Évolution de la structure sociale -...

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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015 1 ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE SOCIALE ASSISTE-T-ON À LA DISPARITION DES CLASSES SOCIALES ? INTRODUCTION Dans la langue française, le mot classe est né au quatorzième siècle, en anglais au seizième. La classe, au sens de classe sociale, est cependant d'utilisation plus récente. Les choses ont changé à partir de la fin du dix- huitième siècle. Son usage entre en concurrence avec des mots mieux établis comme rang ou état. En prenant son autonomie, le mot classe devient une autre façon de penser les différenciations sociales. Les ordres et les états consacraient des inégalités sociales fortes, mais ils ne servaient pas à penser la fragmentation de la société. Le langage des classes, en revanche, parle de distinctions économiques et de division sociale. Il sépare et oppose les hommes. À partir de 1870 et de l'usage qu'en font les socialistes le mot classe est corrélé à celui de lutte sociale. 1 Il est indispensable de clarifier la notion de classe sociale selon que l'on emploie le langage de Marx (on identifie en effet classes et luttes de classes à la pensée marxiste 2 ), celui de Weber ou encore celui des sociologues empiriques américains. Comment distinguer par exemple classe et stratification ? Depuis une trentaine d'années le discours qui domine en sociologie est celui de la fin des classes sociales en même temps que s'impose le thème de la moyennisation. Quel crédit peut-on accorder à cette thèse du déclin sinon de la disparition des classes sociales du fait de l’émergence d'une vaste classe moyenne ? Cependant, l'évolution des structures sociales de ces dernières années ne met-elle pas en évidence la montée du chômage, de la précarité et des inégalités dont la réduction est interrompue pour laisser la place à une stagnation, voire une augmentation ? Dans ces conditions, serait-il impossible d'assister au retour des classes sociales ? Dans un premier temps, nous examinerons les différentes conceptions des classes sociales et la façon dont il faut distinguer classe sociale et stratification sociale (I) puis dans un deuxième temps nous montrerons en quoi l’on peut accorder du crédit à la thèse du déclin des classes sociales (II) avant de dresser les limites d'une telle thèse (III). 1 - Philippe Benetton, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991. 2 - Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2007.

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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

1

ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE SOCIALE

ASSISTE-T-ON À LA DISPARITION DES CLASSES SOCIALES ?

INTRODUCTION

Dans la langue française, le mot classe est né au quatorzième siècle,

en anglais au seizième. La classe, au sens de classe sociale, est cependant d'utilisation plus récente. Les choses ont changé à partir de la fin du dix-huitième siècle. Son usage entre en concurrence avec des mots mieux établis comme rang ou état. En prenant son autonomie, le mot classe devient une autre façon de penser les différenciations sociales. Les ordres et les états consacraient des inégalités sociales fortes, mais ils ne servaient pas à penser la fragmentation de la société. Le langage des classes, en revanche, parle de distinctions économiques et de division sociale. Il sépare et oppose les hommes. À partir de 1870 et de l'usage qu'en font les socialistes le mot classe est corrélé à celui de lutte sociale.1

Il est indispensable de clarifier la notion de classe sociale selon que l'on emploie le langage de Marx (on identifie en effet classes et luttes de classes à la pensée marxiste2), celui de Weber ou encore celui des sociologues empiriques américains. Comment distinguer par exemple classe et stratification ? Depuis une trentaine d'années le discours qui domine en sociologie est celui de la fin des classes sociales en même temps que s'impose le thème de la moyennisation. Quel crédit peut-on accorder à cette thèse du déclin sinon de la disparition des classes sociales du fait de l’émergence d'une vaste classe moyenne ? Cependant, l'évolution des structures sociales de ces dernières années ne met-elle pas en évidence la montée du chômage, de la précarité et des inégalités dont la réduction est interrompue pour laisser la place à une stagnation, voire une augmentation ? Dans ces conditions, serait-il impossible d'assister au retour des classes sociales ?

Dans un premier temps, nous examinerons les différentes conceptions des classes sociales et la façon dont il faut distinguer classe sociale et stratification sociale (I) puis dans un deuxième temps nous montrerons en quoi l’on peut accorder du crédit à la thèse du déclin des classes sociales (II) avant de dresser les limites d'une telle thèse (III).

1 - Philippe Benetton, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991. 2 - Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2007.

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I/ LA STRUCTURE SOCIALE : CLASSE SOCIALE OU STRATIFICATION ?

Il est possible, en caricaturant les positions, d’opposer deux grands courants de la sociologie pour analyser la structure sociale. Dans la tradition marxiste, la société est structurée par le conflit. La structuration sociale repose sur la discontinuité et la distance entre classes. En revanche, la conception weberienne raisonne en termes de stratification qui suppose, au contraire, continuité et proximité. La nomenclature des PCS, spécificité française, ne renverrait-elle pas à chacune des deux conceptions ?

A/ Classes sociales Il existe bien des façons de parler des classes sociales selon que l’on

fasse sien le vocabulaire de Karl Marx (1818-1883) ou celui de Max Weber (1864-1920). La tradition marxiste cherche à ne considérer que des groupes unis et opposés dans la réalité (des classes sociales) alors que la problématique de la stratification, issue de Weber, découpe « la société en couches, strates ou classes ordonnées d’une manière choisie par l’observateur ».3 À la conception réaliste de Marx s’oppose la conception nominaliste de Weber.

1/ L’analyse marxiste

Marx n’ a pas été le premier à raisonner en termes de classe sociale et il reconnaîtra même sa dette à l’égard de la physiocratie qui formait une école d’économistes sous le règne de Louis XV.4 Son chef de file, François Quesnay était médecin. La classe, selon ce dernier, est saisie à partir de la place occupée dans le processus de production.

