on the word being

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « Premières distinctions sur le mot être » Emmanuel Trépanier Laval théologique et philosophique, vol. 11, n° 1, 1955, p. 25-66. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1019913ar DOI: 10.7202/1019913ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 19 mai 2015 07:24

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    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

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    Premires distinctions sur le mot tre Emmanuel TrpanierLaval thologique et philosophique, vol. 11, n 1, 1955, p. 25-66.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/1019913ar

    DOI: 10.7202/1019913ar

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  • Premires distinctions sur le mot tre

    1. La mtaphysique a pour sujet ltre. Que si lon veut savoir quel doit tre le point de dpart de ses considrations, il nest qu imaginer leffet que produirait une affirmation comme celle-ci : la mtaphysique a pour sujet le transobjectif. Il est fort probable que ce dernier mot ferait difficult, quil laisserait dans lattente dune explication ou quon en demanderait sur le champ la signification. Le mot tre na srement pas cet effet. Il naffiche point de prtention scientifique, sa fortune est immense dans le langage usuel, et le sens commun lui reconnat spontanment une signification. Qui ne saurait au moins dire que le nom tre sentend de ce qui est ? Et ceux-l mme qui prouveraient de lembarras vouloir dfinir ce que cest qutre, sauront toujours, semble-t-il, distinguer entre ce qui est et ce qui nest pas. Le mot tre met pour ainsi dire tout le monde en confiance, il donne chacun le sentiment quil sait de quoi on se propose de lentretenir.

    Mais il y a l une astuce du mot tre. Car il ne faut pas croire que tout soit dit lorsquon a prononc ce qui est. Ce que le sens commun ne fait peut-tre que souponner, cest que ce nom ou ce mot dont lusage est si constant, ne saurait avoir une signification absolument une, partout et toujours exactement la mme. Au lieu que dtre un mot rare dont la signification une signification unique serait connue des seuls initis, sa difficult lui, et quil sapplique cacher, est dtre un nom qui comporte une pluralit dacceptions. Ce qui fait qu son sujet aussi il y a un problme du nom, et quil faut se soumettre une analyse de sa signification. Sans doute sagit-il dune analyse fort complexe, qui doit dailleurs se poursuivre tout au long de la mtaphysique et ne sachever quavec elle. Et pour autant que lon devra revenir la signification de ce mot pour en distinguer de nouvelles acceptions, cette analyse parat avoir quelque chose dune mthode plutt que dun point de dpart. Mais il est certain que cette mthode doit tre mise en uvre ds le point de dpart puisquil nest pas vrai dans tous les sens du mot tre que ltre est le sujet de la mtaphysique.

    2. Considrons dabord le mot tre dun point de vue purement grammatical et linguistique. On ne saurait dterminer des acceptions dun mot sans tenir compte de la langue qui la cr et qui en use. Ainsi en franais le mot tre apparat la fois comme nom et comme verbe. Le grec fait la diffrence entre to v et ebai ; le latin, entre ens et esse ; langlais, entre being et to be. Ces langues ont fait le nom avec le participe, tandis que le franais a simplement conserv linfinitif.

  • 26 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    Il y a donc cette distinction pralable : selon quen latin par exemple le mot ens est pris soit comme nom, soit comme participe ; selon quen franais le mot tre est pris soit comme nom, soit comme verbe, comme infinitif. Et puisque le verbe exprime laction, nous pouvons dire que le mot tre comme verbe exprime laction ou lacte dtre. Non, toutefois, sans remarquer que des noms aussi peuvent exprimer laction, comme la marche exprime laction de marcher, et l'existence, le fait dexister. Or il arrive trs souvent que le verbe marque ainsi laction sans tre proprement verbe, soit quand on le prend substantivement, quand, notamment avec larticle, on en fait un nom : Vexister pour le fait dexister, ltre pour le fait dtre. Ainsi le verbe tre pris comme nom a de commun avec le mot tre comme verbe de signifier lacte ou le fait dtre. Il y aurait peut-tre lieu, pour les distinguer lun de lautre, de recourir la remarque dAristote, savoir que le verbe, au contraire du nom, ajoute sa propre signification celle du temps .* Cela ne vaut-il pas du verbe mme linfinitif puisque ce mode qui est sans modifications de nombre et de personne, retient celles du temps : il y a un infinitif prsent et un infinitif pass ? Le mot tre comme verbe comporterait donc une signification du temps, ce que ne ferait pas le verbe tre pris comme nom. Seulement, les grammairiens remarquent qu aucun de ces temps [le prsent et le pass de linfinitif] na de valeur temporelle nette , que si linfinitif est plus expressif que le nom daction correspondant, il nen est pas moins une sorte de nom verbal . Ce qui veut dire quen dehors dun contexte grce auquel il exprimerait laction avec quelque ide de simultanit ou de dure, linfinitif ne fait en somme que signifier laction pour elle-mme, et de la faon la plus gnrale, la plus indtermine.2 Aussi le mot tre comme verbe linfinitif exprime-t-il tout simplement lacte dtre.

    Quant au mot tre pris comme nom, nous savons dj quil peut exprimer la mme chose que le verbe puisquil peut tre simplement le verbe transform en nom. Mais il faut ajouter que le verbe tre ne marque pas seulement lacte dtre dans son absoluit. Car pour une raison qui sera donne plus loin, il est par excellence le verbe de lattribution. Cest avec le verbe tre accompagn dun attribut que lon donne la qualit, le caractre dune chose. De l ce sens du verbe tre qui sexplicite par tre ceci, tre cela, tre tel. Or la plus rigoureuse des attributions est celle qui exprime ce quest une chose en elle-mme : lhomme est animal raisonnable, voil ce quil est. Mais nous disons tout aussi bien : tel est son tre, comme nous disons plus gnralement que la dfinition dune chose en exprime ltre. tre est bien l le nom tre, mais le fait que le latin employait en ce cas le mme mot que le verbe : esse, comme dans esse hominis, homini ou hominem, montre

    1. De VInterprtation, ch.3, 16 b 6.2. Grammaire Larousse du XXe sicle, nn.405-406.

  • PREM IRES DISTIN CTIONS SU R LE MOT TRE 27

    clairement que cest encore le verbe qui devient alors un nom. Et parce quon aura fait ce nom du verbe tre des attributions, il signifiera le fait dtre tel, donc lessence, et non plus le fait dtre purement et simplement, donc lexistence.

