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 KHOJ-AHMED NOUKHAEV  ET LE NATIONALISME TCHETCHENE    Rapport de Recherche n°6 - Septembre 2008

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  • KHOJ-AHMED NOUKHAEV

    ET LE NATIONALISME TCHETCHENE

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    Rapport de Recherche n6 - Septembre 2008

  • Centre Franais de Recherche sur le Renseignement

    ___________________________________________________________________________ 17 Square Edouard VII, 75009 Paris - France

    Tl. : 33 1 53 43 92 44 Fax : 33 1 53 43 92 92 www.cf2r.org Association rgie par la loi du 1er juillet 1901 SIRET n 453 441 602 000 19

    KHOJ-AHMED NOUKHAEV

    ET LE NATIONALISME TCHETCHENE

    Philippe Botto

    Rapport de Recherche n6 - Septembre 2008

  • 1

    PRSENTATION DU CF2R

    Fond en 2000, le CENTRE FRANAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think Tank indpendant, rgi par loi de 1901, spcialis sur ltude de l'ensemble des domaines historiques, techniques et politiques du renseignement.

    Le CF2R dispose d'une vingtaine de chercheurs associs. Tous sont experts en

    leur domaine et disposent la fois de comptences acadmiques reconnues et dune vritable exprience de terrain.

    Afin de couvrir lensemble des domaines du renseignement, le CF2R est

    structur en plusieurs commissions : . Histoire du renseignement, . Fonctionnement du renseignement, . Renseignement technique et nouvelles technologies, . Oprations spciales, . Actions psychologiques et dsinformation, . Privatisation des activits de renseignement et de scurit, . Intelligence conomique et influence, . Drogue, criminalit et mafias, . Terrorisme et islamisme. Autour de ces thmes, le CF2R dveloppe : . des activits de rflexion et de recherche ; . des actions de sensibilisation l'intention de la presse, des parlementaires, des universits et des dcideurs conomiques ; . des publications, pour l'information du grand public, . des tudes et des formations, la demande de clients divers, . un diplme universitaire de 3e cycle Etude du renseignement , en partenariat avec luniversit Montesquieu Bordeaux IV.

    Chaque anne, le CF2R dcerne deux prix universitaires qui rcompensent les

    meilleurs travaux acadmiques francophones consacrs au renseignement. . Le "Prix Jeune chercheur" prime un mmoire de fin d'tude (Matrise, DEA, Mastre, DESS). . Le "Prix universitaire" rcompense une thse de doctorat.

    Les publications du CF2R comprennent :

    . des notes dactualit ou de rflexion rdiges rgulirement par ses experts (www.cf2r.org), . des rapports de recherche spcialiss, disponibles sur son site internet (www.cf2r.org),

  • 2

    . le bulletin lectronique hebdomadaire Renseignor (Renseignement ouvert par lcoute des programmes radiophoniques trangers en langue franaise), . la revue quadrimestrielle Renseignement et oprations spciales (180 pages) (ditions L'Harmattan), . la collection Culture du renseignement (ditions L'Harmattan), . ainsi que divers ouvrages collectifs (ditions Ellipses). Enfin le CF2R dveloppe des partenariats avec des centres de recherches franais et trangers, ainsi qu'avec le projet SPYLAND (parc d'attractions consacr au monde du renseignement). Les rapports de recherche du CF2R - Rapport de recherche n5, Alain Rodier, La menace iranienne, janvier 2007. - Rapport de recherche n4, Nathalie Cettina, Spcificits de la gestion organisationnelle de la lutte antiterroriste en Corse, mars 2006. - Rapport de recherche n3 (en anglais), gnral Alain Lamballe, Terrorism in South Asia, novembre 2005. - Rapport de recherche n2, Michel Nesterenko, Project for a New American Century : la politique des Noconservateurs derrire la guerre contre la terreur, octobre 2005. - Rapport de recherche n1, Eric Denc, Le dveloppement de l'islam fondamentaliste en France : consquences scuritaires, conomiques et sociales, septembre 2005.

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    CF2R PRESENTATION

    Founded in 2000, the CENTRE FRANAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) (French Center for Intelligence Studies) is an independent non-governmental Think-Tank. The center specialises in the history, techniques and politics of intelligence.

    The CF2R has at its disposal around twenty Associate Researchers. All are

    researchers in their own field of expertise and have both reckoned scholar competencies as well as real hands-on experiences. They get involved in a particular project depending on their speciality, availability, and the security level required by the project.

    Around these broad themes, the CF2R develops:

    - Research activities and workshops, which are provided exclusively to its active members (lunch-conferences, working groups) ; - Sensitisation activities aimed for the media, members of parliament, universities and economic decision-makers ; - Publications addressed to the general public ; - Studies and training sessions provided according to clients needs and requests;

    In this perspective, the CF2R is structured into different commissions:

    . Intelligence History,

    . Intelligence Management,

    . Technical intelligence and intelligence technologies,

    . Special and covert operations,

    . Psychological operations and deception,

    . Private military companies and mercenary activities

    . Competitive intelligence and influence,

    . Drugs, criminality and mafias,

    . Terrorism and Islamic extremism In parallel, the CF2R conducts regional studies and research, allowing a

    follow-up on a number of geopolitical situations. Some of the CF2Rs publications include :

    . News reports and research papers written by experts on a regular basis (www.cf2r.org),, . Quarterly issued magazine, Renseignement et Oprations Spciales (180 pages, L'Harmattan editor),

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    . Weekly electronic bulletin, Renseignor, (Open Sources Broadcast Intelligence gathered from foreign radio programs in French), . The collection Culture du Renseignement, (L'Harmattan editor), . In addition, many collective books (Ellipses editor).

    Finally, the CF2R develops partnerships with French as well as foreign

    research centers and is closely associated to the SPYLAND project, an amusement park dedicated to the world of intelligence. CF2R Research Papers - RR 5, Alain Rodier, The Iranian Threat, January 2007 (in French, with english summary). - RR 4, Nathalie Cettina, Organizational Management of Antiterrorism in France : the Corsican's Case, March 2006 (in French, with english summary). - RR 3, Brigadier-General Alain Lamballe, Terrorism in South Asia, November 2005 (in English, with French summary). - RR 2, Michel Nesterenko, Project for a New American Century : Neocons' Strategy behind the War on Terror, October 2005 (in French, with english summary). - RR 1, Eric Denc, Radical Islamism's Development in France : Security, Social and Economic Consequences, September 2005 (in French, with english summary).

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    RESUME

    NOUKHAEV ET LE NATIONALISME TCHETCHENE En Occident, en particulier, o la question des droits de lhomme domine largement la

    rflexion sur les relations internationales au dtriment de la gopolitique des Etats, les guerres de Tchtchnie nont pas manqu de soulever lindignation. Captive dune approche idologique et motionnelle, lanalyse de lantagonisme russo-tchtchne sest souvent double dune dnonciation indigne de limprialisme russe et dun soutien marqu en faveur de la cause indpendantiste.

    Insistant sur le statut de victime de la nation tchtchne, un certain nombre danalystes ont structur leur rflexion sur la Tchtchnie contemporaine autour du problme des crimes de guerre et du gnocide . Ce point de vue a pu conduire sous-estimer la complexit de la dimension politique, religieuse et gopolitique de la question tchtchne ainsi qu idaliser les combattants de lindpendance.

    Au rebours, et contre toute simplification, on rappellera que laccession au pouvoir du gnral Doudaev, conduit, au dbut des annes 1990, ltablissement dun rgime de type dictatorial en Tchtchnie. Puissamment conditionn par une culture politique totalitaire hrite de lUnion sovitique, le rgime ultranationaliste de Doudaev lgitime, au nom de lindpendance, des pratiques antidmocratiques, sectaires et violentes. Ses successeurs, Zelimkhan Yandarbiev et Aslan Maskhadov, ne russiront pas inverser cette tendance : les institutions de la Tchtchnie indpendante (autrement appele Itchkrie ) demeureront, tout au long des annes 1990, fragiles et instables. Par ailleurs, dstructure par le premier conflit (1994-1996), la socit civile se rvlera soumise linfluence dltre de chefs de guerre ou didologues tchtchnes, daghestanais ou arabes, dont limplication dans des activits criminelles et les liens avec certains acteurs officiels ou officieux russes sont avrs.

    Aveugles la spcificit de la situation politique prvalant en Tchtchnie, certains analystes occidentaux ont galement fait limpasse sur le discours idologique des indpendantistes : la violence de certaines thses ultranationalistes, leur dimension proprement irrationnelle, mythique ou mythologique, leur rhtorique antioccidentale, russophobe et parfois antismite ont souvent t passes sous silence ou minores comme pour ne pas ternir limage dune nation en marche vers son indpendance.

    A linverse de cette logique, et sans mconnatre les cruauts de la guerre ni la force dun antagonisme multisculaire, il convient de rendre justice la complexit de lhistoire tchtchne contemporaine et de sintresser plus avant lidologie dont se rclament les tenants de lindpendance.

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    Le prsent rapport, ddi litinraire de vie et de pense de lindpendantiste Khoj-

    Ahmed Noukhaev, sinscrit dans le fil de cette dmarche. Eu gard la richesse et la complexit de sa biographie, Noukhaev est un personnage

    emblmatique de cette squence historique chaotique o le monde politique et entrepreneurial russe a accueilli en son sein des acteurs issus de la criminalit organise.

    Homme daffaires prospre, Noukhaev est par ailleurs lauteur ou le signataire de nombreux articles et essais sur la question tchtchne . Lidologie quil promeut dessine les contours dune utopie identitaire, tribaliste, fondamentaliste et barbare . Mme si sa porte est demeure marginale et circonscrite aux milieux proches de lintelligentsia, elle offre clairement lopportunit de se familiariser plus avant avec certains aspects du discours nationaliste tchtchne.

    Le travail de Noukhaev est dautant plus digne dintrt que ce dernier a tent de peser, sa manire, sur lvolution du conflit russo-tchtchne en promouvant un plan de paix complexe et original.

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    SUMMARY !

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    !

    NOUKHAEV AND CHECHNYA NATIONALISM

    In the West, where human rights considerations largely preside over those of international relationships to the detriment of States geopolitics, Chechnya wars have raised indignation. Captive of an ideological and emotional approach, the analysis of the Russo-Chechnya antagonism has often been coupled with turning in Russian imperialism and strongly supporting the pro-independence cause.

    By focusing on Chechnya nations victim status, some analysts have structured their considerations of contemporary Chechnya around war crimes and genocide. Such standpoint may have led to underestimate the complexity of the political, religious and geopolitical dimensions inherent to the Chechnya matter as well as to idealize pro-independence combatants.

    In reverse, and against all simplification, one must remember that General Doudaevs accessing power in the early 1990s, led him to establish a dictatorial regime in Chechnya. Doudaevs ultranationalist regime, strongly influenced by a totalitarian political culture inherited of the Soviet Union, legitimized antidemocratic, sectarian and violent practices in the name of independence. His successors, Zelimkhan Yandarbiev and Aslan Mashkadov, will not succeed in reversing this trend: institutions of independent Chechnya - otherwise names Itchkerya- will remain fragile and unstable throughout the 1990s. Also, the civil society whose structure was dismantled by the first conflict (1994-1996), will show to suffer deleterious influence of war leaders or Chechnya, Daghestan or Arab ideologists whose implication in criminal activities and ties with official or non-official Russian key-players are known.