Le mode de production capitaliste a, selon Marx, simplifié les antagonismes de classe, la société se scindant de plus en plus en deux grandes classes qui s’opposent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.5 Le conflit oppose les propriétaires des moyens de production (bourgeoisie) aux prolétaires, des salariés qui travaillent pour le compte des premiers et qui ne possèdent que leur capacité intellectuelle et physique à travailler. La bourgeoisie exploite et domine le prolétariat car

3 - Philippe Bénéton, op cit. 4 - Il en a même fort peu parlé de manière systématique. On trouve quelques références éparses à travers son œuvre. Un chapitre, le dernier, du livre III du Capital devait être consacré aux classes, mais la mort de Marx a interrompu le manuscrit. 5 - Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976.

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la force de travail a la capacité de produire une valeur supérieure à celle qu’elle consomme sous forme de salaire. Le prolétariat ne devient véritablement une classe que s’il acquiert une conscience de classe qui le fait s’opposer à la bourgeoisie (salaires, durée du travail etc.). Pas de classe sans conscience de classe, pas de classe sans lutte de classes (définition relationnelle des classes).

Dans son schéma théorique, Marx ne distingue que deux classes, la

bourgeoisie et le prolétariat.6 Dans ses écrits historiques, il est conduit à envisager l’existence d’un nombre plus important : l’aristocratie foncière, la bourgeoisie industrielle, la petite bourgeoisie, la classe paysanne.7 Dans un autre ouvrage, il évoquera les classes suivantes : la bourgeoisie financière, la bourgeoisie industrielle, la classe bourgeoise commerçante, la petite bourgeoisie, la classe paysanne, la classe prolétarienne et le

6 - Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976. 7 - Karl Marx, 1851, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions Sociales, 1969.

ENCADRÉ 1

Bourgeois et prolétaires

L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière. La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement: la bourgeoisie et le prolétariat.

(Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976)

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sous-prolétariat (le prolétariat en haillons, lumpenproletariat en allemand).8 Dans le chapitre inachevé du Capital, il n’en distingue que trois : les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers (ANNEXE 2).

Cette contradiction entre ouvrages théoriques et historiques n’est peut-être qu’apparente. Elle peut se résoudre en considérant que la polarisation en deux grandes classes serait le résultat de l’extension du mode de production capitaliste à l’ensemble de la société. Dans ces conditions, certaines classes sont appelées à disparaître. De plus, on peut faire des regroupements dans la mesure où Marx n’évoque souvent que des fractions de classes. En outre, le chapitre inachevé du Capital est vraiment trop peu développé pour pouvoir servir de base à une présentation de la théorie marxiste des classes sociales.9

Si le prolétariat a conscience de ses intérêts, il cherchera à les défendre contre la bourgeoisie. Le prolétariat se développe avec la grande industrie. Il devient de plus en plus nombreux et de plus en plus fort alors que les autres classes (petite et moyenne bourgeoisie) finissent par disparaître dans les phénomènes de concentration. En développant la grande industrie, la bourgeoisie produit ses « propres fossoyeurs ».

Il viendra en effet un moment où le prolétariat, sûr de sa force, se constituera en classe dominante lors d’un épisode révolutionnaire. En expropriant la bourgeoisie, il socialisera les moyens de production. Cette première phase (le socialisme) porte encore les stigmates du capitalisme (monnaie, État, inégalités), mais dans une phase supérieure (le communisme) chacun travaillera selon ses capacités et recevra selon ses besoins.

En se constituant en classe dominante, le prolétariat abolit les classes sociales. Le communisme est une société sans classe et sans État puisque l’État n’est qu’un instrument de domination d’une classe sur l’autre. C’est la fin de l’histoire entendue comme stade ultime du changement social, dans la mesure où, pour Marx, la lutte des classes était le moteur de l’histoire.

Marx analysait une réalité économique et sociale, celle du dix-neuvième siècle. L’histoire sociale du vingtième siècle ne va pas forcément confirmer son analyse. En effet, les critiques dominantes de la conception marxiste conteste sa vision dualiste et la réduction de la 8 - Karl Marx, 1850, Les luttes des classes en France (1848-1850), Québec, Les classiques des sciences sociales, 2002 (Édition électronique). 9 - Faute de mieux, on s’est longtemps contenté de la définition de Lénine dans La grande initiative : « on appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis à vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc par les modes d’obtention et l’importance de la part de richesses sociales dont ils disposent ».

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structure sociale à deux grandes classes : la bourgeoisie et le prolétariat. Ce faisant, la conception marxiste ignore la montée et la prépondérance des classes moyennes dans les sociétés industrielles avancées.10 Cependant la référence à Marx peut encore se révéler utile à la compréhension de la structure sociale de ce début de vingt et unième siècle.

Les prolongements contemporains peuvent être résumés de la manière suivante : le corps social est envisagé comme une configuration opposant et différenciant les groupes sociaux dans les sphères économique, sociale, culturelle. Le système est source de conflits. Les relations entre agents sont asymétriques (exploitation, domination). Les inégalités renvoient aux indicateurs habituels (revenus, patrimoine, instruction) mais elles sont ancrées dans le travail et s’étendent à la sphère politique (différences de pouvoir). L’accès aux positions sociales ne dépend pas uniquement des capacités individuelles, mais est largement fonction du milieu d’origine. La mobilité sociale est peu importante.

FIGURE 1 La représentation de la structure sociale issue de la tradition marxiste

10 - Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2007.

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2/ Quelques orientations contemporaines de la sociologie des

classes.

À côté des analyses marxistes traditionnelles (bipolarisation), on trouve les analyses de la « new class » : cette dernière renvoie aux fractions supérieures des classes salariées de la société post-industrielle dont l’assise fondamentale est sa formation universitaire (bourgeoisie culturelle).

La « classe de service » (Goldthorpe) n’est pas sans rappeler la « new class ». Ces agents nouent avec les entreprises qui les emploient une « relation de service » basée sur la délégation d’autorité ou d’expertise. Leurs salaires élevés les distinguent des autres salariés.

B/ Stratification sociale Parler de stratification sociale procède d’une vision plus apaisée des

rapports sociaux. Là où Marx voyait rupture et conflit, Max Weber et la sociologie empirique américaine verront proximité, continuité et mobilité entre les différentes strates sociales même s’ils conservent le terme de classe.

