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66 Dramane CISSOKHO et al : Recompositions de la filière du bois de feu à Ouaoundé et... RECOMPOSITIONS DE LA FILIÈRE DU BOIS DE FEU À OUAOUNDÉ ET MENACES ENVIRONNEMENTALES Dramane CISSOKHO, Doctorant au Département de Géographie - Université Assane-Seck Ziguinchor, Sénégal / [email protected] Alvares G. F. BENGA, Enseignant-chercheur au Département de Géographie - Université Assane-Seck Ziguinchor, Sénégal / [email protected] RÉSUMÉ Cet article traite de la restructuration du mode d’approvisionnement en bois de feu de Ouaoundé, localité sénégalaise riveraine du fleuve Sénégal, sur la frontière sénégalo-mauritanienne. A cet effet, des enquêtes ont été conduites, auprès de 50 concessions et 24 vendeurs de bois en activité, auxquelles s’ajoutent des entretiens libres auprès de 2 anciens marchands de ce combustible et de 2 élus locaux. Des informations recueillies, il ressort que le conflit sénégalo-mauritanien de 1989 a provoqué à Ouaoundé le passage brutal de l’auto-collecte du bois provenant de la rive mauritanienne à un système de commercialisation. La filière mercantile contrôlée par les migrants d’origine malienne qui s’était mise en place depuis le début du conflit a cédé le marché, depuis 2015, à des marchands saisonniers d’origine mauritanienne. Cette nouvelle réalité s’accompagne, certes, d’une baisse du prix du combustible mais occasionne en saison pluvieuse une pénurie de bois en raison du repli des acteurs vers leur terroir d’origine. Ceci oblige les concessions les plus modestes, incapables de se constituer une réserve de bois à recourir des sources hétérogènes de combustibles. Mots-clés : Sénégal, Ouaoundé, Bois de feu, Conflit sénégalo-mauritanien, Restructuration. ABSTRACT This article deals with the restructuring of the firewood supply way in Ouaoundé, which is a Senegalese locality situated in the bor- der, between Senegal and Mauritania. For that purpose, a survey was carried out among 50 families and 24 firewood sellers. Besides this survey, free interviews were done with 2 former sellers of the so called combustible and 2 local representatives. The collected information showed that the 1989 Senegal-Mauritania conflict has caused a sudden transition from the collect of firewood for the needs of the families to a marketing system. This market, initiated from the beginning of the conflict, was controlled by the originated Malian migrants in the locality. But, since 2015 the Malian wood sellers let the market to the seasonal Mauritanian merchants. This new order is certainly profitable thanks to the fall of the prices, but causes a shortage of the combustible in the rainy season because of the return of the sellers in their villages. Which consequently oblige the poor families that cannot afford a stock of firewood for the whole season to have recourse to heterogeneous materials as combustible. Keys words: Senegal, Ouaoundé, Firewood, senegal-mauritania conflict, restructuring.

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66 Dramane CISSOKHO et al : Recompositions de la filière du bois de feu à Ouaoundé et...

RECOMPOSITIONS DE LA FILIÈRE DU BOIS DE FEU À OUAOUNDÉ ET MENACES ENVIRONNEMENTALES

Dramane CISSOKHO, Doctorant au Département de Géographie - Université Assane-Seck Ziguinchor, Sénégal / [email protected]

Alvares G. F. BENGA, Enseignant-chercheur au Département de Géographie - Université Assane-Seck Ziguinchor, Sénégal / [email protected]

RÉSUMÉCet article traite de la restructuration du mode d’approvisionnement en bois de feu de Ouaoundé, localité sénégalaise riveraine du

fleuve Sénégal, sur la frontière sénégalo-mauritanienne. A cet effet, des enquêtes ont été conduites, auprès de 50 concessions et 24 vendeurs de bois en activité, auxquelles s’ajoutent des entretiens libres auprès de 2 anciens marchands de ce combustible et de 2 élus locaux. Des informations recueillies, il ressort que le conflit sénégalo-mauritanien de 1989 a provoqué à Ouaoundé le passage brutal de l’auto-collecte du bois provenant de la rive mauritanienne à un système de commercialisation. La filière mercantile contrôlée par les migrants d’origine malienne qui s’était mise en place depuis le début du conflit a cédé le marché, depuis 2015, à des marchands saisonniers d’origine mauritanienne. Cette nouvelle réalité s’accompagne, certes, d’une baisse du prix du combustible mais occasionne en saison pluvieuse une pénurie de bois en raison du repli des acteurs vers leur terroir d’origine. Ceci oblige les concessions les plus modestes, incapables de se constituer une réserve de bois à recourir des sources hétérogènes de combustibles.

