique, américaine d’abord, a
déclenché en Europe un mouvement symétrique de repérage des différences intérieures
qui fonde le même type de savoir. Du XVIe au XVIIIe siècles une activité intense de
qualification de la distinction dans les mœurs, les coutumes, les croyances, les savoir-
faire et les valeurs a conduit à isoler et à décrire ces espaces de l’altérité qualifiés de
superstitieux , du point de vue du christianisme (ce sont les “ Indes de chez nous ” des
prédicateurs jésuites) mais aussi de féminin (avec une attention particulière dirigée vers
le “ savoir des femmes ”) ou de rustique, avec la mise à distance d’un monde paysan
démographiquement dominant. Ces trois réserves d’altérité semblent être apparues
successivement, constituant à la fin de l’Ancien Régime un espace feuilleté de la
différence proche, espace auquel l’Espagne et l’Aquitaine ajouteront l’identification de
“ races maudites ” localisées. Toutes ces populations sont susceptibles d’une “ enquête ”
sur le modèle contrastif mis au point depuis Hérodote, renouvelée par les grands
voyageurs aux Indes occidentales et que décrit le tableau.
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Le second paradigme correspond à la troisième colonne de notre tableau et il a
fait l’objet d’une série de travaux récents portant sur la genèse des sciences de la société
comme savoirs de gouvernement. Nous l’avons placé sous l’égide de De Gérando,
membre fondateur de la Société des Observateurs de l’Homme (1800) et auteur d’un
Visiteur des pauvres (1837). Les histoire récentes de la statistique, de l’économie, de la
démographie (Perrot, Briand, Rosenthal) ont explicité magistralement ce rapport. Les
approches portant sur la mise en place administrative des territoires, en France en
particulier (Burguière, Bourguet, Ozouf-Marignier) ont fait une large place à la
naissance d’un savoir ethnologique avant la lettre dans le cadre de la description du
territoire sur le modèle non arithmétique de la statistique allemande. Nous nous
proposons de suivre, au XIXe siècle, les développements de ce rapport entre
gouvernement et savoir ethnologique, en revenant sur des expériences qui n’ont pas
encore été saisies dans toute leur dimension européenne, c’est le cas pour la statistique
napoléonienne dont les réalisations en Italie, Belgique, Allemagne ou Suisse sont le plus
souvent ignorées en France, ou encore du modèle de description de Le Play qui a connu
une très large diffusion internationale. Mais nous souhaitons aussi réintégrer dans le
cadre de cette histoire des savoirs de gouvernement l’attention étatique portée aux
formes d’anomie (criminalité, prostitution, classes dangereuses en général) qui ont
constitué – via l’enquête sociale et le roman réaliste - un laboratoire de la monographie.
Le troisième paradigme peut davantage surprendre. Nous l’avons placé sous le
nom de Bérose, ce dernier prêtre de la religion babylonienne qui avait délibérément
dicté son savoir à des lettrés grecs d’Asie mineure et auquel Leibnitz s’est intéressé. Ce
paradigme du dernier implique un renversement de la relation d’enquête et une
émergence de l’informateur privilégié (dernier témoin et individu-monde) qui introduit
dans la situation historique des terrains d’observation (toujours menacés d’effacement)
une perspective qui formera l’horizon impensé de l’expérience ethnologique
contemporaine.
Figures
Cette diversité de situations s’est incarnée dans une série large et diverse de pratiques de
connaissance dont la description ne saurait en rien se calquer sur les futures distinctions
disciplinaires. Pour donner une idée de cette étrangeté il nous a semblé utile de partir
des praticiens et de leur instrument de prédilection, soit un style d’écriture, de
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rassemblement d’objets, de production d’images…
La figure du voyageur est certes bien connue mais son transfert dans le monde
proche, des espaces régionaux en particulier, appelle une analyse qui n’existe pas
encore. Elle caractérise, en particulier, la phase première d’élaboration de la statistique
Directoire, avant même que soient fixés les questionnaires, c’est l’expérience du voyage
qui organise l’acquisition et la présentation du savoir. Le Voyage dans le Finistère de
Cambry (1794) est emblématique de ce moment mais il est loin d’être seul. Le
basculement du voyageur au descripteur peut être considéré comme un des traits
majeurs de la période, en France, mais la distinction entre voyageur et statisticien se fera
beaucoup plus tardivement en Italie (dans les grandes enquêtes sociales du temps de
l’unification) ou en Espagne où le voyageur restera jusqu’au XXe siècle le découvreur
des contrées enclavées où subsisteraient les “ races maudites ”.
A côté de ces figures qui sont d’autant mieux connues et légitimes qu’en elles se
profile l’exercice futur d’une profession savante, celle de l’ethnologue actuelle, nous
voudrions souligner l’importance de trois autres expériences de savoir qui ont été
oubliées ou dissociées dans une attitude de reniement ou de dénégation des origines qui
caractérise encore aujourd’hui l’histoire que l’ethnologie de l’Europe se donne d’elle-
même. Le collectionneur est devenu à date récente, relativement familier, il reste à
préciser comment cette pratique dans son essor au XIXe siècle a inclus dans ses
curiosités antiquaires les objets issus des altérités proches. Le Bouvard et Pécuchet de
Flaubert ne manque pas d’en faire le constat satirique, il reste à en étudier sur des cas
précis la genèse et le développement d’autant que certains domaines de la curiosité
ethnographique semblent directement issus de l’appropriation collectionneuse, c’est le
cas, par exemple, de l’art populaire et, plus paradoxalement, de la magie d’abord
appréhendée, dans les années 1870-1880, à travers des objets. Proche du collectionneur
est sans doute l’imagier, celui qui produit des dessins, des aquarelles voire des peintures
de chevalet à intention de témoignage. Nous avons consacré plusieurs journées de
séminaire à l’élaboration conceptuelle de cette pratique de la représentation à partir de
l’étude concrète de cas. C’est un monde oublié qui a surgi, présents vers la fin de
l’Ancien Régime ces minutieux témoins des mœurs et coutumes connaissent avec
l’expansion de l’image et de la presse illustrée un essor exceptionnel au XIXe siècle qui
en font des protagonistes centraux de la production et de la diffusion d’un savoir. Car il
s’agit bien d’entreprises de savoir utilisant l’observation prolongée, la mise en série et
en ordre systématique, la mise en contexte explicative. La dernière figure que nous
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avons choisi d’étudier est sans doute la plus oubliée, c’est celle du polygraphe à laquelle
nous comptons porter une attention particulière. Son histoire nous a d’abord retenus. En
effet, la polygraphie, entendue comme la nécessité d’exercer l’écriture sur la plus
grande diversité d’objets, de registres et de styles, après avoir été le mode d’affirmation
caractéristique du grand intellectuel des Lumières, est devenue, du fait du
développement universitaire des disciplines et de la distinction d’une écriture littéraire
“ pure ”, une pratique provinciale, marginalisée. Or, l’érudition provinciale et locale
n’existe, après 1830, que dans cette expérience où se côtoient l’exercice du savoir en
divers champs, la création littéraire et l’intervention journalistique et politique.
Comment ces polygraphes, qui restent à étudier dans leur trajectoire spécifique, ont-ils
fait place au savoir qui nous intéresse au sein d’une pratique aussi éclatée et
polyphonique qui pousse à écrire de tout ? De plus, le polygraphe est loin d’avoir publié
la totalité de sa production et le rapport entre ses archives et ses publications, de même
que la hiérarchie de celles-ci, témoigne excellemment de l’état de cristallisation et de
reconnaissance d’un savoir. Une dizaine de cas ont été d’ores et déjà repérés qui
peuvent immédiatement donner lieu à une pré-enquête.
Espaces sociaux
D’abord saisi au travers de figures idéaltypiques que nous appréhendons à partir de la
diversité de leur biographie particulière, l’émergence et le développement du savoir sur
les mœurs et coutumes nécessite tout autant une approche des lieux de sociabilité qui
accueillent son exercice collectif. Certains de ces lieux, comme l’académisme local,
mettent en scène de façon très perceptible l’émergence de savoirs nouveaux au sein
d’une cohabitation et d’une concurrence qui opposent, d’une part, les disciplines déjà
constituées et celles qui aspirent à l’être (dont, après 1850, le folklore et l’ethnographie)
et, de l’autre, les pratiques en attente d’un statut scientifique et celles qui continuent à
relever de l’expression littéraire. La communication en séance, l’apport de cas et de
problèmes dans le débat plus informel, la capacité à nourrir de curiosités acceptables les
excursions… sont des moments d’affirmation auxquels une étude serrée de l’érudition
académique devra être attentive. De même la distinction hiérarchique et la mise en
réseau des membres résidents et des correspondants locaux dans la mesure où elle
fournit le modèle de la relation entre concepteur d’enquête et enquêteur mérite une
étude serrée.
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Très liés au monde des académies sont les musées dont la première vocation est
généraliste - ils expriment la spécificité irréductible du lieu dans toutes ses dimensions.
Là aussi, l’émergence d’un nouveau répertoire de curiosités puis son autonomisation
dans des musées particuliers doivent être analysés non seulement en termes de
chronique institutionnelle mais de sociographie du réseau des acteurs engagés dans un
travail de définition inséparable de leur lutte pour l’indépendance. Comment le savoir
sur les mœurs et coutumes investit le bureau ministériel ou préfectoral, l’atelier où l’on
apprend à dessiner et peindre, le journal illustré sont également des questions possibles.
Cependant, une place à part doit être faite aux revues qui ne sont pas seulement des
organes de publication mais des lieux d’élaboration collective du savoir qui confortent
l’autonomie de son champ particulier. En France, l’apparition d’un savoir des mœurs et
coutumes au sein de revues philologiques comme Romania et la Revue des langues
romanes puis la naissance de revues spécifiques comme Mélusine (1877) puis la Revue
des traditions populaires (1885) sont considérés communément comme des moments-
clés sur lesquels il n’existe pourtant, à ce jour, aucune étude approfondie. C’est donc la
revue comme espace de relation, de négociation et d’affirmation collective qui doit faire
l’objet d’une investigation.
Procédures
Une troisième entrée dans le champ de l’inventaire des différences proches en matière
de mœurs et coutumes sollicite l’analyse des procédures d’acquisition – et donc de
définition – du savoir. Et, au premier chef, la notion même d'enquête qui, comme la
description schématique des paradigmes que nous avons proposée d’emblée le laisse
entrevoir, recouvre une très large diversité de façons de faire. Pour éviter tout a priori
descriptif, le point de départ ne peut donc être que le document qui témoigne du rapport
direct au terrain de la recherche. Carnet de l’érudit en campagne qui décrit ce qu’il
observe, qui dessine le détail significatif, qui collecte une œuvre orale, qui emporte un
objet reçu en don ou acheté…, tel sera le corpus de base. Nous avons déjà repéré ce type
de documents présent dans des fonds d’archives. On y voit opérer sur le vif la sélection
de l’intéressant, la mise en œuvre du lexique qui permet de nommer ses spécificités,
l’ébauche des coordonnées qui le situent, l’expliquent, l’interprètent. Les manuscrits
récemment publiés de Luzel et d’Arnaudin, les archives repérées de Le Braz, Mistral,
Momméja… fournissent un matériau exceptionnel sur ces manières érudites au sein
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desquelles la curiosité ethnographique se révèle plus ou moins liée à celle qui prend
pour objet l’archéologie et l’histoire naturelle.
Un moment particulier consiste dans la mise en place d’une stratégie de
recherche indirecte par la médiation du questionnaire et la formation du réseau des
correspondants qui l’administrent. Cette systématisation d’une ethnographie extensive,
qui va de l’Académie celtique à Van Gennep, met en branle une pratique intense de la
correspondance scientifique qui a, parfois, été archivée.
Objets
Il n’est pas question d’établir une liste des bons objets par lesquels s’est identifié dans
l’histoire le savoir sur les mœurs et coutumes mais il est cependant possible de repérer
les thématiques qui ont marqué une rupture et forgé provisoirement une identité quasi-
disciplinaire. Il s'agit de curiosités et manières de faire qui se sont affirmées dans leur
singularité, entraînant souvent une reconnaissance par contiguïté et par alliance. Ainsi
de l’attention de l’ethnographie à l’égard des œuvres orales – poétiques ou narratives –
qui n’a pu se détacher de l’appropriation littéraire qu’en suivant les évolutions de la
philologie et les révisions de la notion de texte que celle-ci opère entre 1830 et 1880.
Parmi les domaines qui possèdent un très fort pouvoir révélateur en matière de
constitution d’objet de savoir, celui de l’art populaire occupe une position centrale qui
n’a jamais été soumise à une analyse comparative en Europe. Il semble que dans un
premier temps l’expression “ art populaire ” ait été une des manifestation de la liberté
que se donnent les artistes et les critiques modernes de désigner le beau là où ils se
révèle, hors de tout canon académique. Mais ce défi de la modernité, né en France dans
les cercles qui gravitent autour de Champfleury, Baudelaire, Flaubert, Courbet…, va,
par le biais des collectionneurs, donner naissance à un savoir descriptif qui empruntera
vite à l’érudition historique et philologique ; ces procédures de qualification entraînant,
en quelques décennies, l’apparition d’une différence entre l’évaluation artiste et le
traitement documentaire. Citons enfin, à titre d’exemple, un autre domaine dont
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l’émergence savante est particulièrement problématique, celui que recouvre le terme de
“ culture matérielle ”. On admet généralement qu’il hérite de l’attention encyclopédique
pour les “ sciences et arts ”, relayée par le souci d’inventaire des techniques que
manifestent de grandes institutions révolutionnaires et impériales - Conservatoire des
arts et métiers, Manufacture de Sèvres, cette dernière organisant même, vers 1800, une
collecte de poteries locales. En fait, ce souci d’inventaire ne débouchera sur une
entreprise de savoir qu’à travers le relais d’une façon de donner à voir mise en œuvre
après 1855 par les expositions universelles. Il s’agit de la reconstitution grandeur nature
des espaces habités qui mettent en évidence l’existence d’une vie matérielle considérée
comme un tout signifiant. Perception nouvelle dont la vogue du japonisme proposera,
entre 1855 et 1890, la traduction esthétique. L’apparition européenne de musées
d’ethnographie spécialisés ne semble vraiment compréhensible que dans ce contexte
d’un dialogue entre exotisme, art et savoir.
Dans cette vision d'ensemble, les articles sui suivent fonctionnent exactement comme
des longues-vues : ils focalisent le regard sur certains points précis dont ils permettent
d'appréhender toute la complexité, sans qu'il soit possible d'oublier que c'est de
l'accumulation de ces visions rapprochées qu'a fini par émerger le tableau d'ensemble, la
vue synoptique qui incite le regard à se porter, encore et encore, sur de nouveaux
secteurs d'investigation
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JULES MOMMEJA
Parcours d'un érudit sous la Troisième République
Véronique Moulinié
"Je le revois dans ce vaste cabinet clair qu'il ne quittait guère et dont les deux
fenêtres s'ouvraient au nord sur le chevet de l'Eglise Saint-Pierre ( à Moissac),
pièce envahie de tous côtés par mille objets divers : dessins, armes, médailles,
photographies, dossiers, gravures, statuettes, bibelots et surtout par des livres, de
toute époque et de tous formats, reliés ou brochés, tassés dans tous les coins,
posés sur les meubles et tapissant les murailles.
Coiffé d'un béret, assis à contre-jour devant sa table couverte de bouquins
et de papiers, portant sans cesse à la bouche un bout de cigarette à demi consumé
dont la fumée emplissait la chambre, Momméjà, avec sa taille chétive, un peu
courbée, sa face émaciée encadrée d'une barbe au poil rude, évoquait, à première
vue, quelque docteur Faust usé par l'étude ou quelque ancêtre huguenot d'humeur
ascétique et morose. Mais, dès les premières paroles, sa physionomie s'éclairait ;
ses yeux1 si vifs tour à tour brillaient d'enthousiasme ou pétillaient de malice et
parfois, à quelque plaisant récit, sa gorge était secouée d'un petit rire." (Viguié
1928 : 29-30)
Un érudit ordinaire
Pierre Jules Momméja naît le 13 août 1854 à Caussade, dans le Tarn-et-Garonne, au
sein d'une famille de propriétaires terriens, de confession protestante. Elève au Collège
de Caussade, il poursuit ses études au lycée de Montauban, où il obtient le baccalauréat.
Là s'arrête pour lui l'apprentissage scolaire ; l'essentiel de sa formation provient d'autres
1 Notons tout de même que Momméja avait perdu l'usage d'un oeil et se qualifiait lui-même de "Borgne".17
sources, de son milieu, de ses lectures et de la fréquentation des érudits locaux,
archéologues et préhistoriens. Sans être riche, sa famille semble suffisamment aisée
pour lui permettre de s'adonner à sa passion de l'histoire locale, sans trop se soucier d'un
emploi. Sa carrière débute très tôt. Il a dix-sept ans lorsque paraît son premier travail,
dans Le Républicain du Tarn-et-Garonne, "Géologie locale. La grotte de Mayellon"1 ,
qui lui ouvre les portes de l'érudition locale et lui vaut d'être nommé, l'année suivante,
membre de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne. Il fait quelques voyages en
Italie, en Grèce, en Angleterre, soutenu dans ses projets par différentes sociétés savantes
qui accueillent avec bienveillance ce jeune archéologue prometteur.
Sa notoriété dépasse peu à peu le cadre de sa région. Membre de la Société
Française d'Archéologie, il se voit chargé d'organiser la 68° session de son Congrès, qui
a lieu à Agen et Auch, en 1901. Il devient, en 1905, membre du Comité des sites et
Monuments pittoresques, auprès du Touring Club de France, année où le Dictionnaire
Géographique et Administratif de la France de Joanne lui ouvre ses colonnes2. Il obtient
même une certaine reconnaissance parisienne, ponctuée de quelques titres honorifiques.
Correspondant de la Commission des Monuments Historiques, correspondant puis
officier du Ministère de l'Instruction Publique, ses notes sont lues au cours des séances
de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres et de la Sorbonne. Rien
d'exceptionnel à cela ; la Troisième République n'est pas ingrate envers ses "travailleurs
infatigables" qui, du fond de leur cabinet provincial, font oeuvre patriotique en écrivant
l'histoire de leur "petite patrie", comme réplique de celle de la mère patrie. Mais elle
n'est pas pour autant dispendieuse : Momméja ne recevra jamais la légion d'honneur que
lui avait pourtant promis l'agenais Armand Fallières1 .
Avec la notoriété, viennent enfin les emplois rémunérés. En 1885, il se voit
1 Momméja 1871. "Située à une petite distance de Saint-Antonin", dans le Tarn-et-Garonne, la grotte de Mayellon méritait sans doute les termes de "pittoresque", de "curiosité", fort en vogue dans le milieu savant à ce moment-là. Elle renferme de nombreuses concrétions calcaires, stalagmites et stalagtites, que Momméja n'hésite pas à qualifier de "merveilles", de "splendeurs", les comparant à un "berger", à "Protée", à "d'immenses oreilles d'éléphant", à une "mamelle d'où suinte goutte à goutte une eau limpide". Mais c'est la référence à l'architecture qui s'impose, la grotte devenant successivement "cathédrale gothique", "ouvrages mauresques", émaillés de "style roman", rappelant tout à la fois "la cathédrale de Chartres, les cryptes de Saint-Germain-des-Près (sic) et les vastes salles de l'Alhambra". On peut sourire de ce bric-à-brac architectural, de cet article dépourvu de toute rigueur scientifique mais qui se pique d'ambitions littéraires, agrémenté de citations latines, de quelques vers et d'une description romantique du site. L'originalité n'était sans doute pas la vertu première de ce genre d'articles, destiné à sortir de l'ombre un "jeune savant". Il convenait plutôt de se livrer à un morceau d'érudition, témoignant de lectures multiples et de l'accumulation de connaissances. L'article qui paraît l'année suivante dans le Bulletin de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne ne laisse aucun doute sur le sens de l'exercice. La "Notice sur la Piado-de-Roland" se présente comme une sorte d'inventaire des ouvrages traitant de ces pierres où la tradition, en Irlande comme dans le Sud-Ouest de la France, reconnaît la trace du pied d'un personnage plus ou moins mythique. (Momméja 1872) 2 Momméja est l'auteur de l'article "Quercy" ; du moins ses travaux ont-il servi à l'élaboration de cet article. (Dictionnaire géographique et administratif de la France 1905 : 3754-3755)1 Armand Fallières fut président de 1906 à 1913, alors que Momméja s'activait au sein du Musée d'Agen. D'ailleurs, cette distinction ne devait pas récompenser ses recherches archéologiques mais son travail de conservateur !18
confier le soin de réaliser un inventaire des dessins d'Ingres, puis en 1892, celui de
réaliser une biographie du peintre. Ce qui lui vaut d'être nommé, en 1898, conservateur
du musée d'Agen. Sans délaisser l'archéologie, il s'installe alors dans une carrière de
critique d'art, suffisamment reconnu pour que les revues L'art et La Gazette des Beaux-
Arts lui commandent plusieurs articles payés2 . Sous la plume de Momméja, Ingres,
Goya3 , Palissy4 ou la "Vénus du Mas d'Agenais5 " se font une place non négligeable
aux côtés des "plaques de foyer anglaises, flamandes, françaises et hollandaises"6 , de
l'"archéologie agenaise"7, avec notamment L'oppidum des Nitiobriges,1 et les
Découvertes de Sos et de ses Mines de fer2 .
Lorsqu'il abandonne le musée, en 1917, il se retire à Moissac, la plume à la
main, s'accommodant parfaitement de cette image de vieil érudit misanthrope et affairé,
toujours prêt, pourtant, à servir l'histoire locale3 , qu'il n'a cessé de cultiver. Il meurt en
1928.
2 S'adressant à son ami Antonin Perbosc, il ne manque pas de faire allusion à ces commandes qu'il vit comme autant de revanches. Dans ces lignes en effet, on sent poindre une certaine rancoeur à l'égard de milieux qui ont mis quelque temps à lui accorder la reconnaissance à laquelle il aspirait. "Vous connaissez la revue l'Art, ce qu'il y a de mieux en fait de publications artistiques ? Le 28 X° (sic), je reçois une lettre charmante de son rédacteur en chef demandant une collaboration. Je fis immédiatement quelque chose qui s'imprime en ce moment et à la suite on m'a adressé commande une commande (sic). Me voici donc dans la très grande presse et payé... Mais ce n'est pas tout, il y a 15 jours, je recevais une nouvelle commande, celle de la biographie d'Ingres pour une grande collection d'artistes célèbres que publie l'éditeur de la même revue, avec grand luxe de gravures. J'ai accepté, comme bien vous pensez, et mon travail est déjà annoncé sur les prospectus de la collection.
Décidément le vent a changé, des sociétés comme celle d'Agen et celle du Midi, m'inscrivent spontanément sur la liste de leurs membres et Forestié lui-même vient de m'acheter un feuilleton mythologique pour son Courrier. Il est vrai qu'il ne me paye pas cher, mais il me fait un livre de la chose gratis." (lettre adressée à Antonin Perbosc, datée du 15 Mars 1892. Ms 1417, Bibliothèque Municipale de Toulouse). 3 Momméja 1904 ; Momméja 19054 Momméja 1902, 1903. Il s'agit d'ailleurs moins d'un travail de critique d'art que de biographe Momméja s'attachant à démontrer que Palissy était bien agenais et non saintongeais comme certains le prétendaient. 5 Momméja 19046 Momméja 19107 Momméja 1902 ; Momméja 19031 Momméja 1903. Dans cet essai d'"archéologie primitive", Momméja s'intéresse aux Nitiobriges, "cette obscure peuplade gauloise" sur laquelle "l'histoire écrite est presque muette". A peine dispose-t-on des "maigres renseignements que Jules César nous fournit" et des "écrits des géographes", Pline, Strabon et Ptolémée. Etablis sur les bords de la Garonne avec pour "capitale" Agennum, les Nitiobriges luttèrent contre l'envahisseur romain. Leur chef Teutomat, compagnon d'armes de Vercingétorix, s'illustra même au cours du siège d'Alésia en échappant de justesse à un traquenard, "demi-nu, sur un cheval blessé". Momméja tente d'étoffer cette histoire glorieuse mais bien sommaire, s'intéressant à la religion et à la vie quotidienne de ces infortunés Nitiobriges, mais également "de passer rapidement en revue les objets et les monuments les plus importants des peuplades innommées qui (les) précédèrent (...) dans la nébuleuse suite des âges." Un essai somme toute fort classique.2 (Momméja 1912). Dans l'Histoire des Gaules, source à laquelle viennent souvent puiser les érudits qui se piquent d'archéologie, Jules César vante les aptitudes et l'ingéniosité d'une tribu gauloise, les Sotiates, qui résistèrent, vainement mais de belle manière, aux assauts des romains menés par Crassus. Mais où situer cet "oppidum des Sotiates" ? Pour certains, il ne fait pas de doute qu'il s'agit de Lectoure, dans le Gers ; d'autres sont tout aussi persuadés qu'il s'agit de Sos, dans le Lot-et-Garonne. C'est cette dernière hypothèse que tente de démontrer Momméja dans Les découvertes de Sos et Les mines de fer de Sos. Il participe avec d'autant plus d'ardeur à la controverse que la découverte, alors récente, de ce qu'on croit être le site d'Alésia donne plus de relief encore à cet autre lieu de résistance. 3 Sa correspondance avec Antonin Perbosc atteste du vif intérêt qu'il porte à la jeune Société des Etudes Locales du Tarn-et-Garonne, créée aux lendemains de la Première Guerre Mondiale. Ne pourrait-elle pas reprendre le flambeau de la moribonde Société Archéologique ?19
Les ancêtres de Jules ont toujours gardé les "papiers de famille", les manuscrits, avec
beaucoup de soin ; ses descendants ne failliront pas à la règle, qui conserveront son
cabinet de travail, jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, puis le
déposeront auprès de diverses institutions. L'essentiel des manuscrits a été versé aux
Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, à Montauban ; Mathieu Méras en a fait
l'inventaire, en 19524. Un autre fonds, déposé en 1958, également inventorié, est
consultable aux Archives Départementales de Lot-et-Garonne, à Agen5. On trouve
également des fonds moins importants à la Bibliothèque Municipale1 et au Collège
d'Occitanie2 à Toulouse, au musée Ingres à Montauban3 ainsi qu'au musée d'Agen4 .
Une zone d'ombre subsiste tout de même. Parallèlement aux dépôts effectués
auprès des différentes archives, les descendants avaient, en effet, conservé une partie
non négligeable du cabinet de travail de leur aïeul : des manuscrits, des photographies,
la bibliothèque, des dessins, ses carnets de collecte mais aussi la bibliothèque de Hugues
Momméja, son père, ainsi que certain livre de prière, écrit de la main de Pierre, l'oncle
de Jules. Et lorsqu'il réalisa son mémoire de maîtrise, en 1991, c'est aux domiciles de
Marthe et Jean Villeneuve, les petits-enfants de Jules Momméja, qu'Alain Laporte5 put
consulter ces documents. Les descendants affirment avoir versé l'ensemble de ces deux
fonds privés aux Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, au cours des années
90. Or, une grande partie est, pour le moment, introuvable. Seuls Les pierres du gué et
quelques dessins sont venus compléter le premier fonds6. N'ayant pu consulter
personnellement ces ouvrages, dont certains sont pourtant essentiels pour comprendre la
formation de Jules Momméja, son univers intellectuel et ses méthodes de travail, je serai
donc obligée de m'en remettre au travail d'Alain Laporte.
Parcourant l'inventaire effectué par Mathieu Méras, l'ethnologue est pris de vertige et est
4 Cote Ms 255-1 à Ms 255-387. C'est dans ce fonds, composé aussi bien de correspondances que de dossiers de travail, que se trouvent l'essentiel des manuscrits relatifs au folklore. 5 Cote 2J 310 à 2J 335 bis. Moins important que celui des Archives de Montauban, ce fonds regroupe essentiellement des dossiers de travail se rapportant à l'archéologie de l'Agenais.1 Cote Ms 1417. Il s'agit essentiellement de la correspondance de Momméja avec Antonin Perbosc. 2 CP 600 (44). Ce petit fond se compose de lettres adressées à Prosper Estieu, l'une des grandes figures du Félibrige "rouge".3 Ces deux portefeuilles se rapportent à ses recherches sur Ingres (dépouillements de catalogues, relevés d'articles, petits calques)4 Il n'existe pas de fonds Momméja au musée. Mais on trouve quelques documents écrits de sa main, dans différents dossiers, notamment l'inventaire sommaire qu'il réalisa de la collection Larivière, essentiellement composée d'objets de la vie quotidienne en Extrême-Orient au milieu du XIX° siècle.5 Laporte 19916 Ces documents appartiennent au fonds Momméja mais ne figurent pas dans l'inventaire Méras. Aux Archives Départementales du Tarn-et-Garonne, on trouve également sans côte, ni inventaire, un fonds Villeneuve, don du gendre de l'érudit, composé uniquement de copies d'actes officiels concernant les familles Momméja et Villeneuve, parfois annotées de la main de Jules Momméja.20
quelque peu déçu : vingt-six rubriques s'offrent à lui. Et quelles rubriques !
"Onomastique", "toponymie", "biographies", "archéologie antique et paléochrétienne",
"cloches, souterrains, refuges", "Tarn-et-Garonne", "Caussade", "Moissac",
"Montauban", "études locales variées", etc. A Agen, il pourra peut-être s'intéresser aux
"Notes d'histoire et d'archéologie générales," aux "Cheminées et plaques de cheminées",
aux "Décalques de filigranes", aux "notes sur l'héraldique", sans oublier les "Notes
historiques et archéologiques, photos, dessins, cartes postales concernant la ville
d'Agen", "l'arrondissement d'Agen", de Marmande, de Nérac et de Villeneuve-sur-Lot.
Ces dossiers - ayant fait l'objet de publications ou restés à l'état de notes de travail, d'
importance très variable, depuis la page volante agrémentée de quelques lignes jusqu'à
la recherche pleinement aboutie - témoignent de la passion que Jules Momméja ne
cessera de nourrir pour l'archéologie et l'histoire locales auxquelles il consacra
l'essentiel de son temps et de ses recherches. Cependant, l'ethnologue a la surprise d'y
croiser quelques thèmes a priori peu fréquents dans un cabinet d'archéologue : des notes
sur les "Superstitions quercynoises"1, sur des "légendes à propos de sépultures
merveilleuses"2, sur un "Orage extraordinaire suscité par des sorciers qui ravagea Port-
Sainte-Marie en 1668"3, des dessins de "Coiffes du Quercy"4, un recueil de "Chants
populaires du Caussadais"1 ou encore une longue réflexion sur les "Hommes sauvages"2
. Derrière l'archéologue, se profile alors la silhouette d'un folkloriste très discret3. En
1 Ms 255-52. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255-57. Archives Départementales, Montauban.3 2 J 316. Archives Départementales, Agen.4 Dans le fonds Momméja, à Montauban, on trouve trois séries de dessins de coiffes, qui correspondent à deux phases de travail. Une première série, côte Ms 255-67 et MS 255-349, a sans doute été réalisée dans les années 1870-1900. Il s'agit souvent de simples esquisses, réalisées sur du papier calque, des brouillons où les nombreux dessins de coiffes se mêlent, sur une même feuille, à d'autres motifs : éléments architecturaux, fleurs, ébauche de portraits ou encore buste féminin dénudé. Ce n'est qu'après avoir quitté le musée d'Agen, au début des années vingt, que Jules Momméja va reprendre ces croquis, les travailler à nouveau, élaborant de véritables "tableaux", tous également organisés : un visage de femme orné d'une coiffe savamment nouée est installé dans un décor de "carte postale", souvent un morceau de campagne avec champs et forêt, parfois une ruine, un pont ou une ruelle. Il faut se garder de voir là le loisir d'un archéologue désoeuvré, qui renoue avec son passé de biographe d'Ingres en crayonnant quelques portraits maladroits -les visages ne brillent ni par leur originalité ni par la finesse de leurs traits, pour le moins grossiers. Ces dessins s'inscrivent parfaitement dans cette dernière période de la vie et du travail de Momméja, dont je parlerai plus loin, où l'archéologue s'attache à mettre en forme les fruits de sa collecte ethnographique. Et c'est un intérêt bien entendu qui le pousse à utiliser l'encre de Chine. "Je porterai mes dessins de vieilles coiffes du pays que je voudrais rapidement présenter à nos collègues pour prendre date, puisque c'est maintenant un sujet de haute actualité." (Lettre à Antonin Perbosc, 12 Octobre 1922, Ms 1417, bibliothèque Municipale de Toulouse.) Ces dessins apparaissent enfin comme une tentative de synthèse de ses recherches, puisqu'il les accompagne de vers en occitan, recueillis au cours de sa collecte ethnographique de 1890-1891 sur les chants du Caussadais. 1 Ms 255-54. Archives Départementales, Montauban.2 Ce thème avait fait l'objet d'une communication auprès de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne. Mais l'épaisseur du dossier et l'ordre relatif qu'il présente laissent à penser qu'une publication était envisagée.3 Dans l'inventaire Méras, une rubrique, intitulée "Folklore", regroupe 28 dossiers. Il faut pourtant se garder de tout enthousiasme. Si certains dossiers tels que les superstitions quercynoises, les notes folkloriques ou les chants du Caussadais sont bien à leur place, d'autres mériteraient un reclassement. Citons cette note sur la tirelire (Ms 255/ 60), où Momméja se livre à un historique de l'objet depuis les écrits de Flavius Josèphe jusqu'au XVIII° siècle. Puis, abordant les différents termes pour désigner la tirelire mais sentant que "ces nuances nous entraîneraient en des terrains scabreux", il décide de se confiner "dans le seul domaine archéologique". A l'inverse, des dossiers appartenant à d'autres rubriques sont parfois de véritables morceaux de folklore. Ainsi en va-t-il de ses dessins mais 21
effet, Momméja s'est intéressé très tôt au folklore. Dans son Journal4, qui l'accompagna
pendant plus de trente ans, on trouve, à côté de faits intéressant plus spécialement
l'archéologie, des dessins de paysan en blouse ou de mobilier traditionnel, des "propos
entendus" sur les sorciers, les vents follets ou encore des notes de lectures sur les "lieux
hantés". Comment comprendre alors qu'il n'ait guère publié, et seulement à la fin de sa
vie, alors même qu'il disposait depuis longtemps d'un matériau important ? Etonnant
pour un familier de Jean-François Bladé qui lui rendait de fréquentes visites dans sa
propriété de Monteils, pour un ami d'Antonin Perbosc, avec qui il correspondra pendant
cinquante ans.
Travaillant à reconstituer le parcours d'un homme inconnu ou du moins peu connu, on
est souvent tenté d'en faire un précurseur, un être exceptionnel. La chose n'est pas facile
avec Jules Momméja. Il apparaît bien ordinaire et sans doute est-ce là toute son
exemplarité. Il me paraît en effet assez représentatif de cette sociabilité érudite de la fin
du XIX° siècle, qui s'activait en tous sens, explorant les domaines les plus divers dont le
folklore. C'est dans ce bric-à-brac intellectuel que ce champ du savoir a vu le jour. Le
cabinet de travail de Momméja en témoigne. Cet érudit ordinaire n'est-il pas aussi un
folkloriste ordinaire ? Etaient-ils si nombreux ceux qui, en cette fin de XIX° siècle, se
définissaient comme des folkloristes à part entière, se souciant exclusivement de ce
savoir ? Et finalement, s'interroger sur les sources de l'ethnographie, n'est-ce pas d'abord
réfléchir sur l'émergence de ce savoir à partir d'autres disciplines déjà solidement
établies ou seulement naissantes, analyser les rapports, parfois paradoxaux, que
pouvaient nourrir ces différentes sciences ? Momméja ne fait pas exception, qui explora
avec plus ou moins d'intérêt et de bonheur de nombreuses disciplines avant de consacrer
la fin de sa vie au folklore. Son oeuvre ethnographique ne se comprend que replacée,
d'une part, dans le cadre de la vie de l'homme et des profondes transformations de la
société au cours de la Troisième République, et d'autre part, au sein même du cabinet de
l'archéologue et des influences dont il s'est nourri.
Un archéologue en habits de paysan
L'écriture folkloriste est, pour Momméja, un moyen de s'insérer dans la tradition
aussi de ses notes historiques et archéologiques. 4 Ms 255-1 à Ms 255- 22. Archives Départementales, Montauban.22
familiale qui a toujours accordé une place de choix aussi bien à l'écriture qu'à la
littérature orale, mettant celle-là au service de celle-ci. Ainsi, à la fin du XVIII° siècle,
l'ancêtre maternel Chanavé consigne minutieusement les complaintes de Roussel, de sa
mère et de Rochette1 , tandis que, dans le même temps sans doute, l'ancêtre Momméja
note facéties littéraires et chansons satirique2. Le père de Jules, Hugues, reprend le
flambeau, transcrivant les contes occitans qu'il recueille au cours de sa tournée d'agent
voyer3. Tous ces manuscrits, soigneusement conservés au point de figurer dans les
différents fonds Momméja, font la joie du jeune Jules qui ne pourra faire moins que de
s'intéresser à son tour aux Chants populaires du Caussadais1 .
Pourtant, s'il prolonge, par la plume, l'oeuvre de ces ascendants, force est de reconnaître
que, sous d'autres aspects, il rompt totalement avec eux. A la lecture de ses notes, on
relève, en effet, un paradoxe. Le lettré, l'archéologue, le critique d'art se définit
volontiers comme un paysan, prisonnier de sa propriété de Guillaynes dont il lui faut
surveiller les travaux agricoles, comme un des derniers représentants de cette race de
paysans caussanels dont il tentera de définir les caractéristiques. Certes, à Bénech, chez
les grands-parents Momméja, comme à Pouziniès, chez les grands-parents Chanavé, on
travaillait la terre, seul ou aidé de "bordiers" et d'"estivandiers"2 . Mais, lentement, les
liens avec cet univers se sont rompus. Son père, Hugues, est employé dans
l'administration du service vicinal ; s'il ne retourne plus la terre, il ne continue pas
moins, au cours de ses tournées pour surveiller l'état des travaux, à parcourir la
campagne, à fréquenter le monde paysan. Avec Jules Momméja, la rupture est
consommée : de la terre, il ne connaît guère que celle qu'il retourne au cours de ses
fouilles. Et c'est de très loin, depuis sa table de travail, qu'il participe aux moissons.
Sans doute a-t-il vécu douloureusement cette rupture. Au moins, peut-on considérer que
sa carrière n'est guère en harmonie avec ses idées. Ne s'inquiète-t-il pas du devenir de la
1 2J 310. Archives Départementales, Agen.2 Ms 255-373. Archives départementales, Montauban. Méras attribue ses chants à Hugues, le père de Jules Momméja. Or il semble bien qu'ils soient antérieurs. Les oeuvres de Hugues ont d'ailleurs été retrouvées dans le fonds de la bibliothèque de Toulouse. On ne peut se tromper, Hugues Momméja leur a donné un titre, Oeuvres, les a datées et signées de sa main.3 Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse.1 On peut être surpris par la passion de cette famille de laboureurs pour l'écriture. Mais il faut se rappeler que le niveau d'instruction, au sein de la communauté protestante, était plus élevé que dans le reste de la population. Ainsi, Marie, la tante de Jules, s'essaie parfois à la poésie sur la page de garde du Magasin Pittoresque auquel elle semblait abonnée. Plus pathétiquement, Pierre, l'oncle de Jules, malade et se sachant condamné, fut l'auteur de plusieurs prières, consignées dans un petit livre au bénéfice des orphelines protestantes de Montauban. Son exemple et ses confidences servirent d'exemple pour la rédaction d'un opuscule édifiant : La vie chrétienne et les derniers moments de Pierre Momméja. (Laporte 1991) On trouve également, à la Bibliothèque Municipale de Montauban, trois thèses soutenues, en 1824, 1842 et 1877, auprès de la Faculté de théologie de cette ville, par des Momméja. Mais le degré de filiation entre leurs auteurs et Jules n'a pu être mis au jour. 2 Les bordiers sont employés à l'année dans une ferme alors que les estivandiers sont des "ouvriers spéciaux qui ne participaient à la culture des céréales que du printemps jusqu'à la fin de l'été". Cette précision est apportée par Momméja dans sa réponse à l'enquête de 1894, sur les maisons-types. (Momméja 1894 : 279)23
société paysanne, lançant un vibrant appel aux "parent(s) assez intelligent(s) pour
résister à l'entraînement général et pour faire de leur fils non pas des instituteurs, des
officiers, des prêtres ou des notaires, mais d'honnêtes cultivateurs, des boutiquiers, des
maçons sinon des manoeuvriers et des portefaix."1 Mais n'est-il pas justement le fruit de
ce destin, de cette ambition qu'il critique ? Il va donc lui falloir surmonter cette
incohérence : trouver un terrain où le "savant" rejoindrait le paysan, où sa passion pour
l'histoire s'accommoderait de la blouse de paysan qu'il endosse volontiers, le crayon à la
main. Cette volonté de concilier la terre et la plume va entraîner Momméja dans des
domaines bien éloignés de la voie qu'il s'est tracée et fort inattendus chez un
archéologue déjà connu. En 1884 et 1885, il présente en effet au comice agricole de
Caussade une machine à ramasser les fruits et un semoir à maïs, qui lui valent une
médaille d'argent et une d'or ! Ces participations à la modernisation des techniques
agricoles témoignent bien de cette volonté de prolonger le lien avec le monde agricole.
Mais l'expérience sera sans suite. Momméja n'est pas un inventeur, encore moins un
passionné d'innovations techniques.
En effet, on ne peut que constater, chez Momméja, une contradiction : l'homme
du semoir à maïs et de la machine à ramasser les fruits est pétri de nostalgie et redoute
le progrès technique qui, il en est persuadé, entraînera la société de la fin du XIX° siècle
à sa perte. Il en va des sociétés comme des hommes : elles naissent, croissent, atteignent
leur plein développement puis meurent inexorablement. L'archéologue le sait mieux que
quiconque, qui est habitué à fouiller la terre à la recherche de maigres vestiges du passé.
Et encore ne ramène-t-on à la lumière que les traces de la civilisation matérielle. Que
sait-on de leurs "secrets cachés" ? Cependant, cette destruction n'affecte pas la société
toute entière. Pour Momméja, deux mondes s'opposent : celui des villes, de l'industrie
qui aliénent les hommes et qu'il rejette et le monde des campagnes, dont les habitants
"sans être pourtant dignes de l'âge d'or, étaient grâce à la simplicité des moeurs et à la
religion, des modèles (...) de vertu"2. Dans ce naufrage inévitable des civilisations, les
campagnes semblaient relativement épargnées, jusqu'au XIX° siècle. Mais ce sanctuaire
d'une certaine innocence est en danger, peu à peu gangrené par l'intrusion des machines,
le progrès technique qui apportent les germes de la destruction. Voilà donc le monde
des campagnes appelé, lui aussi, à une rapide disparition. Et lorsque Momméja regrette
les chants des moissonneurs qui s'activaient sur l'aire, le fléau à la main, remplacés par
le bruit de la dépiqueuse à vapeur, il faut y voir une métaphore plus générale de
1 Ms 255/4. 14 décembre 1890. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255/4. 16 Février 1893. Archives Départementales. Montauban.24
l'évolution inexorable de la société rurale.
"Depuis une huitaine de jours, soit qu'elle soit près, soit qu'elle soit loin, j'entends
le ronflement agaçant de quelque dépiqueuse à vapeur. Grand (illisible) de progrès
: mais ce progrès est bien loin de me charmer. Combien j'aimerais mieux entendre
le bruit rythmé des fléaux et combien s'en trouveraient mieux la plupart des
cultivateurs qui peinent tout autant avec l'appareil perfectionné que jadis avec le
rouleau de pierre, le tribulum -qu'ils appelaient uno liso- et le classique fléau et
qui dépensent infiniment plus. Mais le vent de la mode souffle maintenant du côté
des machines. D'ailleurs la paresse qui monte, la (goinfrerie ?), l'apport du
plantureux repas et des libations qui suivent (...) la journée de battage à vapeur, ne
permettent plus de s'astreindre aux méthodes sobres et économiques de jadis."1
Avec l'introduction des machines, c'est tout un monde qui disparaît et, avec lui, ses
pratiques, ses croyances, ses rites. Ainsi, paradoxe des paradoxes, l'inventeur couronné
d'une machine à ramasser les fruits pose un lien très fort entre la mécanisation des
récoltes - qu'il condamne - et la disparition des chants - auxquels il est si attaché - ! "Il
n'y a plus de moissonneurs depuis longtemps, les machines les ont chassés de nos
champs, et quand on chante aux despéloucades, ce sont plutôt d'ineptes couplets que les
grammophônes (sic) ont popularisés. Certains affirment que c'est un progrès, je ne sais y
voir quant à moi qu'une profonde déchéance ; la saine poésie se meurt dans nos
campagnes."2
Son travail de collecte a donc un double visage. Il s'apparente d'abord à un
témoignage, un sauvetage. Il s'agit pour lui de récupérer ce qui peut encore être sauvé,
le décrire et l'écrire pour qu'il survive, qu'il ne soit pas définitivement dévoré par le
temps. C'est pourquoi Momméja note, dessine, découpe et conserve "tout ce qui paraît
avoir un intérêt documentaire". Mais il n'envisage pas, dans un premier temps, de
l'utiliser. L'heure n'est pas à l'analyse, l'urgence est ailleurs. Son but est bien de réaliser
des archives pour les générations futures. Du reste, ce désir de se perpétuer par
l'écriture, de fournir des matériaux à ses successeurs est constant chez Momméja et
explique sans doute l'aspect parfois autobiographique de son travail.
1 Ms 255/5. 1° Août 1895. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255/ 53. Archives Départementales. Montauban. On appelait Despéloucades les assemblées au cours desquelles on enlevait l'enveloppe des épis de maïs. Ceux qui se livraient à cette activité étaient qualifiés de despéloucayres. 25
"Je ne désespère pas de me former ainsi, peu à peu, une collection extrêmement
commode et qui sait ? précieuse pour l'avenir. Si mes enfants n'ont pas mon goût,
je lèguerai cela à quelque bibliothèque publique, et quelques jours, très
certainement, rendrai service à des chercheurs, qui me béniront à leur tour comme
je bénis moi-même ceux dont je suis la trace..."1
Mais sa collecte est aussi oeuvre rédemptrice, quête de soi, destinée à renouer avec la
tradition familiale et à racheter son abandon du monde paysan, dont il sera le gardien du
savoir, un savoir que le paysan lui-même a oublié. Sa méthode de travail rapproche
d'ailleurs étrangement sa collecte de l'autographie.
Autour de Monteils
Momméja ne sera pas l'instigateur de questionnaires, d'enquêtes de grande envergure
auprès d'un vaste public d'informateurs. Son travail se limite aux lieux où il vit
-Monteils2 et ses environs, Caussade, Saint-Etienne de Tulmont - aux gens qu'il
fréquente. Ainsi, la propriété de Guillaynes et ses occupants sont-ils une inépuisable
source d'informations car c'est au coeur de son quotidien qu'il mène l'enquête
ethnographique, dans la rue, sur l'aire auprès des ouvriers venus battre sa récolte, dans la
cuisine de sa maison parfois, auprès de sa famille. Tous ceux qu'il fréquente sont autant
d'informateurs potentiels, dont il consigne soigneusement les propos dans ses carnets.
Mais ces interlocuteurs sont peu nombreux et sont avant tout des familiers, la nourrice
de ses enfants, Françoise Nègre, ses bordiers Le Merle et Lamonteye et leur famille1 .
1 Ms 255/4. 6 Janvier 1893. Archives Départementales. Montauban.2 Trois noms reviennent sans cesse sous la plume de Momméja, autant de lieux où il vécut et enquêta. Le manoir de Bénech, sur la commune de Caussade, appartient à la famille Momméja depuis la fin du XVIII° siècle. (Laporte 1991 : 17-18) Les grands-parents Chanavé possédaient la ferme de Pouziniès, sur la commune de Saint-Etienne de Tulmont, entre Montauban et Nègrepelisse. Enfin, Momméja épouse en 1878 Lucie Bongras, une fille de Bordiers. La dote permet au jeune couple d'acquérir la propriété de Guillaynes, à Monteils, près de Caussade. Ils y vivront en continu de 1886 à 1898 puis de façon plus espacée pendant la première Guerre Mondiale.1 Lorsque, au début des années 1920, il reprend sa collecte de chants effectuée en 1890-1891, il fait appel au savoir de Sidonie Bontes, la fille de Lamonteye. A tel point qu'il la qualifie de "rabatteuse du gibier folklorique". (Ms 255/54. Archvives Départementales. Montauban.) 26
Encore est-il exagéré de dire qu'il mène l'enquête. Il écoute plus qu'il ne cherche et note
scrupuleusement dans son Journal les faits qui lui semblent devoir présenter de l'intérêt.
"Vents follets
Pendant les moissons, j'ai vu mes ouvriers faire une croix
avec deux poignées de bled (sic), au coin d'un champ à fin (sic) que le
tourbillon ne disperse pas le bled moissonné.
Mon bordier Ermenc dit Le Merle, m'a souvent dit que si l'on
lançait un couteau ouvert au milieu d'un tourbillon, il en jaillissait du sang ;
mais qu'il ne fallait pas tenter l'expérience car il pourrait en arriver q.q (sic)
malheur. Il ne savait d'ailleurs pourquoi le tourbillon pouvait saigner, ni
comment on était coupable en lançant le couteau."2
Ainsi, au fil des pages, découvre-t-on, parmi les notes de lectures et les croquis
archéologiques, la "chronique ethnographique" de la famille Momméja à la fin du XIX°
siècle.
"21 Janvier 1891
Mort du vieux père de notre bordier, un des derniers
vieillards nés en pleine Révolution que j'ai connus.
Au pied du lit où repose tout raide ce grand cadavre au visage
émacié et nettement découpé, la vieille lampe de cuivre poli, le calel est
déposé, tout allumé. Sur une chaise couverte d'un drap blanc, est placée une
assiette avec de l'eau bénite. Nous offrons une petite table, plus décente
semble-t-il, pour remplacer cette chaise. On la refuse, car toujours on s'est
servi ainsi d'une chaise. La pendule est arrêtée à deux heures moins un
quart. Tout s'est tu dans la demeure où la mort est entrée.
La Sirgauto veille auprès du cadavre. Arrive la vieille Goudille,
claudiquante et grotesque mais dont mes gens ont peur.
-Boulès y douna d'aygo seguado ?
- Eh Opè !1
Puis, une prière marmottée le chapelet à la main.
Quand elle est partie : Es uno sourciero, Madamo, dit la Sirgauto à
2 Ms 255/6. AD. Montauban1 Ms 255/4. 6 Janvier 1893. Archives Départementales. Montauban.27
ma femme, bou'n' cal garda qué douné pas de sorts and'aques maïnages.2
Ces jours passés, on a rêvé ici d'oeufs de poule qu'on trouvait en
grand nombre partout où l'on regardait. Présage certain de mort prochaine
dans la maison, affirme-t-on, et cette superstition n'est pas nouvelle pour
moi."3
Cette dernière précision est importante : Momméja se place au coeur de sa collecte. Il
est sa première source d'informations, utilisant ses propres connaissances pour éclairer
certains faits. Ainsi, 16 Février 1893, note-t-il : "Ce soir, à côté de ma porte, grande
mécanique de marteau, c'est ma petite (Jeanne) et sa grand-mère qui cassent des noix
pour faire de l'huile. Ca s'appelle ici dénougoeilla."2 Mais, à l'inverse, ses propres
lacunes vont profiter à cette collecte puisqu'il note tout ce qu'il découvre. "En dînant, ma
belle-mère m'apprend qu'une superstition générale, dans sa jeunesse, faisait verser
religieusement dans le foyer les restes de vinaigre restés au fond d'un saladier à la fin du
repas. Faire autrement aurait compromis la provision de vinaigre qui n'aurait pas tardé à
se gâter."3 Ou encore : "Ce soir, Jeanne se trémousse et tapage et jardonne (sic). Sa
mère à la fois amusée et impatiente, lui crie en patois : "A tu bay Tifou" (Va ton train,
tempête) C'est la première fois que j'entends prononcer ce vocable étrange qui évoque
l'idée de tempête."4
Cette façon si particulière de procéder5 , en partant de soi et de son entourage,
Momméja va l'élever au rang de méthode travail. En 1890-1891, il s'adonne à ce qu'il
appelle lui-même sa "campagne folkloriste systématique", sur les chants populaires du
Caussadais. Soucieux de rigueur scientifique, il note, pour la plupart des 128 chants
qu'il recueille, la date et le lieu du collectage ainsi que le nom de son interlocuteur, dans
son cahier rouge et son cahier tigré6. Rien que de très normal. Sauf que sa méthode
d'investigation est, elle, pour le moins originale. Ses notes manuscrites, à propos de la
Chanson sur la mort de Biron,7 illustrent parfaitement sa façon de procéder où se mêlent
intimement ses lectures, ses souvenirs, l'influence de ses parents mais aussi le rôle
essentiel accordé aux informateurs.
2 "C'est une sorcière, Madame, il vous faut faire attention qu'elle ne jette pas de sorts à ces enfants."3 Ms 255/3. Archives Départementales. Montauban.2 Ms 255/4. 16 Février 1893. Archives Départementales. Montauban.3 Ms 255/4. 9 Avril 1893. Archives Départementales. Montauban.4 Ms 255/4. 21 Janvier 1891. Archives Départementales. Montauban.5 Momméja est-il seulement un cas particulier ? N'est-ce pas ainsi que procèdent Bladé qui interroge ses proches ou Arnaudin qui photographie "ses" Landes, celles qu'il parcourt lorsqu'il chasse ?6 Ces carnets sont, pour le moment, introuvables.7 Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse.28
" D'enfance, je crois, je sais trois strophes de la complainte de Biron en
dialecte local. Je suppose que je les tenais de mon père, qui les avait trouvées dans
le Tableau de la langue parlée dans le Midi, par Mary-Lafon, car ce sont les
mêmes. Au début des recherches, dont je consigne ici les résultats, je m'enquis de
cette complainte auprès de mes informateurs. A peu près tous reconnaissaient que
mes strophes ne leur étaient pas inconnues, qu'ils avaient entendu chanter dans
leur jeunesse, quelque chose d'approchant ; mais ils n'en avaient rien retenu.
Un jour, pourtant, le bon vieux Merle, me dit : -"Non, je n'ai jamais
su cette complainte, mais je sais celle del Cadet de Tsiroun, et je vous la dirai si
vous voulez..." C'est celle qu'on lira plus loin. D'ailleurs, si je m'expliquai
aisément que Biron fut devenu Tsiroun, je ne parvins pas à comprendre pourquoi
le célèbre maréchal était traité là de cadet par le vieux cultivateur. Je comprens
(sic) maintenant que c'est une conséquence de l'interpénétration de chansons
diverses, qui coururent ; car il y en eut plusieurs, tant en français qu'en
quercynois, et l'une d'elles débute précisément par ces vers :
Qui veut ouïr la chanson
La complainte
Du cadet de Biron..."
Il s'agit presque d'un manifeste de la "méthode Momméja". Que de chemin depuis
Mary-Lafon jusqu'au Merlou : quelques bribes d'une chanson recueillis par un historien
local, que le père a retenus et qu'il a transmis à son fils qui, des années plus tard, tente
de la reconstituer. En effet, Momméja évolue sans cesse entre l'écriture et l'oralité, entre
le livre et la parole des informateurs. Et si de trop grandes divergences surgissent entre
ses découvertes et ses lectures, il tranche inévitablement en faveur de ses informateurs
car ce sont eux qui, en dernier lieu, détiennent la vérité. Parmi ceux-ci, deux occupent
une place privilégiée, Lamonteye et Ermenc dit Lou Merlou, que Momméja a élevé au
titre de "rapsode", ses bordiers, qui sont à la fois sa principale source d'informations et
les garants de l'authenticité des faits collectés car ce sont de véritables paysans. Ainsi,
lorsqu'il lit un récit ou recueille une chanson par une autre voix, s'empresse-t-il
d'interroger Lamonteye. Connaît-il ce récit ? Si tel est le cas, Momméja est rassuré, la
chose est authentique. A n'en pas douter. Si tel n'est pas le cas, Momméja note :
"Lamonteye n'en a jamais entendu parler". Comme une sorte de mise en garde, de
29
distance, un appel à vérification.
Mais tout ce travail de collecte, pour l'essentiel, reste à l'état de notes manuscrites. Rares
sont les écrits à caractère ethnographique qui paraîtront du vivant de Momméja et
encore est-ce largement la presse locale qui aura cette faveur. On peut, certes, expliquer
ce silence par la proximité de Bladé qui, loin d'encourager Momméja, l'aurait conduit à
un silence prudent. Comment un archéologue, de vingt-sept ans son cadet, pouvait-il
concurrencer Bladé sur son terrain1 ? Friand de polémiques, d'une plume féroce et d'une
ironie mordante, le lectourois n'épargnait guère ceux qui, dans son entourage proche ou
plus lointain, se risquaient à faire du folklore, surtout s'ils prétendaient oeuvrer dans
cette Gascogne, aux limites décidément très floues et remarquablement fluctuantes. Il
aurait eu beau jeu de tailler en pièces les considérations, mi-ethnographiques, mi-
autobiographiques de l'archéologue.
Mais il faut se garder de voir en lui un folkloriste malheureux, "introverti",
s'habillant en archéologue faute de mieux. Ses notes l'attestent : il s'adonne à
l'archéologie avec passion, cherche des subsides pour financer ses chantiers, soutient
avec ferveur les Fouilles de Sos et la Controverse2 que ces découvertes occasionnent. Il
se définit lui-même comme un "archéologue qui apporte des documents sincères aux
traditionnalistes"1. Une générosité bien pensée car ces documents peuvent également lui
servir.
Bric-à-brac scientifique
1 Même si Bladé était un familier de la maison de Monteils, où il rendait fréquemment visite à Momméja, l'archéologue ne goûtait guère la compagnie du folkloriste qu'il avait, de son propre aveu, "beaucoup connu et fort peu aimé". Dans son journal, il en brosse un portrait au vitriol, l'accusant d'avoir épousé Mme Bladé par intérêt acr, si celle-ci avait hérité de son père, chiffonnier, une belle fortune, elle en avait aussi hérité un esprit singulièrement étroit, hermétique à tout ce qui n'était pas "affaires". Au grand dam du folkloriste. La charge va plus loin. Mal mariée à un homme qui la considérait comme un fardeau, ne se montrait jamais en sa compagnie et n'habitait même plus avec elle, elle se mourait autant d'ennui que d'albuminurie, maladie dont le folkloriste ne s'alarmait guère, trouvant là une providentielle alliée. Et Momméja d'accuser Bladé d'avoir volontairement laissé sa femme sans soin, afin que la maladie le débarrasse rapidement d'une encombrante épouse ! Ce qui ne manque pas d'advenir. (Ms 117/7) La mort de Bladé ne l'affecta guère, d'ailleurs, comme en atteste la note laconique qu'il lui consacre dans son journal, le 1° Mai 1900. "Nombreux visiteurs viennent m'importuner. Jean-François Bladé, le fièvreux érudit, vient de mourir à Paris." (Ms 255: 7 ?) 2 Aux Archives Départementales à Agen, on trouve le dossier, côte 2J 318, que Momméja consacra aux fouilles de Sos. Il témoigne des efforts que l'archéologue déploie pour faire accepter l'idée que Sos était bien l'oppidum des Sotiates. On le voit, recherchant des appuis auprès de confrères plus en vue et notamment auprès du bordelais Camille Jullian de la Revue des Etudes Anciennes qui lui promet des subventions du Comité des Travaux Historiques, faisant même appel à la presse parisienne, notamment au Monde Illustré. IL l'affirme d'ailleurs clairement dans son journal : "C'est avec une passion et un charme infini (sic) que j'étudie l'histoire et l'archéologie du Lot-et-Garonne. Il me semble avoir parfois la fièvre sacrée de l'explorateur entrant dans un monde nouveau. " (Ms 255/ 7)1 Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.30
J'ai qualifié Momméja d'"archéologue", faute de mieux, car il faut bien assigner une
discipline de prédilection à un "savant". Mais, comme tout érudit, il a été sensible à de
nombreux autres domaines, au hasard de ses lectures, de ses rencontres. Sa méthode de
travail en sera profondément marquée. En 1894, il répond à l'Enquête sur les conditions
de l'habitation en France, organisée par le Comité des Travaux Historiques et
Scientifiques, prenant d'ailleurs comme modèle des "Maisons-types de l'arrondissement
de Montauban"2 son manoir du Bénech ! Sa contribution refléte parfaitement le
mélange des disciplines auquel se livrent alors les érudits, faisant feu de tous bois. En
effet, il ne se cantonne pas à l'architecture. Avant de décrire l'habitation, n'est-il pas
judicieux de décrire l'habitant ? Et l'on ne saurait en brosser un tableau fidèle sans
s'intéresser d'abord au site qui "présente deux régions bien tranchées : celle de la plaine
et celle de la montagne, ou comme l'on dit en langue vulgaire, la plano ou la ribiéro, et
la montagno ou le Caussé "3 . Deux régions s'opposent, qui produisent autant de "races"
car, selon un procédé classique, parfaitement représentatif de l'époque, il met en relation
climat, hydrographie, orographie, etc. pour définir, physiquement et moralement, le type
du "caussanel" et du "ribiérenc", fruit de tous ces paramètres.
"Les habitants de la plaine, proches parents des Gascons sont généralement bruns,
grands et secs, brachicéphales à visage en ovale allongé. Les caussanels, ou gens
des hauts plateaux, sont dolichocéphales, de taille plus petite, et comme tous les
montagnards, ils présentent un assez grand développement du torse
comparativement aux jambes ; ils sont trapus au lieu d'être grands. Les blonds y
sont assez communs ; ils ont les carnations colorées et la face ronde (...).
Ces caractéristiques physiques déterminent les caractères moraux.
Les gens de la rivière, plus nerveux et plus agiles, sont plus vifs, plus éveillés,
plus habiles que ceux du Causse, mais moins persévérants, moins aptes
physiquement et moralement à supporter la fatigue et la peine. Les premiers sont
plus sensuels, plus facilement irritables ; les seconds plus sobres, plus calmes,
plus entêtés aussi et plus vindicatifs. Pour un Caussanel, l'homme de la plaine est
un paresseux, un être frivole et d'assez petite valeur ; et de son côté, le Ribierenc,
étonné de l'extrême résistance à la fatigue qu'il constate chez son voisin, déclare
que c'est une brute sans intelligence, bonne pour exécuter des travaux pénibles,
mais incapable d'aucune culture." (Momméja 1894 : 262-263)
2 Momméja 18943 Momméja 1894 : 26131
Cette définition de types ethnographiques, par ailleurs très en vogue dans la seconde
moitié du XIXe siècle, témoigne de l'intérêt de Momméja pour l'anthropologie
physique. Un intérêt suffisant pour se rendre, en 1878, à Paris, au Congrès
Anthropologique, à Paris, où il assiste à une "interminable lecture sur les Bohémiens et
l'Age de Bronze". La rencontre décisive a sans doute eu lieu trois ans plus tôt, lorsque
Franz Leenhardt1 s'installe à Montauban où, professeur à la Faculté de Théologie, il
explique et défend les théories de Darwin, enseignant entre autres l'anthropologie
physique. Et lorsque Momméja affirme que le Caussadais est une "frontière
ethnographique", ethnographie est synonyme d'anthropologie physique. C'est d'ailleurs
le sens que ce mot aura sous sa plume tout au long de sa vie1.
L'anthropologie physique va être d'un grand secours à l'archéologue qui trouve,
dans cette mise en présence de "races" si distinctes, l'origine de certaines particularités
architecturales. Elle lui offre un schéma explicatif efficace.
"Ainsi, dans les deux régions, contraste complet, tant au point de vue du sol qu'au
point de vue de ses habitants. Ce contraste doit se retrouver dans les demeures, et
il s'y retrouve, en effet, aussi complet qu'on peut raisonnablement l'espérer dans
une aire territoriale d'aussi faible étendue, et avec une population très homogène,
en somme.
Les considérations topographiques, géologiques, ethnographiques
et morales qui précèdent permettent de déterminer a priori un certain nombre de
caractères généraux propres aux habitations rurales des régions décrites.
Dans les maisons des plateaux, le luxe et le confort sont moindres
1 Après une solide formation théologique, Franz Leenhardt se destine au pastorat, sa vocation première, lorsque, en 1875, la Faculté de Théologie protestante de Montauban fait appel à lui pour mettre en place un enseignement confrontant "la foi aux méthodes scientifiques et aux courants de pensée modernes". "Passionné par la biologie et les sciences de la terre" -enfant, il collectionnait les fossiles, plantes et animaux-, géologue éminent dont la thèse fut couronnée par un prix de la Société Géologique de France, "il présentait à ses étudiants un large éventail de disciplines, de la paléontologie et l'anthropologie physique à la chimie, la physique et la géographie." (Clifford 1987 : 24-26) D'ailleurs Alexandre Momméja, probablement un cousin de Jules, qui, en 1877, soutiendra à Montauban sa thèse sur Les titres messianiques de Jésus-Christ dans les quatre Evangiles suivra son enseignement. Jules Momméja a donc vingt-et-un ans lorsque Franz Lennhardt arrive à Montauban. Certes, Momméja ne semble pas avoir fréquenté, comme étudiant du moins, la Faculté de Théologie et, dans ses notes, je n'ai retrouvé aucune allusion à ce professeur. Pourtant il paraît impossible que les deux hommes ne se soient pas rencontrés. D'une part, Montauban n'est qu'une petite ville où la communauté protestante est importante. L'arrivée d'un professeur tel que Franz Leenhardt ne devait pas manquer d'attirer l'attention des savants locaux, et a fortiori des protestants pratiquants tels que les Momméja. D'autre part, Leenhardt accorde une place privilégiée à la préhistoire, discipline à laquelle le futur conservateur du musée d'Agen s'est beaucoup intéressé. 1 Dans ses Cahiers noirs, relatant le quotidien d'un homme de l'arrière pendant la Première Guerre Mondiale, Momméja consacre de longues pages aux régiments étrangers qui séjournent à Moissac notamment aux "Asiatiques" et aux "Nègres" . Et Momméja de constater que les naissances illégitimes n'ont jamais été aussi nombreuses qu'en période de guerre et de réfléchir sur le "type ethnographique" des "métis" qui naîtront de ces unions. (Ms 117/8 : 212-213)32
que dans les autres ; mais, en revanche, elles seront d'un travail plus artistique et
plus soigné, car les pays de la pierre sont ceux qui produisent les meilleurs
ouvriers." (Momméja 1894 : 263-264)
Mais le tableau serait-il complet si, après avoir décrit la région, ses habitants et leurs
habitations, on ne disait quelques mots sur leur façon de vivre, leurs "moeurs" ?
Momméja fait alors oeuvre de folkloriste. Ainsi, décrivant la chambre, il en profite pour
expliquer quelques coutumes relatives au mariage. "Dans (la) chambre, avait pris place
le mobilier de notre grand-mère, quand elle entra dans la famille. C'est une coutume
constante que la jeune femme reçoive de ses parents la garniture d'une chambre, c'est-à-
dire tout au moins un lit et une armoire." (Momméja 1894 : 267) Mais ce sont surtout
les gestes et les mots de l'agriculture qui retiendront son attention dans cette première
description de l'architecture quercynoise, consacrant même des "notes
complémentaires" en fin d'article au mode d'exploitation -où il explique les rapports
entre le propriétaire, le "patchés" ou "pajés", ses fermiers, les "bordiers" et ses ouvriers
saisonniers, les "estivandiers"- ainsi qu'aux techniques d'exploitation, décrivant le
fonctionnement du "roudoulet" et de la "liso".