1/ L’analyse pluridimensionnelle de Max Weber

Pour Max Weber, les classes sociales sont des groupes d’individus

semblables qui partagent les mêmes « chances de vie » sans qu’ils en soient nécessairement conscients. Elles ne sont donc pas des entités véritables poursuivant des objectifs. Sa démarche est qualifiée d’individualiste et de nominaliste : la classe sociale est avant tout l’ensemble des individus que le chercheur décide de nommer ainsi selon ses critères propres.

De plus, la classe sociale ne correspond qu’à un seul type de hiérarchie, celui de l’ordre économique dans lequel les individus partagent la même « situation de classe », c’est-à-dire la même chance de disposer d’une certaine quantité de biens et de services (capital, biens de consommation, biens culturels). Pour le dire autrement, la classe sociale, selon Weber renvoie à une même « situation de marché » tant sur le marché des biens et services que sur celui du travail.

Weber distingue les classes de production (qui accaparent la direction des moyens de production) des classes de possession qui accaparent les chances de disposer des biens de consommation, d’édifier une fortune ou de constituer un capital. En fin de compte, il distingue quatre classes sociales : la classe ouvrière, la petite bourgeoisie (petits artisans et commerçants), les intellectuels et les techniciens sans

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possessions (employés de commerce, techniciens, fonctionnaires), et la classe possédante comprenant également ceux qui sont privilégiés par leur éducation.11

Max Weber avance l’idée que ce n’est pas la seule échelle possible. L’ordre social renvoie à l’échelle du prestige (qui détermine des groupes de statut) et l’ordre politique à celui des partis qui entrent en compétition pour la conquête du pouvoir dans les institutions. Elles ne se superposent pas forcément. Certains groupes peuvent être mieux placés sur une échelle que sur l’autre.

Comme elle met en avant trois dimensions possibles de la stratification (ordre économique, ordre social, ordre politique), l’analyse de Max Weber est dite pluridimensionnelle. Elle ne privilégie pas la position occupée dans les rapports de production, il n’y a pas d’antagonisme de classes et la conscience commune se manifeste surtout sur la base de groupes de statut.12

2/ La sociologie empirique américaine (Lloyd Warner)

Ainsi, tandis que Max Weber fonde la classe sur la hiérarchie

économique et la distingue du statut (prestige), d’autres sociologues définissent les stratifications par la réputation et le prestige.

C’est le cas de William Lloyd Warner (1898-1970). Dans l’étude, parue entre 1941 et 1959, d’une petite ville du nord-est des États-Unis, on reconnaît les classes aux critères plus ou moins subjectifs sur lesquels se fondent les individus pour sélectionner les gens qu’ils fréquentent et qu’ils considèrent comme appartenant à la même classe qu’eux.13

Warner est ainsi amené à distinguer trois niveaux : supérieur, moyen et inférieur. Chacun d’eux comprend deux niveaux, supérieur et inférieur. Au total, il compte six classes : supérieure/supérieure (la grande bourgeoisie traditionnelle), supérieure/inférieure (les nouveaux riches), moyenne/supérieure (classe moyenne aisée et active), moyenne/inférieure (la petite bourgeoisie), inférieure/supérieure (les ouvriers qualifiés), inférieure/inférieure (les manœuvres, le sous-prolétariat). La fortune, jointe à l’ancienneté dans la ville, est la principale source du prestige. Et, finalement, les individus se rangent par professions dans les différentes classes. Cette stratification a été étendue à l’ensemble de la société américaine et sert, encore aujourd’hui, aux individus pour se classer mutuellement.

11 - Max Weber, 1922, Économie et société, TOME 1, Paris, Plon, 1971 12 - Paul Bouffartigue, « Classes et catégories sociales : quelques repères » in Paul Bouffartigue (sous la direction de), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2015. 13 - Lloyd Warner, Yankee City Series, Yale University Press, New Haven, 1941-1949.

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Le terme de classe est conservé, mais il s’agit davantage de couches ou de strates. En effet, les individus réunis ont en commun certaines caractéristiques sociales, mais n’ont aucune communauté de vie, de pensée ou d’action. Il ne s’agit pas de groupements sociaux réels.14

C/ Une spécificité française : la nomenclature des PCS Les PCS sont, sans l’avouer ni le dire, à la fois d’inspiration

weberienne et marxiste. Elles sont weberiennes car elles assemblent des groupes socioprofessionnels connus pour avoir des caractéristiques semblables et des perspectives probables comparables aux yeux du statisticien. Elles sont aussi marxistes car la constitution des groupes prend en compte leur conscience collective : appartiennent au même groupe ceux qui se reconnaissent comme membres du groupe et sont reconnus comme tels par les autres.

1/ Présentation de la nomenclature

Trois niveaux de décomposition du plus fin au plus grossier : 489 professions regroupées en 32 catégories, elles-mêmes agrégées en six groupes. Six groupes d’actifs : agriculteurs exploitants ; artisans, commerçants, chefs d’entreprise ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires ; employés ; ouvriers. Deux groupes d’inactifs : autres personnes sans activité professionnelle ; retraités.

Les catégories correspondent à un niveau plus fin de décomposition. Par exemple le groupe « artisans, commerçants, chefs d’entreprise » se décompose en trois catégories : artisans, commerçants et assimilés, chefs d’entreprise de dix salariés et plus. Remarque : par un abus de langage, le terme catégorie désigne souvent les groupes comme les catégories.

2/ Les principes de construction

La population totale se répartit par groupes socio-professionnels qui présentent un certain degré d’homogénéité sociale. Pour respecter ce principe, appartiennent au même groupe des individus susceptibles d’entretenir des relations interpersonnelles, d’avoir des comportements plus ou moins analogues, de se reconnaître comme appartenant au même groupe et d’être reconnus par les autres comme appartenant au même groupe. Les similitudes, appréciées intuitivement

14 - Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, « Du système d’inégalités aux classes sociales » in Paul Bouffartigue (sous la direction de ), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2015.