    Ce nest pourtant pas dans ces cas o il rsulte plus ou moins dune transformation du verbe, que le mot tre comme nom trouve sa signification la plus importante. Que larticle, en effet, ou quelque adjectif, vienne marquer lui seul quil sagit du mot tre comme nom, cest dabord et surtout la signification ce qui est que se porte le plus naturellement lintelligence. L'tre, cet tre, un tre, autant dexpressions qui, dune manire ou dune autre, dsignent le sujet de cet acte signifi par le verbe. La diffrence entre tre comme nom et tre comme verbe est ici trs manifeste. Le mot tre comme verbe est exempt de toute signification du sujet, comme le sont aussi les deux emplois du verbe comme nom que nous avons signals. Mais le nom tre quand il exprime ce qui est na didentit avec le verbe quune identit matrielle. On dirait que cest ngligence du franais de navoir point fabriqu des mots distincts pour signifier respectivement lacte dtre et son sujet, comme il a fait le mot marcher pour dsigner laction de marcher et le mot marcheur pour dsigner qui marche. Il est vrai que dautres langues, et le franais lui-mme sur dautres mots, nont pas fait plus original : elles ont pris la forme participe du verbe pour faire le nom signifiant le sujet. Peut-tre qu tudier la manire dont le verbe au participe signifie laction, nous trouverions quelles ont fait plus logique. Mais laissons cela de ct puisque cest du mot tre et non pas de ens, de being ou du participe tant que nous nous occupons. Il ny a plus dailleurs qu retenir les quatre emplois du mot tre dj reconnus : soit le mot tre comme verbe et signifiant lacte dtre ; soit le verbe tre transform en nom pour signifier ou bien lacte dtre dune chose, son existence, ou bien ce quest cette chose, son essence ; soit enfin, et si lon peut dire, le vritable nom tre, lequel signifie le sujet de lacte signifi par le verbe.

    Mais auquel de ces emplois du mot tre faut-il rattacher notre proposition : ltre est le sujet de la mtaphysique ? Il sagit manifestement dtre pris comme nom. Or ce ne peut tre pour signifier par mode de substantif lacte quil appartient dabord au verbe de signifier ; ce nest pas, autrement dit, le verbe tre pris comme nom. Car personne, mme pour souligner le caractre existentiel de la mtaphysique, ne voudrait rduire cette dernire la considration du seul fait dtre. Et pour cette mme raison quil ne faut pas restreindre lampleur et la porte de cette science, on ne saurait entendre que le nom tre est mis l pour signifier ltre des choses. Ce nest certes pas quelle refuse tout emploi du nom tre en ces deux acceptions, car elle a trop dintrt dans ce quil signifie selon lune et lautre acception. Mais lorsquelle affirme que ltre est son sujet, il faut nous reporter son sujet total et adquat, et ce ne peut tre alors qutre au sens concret

  • 28 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    de ce qui est. Il serait fort commode que le nom tre nait que cette dernire acception : il suffirait de dire que cest comme nom quare est le sujet de la mtaphysique. De la manire o la plupart des scolasti- ques optaient pour ens nominaliter contre ens participialiter. Mais quand on voit que notre nom tre lui-mme a plus dune signification, on comprend que la distinction entre nom et verbe est bien ce que nous en avons dit : une distinction pralable, qui introduit dans les significations du mot tre, mais qui ne commande pas en toute rigueur la diversit mme des significations. Il ne suffit donc pas notre propos de distinguer tre comme nom dtre comme verbe ; il faut prciser en outre laquelle des acceptions dtre comme nom nous retenons, savoir que ltre de la mtaphysique sentend dtre la fois comme nom et comme signifiant ce qui est.

    3. Cela ne veut pourtant pas dire que le verbe tre soit exclu de toute considration mtaphysique. Au contraire, il y a une priorit du verbe sur le nom qui oblige comprendre le verbe pour comprendre le nom. Il ny aurait point de marcheur sil ny avait dabord laction de marcher, et cest la connaissance de cette action qui nous apprend le sens du sujet marcheur. Ainsi, rien ne peut tre dnomm tre au sens de sujet moins que dune manire ou dune autre lon ne puisse dire de lui quil est. Et voici que le nom tre comme ce qui est va lui-mme se prendre en plusieurs acceptions, car lanalyse du verbe tre rvlera quil na pas cette signification unique que nous lui supposions tout lheure afin de le distinguer du nom. Par-del la distinction entre nom et verbe, les diverses acceptions du nom tre comme ce qui est, iront alors de pair avec tous et chacun de ces sens o il est vrai de dire que quelque chose est.

    Le est nous reporte en effet au discours, et mme tout discours, puisquil est le lien de tous nos jugements. Que nous formions une proposition sur quoi que ce soit, toujours y apparat, ou tout au moins sy trouve implicitement, le mme verbe est. Cela veut-il dire que toutes nos propositions ont pour sujet de ltre ? Comment rpondre par laffirmative sans tout rifier, sans accorder uniformment ltre tout ce que nous pensons ? Comment rpondre par la ngative sans expliquer cet emploi du verbe tre dans le cas de choses qui ne sont pas ? Si nous avons distinguer dans la signification du mot tre, du verbe en mme temps que du nom, notre premire distinction doit tre leffet de rsoudre ce problme. Ce sera bien la distinction entre celles des acceptions qui sont le plus loignes, o le mot tre est le plus prs de la vritable quivocit. En commenant par elle, nous entendons dissiper la plus grande ambigut possible.

    4. Disons tout de suite que pour rsoudre ce problme et rompre cette ambigut du mot tre, il nous faudra soumettre lanalyse certaines expressions ou formules. Cest que les formules viennent tenir

  • PREM IRES DISTINCTIONS SU R LE MOT TR E 29

    place des acceptions diverses, elles explicitent une signification que le mot lui seul ne livre pas, elles sont comme des mots nouveaux qui auraient une signification unique. Mais leur nombre ne correspond pas ncessairement celui des acceptions : on a facilement trouv une pluralit de formules pour recouvrir une mme acception, et leur quivalence est plutt signe de richesse que de superfluit. Ainsi, et pour lacception premire et principale du nom tre, le vocabulaire thomiste comprend au moins les expressions suivantes : ens naturae, soit ltre de nature ; ens quod dividitur per decem praedicamenta, soit ltre prdicamental ; puis ens extra animam, ltre extrieur lme.

    tre de nature est peut-tre une traduction trop littrale. Comme chez saint Thomas ens naturae va de pair avec cette autre expression in rerum natura, laquelle signifie bien : dans la ralit, ens naturae se traduit mieux encore par tre rel. O donc en effet y a-t-il proprement de ltre si ce nest dans la ralit, et o y a-t-il ralit sinon in rebus, dans les choses elles-mmes ? Ltre, cest avant tout, et uniquement pour ainsi dire, la ralit elle-mme avec ce double caractre quelle est la fois positive et absolue. La ralit est positive car elle est faite soit de choses qui prcisment se posent comme choses compltes et incommunicables, soit de formes ou de dterminations quelconques qui posent quelque chose en ces mmes choses. Elle est encore absolue, cest--dire indpendante de nous et de notre esprit. Lors mme que nous ralisons quelque chose, cest en le transformant en chose, et les choses que nous connaissons par pure activit de connaissance ne sont point ralises ni transformes par celle-ci. La ralit est absolue en ce sens quelle nous est donne, quelle se rvle notre esprit ltat de donne. Si bien que ltre en ce sens dtre rel est celui qui pour ainsi dire a consistance et ralit par lui-mme, et que nos affirmations ne font que reconnatre et traduire lorsquelles demandent au verbe tre dexprimer ce qui est sous toutes ses formes et dans tous ses aspects.