    Blind to the specificity of the political situation that prevails in Chechnya, some western analysts have also ignored the pro-independence ideological discourse : the violence of certain ultranationalist arguments, their properly irrational, mythical or mythological dimension, their anti-western, Russo-phobic and sometimes anti-Semitic rhetoric, have often been kept silent or minored as to not tarnish the image of a nation marching towards freedom.

    On the contrary to this logic, and not misreading war cruelties or the strength of an age-old antagonism, one must give credit to the complexity of Chechnyas contemporary history and engage in forward examining the ideology that pro-independence players invoke.

    This report is dedicated to pro-independence Khoj-Ahmed Noukhaevs life and thoughts.

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    With regards to the fullness and complexity of his biography, Noukhaev is an

    emblematic figure of this chaotic sequence of history that saw players from the organized criminality enter the Russian political and entrepreneurial scenes.

    Prosperous businessman, Noukhaev is also the author of numerous papers and essays on the Chechnya matter. The ideology that he promotes outlines a nationalist, tribal fundamentalist and barbarian utopia. Although his ideology reaches only a marginal range that close to intelligentsia it clearly gives us an opportunity to gain knowledge of certain aspects of the Chechnya nationalist discourse.

    Noukhaevs work is all the more worth of interest that he has tried, in his own way, to throw his weight around the evolution of the Russo-Chechnya conflict by promoting a complex and original roadmap to piece.

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    PRESENTATION DE LAUTEUR

    Titulaire dune matrise de philosophie (Paris IV- Sorbonne) et dun Diplme dtudes approfondies dHistoire et Civilisations (Ecole des hautes tudes en sciences sociales), Philippe Botto a vcu, plusieurs annes durant, dans un Etat de lex-URSS. Fort de cette exprience et possdant une excellente connaissance de la langue russe, il est actuellement en poste au sein dun organisme gouvernemental franais, o il suit lvolution de la situation politique et des droits de lhomme dans lespace postsovitique. Il est, par ailleurs, chercheur associ au Centre Franais de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

    AUTHORS BIOGRAPHY

    Holder of a Master's degree in Philosophy (Sorbonne University) and a postgraduate certificate in History and Civilizations (Ecole des Hautes Etudes en Siences Sociales), Philippe Botto has lived in one of ex-USSR's States for several years. By dint of this experience, mastering the Russian language, he currently holds a position in a French governmental institution where he watches the evolution of the political and human rights' situations within the post-Soviet zone. He is also a fellow researcher for the Centre Franais de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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    SOMMAIRE INTRODUCTION p. 12 LA NATION TCHETCHENE A LEPREUVE DE LA GUERRE Un antagonisme multisculaire p. 13 Une guerre perue selon un prisme thique et politique p. 16 Les indpendantistes au pouvoir : violence et politique p. 18 Tchtchnie : un monde complexe et divis p. 20 KHOJ-AHMED NOUKHAEV : UN PERSONNAGE EMBLEMATIQUE Noukhaev et la criminalit organise tchtchne p. 25 Entre en politique de Noukhaev p. 26 Ptrole, Crime et politique p. 27 Au lendemain de la premire guerre de Tchtchnie p. 29 Itinraire intellectuel et religieux de Noukhaev p. 30 Au-del de lanne 1999 : plusieurs hypothses contradictoires p. 31 LIDEOLOGIE NOUKHAEVIENNE : UNE UTOPIE NATIONALISTE ET BARBARE Lidentit tchtchne p. 34 Dieu, crateur des nations p. 36 Islamit et tchtchnit p. 38 Le statut de lEtat dans la pense de Noukhaev p. 39 Rfutation de lislam politique p. 43 Rejet du paradigme dmocratique p. 45 De lEtat la socit clanique traditionnelle p. 45 LINDEPENDANCE TCHETCHENE EN QUESTION Les guerres de Tchtchnie p. 49 Rsolution du conflit russo-tchtchne p. 51 Le partenariat eurasiatique p. 52 Conversion de la Russie p. 53

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    Partition de la Tchtchnie p. 54 Un ennemi commun p. 55 Globalisme occidental et djihadisme global p. 58 Une vision ethnocentrique et eschatologique p. 59 CONCLUSION Nationalisme et barbarie p. 61 ANNEXES Brve histoire de la criminalit organise russe p. 63 Glossaire p. 69 Cartes du Caucase p. 71

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    INTRODUCTION

    Nombreuses sont les approches du conflit russo-tchtchne demeurer, aujourdhui encore, captives des facilits du discours compassionnel et de lidologie. Adoptant, de bonne foi ou par calcul, une posture essentiellement moralisatrice, elles utilisent toutes les ressources disponibles pour rduire lanalyse aux proportions dun discours binaire. Dans cette optique, les victimes, quoiquon en dise, importent peu, le souvenir des tragdies personnelles et collectives ntant convoqu que pour dmontrer la culpabilit des bourreaux et linanit dune politique. Structurs non point autour du rel, mais dune ide, ces discours ratent, le plus souvent, leur objet ou le reconstruisent artificiellement pour ne plus rvler que lintention morale et politique de leurs auteurs.

    Au rebours de cette tendance, il parat essentiel de faire retour aux ralits tchtchnes et, faisant fi des simplifications attaches au discours victimaire, de rendre aux processus politiques, sociaux et religieux en cours dans le Nord-Caucase leur poids de complexit.

    Dans cette ligne, il importe, tout particulirement, de poser la question du nationalisme tchtchne et dinterroger, au plus prs, les discours et les pratiques politiques de ceux qui rclament pour leur peuple le droit lindpendance ou lautonomie. Il est capital de ne point rinventer, au gr dune imagination irnique, les acteurs qui tentent de marquer de leur empreinte la marche de la Tchtchnie vers lindpendance. Sur cette matire, comme sur dautres, lucidit, prudence et ralisme sont requis.

    Le prsent rapport ne nourrit quune ambition limite. Il ne sagira pas ici de rcrire lhistoire de la Tchtchnie ni mme de rendre compte de la structuration gnrale du nationalisme tchtchne. Plus modestement, linsistance portera sur la trajectoire personnelle dun acteur indpendantiste, Khoj-Ahmed Noukhaev.

    Figure complexe et ambigu, Noukhaev est issu du monde criminel et joue, dans les annes 1990, un rle dimportance en Tchtchnie. Politique et homme daffaires, il publie de nombreux articles et essais sur la question tchtchne1 et propose, partir de 1999, un plan de rglement du conflit. Pour singulier quil soit, son itinraire nen est pas moins, certains gards, emblmatique. Sinueux, le chemin quil parcourt pour sextraire de la marginalit nest pas unique lpoque post sovitique. Par ailleurs, son discours nationaliste, sil ne domine pas la scne politique, nen est pas moins caractristique de leffort men par une fraction de llite locale pour repenser le destin de la nation tchtchne dans lentre-deux de lhistoire et du mythe.

    1 Tous les textes de Noukhaev cits dans le prsent rapport ont t traduits du russe par lauteur.

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    LA NATION TCHETCHENE A LEPREUVE DE LA GUERRE

    Les soldats russes ont apport sur la terre des Vanakh tant de mal, tant dinvraisemblable cruaut, tant de chagrin que lon ne saurait trouver les mots et la juste mesure pour dcrire toutes ces atrocits. Jamais, aucune guerre navait permis aussi ouvertement, aussi cruellement, de tuer pour tuer, de dtruire pour le seul plaisir de dtruire. Par la guerre, cest la Folie mme qui sest abattue sur le peuple tchtchne, avec pour seul but danantir, de mettre en pices et dembraser tout le vivant .

    Hassan Bakaev (alias Denis Baksan)1 Un antagonisme multisculaire

    Les donnes historiques de lantagonisme russo-tchtchne mritent dtre rappeles brivement. Multisculaire, celui-ci sest cristallis, partir de la colonisation russe du Caucase, au XVIIIe sicle, dans des conflits cycliques de haute intensit.

    A lpoque impriale Ds cette poque, malgr la disproportion des forces, de larges fractions de la

    population tchtchne refusent de se soumettre lempereur. Libres de toute organisation tatique, mais fermement attachs leur autonomie, les insurgs, dabord sous la conduite du sheikh Mansour, mnent obstinment le combat et infligent aux troupes russes des pertes svres.

    Un temps suspendue, la conqute russe est relance partir de 1816. Loffensive, mene par le gnral Ermolov, est massive et particulirement destructrice. Une trve est ngocie par Paskevitch. Mais, trs vite, les combattants tchtchnes reprennent les armes, dabord sous les ordres de limam daghestanais Gazi-Mohammed, puis du sheikh tchtchne Tachu-Hadji. Sous les couleurs de lislam sorganise progressivement une vritable guerre sainte (gazavat) contre les envahisseurs venus du Nord. Limam Chamil (1840), membre de la confrrie soufie Naqshbandiya, tente de rassembler les diffrents clans tchtchnes (teps) et daghestanais au sein dun Etat thocratique appuy sur la charia et poursuit la rsistance jusqu son arrestation, en 1859.

    Le cot humain de cette guerre est trs lev. Daprs lhistorien Maerbek Vatchagaev, les pertes tchtchnes slvent plus de 100 000 hommes selon

    1 La trace de Satan sur les sentiers secrets de lhistoire, 1995, consultable en ligne sur le site www.kavkazcenter.com/russ/history/markofsat/contents.shtml.

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    diverses estimations. Des centaines de localits ont t rases ou incendies1 . La population locale est quasiment dcime et ne compte plus que 98 000 personnes la fin de la guerre (1850)2 . Les pertes subies par les Russes sont, elles aussi, impressionnantes : 7 gnraux, 1 292 officiers, 26 799 grads et 1 333 prisonniers ou disparus, soit au total 29 224 combattants. Chiffre auquel il convient dajouter 87 672 soldats morts de maladie 3.

    La cruaut de la rpression, larrestation, puis la soumission de Shamil ne viendront pas bout de la volont dautonomie des Tchtchnes. De nouvelles insurrections se produisent, au milieu des annes 1870, sous la conduite, cette fois, des disciples de la confrrie Qadiriya, et contraignent le pouvoir imprial reconnatre lchec de sa politique dassimilation et dvanglisation. Sous le joug sovitique

    Bien accueillie par une partie de la population tchtchne, sduite par sa

    propagande anti-imprialiste, la Rvolution doctobre, initie, contre toute attente, un nouveau cycle tragique. La dkoulakisation et le mouvement de collectivisation des terres dcrts par lEtat totalitaire stalinien provoquent un regain insurrectionnel pendant plusieurs annes.

    Plus tard, au cours de la Deuxime Guerre mondiale, le peuple tchtchne est accus dtre acquis lenvahisseur nazi. Avec le peuple ingouche, dont il est trs proche ethniquement et culturellement, il est dport le 23 fvrier 1944. Cette preuve, particulirement cruelle et inhumaine, consolidera la cohsion des survivants et favorisera, au sein des diffrents clans, lmergence progressive dune conscience nationale.