Mots-clés : Sénégal, Ouaoundé, Bois de feu, Conflit sénégalo-mauritanien, Restructuration.

ABSTRACTThis article deals with the restructuring of the firewood supply way in Ouaoundé, which is a Senegalese locality situated in the bor-

der, between Senegal and Mauritania. For that purpose, a survey was carried out among 50 families and 24 firewood sellers. Besides this survey, free interviews were done with 2 former sellers of the so called combustible and 2 local representatives. The collected information showed that the 1989 Senegal-Mauritania conflict has caused a sudden transition from the collect of firewood for the needs of the families to a marketing system. This market, initiated from the beginning of the conflict, was controlled by the originated Malian migrants in the locality. But, since 2015 the Malian wood sellers let the market to the seasonal Mauritanian merchants. This new order is certainly profitable thanks to the fall of the prices, but causes a shortage of the combustible in the rainy season because of the return of the sellers in their villages. Which consequently oblige the poor families that cannot afford a stock of firewood for the whole season to have recourse to heterogeneous materials as combustible.

Keys words: Senegal, Ouaoundé, Firewood, senegal-mauritania conflict, restructuring.

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© (EDUCI) 2018 Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement, n°1, 2018 67

INTRODUCTION

En avril 1989, un troupeau de moutons appartenant à des pasteurs mauritaniens a envahi les champs des agriculteurs transfrontaliers sénégalais, situés sur la rive droite du fleuve Sénégal (territoire mauritanien)1 menaçant les cultures. Cet incident déclencha une altercation entre les protagonistes, ce qui se solda par le décès d’un agriculteur sénégalais (GRDR, 2013, p. 72). Cet incident est à l’origine du conflit sénégalo-mauritanien (C. Stewart, 1989, p.165). Le tragique bilan humain de cette crise serait de 250 000 rapatriés/déplacés, des centaines de morts et de blessés (E. Sauriol, 2007, p. 2).

La crise sénégalo-mauritanienne a profondément affecté les localités sénégalaises riveraines du fleuve. L’une des conséquences du conflit a été l’impossibilité pour les sénégalais de poursuivre l’exploitation de leurs terres (ressources ligneuses incluses) situées de l’autre côté du fleuve. L’interdiction d’accès à ces terres a eu comme corollaire, dans les établissements sénégalais bordant le fleuve, une exacerbation des difficultés d’accès au foncier à des fins agricoles (C. Santoir, 1990, p. 591). Cette situation perturbe la vie économique et amplifie la migration de la population vers l’intérieur du pays comme à l’étranger (H. Dia, 2007, p. 3). Si le rôle du conflit dans le bouleversement des activités économiques dans la partie sénégalaise est cerné, on ignore encore les implications de cette crise sur l’approvisionnement en bois de feu, qui consti-tue la principale source d’énergie de cuisson des unités domestiques. Le recours au bois est à rechercher dans l’effet conjugué de la survivance culturelle et du pouvoir d’achat relativement limité des populations (D. Cissokho, O. Sy et L. Ndiaye, 2017, p. 12). Dans un contexte où la disponibilité du bois de feu reste d’actualité locale, il a paru intéressant de s’interroger sur le rôle de ce conflit dans la restructuration de la filière dudit combustible à Ouaoundé, localité soninké2 de 13.831 habitants (SRSDM, 2015, p. 24) située dans le département de Kanel, lui-même localisé dans la région de Matam (figure 1).

Figure 1 : Carte de situation de Ouaoundé

1 Le fleuve Sénégal constitue la frontière sénégalo-mauritanienne. Certaines terres de culture et les ressources forestières en rive mauritanienne appartiennent traditionnellement aux populations sénégalaises de rive gauche, situation à la base de l’agriculture transfrontalière qui a déclenché le conflit d’avril 1989.