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plutôt que véritablement mesurées, portent sur le montant et l’origine du patrimoine et du revenu, le niveau et la nature de l’instruction reçue, les conditions de travail, la stabilité de l’emploi, les comportements démographiques, les comportements de consommation et d’épargne, les pratiques culturelles et de loisirs, les opinions politiques et religieuses.

La profession : exemple menuisier Le statut : la nomenclature oppose les indépendants

et employeurs (agriculteurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprise, professions libérales) aux salariés (cadres, professions intermédiaires, employés, ouvriers) mais il y a des non-salariés parmi les professions intermédiaires, par exemple, les infirmières à leur compte. Il y a aussi des non salariés parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures, les professions libérales.

Le secteur d’activité : il permet de distinguer, chez les indépendants par exemple, les agriculteurs (secteur primaire) des artisans, commerçants et chefs d’entreprise (secteur secondaire et tertiaire.

Le niveau de diplôme : par-delà leur statut différent (indépendant/salarié) un médecin à son compte et un professeur ont en commun d’être passés par l’enseignement supérieur.

Taille de l’entreprise : chez les indépendants, des subdivisions sont établies en fonction de la taille de l’exploitation (agriculteurs) et du nombre de salariés (artisans, commerçants et chefs d’entreprise). On distingue, au sein du groupe ouvrier, les ouvriers de type artisanal et les ouvriers de type industriel.

Qualification : parmi les salariés, on distingue trois grands niveaux de qualification : cadres et professions intellectuelles supérieures, professions intermédiaires, employés et ouvriers. Les ouvriers effectuent en général un travail nettement plus manuel que celui des employés, mais la notion de travail manuel, du fait du développement des technologies modernes, n’est pas facile à définir.

L’appartenance au secteur public : parmi les cadres, les professions intermédiaires, les employés, on distingue les salariés de l’Etat de ceux du secteur privé ou semi-public.

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D/ DES PCS AUX CLASSES SOCIALES SELON PIERRE BOURDIEU

Pierre Bourdieu (1930-2002) s’appuie sur la nomenclature des PCS pour construire les classes sociales sans vraiment expliciter le passage des unes aux autres. Pour Bourdieu, « les classes sociales n’existent pas »15. En revanche, ce qui existe c’est un espace social, un espace de différences dans lequel, les classes existent à l’état virtuel.

Il distingue la classe « objective », qui représente un ensemble d’individus placés dans des conditions d’existence semblabl qui engendreront des pratiques semblables (consommation par exemple) de la « classe mobilisée » (elle n’est plus « virtuelle ») lorsque ses membres, qui ont une conscience commune, s’organisent pour mener une lutte commune. Pour déterminer la classe sociale d’appartenance d’un individu, il faut prendre en compte les différentes formes de capitaux dont il dispose : capital économique, capital social, capital culturel.

1/ Les différentes formes de capitaux

Bourdieu distingue trois formes de capitaux : le capital économique, le capital social, le capital culturel.

Le capital économique

Il s’agit du patrimoine et du revenu. Le premier se définit comme

l’ensemble des biens possédés par un individu : logements, bijoux, actions et obligations. Le revenu doit s’entendre comme un flux de ressources monétaires perçu plus ou moins régulièrement par un individu ou un ménage. Le revenu permet de se constituer un patrimoine, mais le patrimoine engendre des flux de revenus : un bâtiment loué procure un loyer à son propriétaire, un portefeuille d’actions des dividendes, des obligations sont porteuses d’intérêt.

Le capital social

L’expression désigne le réseau de relations personnelles qu’un

individu est susceptible de mobiliser ( pour la recherche d’un emploi par exemple). Le capital social ne constitue pas la ressource des seuls milieux favorisés. Toutes les « relations » ne se valent pas, certaines apparaissant plus efficaces que d’autres.

15 - Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.

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Le capital culturel Bourdieu entend par capital culturel des ressources telles que

capacités de langage, maîtrise d’outils artistiques, le plus souvent attestées par des diplômes. Il utilise le terme de capital pour désigner le fait que l’individu en hérite, cherche à l’accumuler au cours de sa vie et essaie de les transmettre en héritage à ses enfants. Le capital culturel « distingue » les individus en même temps qu’il les favorise ou non tout au long de leur existence.

2/ Le schéma de classe chez Bourdieu

On le repère dans La Distinction (1979), de manière implicite il est

vrai. La classe dominante culturelle comprend les professeurs et les cadres administratifs supérieurs, la classe dominante économique comprend les professions libérales et les industriels. Les premiers s’orientent vers les loisirs les moins coûteux et les plus austères (visite de musées par exemple), les seconds vers des consommations plus coûteuses. Bourdieu parle d’ aristocratisme ascétique » pour les premiers, de « goûts de luxe » pour les seconds.

La « petite bourgeoisie » comprend les instituteurs, les techniciens, les employés de bureau, les employés de commerce, les petits commerçants, les artisans. À ce niveau également, on peut opposer les instituteurs et les petits commerçants en fonction de la structure de leur capital. On remarquera que Bourdieu évoque la petite bourgeoisie plutôt que les classes moyennes.

À l’époque où il conçoit son schéma (FIGURE 2), le débat sur les classes moyennes n’est pas très développé.16 La petite bourgeoisie aspire aux pratiques des dominants, qu’elles connaissent mal (« bonne volonté culturelle »).

Les classes populaires se définissent par l’insuffisance de leurs ressources, tant économiques que culturelles. Leurs pratiques ont comme principe l’impossibilité de prendre ses distances avec la nécessité. L’habitus de classe incline à une forme d’adaptation à la nécessité.

Il suffit d’incorporer les professeurs à la petite bourgeoisie pour retrouver les classes moyennes. Le comportement électoral des professeurs les rapproche des professions intermédiaires et des employés plutôt que des autres cadres supérieurs.17

16 - Yannick Lemel, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 2004. 17 - Etienne Schweisguth, Les salariés moyens sont-ils des petits-bourgeois ? in Revue française de sociologie, 4, 1983.