    Le rapatriement des dports et la rhabilitation des peuples rprims , aprs la mort de Staline, neffaceront pas le souvenir de cette tragdie, qui affectera le destin de tous les Tchtchnes, quils soient des montagnes ou des plaines. La mainmise du Parti communiste dUnion sovitique sur la Rpublique de Tchtchno-Ingouchie, lintgration dune large fraction de lintelligentsia tchtchne llite sovitique ne modifiera pas cette donne. En dpit de luniformisation idologique de la socit locale, les traditions culturelles et religieuses tchtchnes russiront, pour partie, subsister dans la clandestinit. Les annes 1990-2000

    Confronte, dans les annes 1990, la prise du pouvoir, en Tchtchnie, par le

    gnral Djokhar Doudaev et lexplosion des revendications indpendantistes, la Fdration de Russie, dans une continuit certaine avec son pass imprial et sovitique4, choisit loption militaire et entreprend deux nouvelles guerres dans le Caucase du Nord.

    Lchec de la premire campagne (1994-1996), conduite de faon anarchique et dsordonne - et surtout sans stratgie politique de long terme5 - contraint le

    1 La Tchtchnie et la guerre du Caucase au XIXe sicle , revue Hrodote, n81, avril-juin 1996, La dcouverte, p. 104. 2 Marbek. Vatchagaev, Chronologie dun conflit in Tchtchnie : la guerre jusquau dernier ?, Mille et une nuits, Paris, 2003, p. 23. 3 M.Vatchagaev, La Tchtchnie et la guerre du Caucase , op. cit., pp. 104-105. 4 Aymeric Chauprade, Gopolitique. Constantes et changements dans lhistoire, Ellipses, Paris, 2003, p. 91. 5 Laurent Vinatier, Russie : limpasse tchtchne, Armand Colin, 2007, pp. 33-34.

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    Kremlin renoncer poursuivre les combats jusqu leur terme naturel. Au grand dam du haut commandement militaire, les autorits russes valident les accords de paix de Khassaviourt (aot 1996) et entament le retrait de larme fdrale, lequel donne naissance au mythe de la victoire tchtchne. De facto indpendante, la Tchtchnie devient lItchkrie (Itchkeria) et use de tous les moyens disponibles pour saffranchir des liens qui la rattachent encore la Fdration russe.

    A lt 1999, loffensive des islamistes tchtchnes au Daghestan1 et les attentats de Moscou, Bouynaksk et Volgodonsk justifient la reprise du conflit au nom de la lutte antiterroriste.

    Sans doute planifie de longue date par une partie de lestablishment russe, cette seconde campagne dbouche, au Daghestan, sur le dmantlement partiel des djamaats contrles (ou inspires) par les idologues salafistes Bagaoutdine Magomedov2, Abbas Kebedov, Sirajoudin Ramazanov, Adallo Aliev et Magomed Tagaev.

    En Tchtchnie, elle aboutit, grce une tactique profondment renouvele, la neutralisation, provisoire ou dfinitive, des principaux responsables politiques et militaires indpendantistes : Letchi Doudaev, Arbi Baraev, les frres Akhmadov, Aslambek Ismalov, Salman Radouev, Tourpal-Ali Atgueriev, Rouslan Guelaev, Khattab, Elkhoev, Arsanov, Aslan Maskhadov (mars 2005), Abdul-Khalim Sadoullaev (juin 2006), Chamil Bassaev (juillet 2006), etc. Une gurilla rsiduelle mais agissante

    Malgr les succs de larme fdrale, la situation scuritaire sur le terrain

    demeure trs instable aprs la reprise de Grozny en fvrier 2000. La rsistance, bien que fragmente aux plans oprationnel et idologique, poursuit la lutte. De nombreux assassinats, attentats et oprations suicides sont perptrs en Tchtchnie mme ou en Russie : assauts contre Nazran (2004) et Naltchik (2005), prises dotages du Nord-Ost (2002) et de Beslan (2004).

    Aujourdhui encore, en dpit des pertes et des redditions enregistres par la gurilla (Mohammed Khambiev, ex-ministre de la Dfense, Islam Datsaev, ex-chef dtat-major de la garde prsidentielle, Soultan Geliskhanov, ex-responsable de la scurit dEtat, etc.), les tensions restent vives. Affaiblis et ne disposant plus que de financements modestes, les groupes arms, sous le patronage de Dokka Oumarov, continuent mener des oprations cibles contre les forces loyalistes et les troupes russes3. De nouvelles figures, moins connues des services spcialiss et de larme, mergent progressivement.

    Par ailleurs, ayant renforc ses relations avec les groupes islamiques en activit dans les autres rpubliques nord-caucasiennes, le champ daction des djamaats tchtchnes sest rsolument largi. Larc de crise embrasse dsormais lIngouchie4, le Daghestan, lOsstie et la Kabardino-Balkarie.

    1 Alekse Malachenko : Orientations islamiques du Nord-Caucase, Centre Carnegie, Ed. Gendalf, Moscou, 2001. 2 Igor Dobaev, Le nouveau terrorisme dans le monde et dans le Sud de la Russie, Edition Rostizdat, Rostov-sur-le-Don, 2005. 3 Gnral Nedobytko, On doit sopposer aux combattants en utilisant un complexe de mesures , 25/01/2008, Nezavissimaya gazeta. 4 Parmi les grands figures de la gurilla ingouche, on peut citer : Ali Taziev (alias mir Magas), Ahmed Evloev, Adam Nalgiev, Rouslan Geliskhanov, Abdoul-Khalim Sampiev, Alikhan Merkhoev, Isa Kushtov, Bashir Evloev, Khazbulat Amirkhanov, Khamza Chigiev, lmir Khabibula , in Marbek Vatchagaev, The Ingush Jamaat: Identity and Resistance in the North Caucasus , Jamestown Foundation, aot 2007, www.jamestown.org/docs/Jamestown-VachagaevJamaat.pdf.

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    Les enjeux politiques se sont galement dplacs. Selon les communiqus officiels des responsables de lItchkrie, linsistance ne porte plus exclusivement sur la libration du territoire tchtchne, mais sur la dcolonisation du Caucase. Pour Oumarov et son vice-prsident, Soupian Abdoullaev, il sagit moins dsormais de favoriser la constitution dun Etat national indpendant et souverain que de ressusciter un mirat du Nord-Caucase . Au-del, il sagit de travailler lunification de la communaut islamique mondiale (la Oumma), victime de tous les imprialismes. Complexit du jeu russe

    Du ct russe, la fin des combats de haute intensit ne remet pas fondamentalement en question le mode opratoire des troupes. La lutte anti-terroriste saccompagne rgulirement de pratiques dlictueuses et criminelles dont les civils tchtchnes, complices avrs ou supposs des combattants , sont les victimes (excutions extrajudiciaires, tortures, internements abusifs, commerce dotages, racket, etc.).

    Sur le plan politique, le dialogue avec les indpendantistes demeure frapp dinterdit. Refusant douvrir des ngociations avec Maskhadov et ses successeurs, Moscou a prfr poursuivre leffort de guerre, en ladaptant, et tchtchniser le conflit en transfrant certaines responsabilits politiques, conomiques et scuritaires des Tchtchnes loyalistes.

    Le processus de tchtchnisation offre, dvidence, plusieurs avantages. Il permet de hter le processus de normalisation, de moins exposer la vie des soldats russes et de diviser davantage la socit tchtchne, en dlguant la conduite des oprations anti-terroristes des acteurs locaux. Ceux-ci oprent au sein de diffrentes organisations scuritaires dont certaines seront restructures ou dissoutes au fil de lvolution de la donne politique et militaire : Centre antiterroriste ; Garde nationale ; OMON (forces dintervention spciale du ministre de lIntrieur) ; bataillons Zapad, Vostok, Sever et Youg, etc.

    Non sans ambiguts, ce processus se double dune mise en concurrence des responsables politiques et militaires loyalistes (Kadyrov, Kakiev, Yamadaev, Bassarov, Taramov, etc.) afin de modrer, autant que possible, leurs ambitions et de limiter leur autonomie daction. Des conflits trs destructeurs

    Les deux derniers conflits, conduits, de part et dautre, en infraction au droit de la guerre, se sont rvls trs meurtriers. Ds 2003, les pertes russes sont estimes 10 000 soldats et agents des structures de force : ministre de lIntrieur, contre-espionnage (FSB), renseignement militaire (GRU)1. Du ct tchtchne, on compterait 100 000 morts, pour lessentiel, des civils, dcds au cours des bombardements ou excuts lors de leur internement dans des camps de filtration . Une guerre perue selon un prisme thique et politique

    En Occident, o le contexte civilisationnel apparat largement domin par la

    disqualification de la guerre comme instrument privilgi de rgulation des conflits,

    1 Pavel Felgenhauer, The russian army in Chechnya , 18/04/2003, Crimes of War Project, www.crimesofwar.org/chechnya-mag/chech-felgenhauer.html.

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    par le dclin proclam de la puissance tatique et par laffirmation de la centralit de la question des droits de lhomme, la politique de force mene par la Russie en Tchtchnie na pas t sans soulever lindignation. En raction au spectacle hypnotique dune violence dEtat ouverte, massive et souvent indiscrimine, nombreux ont t les observateurs et les analystes stigmatiser limmoralit dune entreprise coloniale anachronique et soutenir le droit du peuple tchtchne lauto-dtermination.

    Portant linsistance sur la condition victimale de la nation tchtchne face lagresseur russe et se focalisant sur les donnes les plus massives et les plus incontestables de la guerre (tragdie humanitaire, crimes de masse, etc.), cette perception du conflit sest structure autour de plusieurs thses dont certaines apparaissent surdtermines sur le plan thique et politique.

    Ainsi les guerres de Tchtchnie de 1994 et 1999 ont souvent t interprtes comme une tentative, de la part de la Russie, de rpondre ses problmes identitaires et de surmonter le traumatisme reprsent par la perte de lEmpire sovitique. Dans cette perspective, certains exgtes du conflit en sont venus minimiser les enjeux politiques de la question tchtchne et faire limpasse sur les risques attachs lapprofondissement de la fragmentation de la Russie postsovitique.

    Trs vite sest impose, dans certains milieux associatifs, journalistiques et scientifiques, la thse selon laquelle ce conflit, largement instrumentalis et artificiellement entretenu par Moscou, servait, de faon quasi exclusive, la promotion, sur la scne intrieure, de nouveaux acteurs (Vladimir Poutine) et lgitimait le retour un mode de gouvernance de type autoritaire appuy sur les structures de force et le complexe militaro-industriel.

    Lartifice de la guerre passe, dans la mme ligne, pour conforter une stratgie indirecte visant raffirmer, sur un mode agressif et imprial, la prsence russe dans son tranger proche , notamment dans les Etats de Transcaucasie.

    De fait, pour beaucoup, la Rpublique de Tchtchnie ne possde quune importance marginale pour la Russie et, en tant que telle, ne justifie pas lusage de la force. Ne prenant pas au srieux laspect scuritaire du problme, la rivalit amricano-russe dans le Caucase ou les tentatives de retournement de la Russie vers lOuest1 , ils privilgient lide que laccession de la Rpublique nord-caucasienne lindpendance ne serait pas en mesure de conjurer linfluence de Moscou dans la rgion.

    De plus, la polarisation de lattention sur la condition victimale du peuple tchtchne et sur la dimension gnocidaire du conflit a parfois conduit, en Occident, forger une image idale de celui-ci. Cette idalisation a assum plusieurs formes.