2 Groupe ethnique sénégalais.

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1. MÉTHODOLOGIE DE L’ÉTUDE

Cette étude se propose d’analyser la dynamique de l’approvisionnement en bois de feu et s’appuie sur deux enquêtes, avec questionnaires, réalisées en janvier 2017 à Ouaoundé. La première a été conduite auprès de 100 concessions sur 516. La concession est l’unité de production et de consommation en milieu soninké (M. Timera, 1996, p. 192).

La population ciblée au niveau des concessions est constituée essentiellement des patriarches. En effet, ces derniers gèrent toutes les affaires ayant trait au fonctionnement des concessions. En outre, c’est la frange en mesure de fournir des informations sur le système de ravitaillement en bois de feu dans le temps. Le questionnaire de l’enquête a été conçu pour collecter des données telles que le mode d’acquisition et les fournisseurs du bois avant, pendant et après le conflit, la période de pénurie de bois et les stratégies développées par les familles.

La seconde enquête exhaustive a été menée auprès de 24 vendeurs de bois d’origine mauritanienne qui contrôlent actuellement le marché. Elle porte sur le nombre total de vendeurs, recensés sur le marché, qui coupent, exploitent et vendent le bois car il n’existe pas d’intermédiaires dans ce secteur. Le questionnaire a été élaboré de façon à collecter des données sur le profil social des vendeurs de bois, le lieu de provenance, la logique et la périodicité de vente, les gains mensuels, le mode d’utilisation, etc.

Ces enquêtes ont été complétées par des entretiens libres avec 2 anciens vendeurs de bois d’origine malienne et 2 élus locaux de Ouaoundé, une recherche documentaire, des observations en janvier et sep-tembre 2017, ainsi que des pesées de bois de feu sur les lieux de vente.

Les cartes ont été réalisées sous Arc-Gis à partir des données de la Direction des Travaux Géographiques et Cartographiques de 2011, parfois complétées par des levés GPS. En outre, les données collectées au cours des différentes enquêtes ont été exploitées sous Sphinx.

2. RÉSULTATS

2.1. L’AUTO-APPROVISIONNEMENT EN BOIS DE FEU : UN SYSTEME QUI CARACTERISE LA PERIODE AVANT LE CONFLIT DE 1989

L’organisation sociale se caractérise à Ouaoundé par la répartition sexuée du travail. La sphère domes-tique est assignée aux femmes qui se chargent du pilage quotidien du mil, de la cuisson des repas, du remplissage des canaris en eau et de la lessive (C. Repussard, 2011, p.136). Tandis qu’elles s’attèlent aux corvées ménagères, les hommes assurent l’approvisionnement des unités domestiques en céréales pour la consommation quotidienne et en bois de feu pour la cuisson des aliments.

D’après les informations recueillies auprès des patriarches, avant le conflit, l’approvisionnement de la totalité des concessions en bois de feu était assuré par le système d’auto-ravitaillement. Les hommes coupaient le bois au niveau de la rive droite et le chargeaient sur les pirogues pour l’acheminer sur la rive gauche au Sénégal (figure 2). La dépendance en bois de Ouaoundé à l’égard de la ressource de la rive mauritanienne s’explique par l’absence de boisement local. En effet, la ressource foncière locale, comme la plupart des établissements sénégalais de la vallée du fleuve Sénégal, est à vocation agricole du fait des densités relativement élevées de la partie sénégalaise de la vallée du fleuve Sénégal (D. Dione, 2007, p. 70).

Le transport du bois entre les deux rives était assuré par pirogue. A l’arrivée en rive gauche, les hommes, parfois aidés des femmes et des enfants, le transportaient sur la tête jusqu’ aux cuisines où il était stocké puis utilisé. Acacia nilotica était l’espèce principalement exploitée. Le recours usuel à cette espèce comme combustible à Ouaoudé avant le conflit, reposait sur sa disponibilité sur la rive mauritanienne. A cela s’ajoute le fait qu’elle se consume facilement et dégage peu de fumée.

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Figure 2 : Foyers d’approvisionnement en bois de feu à partir de la rive mauritanienne avant le conflit

2.2. DE 1989 A 1996 : LE DEVELOPPEMENT D’UN SYSTEME COMMERCIAL DU BOIS DE FEU

La crise d’avril 1989 qui a conduit à un risque de conflit ouvert avait entrainé, à Ouaoundé, un approvi-sionnement en bois de feu à partir des terroirs sénégalais situés à plus de 15km (figure 3). Cette situation est la conséquence de l’impossibilité pour les ouaoundako (habitants de Ouaoundé) d’accéder aux ressources forestières mauritaniennes. Il s’y ajoute l’absence de boisement local, comme précédemment évoqué.