Architecture, anthropologie physique, géographie, folklore, etc., les frontières
entre disciplines s'estompent. Sous la plume de Momméja, les différents champs du
savoir se mêlent et se complètent en une formidable machine explicative. C'est
particulièrement évident dans un dossier important, conservé aux Archives
Départementales à Montauban, consacré aux "Hommes sauvages". Malgré son titre, il
s'agit d'un essai d'héraldique. Momméja, analysant les armoiries de Caussade, explore
ce mythe pour expliquer la présence étonnante de chausse. Il y est conduit par la
sémantique : Caussade, Caoussado, Caoussa, chausse, chaussé(e) et voici la fée
éponyme de Caussade qui surgit, cette sauvage qui perdit sa liberté pour une paire de
sabots qu'elle convoitait. Force est de reconnaître que Momméja se livre à un minutieux
travail de folkloriste, recueillant la légende caussadaise et ce qu'il considère comme des
variantes, s'intéressant également aux hommes sauvages de la mascarade carnavalesque
et au Dimengé del Salvages1, premier dimanche de Carême qui verrait la sortie de la
jeunesse grimée. Ce travail, remarquable sous bien des aspects, n'en est pas moins
émaillé de longues digressions fort hasardeuses, étonnant bric-à-brac dont on suit,
parfois avec difficulté, le cheminement, qu'il résume à son "cher ami" Perbosc.
1 Dimanche des Sauvages33
"Ma parlote sera intitulée : "De la fée éponyme de Caussade et des singulières
aventures d'une figure de blason". J'y raconterai l'histoire de la déesse de la source
du Tourou, qui devenue femme sauvage au Moyen-Age, devint l'un des
principaux emblèmes héraldiques de la maison de Durfort, comme Mélusine pour
la maison des Luzignan ; puis celle des hommes sauvages dont on fit des dieux
gaulois au début du siècle dernier, et que Linnée avait dûment classé au nombre
des Primates entre l'homo Sapiens et l'homo nocturnus... sans compter le rôle
qu'ils jouèrent dans les mascarades, les traditions, ce qui me permettra de rappeler
une belle histoire de (?) Boccacio, et la page de Froissart sur le Bal des Ardents.
Vous voyez que ma petite fée Caussadaise m'a conduit bien loin. Je ferai
l'impossible pour n'être pas ennuyeux et peut-etre, montrerai-je q.q. (sic) dessin de
ma façon pour illustrer la chose et faire avaler plus facilement la tartine."1
S'il n'éclaire guère le sens de la démonstration à laquelle se livre Momméja, au moins ce
résumé a-t-il le mérite de mettre en avant l'indigeste "cuisine disciplinaire" à laquelle
l'auteur se livre parfois.
Cependant, dans cette confrontation des disciplines, un trio surgit sans cesse, qu'il
convient d'analyser : l'archéologie et le folklore.
Le folklore au secours de l'archéologie et de l'histoire
Si la collecte folkloriste de Momméja est d'abord guidée par la nostalgie à l'égard d'un
monde qui disparaît et le souci de prolonger la tradition familiale, elle trouve aussi
parfaitement sa place dans le cabinet de l'archéologue qui ne perd pas son temps en
écoutant et en consignant les "vieilles histoires", les légendes, les récits fantastiques. Ils
pourraient lui être d'un secours inattendu mais efficace lors de ses campagnes de
fouilles. A condition cependant de prendre certaines précautions.
Et Momméja le sait mieux que quiconque qui, se demandant "quelle pouvait
bien être l'origine de ces légendes et si certains faits précis n'avaient pu leur donner
naissance ou prétexte"1, fut acteur et témoin, malgré lui, d'un de ces récits de sépultures
1 Ms 1417. Bibliothèque Municipale de Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 20 Août 1921.1 Ms 255/57. Archives Départementales. Montauban.34
merveilleuses. Lors des fouilles de Saint-Martin de Moissac, il découvre "un sarcophage
trapézoïdal, ultra grossier, en pierre du pays, renfermant un squelette, qu'aucun objet ne
(...) permit de dater. Cette découverte assez peu importante au point de vue
archéologique, causa une certaine émotion dans le quartier et provoqua force
commentaires." De proche en proche, le squelette devint un chef, un noble, un riche
homme, un prêtre et enfin un évêque. La sépulture étant intacte, on en déduisit que "le
mort avait toujours ses os bien en place, mais même qu'il avait encore sa peau." Quant
à la châsse de pierre trouvée dans l'abside, elle devint un trône. "Et au lendemain de la
visite de la Société Archéologique, on m'a raconté à moi-même que j'avais découvert
assis sur un trône de pierre, le cadavre d'un évêque si bien conservé que sa peau était
dure comme celle d'un tambour !" Et s'il salue l'"ample naîveté" des commentaires dont
"l'évolution ne manque pas d'une certaine logique ingénue"2 , Momméja ne peut faire
moins que de recommander la plus extrême prudence.
"Les légendes au sujet de l'origine ou de la destruction des vieux monuments sont
celles qui se forment le plus vite et qui sont les plus trompeuses. Il n'y a pas de
végétation mythique plus rapide et plus factice que celle qui se développe autour
des ruines. (...) Depuis deux siècles, chaque génération de Gascons ou de Béarnais
invente de nouvelles naissances d'Henri IV, comme on imaginait autrefois des
châteaux du Prince Noir, comme nous voyons se former autour de nous les
chambres de Napoléon. Toute tradition qui fait d'un monument la résidence d'un
souverain célèbre est sujette à caution, si voisine qu'elle soit du temps où il a
vécu."1
Pourquoi noter alors avec soin les récits à propos d'un hypothétique château ou d'une
introuvable chapelle, ces histoires de moines s'enfuyant au moyen d'un souterrain, tout
aussi improbable que le couvent qu'ils abandonnaient et dont aucun coup de pelle n'a
encore pu démontrer l'existence ? Momméja ne semble, en effet, guère respecter la sage
réserve qu'il préconise, consacrant plusieurs dossiers aux légendes de templiers, aux
repères d'Anglais, aux souterrains mystérieux, etc.
On pourrait résumer d'une simple phrase son attitude : il ne faut ni
s'enthousiasmer à l'excès, ni mépriser les légendes historiques. "Fausses si on les prend
au pied de la lettre", elles ne doivent pas être boudées pour autant car "elles révèlent
2 Ms 255/57. Archives Départementales. Montauban.1 Ms 255/77 bis. Archives Départementales. Montauban.35
parfois l'existence de monuments importants et de tous les âges. (...) Il est (...) certaines
légendes féodales absurdes en elles-mêmes, mais qui, étudiées avec soin, nous révèlent
des personnages historiques fort (...) intéressants dont nos érudits prédécesseurs ne se
sont pas doutés." Et Momméja de citer l'exemple du château de Miramont, dans le Bas-
Quercy2 . Ses ruines avaient été recouvertes par le champ de foire ; les historiens locaux,
même les plus minutieux et les plus brillants, n'y faisaient pas allusion, n'ayant trouvé
aucune mention de son existence dans les vieux papiers des "annales locales". Mais la
tradition orale, têtue, n'avait pas oublié, pas plus qu'elle n'avait oublié certain
compagnon de Bayard, dont elle faisait un hôte du château de Peyre-Jean, près de
Lauzerte, alors que les "savants" répétaient, à tort, que ce Pierre d'Ossun n'avait jamais
séjourné en Tarn-et-Garonne. Les chansons sont tout aussi précieuses.
"Je mes (sic) un peu de coquetterie, je le confesse, à ne pas oublier les
circonstances dans lesquelles nos érudits régionaux se sont servis des chants
populaires pour étayer ou illustrer des faits historiques. Boudon de Saint-
Amans1 , le sympathique historien de l'Agenais, esprit largement ouvert sur
toutes les sciences, est peut-être un de ceux qui ont prêté le plus d'attention aux
témoignages de la muse populaire.
Ayant raconté, en combinant la tradition populaire et les pamphlets du
temps, comment Melle de Combefort, trop vivement courtisée par HenriIV,
s'était jetée par une fenêtre, ajoute : 'Une vieille chanson, encore usitée il y a
moins d'un demi-siècle, dans la plaine d'Agen, rappelait la mémoire de cet
événement (...) Un peu plus loin, ayant relaté la prise de Gontaud, par son
propre seigneur, Biron (le 13 juillet 1579) ajoute : 'Le souvenir de cet affreux
événement se conservait encore, il y a q.q. années, dans une ancienne chanson
ou plutôt une complainte."2
2 Ms 255/77 bis. Archives Départementales. Montauban.1 Jean Florimond Boudon de Saint-Amans (1748-1831) est une des figures de l'érudition agenaise. Lieutenant au régiment du Vermandois, il fut expédié aux Antilles, où il séjourna quelques mois. De retour en Agenais, abandonnant les armes, il se consacre à l'étude. Il est à l'origine de la création de la Société Académique d'Agen (1776), s'intéresse à l'histoire locale, à la botanique et surtout à l'agriculture qu'il tente de moderniser. Il voyage aussi, dans les Pyrénées, dans les Landes et en Angleterre et publie ses récits de voyage. Enfin, membre du Conseil Général de Lot-et-Garonne pendant plus de vingt ans, il participe activement aux premières statistiques ainsi qu'aux enquêtes sur le Code Rural. C'est sans doute après sa nomination au musée d'Agen que Momméja découvre cet illustre ancêtre qui le fascine et en qui il ne tarde pas à s'identifier. Il s'empresse de faire publier, dans la Revue de l'Agenais, les "Journaux de mer", rédigés pendant l'expédition aux Antilles. Il s'apprêtait à faire de même pour la Cryptographie agenaise, où Boudon de Saint-Amans avait consigné, jour après jour, les événements, les rumeurs, la vie quotidienne entre Mars 1814 et Mars 1817. J'analyserai, dans une publication à venir, les relations entre les deux hommes. 2 Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.36
N'est-ce pas encore grâce à une bribe de couplet que l'érudit agenais découvrit "un fait
doublement important pour la physique du globe et pour la géographie carlovingienne
(sic) des Gaules", situant enfin avec "certitude" l'ancienne Cassinogilus à Casseil,
mettant ainsi un point final à toutes les spéculations auxquelles ce site avait donné
lieu1 ? L'archéologue ne doit donc pas mépriser le "Champ du folklore"2 ; il doit
seulement le retourner avec prudence.
Mais, au-delà de cette attitude que l'on pourrait qualifier de "pragmatique", Momméja
pose un rapport plus étroit encore entre folklore et archéologie. Dans sa "Note
préliminaire" aux Causeries sur les origines de Moissac3 , il explique comment il
travaille : l'archéologue se livre bien sûr à des fouilles qui, loin de résoudre les
questions, ne font qu'en poser d'autres. Il lui faut alors aller chercher ailleurs. Dans les
livres d'abord - ses notes attestent cette patiente recherche bibliographique -, dans les
archives aussi et notamment auprès des réponses aux questionnaires archéologiques du
XIX° siècle qu'il dépouilla patiemment, où il puise certaines "légendes pseudo-
historiques". Et quand décidément, il ne parvient plus à faire parler les pierres et les
livres, reste encore la tradition à interroger, qui permettra de donner à voir des pratiques
vivantes autour de ces ruines silencieuses. "Archéologie barbare", "archéologie gallo-
romaine" mais aussi "toponymie" et enfin "folklore, c'est-à-dire la science qui nous
permet, souventes fois, de tirer un parti tout à fait pratique de l'étude attentive des
légendes, des traditions et des superstitions4 ", voilà l'attirail dont doit savoir se servir, à
la fin du XIX° siècle, un archéologue rompu aux méthodes de travail les plus modernes.
En cela, il est pleinement un homme de son temps, partageant une sorte de théorie des
survivances : dans la culture populaire, il subsiste quelque chose des temps les plus
reculés de l'humanité, "vivant fossile" dont il faut se servir pour pallier le silence des
pierres. Et il n'hésite pas à définir les superstitions comme "le seul lien qui nous rattache
aux premiers humains"5 . Les Causeries apparaissent bien comme une mise en
application de cette définition. D'ailleurs, certains chapitres portent des titres
suffisamment clairs sur ces rapports entre religion antique et superstitions du XIX°
siècle finissant : "De la poussière des superstitions qui s'éleva des ruines du paganisme
1 C'est du moins l'opinion de Momméja.2 Ms 255/77 bis. Archives Départementales. Montauban.3 Momméja 19304 Momméja 1930 : 5 Momméja 1930 :37
et flotte encore dans notre air" ou "comment en terre moissagaise se sont perpétuées
jusqu'à nos jours certaines coutumes funéraires celtiques ou romaines". Et l'on plonge
alors au coeur d'un jeu de miroirs où les superstitions d'aujourd'hui donnent à voir la
procession d'hier.
"Quoi qu'il en soit (...) il reste bien acquis que la mémoire n'était pas encore
éteinte, aux jours de notre enfance, des dieux, des forêts, des arbres et des eaux,
sylvains, faunes et naïades de l'Antiquité, dont le plus représentatif, si l'on peut
dire, le dieu Pan, a imposé paraît-il son nom au village de Dieupentale."
(Momméja 1930 : 35-44)
De tels exemples ne sont pas rares. On pourrait également citer la fête de la Saint-Jean,
à laquelle Momméja consacrera nombre de pages. Les "bergères" dansant autour du
bûcher, par exemple, toujours vivantes dans sa mémoire, perpétuent "un rituel dont elles
tiennent la tradition de leurs belles aïeules, les gauloises aux seins de marbre, aux bras
forts de catapultes"1. Les mégalithiques ont fasciné les savants du XIX° siècle et
Momméja ne fait pas exception. Il les recense, note les croyances et pratiques dont ils
sont l'objet. Ainsi cette pierre de Matras, "qui perpétue dans la Lande d'Albret quelques
vestiges des rhites (sic) les plus caractéristiques des antiques religions préhistoriques.
(...) On (y) célébrait jadis les accordailles et parfois même les actes de mariage"2 .
Et, en conséquence, la religion et les "coutumes" antiques rendent parfois les
superstitions de cette fin de XIX° siècle intelligibles, comme en témoigne l'expérience
de Chantot, "un magistrat dont les fonctions ont discipliné et, par conséquent, aiguisé
les dons innés d'observation". (Momméja 1930 : 91 )
"Comme il venait de terminer la lecture du Manuel d'Archéologie préhistorique
de Déchelette, et qu'il avait été surtout intéressé par les chapitres consacrés aux
sépultures de l'âge de fer, il se demandait si rien ne subsistait de nos jours, dans
les cantons reculés, des coutumes décrites par l'éminent archéologue, quand il se
souvint de ce qui s'était passé, il n'y avait pas très longtemps, presque sous ses
yeux, aux funérailles d'un voisin de campagne.
Les préparatifs de l'enterrement traînaient en longueur, les
assistants, groupés devant la demeure, comprirent que quelque accident s'était
1 Ms 255/385 ter. Archives Départementales. Montauban.2 2J 316. Archives Départementales. Agen.38
produit pendant la mise en bière. Informations prises, c'est que celle-ci étant un
peu étroite, on avait eu quelque peine à placer entre les jambes du cadavre, la
bouteille de vin, qui devait y être mise selon les coutumes immémoriales du
pays...
M. Chantot n'avait vu là, sur le moment, qu'une preuve nouvelle de
la sottise incoercible de quelques campagnards ; mais la lecture du manuel lui
avait ouvert les yeux, et il avait compris le caractère véritable de cette singulière
offrande au défunt : c'était une survivance de la coutume rituelle d'enterrer avec le
mort tout ce qui pouvait lui être utile dans l'autre vie. (...)
On ne croyait pas que cette coutume eut survécu au christianisme
pourtant on avait dûment constaté dans toutes les sépultures médiévales des
départements du Sud-Ouest et du Sud, la présence rituelle d'un vase en terre cuite,
à large panse à bec bridé, dont on ne s'expliquait pas l'usage. (...)
L'observation capitale de M. Chantot nous explique leur rôle
véritable dans les sépultures chrétiennes." (Momméja 1930 : 91)
Fort ce rapport, Momméja assigne même à l'archéologie de nouveaux objectifs. "Certes,
les places de guerre du type décrit par Jules César n'ont pas encore été signalées en bien
grand nombre sur le territoire des Gaules. (...) C'est ce que nous espérons pouvoir faire ;
mais notre ambition ne saurait se contenter de si peu." Il ne lui suffit plus désormais de
fouiller le sol, pour ramener à la lumière les traces matérielles des "premiers hommes".
Il n'est plus temps de rechercher patiemment la trace de tel grand homme ou de telle
bataille. Les "méthodes modernes" - le terme revient fréquemment sous la plume de
Momméja - ouvrent des perspectives alléchantes.
"Grâce à l'intime et judicieuse alliance des méthodes propres à la préhistoire, au
folklore et à l'archéologie, les connaissances positives sur l'état social, les
croyances et les arts des peuples gaulois d'avant la conquête ont pris un tel
développement qu'il est difficile de résister à la tentation de les contrôler par
l'étude minutieuse de tout ce que l'emploi des mêmes méthodes peut donner à
connaître sur une de ces peuplades considérées isolément." (Momméja 1903 : 3)
Des Sotiates ou des Nitiobriges, il espère bien voir autre chose que des remparts et des
39
casques, pénétrer à l'intérieur des maisons pour en scruter la vie quotidienne, la religion
notamment. Mais la voie n'est pas vierge ; d'autres l'ont empruntée avant lui1 . Et
Momméja ne suivra qu'imparfaitement cet alléchant programme. Son Oppidum des
Nitiobriges n'est guère plus qu'un inventaire commenté du matériel archéologique
gaulois, ou supposé tel, trouvé en Agenais. Mais sa conception de l'histoire, et plus
encore des thèmes auxquels elle devrait s'intéresser, s'en trouvent modifiée. Alors qu'au
sein des sociétés savantes, on s'évertue à retrouver les échos de la "grande histoire" au
coeur de la "petite patrie", avec son cortège de "personnages historiques", de batailles,
etc., Momméja songe à une autre façon d'écrire l'histoire, rêve de la "petite histoire",
celle des "petites gens", du quotidien, des techniques par exemple. Ainsi, en Novembre
1889, "après avoir lu quelques pages du Journal des Goncourt, le désir bête (le) prent
(sic) d'écrire une étude de moeurs paysannes, quelque chose de réel, de foncièrement, de
scientifiquement vrai."2 C'est ensuite à des "nouvelles genre Walter Scott"3 que va
ensuite sa préférence avant qu'elles ne soient abandonnées au profit d'une éphéméride,
quelque peu originale. "J'y voudrais entasser les mille petits faits pittoresques que les
historiens négligent fièrement. J'y voudrais surtout la couleur locale de chaque siècle."1
Aucun de ces projets ne verra le jour mais tous mettent en évidence la tentation, le
volonté de concilier histoire et folklore, fut-ce par le biais d'un exercice plus littéraire,
seul peut-être capable de légitimer l'usage de ce nouveau champ du savoir.
Mais ce rapport entre archéologie, histoire et folklore, pour complémentaire, a
longtemps été déséquilibré sous la plume de Momméja : l'archéologie et l'histoire
étaient premières, le folklore n'était qu'un moyen d'avancer dans la construction de ces
savoirs. C'est la Première Guerre Mondiale qui va servir de catalyseur.
Des "sujets de haute actualité"
J'ai dit le peu de foi de Momméja dans les progrès techniques, sa représentation du
1 Parmi ses confrères de la Société Académique d'Agen, nombreux sont ceux qui s'y sont essayés et Momméja leur emprunte souvent leur conclusion, tout comme il emprunte volontiers à La religion gauloise d'Alexandre Bertrand. 2 Ms 255/ 4. 2 Novembre 18893 MS 255/ . 30 Mars 1894. 1 MS 255/ 7. 2 Mai 1900.40
devenir des sociétés, toutes également vouées à la destruction. Les événements semblent
lui donner raison, accentuant encore son pessimisme face à l'avenir. Minée par la crise
économique, démographique, morale même, l'Europe sortira totalement détruite de la
guerre, "redevenue un désert comme aux lendemains des grandes invasions"2 . Il n'est
même pas besoin d'attendre la fin de la guerre. Il lui suffit de regarder autour de lui pour
voir les prémisses de ce désastre. Les hommes désertent les campagnes, qui se
dépeuplent dramatiquement. L'hémorragie est telle que, déjà, "les champs sont peu à
peu dévorés par la brousse ", "la féroce végétation des épineux, des ronces et des lianes
s'empare rapidement des plus beaux bois qu'elle transforme en halliers où les sangliers
eux-mêmes ne pourraient se frayer un passage."3
Les écrits auxquels s'adonnent Momméja depuis plusieurs décennies sont plus qu'utiles ;
ils témoigneront de ce qui n'est plus. D'autant qu'ils reçoivent un cadre institutionnel
inespéré4. Une circulaire du 18 septembre 1914, adressée par le Ministère de
l'Instruction Publique aux sociétés savantes invitent les instituteurs et plus largement
"toutes les personnalités particulièrement qualifiées par la nature de leurs travaux et
l'habitude qu'elles ont de la méthode historique" à "prendre des notes sur les évènements
auxquels ils assistent", à "recueillir la tradition orale pendant la guerre"1 . "Membre de
plusieurs sociétés savantes", pour reprendre l'expression consacrée, officier de
l'Instruction Publique, Momméja a eu très tôt connaissance de cette circulaire qui
légitime au plus haut niveau ces écrits2 . D'ailleurs, n'a-t-il pas lui-même caressé
semblable projet, simplement plus ambitieux, songeant à "un travail sur l'histoire de
France vue d'une petite ville de province, au jour le jour, à travers les âges."3
Cette invitation lui permet également de renouer avec la tradition familiale qui
fait la part belle à de fiers ascendants, luttant au péril de leur vie, pour la défense de
leurs opinions, s'impliquant activement dans les événements de leur temps. C'est cet
2 Ms 117/6. 29 Décembre 1915. Archives Départementales de Montauban.3 Ms 117/84 Les Cahiers Noirs présentent également de troublantes ressemblances avec la Cryptographie agenaise de Boudon de Saint-Amans. Sans doute, Momméja trouvait-il là un moyen de suivre les traces d'un érudit qu'il admirait et dont il utilisa sans doute les notes, aujourd'hui introuvables. 1 Bulletin de la Société Archéologique et Historique du Périgord 1915 : 230.2 Le journal qu'il rédige pendant la guerre en témoigne. Il aurait même envoyé au Ministère de l'Instruction Publique des extraits de son journal. "Terminé l'interminable lettre d'envoi - une vraie préface - au Ministère des extraits du présent journal sollicité par le Comité des Travaux Historiques. Tant que j'y ai travaillé, j'ai été heureux, plein d'espoir qu'on prêterait quelque attention à ces notes sans apprêt. Maintenant, je me dis qu'on les mettra dans un dossier sans y jeter un coup d'oeil... Au fait, que m'importe ? Je n'ai jamais été assez fol pour désirer la publication de ces choses-là, de mon vivant. De telles pages n'ont d'intérêt que lorsque celui qui les a écrites n'est plus de ce monde." (Ms 117/4 : 117) 3 Journal, 10 juin 190041
ancêtre Chanavé cachant les Pasteurs du désert dans la maison familiale, l'arrière-grand-
père Momméja qui, au nom de la réconciliation des professions de foi, participa à la
messe pour le repos de l'âme de Louis XVI, ou encore cet oncle, officier en Algérie, et
puis, sous ses yeux, son gendre, Maurice, qui est à la tête d'une ambulance. Momméja,
encore une fois, introduit une rupture. Trop jeune en 1870, trop vieux en 1914, il est au
surplus inapte au maniement des armes, ayant perdu l'usage d'un oeil très jeune, ce qui
lui valut d'être réformé. C'est la plume à la main, dans les tranchées de ses Cahiers
noirs qu'il va lui aussi s'impliquer.
Cependant, à force de parcourir ces cahiers, un fait ne manque pas d'étonner : tout est
parfaitement en ordre, organisé en un propos fluide, sans rature, paginé. L'ouvrage est
précédé d'une "Note préliminaire" où Momméja explique sa démarche ; dans chacun des
volumes, des titres de chapitre figurent dans la marge, regroupés en une sommaire table
des matières. L'ensemble est bien différent des notes de terrain, brouillon de lettres sans
indication du destinataire, réflexions jetées au fil de la pensée, notes de lecture diverses,
dessins pris sur le vif, destinés à lui seul. Il est assez facile alors d'imaginer comment il
procéda. Il s'est sans doute dans un premier temps conformé à la directive ministérielle,
notant, décrivant la guerre vue de l'arrière et ses conséquences sur la vie quotidienne.
Une sorte de brouillon, sans doute, comme à l'accoutumée sur les supports les plus
divers et sans ordre, qu'il entreprit ensuite de rassembler afin de leur donner une unité.
Mais alors, la nature de cet écrit change. A côté des "échos affaiblis mais sincères du
vaste drame qui emplit la scène de l'Europe", il ne va pas hésiter à "entremêler ces
impressions, ces notations et ces tableaux, de réflexions, de récits, d'épisodes personnels
et qui touchent tous plus ou moins à (sa) vie et à (son) labeur d'érudit"1 . C'est l'oncle
Chanavé qui raconte l'histoire des hommes sauvages de Caussade. C'est Jeannot, son
petit-fils, qui rentrant du collège, lui rappelle que c'est la Sainte-Agathe. Et Momméja
de se souvenir des fêtes auxquelles il assistait, ce jour-là, lorsqu'il était enfant. Une
promenade archéologique avec sa fille lui fournit le prétexte à de longs développements
sur les fées, les sorcières, sur les croyances populaires attachées aux sources. La
difficulté à trouver des bras pour les gros travaux amène une réflexion railleuse du
bordier Lamonteye : "Si c'étaient des travailleurs comme Tourreno : nous n'aurions rien
à redouter". Et l'on suit Tourreno qui travaillait si rapidement qu'on le soupçonna d'avoir
pactisé avec le diable.
1 Ms 117/1. Archives Départementales. Montauban.42
Or, ces épisodes, et tant d'autres, étaient déjà présents dans son Journal ou dans
ses notes éparses. Ses Cahiers Noirs lui offrent enfin l'occasion de se livrer ouvertement
à l'écriture folkloriste, d'utiliser le matériau accumulé pendant de longues années. Il ne
s'agit plus de mettre le folklore au service de l'archéologie mais de le traiter pour lui-
même. Mais on ne peut parler des Cahiers noirs sans évoquer Les pierres du gué1 ,
cinquante textes de nouvelles qui constituent une sorte de livre de raison, où il consigne
ses souvenirs, des épisodes de sa carrière d'archéologue, rapporte des contes, tente de
définir sa personnalité. Entre l'un et l'autre, la filiation est manifeste : nombre de thèmes
sont communs aux deux.
Ces Cahiers noirs vont en quelque sorte montrer la voie et donner naissance à
d'autres textes, auxquels Momméja travailla jusqu'à sa mort.
Les chants populaires du Caussadais
J'ai déjà parlé de sa campagne folkloriste des années 1890-1891. Mais le fruit de
cette collecte était restée à l'état de simples notes. Trente deux ans après, au début des
années vingt, il reprend ses carnets de terrain et rédige les Chants populaires du
Caussadais.2 La fréquentation d'Antonin Perbosc et surtout les publications de ce
dernier ne sont peut-être pas étrangères à ce regain d'intérêt. C'est du moins à lui que
Momméja s'adresse, comme à un maître, lui faisant lire à plusieurs reprises les épreuves
de ce nouvel ouvrage.
"Je vous montrerai de nouveau mes Chants du Caussadais que j'ai retranscrits,
traduits, annotés, glosés, commentés... Cela prend une certaine tournure. J'y ai
travaillé de toutes mes forces et avec passion parce qu'en étudiant et comparant
ces frêles petites choses, je me suis aperçu qu'elles formaient une sorte de tableau,
ou mieux un vague poème dont le sujet est l'âme et la vie de nos paysans du
berceau à la tombe."3
Si Perbosc est le témoin privilégié de ce travail de réécriture auquel il a, en quelque
1 Dans son mémoire, Alain Laporte affirme que ce manuscrit était constitué de deux cahiers, l'un appartenant à Marthe Villeneuve, l'autre à Jean Villeneuve. Aux Archives Départementales à Montauban, il n'en reste plus qu'un, ajouté au fonds Momméja au cours des années quatre-vingt dix. Il ne figure donc pas dans l'inventaire Méras.2 Ms 255/54. Archives Départementales. Montauban.3 Ms 1417. Bibliothèque Municipale. Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 12 Octobre 1922.43
sorte, apporté sa caution, il n'en a certainement pas été l'initiateur. Certes, les deux
hommes se rencontrent à la fin des années 1880, alors que l'archéologue commence sa
collecte. Certes, ils ont les mêmes centres d'intérêt, l'histoire et les traditions locales, la
décentralisation et le Félibre, la littérature populaire. Mais Momméja ne voit alors en
Perbosc qu'un érudit comme lui, au mieux un "poète"1, mais certainement pas un
maître2.
C'est ailleurs que s'éveille l'intérêt de l'archéologue pour les chansons, au coeur
même de la Société Archéologique du Tarn-et-Garonne, lorsqu'en 1883, un de ses
confrères, Emmanuel Soleville, commence à livrer ses Chants populaires du Bas-
Quercy, en une sorte de feuilleton qui durera six ans3. En 1890, ils sont publiés sous
forme de recueil 4 ; le Bulletin de la Société Archéologique en fait alors un compte-
rendu élogieux. "Le volume de M. Soleville constitue (...) un vrai régal pour tout
archéologue, lettré ou musicien, une magnifique collection de véritables reliques, qui
n'auraient pas tardé à disparaître, si elles n'eussent été ainsi recueillies par une main
savante et discrète." (Bouic 1890 : 86) Un an auparavant, un éditeur cadurcien publiait
les Vieux chants populaires recueillis en Quercy, profanes et religieux, en français et en
patois de Daymard.
Momméja connaît parfaitement ces deux ouvrages et les apprécie diversement.
S'il considère les travaux de Daymard comme une référence, les qualifiant volontiers de
"consciencieux", considérant que "nul ne s'est attaché avec plus de soin à noter les
chants religieux, que savaient, encore, en grand nombre, toutes les vieilles femmes et
tous les mendiants, d'entre Libos, Cahors et Roquecor", il se montre beaucoup plus
réservé à l'égard de Soleville, "moins initié au folklore" que Daymard. Doux
euphémisme que celui-ci. Dans la confidentialité d'une lettre à Antonin Perbosc, datée
du 24 Octobre 1890, l'attaque est violente et sans appel : ce travail, très superficiel quant
au fond, serait aussi très suspect quant à sa méthodologie, Momméja accusant Soleville
d'avoir modifié et censuré les chants qui ne lui convenaient pas.
"Quelques bonnes femmes que j'ai employé (sic) tout le temps m'en ont déjà dicté
1 Lette de Momméja à Antonin Perbosc, 11 Juillet 1890, Ms 1417, Bibliothèque Municipale de Toulouse. Il s'agit sans doute d'une des premières lettres que Momméja adresse à Perbosc qu'il appelle Monsieur. Un an plus tard, dans une lettre du 5 juin 1891, il le qualifiera d'"ami". 2 Dans les lettres qu'il envoie à Perbosc en 1890-1891, Momméja l'informe de l'avancée de ses travaux sur la littérature populaire, fait part d'opinions très tranchées sur les oeuvres de ses prédécesseurs, notamment de Soleville. Les "Mimologismes populaires d'Occitanie" paraissent dans La tradition en 1904-1905. 3 La Société Archéologique du Tarn-et-Garonne publie un bulletin par an. Les "Chants populaires" figurent dans les livraisons des années 1883, 1884, 1885, 1886, 1889.4 Soleville 189044
plus de 80 (!) inconnus de M. Soleville ! et dans le nombre quelques-uns de la
plus haute importance, des cantiques adouracious qui semblent tant ils sont
étrangement mystiques, sortir du Fiaretti de Saint François, et des complaintes
historiques du plus haut intérêt. Parmi ces dernières je citerai en première ligne un
très long fragment de la célèbre complainte de Byron, qui, joint à ceux déjà
publiés, me prouve que c'est à un très long poème que nous avons à faire (sic).
J'ajoute sur ce sujet que M. Soleville par scrupule religieux à (sic)
impitoyablement châtré toutes les chansons qu'il n'a pas remaniés (sic) pour les
faire cadrer à son système musical. J'ajoute que son travail très incertain sans
doute surtout au point de vue musical est totalement à refaire au point de vue
traditionnaliste et littéraire. Ce n'est pas le fait de l'ignorance, loin de moi cette
pensée, mais parti pris clérical. Le Folk-lore est une chose trop indépendante pour
que M. Soleville ne s'attache pas à en faire (illisible)."1
Née de cette exaspération, la collecte des années 1890-1891 avait donc pour but premier
de vérifier et de compléter ces deux ouvrages. Trente ans plus tard, le travail de
réécriture porte les marques de cette genèse. Si sa colère s'est singulièrement émoussée
-au point d'affirmer que Soleville est "celui grâce aux leçons de qui (il a) pu explorer
1 Ms 1417. Bibliothèque Municipale. Toulouse. Lettre à Antonin Perbosc. 24 Octobre 1890. Trente ans plus tard, lorsque Momméja retrouve les Chants populaires du Caussadais, sa plume a singulièrement perdu de sa virulence. Pourtant, les accusations n'ont pas disparu ; elles ont simplement été quelque peu édulcorées. Comparant, pour chaque chant, la version qu'il a recueillie avec celles que Daymard et Soleville, il note de fréquentes divergences entre sa collecte et celle de Soleville. Divergences que le "scrupule religieux" de l'enquêteur suffirait à expliquer : l'homme d'église, en présence de plusieurs versions, aurait choisi la moins lutine. Ainsi, à propos de "La Noubieto", "La marieé", où l'on entend les doléances d'une jeune fille mariée à un paysan malade mais riche. "La nourrice Françou me dicta, un soir de Novembre 1890, cette chanson naïvement cynique, dont les quatre premièr(e)s (strophes) ont été publié(e)s par Emmanuel Soleville à peu près dans les mêmes termes mais sous forme de sixains, par ce (sic) qu'il n'avait pas compris que la pièce est en vieux vers roman en vers de treize pieds. On chercherait vainement le reste dans son recueil. Peut-être l'ignorait (sic), mais je doute fort qu'il se fut résigné à publier les sixains restants, s'il les avait connus, car toute sa délicate nature répugnait au réalisme brutal qu'elles étalent avec tant d'impudeur." (Ms 255/54) Pour Momméja, Emmanuel Soleville ne pouvait pas publier cette réponse de la jeune fille, à qui l'on conseille de se consoler de l'absence d'ardeur du mari en songeant à l'héritage qu'il ne tardera pas à lui laisser : "-Au diable la richesse ! Quand le plaisir n'y est pas ! -J'aimerais mieux un homme à mon entendement -Que toute la richesse de ce vieil impotent !". Le "scrupule religieux" a aussi sévi sur "La counfessiou". "Soleville a publié pareillement La counfessiou, mais la version qu'il en a donnée est une version pieuse ; il ne pouvait pas faire autrement. Pourtant, il a eu la loyauté de reconnaître l'existence d'un texte infiniment moins orthodoxe ; et il faut lui en tenir compte, car cet aveu a dû beaucoup coûter à sa piété." Pouvait-il, comme le fait Momméja, rapporter les paroles de la bergère qui avoue à son confesseur comment elle a péché sur la bruyère avec Pierrou ? Quant "Al païs de Lalurou", "Au pays de Lalurou", "Soleville déclare d'ailleurs qu'il en connaît une autre version 'qui dit positivement, du reste, que les trois dames de l'oustalet sont de méchantes fées des montagnes, qui veulent éprouver la constance du chevalier'." Et Momméja d'ironiser. "Pourquoi les traite-t-il de méchantes, ces fées de montagne (qui hébergent le chevalier et exigent quelque faveur pour prix de leur hospitalité) ? Elles ont envie de se joindre d'amour au bel étranger, et elles le lui disent sans détour. Calypso et Circé n'agirent-elles pas de même avec Ulysse ? " (Ms 255/54) Mais la critique va beaucoup plus loin. "Entre bien d'autres, Le Merle me dicta cette singulière chanson le soir du 10 octobre 1890. Il ne se souvenait plus bien la dernière strophe, mais il en savait parfaitement le sens, et c'était exactement celui qu'a transcrit Soleville : de sorte qu'il m'a été facile de la reconstituer. Le texte de Soleville est plus complet, plus littéraire que celui de mon rapsode ; mais celui-ci est plus sincère ; de toute évidence, aucun transcripteur timoré n'en a délivré l'âpre énergie ; il doit donc être plus proche de l'original." (Ms 255/54) On le comprend aisément, le transcripteur timoré qui a remanié la version populaire, l'a parée d'atours plus littéraires, n'est autre, pour Momméja et même s'il n'ose l'affirmer clairement, que Soleville lui-même. 45
avec quelque fruit le champ traditionnaliste"- Momméja n'a de cesse de comparer les
fruits de sa collecte avec celle de ces deux prédécesseurs. Pourtant, les Chants du
Caussadais vont au-delà de ces échos amoindris d'une dispute d'érudits locaux ou de la
simple compilation de chants.
Il s'intéresse d'abord à la question de l'origine des chants populaires, prolongeant
ainsi la réflexion du "consciencieux" Daymard qui, dans l'introduction à son recueil,
affirmait qu'"il y a (en fait) très peu de chants régionaux ; la plupart des chants
populaires sont communs à toutes les provinces. Chacun d'eux n'a qu'une seule origine,
seulement, dans ses pérégrinations, dans sa diffusion, il a subi des variantes, des
changements dans la forme et quelquefois dans le fond." (Daymard 1889 : VIII)
Affirmation toute théorique que Momméja complète et illustre, en l'appliquant à son
"champ folklorique", cette "terre de promission de l'ethnographie" qu'est son
Caussadais.
Mais il est évident que, pour lui, on ne peut penser l'origine des chants sans s'être
interrogé sur la provenance des hommes, celle-ci étant la conséquence directe de celle-
là. C'est pourquoi il se livre d'abord à une réflexion démographique, appliquant au
Caussadais "la règle universelle qui veut que, dans leurs déplacements, les humains se
conforment à la marche apparente du soleil", suivant pour cela "les voies fluviales". Et
de conclure avec plus de précision : "Ce n'est pas seulement de nos jours que le Quercy
se dépeuple (...), ses habitants, partis de Saint-Antonin, d'Albias, de Bruniquel, de
Caussade, de Belmontel, de Léojac, de Vazerac, de Villemande, etc., abandonnant leur
pays (...) pour s'établir pour toujours (...) dans la Lomagne (....) ; (mais) on doit admettre
que si dans le caussadais, la race s'est renouvelée, ce n'est pas aux dépens des vieux
Cadurques, mais bien plutôt, par l'incessant travail migrateur venu du Rouergue et
même de l'Auvergne." Et ce premier constat démographique est d'une grande utilité au
folkloriste. "Cela indique aux traditionnalistes les directions à suivre pour retrouver
l'origine de quelques-uns de nos chants traditionnels, mais ils ne devront pas se hâter
d'en conclure que tout est apport d'Auvergne ou du Rouergue dans notre folklore." En
effet, à ces grands courants migratoires d'est en ouest, il faut aussi ajouter des relations
qui, pour avoir une envergure géographique moindre, n'en ont pas été moins
importantes. Certes, la guerre, le commerce, l'industrie ont toujours entraîné des
mouvements de populations entre la campagne et les villes environnantes, permettant
aux couplets de voyager. Mais, pour Momméja, l'influence décisive de Montauban,
Cahors ou Toulouse, etc. est ailleurs. Le mépris qu'elles auraient toujours affiché à
46
l'égard des campagnes, les rapports très durs qu'elles auraient tissé avec elles auraient
agi profondément sur la littérature populaire, les "pieds-terreux" n'ayant eu d'autre
solution que de chanter leur rancoeur, utilisant la mélodie comme moyen de résistance,
confiant à des "cantilènes" d'apparence innocente le soin de perpétuer la mémoire de ces
luttes.
Dans le Caussadais, comme ailleurs, on trouve donc deux types de chants
populaires : les chants nés sur la terre caussadaise et les chants apportés par les
populations venues d'autres régions. Fort de cette règle, il est alors très facile de
retrouver l'origine d'un chant. Et c'est presque à un exercice d'application de cette
méthode que se livre Momméja à propos d'"Ospérinet", chant qui met en scène un
braconnier menacé de pendaison.
"La scène se passe dans lou bosc de Saboio ; la femme du braconnier est la plus
belle qui soit 'dedines Saboio' ; enfin le libérateur est appelé 'moun ouncle de
Saboio'. Cela nous conduit dans un pays qui s'appelle Saboio et il n'y en a pas
deux en Europe : c'est la Savoie. On doit donc croire que cette légende est venue
du pays de De Maistre, à l'autre extrémité de la France. Mais comment a-t-elle pu
parvenir jusque chez nous ?
La Réforme avait noué des liens solides entre Montauban et Genève. Dès
1561, on voit apparaître chez nous des savoyards envoyés par les réformateurs
genevois. C'étaient des pasteurs ; mais des gens de conditions diverses les
suivirent et s'établirent définitivement dans Bas-Quercy. Un d'eux, Pierre
Momméja, dit Saboye, fut élu consul de Montauban en 1599. Cette constatation
suffit pour montrer qu'une légende de Savoie a pu s'implanter dans le Caussadais,
avant le XVII° siècle ce qui explique son caractère archaïque."
Au-delà de cette question des origines, la perspective historique permet d'éclairer
certains aspects de la littérature populaire. Ainsi, dans "La Counfessiou", Momméja
s'étonne que la bergère traite son confesseur d'"Antéchris" (sic) lorsque celui-ci lui
interdit de revoir l'élu de son coeur. "C'est la seule fois que je l'ai rencontré (le mot
Antéchrist) dans notre littérature traditionnelle, et il est également absent des chansons
recueillies tant par Daymard que par Soleville." Faut-il conclure à l'erreur d'un conteur
peu scrupuleux ? A un apport plus récent ? A l'influence de ces "ineptes couplets que les
47
grammophônes ont popularisés"1 et qui font de plus en plus le bonheur des
"despéloucayres" au cours de leurs travaux en commun ? Au contraire, la référence à
l'histoire permet à Momméja de restituer sa cohérence à ce détail étrange et de plaider
ainsi pour le caractère typiquement caussadais de la "cantilène". "Comme il faut bien
chercher une raison à tout, je me demande s'il ne faut pas y voir une influence
huguenote, car ce surtout (sic) dans son acception anti-catholique a toujours fait partie
du vocabulaire parpaillot. Or, le pays où j'ai recueilli "La counfessiou" fut protestant, ou
au pouvoir des protestants, pendant près d'un siècle, et, même après la Révocation de
l'Edit de Nantes, le groupe protestant y resta particulièrement vivace et puissant." Cette
question du passé huguenot du Caussadais, Momméja en fait l'un des axes forts de sa
réflexion sur les chants traditionnels. La lutte entre protestants et catholiques -
particulièrement virulente dans cette région et à laquelle ses ancêtres, rappelons-le,
avaient pris part - et la persistance du culte réformé auraient ainsi laissé des marques
profondes dans la littérature populaire mais aussi dans les "moeurs et coutumes". Si,
sous certains aspects, le folklore du Caussadais est proche de celui de l'Agenais ou du
Rouergue, pour ne citer que ces deux exemples2, une analyse fine devrait démontrer des
différences infimes, produits de cette histoire particulière, qui font toute la spécificité du
lieu et interdit de l'assimiler aux régions environnantes3.
Mais la perspective historique, pour nécessaire qu'elle soit, n'est pas suffisante.
Elle laisse aux chants tout leur mystère et ne conduit qu'à des conclusions vagues et fort
sujettes à caution. Ainsi, en est-il de "Tsano d'Oymé", dont l'héroïne rencontre, près
d'une fontaine, un prince qui lui demande de l'eau. Mais la jeune femme, Tsano, se
dérobe aux ordres, prétextant n'avoir ni tasse ni écuelle propre. Puis, on la retrouve à
Paris, offrant au prince une pomme qu'il refuse. Et Tsano se noie dans la fontaine, près
de laquelle elle avait rencontré le prince. La triste fin de Tsano d'Oymé est décidément
difficile à expliquer. Pourquoi se noyer quand un prince refuse votre offrande ? Existe-t-
il seulement un lien entre les deux événements et de quelle nature est-il ? Daymard et
Soleville, recueillant ce chant, se contentent de "constater l'existence et la généralité de
la tradition : '(...) A tort ou à raison la tradition populaire veut que ce soit le Vert-Galant.
1 Ms 255/53. Archives Départementales. Montauban.2 Rappelons que Momméja considère que le Caussadais a perdu sa population au profit de la Lomagne mais aussi de l'Agenais et qu'il n'a évité le dépeuplement que grâce à l'arrivée des Rouergats et des Auvergnats.3 Une chose ne manque pas d'étonner chez Momméja : son acharnement à décrire minutieusement, inlassablement le Caussadais, en préambule aux réflexions les plus diverses, pour l'enquête sur les conditions de l'habitat en France, dans les Cahiers Noirs, dans son Journal, dans les vieilles histoires des collines ou encore, ici, dans l'introduction aux Chants Populaires. Or son intention semble assez claire : il s'agit pour lui de prouver que le Caussadais est et a toujours été "différent". Une différence que tout dénonce, depuis toujours : le sol, les rivières, la végétation mais aussi l'histoire et les hommes. "Un petit monde (...) géologiquement, orographiquement, ethnographiquement aussi" à part et qui suppose une réflexion particulière. La sienne, bien sûr. 48
Il n'est pas étonnant qu'Henri IV, qui a plusieurs fois guerroyé dans le Quercy, y ait
laissé un souvenir de sa popularité.'" Tsano d'Oymé aurait été séduite puis délaissée par
le Navarrais. Venue à Paris le rappeler à ses devoirs, en vain, elle se serait noyée, de
honte ou de chagrin. Mais l'explication ne satisfait pas Momméja. Peut-on déduire
semblable histoire du seul fait qu'Henri IV jouit, dans cette région, d'une solide
réputation de trousseur de jupons, que rappellent de nombreuses chansons, plus
explicites ? Certes, Tsano a bien été séduite et délaissée mais c'est ailleurs qu'il en fonde
la preuve. C'est un détail, une curiosité de cette chanson qui attire son attention.
Lorsqu'elle se rend à Paris, Tsano offre une pomme au roi de France. Et Momméja de
s'interroger, comme Soleville, sur la présence de ce fruit qui "ne paraît que rarement
dans notre littérature traditionnelle", et de se lancer, à la différence de son prédécesseur,
à la poursuite de cette pomme, à travers les siècles et les pays, en une réflexion qui
laisse pas d'étonner par sa qualité et surtout par son originalité.
"Un mot encore sur la pomme envoyée et refusée ; cette pomme a frappé Soleville
: 'La muse populaire, écrit-il, se doute-t-elle qu'elle évoque ici un souvenir de la
Grèce antique ? ' 'Les anciens, dit Sainte-Beuve, envoyaient à leur maîtresse une
pomme comme gage et symbole d'amour.' Et le savant critique cite, à ce propos,
une épigramme de Platon. Relisons cette épigramme. 'Je te jette cette pomme ; si
tu est (sic) disposée à m'aimer, reçois-la, et, en retour, donne-moi ta virginité. Que
si tu es contraire à mes voeux, reçois-la encore, et vois comme son éclat et sa
fraîcheur sont peu durables.' La première partie de cette épigramme nous permet
de deviner ce qui s'est passé entre Jane et le fils du roi. Il lui a offert la pomme
d'amour ; elle l'a acceptée ; elle l'a gardée, et quand elle est délaissée elle la lui
présente pour lui rappeler ses promesses. Et ce n'est pas seulement en Quercy que
la pomme est un symbole érotique. En Serbie, lorsque la jeune fille reçoit la
pomme de son amoureux, elle est engagée. Chez les Esclavons de la Hongrie, le
fiancé, après avoir échangé l'anneau avec la fiancée, lui donne une pomme,
symbole essentiel de tous les dons nuptiaux. (...)
D'ailleurs, la pomme apparaissait rituellement jadis au repas de noces ; voici
comment. On choisissait la plus belle et la plus grosse, on y insérait par la tranche
le plus grand nombre possible de pièces d'or, puis on la plaçait sur une serviette
repliée reposant sur un plat. Une des cuisinières prenait ce plat et faisait le tour de
la table en chantant :
49
E qual l'estrenara
Lou poumel de la noubietto ?
E qual l'estranara
Un ramelet n'aura1
D'autres femmes suivaient portant de menus bouquets de fleurs artificielles. Les
convives glissaient une pièce de monnaie entre les plis de la serviette puis
recevaient un des bouquets. L'argent ainsi récolté était pour les serbicialos c'est-à-
dire pour les femmes qui avaient fait le service de la table. Quand un ménétrier
était là, il précédait les quêteuses en raclant son violon.
J'ai vu cela plusieurs fois dans mon enfance ; c'était un intermède plaisant
aux longues goinfreries du repas. Depuis qu'on avait des oranges, c'en était une
qui servait de pommel. La coutume dure encore dans l'arrondissement de Moissac.
(...)
Dans la région où Daymard faisait ses récoltes folkloriques, c'était la
nouvelle mariée elle-même qui présente (sic) la pomme hérissée d'or aux invités,
et qui rend un baiser en échange de l'offrande ; aussi le chant traditionnel est-il un
peu différent de celui usité en Bas Quercy ; le voici.
Ca, ça, ça, qui l'estrennara
La pommetto de la nobio ?
ça, ça, ça, qui l'estrennara
Un baïsat de la noubieto aura.
(ça, ça, ça, qui l'étrennera, la pommette de la mariée, ça, ça, ça, qui l'étrennera, un
baiser de la mariée aura)
Parfois, il est remplacé par un couplet en français, qui spécifie bien que la pomme
ainsi promenée est la "pomme d'amour" dont parle un chant populaire sicilien.
Tu non ci pensi, leta maritata
Quaunu sui dasti la pumu d'amuri (sic)
Tu ne te souviens plus, heureuse mariée, du temps ou tu me donnas la pomme
d'amour.
'Quant à la destination de l'argent recueilli, elle varie suivant la position de fortune
des mariés', ajoute Daymard ; ce qui revient à dire que cet argent est bien destiné à
la nobio. Or 'près de Tarente, dans l'Italie méridionale, écrit M. de Simone, au
1 "Qui l'étrennera, La pomme de la petite mariée ?Qui l'étrennera,Un (?) aura". Traduction V. Moulinié50
dîner de noce, lorsqu'on arrive aux pommes, 'ad mala' chaque convive en prent
(sic) une et, l'ayant entamée avec le couteau, place dans l'incision une monnaie
d'argent ; on offre le tout à la jeune mariée : celle-ci mord dans la pomme et retire
la monnaie.' Il était intéressant de faire ce rapprochement ; il serait imprudent d'en
chercher l'explication."
Ainsi, ce sont les coutumes de mariage qui restituent son sens à la chanson, des
coutumes fort répandues mais que l'on a peu à peu oubliées, dont pourtant le souvenir
persiste, tenace, séparé de son contexte jusqu'à devenir lisible. Pour Momméja, un chant
ne se comprend que replacé dans la société qui l'a vu naître et prospérer ; la "muse
populaire" en effet adopte le quotidien, la "culture matérielle" que les couplets reflètent
fidèlement. Affirmation poussée jusque dans ses plus extrêmes retranchements à propos
de "La counfessiou", déjà évoquée. "Daymard en a donné un texte pareil sauf les
différences dialectales et l'emploi du mot foutséro au lieu de brugiéro car la flore locale
a parfois marqué d'une empreinte particulière les chants populaires. La bruyère abonde
dans le Caussadais, où la fougère est à peu près inconnue ; en folklore, il faut savoir
tenir compte même de cela." En somme, les chansons sont tout à la fois un tableau, une
"mémoire", un témoignage et, au fil des années, une sorte de message codé que le savoir
du folkloriste est le seul à pouvoir décrypter.
Ainsi, les Chants populaires du Caussadais sont-ils accompagnés de longues
considérations ethnographiques, le plus souvent puisées dans la mémoire de Momméja
lui-même. Les chants de moissonneurs, par exemple, sont l'occasion de décrire les
assemblées de "despéloucayrés (besognant) la nuit, parfois sur l'aire au clair de lune, le
plus souvent sous un hangar éclairé tant bien que mal par une grosse lanterne." Et
Daymard aurait dû être plus attentif à ce genre de détails, lui qui regroupe dans la même
section, au "titre un peu vague", les chansons les plus prisées lors des grands travaux.
S'il avait eu, comme Momméja, une parfaite connaissance des travaux agricoles, il
aurait su "qu'il y a plusieurs théâtres différents et qu'à chacun doit correspondre une
classe particulière de chansons." Des "théâtres" que Momméja décrit avec force détails.
Peut-on comprendre le sens de "La ramado de Pellaroquo" si l'on ignore ce qu'est une
ramado ? Et il consacre une longue page à cette jonchée nauséabonde, faite d'"herbes
potagères et légumineuses" accompagnées de carcasses pourrissantes, symétrique
inversé du mai, "bel arbuste fleuri de bouquets et de rubans". Derrière les "cantilènes",
se profile un véritable tableau ethnographique du Caussadais, avec ses croyances, ses
51
superstitions mais aussi ses pratiques en fonction des saisons et des âges.
Ce manuscrit n'était pas encore prêt, il fallait encore y travailler mais la besogne avait
déjà fort belle allure : cent huit pages d'introduction, une organisation par thème et type
de chants, une présentation pour chacun d'eux. Il envisageait évidemment une
publication et s'apprêtait à porter publiquement l'habit de folkloriste. Ne s'était-il pas
attaché à la rédaction des Vieilles histoires des collines, dont le titre dit assez le
contenu ? N'avait-il pas repris ses ébauches de coiffes, envisageant une "parlotte" sur ce
thème pour la société Académique du Tarn-et-Garonne ? N'avait-il pas donné son
accord pour que ses contes soient publiés dans la revue Divona, à Cahors ?
Le temps lui manquera pour mener à bien ces projets. Le premier conte,
"Tourréno, le grand faucheur", paraît en Janvier 1928. Momméja meurt le 11 de ce
même mois. Deux autres contes suivront.
Références bibliographiques :
-Sur Momméja
Vezins (de), R. 1928. Jules Momméja, Bulletin de la Société Archéologique du Tarn-et-
Garonne
Viguié, P. 1928. "Souvenirs de Jules Momméja", Bulletin de la Société Archéologique
du Tarn-et-Garonne
Laporte, A. 1991. Jules Momméja ou le témoignage au quotidien, Mémoire de maîtrise,
Université de Toulouse le Mirail
Delord, J.-F. 1998. "Les Cahiers Noirs de Jules Momméja ou le regard d'un honnête
homme sur la Grande Guerre", Bulletin de la Société Archéologique et Historique du
tarn-et- Garonne, tome CXXIII, pp 139-148.
-De Momméja
-Ouvrages publiés
52
Causeries sur les origines de Moissac, essai de synthèse historique sur les
arrondissements de Moissac et de Montauban avant la fondation de cette dernière ville,
Moissac, Impr. Gainard, 1930
Collection Ingres au Musée de Montauban, Paris, Plon, 1905
Les découvertes de Sos. Les mines de fer de Sos, Bordeaux, 1910
Du Mexique au siège de Paris. Les collections de l'abbé Lanusse, Agen, Impr. moderne,
1911.
Le musée d'Agen. La Vénus du Mas, le bas-relief de Mino de Fiesole, les tableaux de
Goya, Agen, Impr. Moderne, 1904
L'oppidum des Nitiobriges, Caen, H. Delesques, 1903.
Contes de la vallée de la Bonnette, recueillis par Jean Hinard, traduits par Antonin
Perbosc, préface de Jules Momméja, Paris, Champion, 1924
Quercy, (article sur le), in Dictionnaire géographique et administratif de la France,
publié sous la direction de Paul Joanne, Paris, hachette, 1905.
"Au pays des Antiquaires", L'âme gasconne, Septembre 1909 à Juillet 1910.
"Etudes rustiques d'après nature. Le feu de la Saint-Jean", L'âme gasconne, 1907, pp
200-203 et 227-229
"Les tableaux du château d'Aiguillon et le musée d'Agen", L'art, TomeLVIII, pp 207-
212
"A Bruniquel, au temps où 'le pôle du Septentrion gravitait vers la brillante du Cygne'.
Notes à Propos de deux bois gravés inédits", BSATG, 1923, pp 22-23
"Gastronomie populaire : Rustiques friandises traditionnelles du Quercy : coqous des
Sarrasis, mariotos et tchaoudeletsq" BSATG, 1918, pp 157-161
"Commentaire archéologique sur un vers de Victor Hugo", La correspondance
historique et archéologique, 1902, pp 43-52
"Bernard Palissy agenais", La correspondance historique et archéologique, Août 1902,
Janvier 1903.
"Le capitaine de Romagnac", La correspondance historique et archéologique, Avril
1900
"Les dolmens en Grèce" La correspondance historique et archéologique, 1898, p53
"Rabelais et les monuments préhistoriques", La correspondance historique et
archéologique, 1896, pp 5-11
"Celle qui couchait avec les morts", Divona, Cahors, 22, Mai 1928
53
"Pouziniès", Divona, Cahors, 11, Juin 1929
"Tourrèno, le grand faucheur", Divona, Cahors, 18, Janvier 1928
"Celle qui revient de l'enfer", Le Quercy, Montauban, 5 mai 1896
"Dom Bernard de Montfaucon et l'archéologie préhistorique", Revue de Gascogne,
1898, pp 5-22 et pp 73-88
"Les journaux de mer de Florimond Boudon de Saint-Amans (aux Isles sous le vent et
aux Antilles 1767-1769), Revue de l'Agenais, 1902
"Pieds-d'Or, essai de mythologie gasconne", Revue de l'Agenais, 1891, pp 415-425 et pp
480-502
Un tableau de Goya du Musée de Lille, La Gazette des Beaux-Arts, 1° Juillet 1905, pp
39-42.
Francisco Goya au Musée d'Agen, Revue de l'Agenais, 1904, pp 388-400.
Les plaques de foyer anglaises, flamandes, françaises et hollandaises dans le Sud-Ouest
de la France, Revue de l'Agenais, 1910, pp.
Archéologie agenaise, Revue de l'Agenais, 1902, pp.
-Manuscrits
Les Pierres du gué, AD Montauban, Fonds Momméja (pas de côte)
Chants populaires du Caussadais, AD Montauban, Fonds Momméja, MS 255-54
Journal, carnets de notes et de voyages, AD Montauban, MS 255-1 à Ms 255- 31
Les Cahiers Noirs, AD Montauban, MS 117-1 à Ms 117-12
54
L’instituteur, l’ethnographe et le poète
Antonin Perbosc (1861-1944
Josiane Bru
J’avais découvert, à l’écoute de Félix Castan et à la lecture de textes choisis (Castan 1961,
Perbosc 1976), le visage d’Antonin Perbosc : penseur anti-dogmatique de cet espace
décentralisé qu’il nomme Occitanie, réformateur d’une langue qui fut la première écrite en
Europe après le latin, langue progressivement vouée au fractionnement, au morcellement en
dialectes et sous dialectes, considérée en ses multiples formes comme un patois, transcrite au
hasard des fantaisie ou sur le modèle du français. Perbosc était, dans cette langue par lui
restaurée, le poète du “ Campestre ”, au sens large, de la Nature dans ce qu’elle a d’habité par
l’homme mais aussi par le foisonnement des animaux et des plantes. C’est dans la tension
entre ces deux accomplissements - forger une langue et écrire un monument poétique - que se
place l’oeuvre ethnographique d’Antonin Perbosc. Avant que je n’en découvre la richesse
inédite, quelques publications en attestaient : trois recueils de contes (Perbosc1914, 1924a et
1954), un bel article sur trois êtres fantastiques à propos desquels la croyance est très vive en
Quercy (Perbosc 1941)1 et les nombreuses références au “ Manuscrit Perbosc-Cézerac 2” dans
le catalogue du Conte populaire français, de P. Delarue et M.-L Tenèze3.
Mais le poète philologue, instituteur laïque bien ancré dans sa génération, a des passions
multiples que révèlent ses manuscrits et archives. La fréquentation de ce fonds m’a, il y a
quelques années, retenue, passionnée par sa richesse et décontenancée par la difficulté à s’y
repérer. Au fil des dossiers, j’ai pu comprendre comment l’ordre de l’érudit avait été bousculé
par la meilleure volonté qui soit. En effet, dans le souci de valoriser l’oeuvre de son grand
père par des études ou des travaux d’édition posthume, Suzanne Cézerac, a privilégié
l’utilisation qui pouvait être faite des éléments de ce fonds par rapport à sa conservation en
l’état. Ce choix explique les emprunts, déplacements et reclassements successifs. Il s’explique
1 Une partie de l’article reprend le manuscrit autographe “ Lo Drac d’aprèp las tradicions occitanas ” présenté par Perbosc au concours du Grand prix Maurice Faure en 1924 (Ms 2475).2 Voir ci après.3 (Delarue 1957 et Delarue-Tenèze 1964, Tenèze 1976 et 1985).
55
lui-même par le poids que cet héritage et les devoirs qui s’y attachaient a porté sur la vie de
l’unique descendante de Perbosc.4
Un fonds éclaté
Né en 1861 dans une famille de métayers, Antonin Perbosc a très peu quitté son Tarn-et-
Garonne natal. Après avoir fait des études comme boursier du département, il y fut instituteur
dans divers villages jusqu’en 1912. Nommé Bibliothécaire de la Ville, il s’installa à
Montauban où il vécut et travailla jusqu’à sa mort, en 1944. Peut-être pour donner raison à ce
proverbe qui dit que “ nul n’est prophète en son pays ” et parce que sa dépositaire en
connaissait le Conservateur, c’est la Bibliothèque municipale de Toulouse qui accueillera
progressivement son fonds documentaire, à l’exception de quelques documents.
L’ensemble, répertorié comme manuscrits et conservé à la Réserve, y est entré en trois temps.
Seul le premier lot (Ms 1383 à 1510), reçu entre 1962 et 1965, est mentionné dans le
Catalogue général des Bibliothèques publiques de France5 : “ Fonds Antonin Perbosc, félibre
montalbanais (25 octobre 1861 - 6 août 1944) : correspondance, documents, manuscrits,
papiers, notes diverses classés dans un ordre alphabétique unique ”6. Un deuxième lot
(Ms1697 à 1736) est entré par la suite, puis un troisième (Ms 2527 à 2608), vers 1982. Cette
division en lots n’est pas significative du contenu et quelques pièces actuellement éparses
seront cotées sous d’autres numéros lorsqu’ils rejoindront le fonds des manuscrits7.
Soixante sept dossiers, archivés sous la cote LmB 2281 dans le Fonds local où ils occupent un
peu plus de cinq mètres linéaires, complètent l’ensemble. Ils contiennent, en ordre
thématique, des coupures de journaux, des tirés à part d’ouvrages et revues mais aussi des
pièces manuscrites. Certains ne sont constitués que de documents imprimés8, d’autres mêlent
imprimés et manuscrits sur un même sujet. Alors que certains renferment la documentation
préparant une publication, certains, qui contiennent un état antérieur d’oeuvres poétiques par
exemple, sont quasiment des annexes aux manuscrits répertoriés comme tels.
Une quarantaine environ de plaques photographiques non documentées sont conservées à
part. Les revues et ouvrages provenant de la bibliothèque de Perbosc ont été intégrés au fonds
4 C’est à elle que je dédie cette promenade documentaire. Je la remercie pour les souvenirs qu’elle m’a confiés et lui suis très reconnaissante de l’aide qu’elle m’a apportée à chaque étape de mes investigations dans les documents de son grand’père.5 Supplément Toulouse. Paris, Bibliothèque Nationale, 1971. 316-330. 6 Certains documents acquis par ailleurs on été classés ici en raison de leur contenu (ex. ms issus de la bibliothèque Noulet).7 Par exemple des lettres qui m’ont été confiées par S. Cézerac à l’occasion de l’édition de parties de la collecte ethnographique de Perbosc, mais aussi des photographies, des poèmes de circonstances en cours d’édition etc.8 Les dossiers LmB2281 58 et 59 par exemple contiennent des articles sur la vie rurale extraits pour la plupart de revues d’agriculture.
56
général des imprimés9. Que ce soit en raison des dépôts successifs ou des supports différents,
la totalité des pièces issues de Perbosc se trouvant à la B. M. de Toulouse ne peut donc être
appréhendée directement dans son ensemble. Sans doute est-ce aussi le cas chaque fois qu’un
gros volume de documents issus d’une même origine est entré dans un établissement de
conservation et de consultation avant que ne s’y impose la notion de fonds.
Les nombreuses lettres adressées à Perbosc, ainsi parfois que des brouillons de réponse,
tissent un lien entre les manuscrits et l’oeuvre publiée, aident à décrypter son itinéraire, à
reconstituer son entourage intellectuel et amical. Elles orientent les lectures multiples qui
peuvent être faites d’un parcours complexe et cohérent.
Il faut cependant consulter dans une autre institution le monument épistolaire qui permettra de
mettre en perspective les documents de la Bibliothèque Municipale : 759 lettres adressées par
lui, de 1891 à 1936 à son collègue et ami audois Prosper Estieu. Fondé en 1927 à
Castelnaudary par l’abbé Joseph Salvat dans le but d’enseigner l’Occitan, le Collège
d’Occitanie est depuis 1932 installé dans des locaux de l’Institut Catholique de Toulouse10. Il
possède une bibliothèque importante dont le point de départ fut celle de l’abbé lui-même,
augmentée de legs successifs. La fille d’Estieu y déposa celle de son père ainsi que sa
correspondance. Les lettres de Perbosc11 auraient dû être brûlées conformément à la volonté
commune des deux hommes, comme l’ont été celles que lui adressa Estieu durant ces longues
années d’échange, mais la famille de ce dernier eut par la suite suffisamment de recul pour en
évaluer l’intérêt du point de vue de l’histoire des idées. Des lettres et des copies de lettres de
Perbosc à d’autres correspondants se trouvent également au Collège d’Occitanie.
Il faut ainsi sur chaque thème, examiner successivement les trois lots de “ Réserve ” puis les
dossiers du Fonds Local de la Bibliothèque Municipale de Toulouse. Il faut aussi reconstituer
à travers ces différents groupes de documents (en sachant que d’autres y seront versés
ultérieurement) la correspondance adressée à Perbosc et les brouillons de ses réponses.
Suivant l’intérêt que l’on porte à l’auteur de ce fonds, on ira consulter ailleurs les lettres qu’il
a envoyées à tel ou tel de ses correspondants. On reconstruira ainsi, feuillet après feuillet, des
9 Suzanne Cézerac a établi une liste des titres d’Almanachs, revues et journaux cédés à la B.M. de Toulouse, mais l’état des collections n’y figure pas. Selon ses informations et une autre liste manuscrite, les ouvrages entrant dans la bibliographie du “ Ms A.T.P. ” dont il sera fait mention plus loin ont été donnés à la Bibliothèque de la Sorbonne. Il s’agit de 37 titres d’ouvrages de contes et légendes ainsi que les treize volumes de la Faune populaire... de Rolland.10 Collège d’Occitanie, 19 rue de la Fonderie, 31000 Toulouse. Les lettres à Estieu sont rangées sous les cotes CQ 219 à CQ 221.11 303 lettres de 1891 à 1905 selon S. Cézerac. Une centaine de feuillets ont été épargnés et font l’objet du Ms 1401 de la B. M. de Toulouse. Des brouillons de réponse d’Estieu à Perbosc se trouvent au Collège d’Occitanie qui conserve également - outre les trois volumineux dossiers de lettres de Perbosc à Estieu - quelques autres correspondances et des copies de lettres qu’un fichier manuel, s.v. Perbosc, permet de repérer.
57
pans entiers d’une existence d’homme jusqu’à devenir un familier, un proche pendant un
temps susceptible de parler et d’écrire comme l’Autre et d’affirmer ce que l’Autre pensait.