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FIGURE 2

Espace des positions sociales et des styles de vie

Les pointillés indiquent la limite entre l’orientation probable vers la droite ou vers la gauche

[D’après un schéma de La Distinction, 1979, repris et simplifié dans

« Espace social et espace symbolique » in Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994].

II/ LA THÈSE DE LA FIN DES CLASSES SOCIALES

Depuis le milieu des années 1970, les analyses en termes de classes sociales, longtemps dominées par le marxisme, ont perdu de leur

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importance pour saisir et expliquer les transformations de la structure sociale d’un pays comme le nôtre. Robert Nisbet (1913-1996), sociologue américain fut l’un des premiers à prononcer l’acte de décès des classes sociales dès la fin des années 1950.18 En France, Edgar Morin (né en 1921) voit l’évolution de la structure sociale d’un bourg du Finistère entièrement parcourue par un « embourgeoisement général des populations non agricoles ». 19

Émerge alors un discours sur la fin des classes, en fait la fin de la classe ouvrière qui, pour ses fractions les plus qualifiées, se serait diluée dans une vaste classe moyenne aux contours fluctuants. La croissance économique des « trente glorieuses » aurait eu raison des appartenances traditionnelles et ne subsisterait plus, pour reprendre l’expression de John Golthorpe, qu’un « inégalitarisme sans classe ». 20

A/ UN CONSTAT D’ÉVIDENCE

Les arguments en faveur de la fin des classes partent de constats

d’évidence.

1/ Le poids du secteur tertiaire a augmenté

C’est le phénomène de tertiarisation de l’économie. Le secteur tertiaire a progressé, il est prépondérant tant dans la production que dans l’emploi. Aujourd’hui en France, il représente 75 % de la production et occupe la même part des emplois. Les emplois du secteur tertiaire ne correspondent à aucun système de classe parfaitement clair.

2/ L’élévation du niveau de vie et de consommation

Quand le niveau de vie et de consommation augmente, les frontières entre classes sociales s’affaiblissent. Quand les catégories accèdent à la consommation de masse les inégalités économiques diminuent. De 1885 à 1945, le pouvoir d’achat ouvrier avait relativement peu varié (une croissance d’un quart), trente années (1945-1975) d’une croissance de 3,5 % l’an correspondent à un triplement du pouvoir d’achat.

C’est la distance économique qui sépare l’ouvrier en bidonville, taudis et corons de celui en HLM et en pavillons, de l’ouvrier à pied de l’ouvrier en automobile, de l’ouvrier dont l’espérance de vie est de 50 ans

18 - Robert Nisbet, « The decline and the fall of social class » in The Pacific Sociological Review, 2(1), 1959. 19 - Edgard Morin, La Métamorphose de Plozévet, commune en France, Paris, Fayard, 1967. 20 - John Goldthorpe, David Lockwood, Franck Bechoffer, Jennifer Platt, L’ouvrier d’abondance, Paris, Seuil, 1972

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à celui dont elle est de 68 ans. La massification de l’enseignement a permis à un nombre croissant

d’enfants d’origine modeste de faire des études secondaires et supérieures. Le destin scolaire dépend des performances scolaires et non plus de l’origine sociale même si les performances scolaires ne sont pas indépendantes de l’origine sociale.

3/ L’immobilité sociale a diminué

De la seconde guerre mondiale au début des années 1980 l’immobilité a diminué bien au-delà de ce qu’exigeait l’évolution de la structure sociale. Dans l’ensemble, c’est la diminution de l’immobilité sociale qui prévaut. Les changements de catégories ont emprunté des trajets courts (paysans, ouvriers).21

L’accès aux catégories supérieures s’élève fortement avec l’origine sociale : quand les trajets sont plus courts la mobilité est plus facile. Il est cependant difficile de parler de mobilité faible quand on a en tête une structure sociale tripartite (classe supérieure, classe moyenne, classe populaire). Les mobiles sont en effet plus nombreux que ceux qui ne bougent pas, la majorité des fils n’ayant pas la même situation professionnelle que celle de leur père.22

En 2003, un homme âgé de 40 à 59 ans sur trois a une position identique à celle de son père au même âge. Au cours des 25 dernières années, l’évolution de la structure sociale a favorisé la mobilité. En 2003, 40 % de la mobilité est ainsi due aux changements structurels de l’économie.23

Si l’on ajoute à ce constat d’évidence la moindre conflictualité des

classes et l’affaiblissement de la conscience de classe ouvrière, il est légitime de conclure que les classes sociales sont, sinon en voie de disparition, du moins durablement affaiblies.

B/ LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE EST MOINS UNE SOCIÉTÉ DE

CLASSE QU’IL Y A TRENTE ANS24

La société française serait moins une société de classe dans la mesure où le sentiment d’appartenance de classe a diminué surtout dans

21 - Claude Thélot, Tel père, tel fils ?, Paris, Dunod, 1982. 22 - Philippe Bénéton, Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991. 23 - Stéphanie Dupays, « En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué », Données sociales, INSEE, édition 2006. 24 - Olivier Schwartz, « Vivons-nous encore dans une société de classe. Trois remarques sur la société française contemporaine », La vie des idées.fr

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les catégories populaires. L’école et les media ont pénétré tous les milieux et les frontières culturelles se sont atténuées.

1/ Les cultures de classe apparaissent moins tranchées

En ce qui concerne les ouvriers, Olivier Schwartz a remarqué, chez

les mineurs du nord qu’il a étudiés, une déprolétarisation possible dans la mesure où ils ont accédé à une relative aisance jusqu’à l’accès à la propriété individuelle. Il note l’importance sociologique du thème de « l’ouvrier propriétaire », de la maison individuelle, de la voiture et de la caravane pour les vacances.