La localisation des zones de prélèvement du bois au niveau des terroirs de l’intérieur, suite au conflit, oblige des familles à acheter le bois. Il ressort des enquêtes que, au bout d’une semaine de conflit, 87% des concessions achetaient déjà le bois; et seuls 13% des unités domestiques continuaient à s’auto-appro-visionner. En revanche, en 1996, la quasi-totalité (99%) des foyers de Ouaoundé achetaient le bois. Parmi les facteurs explicatifs de cette généralisation, il faut noter l’éloignement des lieux de coupe et les exigences administratives (obligation de permis de coupe et de circulation du bois). En effet, le bois venant des terroirs sénégalais est assujetti à une redevance et à un contrôle forestier.

Deux groupes de vendeurs de bois de feu opéraient à Ouaoundé. Il s’agissait des vendeurs autochtones et des vendeurs migrants d’origine malienne. D’après les données recueillies, seuls 11% des concessions achetaient leur bois auprès des marchands autochtones. Le reste des unités domestiques (89%) étaient approvisionnés par des vendeurs d’origine malienne dont l’activité s’inscrit dans une logique de profit. Les économies générées par des mois, voire des années, comme ouvriers agricoles journaliers, ont permis à ces migrants de s’investir dans ce commerce jugé plus lucratif : achat de charrettes et d’ânes, régularisation (frais pour permis de coupe et de circulation du bois) auprès de l’administration forestière…

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Figure 3: Réorientation vers l’intérieur du département de Kanel des foyers d’approvisionnement en bois de feu

Les unités de commercialisation étaient le chargement (charrette pleine), le demi-chargement et le fagot. Un chargement et le demi-chargement étaient respectivement cédés à 2.000 FCFA et 1.000 FCFA, en 1989, sommes supérieures à la rétribution d’une journée de travail d’un ouvrier agricole local (750 FCFA). En revanche un fagot coûtait 100 FCFA. Le bénéfice mensuel d’un vendeur de bois de feu tournait autour de 45.000 FCFA. Par ailleurs, en 1996 les prix ont connu une hausse de 25% et le profit mensuel d’un mar-chand de bois était passé à 60.000 FCFA. Les espèces végétales telles que Guiera senegalensis, Acacia seyal, Balanites aegyptiaca, Acacia senegal étaient généralement plus commercialisées en raison de leur disponibilité sur les zones de prélèvement autorisées par l’administration forestière.

2.3. L’APPROVISIONNEMENT EN BOIS DE FEU ENTRE 1996 ET 2012 : DE LA DEPENDANCE VIS-A-VIS DES MIGRANTS D’ORIGINE MALIENNE

Le début des années 1990 s’est caractérisé par une normalisation progressive des relations entre la Mau-ritanie et le Sénégal. Toutefois, cette pacification ne s’était pas accompagnée d’une reprise de l’agriculture transfrontalière, encore moins de l’approvisionnement en bois de feu au-delà du fleuve ; en conséquence, Ouaoundé continuait de dépendre des ressources ligneuses des terroirs sénégalais de l’intérieur. De 1996 à 2012, cet approvisionnement était une exclusivité des vendeurs d’origine malienne. En effet, la totalité des patriarches confirme avoir acheté le bois auprès de ces marchands allochtones.

Cette dépendance résultait de l’effet combiné de l’allongement des distances de coupe et de l’abandon de l’exploitation commerciale du bois par les rares autochtones qui la pratiquaient encore, en raison de sa pénibilité et des risques qui l’entouraient. D’ailleurs les anciens vendeurs interrogés disent que « l’exploitation du bois est une activité très dure qui occasionne des courbatures insupportables et s’accompagne aussi des risques de blessures avec la hache et les souches ». En outre, il convient de noter la présence renouvelée des migrants d’origine malienne dans le secteur du bois de feu de Ouaoundé. Après un temps passé à

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exploiter et commercialiser le bois, les premiers marchands d’origine malienne vendaient charrettes et ânes à leurs compatriotes arrivés récemment. Avec les ressources financières issues de la vente du bois, ils investissaient dans d’autres activités plus rémunératrices, moins pénibles et en mesure de financer leur voyage vers des destinations plus lucratives. Ceux qui avaient pris la relève, après constitution d’une cer-taine somme, ont cédé à leur tour le terrain aux nouveaux arrivants pour se reconvertir. Ainsi, les différentes vagues de migrants d’origine malienne se transmettaient le matériel d’exploitation du bois et contrôlaient le ravitaillement de Ouaoundé.