*
Attiré par la poésie dès sa jeunesse, Antonin Perbosc écrivit un temps en français des poèmes
de combat, affirmant ses idées laïques et ses choix libertaires. Alors qu’il s’exerçait à la
poésie “ patoise ”, il découvrit les Félibres “ rouges ” du Bas-Languedoc qui militaient en
marge du mouvement provençal initié par Frédéric Mistral et en opposition avec lui12. Ses
convictions laïques, libertaires et fédéralistes13 l’en rapprochaient. La rencontre décisive
d’Auguste Fourès14, en 1886-1887, lui fit mesurer l’ampleur de l’enjeu linguistique : le
“ patois ” de son terroir, forme dégradée de la langue des Troubadours, ne pouvait être le
support de l’oeuvre poétique ambitieuse projetée par Perbosc que si on lui rendait sa dignité,
c’est à dire sa cohérence, son ampleur et une graphie propre. Chaque poète d’Oc devait donc
accomplir, en partant de son propre dialecte, le travail d’épuration et de reconstruction de la
langue. Il en chercha les matériaux aux sources écrites : littéraires, comme les textes anciens
ou modernes que l’on trouve ici imprimés ou copiés ; historiques comme ces chartes de
coutumes que, vers la fin de sa vie, il s’employa à éditer en collaboration avec Séverin Canal,
l’archiviste de Montauban, populaires enfin. Il en trouva à foison dans le parler quotidien et
plus encore dans “ les dits de toute sorte ”, la littérature orale de langue d’Oc qu’il entreprit de
récolter avec ses élèves de Comberouger, petit village de Lomagne où son épouse et lui furent
instituteurs de 1894 à 1908.
Durant les années que Perbosc consacra à l’enseignement, son travail d’érudition linguistique
cède le pas à la volonté politique énergiquement exprimée de rendre l’école au peuple plutôt
que de le plier à la culture bourgeoise et à la langue imposée. Les textes de ses conférences
pédagogiques le montrent soucieux que l’histoire soit enseignée à partir de monographies
communales écrites par les instituteurs eux-mêmes plutôt qu’à travers les ouvrages relatant les
exploits d’une nation abstraite. L’étude du passé villageois et régional, le lieu d’articulation
entre la culture nationale et celle du peuple, lui semble le meilleur moyen de combattre
l’exode rural en attachant l’enfant à son terroir et de faire avancer les idées de
décentralisation15.
12 Le Félibrige “ rouge ” dont Louis-Xavier de Ricard est l’un des portes-parole est laïque et fédéraliste. Il s’oppose au Félibrige “ blanc ” catholique et de droite.13 Cf. Martel Ph. : “ Perbosc et les fédéralistes de 1892 ” (A. Perbosc… 1990, 121-141).14 Des lettres de 1886 à 1891 de Fourès à Perbosc font l’objet du Ms 1402 de la B.M. de Toulouse. 43 lettres de Perbosc à Fourès sont conservées au Collège d’Occitanie, cote CQ 215 (22).15 Ms 2584 pour les dissertations de l’Ecole Normale d’Instituteurs et les nombreux documents (brochures,
58
En ce qui concerne la langue du peuple - ici la langue d’Oc fragilisée par une répression de
longue date encore accentuée depuis 1882 par le ministère Jules Ferry - c’est la collecte et
l’étude du folklore qui permettra de l’introduire à l’école. Prié dès 1890 de “ ne plus donner
de devoirs patois ” à ses élèves, Perbosc fera passer son projet de réhabilitation linguistique
par une recherche ethnographique d’envergure prise en charge par ses élèves et qui se
confond, entre 1900 et 1908, avec l’aventure qui fédère les habitants de la commune de
Comberouger autour de l’école. Les enfants, réunis en société scolaire, établissent des
échanges avec des écoliers d’un autre village16 et enquêtent auprès des adultes, eux-mêmes
organisés en Société d’Instruction populaire. Ainsi est renforcé le lien entre les générations
qui se retrouvent autour d’une bibliothèque conçue à partir de choix clairs et précis.
Perbosc envisagea longtemps de rédiger dictionnaires et grammaires. Vieillissant, il renonça à
ses travaux philologiques en chantier, suivit de plus loin le combat régionaliste et se consacra
pleinement à cette oeuvre poétique qui était sa vocation initiale et dont la plus grande part fut
une éblouissante ré-écriture de contes issus de la tradition. Il y mit en acte à la fois tout ce
qu’il avait appris de la langue et de la littérature orale. Chacune de ses idées-force, chacune de
ses luttes menées en parallèle, s’inscrit dans le fonds toulousain. “ Il collectionnait tout ”, dit
sa petite fille, mais excepté quelques images, objets ou pierres, nous n’en avons pas trace. Il
consacrait ses économies à sa passion des livres et son énergie à recueillir, conserver et re-
créer mots et récits.
Laissant de coté les nombreuses activités et centres d’intérêt dont atteste la diversité du fonds,
je réserverai les pages qui suivent aux principaux documents susceptibles d’intéresser
l’ethnologie.
La Société Traditionniste de Comberouger
Navigant des manuscrits aux textes publiés et aux photographies, du Collège d’Occitanie à la
Bibliothèque Municipale de Toulouse, et du Fonds local à la salle de lecture des Réserves,
nous reconstituons à la fois le “ projet pédagogique ” de l’instituteur et les avancées de sa
mise en oeuvre.
Une copie des Statuts déposés le 15 janvier 1900 (Ms 1421 f° 66), renseigne sur le statut
juridique, le fonctionnement et les buts de la Société d’Instruction populaire, plus connue sous
le nom de Société Traditionniste de Comberouger. Créée “ dans le but de recueillir dans la
commune tout ce qui se rapporte à l’histoire et particulièrement au folklore ” (article 2), elle
coupures de presse, citations) conservés par Perbosc qui témoignent de cet engagement. On trouvera la référence des publications sur ces thèmes dans François Pic, “ Essai de bibliographie de l’oeuvre imprimée d’Antonin Perbosc ” et celle des “ Etudes consacrées à Perbosc ” (A. Perbosc… 1990,. 271-306 et 307-313). 16 Ms 1452 f° 108 : brouillon de lettre du 25.5.1900 de Marie Tounié à une écolière d’un village non identifié.
59
est constituée par un bureau de trois membres, sous la direction de l’instituteur qui a voix
prépondérante. Dix-sept personnes en font partie à sa création (article 5). Elle compta, en huit
ans d’existence, de 1900 à 1908, cinquante et un membres de huit à treize ans, tous élèves de
l’école publique du village17.Présentée dès ses débuts au Congrès des Traditions Populaires à
Paris par le montalbanais P. de Beaurepaire-Froment, alors sous-directeur de La Tradition,
elle attira immédiatement l’attention des ethnographes parisiens avec qui Perbosc fut ensuite
en contact18.
De sa création aux récits que Perbosc fit plus tard de cette aventure exemplaire19, multiples,
abondants et variés sont en effet les documents qui ont été produits.
Une lettre à Estieu, datée du 10.5.1900, nous livre le plan de la monographie communale
qu’entreprenaient cette année là l’instituteur et ses élèves :
MONOGRAPHIE D’UN VILLAGE
I - LA VIE AU VILLAGE
1. - Autrefois
2. - Aujourd’hui
II - LE FOLKLORE
1 Contes populaires
1. - Aventures merveilleuses. Contes épiques
2. - Contes mystiques et superstitions
3. - Contes familiers
4. - Récits
2 Poésies populaires
17 Cf pour plus de précisions (Perbosc 1914 x-xvi) et (Bru 1987a) pour l’ensemble de la démarche.18 Il fut en particulier un informateur zélé d’Eugène Rolland pour sa Flore populaire qu’il pensa un temps prendre en charge après la mort de son auteur ainsi que nous l’apprenent des lettres conservées au département des Archives du MNATP. Les lettres adressées à Perbosc par des ethnographes connus et conservées à la B. M. de Toulouse concernent en particulier l’édition des Contes licencieux de l’Aquitaine.19 Ses articles parus dans la revue Oc ont été repris dans la brochure intitulée Les langues de France à l’école. Toulouse, Editorial Occitan, 55 p.
60
1. - Romances
2. - Chansons d’amour
3. - Chansons de travail
4. - Chants spéciaux
5. - Chansons pour les petits enfants
6. - Chants historiques
7. - Récitatifs, formules etc.
3 Traditions et légendes
4 Proverbes et locutions proverbiales
5 Devinettes populaires
6 Jeux populaires.
Perbosc mentionne ensuite : “ La première partie se déroulera en une suite de petites
monographies (100 environ) sur tous les sujets relatifs au terroir. Ce seront simplement des
devoirs d’élèves bien coordonnés. La deuxième partie est plus avancée... ”.
Le bilan, cinq mois à peine après la constitution de la Société, est remarquable. Si l’on peut
suivre, en particulier dans la correspondance enthousiaste adressée à Estieu, les progrès
rapides de l’enquête sur le plan quantitatif, on peut également se rendre compte - par
l’émerveillement de Perbosc comme à la lecture des manuscrits d’élèves - de la qualité des
documents rassemblés. Il incita par ailleurs des confrères, comme André Hinard à Loze (aux
limites du Tarn-et-Garonne et de l’Aveyron) à se lancer dans une entreprise semblable.
Le brouillon non daté d’une lettre dans laquelle il lui décrit comment procéder pour recueillir
des contes, nous renseigne de façon concise sur la méthode de travail préconisée par
l’ethnographe et donne un aperçu de la façon dont ont été conçues, transmises, comprises ou
adaptées à cette époque les méthodes de l’enquête ethnographique : “ Vous demandez à vos
élèves de vous porter des proverbes qu’ils écriront en patois, comme ils voudront. Vous les
classez par ordre alphabétique, après avoir joint la traduction. Acceptez seulement les
proverbes de la commune. Pour ceux qui viennent d’ailleurs, indiquez leur origine (...)
Après les proverbes, vous passez aux devinettes, croyances populaires, poésies populaires de
61
toute sorte. Surtout, arrivez le plus vite possible aux contes. C’est la saison [...] Je vous
recommande de garder tout ce qu’on vous donnera ; les contes les plus informes peuvent
présenter un grand intérêt. N’oubliez pas que ces contes ne doivent pas être enjolivés, sous
aucun prétexte. Avant tout la plus grande sincérité. Du reste les contes bien conservés sont
parfaits ; il n’y a pas un mot à y changer ” (Ms 1423 f°59-60).
Selon les statuts de la Société, les données recueillies auraient dû prendre place dans la
bibliothèque de l’école. Mais les maîtres et plus encore les enfants ne font que passer. Le
travail inachevé qui devait constituer un ensemble cohérent prend ainsi place, mais on ne sait
quand ni souvent à l’initiative de qui, parmi des documents provenant d’autres sources :
coupures de journaux, notes manuscrites, lettres ou brouillons etc. Si l’on peut repérer dans le
fonds un certain nombre de données provenant directement de la Société Traditionniste, il ne
semble pas toutefois possible d’en faire un inventaire complet, même en s’aidant du “ journal
de terrain ” que constituent sur ce point les lettres à Estieu datant de cette période. Supposant
que les directives envoyées à Hinard reflètent point par point la méthode suivie, nous
chercherons dans l’ensemble des documents issus de Perbosc, la trace du travail accompli à
Comberouger. Qu’en est-il en particulier de cette deuxième partie consacrée au folklore ?
L’inventaire du dire
Même si le “ Recueil de jeux, en français et en oc ” (Ms 1454) concerne des pratiques et non
la littérature orale comme les autres subdivisions de la partie consacrée au “ folklore ”, il nous
renvoie toutefois, par l’attention aux formes verbales dans les jeux, à cette passion de la
langue et des mots qui anime Perbosc. Il est également, par la façon dont il est constitué,
caractéristique de sa méthode d’enquête : y alternent en effet des feuillets de sa main et des
pages de cahiers d’écoliers. Ces dernières sont des “ rédactions ” scolaires, parfois rédigées
sous forme de lettres à l’intention d’un ami, en français ou en occitan. Elles décrivent le jeu,
indiquent les règles et sont suivies d’un petit glossaire occitan-français des termes spécifiques
ainsi que des expressions ou exclamations employées par les joueurs (Bru 1982).
Mais c’est bien la littérature orale qui est au centre de la démarche monographique. Les
“ formes brèves ” - proverbes et dictons, devinettes, mimologismes, formulettes - ainsi que
les croyances populaires ou coutumes exprimées par les dictons, ont été recueillies et classées
selon la méthode dictée à Hinard, assortis chaque fois du nom de l’informateur et de la
localisation. Des centaines de proverbes ont ainsi pris place dans différents dossiers suivant
leur support : cahier, fiches, feuillets séparés etc. constituant plus d’une douzaine de
manuscrits inventoriés. Leur classement est soit alphabétique, selon le mot-clé, soit
thématique. La thématique des proverbes est essentiellement le temps, météorologique et
62
calendaire. La sélection de Proverbes du pays d’Oc (Perbosc 1982) tirés de cette très
abondante collecte tient compte à la fois du classement effectif des fichiers et d’un projet de
publication formulé par Perbosc lui-même dans ses manuscrits. Il complète le “ Calendièr
Santorenc ”, Calendrier des Saints d’environ 850 proverbes occitans qu’il avait fait paraître
mois par mois dans la revue Lo Gai Saber (Perbosc 1934). Les “ croyances populaires ”, sur
les fiches des Ms 1456 et 1457 par exemple, sont elles aussi classées par ordre alphabétique
(Abeilles, Baptême […] Epilepsie, Fumier, Garçon changé en fille, Grêle, Haricots,
Hérissons, Hirondelles, Laver les mains etc.)
Moins représentées que les proverbes et dictons, les autres formes brèves du dire populaire
sont conservées de façon semblable dans d’autres dossiers où se mêlent parfois la collecte de
Comberouger et celle - relevée dans des almanachs ou des ouvrages - de folkloristes d’autres
régions, particulièrement des pays de langue d’Oc et de Catalogne. Certains dossiers
contiennent parfois, en plus des données ethnographiques recueillies ou rassemblées, un
embryon d’étude sur le sujet et l’on peut penser, d’après quelques traces, que le dépouillement
systématique des compte-rendus de séances des deux sociétés savantes du Tarn et Garonne,
permettra de repérer que ces fragments de textes ont fait l’objet d’une communication orale
comme “ Les nombres dans le folklore ”20 ou “ Les ex-libris populaires : contribution au
folklore juridique ”) cependant que certains ont été publiés dans leurs bulletins, comme “ Les
Vire-langue ou Strophologismes populaires ” (Perbosc, 1919)
Tout au long de sa vie Perbosc recueillit aussi - directement ou par compilation - des jurons,
des graffiti de W.C., des cris populaires et toutes formes d’expression par les mots. On trouve
également, hors du champ de la parole, les “ pièces diverses sur le Calèl ”, la lampe à huile,
dont le dossier documentaire est rangé, comme celui qui traite de la gastronomie populaire,
dans le fonds local.
L’abondante collecte de chansons et, plus généralement, de “ poésie populaire ” dont il est
souvent question dans ses lettres à Estieu, pose problème. La plupart des chants présents dans
le fonds toulousain sont issus de recueils régionaux parmi lesquels se glissent seulement
quelques pièces recueillies. Il faut cette fois encore aller chercher ailleurs ces textes, comparés
aux principales variantes régionales publiées et transcrites vers 1948 par Suzanne Cézerac,
pour le compte du Musée National des Arts et Traditions populaires, à l’heureuse initiative de
Paul Delarue. Nulle piste à Toulouse qui permette de retrouver l’ensemble original. Il s’agit
bien pourtant du recueil de Comberouger comme en atteste la mention du nom de
l’informateur, de la date et du lieu de collecte. Comme pour d’autres documents - en
20 Ms 2581, voir (Perbosc 1938).
63
particulier des enregistrements de musique et de chants populaires - les doubles conservés au
Musée sont la seule trace.
Outre un fort volume de contes dactylographiés et commentés, tirés de la collecte de
Comberouger et de celle de Loze21, des devinettes, proverbes et comptines ont été également
transcrits dans un but de consultation et de mise à disposition du public. Une vingtaine de
lettres adressées à Perbosc et concernant l’ethnographie se trouvent également au
Département des Archives du MNATP22.
Contes recueillis, contes recontés
Le document le plus important de ce fonds parisien est le recueil dactylographié qui contient
des versions de contes cités ou repris dans le catalogue du Conte populaire françai23s. Il est
intitulé “ Contes languedociens et gascons recueillis par Antonin Perbosc, comparés avec des
variantes connues ”. De format 21 x 27 cm, il comporte 273 feuillets et deux cartes. Séparant
les “ texte français ” (i.e. la traduction) et les “ textes languedociens ” et mêlant la collecte de
Comberouger à celle, initiée et traduite par Perbosc mais réalisée par Hinard à Loze, il
rassemble environ 140 contes dont, parmi les “ récits divers et anecdotes ”, quelques légendes.
Il est précédé d’une bibliographie manuscrite des ouvrages cités dans les commentaires
comparatifs qui suivent les contes, d’une introduction et de deux listes alphabétiques de
conteurs et conteuses. Pour chacun le nom, le prénom, la date et le lieu de naissance ainsi que
la profession qui fut la leur à l’âge adulte : trente-trois élèves de Comberouger, coauteurs des
Contes de la vallée du Lambon (Perbosc 1914) suivis de dix écoliers de Loze, qui recueillirent
les Contes de la vallée de la Bonnette (Perbosc 1924a).
Ce fort volume nous renvoie au fonds toulousain dont il est issu et dont la plus belle pièce
d’ethnographie est sans conteste le “ cahier rouge ” de Comberouger où se lit, dans
l’alternance des écritures, l’exaltant et laborieux dialogue du maître et des élèves. Répertorié
Ms 1452, ce cahier de 278 feuillets [ou pages] de grand format annonce en page 1 : “ Folklore
de Comberouger. VIIe partie. Contes populaires recueillis par la Société traditionniste de
Comberouger ”. Suivent deux listes d’élèves, par ordre alphabétique du nom, avec indication
de la date et du lieu de leur naissance ainsi que l’indication de la profession qu’ils ont exercée
à l’âge adulte et de leur lieu de résidence : les vingt-neuf garçons et vingt-deux filles qui
participèrent à l’enquête, les auteurs des “ devoirs patois ” rassemblés par Perbosc. La table
des matières de cet ouvrage manuscrit de 71 titres en français occupe les pages 4 et 5 (r° et
21 Cf. (Perbosc 1924a),22 Ms 48.86 B.66 Contes populaires, Ms 49.66 B.70 Devinettes, 49.67 B.70 Comptines, 49.68 B.70 Chansons et rondes enfantines, 49.69 B.70 Chansons populaires, 49.70 B.70 Proverbes, 80.259 B.365 Lettres.23 Ms Atp 48.86 B.66 (cf note ci-dessus).
64
v°). Il est divisé en cinq parties dont l’une, les “ contes familiers ” se subdivise elle-même en
quatre. Dans chacune des parties les titres, en français, sont numérotés et chacun est suivi du
nom de l’élève qui l’a recueilli, puis du numéro de la page où commence la version occitane
du conte. Les pages de gauche, sur lesquelles est transcrit le texte occitan original, portent des
numéros pairs ; les pages de droite, avec la traduction française, sont numérotées de un en un.
Les contes et leur traduction sont transcrits par Marie Tounié, la “ fabuleuse conteuse ” de
treize ans, présidente de la Société traditionniste à sa création, alors que titres et pages de titre
sont de la main de Perbosc. Des contes rédigés sur des feuillets épars de cahiers de petit
format insérés dans les textes indiquent que les contes du cahier sont copiés à partir de devoirs
scolaires. Le nom de l’élève et l’année de collecte sont toujours mentionnés.
Recouvert d’un papier protecteur, le grand cahier rouge, présenté comme un livre avec ses
pages de garde et des pages de titre pour chaque division, est la partie la plus achevée de
l’enquête que menèrent Perbosc et ses élèves. Il semble que la collecte de contes de
Comberouger est rassemblée là, exception faite de ceux qui n’ont pas été retranscrits sous leur
titre à la place qui leur est réservée dans le cahier. Où les trouver ? Certains ont probablement
été extraits pour publication, comme cette très courte version de Peau-d’Ane intitulée
“ L’auquièra/La gardeuse d’oies ”. Recueillie par Paul Delibes à Comberouger, elle n’a
probablement pas eu l’honneur de figurer dans l’imposant cahier en raison de son aspect
lacunaire. Je n’en ai pas encore trouvé trace dans les manuscrits ni parmi les contes publiés du
vivant de Perbosc mais seulement une copie, dactylographiée : le conte numéro 51 du
“ Manuscrit ATP ”24.
J’ai découvert récemment, dans un dossier contenant des doubles au carbone de ce “ Ms
ATP ” une série de feuillets détachés de cahiers d’écoliers : quatorze contes, de la main de
Perbosc ou d’élèves, dont la première ligne de la page porte, en marge, le nom du collecteur et
la date de collecte, entre 1901 et 1906. La plupart sont repris dans le dactylogramme du
MNATP pour la rédaction duquel ils avaient, de toute évidence, été isolés. Ainsi la
confrontation pièce à pièce des dossiers originaux et des transcriptions permet-elle de suivre
les avatars du fonds.
Aux sources populaires - langue et folklore - Perbosc puise les matériaux de cette oeuvre
poétique occitane qui était depuis le début son véritable but. Convaincu qu’on n’invente rien
et qu’un travail sur la forme est seul envisageable, il réécrira sans relâche les récits recueillis
24 Je n’ai pas non plus trouvé trace des trois versions de ce conte mentionnées par Fabre D. et Lacroix J. dans La tradition orale du conte occitan.
65
directement ou par correspondance comme ceux qu’il a rassemblés à partir d’imprimés
régionaux de toutes sortes. Contrairement aux écrivains régionalistes et parce qu’il s’agit d’un
parti pris de poète, il distingue soigneusement ethnographie et littérature. C’est donc en vers
qu’il recréera, pour les transmettre les contes, légendes et récits étiologiques concernant les
oiseaux (Perbosc 1924b et 1925) après avoir publié dès les premières années du siècle ses
“ Mimologismes populaires d’Occitanie ” dans une revue traditionniste (Perbosc 1988)25.
Les contes facétieux et anecdotes prennent progressivement une place centrale dans ses
préoccupations de folkloriste et d’écrivain. Sous toutes formes, ils sont présents dans les
dossiers. Bien sûr, les histoires drôles les plus traditionnelles de ce coin d’Occitanie se
trouvent déjà dans le cahier rouge de la Société Traditionniste, mais le projet des Contes
licencieux de l’Aquitaine conduit Perbosc à collecter, directement ou par correspondance
auprès de ses amis, les récits “ licencieux ” puis les plaisanteries de toutes sortes, les
anecdotes réelles ou fictives, les jeux de mots que nous retrouvons dans différents dossiers :
lettres d’amis, coupures de journaux, notes manuscrites etc. Ces éléments constituent les
sources de l’ouvrage de 1907 (Perbosc 1907), des Nouveaux contes licencieux (Perbosc 1987)
ou bien celles des contes facétieux rimés, inédits ou pour certains publiés dans des
périodiques littéraires de langue d’Oc. On les trouve aussi bien dans les trois lots de
manuscrits (Ms 1703 ; Ms 1733 : “ Contes licencieux. Sources, notes, documents utilisés avec
auteurs des communications ”), que dans les archives du fonds local, comme dans ce carton
LmB 2281 [41] intitulé “ Occitaniana ” :
Les longs textes rimés, dont le contenu prosaïque ou même grivois est mis en relief par une
langue et une versification d’une grande virtuosité, constituent la suite des deux recueils de
“ fabliaux ” publiés par Perbosc en 1936. Comme toutes ses pièces en vers, ils font l’objet
d’un double classement au moins, une copie prenant place parmi les “ oeuvres ” classées par
ordre alphabétique du titre26, une autre s’intégrant à un recueil manuscrit dont le poète-
ethnographe prévoyait l’édition. Ces contes rimés sont datés, patiemment recopiés et modifiés
jusqu’à trois à quatre fois dans la même journée par le poète soucieux de donner à ses vers
puisés aux sources traditionnelles la forme la plus susceptible de se couler dans la voix des
lecteurs à venir27 Plus intéressante que les annotations très scolaires portées par Estieu sur les
25 Ms 1705 et LmB 2281 (54) pour les mimologismes. 26 Classées en Ms 2559 à 2568 mais aussi en LmB 2281 [6 à 8] et répertoriées par Perbosc qui en mentionne la date de composition et le nombre de vers, en Ms 2570.27 L’exemple le plus impressionnant est celui des “Contes Atal ” (Ms 1443 et 1444) dont le manuscrit relié sous onglet a été présenté à l’exposition Vingt cinq ans d’acquisitions de la B. M. de Toulouse, 20 novembre 1982 - 30 janvier 1983. Catalogue p.25. Sur l’écriture des contes rimés voir Bru J. “ Contes à rire, contes à dire (A. Perbosc… 1990, 213-224).
66
poèmes de Perbosc durant les premières années de leurs échanges est la correspondance
critique que lui adresse son ami Alban Vergne, instituteur puis industriel du Lot et Garonne
où il devint une notabilité locale. Passionné par ces textes très enlevés, au point de financer la
publication de Psophos (Perbosc 1924b), des Fablèls et des Fablèls Calhòls (Perbosc 1936a
et b), il en lisait les manuscrits aux banquets de chasseurs et faisait ensuite part à leur auteur
des défauts et approximations que la mise en voix faisait apparaître ou des modifications
suggérées par les réactions du public en particulier les ruptures de rythme). Perbosc reprenait
ses textes en conteur attentif soucieux de parvenir à une mise en forme plus susceptible de
transmettre à la fois le récit et les images, c’est à dire les mots, les images, les métaphores et
les expressions (Bru 1987b)28. Les lettres du sculpteur Antoine Bourdelle le montrent
passionné de contes. Très amusé par les brèves facéties scatologiques de Psophos, il avait
conçu pour leur édition quelques illustrations originales qui n’y parurent pas.
Le Fonds toulousain renferme ainsi ces précieux recueils manuscrits inédits, pour certains
d’autant plus prêts à l’édition que la graphie élaborée par Perbosc est, dès les années vingt,
quasiment fixée et qu’elle diffère très peu de la graphie officielle enseignée par l’Institut
d’Etudes Occitanes. Si certains sont uniquement inspirés par les récits populaires, d’autres
s’appuient également en partie sur l’imprimé comme ces “ Presics sul Tucolet ” dont le
recueil intègre des sermons facétieux tirés des oeuvres de Saint Vincent Ferrier. L’édition des
sermons du très populaire prédicateur catalan, qui parcourut l’Europe du sud en parlant toutes
les langues latines au XIVe siècle et dont le franc parler et les images rudes ont marqué
l’imaginaire, est intégrée aux manuscrits. Perbosc en a souligné au crayon bleu les très
nombreux passages dont il s’est inspiré.
Le compte des mots
Etranges documents, des annuaires ou des agenda de petit format aux feuillets détachés de
leur couverture constituent le contenu de plusieurs dossiers. Un seul mot manuscrit. Il s’agit
en fait de fiches, sur un support de récupération. Lorsque Perbosc entreprit de collectionner
les mots, les expressions, les formes de la langue d’Oc en les relevant systématiquement dans
des ouvrages littéraires ou historiques depuis le XIVe siècle, il les reportait sur le bord
supérieur droit de la marge de feuillets imprimés et les classait par ordre alphabétique,
constituant de nombreux glossaires29.
Il élabora ainsi des “ dictionnaires ” ou vocabulaires thématiques : un “ dictionnaire de 28 La presque totalité des lettres d’Alban Vergne, de 1894 à sa mort en 1936, font l’objet du Ms 2613 mais on en trouve quelques unes en Ms 1498. Quelques brouillons de réponses de Perbosc sont classées en Ms 1423.29 Ex. : Le Ms 2591 : mots relevés dans le manuscrit de l’Historio vertadièro [de la ville de Gaillac en Albigeois] de Mathieu Blouin - mort en 1611, ou encore le Ms 1734, “ Glossaire de Valès ”, écrivain montalbanais, sur des feuillets de Mémoires de l’Académie des Sciences.
67
professions ” de 299 ff. (Ms 1435-1436), un “ dictionnaire de titres ” (Ms 1437), un
“ répertoire de désinences ” (Ms1429) ou encore ce document de 300 feuillets, faussement
intitulé “ dictionnaire de langue d’oc ” contenant uniquement des noms de poissons (Ms
1425-1426).
A l’affût de toutes les façons de dire, il se passionne pour les jeux de mots, les glissements de
sens qui provoquent le rire ou la confusion, les métaphores sexuelles dont il a fait ample
moisson à l’occasion de la collecte de contes “ licencieux ” et qu’il a reportées sur fiches en
un “ Glossaire érotique gascon ” (Ms 1702). Il comptait publier ce glossaire licencieux de la
langue d’oc qui constituait une pièce maîtresse de ce qu’il nommait “ mes Kryptadia
d’Occitanie ”, dans un hypothétique troisième volume de “ contributions au folklore
érotique ” qui ne vit jamais le jour (Bru 1984).
Perbosc met aussi en listes et en fichiers tous les fragments de langage : les noms de lieu, les
patronymes, les surnoms aussi qu’il donnera aux acteurs de la comédie de ses contes rimés ou
qu’il déclinera en avalanche dans cette acrobatie onomastique qu’est le “ Sonet dels chafres ”,
le Sonnet des surnoms, véritable prouesse, pur jeu poétique où s’enchaînent savamment les
plus prosaïques appellations.
Un dépouillement de toute la correspondance et un examen attentif de la graphie de chaque
document pourrait permettre de dater bon nombre des dictionnaires et glossaires. Certains ne
sont qu’ébauchés, d’autres plus complets, mais il est évident que les feuillets imprimés étaient
la première étape du travail, ensuite reporté en listes sur des cahiers ou carnets, puis transcrits
et commentés sur les fiches qui en constituaient la forme la plus achevée.
*
“ La fourmilière...
Les mots dans ma tête portent l’idée comme des fourmis. ”
Non datée, jetée plus que tracée au crayon au dos d’un morceau de papier à en-tête de L’Echo
de la Semaine Politique et Littéraire, la phrase de Perbosc résume sa démarche : quêteur de
mots, il a recueilli et transmis en jouant sur la forme ce que les mots portaient d’une
génération à l’autre.
Sous son verre protecteur, le petit papier jauni de 13,5 cm sur 6 environ accroché sur le mur
de mon bureau appartient légitimement au “ fonds ” comme les divers documents qui m’ont
été donnés par l’héritière du poète ethnographe chaque fois que je me suis occupée d’éditer
une part de sa collecte. Le verserai-je avec eux et le précieux cahier contenant les lettres des
lecteurs du Gril, à la Bibliothèque Municipale de Toulouse ? Quel statut aura alors, perdu
68
dans la fourmilière des manuscrits et archives, le message qui pour moi fait sens ?
Qu’apporteraient de plus ces quelques mots ? Malgré le désordre, l’essentiel est préservé et
lisible, chaque document portant sa contribution à l’ensemble, comme les fourmis
précisément…
Un “ fonds ” étant au fond le résultat de quelques volontés et de nombreux hasards, tout
compte fait, j’en garde ce minuscule fragment.
Références bibliographiques
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69
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70
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édités et présentés par Josiane Bru. Carcassonne : GARAE/Hésiode et Toulouse : Centre
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orale).[Index, typologie et bibliographie des deux volumes].
Perbosc A. 1988 Le langage des bêtes : Mimologismes populaires d’Occitanie. Textes
édités par Josiane Bru, Préface de Daniel Fabre. Carcassonne : GARAE/Hésiode et Toulouse :
Centre d’Anthropologie des Sociétés rurales, coll. Classiques de la littérature orale.287 p.
[Index, typologie, bibliographie]. [Ed. complétée des textes publiés à Paris, de 1904 à 1908,
dans La Tradition puis la Revue du Traditionnisme.
71
Du “ genre de vie ” à l’“ irradiation somatique ”
le folklore selon André Varagnac
Régis Meyran
Dès la fin du XIXè siècle, les folkloristes français avaient en quelque sorte été contaminés par
ce que l’on se propose de nommer la “ théorie des genres de vie ”. Cette théorie postulait
l’adaptation d’un peuple, de sa race et de sa culture à la géographie et au climat du pays dans
lequel il vit. Ainsi, le genre de vie était cet ensemble complexe de représentations et pratiques
collectives, lié aux caractères raciaux des hommes, qui est façonné sur la longue durée par le
pays lui-même. Il se trouve que les folkloristes n’utiliseront pas explicitement le terme de
“ genre de vie ” avant la période d’entre-deux-guerres. Or, cette notion a été forgée par des
géographes et particulièrement par Paul Vidal de La Blache (1845-1918) puis diffusée par ses
disciples, tels Albert Demangeon. Vidal de La Blache postulait, dès 1898, que le “ milieu
ambiant ” exerçait des influences “ physiques ” et “ morales ” sur l’homme et que ces
influences diminuaient à mesure que le degré de civilisation augmentait. Pour lui, l’homme
s’adapte à son milieu et cette adaptation se transmet héréditairement. En conséquence, les
relevés ethnographiques rendent compte d’un “ genre de vie ” qui est le produit de
l’adaptation au milieu.
Marie-Claire Robic a étudié l’origine d’une telle théorie : selon elle, ces postulats résultent du
mariage de deux traditions de pensée : la première, plus ancienne, étant la “ tradition
hippocratique de l’influence des climats ” - tradition à laquelle se rattache notamment la
théorie des climats établie par Montesquieu dans L’Esprit des Lois ; la deuxième étant un néo-
lamarckisme venant de la biologie30. Ces deux traditions de pensée auraient influencé le
géographe allemand Friedrich Ratzel, et c’est Ratzel qui aurait été l’une des sources
d’inspirations de Vidal de La Blache. Certes, Vidal avait construit ses notions de “ genres de
30 Marie-Claire Robic, “ Géographie et écologie végétale : le tournant de la Belle Epoque ”, in M.-C. Robic (sous la dir. de), Du Milieu à l’environnement. Pratiques et représentations du rapport homme/nature depuis la Renaissance, Paris, Economica, 1992 : 125-165 ; 151-152 pour cette référence.
72
vie ” et de “ tempérament national ” en s’opposant explicitement à Ratzel : rejetant son
déterminisme racial, il pensait que la France était le produit d’une “ fusion des races ” mais il
transposait toutefois le néo-lamarckisme de Ratzel sur le plan de la culture. Son Tableau de la
Géographie de la France (1903), qui constitue le premier volume de L’Histoire de France
dirigée par Ernest Lavisse, rend bien compte de sa conception du peuple français, et
notamment de ses représentants les plus purs, les paysans. Ainsi écrit-il en conclusion31 :
“ Et, à travers [les] classes sociales, la pensée atteint et découvre ce qui est le fond et la
raison d’être, le sol français. Lui aussi est un personnage historique. Il agit par la pression
qu’il exerce sur les habitudes, par les ressources qu’il met à la disposition de nos
détresses ; il règle les oscillations de notre histoire (p.548) ”
“ (…) La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait
cimenté par la nature et le temps. En cela réside, sur cela s’appuie une solidité, qui peut-
être ne se rencontre dans aucun pays au même degré que chez nous, une solidité française
(p. 551) ”.
Or, Paul Vidal de La Blache était proche de la Fédération Régionaliste Française – il a
fortement influencé les “ inventeurs ” du régionalisme français tels Alphonse-Marius Gossez32
- et c’est par ce biais qu’on peut comprendre l’influence qu’il eut sur les folkloristes, dans la
mesure où de nombreux folkloristes appartiendront (surtout dans l’entre-deux-guerres) à la
Fédération et parce que, dès le début du XXe siècle, ils travaillaient de conserve avec des
collaborateurs locaux qui étaient membres de la Fédération. Gérard Noiriel note par ailleurs
que son Tableau de la géographie de la France était la “ bible ” de la Fédération et de son
principal animateur, Jean Charles-Brun33. La boucle est bouclée : on comprend à présent
comment la théorie des genres de vie – empreinte de racialisme - a pu influencer
progressivement les folkloristes, influence qui atteindra son paroxysme dans la période de
Vichy.
Il s’agit dans ce texte de revenir sur les recherches de Christian Faure34 et, plus exactement, de
les compléter. Si Faure a bien cerné les accointances de certains folkloristes avec le Régime
de Vichy, il ne s’est pas véritablement intéressé à la genèse des théories et pratiques
31 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, Paris, La Table Ronde, 1994 [première édition : 1903].
32 Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, éditions de la MSH - Mission du Patrimoine ethnologique, 1997 : 138.
33 Gérard Noiriel, Les Origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999 : 237.
34 Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, Lyon, Presses universitaires de Lyon / CNRS, 1989.
73
folkloriques avant cette période. C’est ce que nous ferons ici, en tentant notamment de
montrer que la théorie des genres de vie était déjà mise en œuvre dans l’entre-deux-guerres.
Cela nous amènera à étudier en détail le parcours singulier d’André Varagnac, personnage
aujourd’hui tombé dans l’oubli et qui n’a jamais fait l’objet d’une véritable étude. Mais, en
premier lieu, revenons un instant sur les points de vue des chercheurs au Musée des ATP au
moment de sa création : nous constaterons qu’une essentialisation culturelle et raciale des
Français commençait à s’y dessiner.
Survivances et genres de vie aux ATP.
Le nouveau projet de folklore aux ATP est censé faire la part belle à la modernité mais la
conception de la modernité à laquelle on se réfère n’est pas exempte d’ambiguïtés. En effet, si
le folklore français possédait déjà en germes la notion de genre de vie, celle-ci va être
véritablement conceptualisée au moment du Front populaire, c’est-à-dire à un moment où les
traditions locales deviennent un élément essentiel de la politique de l’Etat. De plus, la
politique culturelle du Front populaire présente de nombreux points communs avec celle
pratiquée par l’Etat nazi : lors du Congrès mondial des loisirs d’Hambourg (juillet 1936), les
groupes folkloriques français ne côtoient-ils pas les représentants de la Volkskunde,
notamment les membres du groupe nazi Kraft durch Freude35 ? Donc, par effet circonstanciel,
le folklore français se rapproche de la Volkskunde allemande, ce qui aura pour effet de
consolider la notion de genre de vie.
Il y avait en effet, dès la période du Front populaire, une volonté dans l’équipe qui s’apprêtait
à créer le nouveau Musée des ATP de mêler fondations muséographiques et politique
culturelle à orientation éducative : ainsi les “ musées de plein air ”, extensions régionales du
Musée des ATP devaient être dirigées par les “ chefs aubergistes ” des auberges de jeunesse36.
De plus, le folklore était perçu, semble-t-il, comme un élément de la politique d’éducation et
de loisir, point qui rapprochait la discipline de la Volkskunde nazie. D’ailleurs, des
collaborations entre les savants des deux pays eurent lieu, ainsi Albert Dauzat fut-il chargé par
la Commission nationale des arts et traditions populaires, en 1939, de travailler à un atlas
linguistique et folklorique37 avec l’aide de membres de la Volkskunde. Rivière était par
ailleurs un admirateur des Heimatmuseen, les musées régionaux allemands faisant partie
35 Catherine Velay-Vallantin, “ Le Congrès international de folklore de 1937 ”, Annales HSS : 481-506 ; 483 pour cette référence.
36 Ibid. : 487.
37 Ce projet ne sera pas mené à terme à cause de la guerre mais sera néanmoins reconduit en 1943.
74
intégrante de l’appareil de propagande nazie, comme il le déclare dans une conférence à
l’Ecole du Louvre. Précisons cependant que le folklore allemand était explicitement raciste –
et ce, même avant l’arrivée des nazis au pouvoir38 - ce qui n’a jamais caractérisé le folklore
français.
Mais on peut tout de même poursuivre le parallèle esquissé en remarquant que les cultures
populaires étaient dans les cas allemands et français essentialisées : ainsi Rivet définit-il, en
séance d’ouverture au Congrès international du folklore (ce Congrès est le moment décisif où
se joue la redéfinition du folklore), cette science comme l’étude de “ survivances ”, soit une
culture restée figée à un degré plus ancien de civilisation et insiste sur l’urgence qu’il y a à les
étudier :
“ Le folklore est l’étude de ce qui survit, dans une société évoluée, de coutumes,
d’habitudes de vie, de traditions, de croyances appartenant à un stade antérieur de
civilisation. Une telle étude est urgente et l’on peut même se demander si elle n’a pas été
entreprise trop tardivement dans bien des pays ”39.
Même si son point de vue est intéressant, Rivet n’est pas spécialiste du folklore français. Une
ambiguïté supplémentaire apparaît dans les conceptions des deux véritables maîtres d’œuvre,
Rivière et Varagnac – à cette époque, Van Gennep fait déjà figure de marginal - : les
“ véritables ” traditions populaires doivent être les plus pures possibles, et Rivière lui-même,
pourtant concerné par les traditions nouvelles et citadines, entérine une telle vision des choses.
Ainsi, le plan d’organisation du nouveau Musée des ATP, établi en 1937 par Agnès Humbert
sur les conseils de Rivière, reflète les conceptions à l’œuvre dans le nouveau folklore : une
salle d’introduction situera le folklore dans son cadre “ racial ”, linguistique et historique ;
puis les salles seront divisées en treize sections consacrées aux différents “ genres de vie ”.
C’est ici qu’on constate à quel point la notion de genre de vie devient floue, quand elle est
intégrée au discours folkloriste. En effet, les sections définissant chacune un genre de vie
renvoient le spectateur, selon les cas, à l’influence de la géographie sur la culture (forêts,
champs, montagne, cours d’eau) mais aussi à un ensemble de faits culturels fort variés n’ayant
pas grand rapport avec la géographie (communications, village, ville, commerce, costume,
âges de la vie, calendrier)40. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ici le terme de genre de
38 Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande, Paris, Editions de la MSH, 1993.
39 Catherine Velay-Vallantin, “ Le Congrès international de folklore de 1937 ”, op. cit. : 494.
40 Ibid. : 497.
75
vie est flottant et qu’il est utilisé sans avoir pour autant été véritablement défini. Même la salle
des villes subira des transformations par rapport au plan initial pour entrer dans la conception
ethnogéographique des “ genres de vie ”. C. Velay-Vallantin note en effet que ce sont les
cartes qui régissent l’organisation du Musée, cartes associant éléments raciaux et
géographiques.
Il convient dès lors de relever la présence des personnages qui ont permis le transfert de la
notion de genre de vie de la géographie vers le folklore. En premier lieu, notons la
participation d’Albert Demangeon, disciple de Vidal de La Blache, au Congrès international
de folklore, qui présente une communication sur la classification des maisons rurales41.
Remarquons également que l’idée d’associer race, culture et climat est aussi présente chez
Lucien Febvre qui, se référant explicitement à Albert Demangeon et à la Volkskunde, affirme
dans son allocution à ce même Congrès (lue en son absence par Marcel Maget) : “ La maison,
comme tant d’autres œuvres humaines sur la terre, est l’expression du milieu géographique ”,
et invite les participants à rédiger un Atlas du folklore de la France en se concentrant sur la
méthode cartographique42.
Ainsi, l’idée de “ sauver ” voire de recréer les “ pures ” traditions populaires, révélatrices d’un
genre de vie, est déjà présente sous le Front populaire et le discours, variant toutefois selon les
auteurs, rassemble des éléments qu’on retrouvera tels quels chez les folkloristes “ officiels ”
de Vichy. Tous n’avaient pas la même conception du folklore, mais un personnage essentiel
dans l’entre-deux-guerres illustre parfaitement cette volonté de préserver voire de faire
renaître les traditions : il s’agit d’André Varagnac, le premier folkloriste à théoriser la
question des genres de vie, sur qui nous allons nous attarder, en commençant par esquisser sa
biographie.
André Varagnac, numéro deux oublié du folklore français.
Fils d’Emile Varagnac, Conseiller d’Etat et de Madame Varagnac, née Hervieu, mais aussi
neveu de Marcel Sembat, A. Varagnac est né à Paris le 12 Janvier 1894. Il fait des études à la
Sorbonne, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et à l’Ecole du Louvre. Il est licencié es
lettres, titulaire du diplôme d’études supérieures de psychologie expérimentale, puis docteur
es lettres. S’est marié trois fois et père de trois enfants.
Varagnac fut journaliste : collaborateur littéraire au Journal des Débats entre 1912 et 1914, au
41 Ibid. : 498.
42 Ibid. : 500.
76
Crapouillot de 1918 à 1920 ; il devint par la suite secrétaire de rédaction de L’Europe
nouvelle (1921-1922), puis de Clarté (1923-1925). Entre-temps, il fut assistant libre au Musée
des Antiquités nationales (1919-21). Il est pendant quelques temps enseignant : d’abord
professeur de philosophie au collège de Vitré (1926), puis de Châlons-sur-Marne (1927-
1930).
Il se tourne ensuite vers le folklore. Il suit les cours d’Henri Hubert puis de Marcel Mauss43, et
commence ses propres recherches. C’est l’année de la parution de son livre Instinct et
technique (1929) qu’est fondée la Société du folklore français par Marcel Mauss, Lucien
Lévy-Bruhl, E. Nourry (dit Saintyves), Arnold van Gennep. André Varagnac est l’un des
membres fondateurs.
En 1929, il crée les premiers Comités régionaux de folklore (Champagne, Mâconnais). Il
devient ensuite chargé de recherche de la Caisse nationale des Sciences (1931-1935). Dans les
années 1930, il fut aussi Secrétaire général de l’Encyclopédie française (1935-1936), de la
Commission de recherches collectives de l’Encyclopédie française (1934-1936), et du Centre
international de Synthèse (1937-1947). Entre 1934 et 1936, il recueille plus de 1200
monographies folkloriques de villages français, établies à la suite d’enquêtes par
questionnaires organisés par la Commission des recherches collectives (présidée par Lucien
Febvre)44.
Varagnac continue son ascension institutionnelle au moment où Rivet décide de remanier le
Musée d’ethnographie du Trocadéro. Celui-ci crée en 1937 le Musée de l’Homme, qui
occupera une aile du nouveau Palais de Chaillot. L’autre aile sera réservée à un nouveau
musée, le Musée national des Arts et Traditions populaires, regroupant les collections
d’ethnographie folklorique de l’ancien Musée du Trocadéro. Rivet en nomme Georges-Henry
Rivière directeur. Ce dernier s’entoure d’une attachée de recherche, Agnès Humbert, de sept
puis douze chargés de mission, enfin de deux chercheurs, Guy Pison et Marcel Maget45.
Rivière a aussi a choisi son conservateur-adjoint : c’est André Varagnac. Le Musée va, on l’a
vu, développer dès sa création d’intenses activités : il élabore des enquêtes et enrichit ses
collections grâce à un vaste réseau de correspondants dans toutes les régions françaises. Ils
seront à la fin des années 30 quelques mille correspondants appartenant à la Société du
43 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genre de vie, Paris, Albin Michel (“ Sciences d’aujourd’hui ”), 1948 : 12.
44 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, op. cit. : 15. Pour des détails sur la Commission, voir, du même auteur, “ Une coopérative de travail scientifique : la Commission des recherches collectives du Comité de l’Encyclopédie française ”, Annales d’histoire économique et sociale, t. VII : 302-306.
45 Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, op. cit. : 29.
77
folklore français, à la Commission des recherches collectives, où à des Sociétés savantes
locales46.
En 1938, Varagnac commence à dresser un “ tableau descriptif de la structure sociale de
notre paysannerie, étude fondée sur l’analyse de la notion de tradition en fonction de la notion
de genre de vie ”47. Il jette là les premiers éléments de sa future science :
“ l’archéocivilisation ”.
Survient la guerre puis l’Occupation. Sous le régime de Vichy, Varagnac est nommé directeur
du Bureau du Régionalisme de la Région de Toulouse, par le préfet de la région, Cheneaux de
Leyritz. Après juin 1940, le Comité national de folklore est remanié. A la suite du Congrès de
Nice (mai 1942), André Varagnac devient Conseiller scientifique du Comité, au même titre
que G. H. Rivière, P. L. Duchartre et J. Charles-Brun, le but officiel étant de surveiller le
renouveau folklorique et d’ “ éviter la caricature ”48. Varagnac dirige alors la Société de
folklore français et colonial, ainsi que la revue de la Société.
A la Libération, la Société de folklore français et de folklore colonial est dissoute et refondue
en deux autres sociétés : la société française de folklore sera attribuée à Varagnac et la société
d’ethnographie française à Rivière. Depuis l’épuration, les deux personnages ne s’entendaient
plus puisqu’ils s’étaient fait “ mutuellement des dépositions belliqueuses au comité
d’épuration ”, affirme une feuille dactylographiée et non signée qu’on trouve dans les
archives de Louis Marin49.
Varagnac est passé au travers de l’épuration sans trop de problèmes : il a malgré tout été
relevé de ses fonctions de conservateur-adjoint aux ATP50. “ Blanchi ” après enquête, il est
par la suite nommé Conservateur au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-
Laye (1946-1965). Il est nommé par ailleurs professeur de Sociologie à l’Ecole technique des
Surintendants d’usine, école abritée par le Musée social51. Entre 1946 et 1952, il est
professeur de folklore à l’Ecole supérieure des Professeurs de français à l’étranger. Il est
46 Ibid.
47 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genre de vie, op. cit. : 18 .
48 Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, op. cit. : 32.
49 CARAN, Papiers Louis Marin, 317 AP 196.
50 Daniel Fabre, “ L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1944) ”, in (sous la direction de)
Jean-Yves Boursier, Résistants et résistance, Paris, L’Harmattan (“ Chemins de la mémoire ”) : 319-400 ; 360
pour cette référence.
51 Ce musée fut la création, rappelons-le, du sociologue Frédéric Le Play.
78
nommé maître de conférence à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en 1947. Cette année là, la
Fondation Rockefeller accepte de financer la création de la VIe section de l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes52 (qui deviendra plus tard l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales),
mais le premier conseil de la section ne se réunit qu’en 1948 (Lucien Febvre, alors professeur
au Collège de France, en est président, Fernand Braudel, secrétaire) et la première année
scolaire d’enseignement est l’année 1947/1948. Le programme compte alors six divisions.
C’est dans le cadre de la cinquième division, intitulée “ Civilisations et Civilisation ”, qu’a
lieu le cours de Varagnac : “ la part du traditionnel ”53.
En 1947, Varagnac fonde et dirige l’Institut International d’Archéocivilisation. Il crée, à la
même époque, l’Institut de Recherches et de Pédagogie européennes et constitue la collection
“ Europe unie ”, avec Albert Grenier. En 1954, il devient Directeur d’études à l’Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il publie, à partir de 1960, la revue Antiquités nationales
et internationales, laquelle devient, à partir de 1966, la revue Archéocivilisation. André
Varagnac fut aussi membre de l’Institut français de Sociologie, de l’Institut français
d’Anthropologie (depuis 1932) et de la Société préhistorique française. Il fut décoré de l’ordre
de Chevalier de la Légion d’honneur.
Tels sont les principales étapes de la vie d’un folkloriste et préhistorien qui sut mener une
carrière pleine de succès. Il fut apprécié et aidé par des hommes aussi influents que George
Henri Rivière (jusqu’à leur rupture à la fin de la guerre), Louis Marin, Lucien Febvre ou
Fernand Braudel. Mais aujourd’hui, il ne laisse pas de succession intellectuelle, tout au moins
dans le circuit institutionnel de la discipline (EPHE, EHESS, Musée des ATP, Mission du
patrimoine ethnologique, Collège de France, Universités) : est-il simplement passé de mode ?
Notre idée est plutôt qu’il a mieux valu l’oublier à tout prix… Comme un certain nombre de
théories et pratiques de l’ethnologie dans l’entre-deux-guerres et sous l’Occupation, celles de
Varagnac ont été refoulées dans l’inconscient des tenants actuels de la discipline. Ce qui
pourrait expliquer, comme le note Daniel Fabre, que l’ethnologie véhicule toujours
aujourd’hui une “ inexprimable catharsis ”54. Et c’est cet état de fait qui justifie notre actuelle
recherche : pour sortir de certaines impasses épistémologiques, nous irons travailler sur ce
refoulé collectif en exhibant la “ part maudite ” de l’ethnographie55.
52 Rappelons à ce propos que l’EPHE fut créée en 1868, et qu’elle ne connut que cinq sections jusqu’à cette date.
53 Gérard Gaillard, Répertoire de l’ethnologie française, 1950-1970, Paris, Editions du CNRS, 1990, t. I : 21.
54 Daniel Fabre, “ L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1944) ”, op. cit. : 377 sq.
55 J’emprunte délibérément cette expression au titre d’un article de Jean Jamin (“ Documents revue. La part
79
La genèse de ses idées.
En 1929, A. Varagnac, qui est déjà une folkloriste reconnu, publie un petit ouvrage à mi-
chemin entre les sciences humaines et les sciences naturelles qui est censé révéler le secret du
comportement de l’être humain : Instinct et technique. Remarques sur les conditions externes
du comportement humain56. C’est dans cet ouvrage qu’on peut apercevoir les prémisses de sa
future théorie de la “civilisation traditionnelle”, qu’il systématisera sous l’Occupation.
Le chapitre I place l’ouvrage sous le signe de la nature : “ L’homme possède des instincts
rémanents ” (p.6). Le second chapitre, intitulé “ L’instinct est adapté à des conjonctures
particulières et qui se reproduisent au cours du temps ”, nous apprend que “ tout
comportement instinctif est fondé sur des besoins organiques eux-mêmes liés à la structure de
l’espèce ”(p.7) . Il semble que Varagnac soit l’instigateur d’une forme de sociobiologie avant
l’heure : le comportement de l’homme primitif lui serait en effet dicté par ses instincts, eux-
mêmes étant soumis aux variations du milieu naturel. Il affirme d’ailleurs :
“ L’adaptation de l’animal peut se manifester alors par l’apparition ou la disparition en lui
de telles ou telles tendances instinctives en fonction des variations cycliques du milieu.
Cette adaptation aux saisons, notamment, peut être plus ou moins directe : souvent les
déplacements des herbivores commandent par contre-coup le comportement des bêtes
carnassières, voire des peuplades de chasseurs. ”(p.8)
Il semble important de préciser ici que Varagnac a une formation de psychologue, et qu’il
appartient à cette psychologie que je nommerai “ héréditariste ”, le terme étant entendu dans
le sens que lui donne Michael Billig57, à savoir une science qui postule l’hérédité des
comportements humains, voire de la pensée, partageant ainsi des présupposés théoriques
communs avec l’eugénisme et les théories racistes. C’est ce que confirme l’extrait que l’on
vient de citer : l’homme y est vu comme un animal déterminé par ses instincts, qui s’adapte de
façon très lente à son environnement.
Mais revenons à Instinct et technique : le folkloriste précise, dans une note au bas de la même
maudite de l’ethnographie ”, L’Homme 151, 1999 : 257-266), dans la mesure où celle-ci désigne une nébuleuse d’idées (bien souvent reçues) à l’œuvre chez Varagnac comme dans Documents ; à ceci près que les représentations occidentales de l’Autre furent tournées en dérision par Bataille et son équipe, alors qu’elles furent prises au pied de la lettre par André Varagnac.
56 André Varagnac, Instinct et technique. Remarques sur les conditions externes du comportement humain, Paris, Librairie moderne de droit et jurisprudence, 1929.
57 Michael Billig, L’internationale raciste. De la psychologie à la “ science ” des races. Paris, Maspéro, 1981 ( “ petite collection Maspéro ” ).
80
page : “ on se souvient que, dans un autre ordre de recherches, les influences des saisons sur
des tribus primitives ont été parmi les premiers sujets d’étude de l’école sociologique
française ” et il renvoie le lecteur à L’Essai sur les variations saisonnières des sociétés
eskimos de Marcel Mauss58. Habile détournement des théories de Mauss : le sociologue est ici
cité pour appuyer l’idée de Varagnac selon laquelle les variations écologiques modifient les
instincts, qui à leur tour modifient le comportement humain. Inutile de préciser que Mauss ne
faisait pas ce détour par l’instinct…
Dans la partie III (“ adaptation de l’homme au changement des conditions externes de son
activité ”(p.9), le savant va développer ce qui pour lui a constitué la première étape de la vie
de l’humanité : il s’agit de l’époque à laquelle l’homme a développé ses instincts en
s’adaptant à son environnement. Cette époque marque le premier stade du “ processus de
civilisation ”:
“ A l’époque paléolithique, l’Homme avait lentement, grâce à la technique primitive,
étendu ses instincts de chasse à la plupart des gibiers possibles. La faune commandait
directement sa conduite. Or la fin de l’époque glaciaire remet les hommes en contact étroit
avec la terre féconde ” (p.10)
C’est alors que l’homme est passé au deuxième stade du processus : il s’est adapté en
exploitant le sol. Il a inventé “ la technique néolithique, complétée ensuite peu à peu par
l’usage des métaux ” (p.10). Mais avec la révolution de l’agriculture, il est devenu encore plus
dépendant des cycles saisonniers :
“ Cette dépendance saisonnière apparaîtra comme une aggravation de la lenteur propre à
tant de démarches instinctives : en passant de l’instinct de chasse au travail agraire, le
comportement humain devient plus que jamais une activité à longue échéance ”(p.11)
Mais voilà qu’est survenu le troisième stade du processus, autant dire une catastrophe pour
Varagnac. Cette partie est la plus surprenante, et peut-être la plus originale : en effet, l’auteur
postule qu’à partir d’un certain stade de civilisation, l’être humain a perdu ses instincts, et
donc qu’il n’est plus soumis aux lois de l’évolution (ce qu’il déplore). Avec le développement
de la technique, l’homme ne s’adapte plus ; il transforme désormais son environnement :
“ Par l’industrie, ou plus exactement par le machinisme moderne, l’Homme devient
58 Cf. Marcel Mauss & H. Beuchat, “ Essai sur les variations saisonnières dans les sociétés eskimos. Etude de morphologie sociale ”, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1955 (“ Quadrige ”)[éd. originale : in L’Année Sociologique, t. IX, 1904-1905].
81
l’animal qui transforme constamment son milieu ” (p.12)
(…) “ Tandis qu’aux âges antérieurs l’humanité s ‘était victorieusement adaptée à des
circonstances nouvelles, désormais ce sont nos inventions techniques qui créent en majeure
partie les conditions externes de notre activité ”
(…) “[il résume son propos] Nous avons souligné ce qu’impliquait pour l’humanité la
notion d’adaptation naturelle au milieu : sélection au sein du milieu global d’un ensemble
de conjonctures constantes ou périodiques, pratiquement immuables, conférant (…) un
caractère de longue échéance aux démarches instinctives : accentuation de ces caractères
par l’influence des saisons, surtout dans la période pastorale et agraire de l’activité
humaine ; d’où prolongement, développement des instincts en labeurs, tant que ces derniers
eurent un caractère traditionnel, c'est-à-dire un comportement, des objets et des procédés
peu variables ”
En affirmant que les comportements humains ne sont plus dictés par la Nature, Varagnac
retombe du côté de l’anthropologie culturelle. C’est ce point précis qui le démarque des
théories plus récentes telles que la sociobiologie d’E. O. Wilson ou le cognitivisme de L. A.
Hirschfeld59, qui considèrent tous deux que les comportements humains sont soumis aux lois
de l’évolution, ce jusqu’à aujourd’hui. Varagnac tient donc une position assez curieuse,
puisqu’il a intégré dans ses idées deux visions du monde en principe inconciliables.
Finissons notre rapide survol d’Instinct et technique. L’auteur conclut le paragraphe en
écrivant que, dans notre “ nouvelle activité industrielle ”, les réactions de l’Homme sont
commandées “ par la machine ou les nécessités de l’échange ”. Dès lors, il pose la question
cruciale : “ Que deviennent nos potentialités instinctives ? ”, qu’il reformule autrement :
(p.12) “ En un mot, le travail continuera-t-il, comme durant l’âge agraire, d’être un dérivé ou
plutôt une forme supérieure de l’instinct ? ” (Ibid.) Quel rôle jouent les instincts et les réflexes
pour l’homme d’aujourd’hui ? Varagnac explique que l’homme moderne ne subit plus “ le
cours cyclique des variations d’un milieu naturel ” (p.12). Du coup, les “ circonstances
externes auxquelles nous réagissons deviennent de plus en plus artificielles ”, on rencontre
alors des “ successions d’incidents ”. Finalement il avance que, mis à part le travail
intellectuel, les autres types de travaux sont devenus un “ simple réflexe ” ( Ibid.). Comment
59Cf. Edward O. Wilson, L’Humaine nature : essai de sociobiologie, Paris, Stock, 1979; et sa ctitique par Marshall Sahlins, Critique de la sociobiologie, Paris, Gallimard, 1980 ; Lawrence A. Hirschfeld, Race in the Making. Cognition, culture and the child’s construction of human kinds, Cambridge / London, The MIT Press, 1996; “ La règle de la goutte de sang ou comment l’idée de race vient aux enfants ”, L’Homme, 150, 1999 : 15-39. Pour une critique de ses théories, voir Georges Guille-Escuret, “ L’enfant, la race et la hiérarchie ”, L’Homme 153, 2000 : 291-298.
82
s’est produite cette mutation ? Il lui semble que “ chaque civilisation établissait lentement un
modus vivendi particulier, que permettait avant tout le caractère traditionnel des diverses
activités, caractère résultant lui-même de leur subordination constante aux forces de la
Nature . Désormais la dépendance envers un certain agencement perpétuel du milieu a disparu
ou tend à disparaître : du coup l’un des éléments régulateurs du comportement naturel
s’évanouit ; des stimulations externes indépendantes de notre volonté viennent de moins en
moins susciter l’éveil régulier des instincts” (p.14).
L’éveil cyclique des instincts, la subordination des activités traditionnelles à la Nature sont
des processus essentiels pour l’harmonie de l’humain. Pour Varagnac, l’homme doit regagner
sa place dans le grand cycle de la Nature ; il l’avait quitté dans l’espoir de fabriquer un monde
de progrès, mais au lieu de cela, il a créé la machine et s’en est rendu esclave, devenant un
simple être de réflexe. Puisqu’il postule que le progrès est la bête noire de l’humanité, on
comprendra mieux sa façon de concevoir le folklore : il s’agira avant tout de retrouver des
traces “ durables ” de cultures, des éléments matériels (costumes régionaux, aliments,
mégalithes60) qui viendront témoigner de l’ancienneté de la civilisation française. Là encore,
le parallèle avec son aîné Louis Marin se dessine très nettement : Marin était fasciné par les
Gaulois, au point de posséder le crâne supposé de l’un d’eux sur son bureau61 ; Varagnac
travaillera des années plus tard sur l’art gaulois62. Les deux personnages avaient aussi en
commun cette obsession de la “ longue durée ”, valeur que ne possèderait plus le monde
moderne63.
Mais revenons à Instinct et technique. Selon l’auteur, nous sommes passés de “ l’instinct ”
60 Cf. André Varagnac, “ L’histoire de l’alimentation végétale et son intérêt folklorique ”, Annales d’histoire économique et sociale 5, 22, 1933 : 386 ; “ Remarques sur les caractères généraux des costumes régionaux français ”, Revue de folklore français, t. VII, 1936 : 107-120 ; “ La nourriture, substance sacrée ”, Annales d’histoire sociale, 3, 1941 : 21 ; “ Les civilisations mégalithiques ”, Annales ; économies, sociétés, civilisations 17, 2, 1962 : 332.
61 Herman Lebovics, “ Le conservatisme en anthropologie et la fin de la IIIe République ”, op. cit. : 4.
62 André Varagnac (en collaboration avec Gabrielle Fabre) L’art gaulois, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1946.
63 Louis Marin écrivait par exemple : “ La faiblesse présente des esprits ne va-t-elle pas jusqu’à souhaiter, éperdument et inconsciemment, du ‘neuf’, toujours du nouveau. Et cela, sans comprendre que le nouveau n’est désirable que quand il représente un progrès répondant à un besoin précis ; sans comprendre que, aux plus belles époques, des artistes et des artisans, la mode elle-même, symbole du caprice, obéissent, dans leurs changements les plus inattendus, à des orientations persistantes qui tendent à durer jusqu’à ce qu’elles aient porté tous leurs fruits. La durée, sous l’épreuve des événements et grâce aux efforts accumulés, est, souvent, la marque décisive de la valeur d’une œuvre et de ses éléments. ” (Louis Marin, Regards sur la Lorraine, op. cit. : 216).
83
aux “ simples réflexes ”, passage remarquable dans le travail comme dans les loisirs :
“ L’individu cherche à se délasser de ses réflexes professionnels par des réflexes de plaisir ”
(p.15). D’ailleurs, “ les ‘distractions’ offertes par la vie urbaine consistent essentiellement à
susciter des réactions élémentaires, imprévues, violentes ” (Ibid.). Selon lui, il n’en va pas de
même pour le sport (p.16), grâce auquel “ l’individu retrouve, sinon nécessairement de
longues entreprises, du moins une activité de jeu réclamant le développement méthodique des
fonctions d’intégration et de contrôle ”. Il ajoute que, grâce au sport, “ l’hygiène rationnelle ”
se développe (Ibid.). On n’est pas loin ici des thèmes fascistes sur l’homme nouveau, le culte
du corps, de la vie saine et virile, thèmes qui fleuriront sous Vichy64. Selon Varagnac, il
faudrait, comme c’est déjà le cas pour le sport, rationaliser le travail industriel :
“ Si donc l’Homme connaît à présent son milieu physique assez bien pour le transformer
continuellement, il lui manque encore de se bien connaître lui-même, pour donner à cette
transformation un caractère pleinement rationnel ” (p.16).
Le petit ouvrage finit sur le danger principal de la vie moderne :
“ L’homme moderne va-t-il dédaigner toute la grandeur des destins d’autrefois en se
tournant vers la facile banalité d’une existence au jour le jour ? ” (p.17) Fort heureusement,
le savant vient proposer une solution au problème : en fin de compte, que doit faire
“ l’Homme des temps modernes ? ” (p.18) Il ne doit pas se plonger dans une “ utopique et au
fond paresseuse tentative de résurrection du passé ”, il doit plutôt “ modifier l’acception
ancienne ” du terme “ destinée ”. Dès lors :
“ Attelé à une longue tâche, choisie en connaissance de l’univers présent et de lui-même,
(…) [il devra] collaborer patiemment, et si peu que ce puisse être, à la transformation
rationnelle de ce milieu, et à la saine organisation de toutes ses activités d’être
vivant ”(p.18)
Résumons l’idée directrice de l’ouvrage. Depuis la Révolution industrielle, l’homme ne
s’adapte plus à la Nature comme il le faisait auparavant : désormais, il la transforme. Du coup,
il perd ses anciens “ instincts ” (ceux qu’on pouvait observer dans les “ civilisations
traditionnelles ”) qui lui permettaient d’être en harmonie avec son environnement, et il ne
possède plus que des “ réflexes ”. L’homme moderne, victime de la civilisation mécanique et
64 Les articles de la revue Compagnons donnent un bon exemple de l’idéologie du “ corps sain ” de la jeunesse qui vient revivifier la Nation : le lecteur y trouve textes et photos vantant les vertus du sport ou des travaux de plein air, tels les Chantiers de jeunesse, en même temps que des contributions à la gloire de la Révolution nationale (cf. supra).
84
industrielle, ne possède plus la notion de la “ longue durée ”65 : il vit désormais dans l’instant.
A la limite, il ne porte plus en lui son “ destin ”, c’est-à-dire la trace des générations passées
qui fait la richesse de sa culture ; il vit dans “ l’existence ”. Pour Varagnac, il s’agit alors
d’accéder à un nouveau stade de l’humanité, dans lequel l’homme aurait à nouveau
conscience de son destin : il s’agit de “ réorganiser rationnellement ” l’être humain, afin qu’il
se réinscrive à nouveau dans la longue durée et dans ses instincts ancestraux. Cette rhétorique
peut se mettre aisément en parallèle avec l’engagement pétainiste que prendra l’écrivain
régionaliste Henri Pourrat, notamment dans son livre Le Chef français66 : n’y encense-t-il pas
en effet l’homme qui va “ remettre de l’ordre ” et raviver “ lumineusement la durée
française ”67 ? L’ordre et la durée, thèmes éminemment vichystes, sont également les
leitmotivs d’André Varagnac, qui définissent les fondements mêmes de sa théorie de
l’archéocivilisation.