    Lappellation dtre -prdicamental a son origine chez Aristote, et elle rappelle lheureux effort du Philosophe dans sa division et sa classification du rel. Les prdicaments, en effet, ne constituent pas autre chose que lensemble des prdicats par lesquels sexprime le rel, mais tous ces prdicats runis et ordonns en des catgories suprmes ou prdicaments. Si lattribution, se dit Aristote, est lexpression de ltre, il doit y avoir autant de modes dtre irrductibles entre eux quil y a de catgories de prdicats. Quoties enim dicitur, toties esse significat , cest le principe mme dAristote tel que le traduit Moer- beke.1 Mais il ne faut pas sy tromper, et croire que les catgories expriment toutes les formes possibles de laffirmation , qu (< elles ne sont quune mise en uvre de cette catgorie suprme qui est la puissance absolue de laffirmation .2 Nous le dirons bientt : toutes

    1. Mtaphysique, A, ch.7, 1017 a 23.2. Louis L a v e l l e , Introduction d lontologie, Paris, Presses universitaires de France,

    1947, p.2.

  • 30 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    nos affirmations nont pas ncessairement de ltre rel pour objet, et Aristote, lorsquil traite des catgories, sen tient ces seules affirmations qui ont trait au rel. La preuve en est quil reconnat au mot tre de signifier autre chose que les catgories (de signifier le vrai, comme nous le verrons longuement) et que sil parle des prdicaments comme des

  • PREM IRES D ISTIN CTION S SUR LE MOT (( TR E 31

    mot tre ne peut sappliquer la privation dans le sens o il sapplique dabord cela dont la privation est la privation. Le verbe et partant le nom tre devront sentendre de la privation dans une tout autre acception.

    plus forte raison en sera-t-il ainsi dans les cas o ce que lon relie au verbe tre tient de la considration mme de lintelligence. Nous affirmons ainsi une quantit de relations qui, cependant, ne posent rien dans ce que lon dit tre relatif. Tantt ce peut tre une relation attribue la chose elle-mme alors que de fait elle est conscutive notre mode de concevoir. Il nest pas de relation sans ordre, et la relation que nous visons ici rpond un ordre que lon ne saurait dceler ailleurs que dans lintelligence. Cest lintelligence qui, afin mme de concevoir, se voit contrainte dintroduire un ordre l o il nen peut exister. Si, par exemple, nous disons que Callias est identique lui- mme, cette relation didentit ne lui ajoute rien. Car Callias est un seul individu, cependant que la relation qui a raison dtre rel consiste dans lordre dune ralit une autre. Que lintelligence fasse comme sil y avait deux fois Callias et quelle lordonne ainsi lui- mme, Callias ne reoit rien de plus du fait dtre relatif lui-mme. Tantt cest une relation qui peut encore tre attribue la chose, mais avec cette diffrence que lintelligence ne fait que dcouvrir lordre au lieu de le produire elle-mme. Et pourtant les relations de cette espce ne posent toujours rien dans la chose elle-mme parce que cet ordre nexiste pas dans les choses en elles-mmes mais uniquement dans la connaissance. Nous disons quanimal est genre, qu'homme est espce, et que dans ces propositions animal et homme sont sujets. Puis dlaissant compltement les choses pour les seules relations, nous pouvons encore affirmer que le genre est suprieur lespce, que le prdicat doit tre dune universalit sinon plus grande, au moins gale celle du sujet.1 Toutes ces affirmations peuvent bien user du verbe tre, mais il est bien vident quelles ne sont pas lexpression de la ralit extramentale.

    Ce qui fait songer tous ces rcits qui ne sont que des fictions de lesprit. Sans doute le narrateur dune fable ou dun conte ne se fait pas illusion sur la ralit des personnages, des choses et des situations quil cre. Mais il est remarquable que lenfant parat y croire, quil ne cherche pas trop dpartager le rel et limaginaire. Cest peut- tre pour lui du mme et du pareil. Surtout si une passion comme la peur entre en jeu, il peut croire aux choses ou aux animaux les plus invraisemblables, les plus chimriques. Les tres qui ltonnent et lmerveillent davantage, qui le retiennent le plus, sont les plus irrels. Nest-ce pas l un effet de la prsentation, une consquence de ce que le discours ferique emprunte le langage de la ralit. Il tait une fois un petit prince qui habitait une plante peine plus grande que lui, et qui avait besoin dun ami. . . La preuve que le petit prince a

    1. De Potentia, q.7, a. 11.

  • 32 L A V A L TKOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    exist cest quil tait ravissant, quil riait, et quil voulait un mouton. Quand on veut un mouton, cest la preuve quon existe. 1 Pour le petit prince, il ny a que les grandes personnes ne pas comprendre cela. Mais il faut supporter lodieux dtre adulte, et reconnatre que lexistence du petit prince na pas la ralit de la ntre.

    Nous pourrions trouver de limaginaire en des domaines plus savants, en mathmatiques notamment. Un dernier exemple sera suffisant : celui de la ngation, et dans la proposition dont Aristote use habituellement : le non-tre est le non-tre. En la choisissant, Aristote pensait sans doute Parmnide. Celui-ci, en son pome Sur la nature, nonce ces deux voies o, semble-t-il, la recherche de lintelligence pourrait sengager : 1 ltre est, le non-tre nest pas ; 2 ltre nest pas et le non-tre est forcment. Mais au vrai il nest pas de choix possible : il faut prendre la premire de ces voies et dlaisser la seconde. Il faut, dit la desse au pote, penser et dire que ce qui est est ; car il y a tre, il ny a pas de non-tre ; voil ce que je t ordonne de proclamer. 2 Que ltre ne soit pas et que le non-tre soit, ce ne peut tre le chemin de la certitude et de la vrit. Car ce qui nest pas, on ne peut le savoir ni lexprimer, ce qui nest pas est inconnaissable, inexprimable ; il ny a rien de pensable en dehors de ltre : (( le pens et ltre sont une mme chose. 3 Mais est-il bien vrai que la pense est ncessairement lie ce qui est ? On peut bien admettre que le non-tre est impensable si lon entend par l quil est impossible de savoir ce quil est absolument et en lui-mme. Il est le non-tre, donc il nest rien. Ce que pourtant nous ne pouvons affirmer quil est le non-tre sans penser lui et rien dautre qu lui. Si penser au non-tre nest pas mme chose que penser ltre, cest que dune certaine manire il est pensable. Et voil lultime paradoxe que du non-tre qui assurment nest pas, nous affirmons quil est le non-tre et quil est pensable. Nous dissocions ainsi ltre et le pens, nous dcouvrons toute une part du pens qui nest pas de ltre, mais nous ne cessons pas, lors mme que nous sommes sortis des limites de ltre, dexprimer notre pense au moyen de cet extraordinaire et indfectible verbe tre.