Ce contrôle s’est progressivement accompagné d’une diminution de la rentabilité du commerce, impu-table à l’augmentation des dépenses des vendeurs, au relatif contrôle des prix par les autorités locales et à la taxe communale. Sous l’effet conjoint du poids des charges transportées et l’augmentation de la durée du transport liée à l’éloignement des zones de prélèvement, les charrettes tractées par un âne ont cédé la place à celles tirées par trois ânes. Cette mutation induit des dépenses supplémentaires et affecte les gains en ce sens où les vendeurs de bois dépensent davantage pour les intrants (achat de mil et de paille pour l’alimentation de trois ânes et non pour un seul comme c’était le cas durant la période du conflit). Le tableau I illustre l’évolution du profit moyen des vendeurs.

Par ailleurs, l’année 1996 se caractérise au Sénégal par l’Acte II de la décentralisation qui érige le village de Ouaoundé en une commune de plein exercice. Ce transfert de compétences n’est pas suivi de moyens financiers conséquents. De ce fait, la municipalité se rabat sur toutes les niches fiscales potentielles. Ainsi, elle n’épargne pas les vendeurs de bois, pour se procurer des revenus nécessaires à son fonctionnement. Si la redevance forestière est relativement stable dans le temps (12.000 FCFA par mois/par vendeur), la taxe communale évolue (cf. tableau I) au gré des équipes municipales.

Les espèces commercialisées à cette époque sont identiques à celles trouvées sur le marché pendant le conflit. La charrette demeure toujours le moyen de transport entre les zones de coupe et les points de vente. Elle assure aussi la livraison du bois à la clientèle.

Tableau I : Evolution du prix du bois de feu et du gain moyen des vendeurs (en FCFA)

1996 2000 2012Prix d’un chargement 2.500 5.000 20.000Prix d’un demi-chargement 1.250 2.500 10.000Prix d’un fagot 200 500 1.000Taxe communale mensuelle par vendeur 2.000 7.000 18.000Bénéfice moyen des vendeurs 60.000 70.000 44.000

Sources : Données d’enquêtes personnelles, 2017

2.4. 2012 A 2015 : L’INTRUSION DES VENDEURS MAURITANIENS SUR LE MARCHE

Il convient de préciser que les terres de la rive mauritanienne qui étaient exploitées par les ouaoundako sont restées inexploitées du conflit jusqu’au début des années 2010. Les mauritaniens les ont tardivement recolonisées en raison des craintes d’éventuelles représailles. En effet, ces terres s’avèrent proches de la rive adjacente de Diawara, localité sénégalaise d’où est parti le déchaînement de la violence. La longue absence des populations sur ces terres ainsi restées en jachère, s’est traduite par une bonne régénération des ligneux, d’où le potentiel en bois de feu et l’amélioration de la fertilité du sol. De ce fait, depuis 2012, chaque année en début octobre, des mauritaniens de la région de Guidimakha viennent camper en bordure du

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fleuve Sénégal – sur la rive droite adjacente de Ouaoundé - et pratiquer l’agriculture de décrue sur les terres jadis mises en valeur par les ouaoundako. Ils ne rejoignent leur localité d’origine qu’à la saison pluvieuse en juillet. Bien que cette agriculture de contre saison s’inscrive dans une véritable stratégie de survie, une partie de la production est vendue à Ouaoundé où les besoins en vivres et en bois de feu sont relativement considérables. Selon D. Cissokho (2014, p. 66), la consommation moyenne individuelle quotidienne en bois de feu dans une localité riveraine du fleuve est de 0,84 kg/jour/individu. Sur la base de cette moyenne, la demande journalière en bois de feu de Ouaoundé, avec 13.831 habitants en 2015, serait de 11,62 tonnes, soit environ annuellement 4.241 tonnes.