On comprend alors comment Varagnac a pu si aisément s’intégrer au bloc des idéologues de
la Révolution nationale. Intégration d’autant plus facile que l’objet même du folklore était en
étroite homologie avec certains thèmes vichystes, comme le note Daniel Fabre, que ce soit
“ dans le détail des sujets choisis [ou], assez souvent, dans cette rhétorique de la décadence et
de l’urgence d’un sursaut qui justifie l’étude et la reviviscence volontaire des traditions
menacées ”68. Le nouveau régime survenu après la défaite permit ainsi à Varagnac de
développer un folklore qu’il mâtinait de sa propre morale : seul le retour aux antiques
traditions pré-industrielles pouvait rendre à l’homme son harmonie perdue et son adaptation à
la Nature. Il suffira d’examiner quelques-uns des articles qu’il a écrit pendant cette période
pour constater qu’il croyait vraiment à une science appliquée qui ramènerait l’homme vers le
bonheur. Mais avant cela, confrontons ses idées avec son rival dans les années d’entre-deux-
guerres.
Un ennemi intime : Arnold Van Gennep.
65 Même si Fernand Braudel a toujours soutenu André Varagnac, il ne faut voir, me semble-t-il, qu’un lien assez diffus entre la notion de “ longue durée ” chez le folkloriste et celle, élaborée quelques trente ans plus tard, chez l’historien. Toutefois, cet emploi troublant d’une même expression ne peut pas être complètement le fait du hasard.
66 Henri Pourrat, Le Chef français, Paris, Robert Laffont, 1942. Voir aussi ses articles : “ Terre d’Auvergne ”, Compagnons, 7, 30 novembre 1940 : 9 ; “ L’homme à la bêche ”, Compagnons, 15, 25 janvier 1941 : 1. Sur cet écrivain, voir les analyses de Faure Christian, Littérature et société. La mystique vichyssoise du “ retour à la terre ” selon l’œuvre d’Henri Pourrat, Ambert, Revue Archéologique Sites édit., 11, 1988.
67 Cité in Daniel Fabre, “ L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1944) ”, op. cit. : 368.
68 Ibid.
85
Si Varagnac a représenté le folklore officiel dans les années 1930 et sous Vichy, s’il est resté
un personnage important du folklore après-guerre et si ses théories de même que ses
publications sont devenues de plus en plus confidentielles jusqu’à être totalement oubliées
dans les années 1970, il est un autre homme qui eut un trajet parfaitement symétrique, je veux
parler d’Arnold van Gennep (1873-1957). Celui-ci n’a jamais occupé de poste universitaire si
ce n’est, hors de France, la chaire d’ethnographie de l’Université de Neuchâtel entre 1912 et
1915, et ne touchera sa première subvention de recherche qu’à l’âge de 73 ans (accordée en
1945 par le CNRS). Il est pourtant l’auteur de multiples ouvrages de référence en
ethnographie “ exotique ” ou française. Mais il reste avant tout célèbre pour la rédaction de
l’ouvrage de toute une vie, son monumental Manuel de folklore français contemporain, publié
entre 1937 et 1958, première synthèse à la fois théorique et pratique de tous les aspects du
folklore français. A l’inverse de Varagnac, le succès posthume de van Gennep ira grandissant,
au point qu’il est aujourd’hui considéré comme le véritable père de l’ethnologie de la France.
On a ainsi deux parcours de vie qui se regardent et s’expliquent l’un par l’autre : Van Gennep
est la figure héroïque, Varagnac la figure maudite. Leurs mauvais rapports de leur vivant ne
font qu’amplifier cette vision rétrospective. Et pour cause : leurs conceptions du folklore
étaient bien souvent diamétralement opposée.
C’est ce qui explique ce mutuel ressentiment dont ils font preuve quand ils évoquent l’œuvre
de l’autre… Ainsi, dans sa bibliographie critique qui conclut la récente réédition du Manuel
de folklore français contemporain, Van Gennep commente l’ouvrage de Varagnac,
Civilisation traditionnelle et genre de vie, par ces mots : “ documentation insuffisante,
raisonnements sophistiques, nombreuses erreurs d’interprétations, prétentions
méthodologiques injustifiées ”69.
Parallèlement, Varagnac accusera Van Gennep d’être victime de la superstition “ du texte
comme source unique de connaissance scientifique ”, ajoutant que “ ce travailleur infatigable
n’est malheureusement pas doué d’une parfaite clairvoyance méthodologique : aussi ses
opinions ne suffisent-elles pas à nous convaincre ”70.
Il convient dès lors d’analyser la théorie folkloriste de Van Gennep, ce qui nous aidera à
mieux comprendre pourquoi Varagnac fut si durement rejeté après pourtant une brillante
69 Arnold van Gennep, “ Bibliographie méthodique ”, in Le Folklore français. Bibliographies. Questionnaires, provinces et pays, Paris, Robert Laffont, 1999 (“ Bouquins ”) [édition originale : Manuel du folklore français contemporain, Picard, 1937-1958]: 895.
70 André Varagnac, “ Le positivisme historique, maladie infantile des études folkloriques ”, Civilisation traditionnelle. Organe de la Société française de folklore et de civilisation traditionnelle. Section française de l’Institut international d’archéocivilisation 1, 1949 : 5-7.
86
carrière.
Les présupposés théoriques à l’œuvre dans les travaux folkloriques de Van Gennep sont très
bien décrits par lui-même dans sa longue introduction au Manuel de folklore français
contemporain. Il y expose les cadres généraux de ses recherches, qu’il complétera dans la
suite de son ouvrage par des théories spécifiques (sur les rites de passages, la magie, la
littérature orale, etc.), sur lesquelles nous ne nous attarderons pas. Mais voyons, dans un
premier temps, la définition qu’il donne au mot “ folklore ”71.
Pour le savant, relève tout d’abord de l’étude folklorique tout ce qui est “ populaire ” (créé par
le peuple) mais qui n’a pas été “ popularisé ” (i.e. inventé par quelqu’un dont l’identité est
parfaitement établie et utilisé ultérieurement par le peuple, par exemple : les contes de fées de
Perrault ne sont pas populaires). La deuxième caractéristique du fait folklorique est qu’il
relève de l’oral mais aussi dans certains cas de l’écrit (il pense ici aux notes manuscrites c’est-
à-dire non imprimées). La troisième particularité du savoir folklorique est qu’il est par
définition “ traditionnel ”, à savoir qu’il n’est ni dogmatique ni codifié (il n’est notamment
pas le fruit d’une création de l’Etat).
Après l’avoir défini, Van Gennep écrit la façon dont on doit interpréter le folklore72. Notons
tout de suite qu’il souscrit à une idée caractéristique de son époque, laquelle apparaît
rétrospectivement ethnocentrique. En effet, pour le savant, le “ peuple ” raisonne plus par
esprit de “ participation ” que par la raison (p.92) et il utilise plus l’intuition que les
raisonnements inductif et déductif (p. 93). Il dit emprunter l’idée à Lucien Lévy-Bruhl73 et
précise que le peuple français partage ce type de pensée avec les “ primitifs ”. Néanmoins il
affirme que les deux modes de pensée, rationnel et participatif, sont communs à toute l’espèce
humaine et que, selon le niveau de civilisation, ce sont les proportions qui varient.
Précisons aussi qu’il préconise l’explication de type ethnique (c’est à dire raciale), par
exemple en définissant la proportion dans tel ou tel village des “ type blond dit nordique et du
71 Pour ce qui touche à la définition du folklore cf. Arnold Van Gennep, “ Introduction ”, in Le Folklore français. Tome 1 : Du berceau à la tombe. Cycles de Carnaval-Carême et de Pâques, Paris, Robert Laffont, 1999 (“ Bouquins ”) [édition originale : Manuel du folklore français contemporain, Picard, 1937-1958]: 41-50.
72 Voir la partie consacrée à l’interprétation : Arnold Van Gennep, “ Introduction ”, in Le Folklore français. Tome 1, op. cit. : 92-105.
73 Lucien Lévy-Bruhl forgea la notion de mentalité pré-logique supposée différencier les primitifs des civilisés. On a beaucoup glosé sur cette notion, on l’a critiquée au point de ne presque plus reconnaître aucun intérêt rétrospectif aux travaux de Lévy-Bruhl voire de le taxer de racisme. La réalité des choses est plus complexe puisque ses interrogations sur l’altérité préparaient le terrain (toutes proportions gardées) au structuralisme et au cognitivisme, comme le montre l’étude de Frédéric Keck, “ Les carnets de Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, l’expérience de l’altérité ”, Gradhiva 27, 2000 : 27-38.
87
type brun dit alpin ” (p. 97) et en citant l’autorité française en la matière, George
Montandon74. Il affirme en outre que des mélanges ont eu toujours lieu entre différents
villages et qu’il ne saurait y avoir d’isolats raciaux (p. 98).
Mis à part ces présupposés que l’on trouve aujourd’hui critiquables, il faut par ailleurs
reconnaître à l’auteur qu’il prend le contre-pied de bon nombre de théories à la mode de son
temps. Il fustige notamment l’importance exagérée accordée aux “ survivances ”, puisque,
selon lui, par analogie avec les théories sur les primitifs, certains folkloristes en ont déduit que
le folklore était uniquement constitué de survivances du passé (soit de la “ persistance dans les
milieux variés de l’humanité actuelle dite ‘civilisée’ de restes divers de civilisations
antérieures considérées comme moins évoluées ” ; p. 92). Van Gennep est contre cette notion,
qu’il qualifie d’ “ évolutionniste ” quand elle est appliquée de façon systématique et
notamment au domaine intellectuel (cf. p.93). Cette critique vise, entre autres, Varagnac, sans
qu’il soit explicitement cité. Mais nous reviendrons sur ce point.
Le deuxième type d’interprétation réfuté par l’auteur est ce qu’il nomme l’idée de
“ dégénérescence ” (p. 94) selon laquelle les us et coutumes du passé faisaient de la France un
“ paradis social et mental ” qui se serait irrémédiablement dégradé. Ce refus d’un “ âge d’or ”
du passé français oppose Van Gennep à Varagnac pour qui, on l’a vu, la société doit retrouver
sa forme traditionnelle pour être à nouveau en accord avec la Nature.
Van Gennep conclut sur la nécessité qu’il y a à repousser ces deux théories, de la survivance
et de la dégénérescence, en écrivant qu’en tous temps et en tous lieux, l’humain a toujours été
aussi intelligent, et que donc il n’y a pas de jugement de valeur ou de hiérarchie à effectuer
sur les différentes cultures humaines. On sent ici l’influence de Mauss sur le folkloriste. Il
préconise d’ailleurs la méthode comparatiste (p. 95), chère à l’Ecole ethnologique française
de l’Institut d’ethnologie, en commentant que celle-ci peut par exemple aider à percevoir
l’origine orientale de certains contes.
Sa compréhension “ maussienne ” du folklore se remarque également quand il affirme refuser
d’expliquer la mentalité par la géographie ou le climat : “ Ici encore, on distinguera entre
l’aspect statique et l’aspect dynamique des phénomènes folkloriques et on se gardera
d’expliquer absolument par la nature montagnarde ou plagnarde, par le climat humide ou sec,
relativement froid ou chaud des diverses régions de la France, non seulement les ensembles
cérémoniels et l’activité intellectuelle populaires, mais même les éléments principaux de la
civilisation matérielle comme les maisons, les ustensiles et les outils. ” (p. 96). Il défendait
74 Je rappelle que cette partie du Manuel a été rédigée dans le milieu des années 1930, à une époque où Montandon faisait encore figure de savant reconnu par tous les scientifiques.
88
d’ailleurs cette position dès 1911, dans une de ses chroniques au Mercure de France : “ Tout
ethnographe sait que, dans le type soit de la maison, soit du village, les conditions
géographiques ne jouent qu’un rôle infime, mais qu’au contraire ces types ont toujours été
fixés, pour chaque groupement, par des traditions si puissantes que, dans maints cas, c’est le
type de la maison et du village qui entraîne soit le choix d’une certaine forme de terrain, soit
une modification du terrain ”75. Il est à mon sens très important de noter que la position de
Van Gennep sur les rapports entre milieu géographique et culture est, dès les années 1910 et
le restera par la suite, à l’opposé de celle de Varagnac comme de toute l’équipe du nouveau
Musée des ATP dans les années 1930, puisque celle-ci a fait sienne la théorie des genres de
vie.
Enfin, l’opposition entre les deux hommes se retrouve par ailleurs dans leur parcours politico-
institutionnel : sous Vichy, van Gennep se retranchera dans son domicile de Bourg-la-Reine
pour travailler seul à la rédaction de son Manuel, évitant ainsi toute compromission avec le
nouveau Régime. Par contre, Varagnac va participer au projet de rénovation du folklore et il
fera même l’apologie du chef de l’Etat.
L’engagement maréchaliste d’André Varagnac.
Nous avions laissé Varagnac à l’époque du Front populaire. Avec l’Occupation, il va révéler
un nouveau visage : celui d’un défenseur de Pétain. Il faut en effet consulter la Revue de
Folklore français et de Folklore colonial, entre les années 1940 et 1942, pour voir avec quelle
vigueur le savant, alors membre du bureau directeur du périodique, se jette dans l’utopie
vichyste. Comme les autres promoteurs de la Révolution nationale, il va développer une
mythologie, voire une mystique du paysan français, et ce faisant élaborer une sorte de mirage
idéologique, totalement coupé des réalités politiques du moment. En effet, au fil de ses
articles, il n’est jamais question de problèmes politiques, ni de considérations sur
l’Allemagne occupant le sol français, ni du statut des Juifs. C’est le point commun avec un
certain nombre de revues vichystes, notamment Terre Natale, récemment analysée par A.-M.
Thiesse : sa conclusion est que les auteurs ont construit une sorte de “ rêve éveillé ”, où la
réalité de l’Occupation est niée, au profit d’un mythe d’une France souveraine qui travaille
“ en toute indépendance à sa reconstruction ”76. La Revue de Folklore français et de folklore
colonial fonctionne sur le même principe.
75 Arnold Van Gennep, Chronique de folklore, Mercure de France, 1er avril 1911, in Chroniques de folklore d’Arnold Van Gennep. Recueil de textes parus dans le Mercure de France, 1905-1949 (textes réunis et préfacés par Jean-Marie Privat), Paris, Editions du CTHS, 2001 : 81.
76Anne-Marie Thiesse, “ Régionalisme et ambiguïtés vichystes : la revue Terre Natale ”, op. cit. : 128.
89
Examinons celle-ci de plus près. A côté d’articles à la teneur scientifique non discutable, c’est
surtout dans les comptes rendus que le changement de ton se fait sentir. Ainsi, dans son
résumé du contenu de la revue Compagnons sortie en avril 1941, Varagnac écrit sur un ton
très lyrique :
“ Il suffira qu’à l’appel du Maréchal, la France se tourne vers la continuité de sa propre
existence, pour qu’elle y retrouve non seulement la gaieté de la jeunesse chantant le
renouveau et l’amour courtois, mais aussi le goût d’une liberté fondée sur l’honnêteté et la
justice dans le travail (...)77. ”
On n’est pas très loin, on s’en aperçoit, des idées développées dans Instinct et technique : la
continuité de l’existence, de même que le travail traditionnel sont des valeurs prêchées par le
folkloriste depuis plus de dix ans. Le ton a changé, toutefois : désabusé en 1929, Varagnac est
maintenant euphorique… Plus que la jeunesse française, c’est surtout lui-même qui redevient
gai et chante le renouveau.
Le nombre de comptes rendus écrits dans la même veine est important. En voici un autre,
dans lequel il encense la réédition de 1941 des Discours de Mistral. On sait à quel point le
poète provençal fut remis au goût du jour, tant sa vision traditionaliste du pays recoupait le
projet culturel de Pétain :
“ Les lecteurs verront combien Mistral nous étonne par sa grandeur, quelle que soit notre
attente. Ils verront en quelles périodes vraiment souveraines il a su exprimer les grandes
vérités premières que le Maréchal a consacrées et qui font dépendre la vie de la patrie du
culte que l’on sait rendre au terroir et aux traditions78. ”
Pas de doute, pour Varagnac, Pétain est bien le sauveur de la France des temps passés.
L’homme traditionnel a enfin une chance de remplacer l’homme moderne. Pour propager
cette bonne parole, le folkloriste s’est entouré, semble-t-il, d’érudits locaux, qui partagent le
même optimisme que lui. Voici par exemple un extrait du discours de M. Brégal, président de
la Société Archéologique, Historique et Littéraire du Gers, à l’inauguration de l’Exposition du
Terroir Gascon et de la Révolution nationale (Auch, septembre-octobre 1941), qu’on trouve
reproduit dans la Revue de folklore français :
“ Le folklore possède cette double vertu de nous confesser le secret des forces latentes qui
se cachent ou qui sommeillent dans les profondeurs de la race, et aussi de nous initier aux
77Revue de folklore français et de folklore colonial, 1941 : 121-122.
78Revue de folklore français et de folklore colonial, 1943 : 63.
90
souvenirs qu’elle garde de son passé le plus lointain, sans savoir elle-même que ce sont des
souvenirs79. ”
Ce discours, dont le sens est au demeurant peu clair, se caractérise par un style imagé se
voulant poétique (on notera l’allégorie qui représente la race comme un personnage à demi
endormi qui a perdu la mémoire), mais aussi par des allusions à un sens caché, qui suggère
que, derrière les apparences (l’Occupation allemande) se trouve un secret que seul l’initié
saura décoder (la Restauration nationale). Finalement, le discours des folkloristes élabore, en
plus d’une mythologie, un ésotérisme qui crée dans l’esprit du lecteur l’illusion que le
Maréchal cache la vérité aux Allemands, à savoir que la défaite n’est qu’un leurre et que le
renouveau de la France est en train de s’accomplir. Ce point, qu’il semble important de
préciser, n’a curieusement que rarement fait l’objet d’une recherche80.
Ces quelques extraits, quand on les lit en parallèle avec Instinct et technique, nous révèlent
que Varagnac, comme ses amis régionalistes, n’utilise pas un langage de circonstance. Il n’est
pas un opportuniste prêt à transformer sa prose pour monter en grade. La sémantique qu’il
utilise en 1942 est en réalité la même qu’avant-guerre : pour le folkloriste, il a toujours été
question de “ renouveau ” de l’homme, grâce aux vertus du “ travail ” et au “ culte des
traditions ” ou du “ terroir ”, qui lui permettront d’être à nouveau dans la “ continuité de
l’existence ”.
Finalement, de 1929 à 1942, la pensée d’André Varagnac a mûri, mais elle a toutefois gardé la
même direction : une nostalgie pour les “ civilisations ” anciennes où régnait l’harmonie
puisque l’homme était proche de la nature ; la haine de la société moderne dans laquelle le
machinisme fait régresser les instincts et transforme l’homme en un individu qui réagit par
réflexes et a oublié les vertus du travail et du culte des traditions ancestrales. Le folkloriste
n’était pas un militant notoire de l’extrême droite française ; d’ailleurs ses travaux se
voulaient de froids raisonnements éloignés des passions politiques. Pourtant l’Occupation sera
surtout pour lui une période favorable à l’épanouissement de sa façon de concevoir la science.
Varagnac contre la civilisation moderne.
79Revue de folklore français et de folklore colonial, 1941 : 172.
80Un des seuls ouvrages à décortiquer la prose pétainiste est le remarquable essai de Gérard Miller, Les pousse-au-jouir du Maréchal Pétain, Paris, Le Seuil, 1973.
91
Nous nous proposons maintenant d’examiner l’un des articles les plus approfondis que
Varagnac ait rédigé sous Vichy, qui lui permet d’approfondir sa conception du folklore,
abordée dès 1938 dans son ouvrage Définition du folklore81 : on le trouve dans un numéro
spécial de la revue littéraire Pyrénées, Cahiers de la pensée française, consacré au folklore
français, paru en 1943. L’article s’intitule : “ Le folklore et la civilisation moderne ”82. Ce
numéro, auquel collaborent également René Nelli et Roger Dévigne, est placé dans l’optique
de la Révolution nationale : on y lit par exemple dans un petit texte introductif :
“ Si la France nouvelle veut se créer sa forme, n’est-ce pas utile qu’elle sache comment
sont nées, comment se créent les formes de vie ? ”83
On placera cette revue littéraire bimensuelle basée à Toulouse dans la catégorie des revues
adoptant une déférence de surface vis-à-vis de l’Etat (catégorie II). En effet, les numéros
thématiques qui paraissent au fil des années ne comportent que très peu d’articles faisant
allusion à la Révolution nationale84. La majeure partie des textes publiés traitent de la culture
française littéraire méridionale et évitent tout sujet politique : on y trouve plutôt des
contributions portant sur “ l’actualité des Troubadours ” (n°2, septembre-octobre 1941), sur
Charles Péguy (n°8, septembre-octobre 1942) ou sur “ l’harmonie de l’univers païen ” (n°9,
novembre-décembre 1942). On remarquera toutefois que les sujets choisis relèvent plus des
valeurs traditionnelles que d’une modernité qu’il valait mieux escamoter.
Mais revenons au numéro consacré au folklore. L’analyse de l’article de Varagnac va se
révéler doublement instructive : d’abord parce qu’on y lit ses conceptions en matière de
folklore, ensuite parce qu’on peut aussi comprendre à travers ces lignes la raison de son
implication dans la Révolution nationale. Tout d’abord, Varagnac propose une définition du
folklore en s’inspirant de Définition du folklore :
“ [le folklore est constitué des] vestiges de tradition qui semblent ne se maintenir que par
une façon de vitesse acquise (…). Survivances des plus antiques usages entremêlées au petit
bonheur avec des survivances des modes d’hier ou d’avant-hier, tel est ce folklore qu’il
81 André Varagnac, Définition du folklore, Paris, Editions géographiques, maritimes et coloniales, 1938.
82 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, Pyrénées. Cahiers de la pensée française 11, mars-avril 1943 : 580-600.
83 Anonyme, in Pyrénées. Cahiers de la pensée française 11, mars-avril 1943 : 493.
84 On en trouve tout de même quelques uns qui sont des odes à Pétain, ainsi celui de Gilbert Trigano qui voit en la personne du chef de l’Etat le seul homme à pouvoir sauver les Français du malaise du moment. Cf. Gilbert Trigano, “ Angoisse ”, Pyrénées 6, mai-juin 1942 : 698-702.
92
nous suffira de caractériser par ce qu’il n’est pas, puisque aussi bien nous avons perdu le
sentiment de la valeur positive des traditions ”85.
Ainsi, le folklore est constitué essentiellement de survivances pour Varagnac, ce qui l’oppose
à son contemporain van Gennep, qui qualifie, on l’a vu, cette notion d’“ évolutionniste ”
quand elle est appliquée de façon systématique et notamment au domaine intellectuel.
Par ailleurs, un autre point de la définition pose problème : en effet, pour Varagnac, “ il y a
tradition chaque fois qu’une croyance ou un comportement collectifs reposent sur une
croyance ou une pratique antérieures et non sur l’application logique d’un savoir abstrait ”86.
Le savant oppose donc les pratiques traditionnelles, basées sur un savoir “ traditionnel ” aux
pratiques scientifiques fondées sur la logique “ abstraite ” ; ce qui signifie que les paysans
français sont incapables d’abstractions et d’esprit logique. Ce point est caractéristique de la
vision positiviste et scientiste des hommes du début du XXe siècle, et on peut le rapprocher de
la théorie Lévy-Bruhlienne de la mentalité “ prélogique ”. Les ethnologues formés par Mauss
ne se référaient pas directement à cette théorie mais ils ne la dénonçaient pas ; il faut attendre
les travaux de Claude Lévi-Strauss, dont notamment La pensée sauvage87, pour que celle-ci
soit sérieusement remise en cause.
Mais reprenons le fil de la pensée de Varagnac. Dans un deuxième temps, celui-ci définit la
notion de “ genre de vie ”, outil sociologique supposé rendre compte de la “ mentalité ” des
habitants de tel ou tel pays français. Le savant emprunte le terme au géographe Paul Vidal de
la Blache, qu’il cite expressément88. Il en donne une définition :
“ J’espère ne pas trop déformer l’enseignement des géographes en rappelant qu’un genre
de vie est un ensemble de comportements permettant à un groupe déterminé d’assurer sa
subsistance et ses autres besoins, et qui caractérise ce groupe au point que celui-ci peut lui
rester fidèle s’il émigre et s’établit dans un autre milieu naturel. Ne pourrait-on dire que,
jusqu’aux applications industrielles et agricoles de la science, les genres de vie ont consisté
essentiellement en un empirisme collectif ? ”89
85 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, Pyrénées, op. cit. : 583.
86 Ibid. : 584.
87 Cf. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 ; et notamment le chapitre I, “ La science du concret ”, où l’auteur compare la pensée mythique au bricolage.
88 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, Pyrénées, op. cit. : 587.
89 Ibid. : 587.
93
Pour comprendre à quelle notion Varagnac fait ici référence, il suffit de se pencher sur le
Tableau de la géographie de la France, le célèbre ouvrage de Paul Vidal de La Blache publié
en 1903 : on y lit que, selon l’auteur, le “ tempérament national ” des Français s’explique par
l’influence du climat et du sol qui a façonné sur des millénaires les “ genres de vie ” des
paysans français. Cette idée postule donc que la psychologie des habitants résulte donc de
l’influence de la géographie90.
L’idée de Varagnac, même si elle est peut-être plus inspirée du géographe qu’il ne le suppose
lui-même, est un peu différente. En effet, selon le folkloriste, les “ genres de vie ”, s’ils sont
intéressants à étudier, ne sont pas à l’origine des traditions : “ Si donc les traditions sont
favorisées par l’empirisme collectif des anciens genres de vie, nous ne saurions affirmer
qu’elles en sont le produit direct ”91. En effet, le savant pense que les traditions se retrouvent
dans de nombreux lieux et qu’elles transcendent la différence de genres de vie. Ainsi, prenant
l’exemple des pratiques de sorcellerie, il écrit :
“ Ces usages collectifs [il s’agit des pratiques de sorcellerie] correspondent à une structure
des sociétés archaïques qui se retrouve dans les continents les plus divers malgré la
disparité des genres de vie : la segmentation sociale par classes d’âge ”92.
Ainsi Varagnac intègre la culture (dirait-on aujourd’hui) à la théorie des genres de vie. Mais il
s’agit, on va le voir, uniquement de la culture rurale et en cela il partage avec Vidal de La
Blache l’idée que la “ vraie ” culture, celle qui dure, malgré les bouleversements modernes,
est la culture paysanne.
Nous arrivons alors à l’idée centrale qui sous-tend la pensée de l’auteur : par-delà la diversité
des cultures “ archaïques ”, il existe une structure commune qui les rassemble et qui existe
depuis des millénaires. Il note d’ailleurs :
“ Quand les enquêtes de technologie artisanale et rurale entreprise par le Musée National
des Arts et Traditions populaires sous la direction de M. Georges-Henri Rivière auront
rassemblé une documentation vraiment massive, on s’apercevra mieux encore à quel point
90 Cf. Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, Paris, La Table Ronde, 1994 [éd. Originale : 1903]. Vidal de La Blache ne nie pas l’apport des migrations – apport selon lui racial et culturel – mais il présuppose que c’est avant tout le sol qui a fabriqué, sur des millénaires, les “ genres de vie ” français. Ainsi écrit-il, par exemple, en conclusion de son ouvrage : “ Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n’atteindront pas foncièrement ce qu’il y a d’essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimenté par la nature et le temps (…). En cela réside, sur cela s’appuie une solidité, qui peut-être ne se rencontre dans aucun autre pays au même degré que chez nous, une solidité française ” (pp. 550-551).
91 André Varagnac, “ Le folklore et la civilisation moderne ”, op. cit. : 588-589.
92 Ibid. : 591.
94
l’outillage de nos villages avait peu varié en ces deux derniers millénaires qui s’achèvent
pourtant sur l’éclosion de la grande industrie ”93.
Résumons : depuis deux mille ans, une civilisation commune existait dans toute l’Europe,
malgré des différences locales et était pour ainsi dire restée la même sur la “ longue durée ”
(terme utilisé par Varagnac94). L’influence de cette civilisation rurale, combinée à celle du
climat, crée au niveau individuel les “ genres de vie ”.
Ces deux points sont déjà caractéristiques de la pensée du savant, mais la suite est plus
surprenante. En effet, l’auteur porte un jugement moral sur cette civilisation archaïque, qu’il
pense être largement supérieure à la dégradante ère du machinisme. C’est ici qu’on rejoint les
leitmotivs de la pensée vichyste et que l’on rencontre une science sociale empreinte de
mysticisme.
Le folkloriste précise ainsi pourquoi il trouve l’archéocivilisation - qu’il nomme aussi avec
quelque condescendance la “ civilisation des braves gens ”95 - supérieure à la “ moderne ” :
c’est qu’en effet nul “ moteur mécanique ” n’existait et tout le travail se faisait par le “ moteur
musculaire ”. Or, la force musculaire des hommes était accrue “ par des moyens non
mécaniques ”. Quels étaient ces moyens alors ? C’est simple : le progrès de la production
“ dépendait alors surtout du travailleur, dont la force pouvait être accrue par le rythme, la
musique, la magie, et plus encore par la foi ainsi que l’atteste le moindre clocher médiéval ”96.
La conclusion du passage vient alors tout naturellement :
“ Telle était sans doute la fonction majeure des traditions : c’étaient des techniques de
l’exaltation ou de la protection des forces humaines ”97.
Donc Varagnac pense que les pratiques magiques traditionnelles permettaient de conserver les
forces de vie des hommes et même qu’elles les décuplaient. Or il n’apporte pas la moindre
preuve pour étayer ce qui ressemble plus à un acte de foi qu’à un raisonnement hypothético-
déductif. On ne niera pas l’importance de la musique ou de la foi dans toute société humaine,
on peut même avancer que des pratiques de ce type peuvent provoquer des catharsis qui
93 Ibid. : 590.
94 La “ longue durée ” est aussi l’un des concepts clés de l’Ecole des Annales. Mais chez Marc Bloch ou Fernand Braudel, le terme n’a pas le même sens que chez Varagnac ou Louis Marin.
95 Ibid. : 600.
96 Ibid. : 592.
97 Ibid. : 592-593.
95
permettent de supporter la difficulté du travail ou de l’existence. Mais personne n’a jamais
prouvé pour autant qu’elles permettent aussi de développer la force musculaire des humains.
Il faudrait avoir recours à une théorie des pouvoirs “ paranormaux ” (ce que fera Varagnac
dans les années 1960) qui relèverait plus de l’ésotérisme que de la pratique scientifique. De ce
point de vue, le savant fait figure de marginal, puisqu’on ne retrouve chez aucun folkloriste de
l’époque de telles idées.
La conclusion de l’article constitue un véritable projet politique. Le savant se demande
comment réintroduire la “ protection des forces humaines ” et la “ durée du groupe ” dans un
monde moderne “ dégénéré ”. En effet, que propose celui-ci en guise de distractions ?
Réponse de l’auteur :
“ Les arts sont devenus l’Art pour l’Art, puis autant d’hermétismes ; la poésie est devenue
la poésie pure ; l’amour est devenu le sex-appeal ; la fête populaire est devenue le cinéma ;
et tout à l’avenant. Une collection de spécialités, rythmée par les programmes de la radio,
fait de nous sinon des barbares, du moins des mal civilisés ”98.
Que faire face à une telle déliquescence ? On devine facilement les solutions qu’il propose en
conclusion de son article : il suffit de réintroduire (au besoin de force) les antique traditions
qui faisaient la grandeur de l’homme ancien…
“ Problème du nécessaire maintien de certaines techniques antérieures au machinisme, non
plus pour leur efficacité pratique, mais pour leur valeur de formation humaine. Depuis
quelques années on s’est beaucoup occupé d’éducation rythmique par le sport et la danse.
Je crois que le battage au fléau, la frappe d’un fer à cheval par trois compagnons sont des
écoles de rythme bien plus belles encore, car elles enseignent aussi la discipline, le sens du
commandement, en un mot le ‘caractère’ ”. 99
Notons qu’on sent pointer ici la Révolution nationale : en effet, quel autre régime que celui de
Vichy est mieux approprié pour former le “ caractère ” et réenseigner les anciennes traditions
bientôt disparues ? Néanmoins il n’invoquera pas directement la figure du Maréchal dans cet
article.
Après l’analyse de ses idées, voyons maintenant comment Varagnac a mis en pratique le
folklore à Toulouse.
98 Ibid. : 598.
99 Ibid. : 597.
96
Folklore à Toulouse
Le cas de la Haute-Garonne est l’un des plus révélateurs de la nouvelle direction que prend le
folklore sous le régime de Vichy : son préfet, Cheynaux de Leyritz, ouvre en décembre 1940
la première séance de la Commission de propagande régionaliste du département. On doit y
décider la délimitation des futures provinces – il fallait éliminer les départements, créations
révolutionnaires et revenir à un découpage “ naturel ” de la France qui rappellerait les pays de
l’Ancien Régime ; mais ce projet n’aboutira jamais - mais aussi les moyens à mettre en œuvre
pour développer le régionalisme sous tous ces aspects, qu’il faudra combiner avec les valeurs
de la Révolution nationale : cela concernera aussi bien les langues que l’artisanat, les groupes
folkloriques, les fêtes traditionnelles et les enquêtes ethnographiques. Quelques mois plus
tard, une sous-commission est chargée du folklore local, sous la direction d’A. Sallet, membre
de la Société de folklore français ; une autre est chargée de la propagande par la
radiodiffusion, et confiée à l’abbé Joseph Salvat. D’autres sous-commissions sont chargées
d’étudier les moyens de diffuser régionalisme et Révolution nationale dans le théâtre, la
musique, la danse, les bibliothèques, l’architecture ou les groupes de jeunesse100. Cette
période marque le coup d’envoi d’une période d’effervescence pour le régionalisme et le
folklore dans toutes les régions de la France de Vichy.
Mais précisons. Il y eut une effervescence effective car bon nombre de régionalistes – et
notamment les félibres, qui furent assimilés par l’Etat comme les seuls véritables
régionalistes, comme le rappelle Anne-Marie Thiesse101 – et de folkloristes crurent que les
revendications qui étaient les leurs depuis plus de cinquante ans allaient enfin aboutir et
transformer véritablement la société comme ils l’entendaient. Parmi leurs revendications, où
la rénovation du folklore avait une grande place, la plus importante à leurs yeux était de faire
évoluer le statut des langues régionales : de ces dialectes négligés par l’Etat républicain et
tombant dans l’oubli, ils voulaient faire de véritables langues, parlées, écrites et enseignées.
C’est certainement l’enjeu majeur pour ces félibres qui vont s’engager dans le renouveau
régionaliste, tel l’abbé Salvat à Toulouse. Mais il faut préciser tout de suite que leurs
espérances seront vite déçues. Le régionalisme “ à la Pétain ” sera en quelque sorte factice. Il
s’agira plutôt de faire rêver les Français par une sorte de folklore appliqué et par la mise en
spectacle des fêtes traditionnelles, bref de construire des “ cartes postales ” des régions.
Toutefois, le pouvoir restera toujours à Vichy et la décentralisation – en théorie
100 Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy, op. cit. : 54.
101 Anne-Marie Thiesse, Ecrire la France, op. cit. : 264.
97
consubstantielle à la régionalisation – ne restera qu’un vain mot. L’enjeu de la langue, si
capital pour les régionalistes, ne sera lui non plus pas vraiment pris au sérieux par les hommes
politiques, même si quelques maigres concessions, on le verra, furent faites pour développer
l’enseignement des langues régionales. Voilà donc un fait bien étrange : l’Etat a tenté de
rassurer le peuple français en le berçant d’illusions et en utilisant l’idéologie de la rénovation
du régionalisme et du folklore ; mais en réalité, ce sont les artisans eux-mêmes de cette
rénovation qui en furent dupes : en effet, un nombre de publications impressionnant voit le
jour dans lesquels les folkloristes-régionalistes se laissent aller à une prolixité qui témoigne de
leur foi en l’avenir, alors que, concrètement, une “ société du spectacle ” se donne à voir,
brandissant une imagerie figée, qui laissera leurs concepteurs frustrés. Finalement, le projet
politique des régionalistes et des folkloristes ne trouvera son aboutissement que dans le cadre
bien décevant d’une sorte d’animation culturelle.
Mais faisons une escale à Toulouse où vient d’arriver André Varagnac. Celui-ci vient d’être
nommé en août 1941 à la tête du tout nouveau Bureau du régionalisme de la région de
Toulouse, dépendant directement du préfet. L’ancien collaborateur de Georges-Henri Rivière
au Musée des ATP va, à partir de ce moment décisif, verser dans la propagande la plus zélée
tout en continuant à développer ses propres conceptions du folklore. Pour ce faire, Varagnac
organise notamment des congrès inter-régionaux et des expositions102 ; il ouvre par ailleurs
des Musées “ du terroir ” et fédère les groupes folkloriques ainsi que diverses sociétés
savantes (on citera pour exemple l’Association de la renaissance de la province de Toulouse,
créée tout spécialement pour la circonstance103 , et l’Académie des Jeux Floraux, vieille
association qui chante désormais le renouveau national104). Ses publications traduisent, par
ailleurs, toute l’ampleur de son engagement aux côtés du Maréchal Pétain : les nombreux
comptes rendus qu’il rédige dans la Revue de folklore français et de folklore colonial, en
donnent des exemples édifiants, comme nous l’avons vu.
Il reste à préciser que les opinions de Varagnac en matière de folklore sont à l’époque
largement partagées par ses condisciples, même si la majorité d’entre eux ne participera pas
aussi activement que lui à la propagation de l’idéologie pétainiste. On verra que seuls
102 La plus significative étant l’exposition du “ terroir et de la Révolution nationale ” qui fut présentée à Montauban le 21 juin 1941 puis à Auch le 6 septembre de cette même année.
103 Cf. Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy, op. cit. : 82.
104 Voir l’enthousiasme bon enfant dont fait preuve la revue Lo gai saber (n°198, janvièr / fébrièr 1942) à propos des travaux de linguistique occitane à l’Académie des jeux floraux, encensant au passage le maître d’œuvre, André Varagnac.
98
quelques individus isolés, tels Arnold van Gennep ou encore l’équipe de la revue Folklore
Aude, proposent une vision différente du folklore. Leur prise en compte de l’histoire et de la
modernité les amène à militer pour un folklore “ dynamique ” qui ne serait pas entièrement
tourné vers le passé. Toutefois, il convient de garder présent à l’esprit qu’une majorité de
folkloristes sont “ passés à la trappe ” de l’histoire, et Varagnac est de ceux-là. Jusque dans
ses excès, il représente très bien ces folkloristes qui ont trouvé leur compte avec l’arrivée du
Régime de Vichy. Cela dit, il nous faut étudier à présent les alliances qui se nouèrent entre
Varagnac et les félibres conservateurs, qui apparaissent clairement à travers les revues
toulousaines de régionalisme. Nous évoquerons tout d’abord l’un des personnages clés de la
scène toulousaine.
L’abbé Joseph Salvat . 105
Quand il arrive à Toulouse, Varagnac compte bien développer le folklore de la région. Il se
met alors en rapport avec le milieu régionaliste et notamment avec les félibres. L’un de ses
plus importants représentants est alors l’abbé Joseph Salvat (1889-1972). Cet ancien
professeur au séminaire de Castelnaudary, qui a créé dans la petite ville le Collège
d’Occitanie (en novembre 1927), milite dès les années 1920 pour la réhabilitation de
l’Occitan. Membre de la société créée par Frédéric Mistral, il est élu Félibre majoral en 1927.
C’est alors qu’il monte à Toulouse, transplantant son Collège dans un lieu mis à sa disposition
par l’Institut catholique, que celui-ci occupe toujours aujourd’hui, au 19 rue de la fonderie. Il
y crée une revue littéraire et régionaliste écrite surtout en occitan, Lo gai saber. Il est à la
même époque membre de l’Action française. Après la défaite française et l’Occupation, il
devient maréchaliste et peut continuer sa promotion de la culture occitane, bénéficiant de
l’appui officiel d’André Varagnac. Il sera pourtant, pour des raisons qui restent obscures,
déporté en juin 1944 puis libéré en mai 1945106. De retour au pays, il continuera, jusqu’à sa
105 Je remercie l’abbé Georges Passerat, l’actuel directeur du Collège d’Occitanie, qui m’a très aimablement ouvert les portes de sa bibliothèque et m’a aidé à trouver bon nombre de matériaux exploités ici. Je regrette simplement de n’avoir pas pu mettre la main sur la dizaine de gros dossiers préparés et annotés par Christian Faure (je tiens l’information de Faure lui-même), qui, curieusement, semblent avoir totalement disparus.
106 Christian Faure avait repéré un dossier bien documenté sur le procès Salavat (Le Projet culturel de Vichy,
99
mort, à diriger Lo gai saber, bien que la popularité de la revue, nous le verrons plus loin, ait
sérieusement chuté. Pour comprendre le rôle essentiel de ce personnage sous Vichy, il faut
revenir à son engagement occitaniste.
Questions d’occitanisme.
Salvat fait partie de ces félibres dissidents qui se sont élevés contre le maître Mistral. En effet,
le célèbre poète a rédigé à la fin du XIXe siècle, un dictionnaire, le Trésor du Félibrige
(achevé en 1887), dans lequel il proposait une norme pour unifier tous les différents parlers
d’Oc107 : son but était, grâce à cet instrument, de créer une véritable langue qui puisse avoir sa
propre littérature. Cette langue, il la baptisa Provençal, mais ses règles se basaient sur les
traits locaux du parler d’Arles et d’Avignon, tels qu’avait pu les relever son ami Joseph
Roumanille108. En 1919, deux gascons, Prosper Estieu et Antonin Perbosc (1861-1944)109,
créent l’Escola occitana et fixent une écriture plus “ classique ” de la langue d’Oc, inspirée
des écrits des troubadours, s’opposant à la règle établie par Mistral et Roumanille. Les deux
dissidents sont suivis par Louis Alibert, lequel publie en 1935 une grammaire, la Grammatica
occitana. C’est de cette filiation dont se réclame Salvat ; il publiera d’ailleurs lui aussi en
1943 une Grammatica occitana. Dans ce combat aux enjeux politiques et littéraires
importants, l’abbé profite, pour développer ses idées, de la nouvelle donne politique et de
l’aide que lui propose Varagnac. Il est, de plus, un fervent admirateur de Pétain. Il participe
alors au grand projet de rénovation du folklore et du régionalisme. Participation qu’on
découvre à travers les pages de sa revue, qui a paru sans discontinuer sous l’Occupation (et
même après).
La revue Lo gai saber .
Disons les choses clairement : la propagande pour le régime de Pétain est certes présente dans
la revue de Salvat, mais de manière plutôt édulcorée. On y est parfois d’un engagement
op. cit. : .330, n. 137) mais celui-ci a malencontreusement disparu depuis.
107 Cf. la biographie de Claude Mauron, Mistral, op. cit.
108 Cf. Robert Lafont, Clefs pour l’Occitanie, Paris, Seghers, 1971. Lafont a fourni une critique acerbe du Félibrige mistralien dans Mistral ou l’illusion, Paris, Plon, 1954.
109 Ce dernier, poète et instituteur dans un petit village, s’était fait connaître des folkloristes parisiens en 1900 par le recensement de contes traditionnels gascons qu’il avait fait recueillir dans leurs familles par ses petits élèves. On peut les trouver dans un recueil : Antonin Perbosc, Contes de Gascogne, Paris, Erasme, 1954.
100
passionnel qui rappelle celui de Varagnac dans la Revue de folklore français et de folklore
colonial ou la fascination quasi mystique pour le Maréchal et les idéaux de la Révolution
nationale chez les auteurs de la Revue d’Arles supervisée par Fernand Benoît. Mais, à la
différence de ces derniers, Lo gai Saber fait quand même moins de propagande : le véritable
combat à livrer est celui pour la défense de l’Occitan. La ferveur propagandiste apparaît de
temps en temps, mais elle n’est pas omniprésente comme dans les deux autres revues.
On y trouve toutefois un discours de Pétain en hommage à Mistral et au Félibrige110, un autre
de Jérôme Carcopino, le Ministre de l’Education nationale. On lit aussi, dans certains articles,
de courts passages qui rappellent la prose de la propagande vichyste (cf. infra.). Certes, l’abbé
Salvat n’a jamais caché sa forte sympathie pour le Maréchal mais son engagement vichyste
apparaît surtout dans sa correspondance avec Varagnac. Or, dans la revue, trois grands objets
sont essentiellement traités : la linguistique, la littérature et le régionalisme occitans (à quoi on
peut ajouter quelques allusions au folklore).
D’un point de vue institutionnel, Lo gai saber111 est la revue de l’Escola occitana. On trouve
donc parmi les membres du bureau Antonin Perbosc (directeur), Charles Maurras (sous-
directeur), Joseph Salvat (secrétaire), l’écrivain Emile Ripert et la Félibresse Philadelphe de
Gerde (conseillers). La revue, qui publie des chansons et des poèmes en Occitan et prodigue
des hommages aux grands noms de la littérature d’Oc, Frédéric Mistral (souvent critiqué,
mais jamais renié) ou Auguste Fourès et, plus tard, après sa mort, à Antonin Perbosc112, est
avant tout un lieu de débat sur les questions linguistiques liées à l’occitanisme. Les positions
de Salvat sont très claires dans son livre publié en 1924, La langue d’Oc à l’école. Selon lui,
l’occitan n’est pas un “ patois ”, c’est une “ vraie langue ”, la plus ancienne des langues
romanes113. La langue des Troubadours se développa au Moyen-âge puis tomba dans l’oubli,
car elle n’eut “ ni écoles, ni académies ”114. Seule exception notable, l’Académie des Jeux
Floraux, créée au début du XIVe siècle, permit à la langue d’Oc de survivre, puisqu’on y
couronnait chaque année les meilleurs poèmes. En 1539 toutefois, l’édit de François Ier
ordonnant le français comme langue officielle à la place du latin interdit l’écriture de la
langue d’Oc, ce qui provoqua son éclatement en divers dialectes. Grâce au mouvement
110 Cf. Philippe Pétain, “ Mistral et la renaissance française ”, Lo Gai Saber 190, septembre-octobre 1940 : 221-222.
111 Le titre, en Français “ le gai savoir ”, fait référence à la poésie des Troubadours, empreinte d’érotisme.
112 Voir le numéro spécial consacré à Perbosc : Lo Gai Saber, 214, juin-décembre 1945.
113 Cf. Joseph Salvat, La langue d’Oc à l’école, Bordeaux, Editions de la Revue méridionale, 1924 : 4.
114 Ibid. : 5.
101
félibréen, l’Académie des Jeux Floraux renaît à la fin du XIXe siècle et permet sa renaissance.
Pour Salvat, qui en est l’un des “ mainteneurs ” dès les années 1930, l’Académie ne doit pas
être le seul lieu où l’on pratique la langue d’Oc. Il faudrait aussi l’apprendre à l’école jusqu’au
baccalauréat : “ Au lieu de traiter la langue d’Oc en ennemie, ne serait-il pas plus logique de
la traiter en langue sœur du français, et d’apprendre ainsi les deux langues l’une par
l’autre ? ”115. On se rend bien compte que sa défense de l’occitan laisse au passage entrevoir
ses opinions régionalistes en même temps que nationalistes : Anne-Marie Thiesse a montré
ailleurs que ces deux sentiments allaient généralement de pair pour les hommes de la IIIe
République, l’appartenance nationale ne pouvant se traduire concrètement qu’à travers la
valorisation du pays, la “ petite patrie ”116. D’ailleurs, Salvat ne déroge pas à la règle quand il
écrit :
“ Je ne dirai pas ici les qualités éminentes de cette littérature, sa valeur humaine et locale à
la fois, combien elle est belle et saine, combien nobles sont les sentiments qu’elle exalte :
l’amour de la terre natale et de la patrie ; combien infinie est sa richesse et étonnante sa
variété. ”117
Ce texte est intéressant à plusieurs niveaux : d’une part parce qu’il montre les conceptions
communes entre les gens du Gai Saber et ceux de Folklore Aude (ils défendent la même
langue et la même écriture de celle-ci) ainsi que leurs divergences (Salvat est beaucoup plus
républicain et nationaliste ; alors que la vision de Nelli est universaliste voire internationaliste,
cf. infra.). D’autre part, On sent pointer ici la fabrique d’une utopie - point commun à tous les
occitanistes. En effet, la langue est le point de départ de l’invention d’un monde nouveau à
bâtir dans le futur. La construction de cette utopie n’échappe cependant pas à l’idéologie :
ainsi on voit bien, dans le passage précité de l’ouvrage de Salvat, que pour l’abbé l’occitan est
une langue qui exalte de “ nobles sentiments ”… Phrase ambiguë puisqu’une langue peut
véhiculer toutes sortes d’idées (par définition) et que la beauté des sentiments ne saurait être
inhérente à une langue plutôt qu’une autre. Cette vision idéalisée de la langue se retrouvera
chez tous les occitanistes comme chez les provençalistes.
On retrouve les thèmes principaux du discours du Salvat des années 1930 sous Vichy dans sa
revue, et on peut même dire qu’il n’en a pas changé un mot. A cette différence près que le
115 Ibid. : 10.
116 Cf. Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, op. cit.
117 Joseph Salvat, La langue d’Oc à l’école, op. cit. : 8.
102
développement de la langue d’Oc fait désormais partie, du moins l’abbé le pense-t-il, des
priorités du nouveau régime : il s’agit en effet pour les élites de Vichy de développer folklore
et régionalisme dans les différents “ pays ” de France et la région de Toulouse semble être
celle où ce projet a été le plus pensé. Or, Salvat va participer activement à la nouvelle
politique ; il sera aidé en cela par un allié précieux, André Varagnac.
Les deux hommes sont en effet en très bons termes, comme le montre la correspondance de
l’abbé Salvat. Une lettre du folkloriste daté du 20 juillet 1941118, comme beaucoup d’autres,
commence par “ Cher grand ami ”. On y apprend l’intérêt que portait l’abbé au folklore,
puisqu’il était présent au Congrès de folklore de 1937. Les deux hommes partagent en effet
les mêmes idées, tant du point de vue du régionalisme, du folklore que de la Révolution
nationale… Par exemple, dans une lettre adressée à Salvat, datée du 27 décembre 1941,
Varagnac dit à son ami qu’il peut “ compter sur [son] dévouement pour continuer à servir la
renaissance de cette langue occitane [qu’il] aime et où [il] voi[t] une force de relèvement pour
[son] cher pays ”. Il précise aussitôt après : “ Ici même, j’ai pu constater des signes de réveil :
pour la première fois un cantique en gascon a été chanté à la messe de minuit ”. 119
Les deux hommes se côtoyaient fréquemment dans diverses commissions. Par exemple, dans
une lettre datée du 15 janvier 1942, Varagnac remercie Salvat d’avoir participé pendant un an
à la Commission régionaliste de la Haute-Garonne120. A noter toutefois, une lettre incendiaire
de Varagnac à Salvat mais destinée à l’un des collaborateurs du Gai Saber, Pierre-Louis
Berthaud (16 mars 1942) : dans son article sur le Congrès de linguistique de Toulouse, cet
auteur a en effet écrit que Varagnac “ n’est pas des nôtres ” (même s’il souligne ses efforts
pour le développement de l’occitan) et qualifie Carcopino et Cheynaux de Leyritz d’“ hôtes
étrangers ”, ce qui déchaîne la colère de Varagnac. On sent percer, à travers ce petit détail,
quelque chose qui ressemble à du nationalisme occitan.
Mais la correspondance entre les deux hommes, qu’on trouve au Collège d’Occitanie,
continue jusqu’en 1953, ce qui prouve que leur estime mutuelle n’était pas de circonstance121.
Il reste que Varagnac est sous Vichy l’interlocuteur privilégié pour Salvat et lui procure un
appui pour réaliser son utopie.
Le premier lieu visé est l’école, et en la matière l’Etat leur accordera quelques satisfactions :
118 Archives du Collège d’Occitanie, CP 460 (43).
119 Ibid.
120 Ibid.
121 Ibid.
103
l’Occitan a désormais officiellement un petit droit de séjour. En effet, une directive du
Secrétaire d’Etat à l’Instruction publique et à la Jeunesse de 1940, Georges Ripert (reproduite
dans le n°190 du Gai Saber), exhorte les enseignants du primaire à enseigner l’histoire locale
et la langue d’Oc122. Le Ministre de l’Education nationale suivant, l’historien Jérôme
Carcopino, continue en 1941 à développer la voie ouverte par son prédécesseur, encourageant
l’enseignement de l’histoire locale123 puis de l’Occitan - mais cela doit se faire “ en dehors des
heures de cours ”124 et reste facultatif - également dans les écoles secondaires. Enfin, en
décembre 1943, le professeur agrégé Jean Séguy (qui est aussi secrétaire-adjoint du bureau de
l’Escola occitana) inaugure un cours de languedocien et de gascon moderne à la Faculté de
lettres de Toulouse. Evènement permis grâce à l’initiative d’André Varagnac, comme le
précise Salvat au micro de la station régionale de Radio-Toulouse, ajoutant avec une ferveur
toute mystique que le Bureau du régionalisme “ ne cesse de promouvoir, en tous les
domaines, ce qui est susceptible d’étendre les principes de résurrection provinciale mis, par
notre vénéré Maréchal, à la base de notre résurrection nationale ”125.
On le voit, les membres de l’Escola occitana pensent que leur rêve s’est réalisé : encouragés
par Carcopino, ils mettent en place des congrès scientifiques et s’occupent dans le même
temps de pédagogie pour le grand public. Aux poèmes occitans couronnés par l’Académie des
Jeux Floraux et aux cours par correspondance organisés par le Collège d’Occitanie viennent
s’ajouter des leçons diffusées par l’antenne radiophonique locale. Il faut dire que Salvat a été
nommé par Cheyneaux de Leyritz président du Comité de radiodiffusion pour la région, et
l’on mesure ici la force des accointances de l’abbé avec le régime en place. Salvat organise
alors des émissions régionalistes sur les ondes de Radio-Toulouse : il invite des conférenciers
spécialistes de l’histoire locale pour participer à des “ causeries ”, des groupes folkloriques
qui viennent notamment chanter ou jouer des pièces de théâtre126.
Par ailleurs, pour diffuser la culture occitane, Salvat rédige une grammaire bilingue à
l’intention des écoliers (publiée en 1943), s’inspirant de celle d’Alibert mais dépouillée de
122 Cf. Georges Ripert, “ Documents. Pour l’enseignement de l’histoire locale et de la langue d’Oc ”, Lo Gai Saber 190, septembre-octobre 1940 : 240-242.
123 Cf. Jérôme Carcopino, lettre à l’abbé Salvat, in “ La langue d’Oc à l’Ecole. Documents ”, Lo Gai Saber 200, mai-juin 1942 : 53-54.
124 Circulaire ministérielle du 24 mars 1942, Lo Gai Saber 200, mai-juin 1942 : 59-61.
125 Cf. “ Un cours de Languedocien et de Gascon modernes à la Faculté de lettres de Toulouse ”, Lo Gai Saber 209, novembre-décembre 1943 : 397-398 (397 pour cette citation).
126 Cf. Joseph Salvat, “ Dix-huit mois de radiodiffusion régionaliste au poste de Radio-Toulouse ”, Lo Gai Saber 205, mars-avril 1943 : 233-238.
104
toute théorie127. Les vœux du premier Congrès du Collège d’Occitanie (Rodez, 12 avril 1942)
montrent l’étendue de son projet : outre l’enseignement obligatoire de la langue d’Oc et la
création d’une épreuve au Baccalauréat, les membres demandent aussi la traduction de grands
classiques et leur diffusion, la reproduction de disques de chants et ils exigent “ que les mères
de famille s’appliquent à parler et à chanter à leurs enfants en langue d’oc ”128.
Au point de vue scientifique, l’équipe de l’Escola occitana participe au Congrès de
phonétique et de linguistique occitanes (Toulouse, novembre-décembre 1941), organisé par
André Varagnac. Cette manifestation se déroulait au même moment que l’exposition des
Terroirs régionaux et de la Jeunesse au Musée toulousain des Augustins, supervisée aussi par
Varagnac. Si ce dernier alliait une fois de plus régionalisme et Révolution nationale, les autres
participants étaient plutôt enclin à faire des compromis vis-à-vis de la Révolution nationale
afin que l’occitan soit reconnu comme langue officielle du pays. On y trouve en effet, entre
deux chants ou poèmes occitans, des allocutions prononcées par des personnages très
différents au point de vue politique : René Nelli (résistant gardant une référence “ de
surface ”), Antonin Perbosc (très âgé et de ce fait non impliqué politiquement), Frédéric
Mistral neveu, Joseph Salvat et Varagnac (maréchalistes)129. Un article dans le Gai Saber
commentant la venue proche de ce congrès se laisse d’ailleurs aller à la phraséologie mystique
vichyste, même si, pour l’occasion, le “ bon Français ” s’est changé en “ bon Occitan ” :
“ Au travail ! Quiconque, en ce moment, ne s’oublie pas lui-même, quiconque s’attarde ou
renâcle, quiconque ne se fait pas, lui aussi, dans le fond de son scrupule, sacrifice total à
l’unisson, au travail et à la foi, celui-là n’est pas un bon Occitan ”.130
Il faut préciser toutefois que, pendant près de trois ans, l’Etat développe parallèlement à ces
débats savants une flopée de manifestations folkloriques qui vient remplacer les anciennes
commémorations républicaines et les bals populaires : l’on fête désormais les Feux de la
Saint-Jean, les arbres de mai, les vendanges et les moissons, les saints patrons des différents
métiers, l’on met en scène les costumes traditionnels lors de manifestations organisées par les
127 Cf. Jean Séguy, “ Trois grammaires ”, Lo Gai Saber 205, mars-avril 1943 : 90-96. Séguy est le Secrétaire-adjoint de la revue.
128 Cf. “ Extraits des Vœux émis par le Premier Congrès du Collège d’Occitanie de Rodez ”, Lo Gai Saber 200, mai-juin 1942 : 61-62.
129 Cf. “ Les Journées de phonétique et linguistique occitanes de Toulouse ”, programme du Congrès, Lo Gai Saber 198, janvier-février 1942 : 7-10.
130 Pierre-Louis Berthaud, “ Au travail ! ”, Lo Gai Saber 198, janvier-février 1942 : 1-6 ; cette citation est à la p. 6.
105
groupes folkloriques (tels celle de la Reine d’Arles), ce dont rendent compte, non sans joie,
les revues folkloriques destinées au grand public. Avec l’occupation de la zone sud par les
Allemands, ces manifestations populaires “ forcées ” disparaîtront mais les régionalistes et
folkloristes n’en continueront pas moins à réfléchir entre eux sur le devenir de leurs
disciplines, preuve qu’ils étaient bien les plus empreints de ce “ rêve éveillé ”.
Varagnac et l’archéocivilisation
On a vu qu’après-guerre André Varagnac est nommé conservateur au Musée des Antiquités
nationales de Saint-Germain-en-Laye, puis maître de conférence à l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes. Il donne également des leçons de “ sociologie folklorique ” au Centre
d’Etudes Sociologiques, laboratoire rattaché au CNRS, ce qui confirme qu’il avait une
position influente à cette époque. Il est toujours l’un des proches de Lucien Febvre qui,
rappelons-le, l’a fait entrer à l’EPHE et qui est par ailleurs président du Conseil
d’administration de l’Institut International d’Archéocivilisation, créé par Varagnac. La
Société savante associée, la Société de civilisation traditionnelle, crée en 1948 une
commission d’Outre-mer, placée sous la présidence d’honneur d’André Siegfried et sous la
présidence effective de Marcel Griaule. Varagnac continue par ailleurs à avoir de bons
rapports avec Louis Marin et correspond encore avec Joseph Salvat. On voit ici se dessiner
une nébuleuse de personnalités qui constitue l’envers de celle qui est mieux - voire la seule -
connue des historiens de l’anthropologie (Mauss, Rivet, Rivière, Van Gennep, etc.). Si ses
amis restent les mêmes, ses idées évoluent mais elles conservent la même direction tracée
dans l’entre-deux-guerres et précisée sous Vichy. L’analyse des textes qu’il publie dans sa
revue, Archéocivilisation, va nous le montrer.
L’article intitulé “ L’Archéocivilisation et les études d’Energologie culturelle ”131 est l’un des
plus révélateurs de l’évolution de la pensée de l’auteur. Il y expose en effet sa “ méthode de
l’Archéocivilisation ” (p.1) : il s’agit, pour “ définir les croyances et les institutions
fondamentales d’une civilisation ”, de rajouter à l’enquête folklorique la préhistoire et la
protohistoire, afin de reconnaître “ certains vestiges révélateurs ” car ceux-ci sont désormais
“ en voie de désintégration sous l’impact des cultures scientifiques et industrielles ”. Ainsi,
afin de “ déceler des survivances à peine apparentes ” (p.2), il s’agira de mettre en parallèle
des données issues de diverses parties du monde pour retrouver l’unité des anciennes
131 André Varagnac, “ L’Archéocivilisation et les études d’Energologie culturelle ”, Archéocivilisation. Etudes d’energologie humaine, 11-13, decembre 1972-septembre 1974 : 1-7.
106
civilisations. Prenant l’exemple des mégalithes, il écrit :
“ Peut-on restreindre les civilisations mégalithiques à leurs seuls aspects architecturaux ?
Ne faut-il pas noter les aspects spirituels et sociaux des populations pratiquant encore le
mégalithisme, comme en Birmanie ou chez les Toradja de Célèbes ? Et ne faudrait-il pas
confondre ces données avec les usages et croyances populaires associées aux mégalithes
d’Europe ? ” (p.2)
On sent qu’ici Varagnac s’oriente vers une sorte d’ésotérisme qui n’hésite pas à englober sous
le même nom de “ civilisation ” des cultures fort différentes, ce qui n’est pas sans rappeler les
écrits du mystique René Guénon ou les ouvrages de Louis Pauwels132.
La seconde partie de l’article confirme notre idée. C’est ici qu’intervient la notion
d’énergologie. Il s’agit d’étudier les énergies naturelles humaines qui faisaient fonctionner les
sociétés avant l’arrivée de la machine et des énergies artificielles. Selon l’auteur en effet, à
partir du Paléolithique, l’homme serait passé de l’adaptation à l’exploitation de son
environnement (p.3). Or cette exploitation supprime le rapport naturel de l’homme avec son
milieu. En effet, tout dépend de la façon dont l’homme utilise son énergie propre, et c’est
même l’utilisation de l’énergie qui oriente le devenir de la culture. Ainsi :
“ Chacun admet qu’un exercice, un travail particuliers continus développent certains
muscles au détriment des autres. Il en est de même de nos aptitudes psychiques. Certaines
se trouvent privilégiées par notre genre de vie [c’est l’auteur qui souligne], au détriment de
certaines autres, que d’autres genres de vie mettront en valeur à d’autres époques et sons
d’autres latitudes. (…) Le genre de vie dépend lui-même du capital énergétique, technique
et spirituel dont une société est nantie. ” (p.3)
Or, l’homme du passé savait utiliser son énergie naturelle. Mais comment cette énergie se
manifeste-t-elle chez les hommes de la civilisation traditionnelle ? Réponse de Varagnac : par
l’“ irradiation somatique ”. En effet :
“ Le corps, à peine vêtu, non encore isolé du milieu ambiant par le tissage (…) établira
avec l’environnement des contacts que nous avons oublié, et qui se traduiront dans l’esprit
par une conception d’échanges, invisibles comme des odeurs (…) Ces échanges donneront
au corps la fonction d’une sorte d’antenne réceptrice-émettrice d’influx mystérieux, mais
132 Sur René Guénon, voir Jackie Assayag, “ La construction de l’objet en anthropologie. L’indianisme et le comparatisme de Louis Dumont ”, L’Homme 146, 1998 : 165-190 ; sur Louis Pauwels, voir Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Paris, Flammarion, 1999..
107
vitalement essentiels. Lévy-Bruhl avait constaté cette certitude archaïque (…) [qu’il
appelait la] loi de participation. (…) Ajoutons que ce monde d’impressions secrètes a été
constamment enrichi par l’aptitude des populations “ primitives ” aux phénomènes
parapsychologies ” (p.4)
Ainsi, selon l’auteur, l’irradiation somatique est le “ point de départ ” de la magie et de la
religion. L’homme était alors en harmonie avec le monde mais, au fur et à mesure des
différentes révolutions énergétiques (au nombre mystique de sept, bien sûr), le sentiment
d’irradiation somatique diminue, les capacités spirituelles de l’homme disparaissent et la vie
psychique se cantonne désormais dans le “ cadre rassurant des certitudes matérielles ” (p.5).
Finalement, à la dernière révolution “ sinergétique ”, le corps est “ automatisé ” et “ sans
emploi ”133. En conclusion, nous sommes en réalité dans un âge de déraison ” (p.6), les
richesses naturelles s’épuisent et l’homme “ pullule ”. Il faut donc revenir à des “ énergies
naturelles ” telles que le rayonnement solaire, le vent ou les forces hydrauliques.
On a résumé rapidement la pensée de l’auteur. Il est en tout cas remarquable de noter que
Varagnac fait appel à la notion des pouvoirs “ paranormaux ”, ce qui le rapproche de nombre
d’auteurs dits ésotériques. En même temps, il fait figure de précurseur dans le domaine de
l’écologie puisqu’il veut revenir aux énergies naturelles et dénonce les énergies
“ malfaisantes ”. Mais, par ailleurs, il garde tout de même des points communs avec nombre
d’ethnologues qui ont, pendant tout le XXe siècle, essayé de penser l’opposition entre sociétés
primitives, sauvages ou traditionnelles et le monde moderne, remarquant la cohérence des
premiers (en l’idéalisant parfois, tels Pierre Clastres ou Marshall Sahlins134) et notant la perte
de sens dans le second (de l’anomie de Durkheim à la “ surmodernité ” de Marc Augé).
Finalement, Varagnac, en dépit de ses opinions politiques et de ses dérives ésotériques, n’a-t-
il pas en quelque sorte été un personnage emblématique de la difficulté qu’ont longtemps eu
les ethnologues à rendre compte de la modernité ?
133 André Varagnac, “ Sixième et septième révolutions sinergétiques : le corps automatisé, le corps sans emploi ”, Archéocivilisation 9-10, décembre 1970 : 1-10.
134 Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 1974 ; Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.
108
Constitution et variation d’un regard ethnographique en Franche-Comté
Parcours en 5 étapes
Noël Barbe
Moins qu’une synthèse, ce texte se veut un parcours135. Il invite à un cheminement, suivant
quelques lignes droites, bifurcations et autres nœuds de circulation, stationnant en quelques
points, découvrant ainsi momentanément une façon de construire la diversité humaine. Car
c’est bien de cela dont il est question : les différentes manières dont le projet de ce qui
deviendra la discipline ethnologique136 a été conjugué selon les éléments mobilisés pour
construire l’altérité, dans une visée de consignation137 quelle que soit la forme choisie
(écriture descriptive ou narrative, muséographie, création artistique)138, et quelle qu’en soit la
finalité (écrire la différence pour réformer, collecter ce qui est voué à la perte)139. Plutôt donc
que de procéder comme Jean-Jacques Rousseau, qui dans Les rêveries du promeneur
solitaire, fait passer son héros par tous les points de son île “ pour y repérer la totalité des
espèces singulières ”, nous irons -au stationnement près- comme Descartes, opérant une
traversée à grands pas140.