FIGURE 3 La représentation de la moyennisation : la toupie d’Henri Mendras

(Source : Henri Mendras, L’Europe et les européens, Paris, Gallimard, 1997)

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Les mineurs qui cultivaient leurs différences n’ont désormais qu’une

urgence, réintégrer la société civile pour mettre fin à une forme d’exclusion sociale. L’univers prolétarien et la communauté de classe renvoyaient au monde de la « clôture sociale », sous l’effet des politiques d’encadrement paternalistes dont l’objectif était de fixer, réprimer, dissuader, fidéliser la main d’oeuvre. Si la promotion sociale peut se prolonger à travers les enfants, la réussite scolaire est désormais valorisée.

2/ La moyennisation contre les classes

Si la société se moyennise, la structure sociale peut se penser en termes de niveaux et non plus de barrières. La continuité se substitue à la discontinuité et à la fracture. Les niveaux se différencient de manière insensible. Les contours des classes se font alors flous et la vision cosmographique d’Henri Mendras et ses différentes constellations peut s’imposer. La moyennisation joue alors contre les classes. Parler de moyennisation et de vaste classe moyenne centrale revient à évacuer le concept de classe sociale.

Il est d’ailleurs surprenant qu’en France on ait continué à parler de classe ouvrière dans les années soixante alors que l’aspiration vers le haut était la plus forte et que le thème de la disparition des classes ait émergé dans les années 1980 quand la progression des inégalités aurait pu alimenter des travaux sur le retour des classes sociales.25 III/ LES LIMITES DE LA THÈSE

La fin des classes sociales s’est imposée quand de nombreux sociologues ont mis l’accent sur la moyennisation de la structure sociale considérée soit comme la formation d’une vaste classe moyenne soit comme rapprochement des modes de vie. Qu’en est-il de la moyennisation aujourd’hui ? Si le processus est interrompu peut-on assister au retour des classes sociales ? Quelles mutations économiques et sociales expliquerait ce retour envisagé comme une spirale ?

A/ LE RETOUR DES CLASSES SOCIALES ? Annoncer le retour des classes sociales signifie que le processus de

moyennisation s’est interrompu. Sur quels indices se baser pour mettre en évidence une telle interruption ? Quelle pertinence pour une analyse

25 - Il existe sans doute un temps de latence entre la survenue d’un phénomène et sa perception par les sociologues.

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en termes de spirale des classes sociales ? 1/ Fin de la moyennisation

Depuis plus de vingt ans, le salaire net ouvrier à plein temps a

quasiment cessé de croître ; depuis plus de dix ans, l’enrichissement est quasi nul. Aujourd’hui l’ascenseur social est en panne : avant 1975 la croissance de la proportion de cadres et de professions intermédiaires pouvait s’avérer propice à l’ascension sociale.

Après 1975 la croissance des cadres et surtout des professions intermédiaires est moindre impliquant moins d’occasions de mobilité sociale ascendante. La moyennisation et l’aspiration vers le haut ne sont pas un mouvement continuel. Depuis dix ans, l’homogénéisation des modèles de consommation des ouvriers et des cadres n’est plus à l’œuvre.

Sur d’autres plans, le caractère de classe s’est accentué : les inégalités salariales qui baissaient dans les années 1960 et 1970 ne diminuent plus. Les disparités face à la culture ne diminuent pas, elles opposent les catégories fortement dotées en capital culturel et celles qui ne le sont pas. Une partie des catégories populaires a été aspirée par les situations de précarité alors que de l’autre côté, les catégories supérieures mettent en d’œuvre de multiples stratégies d’évitement spatial et adoptent des comportements autoségrégatifs visant à refuser la mixité sociale. Le choix du quartier de résidence apparaît comme une stratégie pour intégrer le « bon lycée » devant conduire aux classes préparatoires et au bon diplôme dont on connaît l’importance sur le marché du travail.

À l’image de la toupie censée représenter la structure sociale des « trente glorieuses », Alain Lipietz substitue celle du sablier. La couche moyenne inférieure se dégonfle et se vide vers le bas, à la manière d’un sablier (FIGURE 4), sous l’effet de la précarisation. On peut mettre en évidence un salariat fragmenté en quatre : un segment hautement qualifié bénéficiant de hauts salaires, les cadres, un segment de salariés permanents relativement qualifié, les professions intermédiaires, un segment à insertion précaire et à faibles salaires, pas forcément non qualifié, les employés et les ouvriers, et enfin un segment durablement exclu du salariat.

Les inégalités qui se multiplient aujourd’hui (les classes sociales n’ont en effet pas disparu des statistiques des inégalités sociales26) peuvent déboucher sur la structuration en collectifs de classes (employés et ouvriers par exemple) qui demeurent à l’état latent, engageant ainsi

26 - Gérard Mauger, « Classes sociales » in Dictionnaire de sociologie, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2007.

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une véritable « spirale des classes sociales ».27 FIGURE 4 La société en sablier d’Alain Lipietz. Schéma affiné par Robert Perruci et Earl Wysong pour caractériser les différentes classes du sablier.

2/ La spirale des classes sociales

Louis Chauvel soutient l’idée d’une « spirale des classes sociales » liée à deux dimensions : l’intensité des identités et l’intensité des

27 - Louis Chauvel, « Le renouveau d’une société de classes » in Le retour des classes sociales : inégalités, domination, conflits sous la direction de Paul Bouffartigue, Paris, La Dispute, 2004)

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inégalités (FIGURE 5). Dans le courant du dix-neuvième siècle, alors que les inégalités sont fortes, les classes sociales, d’abord à l’état latent, se structurent comme collectifs qui se forgent une conscience de classe : la classe en soi devient une classe pour soi.

Pendant les « trente glorieuses », les inégalités se font moins fortes,

le compromis fordiste permet le partage des gains de productivité entre profits et salaires, la lutte de classe se fait moins intense. La conscience de classe s’atténue Chauvel parle, pour cette période, et sans doute de manière exagérée, de victoire du prolétariat et de « société sans classe ». Depuis le début des années 1980, la moindre conflictualité, propice à l’augmentation des inégalités, peut permettre une restructuration des classes sociales débouchant l’aliénation s’exerçant sur la classe dominée.