Compte tenu de la forte demande, de la disponibilité de la ressource sur la rive droite et des opportunités de commercialisation, afin de se procurer des revenus pour l’achat de produits manufacturés, les Maurita-niens se sont lancés dans l’exploitation du bois. Chaque jour, ils traversent le fleuve avec le combustible ligneux qu’ils commercialisent à Ouaoundé (photo 1).

Clichés : Cissokho, 2017

Photo 1 : Bois de Acacia nilotica à Ouaoundé, en provenance de la rive mauritanienne

Du fait qu’ils recourent à la pirogue comme moyen de transport, le bois est vendu sous trois formats de présentation aux poids relativement identiques à ceux des unités de vente des acteurs d’origine malienne. Par ailleurs, échappant au contrôle du service forestier mauritanien, ils ne s’acquittent pas des redevances forestières. De même, ils sont exemptés de la taxe communale à Ouaoundé. En effet, les autorités municipales estiment que l’application de cette dernière aux vendeurs d’origine mauritanienne limiterait leur marge bénéfi-ciaire et les inciterait à se retirer du marché, ce qui priverait les ouaoundako du précieux bois d’Acacia nilotica, aux prix relativement abordables. L’excédent d’offre généré par l’arrivée des mauritaniens sur le marché a eu comme corollaire la baisse des prix du bois. Le chargement (environ 352kg) passe de 20.000 FCFA en 2012 à 10.000 FCFA en 2015. A ceux-ci, s’ajoute la crainte de perte d’emploi car, le trafic transfrontalier du bois de feu post-conflit s’est accompagné de l’émergence des conducteurs de pousse-pousse. Ces derniers assurent le transport du bois des lieux de vente, localisés près du fleuve, à la résidence de la clientèle.

La chute drastique du prix du bois a fini par sonner le glas de la filière des Maliens, faute de rentabilité, depuis 2015. En effet, le profit tiré par ces derniers du négoce du bois ne leur permettait plus d’épargner et de faire face à leurs charges. Par contre, les Mauritaniens qui sont à la recherche de revenus substantiels, évoluant à l’abri de toute fiscalité, continuent à tirer leur épingle du jeu.

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2.5. 2015 A 2017 : DU MONOPOLE DES MAURITANIENS A LA PENURIE DU BOIS DE FEU

L’année 2015 se caractérise par le monopole du marché du bois de feu de Ouaoundé par les vendeurs mauritaniens, suite au retrait de leurs concurrents maliens. Presque 63% de ces marchands mauritaniens sont d’ethnie hassaniya, 25% des peul et 12% des haratin. Leur moyenne d’âge est de 31 ans, tous de sexe masculin et mariés. La majorité (71%) a au moins un enfant. Il s’agit de responsables de ménages à l’affût d’opportunités offertes par les gros bourgs sénégalais de la vallée du fleuve Sénégal dans un contexte de pauvreté rurale (GRDR, 2013, p. 75). Les revenus issus de la vente de bois servent à l’achat des denrées alimentaires (sucre, lait, huile, etc.).

Le commerce transfrontalier du bois de feu s’effectue d’octobre à début juillet en raison du repli des acteurs mauritaniens. Cette saisonnalité, couplée à l’abandon du commerce du bois par les migrants maliens et l’absence de revendeurs3 occasionne une pénurie de bois durant la saison pluvieuse, période de retrait des vendeurs mauritaniens. Auparavant, les migrants maliens s’adonnaient à l’activité toute l’année. Pour y faire face, les concessions aisées adoptent comme stratégie la constitution de stock de bois capable de couvrir leur besoin énergétique durant cette saison. A l’inverse, les unités domestiques les plus « modestes », qui n’ont guère les moyens d’en faire autant, subissent la pénurie. Il est courant de voir, en saison pluvieuse, des femmes « des concessions démunies » à la recherche d’un rare « bout de bois », de vieilles planches, de vieux tissus et des bouts de sachets plastiques, bref de matériaux hétéroclites comme combustible pour la cuisine.

L’effet de la fumée dégagée par la combustion des matériaux ramassés et utilisés comme source d’énergie en cas de pénurie, sur la santé, n’est pas encore étudié à Ouaoundé. Pourtant, les femmes chargées de la cuisine enquêtées évoquent déjà des répercussions sanitaires de l’usage de ces combustibles.