Notre cheminement se situe dans une tension performative symétrique de la “ Constitution ”141
135 Parcourir un lieu, c’est s’y déplacer en divers sens pour trouver, visiter, nous dit le Dictionnaire de la langue française Larousse.136 L’accord sur ce qui fait le projet anthropologique est tangible dans les manuels d’initiation à la discipline. Laplantine définit le projet anthropologique comme “ la reconnaissance, puis la compréhension d'une humanité plurielle ” (1987 : 22). Monder Kilani écrit la même chose lorsqu’il s’agit définir “ le projet fondamental et permanent de la discipline ” comme “ le dessein de réfléchir sur le fonctionnement général du social et du culturel et de dégager des catégories analytiques universelles capables d’expliquer à la fois la diversité des sociétés humaines et l’unité du genre humain ” (1992 : 8).137 Derrida désigne par là non seulement “ le fait d’assigner une résidence ou de confier pour mettre en réserve, en un lieu et sur un support, mais ici l’acte de consigner en rassemblant les signes. ” (1995 : 14). Il ajoute “ La consignation tend à coordonner un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l’unité d’une configuration idéale ” (1995 :14).138 Cette question est aussi celle de l’ethnologie contemporaine : “ L'anthropologue, qui effectue une expérience née de la rencontre de l'autre, agissant comme une métamorphose de soi, est souvent conduit à rechercher des formes narratives (romanesques, poétiques et, plus récemment, cinématographiques) susceptibles d'exprimer et de transmettre le plus exactement possible cette expérience ” (Laplantine 1987 : 173).139 Nous ne suivrons donc pas totalement Jean Jamin qui inscrit l’histoire de la discipline dans la présence ou l’absence d’une pensée de la méthode, à savoir l’observation. Cf. Jean Jamin1979 : 315-316.140 Sur cette mise en relation de Descartes et Rousseau, cf. M. Serres (1996).141 Nous empruntons cette notion à Bruno Latour (1999 : 351-352). Il n’y a pas de “ sources ethnologiques ” comme chose-en-soi mais comme le résultat d’une opération volontaire et explicite.
110
de la notion de “ source ethnologique ”. Nos stations installeront le lecteur face aux
constructions historiques de l'altérité régionale142, mais l'invitent aussi à la lecture de certains
textes aujourd'hui mobilisables dans des projets d’anthropologie historique bien que la visée
explicative de la différence ne fasse pas partie de leur genèse : les archives de constitution de
la discipline et les archives nécessaires à la discipline.
Enfin, ce texte -et c'est bien là son objet- aborde des acteurs et des procédures de construction
de l’objet différents par la période considérée (XVIIIe, XIXe siècles) bien sûr, mais aussi par
le statut du lieu de consignation (publication d’auteur, archives de sociétés savantes...), ou par
les méthodes d’enquête (questionnaire, enquête directe, réseau de correspondants....)143.
Lire le livre des origines : Joseph Marie Dunand (1719-1790)144
Notre première étape sera le père Joseph Marie Dunand, capucin travaillant dans le cadre d’un
projet de recueil des copies de la totalité des chartes et documents relatifs à l’histoire et au
droit public de Franche-Comté, préoccupation caractéristique de la configuration historienne
de l’époque : l'histoire érudite. Le XVIIIe siècle est celui d’un travail sur les sources de
l’histoire de France, d’édition de documents anciens, de culte des pièces originales (chartes,
ordonnances royales, bulles pontificales ; des sceaux et des armoiries). En 1759 est créée une
bibliothèque des finances pour le dépôt obligatoire des textes de législation. En 1761, c’est au
tour du “ Cabinet des chartes ”, où sont déposés les textes officiels, en collaboration avec
l'Académie des inscriptions et belles-lettres. L’État Royal entreprend de rassembler, à la
Bibliothèque Royale, des copies de documents dispersés dans les provinces. L’initiative vient
142 Il ne faut pas comprendre ici la question de l’altérité régionale comme une altérité franc-comtoise. Tout d’abord, notre propos n’est pas de dégager de façon positive, ce qui constituerait une hypothétique altérité ainsi définie. De plus, la question de ce que pourrait être une identité comtoise n’est pas nécessairement -loin de là- l’objet ou le support des différentes configurations du savoir sur l’altérité que nous explorons ici. Elle peut devenir unité d’investigation à l’échelle de certaines institutions patrimoniales régionales. Le Musée créé en 1960 par Jean Garneret a bien pour nom “ Musée Comtois ”, l’association qu’il fonde la même année “ Folklore Comtois ”. Le musée de plein air dont il ouvre le chantier en 1983, est baptisé “ Musées des Maisons comtoises ”. La question de l’unité d’investigation revendiquée participe bien sûr de la construction de l’objet. Elle manifeste également l’hétérogénéité des facteurs à l’oeuvre dans la construction patrimoniale (matériels, scientifiques, politiques, etc.). Par ailleurs, si le musée de Nancray revendique une échelle régionale, il divise la région en plusieurs “ aires ” caractérisées par une architecture rurale spécifique. On peut appliquer d’ailleurs le même constat au Système descriptif des objets domestiques, publication mise en oeuvre par le Musée National des Arts et Traditions Populaires en 1977, définissant des micro-régions culturelles au sein de la Franche-Comté. La Franche-Comté est ici principalement la région d’où et dont nous parlons pour reprendre l’expression connue de Michel de Certeau. Mais ce sont bien les situations de qualification de l’objet qui nous intéressent ici.143Nous avons choisi de privilégier une thématique par acteur ou groupe d’acteurs, particulièrement prégnante ou illustratrice, mais bien sûr non limitative.144 Je remercie Jean-Marie Jenn pour avoir, de son oeil de chartiste, accepté de relire cette partie.
111
du ministère des Finances. Moreau, historien du roi, est chargé de coordonner les travaux avec
le comité des chartes.
Dunand a pour idée d'aller au contact des paysans parce que ce sont des possesseurs potentiels
de chartes. Il souhaite élargir cette entreprise à l’étude de ce qu’il nomme la “ superstition ”
des habitants de la campagne, des traditions populaires et du vocabulaire :
“ Que de traditions même populaires et de proverbes historiques à connaître ” ;
“ (...) quel livre que celui de la superstition des peuples de nos campagnes pour y
découvrir le germe de la plupart de nos coutumes ”.
Dans cet appel à la collecte directe, l’image du livre à feuilleter renvoie au procédé
habituellement mis en œuvre par les ecclésiastiques et le met en relation avec celui
nouvellement préconisée par Dunand. Il n’est pas indifférent de noter que celui-ci est un
religieux. Ceux-ci ont une pratique de rassemblement de textes relatifs à l’histoire des saints,
de constitution de corpus, d’examen de l’authenticité des pièces rassemblées. Durant deux
siècles, à la suite de l'initiative du jésuite Héribert Rosweyde, le père Bolland puis les
“ bollandistes ” rédigeront les Acta Santorum, recensement critique de la vie des saints, dont
les deux premiers volumes voient le jour à Anvers en 1643. À partir de 1688, les bénédictins
de la congrégation de Saint-Maur à Saint-Germain-des-Prés éditent les Acta Sanctorum
ordinis sancti Benedicti. Ces mêmes bénédictins produiront également des ouvrages
méthodologiques comme L'Art de vérifier les dates des faits historiques, des chartes, des
Chroniques et autres anciens monuments, depuis la Naissance de Notre-Seigneur dont les
éditions se succéderont de 1750 à 1844 ou encore le De Re Diplomatica de Dom Mabillon
(1632-1707)145. Le jésuite Van Papenbroeck (1628-1714) produit, de son côté, une méthode
Sur le discernement du faux et du vrai dans les vieux parchemins en 1675.
La catégorie de superstition n'est pas conçue comme une catégorie à éradiquer telle que
peuvent l’entendre l'église ou les humanistes qui dénoncent les superstitions au nom de l'idée
de Progrès. L'interprétation de la différence est cependant faite sur une échelle de temps. De
la même manière que Lafitau rapportant les mœurs des Indiens d'Amérique à l'Antiquité
gréco-romaine146, ou que l'Académie celtique dressant un parallèle entre les mœurs des
145 Marc Bloch voit en 1681, date de publication du De Re Diplomatica, “ une grande date en vérité dans l’histoire de l’esprit humain ”, parce qu’en cette occasion “ la critique des documents d’archives fut définitivement fondée ” (cité in : Bourdé et Martin 1983 : 83).146Il opère ce rapprochement dans Les Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps en 1724. Sur la façon dont l’Europe classique pense l’Amérique, Cf. François Furet : “le sauvage, c’est l’enfance de l’homme” (1982 :199-200), Michèle Duchet (1985) qui montre à propos de Lafitau comment se co-construisent les moeurs des sauvages américains et ceux des “ premiers temps ” que notre jésuite entend rapprocher, ou encore Tzvetan Todorov (1989).
112
campagnes et celles des Celtes147, Joseph Dunand interprète la superstition des campagnes
comme l’origine de “ nos coutumes ”.
Le résultat est un ensemble de notes manuscrites rédigées dans les années 1780, regroupées
sous le titre de Statistique de la Franche-Comté148 et conservées à la Bibliothèque Municipale
de Besançon. Ces notes sont ordonnées par lieu (principalement commune) et classées par
ordre alphabétique. Différentes rubriques peuvent être isolées : situation administrative,
bâtiments religieux et reliques conservées, patron de la commune, superstition, population,
mode de construction des bâtiments, bâtiments publics, situation topographique, situation par
rapport aux droits féodaux149, productions agricoles, châteaux, sources et circulation des eaux,
topographie environnante (montagnes alentour par exemple), ordres religieux présents et
redevance perçue, statut du prêtre par rapport aux habitants, productions “ industrielles ” et
artisanales, lieux remarquables (comme la mention d’un trou dans un rocher150), désignation
des féodaux.
Cette inscription scripturale de la différence se caractérise par son impersonnalité. Dunand
n’émet aucun jugement de valeur sur ce qu’il décrit. L’énonciation n’est ni dénonciation, ni
valorisation. Elle est aussi située du côté de la description puisqu’il ne propose aucune
interprétation interne ou externe aux phénomènes cités, d’une description qui opère une
montée en généralité par une dépersonnalisation évacuant les partenaires, temps et lieux
d’énonciation. En tel lieu, on faisait... Ce mode d’écriture sera aussi celui de nombreux
folkloristes, ou plus tard de certains ethnologues : les habitants de ...151 La construction
possible des textes de Dunand en sources peut, plutôt que d’inaugurer une sociologie, ouvrir
la porte à une géographie culturelle cartographiant les faits sociaux en les réduisant à des
items, ou à un simple inventaire de cycles rituels152. Certains ont vu dans ce continuum un
147Cf. infra. 148Le terme de statistique est employée par de nombreux acteurs à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. C’est le cas de Dunand, c’est aussi celui de l’Académie Celtique, ou d’entreprise locales (sur le mode de statistique historique de l’arrondissement de ...) dont il conviendrait de cerner plus avant les acteurs. Bertrand Gilles (1964) dresse un inventaire et une première historiographie de ces entreprises. Sur ce point, cf. également Hervé Le Bras (1986) qui décrit un basculement de la statistique des choses vers les peuples, alors que ceux-ci passent de la monarchie à la nation, ou encore Marie-Noëlle Bourguet (1984) et Alain Desrosières (1993).149Ce qui nous ramène à l'origine du projet de Dunand.150151Sur la monographie comme cadre de référence et instance de totalisation des données, cf. Françoise Zonabend (1985) ainsi que d’un autre point de vue Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger (1997). La monographie faite sur le mode de “les habitants de...” représente un mode de totalisation manquant quelque peu de complexité. Dans son hommage à Yvonne Verdier, Claude Macherel oppose les recueils folkloriques au “ travail de particularisation ” de celle-ci : “ A l’agent anonyme des recueils folkloriques (“ dans le Bas-Berry, ou la Haute-Marne, on faisait ceci-cela ”), elle substituait l’individu singulier et nommé, la personne exactement située dans l’espace social et qui parle en son nom de ce qu’elle fait ” (1989 : 382).152 Cf. par exemple l’usage de tels types de sources dans ce qui est à ma connaissance la dernière synthèse
113
fouillis153. Mais il peut être mis en rapport avec d'autres pratiques de recueil, d'exposition,
d'inscription comme la statistique de 1797154 ou les dictionnaires des communes155.
Les “ superstitions ” de Dunand
Mailley
Jusqu’en 1775 on avait la coutume de dresser au pied des vignes et à une portée de fusil du
village, un may très haut au dessus duquel on mettait des rubans et un raisin, au pied on y
dressait un bûcher et le curé en procession après l’avoir béni, y mettait luy même le feu. Cette
cérémonie se faisait à l’issue des vêpres.
Lougre
On jette l’eau hors de la maison, dès qu’il y a décès. On enterre les filles à visage découvert et
habillées le plus proprement selon leur état.
Mancenans
On y enterre les filles dans leurs meilleurs habits avec une ceinture et à visage découvert. On
y jette l’eau hors de la maison après la mort de quelqu’un.
On croit dans ce village que toutes les fois que l’on fait du levain on libère une âme du
purgatoire, qu’il faut manger du millet le jour de la Toussaint à souper : on délivre autant
d’âmes du purgatoire qu’on mange de grains.
Les femmes sont voilées à la messe de deux voiles : l’un est étendu et l’autre est en doublure
ce qui les fait appeler des doublots. Ces voiles se portent pour les enterrements, la
régionale sur le sujet (Royer 1983), reprenant un tel inventaire dressé, plus tardivement que Dunand il est vrai, mais sur le même mode par Albert et Jean-Christophe Demard (1979) : “ à Melay et à La Lanterne, lorsqu’on aperçoit une piénote, la mort est proche. C’est une petite boule ressemblant à du frai de grenouille que l’on peut trouver sur le chemin ou proche de la maison. Dans tous les cas, elle indique un décès dans la maison la plus proche. De nombreux témoins nous ont dit avoir trouvé la piénote de leur mère ou de leur voisine. Le cas s’est encore produit en 1974 ”. Nous sommes évidemment loin, en la matière, des analyses d’Yvonne Verdier ou, sur un autre registre de totalisation, d’Alain Testart.153 On peut adresser cette amicale critique à F. Cheval, lorsque, pratiquant une lecture internaliste, il note que les descriptions de coutumes “ ne sont cependant pas très nombreuses et sont noyées dans bien d'autres matières, historiques, statistiques, archéologiques ” (1981 : 139-140). Son texte est le premier à traiter du sujet avec celui, d’un autre point de vue, de François Lassus (1981).154 Cf. infra..155Cf. par exemple Rousset 1853. La rubrique consacrée par exemple au village d’Archelange nous donne sa position administrative, la nature de son sol, les voies de circulation sur lesquelles il se situe, des données démographiques et cadastrales, la qualité de ses sols, des données architecturales comme la nature des couvertures des maisons, l’état des carrières, une recension des artisans, les biens et bois communaux, un aperçu historique dans lequel sont traitées les fêtes de Saint-Marcou, une description de chapelle et d’église ainsi que quelques mots sur le saint patron de la commune. Enfin cette notice se termine en citant un notable local habitant Archelange Comme le texte de Dunand, il peut ouvrir la porte à une géographie culturelle. On pourrait par exemple établir une cartographie des types de matériaux de couvertures des maisons à partir de ce dictionnaire. Ce même texte a également été utilisé en 1964, dans le cadre de la courte aventure du Musée de l’Artisanat Jurassien, pour comparer l’état de l’artisanat en 1964 et en 1853, comparaison qui est venue alimenter une obsession de la perte.
114
communion, l’offrande : celles qui ont manqué à leur honneur sont voilées pour les mariages.
Le jour des noces, les filles de la paroisse parent la mariée à la fin du dessert d’un moiton ”
chargé de rubans qu’elles placent sur la table : on chante alors une chanson d’usage.
L'Académie des Sciences Belles-Lettres et Arts de Besançon : Connaître pour améliorer,
écriture savante et poésie.
Fondée en 1752, supprimée en 1793, puis rétablie en 1806, l'Académie des Sciences Belles-
Lettres et Arts de Besançon est composée de trente membres titulaires puis de quarante à
partir de 1867, d’associés-résidents et de correspondants. Elle connaît une période faste après
1830, lance un programme de publications, des concours d’histoire régionale. Elle publie les
Mémoires et documents inédits pour servir à l’histoire de la Franche-Comté.
Son recrutement se fera longtemps dans le monde des élites traditionnelles : propriétaires
terriens, professions libérales, membres de l’administration, monde qui par ailleurs
correspond sociologiquement aux souscripteurs bisontins de l'Encyclopédie de Diderot et
d'Alembert156.
Les concours qu'elle lance périodiquement fournissent aujourd’hui un matériel comparatif
pour l'anthropologie historique157. Celui de 1754, par exemple, porte sur les “ manières de
perfectionner les tuileries ”. Les réponses à ce concours nous renseignent sur les techniques de
fabrication et les produits existants parce qu'elles comportent une partie décrivant “ ce qui
existe ” avant de définir ce qui devrait être, parce qu'elles parlent sur tels ou tels points précis
de techniques ou de produits à améliorer. L'une de ces réponses est d'ailleurs le fait d'un
homme de la profession : André Vaucheret, “ tuilier à Fourre ”. Elle donne donc un certain
nombre d'indications sur les savoir-produire158 tuiliers de l'époque, en particulier ceux qui sont
liés à la préparation de la pâte et au feu. Les savoir-produire liés au feu y sont articulés autour
de deux tâches :
- l’empilage des marchandises dans le four :
Le premier lit du chargement est constitué de carrons, debout, placés en écailles de poissons.
Les tuiles sont ensuite placées sur les carrons par “ claye ”. Chaque claye regroupe douze
tuiles. Les tuiles sont placées tête-bêche de façon à ce que le bas de l'une soit sur le crochet de
l'autre et vice-versa. Elles sont entassées l'une sur l'autre en croisade jusqu'à quatre pieds de
156 Sur les lecteurs bisontins de l'encyclopédie, cf. Robert Darnton 1992 : 312-321.157 Les exemples cités ici, concernent l'anthropologie des techniques.158 Nous préférons ce terme à celui de savoir faire. Cf. Noël Barbe 1996.
115
hauteur. S'il y a des tables à faire cuire, elles sont placées sur un lit de la même manière que
les carrons. Sur les tables sont placées, au centre du chargement, les faîtières, les cornières, les
tuiles coupes. Ce lit est complété par de la tuile plate, de la même manière qu'au second lit.
Enfin la couche supérieure est composée d'un lit de carrons qui se posent à plat, l'un contre
l'autre, pour retenir le feu. Le tout est garni d'un lit de tuilants tout au travers, posé d'un pouce
l'un sur l'autre. La porte du four est fermée d'une pile de carrons de bas en haut au joignant du
chargement.
- la conduite du four :
Deux grandes périodes sont distinguées dans la conduite du feu : une période de petit feu qui a
pour objectif l'élimination de l'humidité restante et un grand feu pour la cuisson proprement
dite. Là encore, André Vaucheret va plus en détail. Il distingue quatre temps dans la cuisson
des tuiles. Durant le premier temps, on met quatre pieds-cubes de bois de façon à faire un
“ feu médiocre ” afin de ne pas mettre le feu au nitre et de ne pas faire éclater les produits. Les
marchandises commencent à être échauffées et le feu est d'une couleur rouge mais encore
“ lugubre ”. Dans un second temps, on met six pieds-cubes dans le cas d'une terre arbeuse,
cinq dans le cas d'une terre marneuse. Le feu est alors d'une rougeur étincelante, cette couleur
peut être celle de tout le fourneau. La fumée épaisse montre que le nitre a commencé à brûler.
Durant le troisième temps, le feu est alimenté de la même manière, mais, du fait de la
réverbération, la chaleur augmente et le feu devient blanchâtre. La fumée devient plus épaisse
et dégage une telle odeur que l'on peut penser qu'il s'agit de nitre qui brûle. Durant le
quatrième temps, on diminue la quantité de bois à quatre ou trois pieds-cubes selon la nature
de la terre. On voit que la tuile est cuite à la couleur du feu dans le dessus de la cheminée.
Tant que la fumée est épaisse et le feu rouge, “ il y a encore de la crudité ”. Lorsque la fumée
est déchargée et répand des exhalaisons fortes, le feu blanc ; la tuile est cuite :
“ La tuile n'est cuite véritablement que lorsque le feu par son autorité a pénétré dans
tous les pores pour en expulser la crudité qui y étoit et s'y loger lui-même, ainsi on peut
dire que le feu ayant chassé toutes les crudités la Tuile est véritablement cuite ”159.
Les ouvertures sont ensuite bouchées après la fin du feu dans le cas de terre arbeuse, une
heure après dans le cas de terre marneuse. Quatre heures après la fin du feu, on gazonne le
fourneau et deux heures après on ajoute un demi-pied de terre bien serrée pour concentrer la
chaleur dans les marchandises. On laisse refroidir le tout.
Pour surveiller cette cuisson, la vue et l'odorat jouent donc un rôle important, informant sur la
conduite à tenir en matière d'alimentation du feu et de circulation d'air dans le four. Ainsi
159 Bibliothèque municipale de Besançon, Fonds de l’Académie, manuscrit 39, 1754.
116
André Vaucheret marque la fin de chacun des quatre temps de cuisson par la couleur du feu
ou du chargement, l'aspect et l'odeur de la fumée. Il s'agit donc de juger de l'état de la matière
enfournée à travers les signes du four ou du feu manifestant qu'une certaine température est
atteinte, qu'il n'y a plus d'humidité au sein du four160. La qualification des archives de
l’Académie par l'ethnologue se fait donc du côté de l’examen de la façon dont le monde est
mobilisé en érigeant le corps comme outil d’information et d’action. Un savoir des sens -ici
vue et toucher- c’est-à-dire un dispositif permettant de passer des sensations aux jugements,
permet de donner sens (sic) à la matière et à ses différents états. Ce sont des sources
d’information pour l’action. Repérer, sélectionner, construire donc signes et indices de la
matière permettent de mettre au point d’autres dispositifs, cette fois de prédiction et
d’action161.
Cette qualification permet également de comparer sur un temps “ long ”, outre la construction
technicienne des savoir-produire que nous venons d’évoquer, les tâches valorisées,
considérées comme importantes par les praticiens162. Au XVIIIe siècle, c’est la cuisson qui est
pensée comme l’article de plus “ essentiel ” de la profession ; aujourd’hui dans les tuileries
“ modernes ”, c’est la préparation de la pâte qui est considérée comme la tâche céramique :
“ De toute manière ce qui est déterminant déjà c'est l'extraction en carrière, l'extraction
en carrière, surtout la régularité de la terre extraite, parce c'est ça qui nous commande,
nous conditionne, nous au niveau usine pour toute l'année, parce qu'il va extraire sa terre
pour toute l'année. S’il y a des variations, nous on les subira forcément. [...] En fait le
point déterminant, c'est la carrière. C'est ce qui va nous... nous après logiquement s'il y a
pas de variations en carrière, nous on aura pratiquement aucune variation en fabrication
si ce n'est l'accident, l'accident de fabrication, ou je sais pas, on aura une tête
d'aspiration, elle a lâché à ce moment-là ou un truc comme ça, ça pourra faire changer
les dimensions de la tuile, sinon ça bouge pas. Donc c'est la carrière en premier lieu et
après la préparation de terre puisque la préparation de terre... si la terre n'est pas
correctement laminée, n'est pas correctement mélangée, là on aura des problèmes en
fabrication, au séchage et en cuisson. Mais si déjà là-bas ils sont OK, le plus gros travail
160 Cette autodescription n’est sans doute pas sans relation avec le glissement d’une dimension pragmatique, à une dimension narrative évoquée par Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Sur la question de la description des “ savoir-faire ” par les acteurs, cf. Roger Cornu 1998. 161 La notion de prise de Bessy et Chateauraynaud est sans doute celle qui permet d’avancer le plus avant dans ce domaine :” En définissant l’expertise comme un art de la prise, nous ne nous intéressons pas seulement à des ‘professionnels’ mais à tous les protagonistes capables de faire subir des épreuves pertinentes aux objets et d’élaborer des prises adéquates ” (1995 : 236).162Ce qui relève également du processus de construction des savoir-produire.
117
est fait, nous après c'est plus facile pour nous ”.
“ (...) si on fait 10% de céramique c'est tout. C'est surtout du mécanique, les presses...
Vous savez quand le mélange de terre est au point, sauf grosses variations de la matière
première, il y est pour une éternité. Et on aimerait bien qu'il y soit pour une éternité.
Quand le produit est au point, s'il y a un problème, c'est souvent un problème
mécanique, un dérèglement de la presse ou de la manutention, jamais un problème sur le
produit, jamais un problème intrinsèque du produit, enfin je pense pas. C'est vraiment
rare ” (Barbe 1995).
Un concours de 1785 porte sur la meilleure méthode de perfectionner l’agriculture en
Franche-Comté et aborde la question classique du rapport faux-faucille pour la moisson à
travers :
- la longueur de la paille et donc des chaumes :
“ Les avantages de la faux sont (...) de couper plus près de terre. Par là on gagne (...) sur
la paille ”163 ;
- la rapidité d’exécution :
“ Par là on gagne sur les journées (...) et ce qui est encore plus précieux sur le temps. Il
n’arrive que trop souvent que les moissons sont pluvieuses. Avec la faux quelques
beaux jours auraient pu suffire pour sauver tout, tandis que par la manœuvre lente de la
faucille on est exposé à voir germer les grains, comme cela est arrivé entr’autres l’année
dernière dans plusieurs cantons où avec la faux on en fait de meilleures récoltes. ”164 ;
- la chute des grains lors du fauchage :
“ Voir maintenant les défauts qu’on attribue au fauchage : On dit que cette opération
entraîne une grande dispersion du grain, que la faux coupe un certain nombre d’épis,
que les herbes abondent dans les gerbes, quelles pèsent et ne grainent pas tant que celles
qui sont coupées à la faucille.
Quand les grains sont bien mûrs, il n’est pas douteux que le fauchage n’égraine un peu
les épis, mais avec de bons faucheurs ce mal est bien léger, d’ailleurs la faucille elle
même n’en est pas exempte. J’ai vu souvent des champs dont les blés avaient été sciés,
aussi bien levé, aussi beaux, aussi verts que s’ils avaient été semés ”165.
Dans cette vision progressiste, l’auteur du mémoire de conclure :
“ D’après ces raisons de l’usage que j’ai fait de ces deux méthodes, je conseillerois avec
163 Fonds de l’Academie des Sciences, Arts et des Belles-Lettres de Besancon, Manuscrit n°45, 1785.164Ibid.165Ibid.
118
une entière confiance, la faulx de préférence à la faucille ; ce qui achève de démontrer la
supériorité des avantages de la première, c’est que tous les jours elle gagne du terrein et
je la vois avec plaisir employée aujourd’hui dans des endroits que j’ai vu les plus
récalcitrans contre cette pratique. Il faut espérer que petit à petit elle se répandra partout,
on gagnera sur la dépense si l’on aura plus rarement des blés germés, on n’en auroit
même point si au fauchage on joignoit un usage de quelques païs que je desirerois
beaucoup de voir introduire en Franche Comté. ”166
L’histoire de la faux et de sa fabrication sera un sujet traité par les historiens des techniques
(Tresse 1955, Chatelain 1956) avec parfois des conclusions contradictoires, les historiens du
monde rural (Weber 1983), les historiens sociaux -en particulier d’inspiration marxiste- qui
traitent de cet outil à travers leurs analyses de la communauté villageoise. Albert Soboul par
exemple, lecteur marxiste de la Révolution Française, met en scène une émeute liée à la
diminution de la longueur des chaumes à Conques en 1848. On peut également citer celles qui
se sont déroulées, en 1790, dans l'Aisne où les émeutiers protestent contre le fauchage à la
faux qu'ils opposent au sciage à la faucille, le fauchage, réduisant tant la quantité d'épis à
ramasser que celle de chaume. Ils concluent :
“ les fauchase et nuisible a la vie de l'homme ”167,
les empêchant de couvrir leurs maisons, de faire cuire leur pain, ou de se “ chossé ”168.
D’autres auteurs, de même inspiration, mais dans une perspective cette fois ethnohistorique,
traitent également de ce même sujet à un niveau par exemple local. C’est le cas de Charles
Parain, qui livre un article à la revue Folklore169 en 1940, sur l’évolution de l’outillage
agricole dans l’Aude et les départements voisins au XIXe siècle.
Les articles de Tresse ou de Chatelain dans la revue des Annales dont les animateurs
participent à la Commission des Recherches Collectives du Comité de l’Encyclopédie
Francaise qui mènera un certain nombre d’enquêtes sous l’égide du Musée National des Arts
et Traditions Populaires entre 1935 et 1938170, l’apport d’Albert Soboul au même musée, la
166Ibid167Archives Nationales F 10/284.168Archives Nationales F 10/284. Cette question du rapport entre faux et faucille, particulièrement classique, n’a jamais donné lieu à une élaboration théorique sur le statut de l’objet technique au sein de l’histoire sociale marxiste, qu’elle opère une dichotomie technique/social/économique comme Albert Soboul (“ Ainsi du problème technique de la moisson : à la faucille pour répondre aux exigences sociales, ou à la faux pour satisfaire aux nécessités économiques ? ” (1983 : 208) ), ou mette en branle, à travers “ les difficultés ”, la notion d’obstacle (Parain 1979 : 90) chère à la dialectique des forces productives et des moyens de production.169 Cf. sur cette revue, les travaux de Daniel Fabre qu’il a développés lors d’une séance de séminaire du Groupe Audois de Recherche et d’Animation Ethnologique, Carcassonne, 1999. Le texte de Charles Parain a été republié en 1979.170 Il en est ainsi de l’enquête sur l’ancienne forge de 1935. Le siège de la commission est alors au
119
participation des historiens des Annales au Congrès international de Folklore en 1937171, fait
que l’intérêt que portent les réponses au concours de l’Académie à la question de la faux, peut
être non seulement considéré comme une source pour une anthropologie historique des
techniques, mais aussi comme une pièce livrée au dossier des objets traités par les institutions
patrimoniales mobilisant les ressources de l’ethnographie ou objectivant un patrimoine par ses
méthodes.
Si l’on regarde cette fois du côté de ce que l’on peut considérer comme relevant plus
“ visiblement ” des archives de la constitution de la discipline, l’un des concours de
l’Académie, celui de 1836, porte sur les “ traditions ”172 :
“ recueillir les traditions les plus intéressantes, religieuses, chevaleresques ou
mythologiques qui se sont conservées depuis le Moyen Age en Franche-Comté ;
signaler les événements auxquels elles peuvent se rattacher, ainsi que les traits des
autres mœurs locales qui y correspondent ; enfin indiquer le parti qu’on pourrait en tirer,
soit pour l’histoire, soit pour la poésie ”.
Les fins de ce concours sont donc doubles : les traditions seront traitées comme du matériau
historique ou comme du matériau poétique. Charles Nodier, l’un des introducteurs du
romantisme en France, admirateur de Perrault, qui pour lui, s’inspire “ des délices
traditionnelles des veillées de village ”, membre-correspondant de l’Académie de Besançon,
se passionne alors pour l’origine des “ contes populaires ” qui “ appartiennent à notre vieille
Gaule ”. Dans ses propres contes, il s’inspire et se place sous les qualités d’un matériau
populaire173. La Franche-Comté des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne
France publié en 1825, devient moyenâgeuse174. Les paysans figurés à l’ombre de châteaux
“ Département des Arts et Traditions Populaires ” au Palais de Chaillot. L’enquête s’organise autour de quatre grands thèmes : l’artisan (la forge, l’outillage, les relations entre forgeron et charron), le rôle social du forgeron, la transformation du métier de forgeron, le forgeron comme mécanicien rural, la présence ou non de mines ferrugineuses. L’article de Lucien Febvre sur la forge de village, paru dans les Annales en ????, s’appuie sur les résultats de cette enquête.171 Sur cette histoire, cf. Trochet 1995.172Dans l’état actuel de nos recherches, ce concours n’a pas été dépouillé.173 Il donne également une préface à La Nouvelle Bibliothèque Bleue d’Antoine Le Roux de Lincy. La question de l’usage de matériaux de la “ tradition populaire ” pour faire œuvre de création, se réclamant ou non d’une même inspiration, surgira entre Buchon et Beauquier (cf. infra). Elle sera également évoquée par Champfleury. On peut, en deçà du débat sur la similitude ou non d’inspiration entre le peuple et ceux qui écrivent en s’en inspirant, se poser la question du roman comme mode d’inscription patrimoniale. Le roman de Pilhes, La faux, que l’on peut qualifier de roman patrimonial, traite dans son économie narrative, de tous les sujets habituellement abordés par l’écriture muséographique, articulés, qui plus est, dans le cadre d’une histoire de vie, ou plutôt d’une fin de vie. Cf. notre travail en cours sur R.V. Pilhes. “ La faux, un roman patrimonial ou le roman comme mode d’inscription patrimoniale ”. La même question peut être posée à l’œuvre de Buchon pour la littérature et à celle de Max Claudet -sculpteur jurassien du XIXe siècle- pour la sculpture et la céramique.174 Nodier est opposé à la civilisation urbaine. De façon plus générale, l’âge d’or de l’humanité se situe pour lui du côté du commencement, des débuts. La Palingénésie, la Régénération sont des thèmes traités par les philosophes de l’époque comme par exemple Ballanche que connaît Nodier. Cf. sur ce point Bénichou 1977. Nous sommes également dans une période politique marquée évidemment par la Restauration et la Monarchie de
120
restaurés tendent à apparaître comme des survivances archéologiques175, tout comme les
mœurs locales peuvent renvoyer aux traditions du Moyen Age176.
La question de la nature : voyageurs, topographes et statisticiens
Les campagnes et provinces françaises se remplissent de voyageurs à la charnière des XVIIIe
et XIXe siècles. Ils s’attachent à décrire et relater ce qu’ils voient. Les relations de voyage se
multiplient : Voyage à Chambéry de Campanon, Voyage pittoresque et navigation exécutée
sur une partie du Rhône de Boissel, Voyage à Bordeaux et dans les Landes où sont décrits les
moeurs, usages et coutumes du pays de Grasset Saint Sauveur, Voyage à Barèges et dans les
Hautes Pyrénées de Dusaulx, Voyage dans le Finistère de Cambry... Voyage pittoresque et
physico-économique dans le Jura de Lequinio de Kerblay. Par ailleurs, dans un même
mouvement -et parfois avec les mêmes hommes- la description du local prend de
l’importance sous la Révolution Française. Opération politique, elle vise à connaître pour
agir177 : statistique des citoyens actifs pour préparer les élections ; dénombrement demandé
par le Comité de division afin de tracer les nouvelles entités administratives et politiques que
sont les départements ; recensement des charrues, des moulins qu’ils soient à vent ou à eau,
des grains, des industries dans un contexte d’économie de guerre178. Sous le Directoire,
François de Neufchâteau, alors ministre de l’intérieur, adresse aux commissaires du Directoire
une série d’instructions pour dresser la statistique de la France et plus particulièrement de leur
département :
“ Vous pourrez préparer dans vos tournées une bonne description de vos départements
respectifs. C’est un service essentiel à rendre à la République que d’en faire bien
connaître toutes les sections sous les divers rapports qui sont l’objet des recherches de
l’économie politique ”179.
Pareille statistique a été dressée pour le Jura180.
Juillet.175 A moins qu’ils ne soient des manifestations de l’espèce qui, pense Nodier, succédera à l’homme !?176 En 1802, à Paris, Nodier fréquente un groupe qui a pour nom les Médiateurs, amateurs de poésies anciennes telles les Chants d’Ossian. Il publie, en 1804, exilé à Besançon, les Essais d’un jeune barde.177 Même si l’on n’est pas toujours dans une logique policière, comme avait pu l’être celle de l’Abbé Grégoire en 1790 avec son enquête sur les patois, dont le but ultime était de les connaître pour mieux les éradiquer.178 Cette mise en place d’organisme et de procédures visant à mieux connaître le territoire gouverné n’est pas nouvelle dans son principe. Sully avait proposé un cabinet de politiques et de finances, Gournay un bureau des renseignements, etc. Sur cette histoire, cf. H. Le Bras 1986, Desrosières 1993.179 Cité par H. Le Bras 1986 : 327. Ainsi naîtra la “ Statistique des préfets ” en l’An IX, puis la “ Statistique générale de la France ”.180 Elle est conservée aux Archives Départementales de ce département sous la cote 1 J 197, Statistique du
121
Enfin l’espace national est également le support de l’observation de la Société Royale de
Médecine qui lance, en 1776, une enquête de “ Topographie médicale ”. Cette préoccupation
perdure après la Révolution. De nombreuses topographies seront réalisées et parfois publiées.
Entre 1781 et 1823, quatre d’entre elles sont dressées pour la ville de Dole181. Dans le même
état d’esprit, certains médecins s’intéressent à telle ou telle pratique médicale comme le
docteur Normand, qui en 1710 publie Observations sur la nature, la vertu et l’usage des eaux
minérales et médicinales de Jouhe près de Dole, source dont Désiré Monnier182 notera
également, plus tard, l’usage par les habitants de Dole et des environs (1844 : 269).
Temps de “ découverte ” et de “ description ”, ce tournant de siècle est aussi un moment
d’interrogation sur les façons de penser la diversité humaine alors que l’on en affirme par
ailleurs l’unité. D’un point de vue politique, la Révolution Française a décrété le principe de
l’égalité entre les hommes; mais se trouve confrontée à la persistance des différences et des
inégalités183. Alors que l’idéal d’une nation une, indivisible et centralisée triomphe, la
diversité provinciale apparaît comme une force déstabilisatrice. Si les statistiques demandées
par le ministère de l’Intérieur ont un objet explicitement politique, il arrive qu’il en soit
également ainsi des relations de voyage. L’auteur de Voyage pittoresque et physico-
économique dans le Jura est un admirateur des philosophes des Lumières184 dont il partage la
volonté d’éclairer le peuple. Il a publié Préjugés détruits en 1792, Philosophe du peuple ou
éléments de philosophie politique et de morale à la portée des habitants des campagnes en
1796. Par ailleurs, le but revendiqué de ce voyage est l’information du gouvernement afin de
lui donner :
“ une facilité bien grande à connaître les abus et à les réformer, à proposer beaucoup
d’autres usages très-profitables ” (Lequinio 1801 : vol. 1, 5)185.
C’est aussi l’époque où se mettent en place des structures et des façons de faire dont l’objet
est l’observation de l’homme. Certains y ont vu les “ précurseurs ”, les “ fondateurs ” de
l’anthropologie française. En 1799 est créée la Société des Observateurs de l’Homme qui
département du Jura demandée par François de Neufchâteau, ministre du Directoire en 1797.181 Il s’agit de celles de Cose en 1781, Guillaume en 1804, Goujet en 1818 et Machard en 1823. C’est de cette dernière dont nous parlerons. Nous avons également consulté la topographie écrite par Goujet avec laquelle celle de Machard présente de nombreuses similitudes.182 Cf. infra.183 Tout comme l’abbé Grégoire voulant supprimer les patois, posait, dans son questionnaire, la question de leur distance à “ l’idiome national ”.184 Cf. Lequinio 1801, vol. 2 : 392, 394, 411. L’ensemble des qualificatifs qu’il leur attribue met en relation la faiblesse du genre humain d’un côté et leur génie destiné à la corriger. Cf. N. Barbe 1990 : 11.185 Rappelons que Voltaire est resté à Berlin durant trois ans, à la demande de Frédéric II de Prusse qui voulait alors réformer son royaume par la “ raison ”. “ Il faut cultiver notre jardin ” fait-il conclure à Candide en 1759.
122
consacre ses travaux à l’étude de l’homme “ moral ”, “ physique ” et “ intellectuel ” (Jean
Jamin 1979). En 1800, Joseph Marie de Gérando (1772-1842), l’un de ses membres, rédige un
mémoire destiné aux voyageurs : Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans
l’observation des peuples sauvages.
Le 7 décembre 1800, paraît donc à Paris Voyage pittoresque et physico-économique dans le
Jura. Son auteur est Joseph Marie Lequinio de Kerblay qui indique qu’il a effectué un voyage
de 36 jours dans le département du Jura. L’ ouvrage s’articule en deux parties : l’une écrite
sur le mode de la relation de voyage, l’autre est consacrée aux “ Arts et pratiques de
l’agriculture ”186. Dans ce domaine, son auteur n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il publie
un Journal des laboureurs. Les centres d’intérêts et les différentes rubriques de l’ouvrage sont
le Jura physique (faune, flore, relief, ressources naturelles) et le Jura économique (agriculture,
commerce, industrie). Le titre le manifeste. De son côté, l’organisation de la Statistique du
Jura est bien évidemment informée par la demande du ministre :
“ Chaque description doit donc offrir des renseignements certains sur les productions
naturelles et industrielles du département (...) sur les manufactures, fabriques et autres
établissements quelconques d’utilité publique, sur l’état actuel de l’industrie et des arts
(...) sur les mœurs et usages des habitants du département... ”187
Elle s’articule en 6 chapitres :
- “ Population ” traite de questions démographiques ;
- “ État des citoyens ”, des effets de la Révolution sur les habitants ;
- “ De l’agriculture ”, des types d’engrais, des instruments aratoires, des cultures, des terres
arables, de l’assolement, du partage des communaux, de la cultures des vignes, des prairies,
des types de plantes, des étangs ;
- “ Commerce et industrie ” décrit les activités autres que l’agriculture ;
186Lequinio objective donc son voyage sous deux formes : le récit, formule qu’il partage avec les autres voyageurs métropolitains mais aussi les explorateurs (cf. sur ce point Marie-Noëlle Bourguet 1996) ; le dictionnaire d’agriculture, genre qui progresse en France, comme le manuel d’agriculture, avec la naissance d’institutions agronomiques. Les sociétés d’agriculture se développent à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. En 1750, Duhamel du Monceau, inspiré de Jethro Tull, publie son Traité de la culture des terres. On peut également citer l’abbé Rozier, Arthur Young, André Thouin, Louis Daubenton... En Franche-Comté, en 1835, un comité publie un Manuel pratique et populaire d'agriculture pour le département du Doubs. En 1836, S. Bonnet publie la quatrième édition de son Manuel d'agriculture particulièrement à l'usage de la Franche Comté et pays semblables.187 Cité par H. Le Bras 1986 : 327. Son successeur Chaptal reprendra le même discours puisqu’il demande “ une topographie du département, dans laquelle vous exposerez sa position, ses bornes, le cours de ses rivières, etc. ; puis vous me parlerez des plantes qui y croissent, des animaux qui y vivent, de ce qui est relatif à l’histoire naturelle, à l’histoire des arts, aux usages, aux coutumes locales ; en un mot de tout ce qui peut me faire connaître et les hommes et les choses ”.
123
- “ Situation financière du département ” est à la fois une comptabilité départementale en
terme d’entrées et de sorties générées par l’activité économique et une présentation du coût
des administrations ;
- “ Topographie ” examine la “ topographie générale ”, les “ eaux ”, les “ routes ”, “ l’histoire
naturelle ”, les “ productions minérales ”, les “ productions végétales ”, les “ productions
animales ”.
La “ topographie générale ” comporte trois sous-sections géographiques articulées en trois
ensembles thématiques : l’un consacré à la description physique, le second à la description du
climat et enfin le troisième aux habitants (à leurs “ mœurs ”, à leur “ tempérament ”, à leurs
“ maladies ”). Elle articule donc sous le terme de topographie générale le physique, le
climatique, l’humain.
Traits physiques, traits économiques et “ mœurs ” des habitants sont mis en avant. L’espace
est avant tout un espace peuplé et travaillé. Lorsqu’une fois apparaissent, dans la Topographie
médicale de la ville de Dole, le “ coup d’œil ” et l’idée de promenade, ils côtoient les
principes thérapeutiques qui sont à l’origine de cette promenade. Le docteur Machard les
examine “ sous l’aspect de leur climat et donc de leurs effets possibles sur la santé des
promeneurs (...) et du coup d’œil qu’elles donnent ”. Dans la même partie sont évoquées des
activités économiques rencontrées dans l’espace des promenades conseillées : cultures,
carrières. Machard n’est pas un cas à part. Dans la période post-révolutionnaire, J. -B.
Demangeon dresse de nouveaux projets de topographies départementales :
“ avec des aperçus soignés sur la région, les habitations, les gens, les passions
dominantes, l’habillement, la constitution atmosphérique, les productions du sol, le
temps de leur maturité parfaite et de leur récolte, ainsi que l’éducation physique et
morale des habitants de la contrée ” (An VII : 5-9).
Dans cette façon de voir, la “ nature ” n’existe que peuplé de “ productions ”, d’industries,
d’agriculteurs, de coutumes alimentaires, de façon d’accoucher, d’hommes plus ou moins
grands. De la même manière que l’espace est conçu tout à la fois comme physique,
économique et humain ; la frontière entre ces différents domaines est parfois inexistante dans
les descriptions portant sur tel ou tel domaine découpé par celui qui décrit. Tout est dans tout.
Lorsqu’il s’agit de parler d’histoire naturelle, le correspondant de François de Neufchâteau
mêle le milieu physique et ses conditions d’exploitation par l’homme. Ainsi, traite-il de la
tourbe dans la partie “ histoire naturelle ”, “ considérations géologiques ” :
“ Ces dépôts (de tourbe, n. d. l. r.) présentent un fait très remarquable en ce qu’ils
124
suivent les dernières chaînes du Jura sur une largeur variable de vingt à vingt cinq
kilomètres, qu’ils s’étendent jusqu’aux départements du Doubs et du Haut Rhin et qu’on
les retrouve au revers du Jura en Hélvétie et dans la principauté de Neufchâtel.
Les tourbières du département peuvent être distinguées en deux classes par rapport à
leur emplacement. Les unes, et ce sont les plus étendues, gisent dans les vallées
traversées par des eaux courantes ou renferment des eaux stagnantes, telles sont les
tourbières des Rousses, du Bois d’Amont, de Viry, du Grandvaux et du Val de Mièges.
Les autres sont situées sur la croupe même et sur les flancs de nos plus hautes chaînes
où elles se présentent sous la forme de monticules telles sont celles des Moussières de
Septmoncel et de la combe de Trésu.
Quelque soit l’emplacement des tourbières, leur organisation est à peu près la même ; ce
sont des couches superposées de substances végétales à demi décomposées dont
l’épaisseur totale varie depuis un mètre jusqu’à deux et parmi lesquelles on trouve
beaucoup de fragments et même des troncs entiers d’arbres résineux dont le tissu n’a
souffert que peu d’altération ; ces dépôts reposent en général, sur un gravier mêlé
d’argile et les couches en sont pénétrées ce qui les rend moins propres à la combustion
que les couches supérieures et moyennes qui fournissent une tourbe légère, poreuse,
brûlant proprement et sans exhaler beaucoup d’odeur.
Il n’y a pas très longtemps qu’on connaît le prix de ces dépôts précieux de matière
combustible et on les exploite comme si l’on ignorait encore. Une instruction sur la
manière la plus convenable d’extraire et surtout de ménager ce combustible préparé par
les siècles, mais qui sera bientôt épuisé si l’on en régularise son extraction, devient donc
nécessaire aux cantons qui possèdent des tourbières. ”188
Ainsi sont déployés, sur le même plan, les dépôts d’une substance géologique, leurs
emplacements et la façon de les exploiter189. Lequinio recoure au même principe.
Dans cette configuration, un facteur joue un rôle décisif : la nature. Elle est tout d’abord ce sur
quoi s’ancre la relation de Lequinio de Kerblay. Son voyage est aussi construction d’un
modèle d’interprétation -à usage pratique- des différences de civisme et de comportement
politique. L’opposition plaine-montagne y joue un rôle essentiel. Lequinio de Kerblay
d’entrée de jeu, donne du département du Jura l’image d’un pays de montagnes et d’une
région sauvage : les cimes élevées ressemblant à de mystérieuses pyramides succèdent aux
188 Archives Départementales du Jura 1 J 197.189 Ceci n’est pas sans rappeler Aldrovandi qui, au XVe siècle, décrit dans un même mouvement, l’anatomie des animaux et les façons de les capturer. Cf. M. Foucault 1966, chap. 2.
125
sommets dépassant les nues, aux vallons creux et aux mystérieuses vallées, aux forêts au
couvert ténébreux, aux noires cavernes, aux torrents faisant mugir l’atmosphère. Le tout
constitue un paysage qui semble hors d’atteinte de l’humanité. L’itinéraire qu’il suit est en
parfaite correspondance avec cette image. Après avoir visité Dole, “ encore dans la plaine ”, il
se dirige vers le sud-est, vers les plateaux et monts du Jura, bien qu’il note l’existence de
phénomènes intéressants (comme les seules verreries jurassiennes) à voir et décrire dans le
nord du département. Ces industries sont l’un de ses centres d’intérêt et il mettra beaucoup de
soin à décrire celles du Haut-Jura. Cette faveur accordée à la partie montagneuse du
département lui permet de développer une image tout à fait particulière de celui-ci : celle d’un
espace géographique où à la dureté, à “ l’in-humanité ” des conditions naturelles
correspondent absence de misère, voire prospérité et donc “ absence de préjugés ” et
“ civisme ”. Cette image du Jura est mise sans cesse en correspondance avec celle du
département du Morbihan où règnent -nous dit l’auteur- la paresse, l’ignorance, l’envie, le
malheur, les gémissements, les préjugés. Le rôle de la nature varie dans le modèle de
Lequinio, mais elle est parfois facteur d’interprétation des différences morales et culturelles.
Au dix-neuvième jour de son voyage, il remarque que les hommes naissent paresseux et que
cette paresse se module suivant l’altitude à laquelle ils habitent. Surgit donc, sous la plume de
ce révolutionnaire attaché à l’égalité190, l’image d’une nature toute-puissante, modelant
l’homme, selon un topique plaine/montagne. De la même manière, abandonnant la division
politique, la statistique du Jura divise ce département en trois parties :
“ on s’aperçoit bientôt que la nature a divisé ce pays en trois parties fort inégales
entr’elles en vérité, mais très distinctes soit par la nature du sol, l’état de l’agriculture,
les productions, la température , la qualité de l’air et celle des eaux, soit par la
constitution physique des habitants, leurs moeurs, leur caractère, leur industrie et les
maladies qui leur sont particulières. Il nous parait donc nécessaire d’abandonner pour un
instant la division politique si nous voulons donner quelque précision, apporter un peu
de netteté dans les développements et ne point trop nous exposer aux répétitions ”.
Encore une fois, différents facteurs sont mêlés. Le principe de division repose avant tout sur la
géographie physique puisque l’on trouve : le “ pays de montagne ”, le “ pays de plaine ”. Le
“ pays de vignoble ” est défini à la fois comme le point de communication entre plaine et
montagne, et comme lieu de culture de la vigne.
Dans chacune des parties du département l’habitant va être caractérisé par son aspect
physique, son “ caractère ”, son tempérament, son alimentation, son habillement, ses maisons,
190 Sur les engagements politiques de Lequinio de Kerblay, cf. N. Barbe 1990.
126
ses maladies, la fécondité des femmes, la croissance et les maladies des enfants.
Ainsi sont mis côte à côte191 une anthropologie physique et morale :
- du montagnard :
“ L’habitant des montagnes du jura est d’une belle taille, rarement en-dessous de la
moyenne. Il a un beau teint surtout les femmes, il a les yeux vifs, les sourcils épais ; les
cheveux bruns ou noirs, souvent crépus. Il est bien équarré, il est fort, son imagination
est active, sa mémoire le sert bien, il a de l’intelligence et de l’industrie, il est laborieux,
opiniâtre, les obstacles redoublent ses efforts. Il a du courage, aime la chasse et les
armes, il est vif, prompt colère et parfois brutal ” ;
- de l’habitant du vignoble :
“ L’habitant du vignoble du Jura est rarement d’une grande taille mais il est bien
proportionné. En général il a le teint vermeil, les cheveux noirs bruns ou crépus, il est
fort agile et passablement intelligent ” ;
- de l’habitant de la plaine :
“ L’homme qui habite cette partie est généralement d’une taille au dessus de la
moyenne, il est élancé, a le col long, la poitrine plate, les cheveux blonds ou châtains, le
teint blanc peu coloré, le caractère tranquille ; l’humeur douce, l’imagination
paresseuse. Il aime la vie sédentaire. Il est fidèle observateur des mœurs de ses pères,
ses habitudes sont ses suprêmes lois. Il est attaché à son pays et tombe dans la nostalgie
lorsque des événements majeurs l’obligent de s’expatrier ”.
Le premier est de tempérament “ bilieux sanguin ” alors que l’habitant de la plaine est de
tempérament “ phlegmatique ” : “ il a la fibre molle et sa bile a peu d’énergie ”.
Tout comme chez Lequinio, l’industrie de montagne est ramenée à des facteurs naturels :
“ de toutes les communes situées entre les dernières chaînes du Jura celle de Septmoncel
éprouve plus qu’aucune autre le besoin de couvrir par son industrie la nudité de son
sol ”192 ;
“ La chaîne la plus élevée est le siège des arts les plus délicats ”.
La description des industries dans la partie “ commerce et industrie ” se fait par palier, de la
plaine à la montagne.
191 Tout comme Lequinio de Kerblay est l’héritier des philosophes des Lumières dans sa volonté politique d’éclairer le peuple ; les “ statisticien ”, “ voyageur ” et “ médecin ” sont informés par la façon de faire de l’histoire naturelle du XVIIIe siècle. Linné ne retient pour chaque plante ou animal qu’un ou deux détails pour les mettre en rapport avec les autres. On juxtapose les ressemblances et les différences, mais il n’y a pas questionnement sur le fonctionnement, l’articulation interne. Cf. M. Foucault 1966.192 Il s’agit de remarques sur l’état de l’industrie lapidaire, c’est à dire de la taille des pierres précieuses. Cf. sur ce sujet Noël Barbe, Richard Lioger 1999 ; Noël Barbe, Anne Thierry 2000.
127
Les différences culturelles, physiques, morales s’ancrent donc dans une nature avec laquelle
elles sont en continuité. Tout comme le “ statisticien ” prend en compte les maladies de ses
observés, le médecin topographe traite non seulement de la santé des dolois en rapport avec le
climat, mais aussi de leur “ caractère ”, de leurs “ occupations ”, de leurs vêtements...
Quel que soit l’angle d’approche, la continuité explique la communauté des rubriques
descriptives et des mises en relation. Tout comme le lieu géographique indique la
configuration de la maladie, la différence culturelle s’enracine dans la nature. Tout comme les
médecins des Lumières, dans une perspective néo-hippocratique, mettent en relation
topographie et pathologie, les lecteurs de la différence culturelle la découvrent à travers la
nature du sol ou le climat : les jurassiens sont, rappelons-le, décrits dans la partie
“ Topographie ” de la statistique du Jura.
Dans cette perspective, l’opposition plaine/montagne joue le rôle principal parce que
facilement visible et lisible193. Le montagnard est nécessairement courageux parce qu’il
affronte une nature hostile, un sol “ nu ”. L’habitant de la plaine, jouissant par contre d’un sol
fertile et d’un climat favorable, sera “ indolent ”, “ irrésolu ”, “ insouciant ”, “ négligeant ”,
plein de “ nonchalance ”. Par contre, l’habitant du vignoble est défini à la fois par l’espace où
il réside et par sa production agricole principale. Dans la partie de la “ topographie ” qui lui
est consacrée, l’auteur de la statistique fait place aux changements introduits par la Révolution
alors qu’ils sont évoqués pour l’ensemble des jurassiens dans le chapitre sur l’état des
citoyens194. Les effets de la Révolution sont ramenés à une prospérité économique due à
l’éradication de la féodalité et à une “ altération ” des “ antiques éléments du caractère
jurassien ”. Dans son édification des montagnards jurassiens en modèle politique, Lequinio
fait varier les ordres de causalité. Si parfois surgissait l’image de la nature toute-puissante
modelant les hommes195 de façon irrémédiable, la cause première du civisme est quelquefois
la maîtrise de la nature ou l’absence de préjugés. Dans les deux cas, l’histoire est appelée à la
rescousse. La présence ou l’absence de préjugés sont généralement ramenées par Lequinio à
l’influence du clergé ou à son absence : les Morbihannais ont été dégoûtés des biens du
monde. Lorsqu’il observe le jour de la fête du village, à Saint-Laurent, des chants et des
danses qu’il juge obscènes chez des hommes par ailleurs “ très civilisés ”, il les rapporte à la
présence historique du clergé :
“ C’est une chose fort remarquable à quiconque médite, que cette liberté scandaleuse de
193 Nous parlons ici du Jura.194 Remarquons que nous n’avons plus à faire ici à des habitants mais à des citoyens.195 Cf. infra.
128
paroles si peu communes dans les réunions champêtres, se soit établie précisément sous
la seigneurie ecclésiastique des abbés et chanoines de Saint-Claude ”.
La question du rapport de l’homme à ce que nous appelons la “ nature ” est durant cette
période et dans les cas considérés, fluctuante dans les causalités qu’on lui attribue en regard
de l’histoire, de la “ culture ”. Se dessine un système de causalités complexe où sont mis en
relation des facteurs hétérogènes. L’axe montagne/plaine joue plutôt sur la nature, mais celle-
ci peut être retravaillée par l’histoire. C’est le cas de Saint-Laurent que nous venons
d’évoquer : des hommes jugés naturellement bons sont pervertis par l’irruption culturelle du
clergé. C’est également le cas du vignoble196, où l’opposition montagne/plaine est gommée au
profit d’une définition par l’activité agricole, mais le partage se fait aussi au nom d’un
continuum : le vignoble est le point de communication entre plaine et montagne. Il n’est ni
l’un, ni l’autre. Dans ce vide s’infiltre sa définition par la “ culture ” et par une culture.
Désiré Monnier (1788-1867) : dresser la statistique séquane
Désiré Monnier est assez représentatif du milieu des érudits comtois de l’époque et de leurs
préoccupations. Premier conservateur du musée de Lons-le-Saunier, membre de la Société
d'Émulation du Jura, membre correspondant de l'Académie de Besançon et de différentes
sociétés savantes (Dijon, Mâcon, Lyon, du département de l'Ain), il appartient également à la
société des Antiquaires de France. Rédacteur de l'Annuaire du Jura de 1840 à 1868,
inspecteur des monuments historiques en 1843, il participe aussi à la revue légitimiste La
Revue des Deux Bourgognes (1836-1839).
Dans le droit fil de l'Académie Celtique, Monnier voit chez le paysan la trace d’un passé
celtique197. En 1818, dans L’Almanach historique et agronomique de la préfecture du Jura, il
publie un “ Essai sur l’origine de la Séquanie ”. Il y pose la présence de ce passé :
“ L’antiquité est cependant là qui cherche à frapper nos regards ”198.
Sa celtomanie le conduit à revendiquer pour les Sénégalais une origine celte :
196Nous nous attacherons ultérieurement à réexaminer les façons dont le vignoble est qualifié. Pris dans un entre-deux, il nous paraît intéressant de le prendre comme un “ objet-frontière ” au sens de Bruno Latour (s.d.), permettant de mettre à jour la façon dont ce que nous appelons aujourd’hui la coupure nature/culture est conjuguée, différement articulée, en tout cas non stabilisée..197 Rappelons qu’Eloi Johanneau, l’un des initiateurs de l’Académie Celtique, dans son discours d’ouverture lui fixe comme but “ la recherche de la langue et des antiquités celtiques ”.198 Cité in : Robert Fonville 1974, p. 63.
129
“ le mélange des colons avec les naturels du pays, l’influence du climat, amenant de
grands changements dans les mœurs, dans les habitudes, dans les usages, dans les idées,
dans la couleur de la peau, ces gaulois ont perdu insensiblement le souvenir de leur
origine ”.199
Le patois des jurassiens, et son nécessaire recueil, est tout particulièrement considéré comme
un héritage celtique. Monnier publie, en 1823 et 1824, “ Le vocabulaire rustique dans le Jura ”
dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France. Il sera publié sous une forme
remaniée, dans l’Annuaire du Jura en 1857 et 1859, sous les titres “ Vocabulaire de la langue
rustique et populaire de la Séquanie ” et “ Inductions à tirer du vocabulaire de la langue
rustique et populaire de la Séquanie ”200. Les paysans jurassiens étant construits en réserve
linguistique, son étude est le moyen de retrouver la langue originaire, érigée en monument.
Son but est donc de mettre à jour l'héritage celtique de la province :
“ le patois n'est partout que l'idiome de nos pères persistant dans ses vieilles formes et
dans sa prosodie ”.201
À la fin de son article, Désiré Monnier souhaitant faire toucher du doigt le patois jurassien et
ses constructions, livre une chanson en français et en patois. Elle peut pour lui, être regardée
“ comme un tableau de Téniers en ce genre de composition ”.202
En 1822, au-delà de la seule langue203, Désiré Monnier a appliqué ce schéma à d’autres
sphères de la “ vie paysanne ”204 dans ses “ Vestiges d'antiquité observés dans le Jurassien ”205.
Les Jurassiens auraient l’apparence physique des celtes :
“ L’Habitant du Jura, qui s’est fait admirer par sa stature et par son courage dans les
armées, depuis qu’il est Français, est un de ceux de toute l’ancienne Gaule qui a le plus
conservé de traits de ressemblance avec les Celtes ses pères, à en juger d’après le
199Cité in : Robert Fonville 1974, p. 63.200La Séquanie a remplacé le Jura de la première édition de ces textes.201Annuaire du Jura pour l’année 1857, p. 270.202Annuaire du Jura pour l’année 1859, p. 318. Dans Le Petit Robert, Téniers est caractérisé par une représentation de sujets populaires, et par un souci du détail.203 La question de la langue est cependant essentielle. Herder (1744-1809) fait paraître ses Chants populaires en 1778. Il est lauréat de l’Académie de Berlin en 1769 pour une question portant sur l’origine du langage, débat inauguré par la parution, en 1746, de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac. Pour Herder, la langue impose par son organisation une vision du monde ; elle est par ailleurs, le génie propre d’un peuple, sa manifestation; idée reprise au début du XIXe siècle par Humbolt.204 Il se situe là encore dans le fil de l’Académie Celtique qui veut faire “ la statistique antique des gaules et (...) expliquer les temps anciens par les temps modernes ” (Eloi Johanneau 1807 : I, 63-64) et pour cela “ recueillir, (...) écrire (...), comparer et expliquer toutes les antiquités, tous les monumens, tous les usages, toutes les traditions ”. Remarquons que nous retrouvons ici la notion de statistique.205 Ce texte d’abord publié en 1823 dans les Mémoires de la Société des Antiquaires (vol. IV, p. 338-412) a été réédité par Nicole Belmont en 1995. C’est cette édition que nous citerons.
130
portrait qu’en ont tracé les auteurs latins ” (Belmont 1995 : 295)206.
Certaines coutumes sont interprétées comme provenant des celtes :
“ L’usage de planter le mai ne nous est pas venu directement des Romains, qui, à la
vérité, ouvraient le mois de mai par les jeux floraux ; ils le tenaient, comme nous des
Celtes, nos auteurs communs, qui commençaient l’année à pareil jour ”(Belmont 1995 :
329).
Le sabbat des sorcières dériverait lui aussi d’une pratique celte :
“ Pour moi, je présume avec plus de vraisemblance que ces mystères nocturnes ne sont
qu’un reste de ces cérémonies celtiques et romaines auxquelles on assistait masqué et
affublé de cornes, de peaux de bêtes, faisant mille extravagances, mille infamies qu’une
plume pudique répugnerait à décrire ” (Belmont 1995 : 355).
Il faut cependant noter que pour Désiré Monnier, contrairement à Dunand par exemple,
l’examen des “ coutumes ”, leur filiation avec les ancêtres celtes des jurassiens, ne va pas sans
jugement de valeur207. Cette parenté n’est d'ailleurs pas nécessairement porteuse de
qualifications positives. Au début de son mémoire, il parle des “ aberrations ” de l’esprit
humain, du caractère attardé des paysans, semblables à ce qu’ils étaient “ il y a seize à dix-
huit siècles ”, ne seraient-ce que “ quelques modifications (...) apportées dans ses mœurs, par
l’influence de la religion ”. Se défendant de faire des jurassiens un peuple “ particulièrement
attardé ”, il signale sa connaissance d’autres “ mémoires sur les usages de différentes
provinces, qui prouvent que, partout ailleurs, les générations ne le cèdent aux nôtres ni pour le
nombre ni pour l’absurdité des erreurs ” et émet l’opinion “ que, par des vertus et des qualités
essentielles, le bon peuple du Jura rachète l’imperfection commune ”. Source de tensions,
cette distance temporelle, si elle autorise un examen des mœurs celtiques208, n'en est pas
moins, d'une certaine façon, scandaleuse par les traits qu'elle implique chez le paysan
jurassien.
Au-delà de cette celtomanie, Désiré Monnier dresse des comparaisons à une échelle plus large
: rapprochement entre des pratiques liées au mariages dans le Jura et “ à l’intronisation d’un
roi du sénégal ”209, ce qui le conduit à s’interroger “ sur ce rapprochement de mœurs entre des
nations si distantes ” (Belmont 1995 : 314), proximité entre des pratiques funéraires de
206Monnier cite Diodore de Sicile.207 Position que relève également Mona Ozouf pour d’autres membres de l’Académie Celtique (1981 : 224-225).208Une lettre envoyée à l'Académie Celtique le 29 messidor de l'an XIII dit : “ Votre gloire sera assez grande d'avoir sauvé de la faulx du temps, l'histoire de la Gaule, et de l'avoir déposée en des mains fidèles et exercées par vous ” (Belmont 1995 : 25).209Il s’agit de l’action consistant à jeter des poignées de grains sur un couple, symbole nous dit Monnier de prospérité.
131
l'arrondissement de Lons-le-Saunier, celles des “ premières dynasties de nos rois ” qui
“ n'étaient qu'une imitation de celles des rois orientaux ” (Belmont 1995 : 319)210, et celles
“ d'un peuple sauvage de l'Amérique, que j'ose à peine nommer les Cannibales ” (Belmont
1995 : 319). Il jette également quelques passerelles avec les mœurs des Romains211.
Ce mémoire, publié dans la Société des Antiquaires de France, mais sans doute envoyé à
l’Académie Celtique est, selon Nicole Belmont, assez représentatif de l'organisation en
général de l’ensemble des mémoires de l'Académie celtique. Il est partagée en douze chapitres
: de l'esprit patriotique212 , apparence physique, habillement des hommes, habillement des
femmes, usages liés à la naissance, usages liés au mariage, usages liés aux funérailles, des
usages dont le retour est fixé dans le cours de l'année civile, des usages dont le retour est fixé
dans le cours de l'année religieuse, usages particuliers, de quelques superstitions qui se
rattachent à la religion, de quelques superstitions qui ne se rattachent pas à la religion.
Ces chapitres, même si le découpage et l’ordonnancement ne sont pas exactement les mêmes,
renvoient largement à l’organisation du questionnaire de l'Académie :
- Questions sur les usages qui résultent des diverses époques ou saisons de l'année (questions
1 à 16) ;
- Questions sur les usages relatifs aux principales époques de la vie humaine (questions 17 à
22) ;
- Questions sur les monumens antiques (questions 23 à 27) ;
- Questions sur d'autres croyances et superstitions (questions 28 à 51).
Cette catégorisation ressemble évidemment à d'autres plus récentes dans l’histoire de
l’ethnographie comtoise213 : cycle calendaire annuel, du berceau à la tombe.