    Sarcboutant sur la rprobation morale de lintervention russe et de ses modalits, elle a occult artificiellement ou minimis la violence et lautoritarisme qui nont pas manqu, en Tchtchnie mme, de marquer les discours et les pratiques politiques depuis la fin de lURSS. Cette attitude a conduit faire silence sur les drives attaches au processus de construction nationale tel quil sest effectivement amorc sous la responsabilit des prsidents successifs de lItchkrie (Doudaev, Yandarbiev, Maskhadov) ou les considrer avec une indulgence marque.

    Cette approche binaire a permis galement de considrer, ouvertement ou subrepticement, la nation tchtchne comme un tout homogne sans jamais vritablement insister sur ses contradictions internes, ni sur les clivages idologiques qui la structurent en profondeur. Obnubils par la figure de l agresseur et par les

    1 A. Chauprade, Gopolitique, op. cit., p. 665.

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    horreurs de la guerre, prisonniers de la nature antagoniste des relations russo-tchtchnes, les partisans de cette approche nont pas manqu de ngliger la diversit des modles idologiques qui servent de rfrences aux acteurs cls de la mouvance indpendantiste.

    En effet, le discours nationaliste tchtchne a rarement retenu lattention. Plus grave : la violence de certaines thses ultranationalistes, leur dimension proprement irrationnelle (mythique ou mythologique), leur rhtorique antioccidentale, russophobe et parfois antismite ont souvent t passes sous silence ou minores, comme pour ne pas ternir limage dune nation en marche vers son indpendance.

    Du mme coup, certains ont pu tre tents de faire silence sur les parts dombre attaches aux diffrents acteurs de la mouvance indpendantiste ou mettre systmatiquement en doute les informations les concernant diffuses par les journalistes, universitaires et officiels russes.

    Symtriquement, lislamisme tchtchne na t que rarement apprhend comme une menace pour la paix dans le Caucase et en Russie. Linsistance sest porte sur lexigut de son implantation locale et sur son tat de dpendance lgard du nationalisme ethnique. Par voie de consquence, laccession du peuple tchtchne lindpendance est apparue, la lumire dune hypothse irnique, comme tant de nature circonscrire lislam politique.

    A la faveur de ce travail didalisation, le terrorisme tchtchne, loin dapparatre comme un phnomne durable et autonome, a t dcrit, unilatralement, comme un instrument de guerre asymtrique au service dun combat localis de nature politique (la dcolonisation). Du mme coup, une Tchtchnie indpendante a t, par anticipation, crdite de la capacit de figer et de rsorber le cycle de la terreur.

    Selon la mme logique, la lutte anti-terroriste initie par Moscou a souvent t dcrite comme contribuant directement la radicalisation de la rsistance . Dans cette perspective, cest la dimension proprement gnocidaire dune guerre en trompe-lil et les manuvres ambigus des services spcialiss russes qui sont censes clairer, ultimement, lmergence et le renforcement des pratiques terroristes. Les indpendantistes au pouvoir : violence et politique

    Sans chercher contester chacune des thses prcites, on rappellera ici,

    contre toute simplification, que leffervescence nationaliste des annes 1990 nassume pas, en Tchtchnie, la forme dun combat lgaliste et dmocratique.

    Ds 1991, le Congrs national tchtchne (pro-indpendantiste) privilgie la manire forte. Des groupes arms sont constitus pour mettre bas le pouvoir communiste. La tlvision, la radio puis le Parlement sont pris dassaut par la Garde nationale. Ayant accd officiellement au pouvoir, le 27 octobre 1991, les indpendantistes adoptent trs vite un style de gouvernement tyrannique. Les pressions sur lopposition (Zavgaev, Khassboulatov) se multiplient. Des purges ethniques sont organises lencontre des minorits slaves et caucasiennes1. Une conomie parallle se constitue avec le soutien dindividus issus du crime organis2.

    En mars 1993, alors que ltat durgence est proclam par les Russes en Ingouchie et en Osstie du Nord, Doudaev procde la dissolution du Parlement et

    1 Alexandre Soljenitsyne, La Russie sous lavalanche, Fayard, Paris, 1998, pp. 148-149. 2 Andrey Babitsky, Un tmoin indsirable, Robert Laffont, Paris, 2002, p. 23.

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    de plusieurs institutions gouvernementales : la Rpublique de Tchtchnie est place sous administration prsidentielle directe.

    A titre de contre-mesure, les parlementaires tchtchnes dposent Doudaev et lui nomment un successeur en la personne de Mamodaev. Ds lors, les affrontements se multiplient, en mai et en juin 1993. En 1994, les attaques contre lopposition sintensifient mesure que la situation scuritaire se dgrade. Appuys par les Russes, plusieurs groupes arms proches de lopposition tentent de vain, en octobre, de prendre Grozny. Leurs checs respectifs prcipiteront lintervention russe du 10 dcembre.

    La victoire singulire des rebelles, en 1996, ne bouleversera pas fondamentalement la donne politique en Tchtchnie.

    Neutralis par larme russe, Doudaev est remplac par le leader du parti nationaliste Vanakh (ex-Bart), Zelimkhan Yandarbiev. Or ce dernier, dsireux de ressusciter la socit traditionnelle tchtchne, sappuie sur des rseaux domins par une idologie htroclite de tonalit panislamiste, antioccidentale1 et fascisante 2.

    De faon gnrale, lentre-deux-guerres (1996-1999) ouvre une squence historique particulirement chaotique. Dstructure, la socit tchtchne voit, bien malgr elle, son destin dtermin par les chefs de guerre. Ces derniers, une fois leuphorie de la victoire dissipe, ne feront pas, quoiquon en dise, lunanimit dans la population civile. En prise directe avec le chaos de laprs conflit, nombreux sont les Tchtchnes, y compris parmi les vtrans, ne pas considrer les responsables de la rsistance antirusse comme autant de symboles immaculs de la lutte nationale.

    De fait, plusieurs commandants et responsables politiques (Dokka Oumarov, Arbi Baraev et Rouslan Guelaev, etc.) ont un pass judiciaire. Et certains dentre eux, bien au-del de la premire guerre, entretiendront des relations ambigus avec des acteurs officiels et officieux russes. Des personnalits de premier plan (les ministres Vakha Arsanov et Movladi Oudougov, les combattants Israpilov, Radouev, Baraev, Ismalov, Elbiev, Akhmadov, etc.) sont, directement ou indirectement, impliques dans des activits criminelles (trafic de stupfiants et darmes, etc.) et notamment dans le commerce des otages, lequel reprsente entre 1996 et 1999, une activit particulirement lucrative, comme lavait t, des annes plus tt, la grande fraude de la banque tchtchne avec ltablissement de faux ordres de virement. Des villages entiers transforment des caves en mini prisons pour accueillir les victimes des enlvements3 .

    Il est remarquable que la socit russe, quoique une chelle et selon des modalits parfois diffrentes, apparaisse, elle aussi, la mme poque, sujette des drives majeures. Dans une continuit certaine avec lhistoire sovitique, les atteintes aux liberts individuelles et politiques, en dpit du libralisme affich depuis lpoque eltsinienne, sont nombreuses. Les pratiques de concussion se renforcent et se gnralisent. Des acteurs criminels dimportance se lgalisent en pntrant toujours plus avant dans les sphres politique et conomique4.

    1 Lioma Vakhaev, Fantaisies politiques dans la Tchtchnie contemporaine , Grozny, Centre Andr Sakharov, www.sakharov-center.ru/chr/chrus15_1.htm. 2 Plusieurs membres de llite tchtchne adoptent, dans les annes 1990, la thse selon laquelle la race aryenne trouve son lieu de naissance dans le Caucase. Bakaev, dans Trace de Satan sur les sentiers secrets de lhistoire, dfend lide quil ny aurait, sur terre, que deux univers ethniques et spirituels , celui des Aryens et celui des Juifs. Lidologie islamo-nationaliste, forte coloration antismite, de Hassan Bakaev est fonde sur le primat du sang et se rfre volontiers aux crits dHitler. 3 A. Babitsky, op. cit., p. 172. 4 Nadine Marie-Schwartzenberg, La Russie du crime, PUF, Connaissance de lEst, 1997.

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    Nul aujourdhui ne fait mystre de ces fragilits russes. Il faut cependant les mettre en perspective et reconnatre que, loin de sopposer purement et simplement sur la scne impriale, la Tchtchnie et la Russie entretiennent, en profondeur, une relation de proximit essentielle. Cest sans doute du fait de leur appartenance commune lespace postsovitique que leur antagonisme se perptue jusqu ce jour et assume les formes dltres que nous lui connaissons aujourdhui. Les ennemis sont aussi des doubles 1. En lespce, lies par des hritages et des rflexes communs, et se dfinissant partir de leur opposition, la Russie et la Tchtchnie appartiennent, certains gards, une mme configuration mimtique. Tchtchnie : un monde complexe et divis Rivalits de pouvoir et divisions idologiques

    Contre la tentation de reprsenter le peuple tchtchne comme une nation

    homogne et monolithique, il faut rappeler que, marqus par une commune exprience des crimes perptrs par les rgimes tsariste et sovitique2, les Tchtchnes nont pas toujours oppos un front uni leur ennemi hrditaire.

    De puissantes rivalits de pouvoir et de fortes divisions idologiques structurent, notamment depuis la fin de lURSS, la scne politique tchtchne. A titre dexemple, tous les nationalistes ne reconnaissent pas la lgitimit dun Etat indpendant et souverain. Pour certains idologues, nous le verrons, une organisation de type tatique, loin dtre en mesure de consolider et de prenniser la nation, ne peut que produire son effacement.

    De fait, depuis le dbut des annes 1990, plusieurs doctrines dinspiration nationaliste saffrontent en Tchtchnie mme et dans les communauts diasporiques. Celles-ci se modulent finement en rfrence diffrents paradigmes dmocratique et lac, islamo-dmocratique, islamiste, panislamiste, traditionaliste, tribaliste, pan-caucasien, etc.

    Ces divisions idologiques ne manquent pas, les conflits personnels et inter-claniques aidant, de fragiliser les institutions naissantes de lItchkrie. Dj luvre sous Doudaev et Yandarbiev, elles saggravent sous la prsidence de Maskhadov (lu le 27 janvier 1997) et se cristallisent, notamment, sous la forme dun conflit ouvert entre nationalistes et islamistes.

    Disposant dans larrondissement dUrous-Martan de camps dentranement la gurilla et bnficiant dun soutien logistique et financier substantiel grce leurs compagnons darmes venus du Proche-Orient (Fahti, Abdourakhman, Khattab3, etc.), les islamistes tchtchnes nentendent pas se plier aux injonctions du pouvoir central. Ils esprent pouvoir pousser lavantage que leur a procur la victoire sur larme russe et triompher des confrries soufies qui dominent encore la vie religieuse de la Rpublique. Ils entendent galement favoriser le dclenchement dune crise majeure sur le territoire russe, susceptible de modifier les rapports de force entre les minorits musulmanes et la majorit orthodoxe.