FIGURE 5

(Louis Chauvel, « Le renouveau d’une société de classes » in Le retour des classes sociales : inégalités, domination, conflits sous la direction de Paul Bouffartigue, Paris, La Dispute, 2004).

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B/ LA BOURGEOISIE, UNE CLASSE MOBILISÉE

La fin des classes sociales ne signifie pas pour autant la fin de la

bourgeoisie. Pour Michel Pinçon (né en 1942) et Monique Pinçon-Charlot (née en 1946), la bourgeoisie est, sans doute, la seule à conserver les caractéristiques d’une véritable classe, une classe mobilisée.28

1/ Les voies de la mobilisation

S’il existe encore une classe, pour ces deux auteurs, c’est bien la

bourgeoisie, composée des familles possédantes qui se maintiennent au sommet de la société où elles sont depuis plusieurs générations « Aucun autre groupe social ne présente à ce degré, unité, conscience de soi et mobilisation ». 29

La richesse de la bourgeoisie n’est pas seulement de nature économique. Il s’agit aussi d’une richesse sociale liée « à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ».30 Elle cultive cette sociabilité dans les clubs de golf, de bridge, les équipages de chasse à courre, les cercles divers et sélectifs (par exemple, le Jockey Club) lieux de rencontre où l’on se fait connaître et reconnaître. Le capital culturel et le capital symbolique ont aussi leur importance.

2/ L’entre soi La bourgeoisie cultive l’entre soi, dans les beaux quartiers plus ou

moins ghétoïsés, dont l’accès est parfois réservé aux seuls résidents (exemple de la villa Montmorency dans le seizième arrondissement de Paris). « Avec la bourgeoisie, on a donc une classe qui travaille sciemment et de manière permanente à sa construction dans un processus qui est tout à la fois positif et négatif, processus d’agrégation des semblables et de ségrégation des dissemblables ».31 Elle cultive aussi cet entre soi dans les écoles privées que sa progéniture fréquente où elle acquiert savoir et savoir être bourgeois.

Elle peut confier ses enfants à l’école publique et républicaine dans l’enseignement primaire, mais quand vient le temps de l’adolescence et

28 - Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007. 29 - Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, ibid . 30 - Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 31, 1980 31 - Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, op cit

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des premières amours, la scolarisation se fait dans l’enseignement privé où les enfants ne côtoient que d’autres enfants issus du même milieu social qu’eux. Les relations entre jeunes sont étroitement contrôlées par le système des rallyes qui poussent à l’endogamie. Cette dernière apparaît comme une véritable stratégie destinée parfois à réserver les filles de la famille aux fils de la famille de manière à conserver le patrimoine. Peu de place pour la mésalliance !

En fin de compte, pour ces deux auteurs, la bourgeoisie est une classe pour soi, au sens marxiste de l’expression, car elle a une conscience forte de son existence et qu’elle reste mobilisée pour définir les contours de la classe et chercher à la reproduire. CONCLUSION

L’image de la structure sociale s’est déformée depuis le dix-neuvième siècle. D’une pyramide, elle a évolué vers une toupie, voire un ballon de rugby ou une montgolfière, pour montrer l’aspiration vers le haut de la structure sociale de certaines catégories autrefois proches des classes populaires. De plus, la moyennisation participait d’une vision plus apaisée de la structure sociale débarrassée, selon certains, du spectre de la lutte des classes. Si le processus de moyennisation s’est arrêté, si la peur du déclassement gagne les fractions inférieures des classes moyennes, c’est l’image de la « société en sablier » (Alain Lipietz) qui s’impose désormais avec son corollaire, la perspective du déclassement et du « descenseur social ».32

Très tôt la sociologie eut à s’interroger, à la suite de Marx, sur la notion, connotée politiquement, de classe sociale. Marx appelait de ses vœux une société communiste sans classe et, paradoxalement, ce sont nos sociétés capitalistes contemporaines qui s’interrogent sur la possible disparition des classes, du fait de l’affaiblissement de la classe ouvrière désormais dans l'incapacité de mener des luttes offensives au nom du progrès, de la raison et de la nation, et de l’avènement d’une vaste classe moyenne. D'un autre côté, la bourgeoisie apparaît comme une classe particulièrement mobilisée et il ne viendrait l'idée à personne d'annoncer sa fin. À quelles conditions, l’antagonisme de classes pourrait-il retrouver de la vigueur tant la définition des classes sociales renvoie à leur relation, souvent dans le conflit ? Pour finir, on peut se demander si l'annonce d'un retour de la conflictualité de classes ne procède pas, chez des sociologues accrochés au rebord de l'abîme, d'un désir plus que d'une réalité ?

32 - Philippe Guibert et Alain Mergier, « Le descenseur social : enquête sur les milieux populaires », Collection Fondation Jean-Jaurès/PLON, dirigée par Gilles Finchelstein, avril 2006.

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BIBLIOGRAPHIE Benetton (Philippe), Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 1991. Bihr (Alain), Roland Pfefferkorn, « Du système d’inégalités aux classes sociales » in Paul Bouffartigue (sous la direction de ), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2015. Bouffartigue (Paul), « Classes et catégories sociales : quelques repères » in Paul Bouffartigue (sous la direction de), Le retour des classes sociales, Paris, La Dispute, 2015. Bourdieu (Pierre), Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994 - « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 31, 1980 Chauvel (Louis), « Le renouveau d’une société de classes » in Le retour des classes sociales : inégalités, domination, conflits sous la direction de Paul Bouffartigue, Paris, La Dispute, 2004) Dupays (Stéphanie), « En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué », Données sociales, INSEE, édition 2006. Goldthorpe (John), Lockwood (David), Bechoffer (Frank), Platt (Jennifer), L’ouvrier d’abondance, Paris, Seuil, 1972 Guibert (Philippe), Mergier (Alain), « Le descenseur social : enquête sur les milieux populaires », Collection Fondation Jean-Jaurès/PLON, , avril 2006. Lemel (Yannick), Les classes sociales, Paris, PUF-Que sais-je ?, 2004. Marx (Karl), Engels (Friedrich), 1848, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976. Marx (Karl), 1850, Les luttes de classes en France (1848-1850), Québec, Les classiques des sciences sociales, 2002 (Édition électronique). - 1852, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Québec, Les classiques des sciences sociales, 2002 (Édition électronique). Morin (Edgard), La Métamorphose de Plozévet, commune en France, Paris, Fayard, 1967. Nisbet (Robert), « The decline and the fall of social class » in The Pacific Sociological Review, 2(1), 1959. Pinçon (Michel), Pinçon-Charlot (Monique), Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007. Schwartz (Olivier), « Vivons-nous encore dans une société de classe. Trois remarques sur la société française contemporaine », La vie des idées.fr