    6. Il est donc certain que le mot tre comporte une acception seconde, autre que celle dtre rel, prdicamental ou extrieur l me. Mais cette acception seconde sest aussi exprime dans des formules : les thomistes parlent parfois de ltre comme vrai, et plus souvent, de ltre de raison. Mais la question des formules est ici

    1. A ntoine de S aint-E xu pry , Le Petit Prince, New-York, Reynal & Hitchcock,p .18.

    2. P a u l T a n n ery , Pour lHistoire de la science hellne, 2e dit. par A. D is, Paris, Gauthier-Villars, 1930, fragment 43 de P arm nide, p.252.

    3. Ibid., frag.40.

  • PREM IRES DISTIN CTION S SUR LE MOT TR E )) 33

    beaucoup plus dlicate. Ens verum et ens rationis sont-elles des expressions purement quivalentes comme ltaient ces autres : ens naturae, ens praedicamentale, ens extra animant ? tre comme vrai et tre de raison sont certainement introduits pour rsoudre un mme problme. Peut-tre, cependant, correspondent-ils deux manires diffrentes de le rsoudre. Cest ce que leur tude nous apprendra. Et pour commencer par le plus connu, celui dont on parle le plus, nous traiterons dabord de ltre de raison.

    Comme le dit saint Thomas, ltre de raison est le plus faible de tout ce qui peut recevoir la dnomination dtre : (( est debilissimum ; parce quil est seulement dans la raison : est tantum in ratione , et quil doit cet esse la raison qui dans ses affirmations et ngations le traite comme de ltre vritable : dicimus [negationem et privatio- nem] in ratione esse, quia ratio de eis negociatur quasi de quibusdam entibus, dum de eis affirmat vel negat aquid . Remarquons dabord que si quelque chose est dit tre sans quil soit de ltre rel, cest ncessairement par lme, lesprit ou la raison quune telle dnomination va sexpliquer. Car part ltre au sens du rel et pris universellement, il ny a que lintelligence ou la raison comme facult qui connat. Or il ny a quune manire dtre dans lintelhgence en tant quelle connat, et cest dy tre comme objet. Lintelhgence en tant quelle connat, cela marque quil sagit de lintelligence dans son acte mme, non dans sa ralit propre, et cest ce point de vue, rptons-le, qutre dans lintelligence signifie tre en elle au titre de son objet. Puis, que dun objet lon nie quil se retrouve, quil puisse mme se retrouver comme ralit extramentale, il est clair que ce que lon obtient, cest ce qui est seulement objet, rien autre chose quobjet. Voil, en peu de mots, ce quoi lon identifie ltre de raison.

    Lappellation dtre ne sen trouve pourtant pas encore explique, lgitime. Que le mot tre, en effet, sentende dabord de ltre rel, on pourra toujours demander si ce nest pas dune manire purement quivoque que le mme mot se voit appliquer ce qui ne mrite pas la dnomination dtre au sens premier. Nest-ce pas le plus grand paradoxe que dappeler tre ce dont on sait quil nest pas? Certes nous ne lappelons pas tre au mme sens o nous disons quil nest pas, mais sil ny a pas de rapport entre ces deux sens, lquivocit demeure et avec elle le paradoxe. En dautres termes, il ny aurait aucune raison dappeler tre ce qui nest quobjet, si ce nest un usage tout fait arbitraire. Tel nest pas le cas. Mme pour ces deux acceptions, Aristote reconnat que le mot tre est un terme irps lv, ad unum, et saint Thomas y voit un cas danalogie. Terme ad unum, parce que son acception seconde nest pas sans rapport son acception principale ; et terme analogique, parce que ce rapport en est un danalogie au sens le plus strict, de similitude analogique. Similitude qui nest pas

    1. In IV Metaph., dit. C a th ala , lect.l, n.540.(3)

  • 34 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    chercher dans la ralit elle-mme puisque la seconde acception nest justement pas lexpression de la ralit. Similitude qui est dans lme par consquent, et dans notre manire de connatre et de concevoir. Naturellement ordonne la connaissance du rel, lintelligence ne saurait changer son mode de connatre lorsque ce quelle connat na pas sa place dans le rel. Elle est ainsi faite que tous ses objets doivent avoir un caractre positif, et si certains ne lont pas deux-mmes, elle est force pour ainsi dire de le leur fabriquer. La raison est ici comme lart qui imite la nature : elle modle sa connaissance des purs objets sur la connaissance des tres rels. Ce qui nest pas de ltre, la raison le traite comme sil tait de ltre, linstar de ltre comme on dit gnralement. Cette similitude suffit justifier lemploi du verbe tre, puis la dnomination d tre, sinon absolue, tout au moins dtre de raison. Quia ratio de eis negociatur quasi de quibusdam entibus.

    Saint Thomas ajoute cela : dum de eis affirmat et negat aliquid . Cette espce de temporelle : pendant que la raison affirme . . . est un lment essentiel ltre de raison. Cest que tout ce qui peut recevoir lappellation dtre de raison ne se dfinit pas ncessairement comme tel le considrer absolument. Comme nous lavons dit, la privation se trouve dune certaine manire dans les choses, trs prcisment comme non-tre. Veut-on la dfinir absolument? cest bien comme non-tre, et non pas comme tre de raison quil faut le faire. On ne pourrait rduire la ccit tre un pur objet, tre uniquement objet, si on entendait par l quelle naffecte aucunement le rel. La ccit est la privation de la vue sa manire dans la ralit, et indpendamment de la raison. Mais quelle soit affirme dun sujet comme le sont tous les attributs positifs de ce sujet, cest ce moment quil lui faut perdre son caractre ngatif, et cest sa conversion de non-tre en objet qui lui vaut justement dtre appele tre de raison. Ce nest donc pas la ccit absolument mais comme objet qui a raison dtre de raison.