    De fait, sans mettre en doute la suprmatie de la voie soufie au Nord-Caucase dans les annes 1990, force est de reconnatre que le fondamentalisme islamique

    1 Ren Girard, Achever Clausewitz (entretiens avec Benot Chantre), Carnets nord, Paris, 2007. 2 Viatcheslav Avioutskii, Lengrenage de la guerre en Tchtchnie , in Hrodote, n 81, avril-juin 1996, La dcouverte, pp. 37-42. 3 Dautres noms de mercenaires arabes sont souvent cits : Abou Khavs, Abou Zes, Abou Barri, Djaber, Abou Omar, Abou Sef.

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    tchtchne dsigne, ds cette poque, un phnomne religieux, politique, social et militaire, qui possde sa consistance propre et sur lequel il faut se garder de faire limpasse au motif que son implantation locale est limite.

    Dans le mme temps, il est bien clair que lidologie islamiste ne dsigne pas, dans le Caucase du Nord en gnral et en Tchtchnie en particulier, un systme homogne. Certaines de ses variantes sont, sans nul doute, rductibles un nationalisme ethnique. Dautres, cependant, ne le sont pas et dessinent les contours dune vision politique, religieuse, morale et mtaphysique qui se prsente comme une authentique alternative aux idologies venues dOrient ou dOccident.

    Quoiquil en soit, dans un contexte mondial marqu par le recul des traditions locales, la diffusion dune idologie islamique dterritorialise, et par une banalisation de la violence dans les discours comme dans les pratiques, il nest pas dit que lislam radical soit ncessairement condamn steindre et demeurer sans influence sur lavenir des socits nord-caucasiennes et de leur environnement. De fait, le salafisme constitue aujourdhui le rfrent idologique majeur de la quasi-totalit des groupes arms en activit dans la rgion.

    Concernant la priode de lentre-deux-guerres (1996-1999), il faut insister, en outre, sur le fait que de fortes tensions marquent lactivit gouvernementale. Les relations que Maskhadov entretient avec certains de ses ministres sont complexes et incertaines. Plusieurs dentre eux se rclament explicitement de lopposition. Chamil Bassaev, qui dirige avec Khatchilaev et Oudougov, le Congrs des peuples du Daghestan et de lItchkrie, joue un jeu quivoque avec les tenants de lislam politique et certains acteurs moscovites ; Guelaev1, quant lui, se dfie du prsident en exercice et soutient Salman Radouev, leader de lArme du gnral Doudaev, dans son bras de fer avec le pouvoir. Sous Maskhadov, les dmissions, contraintes ou volontaires, des ministres et des hauts fonctionnaires sont lgion et nourrissent linstabilit rcurrente qui prvaut dans la Rpublique.

    Face aux menaces qui psent sur sa vie et sur la viabilit des institutions de lItchkrie, Maskhadov dclare ltat durgence le 22 juin 1998. Le 17 juillet, il dcrte la mobilisation gnrale. Dsireux, toutefois, de prvenir le dclenchement dune guerre civile, il se garde de trancher entre les diffrentes options politiques qui soffrent lui. Sil apparat, certains gards, sensible au discours dmocratique, il nen dcide pas moins, le 3 fvrier 1999, de procder la chariatisation plnire du rgime . Adoptant une position de compromis entre les diffrentes forces politiques en prsence, il ste du mme coup la possibilit de consolider son pouvoir face aux groupes arms dopposition et de peser de faon effective sur les processus en cours. La situation conomique et financire de la Rpublique demeure dramatique. Le commerce des otages, parfois encourag et instrumentalis par des acteurs politiques et scuritaires russes et leurs affids tchtchnes (Adam Deniev, Saoudi Abdourazakov2) est florissant. Les groupuscules islamistes contrls par Khattab et les frres Akhmadov, quoique marginaux, demeurent puissants.

    Des acteurs hybrides Polarise autour de la condition victimale du peuple tchtchne, lanalyse

    nest pas toujours en mesure de faire droit la complexit de certaines trajectoires personnelles.

    1 Manat Abdulaeva, Le combattant qui naimait pas combattre , 04/12/2000, Novaya gazeta. 2 Camille Verlew, Trafics et crimes en Asie centrale et au Caucase, PUF, Collection Criminalit internationale , Paris, 1999, pp. 96-97.

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    Par commodit, le plus souvent, elle prfre figer certains acteurs cls de la Tchtchnie contemporaine dans des catgories univoques. A titre dexemples : le chef de guerre Chamil Bassaev, en dpit de la richesse et de la complexit de sa biographie, est parfois prsent comme un acteur politique part entire ; Khoj-Ahmed Noukhaev, au parcours particulirement complexe et ambigu, est galement apprhend sous les espces dun politicien1, ou bien encore dun homme daffaires2. Or, nous tenons que ces personnes, linstar dune large fraction des responsables de la mouvance indpendantiste, chappent ces classifications acadmiques. Nombre de ces derniers, comme leurs homologues russes, se trouvent la jonction du monde criminel, de la socit politique, du monde de lentreprise et de lintelligentsia3.

    De fait, en Tchtchnie comme en Russie, le systme sovitique et postsovitique a conduit une intense circulation des ides et des hommes travers lensemble du corps social. Des acteurs hybrides ont su profiter des bouleversements ns de la Rvolution doctobre et du chaos postsovitique pour simposer, provisoirement ou durablement, dans les milieux dirigeants. Cumulant, selon la conjoncture, des fonctions diffrentes et servant des intrts divergents, ils possdent un statut ambigu qui dfie quelque peu nos catgorisations.

    Cette ambigut se lit aussi dans la fragilit - ou la duplicit - des adhsions idologiques, des alliances et des contre-alliances. Ainsi, depuis 1999, des figures notoires ou anonymes de la rsistance tchtchne se sont rallies au clan Kadyrov et servent aujourdhui dans les structures de force de la Rpublique (les frres Yamadaev, Abou Arsanoukaev4, Chaa Tourlaev, Sergue Ismalov, Timour Daoudov, etc.). Celles-ci, grce la loi sur lamnistie, dapplication pour le moins complexe et plastique, ont permis de recycler dans la socit lgale nombre dacteurs de la gurilla, indpendamment de la nature de leur engagement pass ou de la gravit des actes criminels qui pouvaient leur tre pralablement reprochs (ex. : les frres Dadaev de Zakan-Iourt).

    Symtriquement, le loyalisme affich par le prsident Ramzan Kadyrov lendroit du Kremlin se double aussi dune forte volont dautonomie. A linstar de son pre, Akhmat Kadyrov - tu dans un attentat en mai 2004 - il dploie des efforts consquents pour obtenir le retrait dfinitif de larme fdrale et la matrise plnire du budget de la Rpublique. Trs largement mdiatises, ses dclarations relatives sa participation passe au djihad contre la Russie (en 1994), la centralit de lislam, la grandeur et linvincibilit du peuple tchtchne participent dun nationalisme caractristique5. Or, il nest pas dit que ce phnomne soit purement rhtorique. En outre, en dpit de lhorreur que Kadyrov peut inspirer une grande partie de la population tchtchne, son discours nest pas sans veiller quelque sympathie et pourrait, terme, poser problme certains cercles dirigeants du Kremlin qui se dfient dores et dj de lui.

    De fait, les risques de fragmentation auxquels la Fdration de Russie demeure expose aujourdhui encore ne tiennent pas du fantasme. La mdiatisation du pril sparatiste ne vise pas seulement qu lgitimer la verticalisation du pouvoir (vertikalizatsia vlasti) et la limitation des liberts dans le cadre dune

    1 Frdrique Longuet-Marx, Tchtchnes dhier et daujourdhui in Tchtchnie : la guerre jusquau dernier ?, op. cit., pp. 87-88. 2 Sylvie Serrano, La Russie et le Sud-Caucase. La tentation du retour , Le Courrier des pays de lEst, n1009, octobre 2000, Documentation franaise. 3 L. Vakhaev, Fantaisies politiques, op.cit. 4 Viatcheslav Izmalov, La communaut criminelle de Zakan-Iourt et les autres : quels individus le nouveau prsident tchtchne Ramzan Kadyrov a-t-il installs au pouvoir ? , 17/05/2007, Novaya gazeta. 5 Ramzan joue avec bonheur la carte islamique , 14/02/2006, Nezavissimaya Gazeta.

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    hypothtique resovitisation de la socit russe. Il trahit galement une proccupation relle dune fraction des lites russes lendroit dune menace objective aux consquences incalculables.

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    KHOJ-AHMED NOUKHAEV : UN PERSONNAGE EMBLEMATIQUE

    Sans mconnatre les cruauts de la guerre ni la force dun antagonisme multisculaire, il convient, sagissant de la question tchtchne, de ne point cder demble, dans le cadre de lanalyse, au protocole compassionnel et de rendre justice la complexit dune histoire heurte et ambigu.

    Une rflexion gnrale sur litinraire de vie et de pense de lindpendantiste Khoj-Ahmed Noukhaev peut nous y aider.

    Plusieurs raisons clairent ce choix. Eu gard la richesse et la complexit de sa biographie, Noukhaev est trs clairement un acteur hybride au sens voqu prcdemment. Issu du monde criminel, il a jou un rle dimportance dans la socit politique tchtchne et dans ses marges. Homme daffaires prospre, il est galement lauteur ou le signataire1 de nombreux articles et essais sur la question tchtchne.

    Au-del, ltude de son uvre thorique permet de se familiariser plus avant avec le nationalisme tchtchne ou plutt avec lune de ses variantes. Les crits de Noukhaev prsentent dailleurs une forte coloration polmique et visent aussi bien limprialisme russe que les idologies nationalistes tchtchnes concurrentes (dinspiration librale-dmocratique ou wahhabite).

    Le cas Noukhaev prsente un autre intrt, plus concret et immdiat, puisque lhomme sest propos de peser, sa manire, sur lvolution du conflit russo-tchtchne. Mme si son initiative de paix est, en un sens, demeure sans rponse, elle mrite quon sy arrte et quon explicite la teneur de ses propositions.

    On ne cherchera pas, dans les pages qui suivent dissimuler les parts dombre attaches la personne ou luvre de Noukhaev. Son pass criminel, lambigut de sa trajectoire politique, la radicalit de son engagement tribaliste et salafiste ne doivent pas tre tus au motif quils ne cadrent pas avec la reprsentation que nous pouvons nous faire dune Tchtchnie dmocratique et galitariste .

    Dans le mme temps, on se gardera dun autre pril qui consisterait considrer cette idologie comme dominante. Son influence est marginale et circonscrite certains milieux de lintelligentsia. Dans le mme temps, elle est emblmatique de cet effort men par une fraction de llite tchtchne pour repenser le destin de leur nation la double lumire de lHistoire et du Mythe.

    1 Lcriture des textes placs sous la signature de Noukhaev sinscrit vraisemblablement dans le cadre dun travail collgial. Sur ce point, voir Alexandre Ovroutskiy, Traditionalisme et modernisation au Nord-Caucase : possibilit et limites de la compatibilit , 2004, www.ippk.edu.mhost.ru/elibrary/elibrary/uro/uro_23/uro_23_15.htm.

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    Noukhaev et la criminalit organise tchtchne

    Khoj-Ahmed Noukhaev est n en dportation, le 11 novembre 1954, en Kirghizie. Il est issu du tep Yalkho, lequel trouve son lieu de naissance dans la commune de Geldigen (arrondissement de Chali).