210 Encore une fois, Monnier s'appuie sur un auteur latin, cette fois Strabon.211 Tout cela autorise à modérer ou à complexifier la celtomanie de Monnier et à s'interroger peut-être sur ses rapports avec celle de l'Académie Celtique, même s'il apparente celtes et sénégalais (cf. infra). Mona Ozouf rappelle par ailleurs que “ l’esprit comparatiste est le drapeau de l’Académie celtique naissante ” (1981 : 218) mais note plus loin que, faute de temps, ce travail “ d’ethnologie comparée ” (1981 : 223) n’a pas été entrepris.212Qui se manifeste par la haine des Romains qui s’est “ transmise de père en fils, dans une partie de la montagne de Saint-Claude, d’une manière si vigoureuse, que le nom de Romain y est devenu synonyme de méchant. ” (Belmont 1995 : 292). Dans cette partie sur l’esprit patriotique des jurassiens, Désiré Monnier nous entretient évidemment du rattachement de la Franche-Comté à la France de Louis XIV et cite un certain nombre de faits qui tendent selon lui, à montrer “ qu’il existait encore, il y a peu d’années, des vieillards qui étaient restés Espagnols au fond du coeur ”: refus de crier “ Vive le roi de France ” ou encore enterrement “ la face contre terre, et le derrière élevé, pour marquer le mépris qu’il faisait du nouvel ordre des choses ” (Belmont 1995 : 294).213Mona Ozouf trace la parenté entre le questionnaire de l'Académie celtique et Van Gennep, qui nous semble être, pour la Franche-Comté, le point de passage par lequel s'expliqueraient les similitudes entre l'organisation de certains textes d’ethnographie comtoise et le questionnaire de l'Académie Celtique. Mona Ozouf note que le questionnaire utilisé par Van Gennep en Savoie, dans les années trente, reprend la première, la seconde et la quatrième catégorie de l'Académie. Il y ajoute l’ethnographie matérielle nous dit-elle. Le questionnaire publié en 1930 par Van Gennep dans la Revue du Folklore Français est divisé en deux parties principales, l’une portant sur “ les techniques et les arts ”, l’autre sur les “ cérémonies épisodiques ” et “ périodiques ”. Il faut y ajouter une série de questions que l’Académie Celtique aurait sans doute classée sous la rubrique “ croyances et superstitions ”. On peut se demander si le rapport de l'ethnographie matérielle de Van Gennep (“ les techniques
132
Si l’unité d’investigation revendiquée par Monnier est le département du Jura, il n’en opère
pas moins des distinctions entre tel ou tel lieu. Il oscille là entre une répartition géoculturelle
ancrée sur la profondeur historique, des découpages administratifs et des unités climatiques et
physiques. Il note des différences physiques entre les Bressans et les autres jurassiens, qu’il
attribue à des ancêtres différents : les bressans sont descendants de Bourguignons. Ils se
distinguent également par des traits vestimentaires : blaude blanche alors qu’elle est
généralement bleue, port d’une “ sorte de vêtement qui a appartenu spécialement aux
séquaniens ”, tablier de peau chamoisée porté les jours de fêtes. Désiré Monnier nous renvoie
dans ce dernier cas à Socrate :
“ (...) un passage de Socrate établit que les Bourguignons s’adonnaient beaucoup aux
arts mécaniques, et qu’ils étaient presque tous charpentiers, forgerons et maçons. De là
sans doute l’usage journalier du tablier que nous venons de décrire, et le titre d’ouvrier,
souslequel le maître de la maison est désigné ” (Belmont 1995 : 283).
Désiré Monnier caractérise également l’espace des usages qu’il rapporte selon le relief
(“ partie haute ” ou “ basse ” du département), selon le type de culture (“ vignoble ”), selon les
divisions administratives (“ dans l’arrondissement de ”). Ces différents principes de césure
sont pris dans des débordements ou des agglutinations : ainsi les couleurs favorites des
femmes diffèrent selon qu’elles habitent la Bresse et certains de ses points214, le Vignoble et
l’arrondissement de Dole, la haute-montagne, “ différents cantons ”, la ville ou la
campagne215.
Charles Beauquier (1833-1916) : portrait de groupe avec l’art populaire
Par sa trajectoire et son oeuvre, Charles Beauquier tient sans doute une place particulière dans
l’historiographie de l’ethnographie comtoise. Il y apparaît généralement comme le premier
des ethnographes régionaux pratiquant une collecte fiable et “ fidèle ” (Cheval 1981). Van
et les arts ”) à ses autres catégories n'est pas du même ordre que le rapport entre la recherche de monuments antiques et les pratiques sociales dont ils sont conçus comme étant le témoignage. Dans l'ethnographie française, l'objet a souvent été considéré comme un support, sans efficience propre, sauf matérielle.214 “ La couleur favorite des Bressannes des environs de Saint-Amour est le bleu de roi; des environs de Cuiseaux, le noir; des environs de Beaufort, le brun rayé; de Ruffey, le blanc ”(Belmont 1995 : 304)215Il n’est pas inintéressant de noter que cette oscillation entre une caractérisation de l’espace par une identité culturelle référencée historiquement (rapport aux Séquanes, aux Eduens, à l’histoire du Comté de Bourgogne) et des divisions administratives devient dans le cadre du Système descriptif des objets domestiques, une définition d’aires culturelles prenant les cantons pour descripteur, et enfin que le canton deviendra lui-même échelle d’investigation dans le cadre des services de l’Inventaire du Ministère de la Culture et de la Communication.
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Gennep qualifiera d’“ important ” son travail sur la faune populaire (1937 : 544), Paul Sébillot
lui ouvrira les colonnes de la Revue des traditions populaires. De façon rétrospective, si nous
considérons son œuvre, elle est, d’une certaine manière, constituée en source par certains
ethnologues contemporains216, dans des visées qui ne relèvent donc pas d’une exaltation
régionaliste.
Et pourtant si nous nous intéressons d’un peu plus près à ce personnage, nous ne pouvons,
sauf au prix d’un travail de purification de son œuvre, qu’être saisi par ses multiples
dimensions. Charles Beauquier naît à Besançon d’un père fonctionnaire, comptable dans les
lycées. Enfant et adolescent, ses lieux de résidence varient avec les postes paternels :
Besançon, Macon, Le Puy, Limoges. A la suite du coup d’état bonapartiste, son père, semble-
t-il inquiété, prend sa retraite à Besançon en 1852. Charles Beauquier fait alors une licence de
droit avant d’être reçu à l’Ecole des Chartes217, promotion du 10 novembre 1857. Il collabore
à différents journaux nationaux comme le Figaro, La Tribune, le Réveil, des périodiques
musicaux tels La Gazette Musicale, le Menestrel218, ainsi qu’à La Revue Littéraire de la
Franche-Comté, où il donne des articles sur les artistes comtois (Gigoux, Courbet, etc.)219.
Sous-préfet du Doubs après la défaite de Sedan, conseiller général d’un canton bisontin en
1871, conseiller municipal de Besançon, il est député du Doubs de 1880 à 1914. Il appartient
au parti radical fondé en 1901, dans lequel se développe une sensibilité régionaliste. Aux
congrès de 1902 et 1903, Beauquier fait adopter des résolutions contre le bureaucratisme de la
capitale, pour un renforcement des assemblées locales. A la Chambre, il siège à la
commission de décentralisation. Il dépose des projets de loi pour le remplacement des
départements par les régions et la baisse de la tutelle administrative. Il est également membre
de l’Union régionaliste, présidée par Charles Brun, dans sa composante de gauche.
Lors de son mandat de 1898, il défend une loi pour la protection des sites pittoresques :
“ Dans la vallée de la Loue, qui a souvent inspiré le robuste pinceau de Courbet, les
touristes ne manquent pas d’aller visiter la Source une des merveilles pittoresques de la
contrée. Après avoir traversé le ravissant petit village de Mouthier-Haute-Pierre, on
descend sous bois par un sentier abrupt jusqu’au fond du ravin où surgit le torrent. Là,
au lieu de la saisissante impression qu’on éprouverait en se trouvant tout à coup en
216 Charles Beauquier est par exemple utilisé par Marlène Albert-Llorca (1991), Colette Méchin (1992,1999), etc.217 Sur la question des modes de recueil des chansons populaires, il écrira : “ il convient de recueillir ces chants scrupuleusement, intégralement, sans vouloir les arranger ou les corriger : il faut avoir pour eux le respect qu’on aurait pour des chartes… ” (1894: 11)218 Il publie en 1865 une Philosophie de la musique, en 1887 un texte sur les “ Musiciens franc-comtois ”.219 Il publie en 1887 un texte sur le peintre Emile Vernier.
134
présence de la nappe d’eau sortant d’une grotte gigantesque , il faut, pour l’apercevoir,
contourner un vulgaire et énorme moulin qui est venu se coller, comme une ignoble
excroissance, sur cet incomparable tableau.
La source du Lison, dans le Jura, l’émule en beauté de la source de la Loue, a subi la
même disgrâce ”220
En 1906, sera prise la première loi de protection des sites et monuments naturels de caractère
artistique, sur le modèle des “ monuments historiques ”221. Charles Beauquier est membre de
la Société pour la protection des paysages.
Anticlérical, il participe à la fondation de la Société pour la liberté des enterrements civils et
pratique une farouche opposition au vote des femmes qu'il pense sous la coupe du clergé. Ses
différents mandats politiques sont marqués par cet anticléricalisme.
Il travaille sur de nombreux sujets comme la faune, la flore, l'alimentation, la musique, les
blasons populaires. Nous nous contenterons ici de suivre un fil rouge -celui de la chansoon
populaire- qui le met en scène autour de deux autres personnages -Buchon et Champfleury-
et nous permet de dégager sa position sur la nature de cette notion que nous rencontrons pour
la première fois : l’art populaire.
Si l'on suit donc ce fil rouge, deux ouvrages peuvent être directement ou indirectement
convoqués :
- Chansons populaire recueillies en Franche Comté en 1854, qui est un recueil de chanson
avec et parfois sans musique. Les variantes y sont indiquées.
- Les mois en Franche Comté (1900), qui décrit les usages franc-comtois à l'occasion des fêtes
calendaires et religieuses, des rites de passage. La chanson y apparaît comme partie intégrante
220 Courbet peint la source de la Loue à plusieurs reprises (1863,1864). Il n’est pas non plus indifférent dans cet argumentaire de Beauquier que l’un des acteurs convoqués à la barre soit le tourisme. Ou de la co-construction des “ sites pittoresques... En 1910, lorsque la Compagnie électrique Loue-Lizon, exploitant plusieurs sites hydrauliques dont la source du Lizon, veut réaménager ce dernier, la Commission des sites et monuments naturel de caractères artistiques du Département du Doubs enjoint qu’ ” il ne faut pas que le barrage cache les gros rochers de la grotte ” (Archives départementales du Doubs, 7 S 75).221 La question du rapport entre “ la protection des sites et le folklore français ” est évoqué, à propos cette fois de la loi de 1930, par L. Le Bondidier, conservateur du musée pyrénéen, dans la Revue du Folklore français de 1931. L ’auteur cite la loi de 1906 dans la définition qu’elle donne des “ sites ” - ”une vaste étendue ”- ou du monument- “ une étendue plus petite ” comme une cascade, un arbre ou un rocher. D’après lui, la loi de 1930 étend la protection “ à tous les sites et monuments naturels ‘dont al conservation ou la préservation présente du point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire...’ un intérêt général ” (1931 : 209). Il pointe et insiste sur l’extension du champ de la loi à des monuments non-pittoresques : D’une façon générale tout ce qui se rattache à la légende ou à une tradition peut être conservé. Insistons sur ce point pour qu’il n’y ait ni confusion ni erreur : il n’est nullement nécessaire que le site ou le monument naturel à protéger soit pittoresque ; il peut bénéficier de la protection même si au point de vue pittoresque il est insignifiant, même sil est laid. Qu’il soit intéressant au point de vue de la légende ou de l’histoire, disons tout simplement au point de vue du folklore, cela suffit ” (1931 : 209-210).
135
de ces usages.
La chanson populaire est située du côté de la naïveté, du spontané, de l'esprit primesautier.
Les images de la fontaine et de l'enfance sont employées. Elle est classée du côté de la nature,
avec l'idée d'une coupure anthropologique qui oppose art populaire/art savant. Le peuple,
porteur de qualités innées et naturelles, est opposé à la civilisation qui chaque jour s'éloigne
un peu plus de l'état de nature :
“ Ah la simplicité et la naïveté exercent toujours sur les hommes un charme vainqueur!
N'est-ce pas les qualités triomphantes que tout le monde adore chez l'enfant ? Les
hommes les plus corrompus de civilisation sont toujours touchés par un sentiment vrai,
exprimé sans apprêt, sans effort, sans manière, sans développement parasité. Cette
naïveté qui va droit au but, cette vérité toute nue, nous ravissent parce qu'elles sont la
nature même et qu'elles parlent selon ses lois.
Pourquoi les chansons villageoises nous séduisent-elles ? C'est parce qu'elles se révèlent
à nous comme une manifestation inculte, arrivant d'une seule poussée à
l’épanouissement, sans règle apprise, sans formule, sans procédé artificiel. A ce point de
vue, la chanson populaire rentre pour ainsi dire dans la catégorie des œuvres de la nature
au même titre que les papillons les oiseaux et les fleurs ” (1894 : 5).
Cette idée de l’art populaire est également celle de Max Buchon (1818-1869). Originaire de
Salins-les-Bains, celui-ci fait ses études au petit séminaire d’Ornans où il rencontre
Courbet222. En 1839, il publie Essais poétiques , recueil de ses propres poésies et de
traductions du poête allemand Uhland (1787-1862). En 1845, il traduit Hébel (1760-1826),
poète badois qui s’attache à peindre la vie quotidienne des campagnards. Il est le compositeur
“ La soupe au fromage ”, hymne de l’école réaliste. Anti-bonapartiste, exilé en Suisse après le
coup d’Etat de 1851, il fonde, avec Beauquier, le journal Le Doubs.
Pour Buchon, l’art se situe du côté de la peinture du réel. Sa mission est
“ de graver sur les pages de l’histoire les mœurs et le tempérament bien déterminé d’une
époque, d’une nation, d’une province, triple exigence concentrique ” (1878 :7).
L’art relève également de la spontanéité :
“ L’art ne s’enseigne pas. N’étant que l’exhibition imagée de sentiments personnels
inspirés à un homme par le frottement de la vie qui l’entoure, comment l’art pourrait-il
s’enseigner. Art est synonyme de façon, manière, manière personnelle et spontanée ”
(1878 : 4).
Dans cette conception, la littérature populaire est l’art par excellence, une fontaine de
222 Il figure, tout comme Champfleury dans/sur L’Atelier de Courbet.
136
Jouvence. La littérature populaire est peinture de la réalité, elle est d’inspiration
primesautière :
“ Aborder notre littérature populaire, c’est remonter à nos origines authentiques, c’est
retrouver le courant de nos affinités culturelles, c’est entrer en possession de notre
liberté et de notre spontanéité, seules génératrices de produits durables ” (1878 : 4).
Dans cette conception, et contrairement à Beauquier et à Champfleury, il n’y a pas de coupure
entre l’art populaire et l’art savant, du moins tel qu’il devrait être. Shakespeare, Cervantès,
Molière, Corneille, La Fontaine sont interprétés comme étant ramenés “ d’instinct aux façons
sans parti pris de l’art populaire ” (Buchon 1878 : 5). Rien donc n’interdit “ de faire des
enfants ” (Buchon 1878 : 4-5), d’introduire des pièces de sa composition dans des recueils de
chansons populaires, ce que récuse Champfleury :
“ introduire des poésies populaires au milieu des chants de civilisés, c’est une prétention
naïve que le résultat ne peut justifier ”223
En 1854 et 1856, Max Buchon a publié trois romans regroupés sous le titre de Scènes de la
vie franc-comtoises. Il s’y réclame d’Auerbach (1812-1882) et de Gotthelf (1797-1854),
conteur et romancier. Tous deux sont pour Buchon un exemple du roman et de l’écriture
appliqués à la peinture des “ mœurs villageoises ”, perspective dans laquelle il s’inscrit lui-
même.
Beauquier se situe du côté d’une volonté descriptive qui ne retouche ni n’arrange les textes
recueillis. D’un côté l’écriture est technique d’inscription de la réalité, prise dans une
neutralité revendiquée. Dans l’autre, se trouve une manière tout aussi affirmée224 de
promouvoir l’écriture romanesque comme mode de relation de la réalité, mais aussi, dans une
vision plus substantiviste, comme porteuse de certaines qualités dépendant de son origine.
Petit arrangement final
Conclure n’est pas nécessairement synonyme de clore. Conclure, c’est aussi s’arranger avec...
S’arranger avec Dunand, les académiciens, les voyageurs, les statisticiens, les médecins,
Désiré Monnier, Charles Beauquier, Max Buchon, Champfleury... et quelques autres à venir.
Qu’est-ce-à-dire ? C’est ne pas les tenir quittes pour leur textes livrés, ne pas s’en tenir à cette 223 Champfleury écrit cette phrase en 1878, dans l’édition posthume des Chants populaires de la Franche-Comté de Buchon, édition à laquelle il veille. Les relations entre Buchon, Champfleury et Courbet sont évoquées dans Une amitié à la d’Arthez, publié par Jules Troubat, après la mort de Champfleury dont il était le secrétaire.224 Ce qui autorise à ne pas mettre d’un côté Beauquier qui aurait raison parce que correspondant à des canons méthodologiques contemporains, de l’autre Buchon au nom du non-respect de ces règles.
137
nécessaire mais première intertextualité, mais pour chacune des stations de notre
cheminement225, s’interroger sur les habiletés mobilisées, les équipements requis, les
inscriptions pratiquées, bref enquêter sur les pratiques qui conduisent des phénomènes aux
produits et leurs effets performatifs.
225 Ces stations ne valent pas nécessairement périodisation. Elles renvoient sans doute plus à la notion de “ modèles de connaissance ” développée par Bernard Lepetit, à un projet de “ reconstitution d’une expérience mentale historiquement située ” , de compréhension des “ catégories et les procédures de classement comme le résultat d’une pragmatique historique ” (*** 1997 : 964-965).
138
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Hyppolyte Müller et le Musée Dauphinois
Jean-Claude Duclos
C’est “ la somme de l’histoire d’une région par l’objet ”, c’est “ Un musée populaire
reflétant les coutumes, les mœurs, les usages d’une population particulière. (...) C’est la
montagne qui est chantée sous une forme matérielle, c’est le labeur séculaire de nos ancêtres
et c’est bon et beau parce que simple et utile ”. Tels sont les termes dans lesquels Hippolyte
Müller décrit, peu avant sa mort, en 1933, le Musée Dauphinois qu’il a créé à Grenoble en
1906.
Un autodidacte
Hippolyte Müller naît à Gap en 1865 d’un père d’origine alsacienne, Gustave Müller, chef de
musique, et d’une mère grenobloise, Françoise Riban, domestique. Sa très mauvaise santé
ainsi que les revenus modestes de ses parents ne lui permettent pas de fréquenter longtemps
l’école. Dès l’âge de 14 ans, le jeune Hippolyte est placé en apprentissage chez un artisan
bijoutier grenoblois. La fonte, le laminage et l’estampage des métaux précieux, ces travaux le
fascinent. D’abord assez maladroit, confie-t-il, il progresse, apprend à graver, à sertir, à
fabriquer des poinçons et des matrices en acier. A 17 ans, il devient ouvrier bijoutier.
Ce jeune homme, que son métier ne satisfait pourtant pas, est pris d’une extraordinaire soif de
connaissance. Tout le passionne et principalement la préhistoire, la numismatique et la
géologie. Il lit quantités d’ouvrages, collectionne des monnaies, des roches, des timbres, suit
des cours du soir et rêve de voyages et d’aventures. Amateur de sorties en montagne, il
effectue aussi des fouilles. Pendant l’hiver 1882, tandis qu’il explore le piémont septentrional
du Vercors, il découvre et identifie avec méthode le site néolithique des Balmes de Fontaine.
De son métier d’artisan bijoutier, qu’il abandonnera dès qu’il en aura la possibilité, il
conservera un goût prononcé pour le travail manuel et l’expérimentation.
143
Un préhistorien reconnu
La première chance d’Hippolyte Müller est d’obtenir en 1885 - il a 19 ans - deux mois de
vacations au Muséum d’histoire naturelle de Grenoble. Sa joie est grande quand le
conservateur, un lieutenant de marine en retraite, lui demande de l’aider à préparer la visite du
prochain congrès de l’AFAS (Association française pour l’avancement des sciences)226 en
rédigeant les étiquettes d’objets préhistoriques. Cet emploi temporaire lui permettra aussi de
rencontrer Ernest Chantre, le père de l’anthropologie physique, avec lequel il ne cessera de
correspondre et bientôt de fouiller. Mais ce qui va l’enthousiasmer le plus, c’est de participer,
du12 au 20 août, au congrès de l’AFAS. Le jeune Müller assiste, conquis, aux séances de la
11e section, celle de la préhistoire. Il entend Gabriel de Mortillet, de Nadaillac, Cartailhac de
Toulouse, Philippe Salmon ; il participe, flatté, à la présentation de sa découverte du site des
Balmes de Fontaine ; il assiste, étonné, à des “ discussions plus qu’orageuses ” et présente au
Muséum la première exposition de sa vie : un ensemble d’objets préhistoriques, rassemblés
pour les congressistes. Là, Müller prend conscience que la seule activité qui puisse lui
convenir est de travailler dans un musée. “ Guide ou préparateur, peu importe ” écrit-il à l’un
de ses proches.
Sa deuxième chance est d’être remarqué et pris en amitié par le docteur Bordier. Ce
personnage influent, professeur et franc-maçon, est nommé directeur de l’Ecole de médecine
de Grenoble en 1894. Aussitôt fait, il rejoint le jeune Müller dans le petit atelier de réparations
d’optique où il est alors employé, et lui propose le poste de bibliothécaire de l’Ecole de
médecine. Il lui demande aussi d’animer la nouvelle Société dauphinoise d’ethnologie et
d’anthropologie qu’il vient de créer. Un peu abasourdi mais comblé, Müller comprend qu’il
va pouvoir enfin donner libre cours à ses passions.
C’est à l’Ecole de médecine de Grenoble dont il reste le bibliothécaire jusqu'à son départ à la
226 De l’AFAS, l’un de ses membres grenoblois, le Dr Bordier, rappellera en 1904, tandis que le congrès annuel se tient de nouveau à Grenoble, qu’elle fut fondée en 1872 pour “ décentraliser la vie intellectuelle en promenant tour à tour le drapeau de la science dans nos anciennes provinces et en le confiant, pour quelques jours à la capitale de l’une d’entre elles. (...) L’association distribue chaque année aux chercheurs une certaine somme destinée à les aider dans leurs travaux, à susciter même, sur tous les points du territoire, l’initiative individuelle qui par la découverte de quelque fait nouveau pourra devenir un jour une source de richesse générale... Cette manifestation est appelée à confirmer, une fois de plus, le bon renom du Dauphiné, qui, à toutes les époques de son histoire, s’est montré le partisan aussi sage qu’éclairé de la décentralisation et du progrès. ”. Dès qu’il en aura la possibilité, Müller profitera régulièrement des subventions de l’AFAS, notamment pour le financement de ses nombreux chantiers de fouille.
144
retraite, en 1926, que Müller devient le préhistorien, l’archéologue, le conférencier et surtout
l’extraordinaire animateur dont chacun apprécie la science, le talent et la faculté de
communiquer ce qu’il sait avec une prodigalité peu commune. C’est aussi dans les greniers de
l’Ecole qu’il emmagasine peu à peu le produit de ses nombreuses collectes. L’autodidacte a
déjà fait preuve, nous l’avons vu, d’un goût prononcé pour l’archéologie préhistorique. Il en
deviendra l’un des grands spécialistes de son temps, correspondant avec Adrien de Mortillet,
l’abbé Breuil, Ernest Chantre, Déchelette, Formigé, l’abbé Guillaume... Mais comme d’autres,
en cette époque où les sciences humaines commencent tout juste à se démarquer et où les
frontières entre les disciplines sont encore floues, sa curiosité demeure éclectique : tout
l’intéresse. Aussi sa pensée est-elle interdisciplinaire : “ Je place au premier rang tout le
cortège des sciences naturelles, botanique, géologie, ornithologoe, entomologie, etc., mais je
fais passer en tête de tout cela l’anthropologie, la préhistoire et l’ethnographie ”, écrit-il en
1908.
Athée et rationaliste, Müller ne croit que ce qu’il voit, qu’il peut mesurer, attester, prouver.
“ Toutes les théories ne peuvent valoir l’expérimentation. (...), précise-t-il. “ Il faut souhaiter
le classement méthodique de tous les gestes humains commandés par la nécessité, la lutte
pour la vie (...) Il faut aussi une classification dont les expressions soient pour ainsi dire
mathématiquement exprimables. (...) Observer, expérimenter, décrire ensuite ! ” Ces phrases
sont extraites de l’article qu’il publie en 1903227 pour rendre compte d’une recherche faite en
1901 et consistant à fabriquer et utiliser divers outils en silex et pierre polie. Müller
multipliera par la suite ce type d’expérimentations en dépeçant des marmottes pour observer
les traces que laissent sur leur os le tranchant du silex, en frappant des monnaies gauloises
pour attester leur procédé de fabrication ou reconstituant certains alliages. Si la préhistoire
l’intéresse autant et deviendra vite sa discipline de prédilection, c’est parce qu’il est
convaincu que c’est en partant du commencement que les chances sont les plus grandes de
comprendre les mécanismes humains. “ On peut dire que depuis 4 000 ans, toutes les Alpes
en dessous de 3 000 m sont connues et parcourues. (...) Nous foulons les traces de légions
d’ancêtres, leur souvenir nous accompagne, leur gestes ont préparés nos temps actuels. Nous
sommes ce qu’il nous ont fait ”, dit-il en 1923 au terme d’une conférence donnée à la Société
dauphinoise d’études biologiques sur l’apparition de l’homme préhistorique dans les Alpes.
227 “ L’Anthropologie ” Essais de taille du silex - Montage et emploi des outils obtenus. Tome XIV, juillet, août, septembre, octobre 1903. Müller y explique, données chiffrées à l’appui, comment avec l’un de ses amis universitaire, G. Flusin, il est parti six jours durant sur le plateau du Vercors pour fabriquer des haches en silex taillé et en pierre polie et réaliser des essais (perforation d’une branche de troëne, travail de l’os, trépanations...).
145
Un ethnographe précurseur
Dans un texte manuscrit, daté de décembre 1904228, Müller tient les propos suivants :
“ (...) Il faut faire de l’ethnographie - soulignons que partout ailleurs, à cette époque, on parle
plus fréquemment de folklore - et j’ajoute alpine, parce qu’il faut la faire chez nous, dans nos
Alpes. ”
“ (...) Cet homme heureux - ainsi qualifie-t-il l’ethnologue -, sur le simple examen d’une
arme, d’un outil, d’un monument peut évoquer la pensée qui a créé l’objet qu’il étudie, il en
comprend les raisons qui échappent à la foule, il scrute l’âme de l’architecte d’une
cathédrale comme celle de la tribu qui a élevé un dolmen et l’a peuplé de ses guerriers
défunts. En s’aidant des travaux d’autres chercheurs, il pourra faire ressortir dans telle ou
telle province, une unité artistique, un ensemble industriel, un groupement de faits moraux,
intellectuels, des moeurs, des coutumes propres à certaines de ces provinces. Cette étude et
celle de la race pour toutes les époques préhistoriques lui permettra alors de composer un
tout, grâce auquel, par les faits, les idées recueillies, il pourra relier les premiers occupants
d’un pays à ceux qui l’habitent encore. Notre chercheur pourra ainsi établir les origines de
cette race, ses mélanges, ses aspirations, son originalité et alors, il n’y aura plus d’historiens
romantiques, aussi inexacts que fantaisistes. L’histoire vraie de la vie de nos ancêtres à
toutes les époques est bien autrement suggestive que le plus beau roman parce que c’est vrai
et que c’est la vie. ”
Même si ce texte date par le style et la référence à la notion de race, on peut s’étonner en
revanche de la modernité de cett réflexion, surtout quand Müller évoque “ la pensée qui a
créé l’objet ” ou insiste sur l’importance de la chronologie. Le mot identité ne pouvait certes
apparaître sous sa plume, surtout dans son acception d’aujourd’hui, mais convenons que tout
ici le suggère. De l’ethnographie au musée, il n’y a qu’un pas que Müller franchit
allègrement.
228 Ce texte fut publié plusieurs fois, notamment sous le titre : “ Quelques mots d’ethnographie alpine (Revue des Alpes dauphinoises, Sété des Alpinistes dauphinois, 7ème année, N° 6, 15 décembre 1904.
146
Un homme de musée
Le jeune Hippolyte a dix-huit ans tandis qu’il fabrique à longueur de journée des croix et des
coeurs de Savoie chez un bijoutier de Chambéry pour un salaire de misère. A l’occasion d’un
moment de liberté, il trouve à proximité, à Saint-Saturnin, un fragment de hache en pierre et
quelques tessons de poteries qu’il va montrer au gardien du Musée de la ville. Il semble que
ce soit là, tandis que ce gardien le conduit devant la vitrine qui renferme les vestiges des
fouilles de Saint-Saturnin, que Müller prend à la fois conscience de l’importance du rôle du
musée et de l’envie qu’il a d’y travailler un jour. Le gardien écoute avec attention le jeune
homme raconter sa découverte des Balmes de Fontaine et lui conseille d’en parler au
Conservateur du Muséum de Grenoble, M. Léon Penet. C’est grâce à cette recommandation,
nous l’avons vu, que Müller va participer l’année suivante, en 1885, à l’organisation du
congrès de l’AFAS et réaliser sa première exposition. En août 1904, alors que le congrès de
l’AFAS se réunit de nouveau à Grenoble, le Dr Bordier autorise Müller à présenter une
nouvelle exposition à l’Ecole de Médecine. Il y rassemble les découvertes archéologiques,
principalement préhistoriques, d’une cinquantaine de collectionneurs et y ajoute ce qu’il
appelle “ un commencement de musée ethnographique alpin (...) renfermant des objets en fer,
en bois, en cuivre, ramassés dans nos montagnes et dont les séries, quoique bien incomplètes,
permettront l’organisation future d’un musée local, lequel sera un grand enseignement sur
l’art, les moeurs et les coutumes de nos ancêtres montagnards. ”
Toujours en 1904, dans le texte que nous citions plus haut, Müller précise son intention :
“ (...) Mon but est bien simple et il a déjà tenté quelques chercheurs amoureux de leur patrie,
j’entends de la petite patrie, celle qui nous a vus naître. En rassemblant les matériaux
pouvant servir à créer un musée ethnographique alpin, on sauvera, s’il est temps encore,
les expressions matérielles de toutes les manifestations de l’activité et de l’intellect de nos
pères, en même temps qu’on réunira les éléments pouvant servir à écrire leur histoire
industrielle, scientifique et artistique.
“ (...) Ne trouvez-vous pas admirable la pensée de Mistral consacrant 50 000 F de son prix
Nobel à ce culte de la patrie à laquelle il a voué son talent et sa vie ? Avec quelle joie il va
pouvoir poursuivre son rêve à demi réalisé ? M. Martin, un enfant de Gap voit de son côté
s’élever un musée qui est son œuvre et dans lequel il pourra classer, organiser tout ce que le
sol des Hautes-Alpes lui a donné et ce que d’autres ont réunis ; il est heureux et il sera
vénéré. A Briançon, au sein de la municipalité, un même mouvement se dessine pour la
147
conservation des souvenirs locaux, à Barcelonnette, un notaire érudit, M. Arnaud, marche à
grands pas dans la même carrière. Seule Grenoble dont les musées sont renommés au loin,
n’a pas de galeries pour ramasser les reliques du passé local, qu’elle n’a du reste que peu
recueillies, alors que les objets provenant des peuples sauvages du monde entier sont en
grand nombre dans ses collections.(...) Tout en reconnaissant la grande utilité de ces
collections, je ne peux m’empêcher de déplorer que l’on ai pas compris qu’il y avait au moins
un intérêt identique à rassembler les outils, les armes, les costumes de nos pères. Autrefois,
nos montagnards se suffisaient à peu près à eux-mêmes, ils faisaient leur vaisselle en bois, en
étain, en céramique, les harnais de leurs bêtes, les clochettes de leur troupeaux, leurs
charrues. Leurs costumes si variés étaient également fabriqués sur place comme leurs bijoux,
leurs outils, leurs chaumières étaient faites par eux. Alors que maintenant nous voyons la tôle
émaillée dans les chalets les plus élevés, les clochettes, uniformes, viennent des usines, les
costumes, du tailleur de la ville, leurs bijoux, de Paris. Je ne me révolte pas contre un état de
chose résultant du progrès qui nivelle tout, pas plus que je ne m’insurge contre le funiculaire
qui permet heureusement à tous d’accéder à un sommet renommé, non ! Mais je regrette
amèrement la coupable et ignorante indifférence qui laisse disparaître sans en recueillir les
types, les expressions industrielles, artistiques, intellectuelles, portant en elles l’âme de
notre race et son génie particulier.
“ On a chanté la montagne depuis quelques trente ans, sur tous les tons et à tous les échos,
personne n’a chanté le montagnard, si on a célébré ses mérites et ses vertus, on a oublié de
parler de son âme industrieuse et de ses artistiques et rudes aspirations dont on aurait pu au
moins conserver les expressions matérielles. ” Comme Mistral, Müller perçoit les effets de la
Révolution industrielle et prend conscience qu’il est temps d’observer et de collecter ce qui
disparaît, faute de quoi des explications seront irrémédiablement perdues. Aussi va-t-il
s’attacher à rassembler des objets dont dit-il en 1933 – “ la conservation s’impose d’autant
plus que le développement du machinisme et l’accroissement des communications sont en
train de faire disparaître les industries locales et leurs produits. ”
En 1904 encore, Müller évoque chacun des domaines dans lesquels il convient de multiplier
des recherches et des collectes : l’habitation, l’alimentation, l’agriculture, les fêtes, les jeux,
les légendes (il dit à ce propos : “ Voilà encore une source très riche de documents, trop riche
même car les légendes poussent sous les pas de celui qui les cherche. Il faut savoir démêler
l’écheveau car s’il est des légendes vraies, anciennes, il en est nées d’hier sous la plume de
chroniqueurs, intéressants souvent, mais peu soucieux de la vérité. ”), les chansons, les
coutumes, les vêtements, les bijoux, les armes, la chasse et la pêche, les transports et les
148
échanges.
On l’aura compris, la référence de Müller, s’agissant du musée qu’il veut créer à Grenoble,
c’est le Museon arlaten, tel qu’il l’a découvert l’année même de son inauguration, en 1899229.
On sait combien fut précurseur le guide que rédige le Dr Marignan pour la constitution des
collections du Museon. Il est à peu près sûr que Müller en ait pris connaissance car il connaît
bien ce médecin gardois, fidèle ami de Mistral. Il échange plusieurs lettres avec lui et
regrettera beaucoup qu’il soit contraint de démissionner de la direction du Museon en 1920.
Le scientifique qu’est déjà Müller va conduire ses propres collectes avec une rigueur
nouvelle, celle d’un archéologue déjà remarqué en France et au-delà pour sa grande rigueur.
C’est en cela que ces collectes peuvent être distinguées parmi celles qui se multiplient alors
dans plusieurs régions françaises.
En 1906, la municipalité de Grenoble l’autorise enfin à installer le musée qu’il réclame au
cœur du quartier Très-Cloître, l’un des plus vieux de la cité dauphinoise, dans la chapelle d’un
couvent de visitandines du XVIIème siècle, Sainte-Marie d’en-bas. Là, dans un espace où les
services municipaux ont déjà entreposé quelques inscriptions lapidaires, produits de
découvertes fortuites, Müller va rassembler peu à peu le produit de ses collectes et les dons
qu’il sollicite.
Un collecteur éclairé
Collectionneur dans l’âme, Müller ne conservera pourtant pour lui-même aucune des
collections qu’il constituera230. Sa passion réside avant tout dans l’étude et la comparaison des
pièces qu’il rassemble, dans les explications qu’il en tire et surtout dans la communication
qu’il en fait au cours de réunions, de colloques ou de conférences, dans les articles qu’il
publie ou, plus simplement, pendant les visites du Musée Dauphinois qu’il aime commenter
lui-même. “ Si nous pouvions nous arrêter sur chaque série d’objets exposés ici - écrit-il dans
une note manuscrite non datée -, nous constaterions, malgré la lenteur relative des progrès
constatés, des expressions splendides du génie humain dans des milieux divers, nous
constaterions aussi combien nous devons à ces obscurs pionniers qui nous ont précédés, dans
229 Soit avant qu’il ne soit transféré dans l’ancien hôtel des Laval-Castellane où est il est établi depuis 1909. Notons que Museon arlaten signifie Musée arlésien en provençal et que l’appellation de Musée dauphinois, naturellement, en découle. Notons aussi que Müller, plaidant la cause du musée qu’il veut réaliser, dit qu’il serait un “ Carnavalet grenoblois ”.230 Du fait, probablement, d’une volonté testamentaire, Delphine Müller, fait don à l’Université de Grenoble de la collection d’archéologie préhistorique de son époux, dès après son décès.
149
la céramique ou le tissage, l’élevage, la culture, bref dans toutes les expression du labeur
humain ”.
Son besoin constant d’argent le pousse par ailleurs à vendre une à une ses collections de
minéralogie, de timbres, de montres ou de monnaies. Ainsi dégage-t-il de petites sommes
d’argent qui lui permettent aussitôt d’acheter de nouvelles pièces. Ses archives fourmillent de
notes, de comptes et de bilans témoignant de ces multiples transactions. Le 16 avril 1913, par
exemple, il note dans son agenda : “ la commission du Musée Dauphinois accepte l’achat de
mes collections ethnographiques pour la somme de 1 800 F231 ”.
Plutôt qu’une énumération fastidieuse des domaines dans lesquels se répartissent les quelques
20 000 objets qui composent les collections du Musée Dauphinois à la mort de Müller en
1933, tentons de dégager les grands principes qui le guident.
La recherche d’une chronologie sans lacune.
“ Il faut savoir - dit-il dans un texte manuscrit non daté du commentaire de la visite du Musée
Dauphinois - que jusqu’au fer à clous et au collier d’épaules succédant au collier de gorge,
les animaux dont la force était mal utilisée étaient remplacés par l’homme qui faisait tous les
transports d’objets lourds. Ce simple exemple, il y en aurait d’autres à citer, marque une des
étapes principales du progrès humain. Si nous pouvions nous arrêter sur chaque série
d’objets exposés ici, nous constaterions malgré la lenteur relative, les progrès constatés, des
expressions splendides du génie humain dans des milieux divers, nous constaterions aussi
combien nous devons à ces obscurs pionniers qui nous ont précédés, dans la céramique ou le
tissage, l’élevage, la culture, bref dans toute les expression du labeur humain. C’est en
visitant ces musées et celui-ci en particulier, dans cet esprit, que l’on peut en tirer un grand
profit tant philosophique, qu’intellectuel et industriel, dans la prise de conscience d’un
enchaînement dont nous sommes le produit ”. Dans un autre texte manuscrit non daté,
probablement celui d’une conférence qu’il donne à la Loge maçonnique grenobloise à
laquelle il appartient, Müller précise la pensée philosophique qui sous-tend son action : “ Nos
gestes si chétifs, nos êtres si infimes dans l’espace ne peuvent être grands qu’avec l’immense 231 En fait la ville réglera Müller à raison de 300 F par an. Il note : “ je tiens à préciser que je désire conserver toute latitude pour le classement et l’étiquetage, désirant le faire posément et en en revendiquant la responsabilité scientifique. Je tiens également à conserver le droit d’étude et de description des autres objets, qui, en sortant de mes collections, iront au MD. C’est une satisfaction morale à laquelle je tiens beaucoup. ”
150
apport des gestes industrieux et artistiques de nos ancêtres ”. Autrement dit, pour nous
connaître et nous comprendre nous-mêmes, commençons, propose-t-il, par étudier et situer
dans le temps ceux qui nous ont précédés.
Une aire de collecte dont les contours ne sont jamais précisément définis.
Si son terrain de collecte est bien, ainsi qu’il le caractérise avec d’autre de ses contemporains,
“ la petite patrie qui nous a vus naître ”, force est de constater que c’est d’abord dans la
montagne des Alpes dauphinoises où Müller concentre ses recherches. Cet intérêt manifeste
pour la montagne autant que l’admiration que lui inspire les montagnards et leurs solutions
pour vivre en altitude, fait qu’il délaisse alors nombre de régions du Dauphiné historique.
Ses recherches archéologiques lui indiquent aussi que “ les nombreux flots humains qui on
laissé des traces dans nos hautes vallées et qui se sont unifiées dans ce milieu, ont néanmoins
apporté, chacun, quelque coutume, quelque trait distinctif renforçant le capital original du
génie alpin ” (1904). Aussi jamais Müller n’évoque-t-il de limite ou de frontière. Ce qu’il
étudie dans la montagne alpine n’est pour lui qu’une contribution à la connaissance plus large
de l’homme.
Des objets-documents.
Qu’il s’agisse d’un racloir de silex, d’un tambour à dentelle ou d’une houe, ses interrogations
demeurent constantes : quels matériaux, pour quels usages, dans quel contexte et avec quelles
influences ?
Ainsi des tambours à dentelle qu’il découvre en grand nombre à Saint-Véran tandis qu’il s’y
rend pour la première fois à Pâques 1917, en pleine guerre. La plupart des hommes valides du
village sont absents depuis plusieurs années et les femmes manquent de liquidités. Aussi
Müller n’aura pas de difficulté à leur acheter ce qu’elles possèdent en propre, leurs
quenouilles, leurs coiffes et leurs tambours à dentelle. Ce qu’il cherche surtout, c’est à
constituer des séries, de ce type d’objets comme d’autres, telles les lampes à huiles ou les
tacoules (ces pièces de bois percées qui servent à attacher les gerbes de céréales ou les
trousses de foin). Mais ce qui le préoccupe aussi c’est de savoir par qui ces tambours étaient
fabriqués, comment ils étaient utilisés, selon quelle technique ces femmes travaillaient, etc. Il
découvre assez vite que les tambours comme les quenouilles sont des “ présents d’amour ”
que les jeunes novis, rivalisant d’adresse et d’imagination, fabriquent et ornent pour séduire
151
leur belle. Mais il ne trouve plus aucune femme encore capable de faire de la dentelle. De
retour à Grenoble, il décide alors une professeur de l’Ecole des Arts appliqués à partir en plein
hiver pour enseigner l’art de la dentelle aux femmes de Saint-véran. Son projet est de créer
avec l’aide de l’épicier du village, Damien Barthélemy une coopérative de vente susceptible
d’apporter un revenu à ces femmes dans le besoin et de contribuer au grave problème de la
dépopulation des Alpes. Il est urgent “ d’aider ceux qui peinent dans nos rochers alpins ; les
uns et les autres tiennent à nous par des fibre mystérieuses et puissantes qu’il faut désormais
utiliser et rendre indestructibles ” (1926). Aujourd’hui, on appellerait cela, faire du
développement local.
Quoi de plus naturel qu’un préhistorien s’intéresse aux haches polies ? Ce qui peut étonner
par contre, c’est qu’il en trouve aussi dans un trou du mur de l’écurie, sous le seuil ou dans le
linteau de la porte de la maison et en observe les usages prophylactiques (contre la foudre,
l’incendie ou diverses maladies du bétail). Il mettra plus de temps à s’expliquer pourquoi il
découvre plusieurs de ces haches, parfois perforées, à plus de 2000 m d’altitude. L’explication
lui est donnée un jour où, voyant passer un troupeau transhumant, son œil est attiré par le
reflet d’une pierre polie qui dépasse d’une sonnaille. En interrogeant les bergers Il apprend
qu’ils leur arrive d’attacher l’une de ces haches dans l’un des flocs du bélier de tête, ou, plus
rarement, de la percer pour en faire le battant de sonnaille. Il remarque encore qu’un petit
galet de variolite, appelée aussi pierre de la picote (car sensée guérir de la picote appelée aussi
clavelée), remplace parfois la hache polie, que cette pierre dure à point vert clair sur vert
foncé, passée dans l’eau bouillante sert à soigner les morsures de serpents et bien sûr la
clavelée. Mais ce qu’il ne s’explique pas, c’est de ne jamais trouver de hache polie en
variolite ! “ Peut-être - conclut-il - que ces roches, de par leur aspect étrange, leurs couleurs,
étaient exclues de tout emploi par suite d’un tabou et d’idées superstitieuses. C’est un
problème à élucider ”. Müller est familier de ces aller-retour dans le temps et des questions
qu’ils soulèvent.
Intéressant, aussi, est l’usage qu’il fait du mot document : “ Les jeux, dont les tous petits
surtout ont plus ou moins conservé les traditions, les luttes propres à certains montagnards,
apporteraient leur contingents de documents ” (1904). “ Voilà encore une source très riche
de documents ” (1904), dit-il à propos des légendes. Ou encore, à propos de la chanson :
“ Cette branche de l’ethnographie avec la linguistique, l’étude des patois, est peut-être la
mieux connue et la mieux cultivée, en se mettant en garde contre l’étymologie souvent
fantaisiste on trouvera là de précieux documents sur les idiomes primitifs ayant persisté
152
malgré les apports nombreux d’idiomes étrangers ” (1904).
Un homme de communication
Müller sait enthousiasmer son auditoire. Ses conférences font salle comble et les étudiants se
pressent pour suivre ses cours à l’université. Les visites qu’il guide et les sorties qu’il organise
pour les nombreuses sociétés auxquelles il appartient sont généralement des succès. Faire voir
et communiquer ce qu’il sait seront toujours aussi essentiels pour lui que d’apprendre de
comprendre. C’est ainsi qu’il réalise en 1920, au col du Lautaret, alors haut-lieu du tourisme
alpin, un “ Musée de l’économie domestique alpine ”, avec un financement du Touring Club
de France. En 1925, il participe aussi à l’Exposition internationale de la houille blanche et du
tourisme, à Grenoble, en restituant notamment au sein d’un “ village alpin ” deux maisons du
Queyras, pleines de leur mobilier. Pour le Musée dauphinois, s’il peut être transféré comme il
l’espère dans des locaux plus vastes, son projet et de l’organiser en sections, par vallées
alpines, périodes et altitudes : “ Le jour - dit-il en 1933 - où les principales vallées alpines du
Dauphiné pourront avoir dans ce Musée leur salle particulière, reflétant l’âme et
l’industrieuse activité de chacune, une leçon puissante de choses et d’histoire alpine se
dégagera de l’ensemble, pour le plus grand profit technique et cérébral des visiteurs. ” Nous
lui savons gré aujourd’hui d’avoir su si tôt donner la priorité au “ profit ” du visiteur.
De Sainte-Marie d’en-bas à Sainte-Marie d’en-haut
Müller meurt en 1933 non sans avoir instamment demandé pour ce musée plus de moyens et
surtout plus d’espace. Plusieurs déménagements ont été envisagés dont un au Château de
Vizille ou un autre à l’Ecole Vaucanson mais aucun de ces projets n’aboutit de son vivant. La
place dont il a disposé, à Sainte-Marie d’en-Bas est entièrement occupée par les produits de
ses collectes, des dépôts et des dons ; à peine reste-t-il un peu d’espace pour le cheminement
du visiteur. Il faudra attendre les années 1960 pour que la ville de Grenoble envisage, à la
faveur des Jeux Olympiques d’hiver de 1968, de restaurer le couvent de Sainte-Marie d’en-
haut pour y transférer le Musée Dauphinois. Après la mort de Müller, des proches vont lui
succéder. Georges Collomb, son gendre, de 1933 à 1952, Victor Piraud, l’un de ses grands
amis, membre de la S.D.E.A., de 1952 à 1955, puis Joseph Laforges de 1956 à 1965 prendront
153
tour à tour la direction du musée. Cette même année, arrive Marcel Boulin à qui échoit
l’organisation du transfert et la réalisation des nouvelles présentations inaugurées en février
1968, en même temps que les Jeux Olympiques, par André Malraux, alors Ministre de la
Culture.
Les acquisitions sont beaucoup moins nombreuses de 1933 à 1968. Elles ne s’arrêtent pas
cependant, en dépit de la guerre, de très faibles moyens ou de l’absence de réserves, mais se
poursuivent dans le droit fil de celles de Müller. A noter, la mise en œuvre par Marcel Boulin
d’un nouvel inventaire grâce auquel un recollement à peu près complet sera effectué232.
Les nouvelles présentations du Musée, installées désormais dans le couvent fraîchement
restauré de Sainte-Marie d’en-haut, sont conformes au programme interdisciplinaire et
périodisé, recommandé par Georges Henri Rivière pour les musées régionaux, “ des temps
géologiques à nos jours ”. Un éminent ethnologue, Marcel Maget, succède encore, mais pour
quelques mois seulement, à Marcel Boulin, avant que n’arrive Jean-Pierre Laurent, en 1971.
Les Grenoblois qui ont eu le loisir de voir et de revoir leur nouveau Musée Dauphinois depuis
quelques quatre années, ont tendance à le délaisser. Aussi la tâche à laquelle Jean-Pierre
Laurent se trouve confronté, celle pour laquelle la Municipalité d’Hubert Dubedout l’a
recruté, va être de reconquérir un public pour ce musée et de l’accroître autant qu’il est
possible. C’est en jouant sur le succès des expositions temporaires que Jean-Pierre Laurent va,
non sans courage - car de vives critiques s’expriment - démonter peu à peu les présentations
“permanentes” de 1968 et libérer les quelques 4000 m2 du Musée pour n’y présenter que des
expositions temporaires de durées variables. “ Les Colporteurs de l’Oisans ”, “ Lumières et
Feux ”, “ La main du Gantier ”, “ Gens de là-haut ”, “ Hache, ébénistes à Grenoble ”,
“ Enfants des montagnes ”, “ La mémoire du Queyras ”, “ Le Roman des Grenoblois ” ou
“ Les Chartreux, le désert et le monde ”, ont notamment marqué durablement la mémoire des
Grenoblois et contribué à créer un public fidèle, accoutumé, en revenant au musée, à
découvrir une nouvelle exposition au moins.
Comme l’on dirait de Müller qu’il fut un chercheur et un montreur, on pourrait dire de
Laurent qu’il fut un montreur d’abord et un chercheur ensuite. Ce qui change, de l’un à
l’autre, ce n’est pas la vocation du Musée qui reste fidèle à la direction dans laquelle Müller
l’avait engagée, c’est son public et, par conséquent les restitutions qui lui sont adressées. La
mutation qu’avait engagée la ville de Grenoble en 1968 en dotant le Musée Dauphinois de
spacieux bâtiments et d’une nouvelle équipe, va donner ses pleins résultats grâce à Jean-Pierre
232 Baptisé FOG, Fichier d’orientation générale, cet inventaire s’inspire du célèbre “ registre à 18 colonnes ”, préconisé par la direction des musées de France.
154
Laurent. Ces changements vont avoir sur les collections quatre conséquences majeures :
1. Une base scientifique de plus en plus large, développée par des collaborateurs
exceptionnels, tel Michel Colardelle qui organisera et enrichira les collections archéologiques
au point d’en faire un secteur à part entière en créant, au voisinage du Musée, le Centre
d’archéologie historique des musées de Grenoble et de l’Isère ; tel Charles Joisten dont la
réputation, ni des travaux sur la littérature orale des Alpes, ni de la revue “Le monde alpin et
rhodanien” qu’il crée en 1973, n’est à faire ; telle encore Annie Bosso qui jusqu'à sa
disparition, en 1993, jouera dans notre équipe un rôle capital dans le domaine des
acquisitions, du renseignement et de la gestion des collections.
2. Une extension des collections à l’image et au son. Devenus dès les années 1970, avec
Jean-Pierre Laurent, des composantes habituelles du langage muséographique du Musée
Dauphinois, la photographie et le phonogramme sont dès lors inventoriés au même titre que
les objets. La création d’une photothèque et d’une phonothèque va permettre non seulement
de conserver et de gérer correctement ces fonds mais aussi de recevoir de nouvelles
acquisitions, des dons et des dépôts.
3. Des opérations de collectes liées au thème des expositions temporaires. Des thèmes sont
choisis, tout à tour, relevant d'une découverte, d'une interrogation, de l’opportunité d’une
recherche qui s’achève, d’une commémoration qui se prépare, d’une acquisition, d’une
urgence. A chacun de ces choix une relation s’instaure entre le Musée et les habitants de tel
village ou de tel massif alpin, des éleveurs transhumants mais aussi des gantiers, des potiers,
des moines chartreux, des immigrés de l'Italie du sud, de la Grèce, de l’Arménie ou du
Maghreb, des métallurgistes, des agriculteurs, des skieurs, des guides de montagne, des
Résistants de la Seconde Guerre mondiale, et encore, par l’intermédiaire des chercheurs qui
les ont étudiés, avec des tailleurs de silex du Néolithique, des guerriers celtes ou des
chevaliers de l'an mil. Bref, l'énumération de quelques uns de ces partenaires suffit, s'il était
besoin, à donner une idée de l'étendue du champ d'intervention du Musée. Evidemment, son
équipe scientifique ne peut être toujours compétente et son rôle n'est pas de le devenir mais de
réussir une médiation culturelle qui, partant de l'objet et des documents qui le renseignent,
associe cette équipe et l'un des partenaires évoqués plus haut, aux experts qui les connaissent
le mieux. Une relation tripartite s'organise alors entre des gens, des membres de la
communauté scientifique (ethnologues, historiens, sociologues, géographes...), et l'équipe du
155
musée en vue d'une restitution publique dont le cadre est le musée. Chacune de ces relations
produit de nouveaux documents, des objets, des images et du son, contribuant à
l’enrichissement des collections.
4. Des moyens accrus. La décision, prise par Jean-Pierre Laurent, de libérer le Musée de
toute présentation permanente, et la nécessité de gérer les nouvelles acquisitions posa très
rapidement le problème crucial des réserves. Une réponse ne fut trouvée qu’en 1989, avec
l’installation de 2000 m² de magasins dans un bâtiment militaire désaffecté proche du Musée
Dauphinois. Un programme d’informatisation était mis en route la même année, d’abord basé
sur l’usage combiné de la micro-informatique et du vidéodisque, dans le cadre du programme
Vidéralp-Musées. Ces nouveaux dispositifs exigeaient bien évidemment des moyens très
importants que seuls pouvaient justifier une bonne fréquentation du Musée, maintenue par le
renouvellement continu des expositions, ou le regroupement de plusieurs musées, comme ce
fut le cas pour l’opération Videralp-Musées, principalement financée par la Région Rhône-
Alpes.
Du musée municipal à la conservation du patrimoine de l’Isère
En 1992, le Musée Dauphinois passe de la tutelle de la ville de Grenoble à celle du Conseil
général de l’Isère. Cette deuxième mutation lui procure de nouveaux moyens tant en
personnel qu’en crédits mais lui confère aussi de nouvelles missions départementales dans les
domaines de l'archéologie (fouilles, inventaires, expertises…), du patrimoine mobilier et
immobilier (préinventaire, conseils auprès des communes, en relation avec les services de
l’Etat, en architecture, conservation et mise en valeur, des “ musées associés ” de l’Isère
(gestion des collections, suivi scientifique, animation, étude et programmation de musées soit
en gestion directe, soit conventionnés et de la mise en valeur des patrimoines des “pays” de
l’Isère (depuis 1994, dans le cadre d’une convention entre le Conseil Général de l’Isère et la
Région Rhône-Alpes, intégrant les ressources patrimoniales dans les politique de
développement local).
Hébergeant désormais le chef-lieu de la Conservation du Patrimoine de l’Isère, le Musée
Dauphinois est confirmé dans la position qu’il commençait peu à peu à occuper de centre de
ressources et de compétences patrimoniales. S’agissant des collections, cette évolution
entraîne deux sortes de conséquences à priori paradoxales :
156
1. Une diversification croissante. Quoi de commun en effet entre les objets de bois de l’an
mil de Paladru, les armes des maquisards du Vercors, les bois sculptés du Queyras, les forts
militaires de l’Y grenoblois, les fours de potiers gallo-romaines d’Aoste, les mottes castrales
du haut-Dauphiné, les séchoirs à noix de la vallée de l’Isère ou les centrales hydroélectriques
de l’Oisans ? Tandis que des biens accèdent au statut de patrimoine, tandis que de nouveaux
musées sont créés ou pris en charge, de nouveaux sites et de nouvelles collections doivent être
inventoriées et conservées, certes, de natures très variées mais parties d’un seul et même
patrimoine, celui des habitants de cette région, de leur histoire et de leur identité. Toutes les
compétences scientifiques voulues ne pouvant être réunies au sein de la Conservation du
Patrimoine de l’Isère, appel est fait, autant de fois que nécessaire à des collaborations
extérieures, tant dans le cadre de vacations (recherches, inventaires...) que dans celui des
conseils scientifiques mis en place dans le cadre des nouvelles opérations patrimoniales (mise
en valeur de sites, circuits culturels, expositions, musées en création...).
2. Le besoin d’un outil universel et départemental d’inventaire et de recherche. La
nécessité était déjà apparue, en 1989, lors de l’étude du système d’informatisation des
collections, de pouvoir inventorier de la même façon des objets de toutes époques et de toutes
natures, des images fixes et animées et des phonogrammes, afin de savoir ensuite, en
interrogeant la base de données, ce qui est disponible par époque, thème, lieu ou auteur. A
cette nécessité s’en ajoute une autre, désormais, celle de tendre par la gestion informatisée à
l’existence d’une seule “ collection ” départementale étendue à tous les patrimoines, mobiliers
et immobiliers, quel qu’en soit le lieu de présentation ou de conservation. Même si les
résultats de quelque dix années d’informatisation ont de quoi rendre modestes les plus
enthousiastes d’entre nous, l’objectif doit être maintenu.
Georges Henri Rivière disait des magasins du musée qu’ils sont, “ Quelque chose par rapport
au beau visage des galeries, comme l’organe de respiration du musée, son poumon ” (1976),
laissant ainsi entendre que les collections qu’il contient en forment l’oxygène. C’est une belle
image surtout si l’on ne dissocie pas des collections les ressources documentaires qui les
accompagnent et si la respiration qu’elles nourrissent assouvi en priorité la demande sociale.
Car c’est en effet de cela qu’il s’agit, d’une collection-patrimoine qui se constitue avec ceux
et pour ceux qu’elle concerne, dans l’aire d’action de l’institution muséale qui la conserve et
la met en valeur. Non, l’écomuséologie n’est pas morte, c’est même sur son héritage que se
157
sont créés les musées de société. Si le Musée Dauphinois est aujourd’hui l’un d’eux c’est
grâce à l’orientation et l’impulsion qu’a su lui donner, en le créant, Hippolyte Müller.
158
Alexandre Lacassagne et l'archive mineure
Philippe Artières
En 1921, le médecin Alexandre Lacassagne offre à la ville de Lyon ses archives et son
importante bibliothèque233. Depuis son installation au début des années 1880, Lacassagne qui
y détient la chaire de médecine légale et de toxicologie, est devenu l'une des figures les plus
célèbre de la ville. Il est à plusieurs reprises intervenu dans les affaires municipales,
notamment en matière d'hygiène urbaine, et il a surtout pris part comme expert aux grandes
affaires criminelles qui ont marqué la région en cette fin de siècle : l'affaire Vacher, l'égorgeur
de bergers, l'assassinat du président de la République, Sadi Carnot par le jeune anarchiste
Caserio (1894). En outre, grâce à ses travaux, à ceux de ses étudiants et à la revue
d'anthropologie criminelle qu'il a animée pendant plus de trente ans, il a fait de Lyon la
capitale française de la criminologie. Lacassagne et ses collaborateurs ont développé la thèse
du milieu social comme cofacteur du crime tandis que son homologue turinois Cesare
Lombroso forgeait celle du criminel-né.
Le fonds documentaire qu'il lègue à la bibliothèque de Lyon témoigne des activités multiples
de l'éminent professeur. Ce sont ses archives de savant du crime et de responsable de la revue
Archives d'anthropologie criminelle qui forment l'essentiel de la collection. Lacassagne a en
effet constitué l'une des bibliothèque les plus complète témoignant du développement de la
médecine légale en cette fin de dix-neuvième siècle. Mais, au sein de cette masse de
monographies - le fonds comprends plus de 12 000 pièces234 - se trouvent également
d'étranges documents qui n'émanent ni de lui, ni même de ses confrères français ou étrangers.
C'est un petit cahier d'écolier sur lequel un scripteur a écrit soigneusement “ Répertoire Jean
Grobel. recueil de chansons et monologues ”. Ce cahier est celui d'un détenu de la prison
Saint-Paul, incarcéré pour vol à la fin du XIXe siècle. Il contient plusieurs dizaines de
233 Le fonds Lacassagne est consultable au département ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon, LA Part-Dieu, 30 bd Vivier-Merle, 69431 Lyon Cedex 03. web : www.bm-lyon.fr234 cf. Catalogue du fonds A. Lacassagne, établi par Claudius Roux, Lyon, 1922. Les références citées renvoient aux cotes de la bibliothèque de Lyon.
160
chansons ("Fleur de Seine", "Mon Petit frère", "Folichonnade", "L'amour boiteux"...) , des
chansons que fredonnaient les prisonniers de droit commun dans les établissements français
de cette fin de siècle et que le détenteur du cahier a noté ou peut être recopié pour tuer le
temps et chasser l'ennui.235
C'est, sur un autre cahier, une liste de 538 titres de livres, numérotée et rédigée sur deux
colonnes. Ces ouvrages sont ceux de la bibliothèque de la prison de Lyon ; un détenu en avait
la charge qui a recopié avec patience l'inventaire complet des livres que les détenus d'alors
pouvaient lire : des manuels (ceux de l'horloger, du menuisier, du terrassier...), des classiques
(Plutarque, Racine, Pascal), des biographies (Jeanne d'Arc, Colbert...), des romans d'aventure
(ceux notamment de Walter Scott) ...
C'est encore un volumineux manuscrit composé de près de 25 cahiers de 32 pages, écrit lui
aussi à la prison Saint-Paul : le journal d'un condamné à mort, un dénommé Nouguier qui en
1899, avec ses camarades, assassina une vieille femme pour faire la caisse de son modeste
débit de boisson. Un journal personnel qui dit la prison au jour le jour, le silence, les faux
espoirs, les derniers petits bonheurs d'une existence qui va s'arrêter net236.
C'est aussi une liasse de lettres, écrites par des bagnards à l'adresse d'un médecin de
l'administration pénitentiaire de Cayenne. Un homme qui se plaint des chaînes qui le font
souffrir, un autre qui demande à être opéré, un troisième, aliéné, qui raconte son histoire... des
lettres de l'existence ordinaire au sein du bagne, des mots qui sont parfois les ultimes traces de
leurs auteurs, des traces de vies ratées.237
C'est également un cahier broché, où un détenu a rédigé un lexique de conversation Français-
Toucouleur238, comme un autre un dictionnaire Français-argot239. Il s'appelait Vidal ; il avait
suivi son frère dans deux expéditions au Soudan entre 1896 et 1899, c'était avant ses crimes,
les assassinats de 2 jeunes femmes sur la Côte-d'Azur. A la prison de Nice ou à celle de Lyon,
il couvrit de nombreux cahiers de son écriture et parmi ceux-ci, outre des souvenirs de
voyages, ce lexique, archive des langues, mémoire d'une rencontre insolite entre un employé
d'hôtel et un peuple.
C'est enfin une série d'autres cahiers sur la couverture desquels l'auteur a noté “ ne peut être lu
235 Dossier littérature des prisons dossier 56 cahiers Ms 5286-5287-5288236 Nouguier, Ms 5369237 Ms 5285238 Ms 5267239 Ms 5301
161
que par des docteurs en médecine ”. Le scripteur a pris des précautions, le texte qu'il a rédigé
n'était pas, selon lui, à mettre entre toutes les mains : il s'intitule “ État mental et
psychologique d'un inverti parricide ”240. Charles Double, son auteur, y décrit longuement sa
déviance, son hermaphrodisme mental. Ligne après ligne, il dit les souffrances endurées, les
trahisons, les errances. Cette vie coupable, il la raconte dans un discours hybride formé de ses
mots et de ceux des médecins de son temps.
Ces manuscrits, comme plusieurs dizaines d'autres, écrits également par des détenus,
appartiennent tous au fonds que le Professeur Lacassagne a offert à la bibliothèque de Lyon.
Ils forment ce que nous qualifierions volontiers d'archives mineures du fonds Lacassagne :
l'archive mineure, c'est une archive seconde, une archive qui n'aurait pas la majorité, au sens
où elle n'aurait pas pu exister comme archive sans l'archive majeure à laquelle elle est
attachée. L'archive majeure ce serait celle de l'auteur (ici, celle d'un savant) ; l'archive
mineure, ce serait peut-être, le fond de la boite, ce que l'on n'a pas choisi d'abord d'archiver, ce
qui était là et que, dans le processus d'archivage, on a pris avec. L'archive mineure, archive
rebut, chute, rushes, poussière.
Pourquoi, à côté des écrits des plus éminents médecins et psychologues de la Belle-Epoque,
des recherches les plus avancés d'anthropologie criminelle, ces archives mineures furent-elles
recueillies et conservées, cette lettre d'un bagnard à son médecin, cette autobiographie d'un
inverti, ce cahier de chansons d'un prisonnier... ? Quelles fonctions leur assignait-il ? Quelle
recherche motiva la constitution de ces collections que Lacassagne passa presque entièrement
sous silence toute sa carrière ?
Ces archives enfouies qui ne semblent conservées que par la présence proche d'un gisement à
forte valeur, forment, pensons-nous, le socle de l'œuvre de ce médecin, révèlent, lues
ensemble, moins le sens d'un regard que l'âme des recherches d'Alexandre Lacassagne autour
du crime.
Le souci de l'infime
La présence au sein des collections du fonds Lacassagne de manuscrits émanant d'individus
ordinaires, et notamment de fragments d'écrits, ici une lettre, là une chanson, ailleurs un
240 Ms 5366
162
dessin, relève d'abord d'une approche commune à tous les travaux du médecin. Ces
collections s'inscrivent en effet dans ce que nous pourrions qualifier d'attention continue non à
ce qui est caché, mais à ce qui se dérobe d'abord au regard par son caractère minime. Non une
invisibilité de fait, mais une invisibilité sociale et épistémologique. Bien qu'il ne soit pas
propre à Lacassagne - bon nombre de ses collègues partagent cette même attention - ce souci
de l'infime est constant dans ses recherches qu'il s'agisse de ses travaux d'expertise,
d'anthropologie criminelle ou d'histoire médicale. Pour Lacassagne, les objets d'études à
privilégier dans ses enquêtes seraient ainsi des objets secondaires : les taches sur le tissu,
l'événement banal dans la vie du grand homme, le signe tatoué sur le corps.
Tâches,
En 1895, en collaboration avec le docteur Florence, Lacassagne publie une singulière étude
consacrée à l'expertise d'une relique : une pièce de tissu ayant appartenu au Christ, la tunique
d'Argenteuil (Florence et Lacassagne 1895).
Depuis le début des années 1880, un vive polémique opposait au sein de l'évêché de
Versailles, les paroissiens d'Argenteuil et ceux de Trèves, ces derniers prétendant posséder
eux aussi une sainte tunique. L'évêque de Versailles demanda alors à une première série
d'experts de se prononcer sur l'identité de cet objet. Un chimiste, un pharmacien et le directeur
des teintures de la manufacture nationale des Gobelins vinrent examiner la relique et
convinrent que la tunique d'Argenteuil était authentique.
Mais la polémique continua et l'évêque proposa au savant lyonnais de mener une contre-
expertise. Lacassagne conclut au caractère “ pas assez scientifique ” de la première étude en
montrant que si l'histoire de la tunique, telle qu'elle avait été reconstituée, semblait bien
accréditer son authenticité, un examen de celle-ci, mettait en évidence l'impossibilité de
valider la thèse selon laquelle elle aurait appartenu au Christ. L'analyse de Lacassagne se
basait principalement sur l'analyse des quelques tâches de sang qui couvraient un pan du
vêtement. L'expert montrait que la clé de l'énigme tenait dans ces minuscules points mais
qu'en l'état des connaissances et compte tenu de leur altération il était impossible de trancher.
Traces,
163
Comme bon nombre de ses collègues du second XIXe siècle, Lacassagne s'intéressa
passionnément à l'histoire, et notamment à l'histoire de la médecine mais dans une perspective
inverse de celle qui était traditionnellement pratiquée : il ne s'agissait pas de dresser l'histoire
des théories et des pratiques médicales mais de faire une véritable médecine de l'histoire, et ce
à travers l'analyse de cas, ceux des grandes figures. Son intérêt se concentra en particulier sur
la Révolution française241 et Jean-Paul Marat le passionna : il rassembla l'une des plus
importantes collections de documents relatifs à ce personnage, avec plus de 500 pièces
comprenant ses œuvres médicales et scientifiques, philosophiques, sociologiques et
politiques, les journaux qu'il dirigea, ses placards, ses pamphlets, ses œuvres posthumes, sa
correspondance publiée et plusieurs autographes ainsi qu'une grande quantité de travaux ou
documents relatifs à ce médecin révolutionnaire. En 1891, il consacre un article à son
assassinat (Lacassagne 1891).