    Il est vrai que tous les tres de raison ne commencent pas par tre des ngations qui sexercent du ct de la ralit. Il en est qui vivent fort loin de ltre de nature, au plus intime de la raison, et qui de ce fait paraissent plus juste titre des tres de raison. Nous pensons ici ces relations que la raison dcouvre dans les choses en tant quelles sont considres et que nous appelons les intentions secondes. Saint Thomas dit que cest delles que se dit proprement lexpression tre de raison. Ens est duplex , crit-il : ens scilicet rationis et ens naturae. Ens autem rationis dicitur proprie de illis intentionibus, quas ratio adinvenit in rebus consideratis ; sicut intentio generis, speciei et similium, quae quidem non inveniuntur in rerum natura, sed considerationem rationis consequuntur. Et hujusmodi, scilicet ens rationis, est proprie subjectum logicae. 1 Le caractre second de

    1. Ibid., lect.4, n.574.

  • PREM IRES DISTIN CTIONS SUR LE MOT TR E )) 35

    ces intentions tient de ce quelles proviennent dune rflexion de la raison portant sur du connu comme tel, sur des objets comme objets. Les relations de raison qui sont seulement conscutives notre mode de concevoir, comme lidentit avec soi-mme, ne sont en somme que des moyens datteindre et dexprimer quelque chose de trs rel, dans lexemple donn : lunit. Les fictions, dautre part, si elles se distinguent trs nettement du rel, sont bien moins objets de la raison que de limagination. Les relations logiques, elles, se dfinissent demble et formellement comme tres de raison, et ce sont de tous les objets qui nont point de ralit extramentale, ceux qui appartiennent le plus proprement la raison elle-mme.

    Il reste toutefois que prise en un sens large lexpression tre de raison sapplique bon droit tout ce qui na pas dautre tre que dtre objet. Mais on voit l de quelle manire la distinction entre ltre rel et ltre de raison vient rsoudre le problme formul plus haut. Cette manire consiste diviser lensemble de nos affirmations, constituer, ni plus ni moins, les catgories de laffirmation. Cest-- dire que si lusage du verbe tre oblige dire que toutes nos affirmations ont trait de ltre, on se reprendra aussitt en disant quune premire catgorie a trait de ltre au sens dtre rel, et que la seconde concerne de ltre de raison. Toute la diffrence entre elles est que laffirmation porte ou ne porte pas sur quelque chose de positif et dabsolu. Et plus quune simple distinction, on a l une vritable opposition, car ces deux acceptions forment la plus nette des dichotomies ; elles sopposent si bien lune lautre que ce qui est dit tre au premier sens ne pourrait ltre au second, et ce qui lest au second ne pourrait ltre au premier. Bref, cette solution ne dit rien sur laffirmation elle-mme, elle se limite la diviser par ses objets selon deux acceptions du mot tre qui sexcluent mutuellement.

    7. Lexpression tre comme vrai est-elle absolument synonyme de lexpression tre de raison ? Avant mme de savoir le pourquoi de cette formule ens ut verum, nous pouvons lire certains textes de saint Thomas qui paraissent autoriser une rponse affirmative cette question. Ainsi lorsquil expose la pense dAristote sur ce point, au livre V de la Mtaphysique, saint Thomas commence par crire : Primo distinguit ens, quod est extra animam, per decem praedica- menta, quod est ens perfectum. Secundo ponit alium modum entis, secundum quod est tantum in mente. 1 Si dans le premier on reconnat aisment ltre prdicamental, extrieur lme, il parat tout fait logique didentifier le second ltre de raison. Le tantum nest pas ngliger, et ce qui est seulement dans lesprit pourrait-il tre en mme temps au dehors de lme ?

    1. In V Meta-ph., lect.9, n.889.

  • 36 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    Un passage du De Potentia fournit un excellent argument dans le mme sens. A larticle 9 de la question 7, saint Thomas parle de ltre de raison en se rfrant ce mme passage de la Mtaphysique o Aristote, lui, parle dtre et est signifiant quune proposition est vraie. Lautorit dAristote est invoque contre cette opinion que toute relation serait quelque chose de raison : Quia relatio est debilioris esse inter omnia praedicamenta, ideo putaverunt quidam eam esse ex secundis intellectis. La relation ne serait donc pas dans les choses, mais seulement dans lintelligence. Or rien nest pos dans un prdi- cament moins quil ne soit une ralit existant en dehors de lme. Car ltre de raison se divise contre ltre prdicamental, comme il apparat clairement au livre V de la Mtaphysique. Si donc la relation ntait dans les choses extrieures lme, Y ad aliquid ne serait pas pos comme un genre prdicamental. Encore une fois, la rfrence la Mtaphysique, qui ne fait point de doute (textus communis 13 et lit) semble bien indiquer que saint Thomas prenait lun pour lautre tre signifiant le vrai et tre de raison.

    Enfin, dans le commentaire sur la Mtaphysique, la leon 4 du livre VI favorise plus directement encore cette mme identification. Car il y est expressment question de ltre comme vrai, et pour montrer que ltre pris en ce sens doit tre laiss de ct par la mtaphysique, toute lattention dAristote est de montrer que le vrai nest pas dans les choses, mais kv iavoiq., cest--dire dans la pense elle-mme, dans la composition ou la division de lintelligence. Saint Thomas appuie ceci dun exemple que nous connaissons : Utitur enim intellectus quandoque uno ut duobus compositionem formans ; sicut dicitur, homo est homo : ex quo patet quod talis compositio est solum in intellectu, non in rebus. )) Manifestement, lintelligence est ici la cause de la dualit de homme, car lhomme nest pas compos avec lhomme dans la ralit. Et cest de l que saint Thomas conclut avec Aristote que ce qui est ainsi tre comme vrai rsidant dans une telle composition, est autre que ce qui est proprement tre, autre que les tres qui sont des choses en dehors de lme, substance, qualit, quantit, etc. . . . : . . . Alterum est ab his quae proprie sunt entia, quae sunt res extra animam . Nest-ce pas que ltre comme vrai est uniquement ce qui na pas de place dans la ralit extramentale? Ce qui parat dautant plus fond que ltre en ce sens est dit relever de la science qui traite de lintelligence, soit le trait de lme qui tudie lacte de lintelligence et en mme temps la vrit, soit la logique : Tota enim logica videtur esse de ente. . . sic dicto. Il nen faut pas davantage pour affermir cette ide qutre comme vrai et tre de raison recouvrent une seule et mme signification du mot tre oppose ltre au sens de prdicamental, ou de ralit extrieure.1