    En 1974, il intgre la facult de droit de lUniversit dEtat de Moscou dont il sera exclu un peu plus tard. A la mme poque, il rejoint les rangs du Comit des tudiants moscovites en faveur de lindpendance tchtchne dirig par Sad-Hassan Aboumouslimov1. Dinspiration antisovitique, ce mouvement diffuse clandestinement des ouvrages de Soljenitsyne, Sakharov et Avtorkhanov. Charg dassurer la scurit de lorganisation, Noukhaev contribue galement son financement, sans doute en rassemblant des fonds dorigine dlictueuse2.

    Sil se prsente parfois comme le dfenseur des intrts conomiques et moraux dune diaspora tchtchne cruellement discrimine, Noukhaev (alias Khoja) ne fait gnralement pas mystre de ses activits criminelles passes3. Il leur confre cependant, en guise de justification, une dimension politique et religieuse :

    En principe, si nous pouvions nous emparer de marchandises appartenant lEtat, nous prouvions alors un plaisir extrme. Car nous savions, 100%, que nous agissions par l correctement, que cela soit pour nous-mmes, ou pour notre peuple. Pour notre religion, (lEtat sovitique) tait un ennemi.4.

    Noukhaev reconnat avoir t incarcr trois reprises, en 1980, 1983 et 1990, pour des dlits de droit commun. Au total, il sjournera 7 annes dans les geles sovitiques5, notamment pour contrebande et actes de brigandage .

    En 1987, daprs le journaliste Khlebnikov6, les criminels tchtchnes Altamirov, Atlangueriev et Max Lazovsky7 ouvrent, dans la capitale russe, rue Piatnitski, le restaurant Lazania. Celui-ci devient ltat-major oprationnel du groupe criminel Lazanskiy que Khoj-Ahmed Noukhaev intgre ds lanne de sa cration8.

    A partir de 1988, Noukhaev, Atlangueriev, Gennadi Lobjanidze et Gelani Akhmadov simpliquent massivement dans le racket9. Ils suivent de prs le dveloppement du secteur coopratif qui sorganise dans le cadre de la reconstruction gorbatchvienne. Trs organiss, trs mobiles et ultraviolents, ils russissent conqurir des parts de choix dans lconomie souterraine de la capitale.

    Noukhaev tient alors sous ses ordres prs dune dizaine dhommes. Ces derniers voluent au sein dune organisation mono-ethnique informelle et polyvalente quil dcrit de la faon suivante :

    Je possdais moi-mme ma propre quipe. Elle tait de taille modeste : entre 10 et 12 hommes. Je navais pas besoin dhommes supplmentaires. Je navais pas sous mon

    1 Khoj-Ahmed Noukhaev, Les Tchtchnes trahiront le monde plutt que la libert, 1999 (consultable en ligne sur le site www.chechen.org). 2 Pavel Khlebnikov, Conversations avec un barbare, Detektiv-Press, Moscou, 2003 (version lectronique consultable sur le site www.compromat.ru). 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Journaliste amricain dorigine russe, Pavel Khlebnikov a rencontr Noukhaev Bakou. Sur la base de leurs entretiens, il rdige louvrage : Conversations avec un barbare. Il mourra assassin, Moscou, en juillet 2004. 7 Note dinformations sur la situation Novorossisk , 27/06/2001, www.compromat.ru/main/chechya/nuhaev2.htm. 8 P. Khlebnikov, Conversations avec un barbare, op.cit. 9 Ibid.

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    contrle des points de vente. Je me contentais de crer pour les Tchtchnes des conditions favorables. Cest--dire que je proposais de laide aux commerants qui avaient besoin dtre dfendus. Je leur disais : Acceptez dans votre entreprise les Tchtchnes que vous connaissez. Le reste est notre affaire. Si vous le souhaitez, jenverrai des Tchtchnes dans votre entreprise. Et ces mmes Tchtchnes, je disais : vous ne me devez rien. Que devez-vous faire ? Vous devez savoir vous dfendre des voyous qui peuvent venir vous importuner. Invitez les vtres, asseyez-vous tous ensemble, aidez lentreprise, soyez fidles les uns envers les autres () Je les organisais pour quils se dfendent mutuellement () Quand il nous fallait de laide, je prvenais tout le monde. Et tous venaient. Tous. Cest--dire que chacun vivait sa vie, mais savait pertinemment que dautres, comme lui, viendraient la rescousse lorsque le moment viendrait. Ce systme tait trs simple. Il ntait pas utile de leur donner des armes ou un vhicule. Chacun disposait de ses propres ressources 1.

    Bien introduit dans certains milieux daffaires, Noukhaev va progressivement

    jouer un rle darbitre dans des diffrends dordre commercial. Daprs ses dclarations, il assure une mdiation entre Nikola Soulemanov et les protecteurs tchtchnes de lentreprise automobile Logovaz dirige par Boris Brzovsky et Badri Patarkasichvili2. A la fin de lanne 1989, il intervient pour favoriser le rglement dun conflit interne la socit3. Brzovsky, qui deviendra par la suite propritaire de deux chanes de tlvision, des compagnies Sibneft, Aeroflot et Transaero, passe pour entretenir, lpoque, des relations troites avec un membre influent de la diaspora tchtchne, Magomet Ismalov4.

    A la fin des annes 1980, le ministre de lIntrieur (MVD) dcide daccentuer la pression sur les communauts nord-caucasiennes. Des groupes concurrents sont mis contribution. Instrumentaliss, ils travaillent, les armes la main, laffaiblissement de la criminalit organise tchtchne.

    En 1989, lorganisation dirige par Noukhaev et Atlangueriev est partiellement dmantele : Amaev, Daoudov, Golovenko, Abramov, Magouev, Didaev, Ataev, Tepsourkaev, Golounov et Lazovsky sont arrts. Certains de leurs complices, demeurs en libert, regagnent le territoire tchtchne5. En 1990, Soulemanov est condamn quatre ans de prison. A sa libration, il se rend Grozny o il sengage au sein du groupe arm dopposition (pro russe) dirig par le criminel multircidiviste Rouslan Labazanov. Bless, il est fait prisonnier par les hommes de Doudaev avant dtre libr suite au paiement dune ranon6. Entre en politique de Noukhaev

    De retour en Tchtchnie, Noukhaev adhre lorganisation tchtchne pro-

    indpendantiste Bart, o il ctoie Oudougov, Temichev et bien dautres7. Daprs Yandarbiev8, il assure, de concert avec ses collgues moscovites, le financement de lorgane de presse du mouvement.

    1 Dclarations de Noukhaev cites par P. Khlebnikov in Conversations avec un barbare, op. cit. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Noukhaev Khoja Akhmed Tachtamirovitch, note dinformation caractre oprationnel prpare par des agents du ROUOP, 02/07/2001, http://www.compromat.ru/main/chechya/nuhaev6.htm. 6 Nikola Modestov, Moscou, ville criminelle, ditions Tsentrpoligraf, Moscou, 1999, p. 53. 7 Valeri Konkine, Un constitutionnaliste qui a pour surnom Khoja , 15/04/1999, Rousskaya Mysl . 8 Zelimkhan Yandarbiev, Tchtchnie : bataille pour la libert, ouvrage consultable en ligne sur le site www.chechen.org/content.php?catID=125&content=330.

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    Un peu plus tard, il adhre au Parti dmocratique Vanakh. Responsable de son service dordre, il est arrt en 1990 pour racket.

    Condamn le 15 mars 1991 par un tribunal moscovite une peine demprisonnement de 8 annes, Noukhaev est transfr, la faveur dune fraude documentaire, dans une prison de Grozny. Il est libr le 7 dcembre 1991, sans doute grce lintervention du gnral Doudaev. Les autorits russes, singulirement, renonceront le poursuivre.

    Demeurant dans la commune de Goudermes, Noukhaev simplique rsolument dans la vie politique de la Rpublique. Acquis au gnral Djokhar Doudaev, dont il fait connaissance par lentremise de Yandarbiev, il est partie prenante dans les affrontements qui opposent les nationalistes aux groupes arms pro-russes contrls par Beslan Gantamirov, Letcha Oumkhaev1 et Youssoup Elmourzaev. Face aux forces loyalistes, il aurait combattu aux cts des hommes de Dadachev et du futur prsident tchtchne, Aslan Maskhadov. Ptrole, Crime et politique

    En dpit de la rpression, la criminalit organise tchtchne, demeure, au

    dbut des annes 1990, prsente Moscou. Le Groupe central dirig par Letchi Islamov2 (assist de Moussa, le gestionnaire des revenus occultes de la communaut, et dAkhmed, le responsable des brigades de contre-espionnage ) bnficie de la complaisance de certains acteurs scuritaires et russit, pour cette raison, survivre dans un environnement hostile.

    En 1991, des criminels tchtchnes sunissent aux Tatars de Kazan et, au grand dam des groupes Solnstevsky et Orekhovsky, entreprennent de conqurir le march automobile moscovite.

    Vers 1993, les Tchtchnes investissent massivement les structures htelires moscovites. Ils grent plusieurs rseaux de prostitution dans les arrondissements centraux de la capitale et, de concert avec des Azerbadjanais, conquirent progressivement des positions dans le narcotrafic.

    Ils jouent, de mme, un rle insigne dans le trafic darmes et lexportation illgale de mtaux rares, de ptrole, de bois et dor. Plusieurs autorits criminelles tchtchnes possdent, lpoque, des intrts dans les banques commerciales Gagarinsky, Otchakovsky, Perspective, Moselektrobank, Tokobank, Mashi, Proryvaevo. Elles multiplient dailleurs les crimes dans la sphre financire : trafic de faux titres de paiement ; falsification de billets de banque, blanchiment dargent, etc.

    Retour de Noukhaev Moscou Cest, dans ce contexte, que Noukhaev revient dans la capitale russe vers

    lanne 1992. Victime de pressions de la part de certains groupes criminels moscovites (Lioubertsy) et des structures de force russes, il dcide nanmoins de demeurer Moscou et opte pour la lgalisation de ses activits3.

    1 Les personnes cites, exception faite de Gantamirov, comptaient en 1992-1993 au nombre des dirigeants du parti Damokhk. 2 Islamov sera par la suite arrt. A sa libration, il intgre, en Tchtchnie, un groupe arm dobdience wahhabite. Interpell en 2000 par le contre-espionnage russe, il sera jug pour sa participation une formation arme illgale et kidnappings. 3 P. Khlebnikov, Conversations avec un barbare, op. cit.

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    Li la socit de trading Lanako - dirige par Lazovsky - Noukhaev investit le march du ptrole1 et devient cette poque millionnaire. Selon le journaliste Sergue Sokolov2, ce succs sexplique par le fait que les membres du groupe criminel Lazanskiy se trouvent, ds lorigine, en contact oprationnel avec des agents du KGB. Continuant bnficier, au lendemain de la dissolution du KGB, de contacts privilgis au sein des nouveaux services, Noukhaev aurait russi singrer dans les circuits dexportation du ptrole russe.

    Quoiquil en soit, Noukhaev assure quune partie de ses bnfices est reverse, lpoque, au budget de la Rpublique tchtchne via une structure appele le March commun du Caucase 3.

    En septembre 1994, il cre, en Russie, lentreprise Oscar et acquiert, la mme poque, des biens immobiliers dans la capitale tchtchne : un htel particulier, le March couvert ainsi que la Maison des officiers4.