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Schweisguth (Etienne), Les salariés moyens sont-ils des petits-bourgeois ? in Revue française de sociologie, 4, 1983 Thélot (Claude), Tel père, tel fils ?, Paris, Dunod, 1982. Warner (Lloyd), Yankee City Series, Yale University Press, New Haven, 1941-1949. Weber (Max), 1922, Économie et société, TOME 1, Paris, Plon, 1971

ANNEXE 1

Parmi les formes anciennes de lutte des classes

Maîtres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres et compagnons.

Telle est l’énumération fameuse des classes en lutte dans la société

antique et dans la société féodale qui ouvre le Manifeste communiste. Ces « classes » ont-elles fait l’histoire et de la manière dont Marx le dit ? « Marx lui-même, écrit Kostas Papaioannou, savait parfaitement qu’aucune des classes exploitées énumérée dans le Manifeste n’a été capable de jouer le rôle révolutionnaire qu’il lui attribue. Dans aucun cas la lutte entre les maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les seigneurs et les serfs, les maîtres et les compagnons n’a abouti à une transformation révolutionnaire de la société et à l’instauration d’un nouveau et supérieur mode de production. Quant à la perspective d’un effondrement simultané des classes en lutte, elle n’est qu’une figure de rhétorique dont on chercherait en vain la moindre confirmation historique » (1)

Que Marx en ait eu clairement conscience ou non, il est sûr que les formulations du Manifeste ne font pas bon ménage avec les données incontestables de l’histoire : « Hommes libres et esclaves », ce ne sont pas des révoltes d’esclaves qui, à Rome, ont provoqué l’effondrement de l’Empire ; « barons et serfs », les révoltes de paysans n’ont pas manqué, aucune n’a été couronnée de succès ; « maîtres et compagnons », ce ne sont pas les compagnons qui ont mis fin aux corporations (…)

La version de l’histoire que donne le Manifeste n’est au mieux qu’un mythe (…)

(1) Kostas Papaioannou, De Marx et du marxisme, Paris, Gallimard, 1983.

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ANNEXE 2

Marx n’a consacré que peu de développements à la question des classes sociales, il n’a pas produit de théorie des classes sociales. Il entendait y consacrer un chapitre du livre III du capital, mais la mort a interrompu ce travail. Vous trouverez dans cette annexe les quelques lignes qui sont consacrées aux classes.

Les classes

Les ouvriers salariés qui n'ont que la force de travail et dont le salaire

est le revenu, les capitalistes qui possèdent le capital et touchent le profit, les propriétaires fonciers qui détiennent la terre et prélèvent la rente constituent les trois grandes classes de la société moderne, basée sur la production capitaliste.

C'est incontestablement en Angleterre que cette subdivision est le plus largement et le plus catégoriquement développée. Cependant elle n'y existe pas encore dans toute sa pureté et des couches de transition y masquent partout - incomparablement moins à la campagne que dans les villes - les lignes de démarcation. Mais ce fait est sans importance pour notre étude.

Nous avons vu que la tendance permanente et la loi de développement de la production capitaliste poussent à une séparation de plus en plus profonde des instruments de travail et du travail, à une concentration de plus en plus puissante des moyens de production et à la transformation du travail en travail salarié et des moyens de production en capital. À cette tendance correspond la séparation de la propriété foncière, du capital et du travail (1), c'est-à-dire l’adaptation morphologique de la propriété foncière à la production capitaliste

La question à laquelle nous avons à répondre est la suivante : Qu'est-ce qui constitue une classe ? ou bien : Comment se fait-il que ce soient les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers qui forment les trois grandes classes sociales?

À première vue on pourrait invoquer l'identité des revenus et de leurs sources, et dire qu'il s'agit de trois grands groupes sociaux, dont les membres vivent respectivement du salaire, du profit et de la rente, c'est-à-dire de la mise en valeur de leur force de travail, de leur capital et de leur propriété foncière.

Mais si tel était le point de départ de la classification, les médecins et les employés, par exemple, formeraient également deux classes, car ils appartiennent à deux groupes sociaux distincts, dont les revenus ont la même source. Et cette subdivision irait à l'infini, en présence des séparations innombrables que la multiplicité des intérêts et la division du travail social créent parmi les ouvriers comme parmi les capitalistes et

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les propriétaire fonciers, ces derniers devant être groupés, par exemple, en propriétaires de vignobles, de terres labourables, de forêts, de mines, de pêches.

(Le manuscrit s'arrête ici).

(1) F. List écrit judicieusement : « La prédominance du faire-valoir direct sur des propriétés de grande étendue démontre uniquement le retard de la civilisation, l'insuffisance des moyens de communication et le manque d'industries nationales et de villes florissantes. C’est pour ces raisons que l'on rencontre ce système partout en Russie, en Pologne, en Hongrie, dans le Mecklembourg. Autrefois il existait aussi en Angleterre, mais le développement du commerce et de l'industrie y a substitué la culture dans des exploitations moyennes et affermées ». Die Ackerverfassunq, die Zwergwirthschaft und die A uswaizderung, 18il2, p. 10 (Karl Marx, 1867, Le capital, livre III, Édition électronique, , « Les classiques des sciences sociales », http://www.uqac.uquebec.ca))