Suivant la perspective ouverte par le Dr A. Cabanes, dont il préfacera l'un des ouvrages
(Cabanes 1901), Lacassagne produira quelques travaux dont un livre inédit avec le Dr H.
Chartier en 1889 portant sur les Caractères, passions et criminalité sous les Antonins. A partir
des archives mais aussi de l'ensemble des travaux biographiques produits, Lacassagne revisite
le passé et cherche à établir des diagnostics sur les "grands hommes".
Le cas de Jean-Jacques Rousseau, sur qui ces médecins furent très prolixes, attira aussi le
regard de Lacassagne ; il lui consacre plusieurs publications (notamment Lacassagne 1913). A
chaque fois, la méthode est la même : à partir d'éléments biographiques, ou parfois des écrits,
le médecin traque la trace d'un événement médical qui, au regard des connaissances
contemporaines, peut être interprété comme un symptôme.
Marques,
Inscrit pendant de longues années sur les la liste des experts auprès du tribunal de Lyon,
Lacassagne effectua de nombreuses expertises. Ainsi, lorsqu'en décembre 1898, la veuve
Foucherand était retrouvée morte à son domicile rue de la Villette à Lyon, Lacassagne fut
immédiatement désigné pour procéder à l'autopsie du cadavre ; arrivé sur les lieux, le médecin
241 600 pièces l'ont pour sujet
164
constata : “ Le corps de la femme foucherand est dans la première pièce, allongé à terre, dans
le décubitus dorsal. les jambes sont écartées, les jupes relevées : on voit en effet l'extrémité
inférieure des cuisses. la main droite est au bas de la poitrine, le bras gauche est étendu à
angle droit, la main relevée et en pronation. A la gauche du cadavre est une bouteille vide
ensanglantée. près du sommet de la tête, un paquet de huit raves blanches a été posé. Tout
autour une grande quantité de sang. Il y a deux chaises renversées. sur le chambranle de la
porte qui communique avec la chambre à coucher, il y a des taches de sang, par projection, à
une hauteur de 1 m 60 à 1 m 70. Nous relevons aussi une tache semblable sur un journal qui
est placé sur le comptoir. Dans la chambre à coucher, il y a un grand désordre : tout a été
bouleversé, le placard et l'armoire vidés. Le lit n'a pas été défait, mais sur le drap replié se
trouvent des matières fécales, assez dures, constituant un amas unique ” (Lacassagne 1901 :
33-34).
De retour à son laboratoire, Lacassagne examina le cadavre et repéra à sa surface les taches de
sang, les ecchymoses, les empreintes suspectes et les plaies. Puis il se livra à l'examen des
organes internes au cours duquel il releva les ecchymoses internes, les fractures et les
hémorragies. L'expert examina alors la bouteille ensanglantée retrouvé près du cadavre : elle
ne portait aucune empreinte. L'examen achevé, Lacassagne rédigea son rapport au Juge en y
détaillant les circonstances du crime : la victime avait été d'abord étranglée, puis ayant perdu
connaissance, allongée à terre, elle aurait été frappée à coups de bouteille sur la tête ce qui
aurait entraîné sa mort. La strangulation comme les fractures du crâne seraient le fait de
plusieurs meurtriers. Enfin, grâce aux parasites contenus dans le bloc fécal trouvé dans la
chambre, preuve avait été faite de la présence de Gaumet sur les lieux du crime.
A l'image de l'affaire de la Villette, ici évoquée, l'expertise est pour Lacassagne, comme pour
ses collègues experts, un moment d'intense observation des marques laissées par les assassins
tant sur le corps des victimes que sur les lieux du crime ; une fois rassemblées, elles forment
système sous l'œil du médecin et écrivent le récit du crime.
et signes.
Avant d'obtenir la chaire de médecine légale de Lyon, Lacassagne passa de nombreuses
années en Algérie ; à Sétif, au contact du IIe Bataillon d'Afrique et des pénitenciers militaires,
il commença à s'intéresser aux tatouages, objet qui ne cessa jusqu'au terme de sa carrière de le
165
captiver. Il constitua auprès des hommes qu'il côtoyait (des individus ayant subi une
condamnation pour désertion, pour ventes d'effets, pour vol à un camarade) une importante
collection de 1 600 tatouages (Lacassagne, année ?). Chaque tatouage était recopié sur le
corps du détenu à l'aide d'un crayon et d'une toile transparente, puis collé sur un carton au
verso duquel le médecin notait les noms et prénoms du tatoué, le lieu de naissance, la
profession et l'instruction, la date des tatouages, l'âge, le procédé employé, le nombre de
séances, leur durée, des renseignements sur le tatoueur, une description des tatouages, leur
siège, leur coloration et ses changements... et enfin la moralité du tatoué.
Il publie un premier article sur ce thème dès 1881 ; la visée est double : d'une part, montrer à
ses collègues l'intérêt médico-légal des tatouages, d'autre part, encourager le principe de
collection. Lacassagne estime en effet que le tatouage est l'un des éléments pouvant service à
l'identification des criminels : “ le grand nombre de tatouages donne presque toujours la
mesure de la criminalité du tatoué ou tout au moins l'appréciation du nombre de ses
condamnations et de son séjour dans les prisons ”. La constitution d'une collection permet en
outre d'appréhender, selon Lacassagne, toute une géographie corporelle du tatouage. Ainsi, “
sur le ventre, au dessous du nombril, se trouvent presque toujours des sujets lubriques, des
inscriptions pornographiques telles que Robinet d'amour, Plaisir des dames, Venez
Mesdames, au robinet d'amour, Elle pense à moi. ”
Lacassagne poursuivit cette enquête sur le tatouage en étudiant notamment cette pratique chez
les “ primitifs ”242 avec ce même souci de traquer non seulement l'objet tatouage mais les
pratiques qui l'entouraient. Grâce aux travaux de nombre de ses collègues, en France et à
l'étranger, il parvint à faire du tatouage un véritable objet d'études.
Qu'il s'agisse des gouttes de sang sur la tunique d'Argenteuil, des événements minimes dans
les derniers mois de la vie de J.J. Rousseau, des parasites de Gaumet ou encore du tatouage
d'un soldat du Bataillon d'Afrique, le regard de Lacassagne se pose sur ce qui bien que visible
n'était pas encore intégré dans le champ de vision de ses contemporains, parce que relevant du
secondaire, ou encore d'un arrière-plan. La présence des écrits de prisonniers dans ses
collections participent de la même perspective : l'infime comme lieu de connaissance.
242 A. Lacassagne, AAC
166
Une anthropologie de la prison
Si Lacassagne accumula dans les étagères de sa bibliothèque les cahiers de nombreux détenus
de Saint-Paul, c'est que s'esquissait en cette fin de XIXe siècle une véritable anthropologie de
l'enfermement. Lacassagne et ses contemporains prirent conscience que la prison était
devenue un lieu social aussi pernicieux que la rue, un lieu avec ses codes, son langage, ses
pratiques. L'inquiétant peuple des prisons était mal connu et il revenait aux anthropologues du
crime de mettre en lumière ses coutumes. Cette “ culture ” de la prison, Lacassagne, comme
son collègue Lombroso, chercha à la saisir à travers les écrits de toutes sortes laissés par les
détenus en détention, à travers en somme l'univers graphique de la prison. Des murs des
prisons aux livres de leurs bibliothèques, des biftons que les prisonniers s'échangent aux
lettres qu'ils envoient à l'administration ou à leurs cahiers personnels, Lacassagne et ses
collègues entreprirent de dresser un tableau de la société “ inquiétante ” des détenus.
Si les analyses de Lacassagne sur le tatouage participaient du souci de l'infime, elles jouèrent
également un rôle dans cette anthropologie de l'enfermement. Le médecin, en effet, ne se
bornait pas à étudier une pratique, il étudia en détail son sens en reprenant les méthodes que
d'autres menaient sur les peuples primitifs. A la géographie corporelle du tatouage, il ajouta
l'esquisse d'une véritable grammaire du tatouage des prisonniers. Lacassagne dressa ainsi une
typologie des tatouages des prisons : emblèmes patriotiques, militaires, symboliques,
amoureux et érotiques, professionnels... inscriptions. Au sujet de ces dernières, Lacassagne
notait : “ Ces inscriptions sont tout à fait caractéristiques. Ce sont des sentences, des formules,
des proverbes, des dates commémoratives rappelant la date de naissance; de tirage au sort, le
numéro de conscription, de matricule, la date du tatouage, le jour où il a été condamné. ”
Palimpsestes
Mais le corps n'était pas le seul lieu d'inscription de cette “ culture ” de l'enfermement : les
murs des établissements, les marges des livres des bibliothèques pénitentiaires, les cruches et
les planches de lit portaient chacun un lot d'informations sur les prisonniers.
Cesare Lombroso à Turin constitua la pratique du palimpseste en véritable sujet d'étude qui,
dit-il, pouvaient “ fournir de précieuses indications sur l'état moral et psychologique de cette
167
classe infortunée, qui vit à nos côtés, sans que nous connaissions bien ses vrais caractères ”
(Lombroso 1905 : 1). Le médecin italien collecta plus de 800 palimpsestes en détention (299
sur les murs, les cruches, etc. et 510 sur les livres) qu'il donna à lire dans la première partie de
l'essai qu'il consacra à ce sujet. Les palimpsestes étaient ordonnés thématiquement : les
camarades, la justice, le détenu, le délit, la prison; passions, religion et morale, le livre,
politique, lyriques... Cette anthologie dans laquelle l'intervention du médecin se limitait à
l'agencement, formait un long manuscrit à voix multiples, une sorte de journal de la prison
Mais le projet de Lombroso était aussi de caractériser ces écrits et afin d'offrir des éléments de
comparaison il collectionna près de 1200 écrits hors des prisons. Lombroso rassembla
également à partir des travaux de ses collègues étrangers (et notamment français) d'autres
collections d'écrits de prisonniers ainsi que des palimpsestes d'un asile pour les prostituées.
Littératures des prisons
Lombroso et Lacassagne firent donc de la prison un véritable terrain d'enquête ; tandis que le
savant italien rassemblait des autobiographies de brigands notamment calabrais, Lacassagne
collectionna plusieurs dizaines de cahiers de prisonniers de Saint-Paul. Ces documents que
Lacassagne garda inédits dessinaient encore un autre aspect de la vie quotidienne en détention
: à mi-chemin entre la correspondance et l'aide-mémoire, ces 56 cahiers donnaient à voir
l'appréhension du temps par les prisonniers. Ils étaient en effet souvent l'occasion de rédiger
des souvenirs mais également de se projeter dans un avenir, celui de la libération, tout en
témoignant de l'ennui du temps présent. Sur les pages de ces cahiers, on trouvait ainsi des
calendriers individuels (de l'entrée en détention au terme de la peine), des comptes du pécule,
des brouillons de lettre aux familles.
Mais cette série de cahiers donnait également à voir aux criminologues tout un rrépertoire de
pratiques collectives. Ainsi, lus ensemble, ils formaient une anthologie quasi exhaustive des
chansons de prisonniers de la Belle-Epoque ; on pouvait y repérer des variantes, la récurrence
de certains thèmes. C'était aussi le cas des poèmes, hymnes silencieux des prisonniers, que
l'on retrouvait d'un cahier à l'autre. Lacassagne était particulièrement sensible à ces pratiques “
artistiques ”, connaissant les travaux de ses collègues aliénistes sur l'art des fous. Et sur le
modèle de la littérature des asiles, comme bon nombre de ses collègues, il reprit la désignation
de littérature des prisons.
168
Littérature du bagne
Le terrain d'investigation du médecin ne se limita pas à la prison Saint-Paul ; l'intérêt de
Lacassagne pour ces documents fut vite connu, d'autant plus que la revue publia assez
régulièrement des études reprenant cette perspective, et la bibliothèque de Lacassagne
témoigne des nombreuses contributions qui lui furent envoyées. Ainsi, le professeur lyonnais
reçut-il de son collègue en poste au bagne de Cayenne un ensemble de documents que ce
dernier avait recueillis. A la différence des cahiers de Saint-Paul, il s'agissait majoritairement
de demandes écrites envoyées au médecin soit pour obtenir un rendez-vous, soit pour
favoriser le reclassement d'un bagnard, soit enfin pour faire état de problèmes de santé. Joint à
cet ensemble, Lacassagne conservait plusieurs écrits de bagnards aliénés. La visée de telles
collections, désignées comme "Littérature du bagne", rejoignait celle des études des aliénistes
; le document témoignait plus de la maladie que de la vie au bagne. En revanche les lettres
montraient des pratiques et l'intéressant regard des détenus sur leur corps. elles constituaient
de petits autoportraits.
Lacassagne, expert des cadavres, avait un grand attrait pour les écrits des criminels qu'il
côtoya ; il partageait probablement avec bon nombre de ses collègues une croyance en
l'écriture. Elle serait porteuse de vérité. De manière quasi fétichiste, le médecin collectionnait
également des autographes (Diderot, Marat, etc...). Ce goût de l'archive que l'on retrouve
également dans ses précis de médecine légale où il encourage les experts à consulter
l'ensemble des écrits de la personne qu'il examine (ses écrits avant et après les faits), fut ainsi
central dans cette entreprise d'enquête sur les prisons vues de l'intérieur.
Constituer le sujet observé en producteur de savoir
Il est une dernière raison à la présence de ces écrits ordinaires au sein des collections du
savant lyonnais : si ces archives mineures furent conservées c'est que, pour Lacassagne, elles
dessinaient la voie d'une nouvelle méthodologie, d'une façon absolument inédite de penser la
169
production de connaissance en sciences sociales. Comme on le verra à travers deux exemples,
Lacassagne décida, à la fin des années 90, d'utiliser les criminels non plus seulement comme
des corps sur lesquels on prélevait des tatouages mais comme des sujets capable de produire
du savoir sur eux-mêmes ou sur leurs condisciples. Le sujet demeurait un cas mais son propos
pouvait participer de la production d'un savoir. Le sujet observé collaborait avec le savant.
Des autobiographies
Entre 1896 et 1909, Lacassagne profitant de ses visites régulières à la prison Saint-Paul, et
avec le soutien du personnel de l'établissement mit en place un dispositif singulier : il
proposait à certains détenus dont il savait qu'ils écrivaient de rédiger leur récit de vie243.
Cette initiative de Lacassagne était directement en lien avec l'avancée de ses travaux : en
mettant en avant l'influence du milieu social sur la criminalité - “ la société a les criminels
qu'elle mérite ” - le savant faisait du parcours individuel l'une des clés d'intelligibilité du
crime. Non seulement ces textes l'informaient sur l'histoire familiale du sujet mais, en outre,
ils lui offraient de nombreux éléments sur sa scolarité, son entrée dans le monde du travail
(l'apprentissage), sur la manière dont le premier séjour en prison s'était déroulé… Toute une
partie cachée, silencieuse de la vie des criminels s'y faisait jour et venait nourrir les thèses du
professeur.
Le médecin instaurait avec le prisonnier un pacte : il s'engageait à lire son autobiographie, si
son auteur acceptait d'y livrer avec la plus grande sincérité possible les secrets de son
existence. Si ce dispositif reprenait en grande partie celui de l'aveu ou même de la confession,
il s'en différenciait par le cadre de production de ces textes. Lacassagne n'en faisait aucun
usage judiciaire ; il s'agissait en prenant la plume d'enrichir le savoir scientifique sur le crime.
C'est probablement cette fonction qui motiva fortement les dix détenus qui se livrèrent à cette
entreprise. Les titres qu'ils choisirent de donner à leurs textes témoignent bien de ce souci : “
État mental et psychologique d'un inverti parricide ”, “ La vie d'une femme galante ”. Dans
leurs récits, les scripteurs s'employaient parfois à reprendre les formes du discours savant
(notes de bas de page, description clinique du crime...) ; certains, jouant le jeu complètement,
discutaient les thèses criminologiques ; d'autres constituèrent sur leurs cas de véritables
mémoires où ils évoquaient successivement leurs antécédents héréditaires, l'influence du
243 Sur ce dispositif, voir Artières 2000.
170
milieu social sur leurs destins, le rôle de la prison, etc. Lacassagne ne se privait d'ailleurs pas
de leur poser des questions très précises : ainsi interrogeait-il Charles Double sur l'influence
de l'enfermement cellulaire sur sa personnalité, où Vidal, le tueur de femmes, sur ses
pratiques sexuelles solitaires. Les prisonniers y répondaient avec plus ou moins
d'enthousiasme mais toujours se pliaient aux demandes du professeur ; le parricide Carron
rédigea même une synthèse de son autobiographie afin de rendre plus facile son usage pour
Lacassagne et ses collègues.
Un dictionnaire d'argot
Le cas d'Emile Nouguier, jeune apache condamné à mort en 1899, est plus caractéristique
encore de cette tentative de Lacassagne de rapprocher savoir profane et savoir scientifique.
Au cours de sa détention, Nouguier, en outre auteur d'un magnifique journal de détention, lit
le dictionnaire d'argot de Delessale. Estimant ce travail erroné et caduc, il entreprend, à la
demande de Lacassagne, d'en relever page après page les erreurs et d'y ajouter de nouveaux
mots. Puis sur un cahier indépendant, il établit son propre dictionnaire d'argot, qui s'ouvre par
une contre-préface à celle du dictionnaire de Delessale. Enfin, Lacassagne, aidé de son
collègue Thoinot, constitue sur fiche un dictionnaire d'argot où il intègre de nombreux termes
définis par Nouguier. Bien que n'ayant pas été publié, cet ultime dictionnaire, somme des
savoirs du criminologue et du prisonnier, servira aux membres du laboratoire de médecine
légale que dirige Lacassagne.
En faisant de Nouguier l'informateur principal de ses recherches, Lacassagne rompt donc un
grand partage, celui qui sépare le savoir scientifique du savoir profane, et l'on peut supposer
qu'il utilisa le même dispositif lorsque des détenus lui remirent leurs cahiers de chansons. Ce
travail de collaboration, Lacassagne l'amorça dès le milieu des années 1890 en publiant Les
impressions d'un condamné : un détenu y décrivait la vie au sein de la prison en dressant le
portrait de quelques criminels qu'il avait côtoyé, mais il s'agissait moins de produire des
informations que de confier le regard sur les détenus à l'un d'entre eux. Il s'agissait d'une
entreprise de délégation et non de collaboration.
Mais ce que Lacassagne fit avec Nouguier ou avec les prisonniers autobiographes témoigne
probablement d'une rupture dans les procédures d'enquête. Jusqu'alors le sujet observé n'était
que très rarement associé à la recherche scientifique, ici, comme dans d'autres cas
171
contemporains, la parole du marginal fait savoir. Il est en ce sens particulièrement intéressant
de noter que quelques années plus tard, les sociologues de l'école de Chicago usèrent d'une
méthode très comparable pour leurs travaux sur la délinquance urbaine.
On voit ainsi comment des documents annexes, des archives mineures, constituent, au sein
des archives d'un médecin, la clé de compréhension de l'entreprise générale de celui-ci ;
comment s'y font jour, implicitement, non seulement des pratiques, des méthodes mais aussi
l'âme d'une recherche. Le cas des collections d'écrits ordinaires du professeur Alexandre
Lacassagne n'est probablement pas unique ; songeons ici à un autre cas, celui de Michel
Foucault. Dans les archives déposées du philosophe, aux côtés des conférences, préfaces,
cours et autres entretiens244, furent conservés de nombreux écrits de détenus, reçus par l'auteur
de Surveiller et punir, au moment du Groupe d'Information sur les Prisons. Autobiographies,
lettres, journaux de prisonniers des établissements français du début des années 1970 forment
un ensemble précieux sur les luttes autour de la détention à cette période ; la présence de ces
documents révèle surtout - comme M. Foucault le dit lui-même dans un entretien
contemporain à Radio-Canada - l'un des axes de sa recherche, une analyse de la prise de
parole, et plus largement une réflexion sur la question “ qu'est-ce que parler ? ” ; ces paroles
de détenus font ainsi écho aux paroles des fous qui jalonnent l'Histoire de la folie, aux
archives de La Vie des hommes infâmes, au Mémoire de Pierre Rivière ... Tout se passe
comme si l'archive mineure, l'archive de l'autre, constituait un fond de carton qui réfléchirait,
à la manière d'un miroir, tout ou partie de ce que ce carton contiendrait.
Références bibliographiques
Artières P., 2000. Le Livre des vies coupables, Paris, Albin Michel.
Cabanes A. (Dr), 1901. Les Morts mystérieuses de l'Histoire. Souverains, de Charlemagne à
Louis XVI, ville, éditeur. [*427714]
Florence et Lacassagne (Drs), 1895. La Tunique d'Argenteuil. Etude médico-légale sur son
244 les archives M. Foucault sont déposés à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (9, rue Bleue, 75009 Paris)
172
identité, Lyon, Storck.
Lacassagne A., 1891. “ La médecine légale dans l'histoire : l'assassinat de Marat. Blessure,
autopsie, embaumement ”, 16 p. [135476] publié ou non? Si oui dans quelle revue ?
Lacassagne A., 1913. "Les dernières années et la mort de Jean-Jacques Rousseau" publié ou
non? Si oui dans quelle revue ? [135758]
Lacassagne, A, 1901. "Affaire de la Villette", Archives d'anthropologie criminelle, 16e année,
n°91 : 33-34. (Il s'agit des pages de la citation, il faudrait les pages de l'article)
Lacassagne A., année ??. "Recherches sur les tatouages et principalement du tatouage chez les
criminels", Annales d'hygiène publique, 3e série, Tome V, n°4 : 289-304.
Lombroso C., 1905. Les Palimpsestes des prisons, Paris, Maloine.
Les impressions d'un condamné 1890 (manque le reste de la référence)
Les archives improbables de Paul Sébillot
Claudie Voisenat
Tout a commencé il y a bien longtemps, lorsque je travaillais dans un musée où, faute de
place, mon bureau avait été installé dans le centre de documentation. Sur le rayonnage qui me
faisait face, occupant à eux seuls toute une étagère, Sébillot et Rolland alignaient leurs
volumes. Deux noms pour moi indissociables, réunis jusque dans la matérialité des ouvrages,
publiés chez le même éditeur (Maisonneuve et Larose), de même format, ne différant que par
la couleur de leur couverture toilée, bleu clair pour Sébillot, bleu plus soutenu pour Rolland et
par leur nombre, quatre pour le Folklore de France de Sébillot, plus de douze pour la Faune
et la Flore de Rolland.
De Rolland et Sébillot, je ne savais rien, et ne souhaitais d’ailleurs rien savoir de plus.
Mais, certains jours de rêverie j’allais me perdre dans ces oeuvres. Elles me séduisaient
comme m’ont toujours séduite les dictionnaires et les encyclopédies, par leur le réel. J’y
faisais de véritables promenades naturalistes, allant herboriser à travers les pages de deux
folkloristes dont les livres avaient été écrits presque un siècle auparavant. Curieux monde que
173
celui de ces deux auteurs, habité par la nature dans toute sa matérialité, les plantes, les
animaux, les eaux, les météores, les rochers... mais une nature essentiellement saisie à travers
le langage, les mots qu’on emploie pour la désigner, les récits qui la concernent ou les
pratiques auxquelles elle donne lieu. Curieux monde qui nous confronte à une sorte de
présence-absence de l’homme. Absence de l’homme social, omniprésence du regard et des
énoncés de langage de l’homme sur la nature245.
Les années ont passé. Je n’avais jamais relu ni Sébillot, ni Rolland lorsque je décidai,
dans le cadre du programme sur les Sources de l’ethnologie de la France initié par la Mission
du patrimoine ethnologique et l’ethnopôle GARAE (Carcassonne), de me consacrer à Paul
Sébillot. L’ampleur de son œuvre, son ambition véritablement scientifique, son travail
éditorial à travers la Revue des Traditions populaires ou les collections qu’il a dirigées chez
Maisonneuve, son engagement républicain, son rôle de fédérateur de folkloristes jusque là
dispersés, ses liens avec la société d’anthropologie, mais aussi ses conflits avec le celtiste
Henri Gaidoz et ses relations ambiguës avec Eugène Rolland, m’avaient entre-temps
convaincue qu’il s’agissait d’un personnage-clé pour la compréhension de l’histoire de
l’ethnographie et des relations intellectuelles et institutionnelles entre folklore et
anthropologie à la fin du XIXe siècle.
Je pensais alors trouver pléthore d’archives, celles de Sébillot lui-même, dont le fils
avait, sans grand talent d’ailleurs, un temps continué l’œuvre, celles de la Société des
Traditions populaires, de la Revue du même nom... Mais tout semblait se passer comme si
Sébillot avait disparu sans laisser aucune trace clairement identifiable de son activité pourtant
considérable. Point d’archives ou si peu dans les dépôts classiques. Il fallut alors commencer
la longue traque des archives familiales, des archives d’associations, des correspondances...
véritable travail d’enquête policière, chasse au trésor dont on finit par se convaincre qu’elle
n’aboutira à rien sans que l’on puisse se départir de l’espoir tenace de mettre au jour un
gisement oublié. Et le statut de l’archive est si étrange, son deuil si impossible, que l’on
finirait même par soupçonner celui qui vous affirme qu’il n’en existe pas de mentir pour celer
ses informations et les exploiter pour son propre compte. Bref, la chasse à l’archive a
tendance à rendre le chercheur nettement paranoïaque et il convient de s’y livrer avec une
certaine circonspection. Après quelques temps passés à contacter le Collège Paul Sébillot de
Matignon qui a ouvert un site Web, à essayer d’obtenir un rendez-vous avec le Président de la
Société des amis de Paul Sébillot, à retrouver la trace de la descendante de mon grand
245 Encore que Sébillot soit le premier folkloriste à caractériser le milieu professionnel où il recueille ses informations : les marins, les paysans, les travailleurs des mines, les artisans...
174
homme... j’en arrivai, à m’interroger sur le statut même de l’archive, sur les caractéristiques
de sa constitution, sur l’intérêt de sa quête246 et sur les mérites respectifs de l’archive et de
l’imprimé qui, quoique moins séduisant, n’est pas sans efficacité dans l’entreprise de
reconstitution historique.
L’archive présente en effet un certain nombre de caractéristiques qui lui confèrent une
valeur toute particulière : la rareté, la mise en contact quasi physique avec des individus
parfois depuis longtemps disparus, la possibilité dans le cas d’un romancier ou d’un savant de
reconstituer l’atelier de sa pensée, celle de pénétrer son intimité, bref, tout ce qu’Arlette Farge
appelle si heureusement “ l’effet de réel ” (Farge, 1989 : 18)... Mais il existe des documents
imprimés qui, dans une moindre mesure, présentent ces mêmes caractéristiques : il s’agit des
revues, des bulletins, des mémoires et des autobiographies, des nécrologies... tous documents
produits par un individu ou un groupe d’individus pour attester de ses activités. Liste des
ouvrages reçus, liste des correspondants de la société, compte-rendu de réunions,
questionnaires d’enquêtes, appels à contributions, querelles par lettres ouvertes interposées...
peuvent tout aussi bien se retrouver dans les archives d’une société savante que dans les pages
de la revue qu’elle anime. Certes, on n’a rien ici qui ressemble à “ l’effet de réel ”, l’imprimé
est enfermé dans sa froideur reprographiable, pas de tâche d’encre sur un manuscrit, pas de
ratures, pas de notes prises à la volée, mais des informations normées, calibrées, triées,
obéissant à une logique de genre, celle des revues de l’époque.
Par comparaison, l’archive, elle, semble plus spontanée, permettant d’entrer dans la
vie de l’autre comme par effraction. Comme figée par la mort de celui qui l’a produite, elle
devrait donner l’état de la pensée brute de l’individu, telle qu’il ne la destinait qu’à lui-même.
Mais cette idée même pose la question de l’adresse de toute écriture. Les Cahiers Noirs de
Jules Mommeja, déjà prêts pour la publication mais demeurés à l’état de manuscrits et
conservés aux Archives Départementales de Montauban, sont-ils vraiment différents de ce
qu’ils auraient été une fois publiés (Moulinié, à paraître)? De fait, la plupart des archives sont
préparées par ceux qui les produisent. C’est la cas des archives de l’Etat, mais c’est aussi
valable pour les auteurs, et même pour les autobiographes (Iuso, 1997). Lorsque Victor Hugo
lègue ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale, il le fait volontairement, inaugurant
d’ailleurs un véritable changement de statut de l’écriture de la poésie et du roman. De fait,
l’archive est beaucoup moins spontanée qu’on ne voudrait le croire, même s’il faut compter
avec sa masse, sa force d’inertie qui empêche de totalement maîtriser ce que l’on choisit ou
246 Tout se passe comme si, à un moment donné, la quête de l’archive devenait une fin en soi, une sorte d’énigme policière à résoudre, indépendamment de ce que l’on espère trouver dans les documents ainsi mis au jour. Voir Zonabend (2001).
175
non de conserver.
Il est cependant incontestable que dans l’archive “ brute ”, dans son foisonnement, le
chercheur opère sa propre sélection, différente sans doute de celle que les acteurs de l’époque
avaient faite dans les revues, différente aussi de celle que fera un autre chercheur dans
quelques décennies. L’archive, c’est le réservoir qui permet à l’histoire de se faire et de se
défaire, de se refaire sans cesse. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que l’archive est elle-
même le produit d’une époque, produite en tant qu’archive par une société et par des hommes
conscients de ce qu’ils conservaient et des finalités de cette conservation. Dans la plupart des
cas en effet, il n’est pas d’archive sans volonté d’archiver - qu’elle soit le fait de l’Etat, d’une
institution, d’un individu ou de ses descendants - sans la conscience de l’impérieuse nécessité
de garder trace d’un passé dont on a été, fut-ce par procuration, l’acteur. Dans le cas d’un
individu, cette posture même de postulant à l’archive mérite d’être interrogée. Choisir de
transformer ses “ papiers ” en archives c’est à la fois affirmer l’importance de son rôle
historique, préparer pour la postérité une image de sa vie et de son travail tout en prenant le
risque que des interprétations ultérieures viennent la contrarier.
Ce travail sur soi, cette réflexion sur son passé, sur les traces qu’il convient d’en
laisser, on sait de source sûre que Sébillot s’y est trouvé confronté dans les dernières années
de sa vie. De 1912 à 1914, il tente de rendre indubitable l’importance de son rôle historique
dans la constitution de ce qui apparaît alors comme une discipline prometteuse nommée
d’après son objet d’étude Folk-Lore ou Traditions populaires. Ce travail de reconstitution est
encadré par deux épisodes conflictuels. Il débute par la querelle qui, après la mort d’Eugène
Rolland, va opposer Paul Sébillot au celtiste Henri Gaidoz. Il prend fin, au moins pour ce que
nous en savons, au moment de la déclaration de guerre en août 1914, lorsque la publication
des Mémoires de Sébillot est brutalement interrompue, en même temps que la parution de
l’organe des originaires Le Breton de Paris qui en assurait la livraison hebdomadaire.
Or, dans cet effort intense pour avoir le dernier mot, pour fixer, pour la postérité, sa
version d’une histoire - la sienne propre en même temps que celle d’une discipline dont il
s’affirme le fondateur, l’enjeu étant justement de confondre les deux - la question de l’archive
est centrale pour Sébillot : l’archive comme trésor, comme preuve et comme tourment. Ce
n’est donc pas des archives de Paul Sébillot qu’il va être ici question - et pour cause -, mais
plutôt de son rapport complexe et ambigu à l’archive, de son souci de maîtriser un récit de
l’histoire et de la tension inévitable qui naît de la conjonction de ces trois données : l’histoire,
l’archive et la volonté d’un individu de se constituer comme sujet historique.
176
Paul Sébillot en personne
En 1912, Paul Sébillot a 69 ans247 ; il lui en reste six à vivre. Il est alors considéré
comme le “ Prince du folklore ”248 et jouit d’une notoriété incontestée qui paraît amplement
justifiée par l’inlassable travail accompli. En 1918, lors de son incinération249, le Dr G.
Papillault, professeur de sociologie de l’Ecole d’Anthropologie pouvait à bon droit prononcer
ces phrases élogieuses :
“ Les sympathies de bon aloi ne vous ont pas manqué dans votre vie si remplie et si
active. La Société d’Anthropologie vous a appelé à sa présidence et a demandé votre
concours dans une foule de ses commissions250. Des collaborateurs nombreux vous
entouraient dans cette Revue des Traditions populaires que vous aviez créée251. Vous
trouviez dans cette société littéraire et artistique que vous aviez fondée, La Pomme, des
amitiés précieuses de Bretagne et de Normandie252. Au Dîner Celtique, vous vous
rencontriez avec Renan. Au dîner de la Mère l’Oye, organisé par vous, vous vous
retrouviez au milieu des Folk-loristes dont une grande partie étaient vos élèves, et vous
saviez avec quelles marques d’estime l’Ecole d’Anthropologie vous recevait à son dîner
247 Paul Sébillot est né en 1843 à Matignon, dans les Côtes-d’Armor. Il descend par son père d’une lignée de médecins et par sa mère d’une famille d’avocats et de notaires. Dernier d’une fratrie de quatre garçons (les deux aînés sont beaucoup plus âgés, le troisième mourra en bas âge), il passe une enfance solitaire ponctuée par les promenades avec son père qui éveille ses premières curiosités naturalistes. Sa mère meurt lorsqu’il a dix ans au moment de son entrée au collège de Dinan. En 1862, il part, sans grand enthousiasme, faire des études de droit à Rennes, se conformant à la tradition familiale. Deux ans plus tard, sous prétexte de poursuivre sa formation, il vient s’installer à Paris. Il y fait la connaissance du peintre Francis Blin et en 1867 décide de s’inscrire à l’atelier de Feyen-Perrin, le “ peintre des Cancalaises ”. Ce sera, avec le journalisme et la politique, où il suit les traces de son ami puis beau-frère Yves Guyot (dont il épouse la sœur en 1873), son activité principale jusqu’en 1883. Il exposera quatorze de ses tableaux dans les Salons nationaux, le premier en 1870, le dernier en 1882. 248 Ce titre qui lui est décerné en septembre 1912 par Le Breton de Paris fait pendant à celui de “ Prince des poètes ” donné à Louis Tiercelin (BdP, 15 septembre 1912).249 Cette précision concernant ses funérailles n’est pas sans importance. Elle montre que jusqu’à la fin de sa vie, Sébillot resta fidèle à ses engagements idéologiques (matérialisme scientifique et libre pensée) et politiques (dans les rangs de la gauche républicaine). Il resta ainsi jusqu’au bout le compagnon de route des membres les plus radicaux de la Société d’Anthropologie : les Mortillet, Topinard, Hovelacque, Guyot… tous membre de la Société des Traditions Populaires en même temps que de la Société d’Autopsie Mutuelle. Son beau-frère Yves Guyot avait aussi joué un rôle important dans le combat pour la légalisation de la crémation (Dias 1991). 250 Il en est nommé vice-président en 1904 puis président en 1905. C’est sans doute par le biais de son engagement républicain et par l’intermédiaire d’Yves Guyot (homme de presse, économiste, député puis ministre, voir Albert 1980), que Sébillot a été amené à se rapprocher de la Société d’Anthropologie. 251 C’est en 1886 qu’il crée la Revue des Traditions populaires et la Société du même nom qui comptera parmi ses premiers membres Ernest Renan, le linguiste Gaston Paris, Ernest Hamy, conservateur du musée d’ethnographie du Trocadéro, des représentants de la Société d’anthropologie ainsi que les principaux représentants du folklore régional de l’époque : Frédéric Mistral, Jean-François Bladé, Achille Millien...252 Sébillot est très actif dans le milieu des originaires. Il créé dès 1877, avec R. Boursin (dit le Père Gérard) La Pomme, société artistique et amicale réunissant les Bretons et les Normands résidant à Paris. Il en est nommé président en 1878. A son initiative, l’association publie à partir de 1889 un bulletin mensuel également nommé La Pomme et fait paraître en 1894 les deux Annuaires de la Pomme.
177
mensuel. Une foule de sociétés de Folk-Lore vous ont décerné le titre de membre
honoraire ; la commission des monuments mégalithiques vous avait demandé votre
concours ; la Société des Gens de Lettres, la Société Linguistique vous avaient parmi
leurs membres ; vos contes bretons sont traduits dans les Anthologies Anglaises ; les
musées de votre Bretagne gardent quelques-unes de vos toiles et des musiciens ont
désiré ajouter le rythme de leur art à l’harmonie naturelle de vos vers. Vous avez donc
eu toutes les preuves d’estime de la part des indépendants et des compétents : que
pouviez-vous désirer de plus ? ”.
Il pouvait aussi ajouter, qu’en plus de cette considérable activité dans le domaine de la
sociabilité savante, Sébillot laissait une œuvre majeure, dont, surtout, ces quatre volumes du
Folklore de France, publiés de 1904 à 1907, où il a mis à profit toute une vie d’érudition, en
un vaste travail de synthèse des connaissances de l’époque, connaissances qu’il avait
d’ailleurs largement contribué à susciter dans le cadre de ses activités éditoriales253.
En 1912, Paul Sébillot est donc à l’apogée de sa gloire et se prépare à une vieillesse érudite et
quiète. Il s’est peu à peu retiré des affaires et la revue elle-même s’endort doucement : les
notices nécrologiques y sont de plus en plus nombreuses, les appels à cotisation de plus en
plus pressants tandis que, au hasard des articles et des comptes-rendus, de nouveaux noms
apparaissent, celui de Van Gennep par exemple, dont les analyses semblent ouvrir une ère
nouvelle. Fort de l’œuvre accomplie, Sébillot semble voir sans grand trouble sa page se
tourner. Quelque voie que prenne la discipline qui s’annonce, il est certain de s’en voir
reconnaître la paternité. C’est alors que le tome XI de la revue Mélusine vient troubler cette
sérénité annoncée.
Entre philologie et anthropologie
Mélusine (Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions & usages) est une revue à
253 Les quatre tomes sont chacun consacrés à un thème : Le ciel et la terre, la mer et les eaux douces, la faune et la flore, l’histoire du peuple et les monuments. Cet ouvrage, Henri Gaidoz lui-même le reconnaît, “ représente une masse énorme de lectures et de notes bien prises et bien classées... il tiendra lieu de toute une bibliothèque ”. Il fallait un “ grand zèle et une rare puissance de travail ” pour entreprendre cette synthèse (Gaidoz 1912a : 59). Il n’apprendra cependant rien aux folkloristes, s’empresse-t-il d’ajouter, “ car c’est un répertoire abrégé d’oeuvres qu’ils connaissent, et les enquêtes spéciales faites dans nos revues de folk-lore reparaissent ici, quoique sous forme de classement rédigé. Mais cet ouvrage s’adresse sans doute au grand public... Il résume surtout la Revue des traditions populaires que rédige M. Sébillot et qui lui a servi à provoquer et réunir une bonne partie des témoignages et documents avec lesquels est construit ce livre ” (Id.).
178
éclipse, fondée en 1877 par Eugène Rolland et Henri Gaidoz254. Rolland meurt en 1909,
Gaidoz annonce que ce numéro de 1912 sera “ probablement ” le dernier. Il le sera
effectivement. Curieux tome que celui-ci. Presque entièrement écrit par Gaidoz, il s’ouvre sur
une photographie de Rolland, prise en octobre 1900 et se clôt sur la table générale des onze
volumes qui forment la collection de Mélusine. Il présente surtout deux caractéristiques : tout
d’abord, on remarque que Gaidoz y consacre un nombre important de pages à dresser
l’inventaire d’une génération disparue, celle des fokloristes de la seconde moitié du XIXe
siècle, anciens collaborateurs de la revue. Il livre ainsi une série de portraits où se succèdent
Gaston Paris (1839-1903), Georges Doncieux (1856-1903), Anatole Loquin (1834-1903),
Jules Tuchmann (1830-1901), Valtazar Bogisic (1836-1908), Léopold-François Sauvé (1837-
1892), Eugène Lefébure (1838-1908), Samuel Berger (1843-1900), François-Marie Luzel
((1821-1895)... La plus conséquente de ces notices est, comme il se doit, consacrée à Eugène
Rolland (1846-1909), co-fondateur de la revue, mort depuis trois ans. On y remarque
également l’abondance des comptes-rendus bibliographiques, tous rédigés par Gaidoz et déjà
publiés les années précédentes soit dans le Polybiblion soit dans le Bulletin critique. L’auteur
ne cache d’ailleurs pas ces reprises pourtant bien éloignées de ses pratiques habituelles. Il les
justifie en expliquant que si Mélusine ne s’était pas interrompue en 1902 c’est tout
naturellement ses colonnes qui les auraient accueillis et que les republier est d’autant plus
justifiées que les deux autres revues s’adressaient à un tout autre public. Ces comptes-
rendus255 à eux seuls mériteraient une analyse détaillée, mais même à les parcourir rapidement
on en retire très nettement l’impression que, là encore, Gaidoz, le survivant, dresse son
tableau d’une période révolue, distribuant en quelque sorte les bons et mauvais points.
Henri Gaidoz ( 1842-19 ? ?) est un philologue, spécialiste des antiquités celtiques et
de la religion gauloise. Participant pleinement - aux côtés de Gaston Paris - de la nouvelle
école française de philologie, il sera nommé directeur pour la langue et la littérature celtique à
l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et fondera en 1870 la Revue Celtique qu’il dirigera
jusqu’en 1885. Membre de la Société des Antiquaires de France, c’est tout naturellement qu’il
se tournera vers le milieu très riche des folkloristes bretons et tout particulièrement vers
François-Marie Luzel avec lequel il entretiendra une correspondance suivie. C’est d’ailleurs
254 Mélusine durera alors un an. Ne rencontrant pas le succès escompté - Rolland pensait toucher un large public, sur le modèle du Magasin pittoresque dont la revue reprend d’ailleurs la mise en page en colonnes - Rolland arrête la publication. Elle reprendra de 1884 à 1901. S’interrompra à nouveau pour se clore enfin en 1912 avec le tome XI dont il est ici question. 255 Tout particulièrement intéressants sont les comptes-rendus en demi-teinte (c’est bien le moins que l’on puisse dire) des quatre volumes du Folklore de France de Paul Sébillot et des Rites de passage d’Arnold Van Gennep.
179
par son intermédiaire qu’il rencontrera Paul Sébillot en 1879. Les deux hommes vont un
temps collaborer. Ils publieront ensemble en 1882 dans la Revue Celtique une “ Bibliographie
des traditions et de la littérature populaire de la Bretagne ”, avant de faire paraître celle de
l’Alsace (Polybiblion, 1882), du Poitou (Zeitschrift für Romanische Philologie, VII, 1884),
des Frances d’Outremer (Revue de linguistique, XVIII et XIX, 1884-85) et de l’Auvergne
(Revue de l’Auvergne II, 1885)256. Ils publieront aux éditions du Cerf en 1884 Le Blason
populaire de la France qui devait être le premier tome d’une série intitulée La France
merveilleuse et légendaire qui ne verra jamais le jour. Paul Sébillot publiera seul, toujours au
Cerf en 1884 le second volume sous le titre Les Contes des provinces de France, avant de
renoncer à publier le reste. Que s’est-il donc passé en 1884 qui mit fin à la collaboration des
deux hommes ? L’hypothèse reste encore à vérifier257, mais c’est justement en 1884 que
commence la participation de Sébillot à la Revue L’Homme publiée de 1884 à 1887 par
Gabriel de Mortillet. Membre du comité de rédaction, il y fera paraître dix-huit articles qui
sont d’ailleurs parmi les plus intéressants de sa production et il fait partie des six
personnalités258, toutes membres de la Société d’Anthropologie de Paris, qui ont insufflé ses
orientations à la revue. L’Homme. Journal illustré des sciences anthropologiques, se donne
comme objet la connaissance complète de l’homme (histoire naturelle, ethnologie, sociologie,
linguistique, mythologie, géographie médicale, démographie) et veut servir de lien entre les
disciplines qui possèdent déjà toutes leurs propres organes spécialisés. Mais l’engagement de
la revue est tout aussi politique que scientifique. Elle se réclame du “ matérialisme
scientifique ” - ses membres sont pour la plupart des adeptes du scientisme et de la libre-
pensée - et veut “ contribuer à la fondation, non pas intellectuelle mais sociale, des sciences
anthropologiques ” (Richard 1989 : 233). Le militantisme politique de Sébillot n’est pas neuf,
c’est d’ailleurs la publication, en 1875, d’une brochure intitulée La République c’est la
tranquillité qui le mettra en contact avec Luzel, autre fervent républicain. Mais l’engagement
auprès de la Société d’Anthropologie de Paris est autre chose qu’un républicanisme de bon
aloi en ce milieu des années 1880. Lié à L’Homme, à la Société d’Autopsie Mutuelle, Sébillot
fait partie des courants les plus radicaux, politiquement et idéologiquement.
Dans le tome II de Mélusine, paru en 1884-85, Gaidoz ne semble pas avoir une
256 Je tiens ici à remercier chaleureusement Monsieur Fanch Postic du Centre de Recherche et de Documentation sur la Littérature Orale (Mellac, Finistère) qui mène actuellement des recherches sur la bibliographie foisonnante de Paul Sébillot et qui m’a donné accès aux très utiles documents de travail qu’il est en train de constituer. 257 C’est surtout le dépouillement systématique de la correspondance entre Luzel et Gaidoz qui paraît susceptible d’apporter quelques clartés nouvelles en la matière. 258 Les préhistoriens Adrien et Gabriel de Mortillet, Philippe Salmon, les physiologistes Fauvelle et Collineau et Paul Sébillot, qui, à eux seuls ont publié la moitié des travaux originaux (Richard 1989 : 234).
180
sympathie excessive pour les anthropologues et l’anthropologie :
“ Ce mot accaparé et dénaturé par des gens qui ne s’occupent que de crânes, d’os longs
et de cheveux, et qui y voient tout l’homme ”.
Sébillot, acerbe, répond dans le n°10 de l’Homme qu’il souhaite que les auteurs (Gaidoz et
Rolland, co-signataires de la préface)
“ … soient mieux informés pour le reste de leur cadre qu’ils ne le sont en ce qui regarde
l’anthropologie. A moins d’un parti pris, la lecture de n’importe quel bulletin de la
Société d’Anthropologie aurait montré aux éditeurs de Mélusine que les études
anthropologiques embrassent en réalité tout ce qui se rapporte à l’homme physique ou
moral, et le recueil lui-même où nous écrivons ces lignes est la meilleure preuve que
l’objectif du groupe est des plus étendus et des plus variés ”.
La rupture semble dès lors consommée et les contributions de Sébillot à la linguistique auront
désormais pour cadre la Revue de linguistique dirigée par Girard de Rialle, lui aussi membre
de la Société d’Anthropologie de Paris et rédacteur de L’Homme.
Est-ce bien là la seule raison de leur brouille ? La question reste ouverte mais, quoi qu’il en
soit, les années suivantes seront ponctuées de petites escarmouches. Sébillot omet de citer
Gaidoz dans des bibliographies, Gaidoz, dans ses comptes-rendus ne manque pas de louer le
talent de Sébillot pour les compilations, tout en soulignant que celui-ci n’apporte rien de bien
neuf et qu’il ne cesse de se répéter et de s’auto-citer. Bref, une animosité larvée continue de
séparer les deux savants. Et si l’on trouve Gaston Paris parmi les premiers adhérents de la
Société des Traditions populaires en 1885, aux côtés des membres de la Société
d’Anthropologie de Paris ou du Vicomte Hersart de la Villemarqué, on n’y trouve par contre
trace ni de Gaidoz, ni de Rolland, ni de Luzel.
La mauvaise fée de Sébillot
Que contient donc le tome XI de Mélusine qui soit de nature à troubler le “ premier des
folkloristes ” (Papillault 1918 : 88) ? Une longue notice, écrite comme toutes les autres par
Henri Gaidoz et consacrée à la vie et l’œuvre d’Eugène Rolland.
Né en 1846 et mort en 1909, Rolland est l’exact contemporain de Sébillot. Il est comme lui
issu de la bourgeoisie de province puisqu’il est originaire de Rémilly près de Metz. Il y
possède assez de biens pour consacrer sa vie à l’étude sans avoir à se soucier d’embrasser une
quelconque carrière. Venu à Paris en 1864 après ses études au Lycée de Metz, il fait partie en
181
1868 des premiers auditeurs de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes qui vient tout juste d’être
fondée par Victor Duruy. Il s’y inscrit aux cours de sanscrit et d’arabe et s’oriente très vite
vers ce qui sera la passion de toute une vie. “ Il avait suivi des cours de philologie pour ouvrir
son esprit et s’initier à des études qui l’intéressaient ; mais son esprit était ailleurs. Elevé à la
campagne il n’avait pas le dédain d’un citadin pour cet ensemble de littérature orale
traditionnelle, de pratiques anciennes, de croyances et de superstitions qu’on devait réunir
plus tard sous le nom de folk-lore... Mais son œuvre était bien de la philologie, en prenant ce
mot à son sens ancien et large ” (Gaidoz 1912). Lui aussi très prolixe, il publiera les
nombreux recueils de la Faune populaire dont la publication commence en 1877259. Il fait
paraître, la même année, Devinettes ou énigmes populaires de la France ainsi que le premier
numéro de Mélusine. En 1883, il publie les Rimes et jeux de l’enfance, et le premier des cinq
volumes d’un Recueil de Chansons populaires. Entre 1882 et 84, il sort trois volumes d’un
Almanach des Traditions populaires auquel Paul Sébillot va collaborer. Enfin, le premier des
huit volumes de la Flore populaire date de 1896. C’est justement sur ces questions de date
que Gaidoz va ouvrir son attaque en règle contre Sébillot. Rappelant la première année
d’existence de Mélusine et son interruption momentanée, il ajoute :
“ L’œuvre de ce premier volume ne fut cependant pas inutile, n’eût-elle fait que d’avoir
suscité chez nous deux folkloristes de mérite, MM. Henry Carnoy et Paul Sébillot. Je les
nomme par ordre de date. En effet le premier, encore écolier dans son pays de Picardie,
connut (je ne sais trop comment) les n°s de Mélusine presque dès son début ; il fut notre
premier disciple et il collabora à notre premier volume dès la date du 5 février 1877
(col. 71). M. Paul Sébillot ne connut Mélusine que plus tard, par notre volume daté et
broché de 1878. Il est aisé de penser que cette lecture fut pour lui une révélation.
Jusque-là il s’amusait à peindre : il était peintre de paysages, surtout de paysages
maritimes... Mais il connaissait admirablement ses campagnes et ses campagnards de la
Haute-Bretagne, et il exerçait autour de lui l’influence que donne une situation de
châtelain. Lettré en même temps qu’artiste, il comprit aussitôt l’œuvre esquissée dans
Mélusine : il entrevit d’un coup d’œil l’abondante moisson qu’il pourrait faire dans son
pays natal comme collecteur de littérature populaire, de légendes, de coutumes, de
superstitions : et à l’inverse du Corrège s’écriant : anch’io son’ pittore “ moi aussi, je
259 Il s’agit d’une œuvre lexicographique sans précédent en France et toujours d’un grand intérêt. Elle fut très favorablement accueillie dans les milieux de la philologie française et allemande - dont elle s’inspirait d’ailleurs ouvertement. Elle se présente sous la forme d’un dictionnaire. “ A chaque espèce animale est consacré un chapitre divisé en deux parties, dont la première contient les noms vulgaires, les termes de chasse, les dictions, une partie des proverbes, et dont la seconde renferme les proverbes qui font allusion à des contes, les contes, les préjugés et les superstitions ” (Rolland 1877).
182
suis peintre !” de peintre il devint écrivain et le folk-loriste actif, zélé et fécond qu’on
connaît. Les folk-loristes français peuvent en effet se classer, au point de vue de la
chronologie, d’après la date de notre Mélusine en 1877, ceux d’avant, qui sont tous
morts aujourd’hui et ceux d’après... ” (Gaidoz 1912 : 424-425).
On retrouve bien là le ton mordant propre à Gaidoz qui ne recule jamais devant une
polémique possible260. Mais ce n’est rien encore. Quelques lignes plus loin, il rappelle la
fondation de L’Almanach des Traditions populaires dont il souligne le rôle et la valeur et
rappelle que le second volume ( de 1883) contient un article de Paul Sébillot intitulé “ Le
dîner de Ma Mère L’Oye, réunion des folkloristes ”, dont il cite un extrait dans lequel Sébillot
explique qu’Eugène Rolland ayant eu l’idée d’un dîner mensuel qui permettrait de fructueux
échanges entre les folkloristes, la première réunion s’était tenue le 14 février 1882, sous la
présidence de Gaston Paris. Il y décrit ensuite les dîners suivants avant de donner à la fin
l’adresse des deux commissaires Loys Brueyre et Paul Sébillot. Et Gaidoz de poursuivre :
“ En effet, Rolland, demeurant en province, ne pouvait s’occuper des détails matériels
de ce dîner : il s’en était déchargé sur MM. Loys Brueyre auquel M. Sébillot vint, très
obligeamment, servir de second... Il n’est pas inutile de le rappeler, puisqu’aujourd’hui,
on croit généralement que ce dîner a été fondé par M. P. Sébillot, et que ce dernier se
laisse peut-être attribuer cet honneur. C’est le cas -si parva licet componere magnis - de
rappeler l’histoire d’Amerigo Vespucci venu après Christophe Colomb et le supplantant
dans la mémoire populaire. Et M. Sébillot est si bien l’Amerigo Vespucci de cette
affaire de folk-lore que lorsque, dans sa Revue des Traditions populaires (t. XXIII,
1908, p.459), il écrivit une nécrologie de Loys Brueyre, il raconta le Dîner de Ma Mère
L’Oye comme fondé par L. Brueyre et par lui-même, sans nommer Rolland qui pourtant
en était le véritable fondateur ” (Gaidoz 1912 :426).
Mais rappelle-t-il
“ S’il a signé ces convocations avec L. Brueyre, c’est comme commissaire du banquet,
délégué à cet effet par Rolland, pour négocier avec les restaurateurs et envoyer les
convocations, car Rolland dédaignait de s’occuper de ces détails... ”,
et d’insister sur le rôle des commissaires “ officieux responsables de la bonne chère et de
260 Gaidoz semble avoir eu un caractère difficile. Il fait lui-même référence à ce “ ‘moi haïssable’, haïssable, je le sais, de X, de Y, et de Z ” (Gaidoz 1912 : 424). Il allie une très grande exigence scientifique à très peu d’indulgence et moins encore de diplomatie. Mélusine est de toutes les polémiques : il y pourfend d’abord le symbolisme à la Max Muller, puis les “ anthropologistes ”... Il y a un certain acharnement de Gaidoz dans ses attaques : ainsi ses références constantes - et un peu lassantes - dans le tome XI au Mana, terme qu’il reproche à Van Gennep d’employer par pédanterie alors que le français possède le mot vertu qui, dit-il dans son acception ancienne veut dire exactement la même chose.
183
l’exactitude des convocations ”. (id : 427). Continuant son historique, Gaidoz explique que,
revenu vivre à Paris, Rolland va se désintéresser du Dîner qui sera continué par Sébillot et
préférera tenir une soirée hebdomadaire au café Voltaire.
Selon Gaidoz donc, non seulement Paul Sébillot n’aurait découvert que tardivement, grâce à
l’œuvre de Rolland, les potentialités offertes par le folklore à un lettré en mal de
reconnaissance, mais il aurait par la suite dépouillé Rolland du réseau que celui-ci avait créé,
grâce à L’Almanach et aux dîners mensuels, forme courante à l’époque de la sociabilité
savante. Henri Gaidoz va ensuite asseoir la suprématie et l’antériorité de Rolland sur des
bases moins matérielles. Non sans justesse, il précise :
“ Rolland n’a pas seulement fait école pour la recherche, la délimitation et la
classification des faits de folk-lore ; il a aussi fourni des modèles aux publications de cet
ordre. Avant lui, sauf de rares exceptions (surtout au début du XIXe siècle sous
l’influence de l’Académie Celtique et de ses questionnaires), on présentait les faits de
folk-lore dans une rédaction plus ou moins fleurie, et les réflexions morales et le
commentaire comparatif se mêlaient à la superstition ou à l’usage rapporté. Rolland, à
l’imitation de quelques travaux d’Allemagne, se bornait à rapporter la chose sans
fioriture ni commentaire, avec la seule indication de la provenance. On peut voir, par les
ouvrages publiés aux environs de 1880 et après, comme sa méthode fut observée et
suivie. Les premiers ouvrages de M.P. Sébillot, par exemple, sont rédigés d’après cette
méthode... ”.
Mais si Rolland fut, pour beaucoup, “ un professeur de précision et de sobriété ”, il n’a pas été
souvent payé de retour.
“ Il se sentait, lui le rénovateur du folk-lore français, tenu pour quantité “ négligeable ”
par ceux même qu’il avait si obligeamment accueillis et conseillés dès leur début dans
ces recherches, et qui même étaient des hommes de lettres, non des philologues comme
nous avions espéré en voir venir au folk-lore ”. Là encore, l’allusion à Sébillot est
transparente. “ Car c’est noircir inutilement du papier... que de rappeler à satiété, sous la
rubrique de tel ou tel endroit, que l’on dit : ‘si orvet voyait, etc.’ ou encore : ‘abeilles,
votre maître est mort !’ ” (id. : 429-430).
C’est justement pour lutter contre cet amateurisme et “ se défendre contre certaines rivalités
ambitieuses ” que Rolland décide en 1884 de reprendre la publication de Mélusine. La revue
procède par “ enquêtes ” et c’est à Rolland que revient le mérite de cette idée.
“ Nous appelions sur un fait déterminé la collaboration de nos lecteurs bénévoles après
avoir nous-mêmes défini le sujet et l’avoir traité comme nous pouvions avec nos
184
propres notes et nos recherches personnelles. Chacun qui voulait, venait ensuite avec ses
notes ou ses documents ou ses idées ; il avait l’honneur de sa collaboration, si petite
qu’elle fût, par sa signature : cuique suum. C’était le système coopératif appliqué au
folk-lore ; il était bon sans doute, puisqu’il fut aussitôt imité par les revues qui s’étaient
fondées pour rivaliser avec la nôtre. C’est aussi Rolland qui eut l’idée d’aborder par des
enquêtes la météorologie et le folk-lore de la mer, sujet alors nouveau, et qui, depuis, a
été vulgarisé par des publications spéciales à la fois en France et dans les pays de langue
anglaise ” (id. : 431)261.
Et Gaidoz de terminer par une pique envers les auteurs qui, de livres en revues, recyclent sans
cesse les mêmes matériaux et rééditent inlassablement les mêmes contes pour grossir leurs
bibliographies. Ceux que Rolland appelait les “ repreneurs ”, interdits à Mélusine. Sébillot en
fait bien sûr partie, lui dont Gaidoz ne se prive pas dans les comptes-rendus du Folklore de
France de souligner les constantes répétitions et réemplois262.
L’article se poursuit encore sur quelques pages mais il n’y est plus question de Sébillot.
Gaidoz y parle de l’œuvre lexicographique de Rolland, de ses méthodes d’enquête et des
mérites des compilations par rapport aux théories263. Il déplore ensuite que Rolland n’ait reçu
de prix ni de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, ni de la Société de Linguistique.
La notice se finit sur une note pathétique. Gaidoz explique qu’ayant acheté aux enchères les
livres, manuscrits et notes de travail de Rolland, il a entrepris d’achever la publication des
volumes en cours de la Faune et de la Flore. Mais craignant de n’y pas parvenir vu son grand
âge appelle de ses voeux une “ institution scientifique, Académie, Société savante ou
Université (de France, d’Europe ou des Etats-Unis) qui accepterait de poursuivre cette œuvre
en échange “ du stock des volumes publiés, des manuscrits et des fiches de l’auteur ”.
261 Sujets de prédilection de P. Sébillot. Sous le terme “ les revues ” c’est bien entendu la Revue des Traditions populaires fondée deux ans plus tard qui est ici visée. La Tradition qui paraîtra un peu plus tard sous la responsabilité de H. Carnoy est en effet fondée pour concurrencer la RTP bien plus que Mélusine. De fait, la RTP s’était fait une spécialité des “ enquêtes ” menées par un réseau de collaborateurs matérialisé par la Société des Traditions Populaires et animé par les fameux Dîners de Ma Mère L’Oye. Là encore, Gaidoz tient à rappeler que l’initiative de cette méthode de travail revient à Rolland et non, comme tout le monde semble alors le croire, à Sébillot. 262 Au sujet du tome IV par exemple : “ Pas plus que les précédents, ce volume n’est inédit par son contenu : ainsi le livre premier sur les monuments et les débris préhistoriques (qui forme ici plus de cent pages), avait déjà paru dans plusieurs revues ; ainsi le livre sur le peuple et l’histoire était connu des lecteurs de la Revue des traditions populaires. Mais cette réimpression a été pour l’auteur une occasion d’amélioration et de refonte... etc. ”263 Gaidoz consacre d’ailleurs un très long développement à cette dernière question. Il lui faut en effet justifier pourquoi les compilations de Rolland lui semblent si précieuses alors qu’il critique systématiquement celles de Sébillot. “ Ce sont, je le sais, des recueils de matériaux, mais de matériaux cherchés avec patience, choisis avec critique et admirablement classés. Le lecteur n’en voit pas le mérite, et pour lui cela paraît souvent pure compilation : en effet le lecteur ne voit pas la critique qui a présidé au choix des documents... ” (Gaidoz 1912 : 434).
185
Si j’ai longuement insisté sur le contenu de cet article c’est afin d’en bien faire ressortir la
violence et l’impact qu’il eût sur les dernières années de la vie de Sébillot. Il faut ajouter que
Gaidoz en reprit l’essentiel dans le prospectus gratuit, largement diffusé, qui annonçait la
publication du tome XI : le rôle formateur de Rolland, le fait qu’il soit le créateur du fameux
Dîner, les nouveaux folk-loristes, post-Mélusine, qui fondent des revues concurrentes, le
système des enquêtes aussitôt copié, les thèmes novateurs tels que les légendes de la mer, la
météorologie... Bref, tout y est, condensé certes, moins virulent peut-être, mais tout aussi clair
pour les lecteurs avertis de l’époque.
Au cours des deux années suivantes, Paul Sébillot, à grand renfort de correspondances, notes,
bibliographies... va tenter de déconstruire l’argumentaire de Gaidoz. Une polémique va
s’engager dans les pages mêmes de la Revue des Traditions populaires. Elle mériterait d’être
analysée terme à terme. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont la question des
archives affleure en permanence dans la réécriture que Sébillot va être amené à faire de son
propre passé.
Où les archives font des histoires
C’est en février 1913 que Paul Sébillot publie sa première réponse à Gaidoz dans la Revue
des Traditions populaires. Il l’intitule “ Notes pour servir à l’histoire du folk-lore en France ”
et la complète, sous le même titre, par un nouveau papier inséré dans le numéro du mois
d’avril.
Ces deux articles seront suivis en juin 1913 d’une “ Lettre à M. Paul Sébillot, Directeur de la
‘Revue des Traditions populaires’ ” écrite par Henri Gaidoz, accompagnée d’une page et
demie signée P.S. et intitulée “ Simples notes ”.
Dans son papier du mois de février, Sébillot ne répond que partiellement aux attaques de
Gaidoz. Il entreprend surtout de prouver que sa découverte du folklore a été bien antérieure à
Mélusine (ses premières collectes datent des environs de 1860) et qu’elle devait plus à la
lecture du Foyer breton d’Emile Souvestre et, plus tard, à sa rencontre avec François-Marie
Luzel (1821-1895) qu’à la publication d’une revue qui, à l’époque, lui était apparue comme
une initiative intéressante mais pas du tout comme la révélation à laquelle Gaidoz semblait
croire. Pour ce faire, il va retracer les premières étapes de ses études folkloriques, des années
60 aux années 80. Afin de compenser ce qu’un tel récit peut avoir de subjectif, il le place
d’emblée sous le signe de l’archive, ses propres archives soigneusement conservées, et dont il
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fait autant de preuves ou d’arguments rhétoriques.
Il produit ainsi, pour justifier son entreprise et son importance pour l’histoire de la discipline
(affichée dans le titre), une lettre que Rolland lui écrivait le 30 août 1884 :
“ Ne raconterez-vous pas un jour dans une de vos préfaces comment vous avez été
amené à vous occuper de Folk-Lore. Ce serait intéressant pour l’histoire du Folk-Lore
en France ” (Sébillot 1913a : 50).
Tient-on semblable propos à un émule récent ? N’est-ce pas la preuve que, dès 1884, Rolland
reconnaissait son ancienneté de folkloriste et l’importance de son rôle ? Il explique ensuite
que, loin d’être écrit pour la circonstance, ce texte est extrait de Mémoires, soigneusement
documentés et jusque là demeurés inédits. Il lui confère ainsi, par un simple jeu de rhétorique,
le statut de document, de preuve historique, à laquelle n’aurait su prétendre une simple
réponse aux attaques de Gaidoz :
“ Il y a quelques années j’ai entrepris, à la prière de mes enfants, de rédiger mes
Mémoires, ce que j’ai fait non seulement d’après mes souvenirs, mais à l’aide de ma
correspondance, de mes notes et de documents imprimés ; j’ai été amené à y raconter les
étapes de mes études folkloriques, depuis mes premiers essais jusqu’à l’époque où le
Folk-Lore devint mon principal objectif. C’est à ce chapitre, inédit, que j’emprunte, en
la réduisant aux parties essentielles, cette petite histoire de mes débuts ” (Sébillot
1913a : 51).
Ce faisant, Sébillot déplace le champ du conflit. Il ne s’agit plus de règlements de compte
entre collègues mais bien d’un débat historique, et il l’est d’autant plus que la plupart des
acteurs sont alors disparus. Henri Gaidoz en appelle à un article de 1883, il veut donner des
cours de rectitude historique264, qu’à cela ne tienne, Sébillot entend bien le battre sur ce terrain
même. Face au ton volontiers agressif de Gaidoz, il affiche la neutralité, l’objectivité du
scientifique : il ne se défend pas, il écrit une page de l’histoire du folklore, citant
abondamment des extraits de sa correspondance, avec Rolland, nous l’avons vu, mais aussi
avec Luzel et avec Gaidoz lui-même, au temps de leur collaboration. Accentuant encore
l’effet de détachement, il joint enfin à l’article un tableau recensant de 1860 à 1876 la liste des
contes recueillis, le nom des conteurs, et le titre de l’ouvrage dans lequel Sébillot les a
finalement publiés. Sa conclusion est révélatrice de la stratégie adoptée :
“ Les notes qui précèdent montrent que, plus de dix ans avant Mélusine, je recueillais
des contes, des chansons, des devinettes, etc., et les extraits de ma correspondance avec
264 “ Je sais bien qu’au point de vue littéraire il ne faut pas attacher grande importance à ce dîner et à sa fondation. C’est un détail de peu d’importance, et, ici : je dirais presque un “ hors-d’œuvre ”. Mais encore, quand on écrit l’histoire, il faut l’écrire exactement, même dans ses détails ” (Gaidoz 1912 : 427).
187
Luzel ne laissent aucun doute sur les tentatives que j’avais faites antérieurement, et qui,
ainsi qu’on le verra dans le tableau ci-joint, avaient abouti à la récolte d’une quarantaine
de contes ” (Sébillot, 1913a : 59).
Et de terminer, avec une certaine grandeur, sur la constatation que si Mélusine avait été pour
lui une révélation, il n’aurait pas manqué de le dire, ayant, à plusieurs reprises écrit combien
la consultation de cette revue lui avait été profitable.
C’est dans son article du mois d’avril de la même année, que Paul Sébillot en arrive à
l’épineuse question de la fondation du “ Dîner de Ma Mère L’Oye ” qui concentre à elle seule
tous les problèmes des relations entre Rolland et Sébillot et de la primauté de l’un sur l’autre.