    Un vaste rseau de contacts La mme anne, daprs ses dclarations, il dirige5 les services de

    renseignement extrieurs de la jeune Rpublique tchtchne6. Son rle au sein de cette structure (largement virtuelle) est, selon toute vraisemblance, modeste. Il nen demeure pas moins quil est charg de missions diplomatiques et que, dans ce cadre, il tablit des contacts rguliers avec des proches du prsident Boris Eltsine. Il rencontre ainsi, en novembre 1994, Oleg Lobov, secrtaire du Conseil national de scurit ainsi quAlexandre Korjakov, responsable de la garde rapproche du prsident russe7.

    Noukhaev dispose, lpoque, dun solide rseau, tant en Tchtchnie quen Russie. Il entretient des relations privilgies avec le gnral Doudaev8, mais galement avec le directeur de la Banque nationale tchtchne, Ousman Imaev et son adjoint, Avladi Moussaev. Ex-fonctionnaire de police, ce dernier est li aux clans criminels tchtchnes de la capitale, et notamment Nikola Soulemanov. Il aurait t impliqu dans une vaste opration de dtournement de crdits vers lanne 19949.

    Noukhaev frquente galement les frres Albakov. Salman a exerc les fonctions de ministre de lIntrieur ; Adam a dirig une raffinerie dans larrondissement de Grozny ; Moussa se trouve la tte de plusieurs structures commerciales sises en Ingouchie et Moscou10.

    1 Le FSB a dcouvert les archives personnelles du reprsentant du prsident de la Rpublique dItchkrie ltranger, Khoj-Ahmed Noukhaev , 27/09/2000, Nezavissimaya gazeta. 2 Sergue Sokolov, Les informateurs , Novaya gazeta, 07/04/2008. 3 P. Khlebnikov, Conversations avec un barbare, op. cit. 4 Noukhaev Khoj-Ahmed Tachtamirovitch , Fiche biographique, www.kavkaz-uzel.ru/persontext/person/id/817820.html. 5 Il aurait, avant guerre, travaill, la demande de Djokhar Doudaev la cration du Parti des nationalistes du Caucase. Cf. Khoj-Ahmed Noukhaev, Les Tchtchnes trahiront le monde plutt que la libert, op. cit. 6 Il aurait alors t surnomm le Himmler tchtchne , Lenqute sur lassassinat de Paul Khlebnikov est termine , 17/06/2005, Nezavissimaya gazeta. 7 P. Khlebnikov, Conversations avec un barbare, op.cit. 8 Ibid. 9 Noukhaev Khoja Ahmed Tachtamirovitch. Note dinformation caractre oprationnel prpare par des agents du ROUOP , op. cit. 10 Noukhaev Khoja Ahmed Tachtamirovitch. Note dinformation caractre oprationnel prpare par des agents du ROUOP , op. cit.

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    Ses autres contacts sont : Lom-Ali Khatsiev, ex-dput du Conseil suprme ; Muslim Oumalatov, ex-chef du Comit de lindustrie ptrolire sous Doudaev1 ; Piotr Souslov2, ancien collaborateur des Services de renseignements extrieurs russes (SVR) et directeur du fond rgional Pravoporiadoktsentr ( Moscou) et vice-prsident de lorganisation Vympel3 ; Ramzan Zakaev, ancien PDG de Grozneft et de lentreprise Iounko4. Au lendemain de la premire guerre de Tchtchnie

    Durant la premire guerre (1994-1996), Noukhaev sengage aux cts des

    indpendantistes et participe la dfense du palais prsidentiel en janvier 1995. Certaines sources voquent lhypothse selon laquelle il aurait lui-mme dirig une centaine dhommes. Il semble quil ait t grivement bless la jambe et quil ait d tre transfr en Azerbadjan ou en Turquie.

    Rtabli, il aurait, depuis son exil, financ lapprovisionnement des rebelles en armes et en munitions5. En Turquie, il entre en contact avec des hommes daffaires locaux et avec des membres des Loups gris, une organisation politique nationaliste lie au crime organis6.

    Aprs lassassinat de Doudaev, Noukhaev revient, en dcembre 1996, en Tchtchnie. Il sert en qualit de premier vice-Premier ministre auprs de Zelimkhan Yandarbiev, qui assure lintrim. Il traite plus particulirement de la problmatique nergtique et multiplie les contacts dans le monde des affaires, tant au niveau national quinternational.

    De concert avec les frres Hussen et Apti Maraev, il conquiert de nouvelles parts dans lindustrie ptrolire7 et rgne sur les ports de Novorossisk et de Touaps. Il entretient des relations daffaires privilgies avec le chef de ladministration de Novorossisk, V. Prokhorenko, et le responsable de la direction rgionale des transports, V. Tkatchov. Son monopole sera remis en question, vers lanne 1996, par Mikhal Khodorkovsky et Leonid Nevzlin.

    1 Ibid. En 2001, ce dernier aurait assur la direction du centre interrgional daide la renaissance de la Rpublique tchtchne. 2 Informations caractre oprationnel sur limplication de Noukhaev dans lactivit des services spciaux turcs et anglais sur le territoire russe , 27/06/2001, www.compromat.ru/main/chechya/nuhaev4.htm. 3 Celle-ci aurait t dirige en 2001 par le voleur dans la loi Sergue Koublitskiy, Cf. Note dinformation sur la situation Novorossisk, 27/06/2001, www.compromat.ru/main/chechya/nuhaev2.htm. 4 Noukhaev Khoja Ahmed Tachtamirovitch. Note dinformation caractre oprationnel prpare par des agents du ROUOP , op. cit. 5 Lautre versant de lIslam renaissant : des lments criminels nhsitent pas se prsenter comme des justes , 02/04/2008, Nezavissimaya gazeta. 6 Sur les liens entretenus actuellement par des criminels tchtchnes en exil en Europe occidentale avec les Loups gris voir Franois Farcy, Le crime organis tchtchne, nouvelle menace pour lEurope, avril 2006, Dpartement de Recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines, www.drmcc.org/dyndocs/444dadea6f846.pdf. 7 Noukhaev Khoja Ahmed Tachtamirovitch. Note dinformation caractre oprationnel prpare par des agents du ROUOP , op. cit. Les frres Maraev auraient t impliqus, avec Gantemirov, dans le dtournement des fonds allous la reconstruction de lconomie tchtchne. Daprs un article paru en 2001, ils rsideraient en Turquie o ils auraient investi dans lappareil industriel local. Apti Maraev possderait ainsi sur le territoire turc une fabrique de meubles. Hussen Maraev, au dbut des annes 2000, aurait possd des intrts en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en Autriche.

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    Au milieu des annes 1990, Noukhaev cre plusieurs socits (Kamatrade, Katran), toutes en relation avec la clbre entreprise Nordex dirige par Grigory Loutchansky1.

    Par ailleurs, ayant tabli des contacts avec des responsables amricains - dont le secrtaire dEtat James Baker - il travaille sur le projet dun March commun du Caucase, dont lune des finalits consiste dans la recherche dinvestissements trangers destination du secteur nergtique de la Tchtchnie et des Etats de Transcaucasie. Plusieurs reprsentations commerciales voient le jour Kiev, Varsovie, Bruxelles, Londres, Washington et Tokyo.

    Noukhaev nabandonne pas pour autant la scne politique tchtchne. Lors de la campagne lectorale de 1996, il soutient la candidature de Yandarbiev.

    Peu aprs llection dAslan Maskhadov, en 1997, il dcide de quitter la Tchtchnie. Il vit tantt Istanbul, tantt Bakou o il dispose de biens immobiliers et de plusieurs comptes bancaires.

    Vers la mme poque, il est approch par des politiques russes qui, des fins lectoralistes et/ou mercantiles, simpliquent dans le commerce dotages en Tchtchnie. Noukhaev se serait toujours refus ce type de transaction et formule, dans ses entretiens avec Khlebnikov, un jugement dfavorable sur Brzovsky et Rouchalo.

    En 1997, il multiplie les rencontres haut niveau et sentretient notamment avec le prsident de la Banque mondiale, James Woolfenson, et lancien conseiller du prsident Carter, Zbigniew Brzezinski.

    Itinraire intellectuel et religieux de Noukhaev

    A partir de 1998, Noukhaev formalise, aux cts de plusieurs collaborateurs - dont un citoyen polono-britannique, Mansour Yakhimtchik2 - une vaste rflexion sur lislam et les destines de la nation tchtchne lpoque de la globalisation.

    Dans cette ligne, il cre en 1999, lorganisation Nokhtchi-Latta-Islam grce laquelle il se propose de fdrer les diffrents clans tchtchnes autour dun projet politique commun. Il finance galement plusieurs structures associatives, dont la Maison tchtchne et le mouvement Khanif, lequel se propose dunifier le monde sur la base de la religion islamique.

    En janvier 1999, il travaille sur un projet de Constitution chariatique et publie un texte intitul Sur les fondements de lorganisation du pouvoir dEtat en Rpublique tchtchne dItchkrie . Comme lindique Alekse Malachenko3, chercheur la Fondation Carnegie de Moscou, ce projet se fonde sur la constatation que les modles politiques en usage en Occident sont trangers la mentalit tchtchne. Ds lors, simpose la ncessit de reconstruire, en les adaptant aux temps prsents, les structures claniques traditionnelles. Loin de se rfrer, comme Yandarbiev, un modle politico-juridique issu de ltranger, Noukhaev dfend lide selon laquelle lItchkrie doit puiser dans sa propre histoire les principes de son organisation. Une fois les diffrents clans tchtchnes consults, une structure de

    1 Une filiale de Nordex aurait t cre en 1991 sur le territoire de Novorossisk : Novonord. Celle-ci aurait t patronne par un certain Ousman Asdakhov (alias le Berlinois ). Proche de Noukhaev, il sera tu en mars 1996. 2 Parfois dcrit dans la presse russe comme un agent des services secrets britanniques. Autrefois proche du syndicat Solidarnosc, il se serait converti lislam et aurait acquis la nationalit tchtchne par dcret du gnral Doudaev. Cf. Informations caractre oprationnel sur limplication de Noukhaev dans lactivit des services spciaux turc , op. cit. 3 A. Malachenko, Les orientations islamiques, op. cit.

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    pouvoir commune doit tre mise en place : le Conseil. Celui-ci, prsid par les reprsentants des neuf grands groupes claniques de Tchtchnie (toukkhoums), est appel fonctionner comme un organe excutif, lgislatif et judicaire1.

    En dcembre 1999, Noukhaev appelle surmonter lantagonisme russo-tchtchne et diffuse un document intitul Pour la paix en Tchtchnie et la dmocratie en Russie .

    A la fin des annes 1990, soucieux de conqurir une stature en Tchtchnie et hors de ses frontires, Noukhaev accepte quun reportage lui soit consacr. Le ralisateur nerlandais Jos de Putter tourne ainsi, en 1999, The Making of a New Empire2.