    1. In VI Melaph., lect.4, nn,1231ss.

  • PRE M IRES DISTIN CTIONS SUR LE MOT TR E 37

    Aprs la lecture de ces textes, on ne stonne pas que nombre dauteurs traitant de ltre de raison en appellent des passages dAristote et de saint Thomas o ceux-ci parlent de ltre comme vrai. Ils sont apparemment autoriss par saint Thomas lui-mme. Mais si cependant nous regardons les choses de plus prs, nous ne pouvons consentir cette identification. Ltre de raison et ltre comme vrai sont videmment des notions qui se voisinent, qui ont t dfinies pour une mme fin, et qui dans certains cas squivalent pratiquement. Mais il faut bien dire que cest dans certains cas seulement, et encore pratiquement. Car en thorie et dans sa notion mme, ltre comme vrai ne regarde pas ltre rel comme le fait ltre de raison. Ltre comme vrai reprsente en effet une signification distincte de celle de ltre rel, mais il se dfinit de telle manire quil ne soppose pas ce dernier, quil peut se trouver simultanment avec lui aussi bien que sans lui. Entre ltre rel et ltre comme vrai, il faudra donc toujours voir une distinction, mais une distinction qui nimpliquera jamais leur exclusion rciproque. Cest ce que nous allons maintenant expliquer par le dtail.

    8. Si ltre comme vrai nest pas ltre de raison, il nest cependant pas possible de le chercher ailleurs que dans la raison. Il est tout fait juste de sen remettre son appellation, et de le chercher prcisment l o rside la vrit, soit, comme il a t dit, kv iavoiq. : dans la pense. Car selon limposition premire de ce mot, la vrit est un accord, une conformit de la pense avec lobjet. Ce nest pas lobjet qui proprement est vrai, mais la pense qui exprime lobjet dune manire adquate : Veritas proprie est in solo intellectu -1 La perfection que dit le mot vrit appartient lesprit lui-mme. Si elle est un bien, elle nen est pas un que lesprit doive poursuivre au dehors de lui-mme ; elle est son bien lui, le bien quil peut atteindre dans et par lexercice de son opration. Comme le dit saint Thomas exposant Aristote : Verum et falsum non sunt in rebus, ita quod verum rationis sit quoddam bonum naturae, et falsum sit quoddam malum ; sed sunt tantum in mente , idest in intellectu. 2 Donc la vrit est un bien immanent lesprit, nullement un bien dans les choses, rechercher dans la ralit extrieure. La raison en est celle que nous venons de donner : la vrit est une conformit de la raison avec lobjet selon que cest la raison elle-mme qui doit se conformer lobjet en lexprimant adquatement.

    Mais nous savons par exprience quil est de nos penses qui ne sont ni vraies ni fausses. Ce sont nos penses simples, nos simples apprhensions, celles que nous exprimons le mieux par un seul mot, que ce soit homme, animal ou raisonnable. Lintelligence ne fait alors que

    1. la Pars q.16, a.8, c.2. In V I Metaph., loc. cit.

  • 38 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    saisir une essence quelconque, elle sen forme une ide, se lexprime dans un concept avant de signifier celui-ci par le mot. Sans doute nest-il pas exclu quelle puisse se servir de plusieurs mots : animal raisonnable, vivant sensible ou dou de raison. Cette pluralit ne va pas contre lunit et la simplicit de lapprhension lorsquelle correspond une complexit qui est le fait de lobjet apprhend. Mais la complexit de lobjet ne sera jamais mieux atteinte que par le jugement, ni jamais mieux exprime que par la proposition. Car le jugement nest ni juxtaposition, ni simultanit, et encore moins succession dapprhensions. Il a besoin de celles-ci pour lui fournir des matriaux, mais son apport original est de construire, de ne pas laisser les ides en vrac mais de les composer, den faire la synthse afin que par lui se trouve reconstitu en son unit ce qui na dabord t touch qu travers son propre morcellement. Saint Thomas appelle cet acte lacte de composition et aussi de division puisquil nappartient pas seulement lintelligence de composer ce qui de fait est uni, mais galement de diviser ce qui de fait est spar. Et Aristote disait de mme : (( Quand je parle dunion et de sparation, j entends que je pense les choses de telle sorte quil ny a pas simple conscution de penses, mais que ces penses deviennent une unit. )) 1

    Lunit de cette opration vient de ce quelle est essentiellement une liaison. Une liaison de penses, si lon veut, mais tout en prenant garde que cette expression peut signifier plusieurs choses. Soit, en effet, que lon envisage les penses comme des actes, formellement et sans gard leurs contenus. Seul alors un facteur aussi extrinsque que le temps pourrait constituer une espce de lien entre elles : en tel temps, j ai pens ceci, puis cela, et telle autre chose encore. Le voisinage de ces penses dans le temps ne les empche assurment pas dtre successives, et leur pluralit demeure comme si ces actes taient poss en des temps diffrents. Soit aussi que lon se place au point de vue des objets penss, comme dans le phnomne de lassociation dides, et plus encore dans le discours o, par la connexion des objets, lon passe dune pense une autre. Le lien entre les actes sera dautant plus fort quil est ici intrinsque aux contenus mmes de ces actes. Mais si serr que soit ce lien, la liaison de ce type reste nanmoins une liaison entre une pluralit dactes. Soit, enfin, ce que nous visons, une liaison de penses qui est proprement un acte de liaison. Lacte de liaison est unique, et ce quil relie, ce sont des objets tous deux atteints dans ce mme acte, et la liaison consiste effectuer leur identification. La proposition relie le prdicat au sujet pour marquer que par-del la diversit du sujet et du prdicat, ce que lun et lautre reprsentent sont de fait quelque chose dun. Si lintelligence se doit de lier, cest quil lui a dabord fallu saisir sparment les multiples aspects dun mme objet global.

    1. Mtaphysique, E, ch.4, 1027 b 23.

  • PREM IRES D ISTIN CTION S SU R LE MOT TRE 39

    On comprend ds lors limportance de la copule dans la pense et le langage. Certaines langues, dit-on, ignorent cet usage de signifier par un mot dtermin lattribution du prdicat au sujet. Il est nanmoins certain que dans la pense de ceux qui les parlent, la distinction est trs nette entre une suite, une juxtaposition, mme une association dides simples et lnonc dune proposition, la formulation dun jugement. Mais lemploi dune copule donne certainement la pense puis au discours oral, un remarquable lment de clart et de prcision. Cette copule nest autre que le verbe tre dans la langue franaise, ou son quivalent dans les autres langues de mme structure. Et ce que nous venons de dire fait justement clater quelle est la signification de la copule, du verbe tre en tant mme que copule, savoir quil y a acte de composition par lintelligence, que celle-ci ne sen tient pas des penses simples, mais quelle attribue ceci cela, quelle lie le prdicat avec le sujet. Ce quil y a dabord de plus manifeste cest que le verbe tre dans sa fonction de copule est signe de lattribution.