3. DISCUSSION

L’objectif de l’étude est d’analyser la restructuration de la filière d’approvisionnement en bois de feu de Ouaoundé. Les résultats ont mis en lumière les changements d’acteurs et de foyers d’approvisionnement, à la suite du conflit de 1989. Ainsi, les migrants maliens qui contrôlaient l’approvisionnement dans les années 1990 ont été contraints d’abandonner le marché au profit des vendeurs mauritaniens. En outre, les zones de prélèvement jadis situées en Mauritanie s’étaient délocalisées dans les terroirs pastoraux sénégalais à partir de 1989 avant de se relocaliser, depuis 2012, dans ce même pays voisin (Mauritanie).

Le secteur du bois de feu des localités du département de Bakel a été étudié par I. Cisse (2014, p. 54) et récemment par D. Cissokho et A. Benga (2017, p. 79). Ils ont montré que l’évolution des filières d’appro-visionnement s’est accompagnée de la présence renouvelée des vendeurs d’origine malienne. De plus, les terroirs locaux contribuent à la satisfaction de la demande en bois de la vallée du fleuve Sénégal. La pré-sente étude est parvenue à des résultats similaires mais elle va plus loin en montrant que la crise sénégalo-mauritanienne constitue un des déterminants de la recomposition de la filière du bois de feu à Ouaoundé.

Le conflit frontalier a brutalement réorganisé le système d’approvisionnement en bois de feu de Ouaoundé, fabriquant et défaisant les acteurs centraux au gré des rapports de forces. La rive droite du fleuve Sénégal est à la lisière du désert. Le cours d’eau frontalier rend encore possible la présence de quelques formations boisées relictuelles qui se sont reconstituées à la faveur de la crise de 1989. Depuis 2015, le monopole de l’approvisionnement est détenu par des intervenants mauritaniens qui y trouvent leur compte. La manne obtenue leur assure des revenus d’appoint, dans un contexte de pauvreté rurale reconnue, mais à quel prix ? Sans nul doute un déboisement progressif mais certain d’une partie de la ceinture verte du sud-Est

3 L’absence d’un système de revente de bois serait attribuée à la frilosité des entrepreneurs locaux, qui refusent d’investir sur un produit pour lequel les autorités municipales n’hésiteraient pas à taxer abusivement si le besoin d’argent se fait sentir.

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mauritanien et d’exposition des berges du fleuve Sénégal à une érosion hydrique prononcée. La menace environnementale qui accompagne l’approvisionnement de Ouaoundé en bois ne constitue pas un fait isolé. En effet, B. Thibaud (2002, p. 320) et H. Faouzi (2013, p. 170) rapportent respectivement que la coupe du bois de feu constitue un enjeu environnemental à l’office du Niger (Mali) et dans le Haut-Atlas occidental (Maroc). L’exploitation du bois de feu sans élément de compensation ou d’anticipation n’est pas durable et finira à court ou moyen terme par marquer de son empreinte le paysage, accentuant la paupérisation. A cela, s’ajoutent des questions stratégiques et de survie car, l’économie du bois de feu est très active et l’approvisionnement en énergie de cuisson, une question vitale. Des approches adaptées et concertées valorisant les potentialités locales pourraient constituer une voie de sortie de crise et maintenir un reverdis-sement de la rive mauritanienne.

CONCLUSION

Le conflit sénégalo-mauritanien de 1989 a comme conséquence à Ouaoundé, le passage de l’auto-ra-vitaillement à l’achat du bois de feu et la dépendance de l’approvisionnement actuelle de cette localité en ressources ligneuses de la Mauritanie. Face à cette mutation, les plus pauvres sont amenés à utiliser des matériaux hétéroclites comme combustible de cuisson durant la pénurie de bois. Le risque est réel dans une zone écologique plus que vulnérable, qui ne doit sa vitalité qu’au fleuve Sénégal. Anticiper par l’action est une nécessité absolue, qui passe par une plus grande implication des pouvoirs publics dans la substi-tution du bois par des énergies renouvelables, surtout dans ce contexte de Programme National de Biogaz domestique (PNB) initié par l’Etat sénégalais depuis 2009.

Certes, le contexte est à la promotion du biogaz et Ouaoundé est situé dans une zone où le nombre de bovin/tête est de 2 (J. Cesaro, G. Magrin et O. Ninot, 2010 p. 18), mais l’ancrage des biodigesteurs ne peut être obtenue que par une bonne campagne de sensibilisation et des démonstrations publiques.

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