Encore n’en parle-t-il qu’à la fin de son papier. Poursuivant dans le ton adopté précédemment,
il commence d’abord par décrire les circonstances de sa rencontre avec Rolland (chez Gaidoz)
et les bonnes relations entretenues avec lui. Il les présente comme des relations d’échange,
Rolland lui demandant des formulettes sur la coccinelle et l’escargot, lui-même prenant
conseil auprès de Rolland pour savoir s’il convient de classer sous la rubrique “ Lutins ” les
animaux lutins. La réponse de Rolland est caractéristique : “ J’ai la même difficulté... ”. Ce
sont des relations d’égal à égal, et si Sébillot adopte, dans le second volume des Traditions et
superstitions de la Haute-Bretagne une grande partie de la classification de Rolland c’est qu’il
“ …trouvai[t] logique de mettre en tête de chaque monographie les noms d’animaux, les
termes patois, puis les proverbes, les formulettes, les superstitions et les croyances. J’y
ajoutais les contes, auxquels Rolland n’avait pas consacré une division spéciale ”
(Sébillot, 1913b : 173).
Non seulement ces relations ne sont pas celles d’un maître et de son disciple mais Sébillot
rappelle que contrairement à ce qu’avance Gaidoz ce n’est pas Rolland qui eut l’idée de
mener des enquêtes sur la météorologie et le folklore de la mer, thèmes auxquels il ne
s’intéressa qu’à partir de 1884 (tome II de Mélusine). En effet, des questions relatives à la
météorologie figuraient déjà dans l’Essai de questionnaire que lui-même avait publié en 1880
et les premiers résultats d’une enquête sur ce sujet dans les Côtes-du-Nord et l’Ille-et-Vilaine
occupaient dès 1882 (deux ans donc avant Mélusine) une vingtaine de pages du tome II des
Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. C’est de même dès 1880, dans les Contes de
la Haute-Bretagne que Sébillot commence à rapporter les premiers contes de marins. En
1882, rappelle-t-il, il tirait sur chromographe un questionnaire spécial qui fut le point de
départ d’une des enquêtes les plus riches, celle de L.-F. Sauvé qui sera plus tard exploitée par
Mélusine. Là encore, les correspondances viennent relayer les faits dès qu’ils ne sont plus
avérés dans les bibliographies :
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“ ‘J’ai lieu de craindre, m’écrivait Sauvé dans une lettre du 10 février 1883, que les
superstitions de la Mer ne soient peu nombreuses sur la côte du Finistère. Mes
recherches dans cette direction ont été jusqu’ici infructueuses. Je me mets toutefois bien
volontiers à votre disposition pour diriger mon enquête sur tel point qu’il vous plaira de
me désigner...’. Je lui envoyai un questionnaire ; environ trois mois après il me remettait
un manuscrit d’une quarantaine de pages, qui prouvait que sa persévérance avait été
couronnée de succès. Quant aux enquêtes de Mélusine sur la mer, la seule contribution
vraiment importante fut celle de Sauvé, d’après des recherches dont le point de départ
était dû à ma propre initiative ; Mélusine l’utilisa sans dire quel avait été le promoteur
de cette récolte, dont une grande partie m’avait été remise par l’auteur vers le milieu de
1883 ” (Sébillot 1913b : 175).
Ayant ainsi réglé la question des thèmes et des méthodes de travail, Sébillot en vient enfin à
l’affaire du Dîner. Il produit tout d’abord une lettre de Loys Brueyre, datée du 3 avril 1880, et
mentionnant : “ Je viendrai mercredi au dîner des Celtistes et nous causerons du Dîner des
Mythographes ”. La commentant, il explique qu’en 1883, au moment où il écrivait dans
l’Almanach des Traditions populaires que Rolland avait eu l’idée d’un dîner mensuel, il avait
oublié que, deux ans auparavant, Loys Brueyre et lui-même avaient déjà évoqué une telle
création qui permettrait de réunir les “ amis de la littérature populaire ”. Partant de ce fait
(donné pour avéré), on assiste alors à un glissement progressif de l’argumentation :
“ Je ne me souviens plus de ce qui empêcha, il y a 33 ans, la réalisation de ce désir, qui
était celui de Brueyre , et de plusieurs autres folkloristes. Rolland qui n’avait pas alors
quitté Paris, et qui assistait assez régulièrement au Dîner Celtique, eut
vraisemblablement connaissance de ce projet ; s’il ne fut pas réalisé dès cette époque,
pour des raisons dont je ne me souviens plus, il n’en constituait pas moins un jalon, le
premier en date de tous. Deux ans après, alors que par l’Almanach des Traditions
populaires, Rolland possédait le seul organe de folk-lore existant à Paris, il reprit,
sollicité par plusieurs, l’idée que nous avions émise Loys Brueyre et moi, et lui donna
l’appui de sa publication... Nous avions proposé comme titre : “ Dîner des
Mythographes ”, celui que Rolland indique dans une de ses lettres est sensiblement le
même “ Dîner Mythographique ”, et, absent de Paris, il s’adresse précisément à Loys
Brueyre et à moi pour nous prier de l’aider à organiser pratiquement le dîner ” (Sébillot,
1913b : 176).
Mais cette aide amicale ne fait pas pour autant des deux hommes les “ officieux ” de Rolland
et Sébillot, visiblement piqué au vif, réfute surtout l’assertion de Gaidoz selon laquelle il
189
aurait été le “ second ” de Brueyre. Il entreprend donc, à l’aide de lettres de Rolland, de
montrer que son rôle avait au contraire été plus important que celui de son compagnon bien
qu’il ait toujours tenu à ce que celui-ci figurât comme co-organisateur du Dîner, en dépit
même des propositions de Rolland :
“ Il (Gaidoz) écrit aussi que Rolland “ négligeait de s’occuper de ces détails
(d’organisation), il s’en était déchargé sur MM. (sic) Loys Brueyre, auquel M. Sébillot
vint très obligeamment servir de second ”. Cette affirmation n’est pas exacte, ainsi que
le constatent ces lettres de Rolland lui-même. ‘ Je prépare l’Almanach. Le 2e mardi des
mois de novembre, décembre, janvier, février, mars, avril, mai, vous convient-il pour le
dîner Mythographique ? M. Brueyre n’a pas l’air de se soucier beaucoup d’être
commissaire du dîner ; je vous laisserai seul en nom, si vous n’y voyez pas
d’objection ’. Mes relations avec L. Brueyre, qui ont été cordiales jusqu’à la fin de sa
vie, ne me permettaient pas de me séparer de lui, et dans l’Almanach de 1882 nos deux
noms figurèrent dans l’ordre alphabétique. Rolland était pourtant indécis sur les voies et
moyens et il m’écrivait à la fin de novembre 1882 : ‘ Vous seriez bien aimable d’aller
jusque chez Maisonneuve et de vous entendre avec lui sur l’opportunité d’un dîner
mythographique dans le mois de janvier. Peut-être pourrait-on reculer le premier dîner
jusqu’en février. Quant à moi je ne puis m’en occuper ni aller à Paris ’. Je ne fis pas
cette démarche, et je répondis que je m’entendrais avec Brueyre. C’est d’accord avec lui
que furent lancées les convocations de février, et celles des mois suivants. De cette
époque, au mois de décembre 1884, nous nous occupâmes, sans être aidés par Rolland
de l’organisation, et nous seuls subvenions aux frais du culte ” (Sébillot 1913b :177).
Enfin, citant plusieurs lettres à l’appui (Brueyre, Carnoy, Bladé, Luzel), il termine en
expliquant que si Gaidoz a, fort à propos, oublié celui qui a trouvé le nom de Ma Mère L’Oye
pour désigner les dîners, il lui est fort aisé de lui rafraîchir la mémoire puisqu’il s’agit de lui-
même et que des invitations, sous ce titre, avaient été lancées dès le mois de janvier 1882.
Ses dernières lignes adoptent, comme dans le cas de l’article précédent, le ton professoral de
la démonstration :
“ Il résulte de cet exposé, appuyé de documents, 1° Que dans les premiers mois de 1880
nous avions Loys Brueyre et moi eu l’idée d’un Dîner des Mythographes. 2° Que deux
ans après, lorsque Rolland parla dans l’Almanach des Traditions populaires d’un Dîner
du folk-lore, c’est à MM. Loys Brueyre et moi qu’il s’adressa pour sa réalisation, se
souvenant de leur initiative précédente. 3° Que de 1882 à 1883, ils organisèrent le dîner,
et que Rolland se borna à l’annoncer dans son Almanach. 4° Que le titre de Ma Mère
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l’Oye fut apporté au groupement par Paul Sébillot... ” (Sébillot 1913b : 179)
Au mois de juin 1913, Gaidoz, fait paraître, dans les pages mêmes de la Revue des Traditions
populaires une “ Lettre à M. Paul Sébillot ”. On a dès lors le sentiment d’assister à un duel
d’escrimeurs. Gaidoz choisit en effet d’affronter Sébillot sur le terrain même où il a placé le
conflit : celui de l’histoire et de l’archive.
“ C’est une question (les relations Rolland-Sébillot) dont je devais m’occuper dans ma
notice puisque j’y faisais l’histoire d’une période du folk-lore français, période où vous
tenez une place. Je reconnais bien votre mérite... et j’ai toujours loué la bonne
ordonnance et la précision de vos ouvrages. Mais ici, il s’agit d’une question
d’originalité et de priorité. Or cette place dans le folk-lore français vous l’avez prise à la
suite de Rolland, et cela, j’avais le droit de le rappeler. Je devais même le faire, pour
écrire une page d’histoire littéraire, - chronologique - et pour mettre en pratique la
vieille maxime : “ à chacun le sien ”, cuique suum ” (Gaidoz, 1913 : 271-72).
Dès lors, le conflit est exprimé par les deux partis en termes totalement renouvelés : deux
acteurs proposent chacun une version différente d’une même période historique, occultant,
autant que faire se peut le fait qu’ils en aient été eux-mêmes les principaux protagonistes.
C’est maintenant une histoire contre une autre, une archive contre une autre, et même une
façon de lire l’archive contre une autre. Gaidoz est en effet un fin bretteur et dans un passage
assez long, mais qui mérite d’être cité dans son intégralité, Sébillot voit ce qu’il pensait être
des preuves en sa faveur se retourner contre lui.
“ Dans votre obstination à vouloir effacer un fait d’histoire, vous ne vous êtes pas
aperçu que les lettres intimes de Rolland apportées par vous-même au débat,
témoignaient contre vous. Vous protestez contre la traduction du titre de commissaires
du Dîner que l’interprétais comme ‘ officieux responsables de la bonne chère et de
l’exactitude des convocations ’... Or, vous citez (n° d’avril p.177) des lettres de Rolland
a vous adressées dans cette époque.
‘ Je prépare l’Almanach. Le mardi des mois de novembre, décembre, janvier, février,
mars, avril, mai, vous convient-il pour le dîner Mythographique ? M. Brueyre n’a pas
l’air de se soucier beaucoup d’être commissaire du Dîner ; JE VOUS LAISSERAI
SEUL EN NOM, si vous n’y voyez pas d’objection. ’
Et un peu plus tard, fin novembre 1882 :
‘Vous seriez bien aimable d’aller jusque chez Maisonneuve et de vous entendre avec lui
sur l’opportunité d’un dîner mythographique dans le mois de janvier. Peut-être pourrait-
on reculer le premier dîner jusqu’en février. Quant à moi je ne puis m’en occuper ni
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aller à Paris .’
Vous ajoutez : ‘ C’est d’accord avec lui (Rolland) que furent lancées les convocations
de février et celles des mois suivants ’. En effet, et Rolland avait conservé la lettre où
vous lui rendiez compte de l’accomplissement de votre mandat.
Vous lui écriviez : ‘ J’ai envoyé 35 invitations à Paris pour le dîner prochain, et j’ai
remis quelques lettres à Brueyre afin qu’il les distribue. Il est possible que nous soyons
une quinzaine... ’. Trente-cinq convocations à 5 centimes chacune, cela ferait 1 fr. 75.
Encore en avez-vous remis quelques-unes de la main à la main ou dans votre
correspondance, comme vous faisiez avec moi. Je touche cette question d’ordre
financier, parce que vous vous prévalez aujourd’hui des dépenses d’argent que vous
avez faites pour le Dîner de ma Mère l’Oye...
C’est comme à un commissaire, choisi par lui, que Rolland vous écrivait ces lettres que
vous publiez. Et ce sont celles d’un organisateur à un mandataire ou d’un chef de
groupe à un adhérent. Si le terme “ officieux ” que j’ai employé dans ma notice vous
offusque, je le retire volontiers, mais pour le remplacer par ceux de mandataire,
d’adhérent de Rolland, car vous étiez tout cela, et vous n’avez pas le droit de vous
prévaloir de la peine que vous avez eue d’aller commander le dîner au restaurant ou de
vos frais de timbres-poste dans les convocations pour vous faire - rétrospectivement - le
“ fondateur ” du dîner des folk-loristes ” (Gaidoz 1913 : 273-74)
L’histoire de cette polémique est maintenant presque terminée. Paul Sébillot accompagne la
publication de cette lettre de Gaidoz d’une page et demie de “ Simples notes ”. On n’y trouve
nulle archive, nulle lettre sortie d’un tiroir, nulle preuve nouvelle et décisive qui retournerait
la situation. Comme si Sébillot avait renoncé à produire des documents qui pouvaient si
facilement trahir l’interprétation que l’on voulait en faire. Il se contente d’argumenter sur
deux points : le premier concerne une extrapolation de Gaidoz qui interprète la phrase “ c’est
d’accord avec lui que furent lancées les convocations ” comme si “ lui ” désignait Rolland -
dont il rajoute d’ailleurs le nom entre parenthèse dans la citation qu’il fait du texte de Sébillot
- alors qu’il s’agit en fait de Brueyre. Suivant cette technique - d’ailleurs largement utilisée
par son adversaire - qui consiste à semer le doute sur une partie pour invalider le tout, Sébillot
tente ainsi de remettre en cause les interprétations de Gaidoz et donc sa version de l’histoire.
Le second point consiste à souligner le contraste entre les attitudes des deux protagonistes :
dans l’impossibilité de sortir de ce jeu d’argumentation et de contre-argumentation et devant
la labilité du régime de la preuve, Sébillot change de tactique. Il en appelle au lecteur et lui
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demande de juger sur la forme ce qu’il est impossible de trancher sur le fond.
“ M. Gaidoz fait appel à tous mes lecteurs265 par une de ces affirmations ex cathedra
dont sa lettre fournit d’autres exemples. Sans être aussi solennel, il m’est permis de
penser qu’ils établiront la différence entre le ton modéré et clair de mes articles, et celui,
déclamatoire, parfois agressif, de mon contradicteur ; et ils seront tentés de conclure :
‘ Tu prends ta foudre, Jupiter, donc tu as tort ’” (Sébillot, 1913c : 276).
Entre Mémoires et Histoire
Quelques mois plus tard, exactement le 7 décembre 1913, Paul Sébillot commençe à publier
ses Mémoires, sous forme de feuilleton, dans un journal d’originaires Le Breton de Paris,
publication annoncée dans un encart de la Revue des Traditions populaires266. Ces
“ Mémoires d’un breton de Paris ” paraîtront, hebdomadairement, chaque dimanche, jusqu’au
2 août 1914. La mobilisation générale interrompt alors le journal et, du même coup, leur
publication. Il m’a été impossible à ce jour d’en retrouver le manuscrit. Les chapitres publiés
ne concernent que les années d’enfance, d’adolescence et les débuts de son activité de peintre.
Nous n’y trouvons donc rien ni sur ses débuts de folkloriste (qu’il a résumés dans les deux
articles), ni sur ses activités politiques, ni a fortiori sur des périodes ultérieures de sa vie,
lorsqu’il devient chef de cabinet au Ministère des travaux publics ou que son activité de
folkloriste bat son plein. Paul Sébillot est mort en 1918, et je ne suis pas loin de penser qu’il a
d’une certaine façon raté sa sortie. Car cette publication interrompue était son ultime réponse
à Gaidoz, sa version de l’histoire, celle qu’il voulait que la postérité retienne. Il est d’ailleurs
intéressant de constater que Sébillot a précisément choisi la forme des Mémoires, exercice
littéraire consacré et tout à fait particulier, pour garder trace et porter témoignage d’une vie
presque toute entière vouée à l’écriture et à la “ conversation ”. Sébillot, qui se définit
volontiers comme un “ publiciste ” s’est en effet toujours considéré comme un homme de
lettres267, mais il est par ailleurs un homme de sociabilité, de conversation. Or les Mémoires “
265 “ Lorsque Rolland parlait de vous avec sa philosophie habituelle, philosophie indulgente dont vous-même apportez la preuve à la fin de votre second article (Sébillot avait mentionné que Rolland et lui s’entraidaient quand ils se trouvaient ensemble à la Bibliothèque Nationale), il remarquait quelquefois en souriant que vous cherchiez toujours à vous antidater dans le folk-lore. Vous antidater ! Le mot est de Rolland, et vos deux récents articles ne font que confirmer ce jugement. J’en appelle à tous vos lecteurs ” (Gaidoz 1913 : 274). 266 C’est à Daniel Fabre, qui se souvenait de cet encart et qui m’a indiqué que les mémoires avaient été publiées dans Le Breton de Paris, que je dois d’en avoir retrouvé la trace. 267 Définition du Littré du mot “ publiciste ”. Paul Sébillot fait partie, depuis 1880, de la Société des Gens de Lettres où il a eu pour parrains Charles Monselet et E. de Pompéry. Son dossier, assez maigre, déposé aux Archives Nationales sous la côte 454 AP 391 (dossier 1276) apporte cependant quelques données au dossier des
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sont le plus souvent écrits au soir de leur vie par des virtuoses de la conversation... Ce sont
des improvisations orales écrites, elles relatent moins l’histoire de leur auteur ou celle de son
temps qu’elles ne résument les réflexions, commentaires, choses vues et rapportées, portraits
et caractères qu’une vie de conversation a rassemblés ” (Fumaroli 1992 : 688-689). A cet
égard, Sébillot est un parfait mémorialiste. Les épisodes publiés nous apprennent peu de
choses sur sa vie privée. Il n’y dira rien de son mariage par exemple ou de la naissance de ses
enfants. S’il y parle assez longuement de son enfance, dans le premier chapitre intitulé
“ L’enfance d’un fils bourgeois dans une petite ville ”, c’est que le vieillard est visiblement
attendri par l’enfant qu’il était et qu’il lui importe de souligner que cette enfance, proche du
peuple et de la nature, porte en germe sa future vocation de folkloriste. De façon
caractéristique, le personnage de Vincente Béquet, la nourrice qui l’a élevé et auprès de qui il
a recueilli ses premiers contes est présente dès les premières lignes.
“ Je suis né à Matignon, petite ville du département des Côtes-du-Nord, le 6 février
1843, à quatre heures du soir. Mes parents, qui avaient déjà trois enfants mâles,
souhaitaient vivement une fille ; aussi éprouvèrent-ils quelque contrariété à l’arrivée
d’un quatrième garçon. Ma bonne Vincente Béquet me la traduisait plus tard d’une
façon pittoresque : ‘ Sans moi, mon petit gars, me disait-elle, ils t’auraient jeté dans la
neige ’, et il y en avait plus d’un pied sur la terre ” (Sébillot, MBP, 7 décembre 1913).
S’il parle relativement peu de sa vie privée, il décrit par contre en détail les personnages qu’il
a été amené à rencontrer. Ses Mémoires sont à cet égard une longue galerie de portraits et les
hommes y tiennent beaucoup plus de place que les événements proprement historiques. Par
contre, il y dresse le tableau des notables de province et des milieux artistiques parisiens. Le
jugement porté par Sébillot sur ses contemporains est souvent sans indulgence. Faut-il y voir
une trace de son épisode conflictuel avec Gaidoz ? Sébillot ne manque jamais de souligner
que les autres, parfois plus doués, ont cependant moins bien réussi que lui ou à revendiquer
comme siens des mérites que les autres pourraient chercher à s’attribuer. Le tout n’est pas
dénué d’une certaine complaisance et, à l’évidence, Sébillot qui est, dès le collège le meilleur
de sa classe, capable de rimer en vers français comme en latin, donneur de bons conseils à ses
condisciples, s’octroie d’emblée le rôle de celui que l’on regarde, que l’on admire et que l’on
suit. On y retrouve, d’une certaine façon, le ton de ses deux articles : celui d’un homme qui se
situe au-dessus de la mêlée et qui pratique l’art de parler de ses mérites avec la même
apparente objectivité que le ferait un étranger268.
relations entre folklore et littérature. 268 L’exercice était d’ailleurs plus courant qu’on ne le pense. Ainsi l’article très flatteur consacré à Sébillot dans le Dictionnaire international des folkloristes contemporains de Carnoy (1903), est en fait rédigé par lui-même.
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L’archive : risques et périls
A moins de retrouver un jour le manuscrit de ces Mémoires perdus, nous ne connaîtrons
jamais dans son entier l’histoire dont Sébillot s’était voulu le héros. Et ce manuscrit
introuvable pose la question du devenir posthume de ses papiers. Il est aisé d’en imaginer la
richesse. Sans compter la bibliothèque nourrie de tous les ouvrages envoyés à la Revue des
Traditions populaires, et dont on sait que Sébillot tenait la liste, il y avait les notes de lecture
ou de terrain concernant des milliers de faits de folklore et dont l'importance est considérable
dans la rédaction des ouvrages de Sébillot. Ceux-ci reposent en effet essentiellement sur des
systèmes de classement, par affinité, de ces données269. Paul Sébillot était un homme de
classement. Il attribue ce goût à l’enseignement d’un de ses professeurs, Jules Léveillé, alors
simple chargé de cours en droit français :
“ Cette exposition logique et sériée m’intéressait infiniment et, peut-être en raison
d’une inconsciente affinité d’esprit, j’en compris tout de suite l’importance. C’est
vraisemblablement à ses leçons que je dois l’habitude de “ bien classer ” que constata
plusieurs fois Gaston Paris et que Gaidoz lui-même qualifiait “ génie du
classement ” ” (MBP, 17, 5 avril 1914).
Ce n’était d’ailleurs pas seulement un compliment dans l’esprit de Gaidoz. Les ouvrages de
Sébillot sont, à son goût, trop “ descriptifs, et non pas d’ordre historique ou philologique ”
(Gaidoz 1912 : 50). Mais Sébillot n’est pas un homme d’hypothèse, c’est un collecteur et un
classificateur. Et en homme d’ordre, Sébillot a aussi conservé et classé toute sa
correspondance. A considérer l’étendue de son réseau de correspondants (on devrait d’ailleurs
dire de ses réseaux : folklorique, mais aussi journalistique, politique...), elle devait être
considérable.
Or Sébillot est loin d’être insensible aux charmes de l’archive. Dans ses Mémoires, il repense
avec nostalgie aux livres et aux liasses de papiers et d’autographes d’un vieil érudit breton qui
lui avait ouvert son cabinet de travail et sa bibliothèque littéraire :
“ Il y avait là , souvent dans un excellent état de conservation, des auteurs des XVIe Comme d’ailleurs tous les articles de cet ouvrage le sont par les principaux intéressés. On peut consulter à ce propos l’amusante polémique qui a opposé un autre folkloriste de l’époque, Félix Arnaudin, aux éditeurs du Dictionnaire (Latry 1999). 269 Sébillot estime à 6 ou 7000 les faits mis en ordre dans les deux premiers volumes du Folklore de France (Sébillot 1904 : IV).
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et XVIIe siècles, par douzaines, en éditions du temps ! Je ne sais pas ce qu’ils sont
devenus ... Après sa mort tout cela a dû, comme beaucoup de documents qu’il avait,
servir à flamber des poulets ou être considéré comme
Bon à mettre aux cabinets ! ” (MBP, 14, 15 mars 1914).
Pourtant, Sébillot, au soir de sa vie, ne semble pas avoir pensé à protéger ses propres papiers
de la destruction ou de la dispersion. Il est cependant le premier à en connaître la valeur. Il ne
mésestime pas, loin de là, nous l’avons vu, son rôle dans le milieu des folkloristes. Il sait donc
l’importance de ses papiers pour la constitution d’une histoire de la discipline. Il a d’ailleurs
lui-même amplement puisé dans ses notes et ses correspondances pour écrire ses Mémoires. Il
les a aussi abondamment utilisées dans le cadre de sa “ querelle des préséances ” avec Gaidoz.
Il ne manque pas non plus d’institutions susceptibles de recueillir le précieux dépôt et au
premier chef le Musée du Trocadéro, dont Ernest-Théodore Hamy et Armand Landrin sont
membres de la Société des Traditions populaires. C’est d’ailleurs ainsi, parce qu’ils avaient
été donnés au Musée du Trocadéro, que les objets collectés par les membres de la Société
(dont les amulettes de Lionel Bonnemère) font aujourd’hui partie des collections du Musée
des Arts et Traditions Populaires (Bouteiller, 1966).
Or, il n’a pris aucune disposition de ce genre. Et l’on ne peut s’empêcher de conjecturer. Car
c’est bien à ses Mémoires que Sébillot avait confié la tâche de donner le fin mot de l’histoire,
le mot de la fin. Comme si ses propres archives, toujours susceptibles de lui échapper, de le
trahir, lui faisaient peur270. “ On n’est jamais mieux servi que par soi-même ” dit l’adage
qu’un folkloriste ne pouvait manquer de connaître : entre le récit et l’archive, Sébillot a donc
choisi le récit. Mais, par une sorte de pied de nez du destin, ce récit maîtrisé, cette histoire
définitive, que Sébillot a voulu construire lui-même, contre l’archive, contre l’interprétation
historienne et incontrôlable de l’archive, cette histoire donc, jamais imprimée, ne pourrait
aujourd’hui être mise au jour que si l’on en retrouvait le manuscrit. Or qu’est-ce qu’un
manuscrit sinon l’archive par excellence, cette archive improbable dont Sébillot, se gardant le
monopole de l’écriture d’une histoire, n’a pas voulu qu’elle devienne un bien public.
270 Dans un article récent, Sylvie Sagnes (2001) souligne à quel point cette attitude ambiguë vis-à-vis de l’archive est courante. Dans bon nombre de cas, quant elle n’est pas détruite, elle est laissée à l’abandon. Et il est vrai que le nombre des archives sauvées de la destruction est fort peu élevé. A ne considérer que les protagonistes de notre histoire, on réalise que les archives Rolland et de Gaidoz ont elles aussi disparu. Seules celles de Luzel ont été conservées. Mais les querelles qui ont entouré la publication du travail de Françoise Morvan sur ces archives (voir surtout Morvan 1999) montre bien à quel point celles-ci peuvent encore aujourd’hui être considérées comme potentiellement dangereuses.
196
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république (1871-1879), tome II, Atelier de reproduction des thèses, Université de Lille III,
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Carnoy Emile, dit Henry (dir.), 1903. Dictionnaire international des folkloristes
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Farge Arlette, 1989. Le goût de l’archive, Paris, Editions du Seuil.
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199
Luzel ou le problème de fonds
Françoise Morvan
François-Marie Luzel (1821-1895) est le principal collecteur de contes, de chansons et de
théâtre populaire de la Basse Bretagne, c'est-à-dire de la Bretagne bretonnante, autrement dit
parlant breton, par opposition à la Haute-Bretagne, parlant ou ayant parlé, un dialecte français
appelé le gallo. Il est certain que la collecte de Luzel en Basse-Bretagne est moins importante
que celle de Paul Sébillot (1846-1918) mais Luzel fut une sorte de pionnier (ouvrant la voie
notamment à Sébillot lui-même qui s'adressa à lui au début de ses recherches) et il est
essentiel de tenir compte de ce rôle de défricheur qui explique bien des aspects étranges, ou
peu cohérents à force d'être trop conformes à ce que l'on pouvait attendre, de l'œuvre de
Luzel.
Issu d'une famille paysanne, et républicaine, Luzel s'est trouvé à la croisée des
collectes romantiques (par l'intermédiaire de son oncle Julien-Marie Le Huërou, élève de
Michelet à l'Ecole Normale Supérieure qui semble l'avoir initié au collectage) et des
premières collectes scientifiques (sous l'influence de Renan, autre Breton du Trégor),
rencontré en 1858, et qui devait faire en sorte de lui permettre de mener à bien ses recherches,
poursuivies jusqu'alors avec une sorte de ténacité sans espoir).
A- Survol de l'œuvre.
Son œuvre, assez tardive, s'ouvre, en 1863, par la publication d'une pièce de théâtre populaire
intitulée Sainte Tryphine et le roi Arthur, à la suite de quoi, sur intervention de Renan, il
obtient la première des missions qui ont déterminé toute l'orientation de son travail.
Cette première mission, portant sur le théâtre populaire breton, dure de 1863 à 1865, et
200
lui permet de déposer une centaine de manuscrits à la Bibliothèque nationale, outre les
rapports de mission doublant son journal de route qui constituent la base de ce que nous
savons sur le théâtre populaire, genre alors très vivace et à présent disparu.
Ne pouvant obtenir de mission pour achever sa collecte de chansons populaires,
commencée vers 1844, il décide d'explorer un domaine jusqu'alors peu exploré en Bretagne,
celui du conte : de 1868 à 1874, il se consacre à cette recherche en bénéficiant de subventions.
Au terme de cette période de missions, Luzel qui avait jusqu'alors alterné
enseignement et périodes de congé, devient rédacteur en chef d'un journal républicain
militant, L'Avenir de Morlaix, puis archiviste du Finistère, et il occupe ses dernières années à
tenter de reprendre et publier ses collectes. En 1895, il est bien loin d'y être arrivé, ce qui
explique l'importance du fonds laissé à sa mort.
B – De l'œuvre au fonds
Les difficultés qu'il a rencontrées se comprennent en relation avec le contexte
idéologique des collectes en Bretagne : issue d'une commande de l'Etat français et liée à
l'influence de Renan, suspecte donc d'anticléricalisme, de scientisme, et d'inféodation à l'esprit
des Lumières, la recherche de Luzel le coupe des folkloristes et auteurs de langue bretonne.
Majoritairement cléricaux, partisans de l'ordre et défenseurs d'une nation bretonne à
reconquérir contre l'envahisseur franc pour l'inscrire dans une vaste Celtie reconstituée, ils ont
pour chef de file le vicomte Théodore Hersart de la Villamarqué, auteur de ce que l'on a
appelé le maître-livre de la renaissance bretonne, le Barzaz Breiz, paru en 1839 et réédité en
1845 et 1863. Lorsque Luzel, à partir de 1872, démontre que le Barzaz Breiz, est pour une
bonne part fabriqué, il se trouve mis au ban de ce qu'il nomme le clan des bardes et des
cléricaux. La querelle du Barzaz Breiz le voue à un rôle de transfuge – rôle qui restera le sien
aux yeux des nationalistes bretons, qui continueront jusqu'à nos jours à voir en La
Villemarqué leur maître. Cela n'a pas été sans influence sur l'abandon durable dans lequel le
fonds a été laissé, même s'il était connu, répertorié et accessible à tous.
Survoler l'ensemble de l'œuvre de Luzel, c'est voir s'esquisser les trois massifs
principaux de ce fonds.
Si ses premiers recueils de chansons, les Gwerziou ou complaintes, ont paru en 1868 et
1974, à compte d'auteur, il lui a fallu attendre 1890 pour voir paraître, avec l'aide d'Anatole Le
Braz, les deux volumes complémentaires de Soniou ou chansons plus légères.
Son premier recueil de contes, intitulé Contes bretons, publié à trois cents exemplaires,
201
est paru en 1870 mais il lui fallu attendre 1881, puis 1887, pour voir paraître en cinq volumes,
chez Maisonneuve et Larose, une partie de sa collecte de contes (les Légendes chrétiennes et
les Contes populaires de la Basse Bretagne).
Le domaine initial de sa recherche, à savoir le théâtre populaire breton, a été l'objet
d'un désinvestissement progressif : il a bien continué d'aider ceux qui s'intéressaient à ce
domaine, comme Henri Gaidoz et Henri d'Arbois de Jubainville et a prêté volontiers les
manuscrits qu'il avait conservés, mais, hormis une édition de La Vie de Saint Gwennolé, en
1889, il n'a ni traduit, ni préparé pour l'édition les nombreux manuscrits dont il devait donner
un dénombrement à la Revue Celtique.
Est-ce par découragement, par désintérêt, par insouciance ou par étourderie qu'il a
laissé ses papiers et sa bibliothèque sans donner la moindre indication sur ses volontés ? Mais
n'a-t-il vraiment laissé aucune indication . A dire vrai, il y a là quelque chose d'étrange, car sa
passion la plus durable avait été , en somme, sa bibliothèque ; or, sachant qu'il avait
commencé de déposer à la Bibliothèque municipale de Quimper ses principaux manuscrits
(notamment les deux manuscrits contenant la version bretonne de ses contes), il est à supposer
qu'il avait l'intention de lui faire également don de ses livres et de ses archives.
Des lettres de Louis Hémon et de son frère, Prosper, auteur de la première ( et, à dire
vrai, la seule pendant un siècle) bibliographie de ses œuvres, laissent entendre que Luzel avait
pris ses dispositions. Ils se sont tous deux élevés, mais en vain, contre la décision des frères et
sœurs de Luzel de vendre ce qui était négociable, en désignant Anatole Le Braz comme
mandataire.
Quoi qu'il en soit, nous avons, non pas ce que Luzel a laissé, mais ce que Le Braz a
laissé.
II – UN FONDS SANS FOND
Anatole Le Braz (1859-1926), nommé au lycée de Quimper en 1886, alors que Luzel
était archiviste dans cette ville, était vite devenu son plus proche collaborateur. Comme nous
lui devons d'avoir évité le pire, à savoir la dispersion des livres et des manuscrits, nous ferions
preuve d'ingratitude en ne lui reconnaissant pas ce mérite, qui n'est pas mince. Il a, en effet,
d'une part, négocié la vente des huit cent cinquante volumes constituant le fonds breton de la
bibliothèque Luzel, et, d'autre part, légué l'essentiel des manuscrits et documents qu'il
possédait à la Bibliothèque interuniversitaire et surtout à la Bibliothèque municipale de
Rennes où ces fonds ont été bien conservés.
202
1 – Quimper ou les vestiges d'un authentique fonds possible.
Il resterait à observer, dans le cas de la bibliothèque Luzel qui était une œuvre
patiemment élaborée en étroite relation avec l'œuvre écrite ou collectée, que ces huit cent
cinquante volumes ne représentent qu'une faible part d'un ensemble dont les trois intérêts
majeurs étaient de permettre de suivre un travail dans la durée, de monter les rapports du
fonds strictement breton avec une recherche universelle, et de saisir la construction d'une
réflexion sur le folklore.
Sans même s'attarder sur la disparition des livres les plus précieux, fussent-ils bretons
(ainsi, les œuvres de Luzel par lui offertes à Sainte-Beuve et annotées, que Xavier Marmier
avait proposé de rendre à Luzel après la mort du critique), la suppression de tous les volumes
de folklore, objet de transactions constantes entre Gaidoz et Luzel au cours d'un quart de
siècle d'échanges, suffirait à rendre aléatoire toute réflexion à partir de ce fonds. Versé sans
inventaire préalable dans le fonds de la Bibliothèque de Quimper, il est, de toute façon, allé se
perdre parmi les milliers de volumes mis en communication. Un siècle après, souhaitant
dresser un catalogue du fonds Luzel de Quimper, les bibliothécaires ont dû examiner un à un
les cinq mille volumes du fonds breton, en attendant de passer au crible les vingt mille
volumes du fonds ancien. Cinq cents livres ont été ainsi identifiés et le premier Catalogue du
fonds Luzel de la Bibliothèque municipale de Quimper a vu le jour. Je ne peux que renvoyer à
ce catalogue, publié au terme d'un an de recherches minutieuses, et qui a été certainement le
plus bel hommage rendu à Luzel pour le centenaire de sa mort.
Le traitement infligé à la bibliothèque est révélateur du traitement réservé à l'ensemble
du fonds : réduction à la bretonnité, soumission à une visée patrimoniale, la conservation d'un
ensemble considéré comme clos excluant toute investigation suivie et toute réflexion.
2 - Le Braz ou l'ère régionaliste.
Manuscrits de théâtre populaire, volumes de contes préparés pour l'édition, chansons,
poèmes, essais, carnets de collecte, correspondances avec Sainte-Beuve, Renan, Gaidoz… le
fonds laissé par Luzel à sa mort est considérable. On s'attendrait à ce que Le Braz, qui a fait
un riche mariage, l'acquière, ou qu'il obtienne de la Bibliothèque de Quimper qu'elle en fasse
203
l'acquisition, afin qu'une édition méthodique puisse être entreprise : ce fonds vaut surtout pour
la possibilité qu'il offre de compléter l'œuvre inachevée et remédier aux difficultés qui, pour
Luzel, avaient été insurmontables. Mais Le Braz, qui ne cessera jamais de célébrer celui qu'il
appellera toujours son vénéré maître, ne se souciera ni de classement ni d'édition.
De 1895 à 1905, il puise dans ce fonds ce qui peut servir ses propres visées : ainsi, en
1896, extrait-il d'un beau manuscrit calligraphié contenant vingt contes en français, préparés
pour l'édition par Luzel peu avant sa mort, cinq contes qu'il publie sous le titre de Contes et
légendes des Bretons armoricains. Cinq contes sur des centaines, pas un de plus. Nommé à
l'université de Rennes en 1901, il entreprend de rédiger sa thèse sur le théâtre celtique et met à
contribution les recherches de Luzel, notamment le Journal de route, qu'il publie en 1910
dans les Annales de Bretagne. Par la suite, jusqu'à sa mort, en 1926, il se contentera
d'exhumer deça delà une lettre ou un document curieux pour en faire l'objet d'un article,
souvent erroné.
Si la correspondance de Luzel-Gaidoz a très tôt témoigné à l'égard de ce disciple au
style fleuri d'une acrimonie partagée par les deux correspondants, il faut reconnaître que les
craintes de Luzel se sont trouvées justifiées. Toute sa dignité avait été de consentir à une
abstention, une neutralité, qui ne peuvent sans doute être qualifiées de scientifiques en regard
des exigences actuelles mais ont été chèrement gagnées contre la prétention romantique à
s'approprier la parole des humbles. Or, Il est clair que ce qui intéresse Le Braz dans les
traditions qu'il recueille, c'est l'exploitation littéraire qu'il peut en faire. S'il prétend, comme
La Villemarqué, servir la science, c'est au prix d'une trahison qui, en 1839, était excusable,
mais ne l'était plus en 1863 (et la réédition du Barzaz Breiz avait contraint Luzel à exposer les
raisons de son désaccord). Le Braz, lui, n'a plus l'excuse de l'innocence. Lorsqu'il récrit,
fabrique des textes, prétend avoir recueilli en breton ce qu'il n'a jamais noté qu'en français, il
vise à servir une vision de la Bretagne qui n'est qu'un thème littéraire en vogue. Et pour ce
faire, il s'agit, comme on l'a vu pour la bibliothèque, de privilégier ce qui est breton, breton
exclusivement, au mépris de ce qui avait été le second point de rupture de Luzel avec
l'idéologie nationaliste en Bretagne, à savoir l'inscription de sa recherche dans une perspective
universelle. En cela, comme en son effort pour s'arracher à la prétention littéraire, Luzel
rejoignait un anonymat, une indifférenciation, qui le rapprochaient en profondeur de ce qui
faisait la puissance de la littérature populaire.
L'œuvre de Le Braz, qui fut, en 1898, Président de l'Union Régionaliste Bretonne, est
un détournement du travail de Luzel assez représentatif des tendances du régionalisme en
204
Bretagne. Mais peut-être vaut-il mieux se féliciter d'une indifférence qui nous a permis de
retrouver une bonne partie des archives, quand les manuscrits exploités par Le Braz (les
contes publiés et le Journal de route, notamment) semblent bien avoir disparu.
Malheureusement, nous nous heurtons ici à un autre problème, d'ailleurs intéressant dans la
perspective de l'exploitation des fonds de littérature populaire en Bretagne :
l'incommunicabilité du fonds Le Braz déposé au CRBC voilà une quinzaine d'années. L'accès
à certains carnets a été réservé à un étudiant qui en a préparé l'édition et les carnets
correspondant aux années de recherche avec Luzel sont toujours interdits de communication.
Le fonds Luzel ouvre donc sur un fonds sans fond, où de nombreux manuscrits, répertoriés ou
non comme perdus, ont pu disparaître.
3 – Ollivier ou l'ère nationaliste.
Sans doute en aurait-il disparu bien davantage sans l'intervention d'un personnage
aussi méticuleux que Le Braz est fantaisiste : il s'agit de Joseph Ollivier (1878-1946), un
chirurgien-dentiste de Landerneau qui a entrepris de classer et copier toutes les œuvres
d'auteurs bretons qui lui étaient accessibles. Non content d'avoir classé et copié toute l'œuvre
de Le Braz, manuscrite ou publiée, soit plusieurs dizaines de milliers de pages, ce champion
de la copie a copié celle d'une bonne douzaine d'auteurs, biens oubliés, mais bretons.
Ses copies sont des chefs d'œuvre du genre : calligraphiées à l'encre de Chine, elles
sont justifiées à gauche et à droite, accompagnées parfois d'un appareil de notes descriptives
qui signalent ratures et surcharges. On est tenté de penser quand on les découvre qu'il s'agit de
copies parfaites, et elles le sont dans la perspective qui était celle d'Ollivier, de constituer une
sorte de double d'une bibliothèque bretonne idéale et de le mettre (chose peu courante dans le
monde des érudits bretons) à la disposition d'autrui avec la plus grande libéralité.
Atypique à cet égard, Ollivier l'est encore par sa passion pour les chansons sur feuilles
volantes, honnies de la mouvance nationaliste – mouvance dans laquelle il s'inscrit par ailleurs
: s'il écrit à Le Braz, en 1922, c'est pour lui demander des vers bretons de Luzel. Il ne s'agit
plus de privilégier ce qui est breton, mais ce qui est en breton. Le critère linguistique devenu
décisif explique les caractéristiques de l'éditions nationaliste : séparation du breton et du
français, prédilection pour le breton entraînant la suppression du français, réécriture en
orthographe normalisée. Ces principes se retrouvent dans les deux minces volumes de Luzel
qu'Ollivier a publiés : un choix de onze contes en breton (Kontadennou ar Bopl e Breiz-izel,
205
1939) et de poèmes en breton seul (Ma c'horn bro, 1943). Luzel avait rédigé une version
française de ces textes, version qui était incontestablement prioritaire à ses yeux, mais elle a
disparu.
Ces principes orientent également le classement du fonds Luzel auquel il se livre une
fois ce fonds déposé à la Bibliothèque municipale de Rennes. Cet énorme travail se double
d'une non moins énorme entreprise de copie qui fait que nous n'avons pas un fonds mais deux
fonds Luzel à la Bibliothèque municipale de Rennes.
Or, ces fonds sont radicalement différents.
Comme ce point a été l'occasion de polémiques virulentes, précisons sans tarder que,
d'une part, Ollivier a abandonné son travail et le fonds Luzel copié par lui ne représente
qu'une mince partie de l'ensemble ; d'autre part, il a privilégié certains domaines, la poésie, et
le conte, notamment, et a délaissé la chanson et le théâtre, soit des milliers de pages, et
l'immense œuvre journalistique de Luzel ; enfin, il a, pour ses copies aussi, séparé le breton et
le français, démantelant les volumes bilingues, comme les Contes bretons.
On a donc un travail très nettement orienté, ce qui n'apparaît pas de prime abord, car
les copies d'Ollivier obéissent à une volonté très nette de fidélité et son travail semble toujours
objectif. Le chercheur qui, émergeant du dédale du fonds Luzel sans la moindre table de
l'ensemble, découvre le fonds Ollivier se défend mal d'un certain égarement. Pour peu qu'il
soit vigilant, il ne tarde pas à découvrir que les copies d'Ollivier sont, en fait, criblées de
fautes et que ses tables de classement comportent de très nombreuses erreurs.
Il n'y a pas lieu de lui en tenir grief : son but était de fournir à d'autres la base d'une
édition méthodique et il n'a, quant à lui, jamais prétendu que ses copies étaient parfaites.
Néanmoins, dans la mesure où ces copies ont été exploitées comme une arme de choc contre
cette édition méthodique qu'il appelait de ses vœux, il n'est pas inutile de mettre les choses au
point. Et cela d'autant que les éditeurs bretons ont la funeste coutume de les éditer au lieu des
originaux, en imaginant qu'elles sont fiables. Ainsi, l'édition du fonds Penguern par Dastum
n'est - elle qu'une édition des copies de Joseph Ollivier. Cela vaut également pour l'édition de
Luzel en cours chez Hor Yezh / Mouladurioù Hor Yezh / An Here, entre autres.
Le fonds Ollivier est, en bref, d'une grande utilité pour déchiffrer les manuscrits et
pour compléter le fonds (nous lui devons vraiment d'avoir sauvé certaines pièces et copié de
nombreuses lettres que nous ne connaîtrions pas sans lui), mais ne peut-être un appoint qu'à la
condition expresse de savoir précisément quel problème résoudre et quelles pièces trouver
pour cela, ce qui suppose de connaître le fonds Luzel.
206
III – LE FONDS LUZEL
Ce qu'on a coutume d'appeler fonds Luzel, c'est ce qui, à la mort d'Anatole Le Braz, a
été déposé à la Bibliothèque municipale de Rennes, et a été classé par Joseph Ollivier. Mais
une partie des manuscrits de théâtre populaire breton détenus par Le Braz après avoir
appartenu à Luzel et divers feuillets avaient été déposés par Le Braz à la Bibliothèque inter-
universitaire de Rennes, où ils sont toujours. De même, les manuscrits déposés par Luzel à la
Bibliothèque nationale y demeurent (fonds celtique et basque) et les manuscrits de contes en
breton par lui remis à la Bibliothèque municipale de Quimper y sont toujours conservés. Nous
avons encore aux Archives nationales tout le dossier des missions, le dossier administratif
permettant de suivre la carrière de Luzel enseignant, et, à la Bibliothèque nationale, sa
contribution à l'enquête Fortoul. On trouve aux Archives du Finistère des correspondances et
écrits divers, à la Médiathèque de Nantes, au Musée Renan et à l'abbaye de Landévennec,
divers documents et lettres dont j'ai donné un inventaire à la fin de ma thèse. Ajoutons que des
fonds d'archives révèlent régulièrement des pièces nouvelles, égarées çà et là, et qu'il y aurait
encore bien des bibliothèques à explorer. Hélas, je n'en ai pas eu le loisir, en raison des
problèmes qu'allait provoquer mon intrusion dans le fonds Luzel.
1 – Descriptif d'ensemble.
Le fonds Luzel tel que nous pouvons le connaître comporte trente-trois dossiers allant
du manuscrit 1016 au manuscrit 1051 (les manuscrits 1046, 1047, 1048 n'existant pas). En
fait, les derniers dossiers sont sans rapport direct avec Luzel (il s'agit de papiers issus du fonds
Le Braz, d'autographes divers, dont la lettre du 31 août 1922 de Le Braz à Ollivier, et d'un
cours de grammaire bretonne). Le fonds Luzel, au sens strict, comporte donc trente dossiers et
s'arrête avec le manuscrit 1045.
Le fonds Luzel, copié par Ollivier, qui comporte vingt-deux dossiers, va du manuscrit
945 au manuscrit 966. La numérotation des dossiers a été effectuée lors de l'entrée à la
Bibliothèque municipale, à une date inconnue (aucune correspondance à ce sujet n'a été
retrouvée).
Le microfilmage du fonds Luzel a été achevé en 1986 et l'on dénombre actuellement
neuf microfilms allant de 143 à 151 (le microfilm 151 étant la reproduction des dossiers 1049
à 1051, en fait, seuls les huit microfilms allant de 143 à 150 concernent effectivement le fonds
Luzel). D'autres microfilms se sont ajoutés (ceux que j'ai fait acheter aux Archives nationales
207
et à la Bibliothèque nationale au cours de mes recherches, notamment les microfilms des
dossiers de mission) mais ils n'ont pas encore reçu de cote, à ma connaissance.
En 1989, lorsque j'ai commencé mes recherches, le fonds Ollivier n'était pas encore
microfilmé, ce qui n'est pas sans importance pour la suite des événements. Il ne l'a été qu'en
1991. La partie concernant Luzel ne représente qu'une infime partie de ce fonds qui compte au
total quarante et un microfilm allant de 230 à 270. Seuls neuf microfilms (numérotés de 247 à
255) concernent le fonds Luzel.
Les neuf microfilms contenant trente dossiers du fonds Luzel et les neuf microfilms
contenant vingt-deux dossiers du fonds Luzel bis ne contiennent, on l'a vu, pas la même
chose.
Aucun dénombrement d'ensemble n'a été effectué mais la copie partielle d'Ollivier a
été évaluée à neuf mille pages (chiffre donné sous réserve).
2 – Organisation
Chacun des dossiers s'ouvre par une table dressée par Joseph Ollivier. Cette table est
un classement, non un inventaire au sens strict, en sorte que l'ordre indiqué n'est pas
forcément celui du manuscrit. Par ailleurs, n'ayant pas procédé à un inventaire d'ensemble, et
personne n'ayant repris son travail, il n'y avait pour s'orienter dans le dédale du fonds, quand
j'ai découvert le fonds, que le registre de la Bibliothèque municipale, lequel donne à la
rubrique Fonds François-Marie Luzel :
Ms. 1016. Arzur Menguy. Projet de roman
Ms. 1017. Vers bretons et français d'auteurs divers
Ms. 1018. Dossier provenant de M. de Coëtanlen
Ms. 1019. Poésies bretonnes de Luzel
Ms. 1020. Chansons populaires de la Basse-Bretagne recueillies par Luzel,
cahiers 1 à 5.
Ms. 1021. Chansons populaires … cahiers 6 et 7
Ms. 1022. Chansons populaires… cahier 8
Ms. 1023. Chansons populaires … cahier 9
Ms. 1024. Chansons populaires de la Basse-Bretagne recueillies par
des correspondants de Luzel
Ms. 1025. Chansons populaires, cahier 15
208
Ms. 1026. Cahier d'extraits de la collection Penguern
Ms. 1027. Récits bretons : Sermon de la confession et
Divis etre Iann an Troadec ha Fanch Lagadec
Ms. 1028. Poésies bretonnes manuscrites et imprimées
Ms. 1029. Contes, gwerziou ha soniou et notes diverses
Ms. 1030. Contes, gwerziou ha soniou et notes
Ms. 1031. Contes, gwerziou ha soniou et un carnet de comptes
Ms. 1032. Veillées bretonnes, en français
Ms. 1033. Recueil factice de pièces manuscrites et imprimées
d'une polémique Gaidoz-La Borderie
Ms. 1034. Traduction de vers bretons
Ms. 1035. Essais littéraires : Thomas Morus, Utopie…
Ms. 1036. Notes et articles
Ms. 1037. Contes populaires bretons
Ms. 1038. Lettres de Gaidoz à Luzel, 1867-1895
Ms. 1039. Lettres de Luzel à Gaidoz, 1869-1894
Ms. 1040. Lettres reçues par Luzel
Ms. 1041. Papiers divers, copies et photographies de Luzel
Ms. 1042. Poésies françaises et traduction en français de poésies bretonnes
Ms. 1043. Etudes sur le théâtre breton, analyse de mystères
Ms. 1044. Manuscrits d'articles divers parus ou en projet
Ms. 1045. Manuscrits breton divers : sermons, chansons,
fragments de la Tragédie de Saint Guillaume, etc.
Les dossiers s'organisent en deux groupes principaux : un groupe contenant des
manuscrits de correspondants ou des copies de Luzel de textes divers (ce sont les dossiers
1017, 1018, 1024, 1026, 1027, 1030, 1045 et les dossiers 1049, à 1051, comme on l'a vu) ; un
groupe contenant les textes écrits ou recueillis par Luzel lui-même.
Ces derniers s'organisent en dossiers qui peuvent être regroupés lorsqu'on explore le
fonds en textes de fiction (le manuscrit 1016, complémentaire du dossier 1032) ; les poésies
(le manuscrit 1019 contenant les poésies manuscrites en breton, le manuscrit 1028 les poésies
manuscrites ou imprimées, le manuscrit 1042 des poésies en français et des traductions de
poésies bretonnes par Luzel) ; les articles et essais divers (manuscrits 1035, 1036, et 1044) ;
les contes (manuscrits 1029 à 1031 et 1037) ; les chansons (manuscrits 1020 à 1025, mais les
209
manuscrits de contes contiennent aussi des chansons) ; la correspondance (manuscrits 1038 à
1040) et les écrits relatifs au théâtre populaire (manuscrit 1043).
Ce qui peut manquer de frapper, c'est ici la minceur du dossier sur le théâtre (où aurait
notamment dû se trouver le Journal de route et d'autres documents exploités par Le Braz pour
sa thèse) et l'importance du fonds de chansons, variantes, parfois en double, parfois recopiées
(elle n'apparaît pas dans cette table, mais les chansons occupent près du tiers de l'inventaire
que j'ai dressé par la suite). Les contes n'occupent que trois petits carnets (1029, 1030, 1031,
contenant aussi des chansons), plus une énorme liasse d'une quarantaine de contes
calligraphiés, la liasse 1037, et quelques pages éparses dans la liasse "varia" 1036.
Ce que l'on peut en conclure est que le fonds Luzel de la Bibliothèque municipale de
Rennes est incomplet, que le classement thématique adopté est révélateur des préoccupations
de Joseph Ollivier et que, tel quel, avec ses lacunes et son ordre arbitraire, il permet
néanmoins de suivre l'activité de Luzel sur un demi-siècle, puisque le premier cahier de
collecte conservé date de 1844 et la dernière lettre de Luzel à Gaidoz du 6 janvier 1895.
Ces simples précisions chronologiques suffisent à mettre en lumière l'intérêt principal
d'un tel fonds : obliger à voir l'œuvre tout entière sous un jour nouveau – ce qui veut dire la
dégager de la gangue des commentaires ; ainsi, le fait que l'on dispose des cahiers de collecte
à partir de 1844 réduit à néant l'affirmation de Le Braz, sans cesse reprise, selon laquelle
ç'aurait été Sainte-Beuve qui, en 1855, constatant que le peu de dons de Luzel pour la poésie,
l'aurait incité à rentrer en Bretagne et se tourner vers la collecte folklorique – en 1855, Luzel
avait déjà derrière lui plus de dix ans de travail. Cela veut dire aussi replacer la partie publiée
de l'œuvre dans un ensemble infiniment plus riche et qui lui donne un sens nouveau :
reconnaître l'importance des inédits dans une telle masse amène forcément à les mettre en
relation avec la part publiée, à s'interroger sur les raisons de la sélection opérée et envisager
une publication qui rendrait justice à un travail jusqu'alors oublié.
Or, ce n'est pas seulement compléter un ensemble immuable : on peut admettre qu'il
est regrettable que Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze n'aient connu qu'une partie du corpus
des contes de Luzel pour le Catalogue du conte français et envisager de publier le
complément sans que cela pose problème. Mais, dès lors que les contes oubliés sont parfois
traduits, parfois rassemblés en manuscrits prêts pour l'édition, parfois en breton seul et parfois
sous forme de notes, envisager une telle publication revient aussi à déstabiliser la part connue,
bien établie, de l'œuvre : que les Contes populaires de Basse-Bretagne ne soient qu'une petite
part d'un tel ensemble invite à les considérer, non comme un volume constitué de toute
éternité comme un œuvre rigoureuse obéissant à des critères scientifiques universellement
210
admis mais comme un bricolage provisoire, une solution de compromis due à des exigences
éditoriales. Admettre que le texte puisse ne pas être le texte, c'est déjà, si peu que ce soit,
contester l'ordre établi. Mais, pis encore considérer que, dans cette perspective, la partie
intéressante du fonds, ce sont les carnets de collecte, les notes de terrain, les notes en breton
qui permettent de saisir au plus près la paroles des conteurs, c'est, en regard des exigences qui
guident l'édition en breton, faire œuvre d'iconoclaste. En bref, ouvrir cette boîte de Pandore
qu'était le fonds Luzel était possible, sous réserve d'y prendre une pièce ou deux et de leur
faire subir un traitement de choix, puis la refermer prudemment. L'ouvrir pour essayer de la
mettre à disposition de tous comme matériau d'une réflexion imprévisible, était s'exposer à
déchaîner les foudres des militants qui sont actuellement en charge de la culture bretonne. On
peut difficilement parler du fonds Luzel sans évoquer la réactivation de la querelle du Barzaz
Breiz qu'il a provoquée, montrant par là pourquoi il était resté inexploité depuis un siècle.
IV - UN FONDS EXPLOSIF
Les carnets qui ont mis le feu aux poudres ne payent pas de mine : ce sont les carnets
1029, 1030 et 1031, évoqués plus haut, qui constituent, avec quelques pages des liasses 1036
et 1037, tout ce qui nous a été transmis des notes de terrain de Luzel. Ils ont été édités sous le
titre de Contes retrouvés III, carnets de collectage, en version bilingue, et il suffit de parcourir
le livre pour voir qu'il s'agit de simples ébauches de contes ensuite rédigés par Luzel.
Mais, d'abord, ces notes sont écrites dans une orthographe bretonne flottante ; ensuite,
elles montrent la grande différence entre les notes en breton et le conte définitif, rédigé
directement en français ; enfin, elles sont écrites dans une langue populaire contenant des
traits dialectaux, des fautes de grammaire, des mots français.
C'est justement là ce qui fait leur intérêt, dira-t-on. Oui, pour qui y voit un matériau de
réflexion. Mais pour qui voit dans l'œuvre de Luzel un moyen d'affirmer la grandeur du
peuple breton, admettre cette orthographe atypique, c'est mettre en cause le combat pour
imposer l'orthographe "unifiée" symbole de l'unité de la nation bretonne à reconquérir ;
admettre que les contes transmis par Luzel ne sont pas la parole du peuple, c'est trahir et Luzel
et le peuple ; admette que les conteurs appréciaient les mots français et parlaient un breton
bien éloigné de la langue "surunifiée", c'est renier l'effort de normalisation et de receltisation
qui a caractérisé, depuis La Villemarqué jusqu'à nos jours, le travail linguistique en Bretagne.
Il nous faut nous arrêter un peu sur la question de l'orthographe : le breton parlé varie
considérablement d'une région à l'autre ; il existe notamment une grande différence entre le
211
breton du vannetais, au sud-est, et les trois autres grands dialectes, cornouaillais, trégorrois,
léonard. Avant la dernière guerre, une orthographe, dite KLT (Kerne, Leon,Treger) avait été
adoptée pour les trois dialectes du nord, et une autre pour le vannetais. En 1941, le
mouvement breton s'étant engagé dans une politique de collaboration résolue avec l'occupant,
une réforme orthographique visant à unifier tous les dialectes avait eu lieu, sous la direction
de Roparz Hemon, et sur ordre du Sonderführer Weisberger, celtisant de longue date, chargé
de gérer les affaires culturelles bretonnes. Cette réforme, contestée après la Libération, fut
défendue par les héritiers du nationalisme breton tel qu'il avait pu s'illustrer sous l'Occupation.
L'orthographe étant le symptôme de clivages politiques et culturels irréductibles, on peut
concevoir que l'orthographe "surunifiée" soit devenue pour certains un article de foi plus
qu'une convention.
Néanmoins, ignorant ces arrières-fonds historiques et découvrant le fonds Luzel, il
m'avait semblé suivre une démarche banale : dans un premier temps, j'avais dressé un
inventaire général du fonds, inventaire provisoire, assez précis pour permettre de trouver
chaque pièce, mais qui aurait demandé une révision minutieuse ; ensuite, j'avais procédé à un
classement informatique des contes, des chansons, des manuscrits de théâtre, pour discerner
ce qui était inédit et de ce qui ne l'était pas ; enfin, à partir de ces données, j'avais établi un
plan d'édition, comprenant d'abord tous les volumes possibles (ce qui faisait un peu plus de
soixante-dix), puis les volumes les plus nécessaires (ce qui faisait vingt-quatre).
Un tel projet éditorial ne pouvait se concevoir que comme un projet collectif ou pris en
charge par une collectivité – comme cela s'est fait dans le cas des œuvres de Félix Arnaudin
par Guy Latry et Jacques Boisgontiers. Je pensais associer plusieurs éditeurs et obtenir l'aide
de diverses instances régionales ; enfin, j'étais loin de penser que j'allais devoir faire seule
cette édition – d'autant qu'il s'agissait pour moi d'un travail bénévole, accompli sans autre
formation que littéraire, et aux moments que me laissait mon travail personnel.
C'est en novembre 1994, au terme de quatre ans de travail et alors qu'une réunion de
concertation organisée par l'Institut culturel de Bretagne avait permis aux éditeurs concernés
de s'accorder sur le principe du respect des manuscrits bretons que mon directeur de thèse m'a
convoquée et enjoint de récrire les notes de Luzel en orthographe "surunifiée". En refusant, je
ne me doutais pas de la violence de l'opposition que j'allais susciter.
Directeur du département de celtique de l'université de Rennes, vice-président de
l'Institut culturel, du Conseil culturel, qui versent les subventions du Conseil régional,
dirigeant plusieurs maisons d'édition en langue bretonne, mon directeur était surtout le chef
d'un mouvement militant dont je n'avais ni évalué la puissance ni compris le rôle historique.
212
Tous les éditeurs s'étant soudain désistés, le projet se serait arrêté là si les Presses
Universitaires de Rennes n'avaient proposé de prendre cette édition, selon les principes que
j'avais posés dès le début (bilinguisme, respect des manuscrits), en s'associant avec les
éditions Terre de Brume.
Ces éditeurs n'auraient jamais accepté de prendre en charge un projet si lourd s'ils
avaient pu deviner que mon directeur de recherche mettrait en chantier une édition
concurrente, qu'ils devraient se passer de toute aide financière en Bretagne et auraient à
affronter une mobilisation militante visant à discréditer systématiquement le travail en cours.
Les stratégies mises en place pour empêcher la parution des livres méritaient une
analyse à elles seules mais je me bornerai à l'essentiel, dans le cas qui nous occupe, à savoir
l'utilisation du fonds Ollivier contre le fonds Luzel. En 1995, le microfilmage du fonds
Ollivier étant achevé, Per Denez s'est rendu à la Bibliothèque municipale de Rennes et a
photocopié in extenso, non le fonds Luzel mais les copies d'Ollivier. Il a résilié sa direction de
thèse et entrepris une édition massive de ces copies.
Nous avons donc deux éditions des mêmes textes, qui ne sont, pas les mêmes. On
pourra comparer l'édition des carnets de collecte de Luzel aux Presses Universitaires de
Rennes et aux édition Al Liamm (Kontadennoù ar Bobl V) par divers militants obéissant
docilement aux consignes : suppression du français, des notes, de l'appareil critique ;
normalisation intensive de l'orthographe, de la ponctuation, de la morphologie ; surtout,
présentation des textes hors de toute histoire, de tout contexte, comme objets d'un acte de foi -
et sans doute s'agit-il bien de foi, puisque, se fiant aveuglément à la perfection des copies,
l'éditeur a reproduit toutes les fautes du copiste, qui sont nombreuses.
Mais les copies étaient surtout une arme stratégique destinées à dissuader l'adversaire.
Or, l'Institut culturel de Bretagne ayant accordé 40 % de subvention à l'édition de son vice-
président et une somme si dérisoire aux Presses Universitaires de Rennes que l'éditeur l'avait
refusée, sans pour autant renoncer à la publication, il restait à pousser plus avant l'usage du
double fonds : en septembre 1995, une pièce de procès inattendue est venue s'ajouter aux
soixante-cinq pièces jusqu'alors accumulées, sous la forme d'un pamphlet intitulé Les Contes
de Luzel publié sous le nom de Joseph Ollivier. Reproduisant tel quel le classement des
contes de Luzel par Ollivier, Per Denez y attaquait de manière virulente l'édition toujours en
cours : il s'agissait d'une "supercherie", selon lui, puisque, dès lors que Joseph Ollivier avait
fait tout le travail, il suffisait de l'exploiter, et mon édition n'était qu'un plagiat. Or, les trois
premières pages du classement contenaient près d'une centaine d'erreurs, pas une seule
citation n'était exacte puisque l'auteur reproduisait les copies, mais son but était atteint : il
213
avait semé le doute sur la qualité de l'édition en cours.
Dénonciations par lettres circulaires, exclusions, assignation à comparaître au tribunal
de Grande instance, accumulation de pièces de procès issues de militants prêts à attester que
l'édition en cours était bien une supercherie – tous les procédés ont été bons pour en finir avec
une édition qui s'est pourtant poursuivie jusqu'à présent, avec les pires difficultés, et en est à
son quatorzième volume, si toutefois la biographie de Luzel, qui a surtout été pour moi le
moyen de tirer la leçon de l'opposition suscitée par une édition si ordinaire, peut être
considérée comme part de cette édition.
En conclusion, il me semble que si le fonds Luzel est resté inexploité pendant un
siècle, c'est qu'il constituait, de fait, une contestation de la doxa nationaliste qui n'a cessé de
peser sur la culture bretonne depuis le XIX è siècle.
Les efforts déployés pour empêcher l'édition méthodique des textes ne peuvent que
renforcer ce constat, qui explique aussi l'usage assigné aux copies contre les originaux : le
fonds Ollivier était, somme toute, face au diabolique fonds Luzel, le bon fonds, apte à faire
écran et rendre acceptable une édition revue et corrigée.
Il ne s'agit pas là d'une exception mais d'un cas récurrent, rappelant notamment les
stratégies mises en place pour empêcher la publication du monumental dictionnaire historique
du breton par Christian J. Guyonvarc'h et Françoise Le Roux : inscrire la langue dans sa
réalité historique, pour peu qu'on ne cherche pas à gauchir les faits, c'est admettre la réalité de
la langue populaire, reconnaître l'existence des dialectes comme un fait de langue indépendant
de la "colonisation française" accusée de tous les maux. Or, le propre du nationalisme en
Bretagne est de nier la réalité de la langue, la matérialité des textes, l'histoire, pour bâtir
contre la réalité jugée dégradée une nation à défendre, ultime bastion de la Celtie perdue,mais
vouée à renaître par la grâce d'un Chef, Arthur, La Villemarqué, Roparz Hemon, ou autre.
Si, dans le cas du fonds Luzel, l'impossibilité de traiter un fonds breton comme un
fonds libre, ouvert à toutes les investigations, est apparue clairement, que dire des autres
fonds ? Qui s'est inquiété du fonds Sébillot, du fonds Orain ? Qui a protesté contre les éditions
en cours ? Aucun des chercheurs, des professeurs de littérature de Bretagne n'avait, depuis un
siècle envisagé de publier les contes de Luzel, quand des manuscrits prêts pour l'édition
dormaient dans les archives. La leçon à tirer de cette tentative pour rendre accessible à tous un
fonds de littérature orale, c'est qu'il serait indispensable que des chercheurs indépendants
soient payés pour explorer les fonds de littérature populaire et en donner des éditions
méthodiques. Le recensement des fonds ethnologiques en cours n'est donc pas seulement un
214
préalable nécessaire à un tel travail mais une œuvre salubre, en ce qu'elle peut aider à sauver
de nombreux fonds, parfois hermétiquement clos, même lorsqu'ils sont librement
consultables.
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PARADIGMES
“ Hérodote ”les autres
“ Berose ”les derniers
“ De Gérando ”Les pauvres
PROPRIETES
Distance Exotique Epocale Sociale
Processus de connaissance
Istoria Enregistrement Enquête
Acte cognitif premier Voir Entendre Compter
Principe de description
Comparaison contrastive
Cohérence Exhaustivité
Objet Des culturesDes peuplesDes ethnies
Un dépôt de savoir Des manquesDes fracturesUne anomie
Régime d’Historicité Pluriel Apocalyptique Progressif
Forme du compte-rendu
Notes du voyageur Dit de l’acteur Rapport, à l’indéfini
Genre littéraire en affinité
Récit de voyage Autobiographie collective et / ou
personnelle
Reportage, roman réaliste
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