    En dpit de son activisme, Noukhaev ne disposera jamais, en tant quidologue, dune audience considrable sur la scne intrieure tchtchne. Toutefois, une fraction de llite locale appuiera ses propositions. Parmi ses partisans, on a pu citer Kh. Gapourov, membre de lUnion des crivains de Tchtchnie, et K. Gatoukaev, responsable de lAssociation de lintelligentsia dmocratique. Au-del de lanne 1999 : plusieurs hypothses contradictoires

    Peu aprs le lancement de la seconde guerre de Tchtchnie, lautomne 1999, Noukhaev stablit Bakou. Son tat-major sinstalle lhtel Abcheron o il donne refuge la veuve du gnral Doudaev, Alla Doudaeva.

    En 2001, il cre la Fondation pour une socit ferme Variss. En qualit de membre du mouvement Eurasie et de prsident de la corporation March commun du Caucase, Noukhaev participe, la mme anne, une confrence organise dans la capitale russe par Alexandre Dougine3 : Lislam est-il menac ou constitue-t-il une menace4 ? .

    Sa prsence dans la capitale, alors quil fait lobjet dun mandat fdral, aurait t favorise par ses contacts au sein du contre-espionnage russe (FSB)5. Il nest pas impossible, dans cette ligne, que Noukhaev, qui ritrera, par la suite, ses initiatives de paix , ait t, un moment, pressenti par Moscou pour jouer un rle politique majeur en Tchtchnie.

    Noukhaev passe galement pour avoir contribu au financement des oprations de la gurilla grce aux bnfices dgags par ses activits commerciales aux Etats-Unis, en Europe occidentale (en Autriche, notamment), en Turquie, en Azerbadjan et en Russie. Il aurait notamment apport un soutien aux commandants Aslambek Abdoulkhadjiev ainsi qu un certain Mohammed (alias Yanytchar)6.

    Certains voquent galement ses relations avec lancien ministre de la Dfense dItchkrie et responsable du groupe arm indpendantiste Borz, Rouslan Guelaev. Ainsi, daprs un article paru sur le journal en ligne www.utro.ru, lancien ministre tchtchne en charge de la presse, Vakha Dadoulagov, aurait indiqu quune

    1 L. Vakhaev, Fantaisies politiques , op. cit. 2 Des extraits de ce film, tourn par le nerlandais Jos de Putter, peuvent tre visionns ladresse : www.zikranash.net/zikr.html. 3 P. Khlebnikov, Conversations avec un barbare, op. cit. 4 Un nouveau leader pour la Tchtchnie ? , 03/08/2001, Nezavissimaya gazeta. 5 A Moscou, le reprsentant du prsident de lItchkrie ltranger, pourtant recherch par la police, vit ouvertement lhtel Prsident, 28/06/2001, www.presscenter.ru. 6 Le sponsor de Guelaev travaille la rdaction de la constitution tchtchne , 17/01/21003, www.utro.ru/articles/20030117032214122337.shtml.

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    fondation turque contrle par Khoj-Akhmed Noukhaev (Khojarvirt)1 aurait vers Guelaev prs de 500 000 dollars.

    Le 31 octobre 2002, peu aprs le dnouement tragique de la prise dotages du Nord-Ost, Sergue Yastrjembskiy dclare que les hommes du commando de Movsar Baraev ont pris contact avec Zelimkhan Yandarbiev, Akhmed Zakaev et avec Khoj-Ahmed Noukhaev. La mme anne, suite, sans doute, aux pressions russes exerces sur le gouvernement azerbadjanais, Noukhaev est contraint de fermer ses bureaux Bakou.

    Le 16 juin 2005, le ministre de la Justice de la Fdration de Russie cite Noukhaev comme le possible commanditaire de lassassinat du journaliste amricain Pavel Khlebnikov2 et lance un nouveau mandat darrt contre lui3.

    Il est noter, par ailleurs, que le nom de Noukhaev - ainsi que celui de Movladi Atlangueriev - est galement cit dans le cadre de lenqute sur la mort dAnna Politkovskaya4. Rappelons que, ex-membre actif du groupe Lazanskiy, Atlangueriev passe pour tre li aux services de renseignement russes, et notamment un haut responsable du FSB, German Ougrioumov. Ayant lgalis ses activits la fin des annes 1990, il intgre pleinement le monde des affaires. Paralllement, il accomplit plusieurs missions dlicates en Tchtchnie o il ctoie Ahmat Kadyrov. Souponn davoir t charg dassassiner loligarque russe en exil Boris Brzovsky, il est expuls du territoire britannique en 2007. En janvier 2008, il est enlev Moscou, peut-tre linitiative du prsident tchtchne Ramzan Kadyrov avec lequel il serait en froid. Daprs certaines sources, Atlangueriev serait retenu en otage Goudermes.

    Sagissant de Noukhaev, son assassinat aurait t programm par les services de renseignement russes ds 2004. Selon certaines informations, il aurait t tu, dans le courant du mois de fvrier 2004, alors quil tentait de pntrer en Gorgie depuis le territoire daghestanais. Depuis cette date, son site internet (www.noukhaev.com) nest plus disponible ; les journaux dont il finanait la publication (Itchkrie et Mekhk-Kkhel) ne sortent plus.

    Cela dit, la mort de Noukhaev na pas t confirme officiellement. Par ailleurs, plusieurs textes de porte thorique et politique, en cohrence avec ses publications antrieures, ont t mis en ligne, sous sa signature, sur le site pro-indpendantiste www.kavkazcenter.com/russ/. Une interview avec Noukhaev a mme t publie, en janvier 2008, sur le site www.kavkazmonitor.com.

    Plusieurs membres du groupe criminel Lazanskiy mourront assassins. Guennadi Lobjanidz, en 1994 ; Nikola Soulemanov, en 1995. Lazovsky, qui aurait organis plusieurs attentats dans la capitale, au milieu des annes 1990, est tu, dans des circonstances non lucides, en lan 2000 ; Letchi Ismalov, arrt en 2000, meurt en prison en 2004.

    Danciens complices de Noukhaev auront toutefois lopportunit de poursuivre leur carrire. Outre Atlangueriev, on peut citer Lom-Ali Gatoukaev. Souponn, lui aussi, dtre li aux services spcialiss russes, il est arrt Moscou, en 2006, pour avoir commandit lassassinat de lhomme daffaires ukrainien

    1 Le sponsor de Guelaev travaille la rdaction de la constitution tchtchne , op.cit. 2 A propos des assassins supposs de Khlebnikov (Kazbek et Magomed Doukouzov, Moussa Vakhaev Magomed Edilsoultanov), voir. Le tribunal a refus de dclassifier le procs Khlebnikov , 15/02/2006, Nezavissimaya gazeta. 3 On peut consulter la fiche Interpol de Noukhaev ladresse : www.interpol.int/Public/Data/Wanted/Notices/Data/2001/10/2001_47310.asp. 4 Une autorit criminelle tchtchne a t enleve. On demeure sans nouvelles de lintress , Kommercant, 14/04/2008.

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    Guennadi Kourban. Il est condamn, en fvrier 2008, purger une peine de prison de 15 ans pour tentative de meurtre.

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    LIDEOLOGIE NOUKHAEVIENNE : UNE UTOPIE NATIONALISTE ET BARBARE

    Lidentit tchtchne

    Khoj-Ahmed Noukhaev est le signataire de nombreux articles et essais : Les Tchtchnes seront infidles au monde plutt qu la libert (florilge darticles rdigs entre 1999 et 2002) ; David et Goliath, ou la guerre russo-tchtchne vue par un barbare (1999) ; Vedeno ou Washington (2001) ; La tradition islamique et le nouvel ordre mondial (2001) ; Civilisation et Barbarie : le dernier round (2002) ; Neuf rponses sur la guerre et la paix (2002), etc. Rdigs vraisemblablement Bakou1, ces diffrents textes se structurent tous, directement ou indirectement, autour de la question de lidentit tchtchne.

    Identit et politique

    Pour Noukhaev, comme pour nombre didologues tchtchnes, la question identitaire est essentielle. Le problme qui se pose la Tchtchnie ne porte pas sur la nature de ses relations avec le voisin russe ; il ne ressortit pas davantage au projet politique qui sous-tend le mouvement vers lindpendance. Il ne sagit pas, prcise-t-il, de se demander ce que nous devons faire, mais dabord et avant tout : qui sommes nous2 ? .

    Dans son antriorit, la question identitaire excde, pour Noukhaev, le champ de la politique. Lidentit dun peuple nest pas rductible des choix idologiques ou organisationnels. Par ailleurs, la cit se signale elle-mme comme tant le rgne de lhtrogne et de la contradiction. Lhistoire rcente de la Tchtchnie en tmoigne clairement.

    Si, pour Noukhaev, le champ politique est incapable de produire de lidentit, cest quil se signale lui-mme comme tant le rgne de lhtrogne et de la contradiction. Lhistoire rcente de la Tchtchnie en tmoigne clairement ses yeux. Ainsi, durant la premire guerre (1994-1996), la socit tchtchne nest anime daucun projet politique prcis et homogne3. Hostiles au maintien de la Rpublique sous la tutelle russe et rsolus contrer loffensive de larme fdrale sur leur territoire, les Tchtchnes de lpoque ne disposent daucun modle politique susceptible dorienter, de faon cohrente et unitaire, un Etat indpendant et souverain.

    1 Igor Dobaev, Le radicalisme islamique : gense, volution, pratiques, Universit dEtat de Rostov, 2003, www.ippk.edu.mhost.ru/elibrary/elibrary/autors/aut_01/aut_01_main.htm/. 2 Khoj-Ahmed Noukhaev, La vrit est, pour vous, la mesure de votre jugement. Thorie et pratique de la renaissance de la socit traditionnelle en Tchtchnie, www.kavkazcenter.com/russ/. 3 Ibid.

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    Ce handicap est renforc par le fait que le peuple tchtchne na jamais connu que la guerre :

    Aucune gnration () na t pargne. La guerre est devenue notre mode de vie, le fond sur lequel se dploie ltre mme de notre peuple. La paix reprsente pour nous un tat inhabituel. Nous savons nous organiser en temps de guerre, mais nous ne savons pas grer le temps de paix. (.). Nous avions bien sr des ides, des conceptions diverses, mais celles-ci (durant lentre-deux-guerres) ntaient pas penses jusquau bout 1.

    Incapables de forger un systme homogne et consensuel, ceux qui ont

    survcu la premire guerre se rfrent des conceptions politiques, sociales et religieuses dorigine et de signification diverses. La synthse quils en proposent est souvent contradictoire et confuse (Etat islamo-dmocratique ; dmocratie laque et islamique, etc.).

    Eu gard cette confusion, la victoire daot 1996 parat Noukhaev insuffisante et inacheve. Il ne sagissait pas en effet, selon lui, dune victoire plnire ; nous savions que nous ne voulions plus que la Russie exerce un pouvoir sur notre peuple, mais nous ne savions pas encore ce que nous voulions faire. 2

    Cette indtermination se poursuit durant lentre-deux-guerres (1996-1999). La socit tchtchne choue encore une fois se penser sur un mode unitaire. Alors que la question du statut de la Rpublique nest pas tranche par les Accords de Khassaviourt de 1996 et que sourd une grave crise conomique et financire, les divisions entre les diffrentes composantes de la socit tchtchne saggravent. Les lections parlementaires et prsidentielles, conduites sous lgide de lOSCE, rvlent la prsence de forces politiques acquises des modles politiques trs htrognes. Mme si les nationalistes se rclamant de lidal dmocratique (Maskhadov) se rvlent en situation de prsider aux destines