    Or, dans lattribution, il est possible de dceler deux aspects, dautant plus aisment que ces deux aspects peuvent tre spars en deux moments distincts. On peut en effet considrer lattribution comme simple nonciation dont on se borne reconnatre la signification. Je forme par exemple cet nonc que Y me est immortelle. Il est clair pour qui mentend que la copule signifie que j attribue limmortalit lme. Moi-mme en le formulant je sais fort bien ce que cela signifie que lme soit immortelle. Je ne sais pas seulement ce que signifient me dune part, et immortel dautre part ; plus que cela, je les ai composs ensemble et je sais le sens de cette composition. La copule est donc vraiment signe dattribution puisque ce nest pas la double signification dme et dimmortel que lesprit se reporte, mais la signification unique de cette proposition. Signification unique qui comporte un sens complet, soit du point de vue mme de la signification o lnonc tel qunonc met lesprit au repos. Jai fait une phrase, et celle-ci, comme le dit le dictionnaire, est un assemblage de mots prsentant un sens complet. Ce qui srement ne serait pas le cas sans laddition de la copule.

    Pourtant, il est non moins vrai que malgr un sens complet lesprit peut encore demeurer en suspens. Et comme ce nest pas sur le sens mme de lnonc, ce ne peut tre que sur sa porte, ou sa valeur en tant quil prtend tre lexpression adquate de lobjet. Autrement dit, lesprit peut fort bien voir le sens dune attribution mais nen pas voir la vrit. Rptons que sil peut voir lun et lautre du mme coup, il suffit quil nen soit pas toujours ainsi pour lgitimer la manire dont nous conduisons cette analyse. Or moins de faire des phrases pour le plaisir den faire, il est assur que la seule connaissance du sens de lattribution ne satisfait pas lesprit. Car la formation des propositions ne serait rien sil ny avait lassentiment que doivent emporter ces

  • 40 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    propositions. De l la mise en question dune telle proposition : Est-ce que lme est immortelle ? Ce qui est sinterroger sur sa vrit mme puisque lon peut aussi bien dire : Est-il vrai que lme est immortelle ? Ou encore : La 'proposition : lme est immortelle est-elle vraie ? Et que je veuille maintenant rpondre par laffirmative, j ai pour ainsi dire le choix entre les expressions suivantes : Cette proposition est vraie, il est vrai que lme est immortelle, cela est vrai, cela est. Ou bien encore, je reprendrai la proposition elle-mme en chargeant la copule de signifier plus quun simple nonc, mais bel et bien un jugement. Lme est immortelle, je sais maintenant non seulement ce que cela veut dire, mais je sais que cela est vrai, et quand par la copule j attribue le prdicat au sujet, j entends signifier la vrit de ce que j nonce, j attribue mais avec vrit, j nonce en jugeant, je juge en nonant.

    La preuve en est quinterrog sur cette mme question : Est-ce que lme est immortelle f, un matrialiste, supposer quil veuille nous reconnatre une me, rpondrait par ceci : Cette proposition nest pas vraie, il nest pas vrai que lme soit immortelle, cela nest pas vrai, cela nest pas. La ngation porterait immdiatement sur la vrit, cela nest pas quivalent dire quil est faux de le penser et de le soutenir. Cest encore la copule qui, maintenant affecte de la particule ne pas, doit signifier la fausset de lattribution du prdicat au sujet. Lme nest pas immortelle, sans plus, signifie que lon juge faux quelle est immortelle. Toute ngation est ainsi rapporter laffirmation dont elle se pose comme lautre partie de la contradiction. Car cest laffirmation qui est premire, antrieure et plus connue puisque la ngation est connue par laffirmation, et que laffirmation est antrieure, exactement comme ltre lest au non-tre >>.x Ce qui veut dire quil nest pas plus possible de formuler la ngation : lme nest pas immortelle sans penser laffirmation : lme est immortelle, quil nest possible de concevoir la ccit sans concevoir la vue. Nier, cest se prononcer contre la vrit dun nonc ; ce nest pas proprement noncer, mais bien plutt dnoncer. Prendre la ngation lgal de laffirmation, indpendamment de celle-ci, comme si elle tait nonciation de non- tre, quivaudrait tenir que le non-tre quelle nonce a tout autant de consistance et dintelligibilit par lui-mme que ltre exprim ou tout au moins vis par laffirmation. Voil pourquoi la copule est signifie bien la vrit sans nulle dpendance ou rfrence, cependant que la ngation ne pas naffecte pas la copule sans que ce soit la copule de laffirmation, quelle ne signifie pas la fausset sans que ce soit celle de laffirmation.

    Mais il semble qu lencontre de cette explication lon pourrait objecter que la ngation par laquelle on soppose une affirmation fausse est elle-mme une proposition vraie. Plus gnralement, lon pourrait dire que les parties de la contradiction se partagent le vrai

    l. Seconds Analytiques, I, ch.25, 86 b 33.

  • PREM IRES DISTIN CTIONS SUR LE MOT (( TR E )) 41

    et le faux, et que partant il y a des affirmations qui sont fausses et des ngations qui sont vraies. Tout cela montrerait que nous avons trop exclusivement dfini le est par le vrai, puis le nest pas par le faux. Bref, est ou nest pas se retrouveraient aussi bien lun et lautre en des propositions vraies comme en des propositions fausses.

    cela nous rpondrons quautre chose est de parler de la signification du vrai et du faux, et autre chose de parler de la vrit et de la fausset des propositions. Ce qui permet de dire quune proposition peut tre vraie ou fausse sans quil ny ait en elle aucun signe de sa vrit ou de sa fausset. Nest-il pas vident, en effet, quune affirmation fausse ne contient aucun terme qui tmoigne de sa fausset ; que, tout au contraire, le seul signe quelle comporte est bel et bien celui de la vrit. Il faut en dire autant, mutatis mutandis, de la ngation vraie. Sil y a en elle quelque signe, cest uniquement le signe de la fausset de lattribution. Celui qui formule la ngation est bien dans le vrai, si laffirmation tait fausse, mais le nest pas quil emploie, cest lerreur de son opposant et non sa propre vrit quil signifie. Le seul moyen dont il pourrait user pour signifier celle-ci, serait peut-tre de reporter la particule ngative de la copule elle-mme au prdicat. Ainsi, lme nest pas mortelle devient lme est non mortelle, lme est immortelle. Il ny a donc aucune contradiction ce que, dune part, lon voie dans est et nest pas les signes respectifs de la vrit et de la fausset de lattribution, et que, dautre part, lon accorde des affirmations dtre fausses, puis des ngations dtre vraies.

    Voil ce que contient en substance ce passage du livre A de la Mtaphysique o, pour la premire fois, Aristote sexplique au sujet du verbe tre comme signifiant le vrai. Il crit au chapitre 7 : tre [t o elvai] ou est [ r eanv] signifie encore quune proposition est vraie, ntre pas quelle nest pas vraie, mais fausse, aussi bien pour laffirmation que pour la ngation. Par exemple, Socrate est musicien signifie que cela est vrai, et Socrate est non blanc signifie que cela aussi est vrai. Mais la diagonale du carr nest pas commensurable avec le ct signifie quil est faux de le dire. 1 Ce que nous pouvons tout rsumer avec ce tmoignage de saint Thomas : . . . Veritas et falsitas in propositione, quam intellectus significat per hoc verbum Est prout est verbalis copula. 2

    9. Cette explication du verbe tre copule nest pas admise par tous. Cest dire que nous aurons ltayer davantage contre les objections quelle peut soulever. Nous croyons cependant en avoir assea dit pour quil soit maintenant possible de prciser le sens de la formule tre comme vrai lorsquon y prend le mot tre non plus pour la copule

    1. 1017 a 31.2. In V Metaph., lect.9, n.896.

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    verbale, mais pour le nom tre lui-mme : le t o s Xrjds ov dAristote, le ens verum ou ens quod signijicat verum de saint Thomas. Or, si nos recherches ont abouti quelque rsultat, il y a bien deux manires dentendre cette expression, et nous porterons attention lune et lautre, mme si en nos langues elles sont devenues dun usage plutt technique.

    La premire manire se trouve chez Aristote, et avec une telle concision quelle nest pas facile dceler. Quant ltre comme vrai, dit-il, [cest t o o v et non t o iivai ou t o v t l v comme prcdemment] et au non-tre comme faux, ils consistent dans lunion et dans la sparation , ou, plus littralement : . . . ils sont selon lunion et la sparation , selon la composition et la division. 1 Mais il est remarquable quau sujet de cet tre comme vrai et de ce non-tre comme faux, Aristote ne marque de lintrt que pour les problmes du vrai et du faux eux-mmes. Pour nous qui aimerions avoir une bonne explication de ces formules, il est dconcertant de voir quelles ne font rien de plus quintroduire le vrai et le faux. Si bien quune question surgit lesprit : ne serait-ce pas que dans lune de ses acceptions t o ov est purement et simplement synonyme du nom vrai ? Aucun dictionnaire franais, notre connaissance, nassigne une telle acception au nom tre, mais lun des sens de t o ov daprs le dictionnaire dAlexandre est bel et bien la vrit. Et tout sclaire dans le texte prcit de la Mtaphysique. Quau lieu de ltre comme vrai, on y lise le vrai, on aura cette proposition que le vrai et le faux sont selon lunion et la sparation, quils se trouvent avec et rsident dans la composition et la division. Rien de mystrieux l-dedans. Le vrai, le nom vrai, nous reporte en effet ce que nous disons tre vrai dans une affirmation. Dire le vrai, admettre le vrai, cest affirmer quelque chose, recevoir quelque affirmation. Le grec employait donc t o ov comme quivalent de t o \r]ds, et lexpression dAristote : t o s \r]6s ov ne devrait se traduire quen partie seulement : t o o v au sens du vrai. Si le franais ne reconnat pas ce sens au nom tre, la traduction : ltre comme vrai, a ncessairement quelque chose dambigu et dnigma- tique.

    A moins que nous choisissions de traduire t o o v par autre chose que le nom tre mme. Le franais peut en effet rejoindre le grec avec lexpression ce qui est, et le t o s Xrjds ov na pas de meilleur quivalent que ce qui est comme vrai, ce qui est vrai. La traduction anglaise de M. W. D. Ross le suggre avec propos : that which is in the sense of being true. 2 Nul doute quon peut reconnatre ce qui est de pouvoir signifier ce qui est vrai. Comme en tudiant la signification du verbe nous avons dit que la rponse : cela est signifie :

    1. Mitaph., E, ch.4, 1027 b 19.2. The Works of Aristotle Translated into English, 2nd edit., Oxford, 1928, Vol.VIII,

    Metaphysics.

  • PREM IRES DISTIN CTIONS 8U R LE MOT TR E 43

    cela est vrai, il est vrai de le dire, ainsi lexpression ce qui est peut sentendre pour ce quil est vrai de dire, pour ce qui est vrai, pour le vrai. Le non-tre est le non-tre , voil ce quil faut dire, voil le vrai, voil ce qui est. Le Petit Prince venait de lastrode B 612 , voil le vrai, ce qui est. Callias est aveugle , voil ce qui est au sens de ce qui est vrai. Comme le nom vrai nous rfre lintelligence qui nonce et qui juge, ainsi en est-il du sens de lexpression ce qui est qui ne peut se comprendre que par laffirmation et le jugement, bien que lexpression elle-mme, pas plus que le seul nom vrai, ne soit ni une affirmation, ni le signe dun jugement. Et lon comprend que pour rejeter ce qui est comme vrai du propos de la science de ltre, Aristote navait quune chose manifester : le vrai est dans la pense et non dans la ralit extrieure. Dans sa pense lui, ce qui est comme vrai tait pur synonyme du vrai. Telle est la premire manire dentendre ltre comme vrai. Au sens o lon peut dire que toute proposition vraie, affirmative ou ngative, exprime ce qui est, cest--dire le vrai, comme nous dirions que toute proposition fausse, affirmative ou ngative, exprime ce qui nest pas ou le faux. Pour viter toute confusion avec la seconde manire que nous exposerons linstant, nous nous rfrerons dsormais au sens aristotlicien en usant de lexpression propose : ce qui est comme vrai.

    10. Il nest pas douteux que ce qui est comme vrai nest point tel sans tre objet. Nous le disions plus haut sans y mettre le mot : ce qui est comme vrai est lobjet de la proposition vraie. Mais cest son caractre de vrai et non dobjet que le to ws Xrjds ov dAristote nous attache. Il nen est pas autrement si nous le dfinissons comme lobjet de la proposition vraie. Mais tre vrai et tre objet sont cependant deux formalits distinctes qui ne se dfinissent pas lune par lautre.1 Il faut passer saint Thomas pour dcouvrir une nouvelle manire de concevoir ens ut verum qui, cette fois, lidentifie lobjet sur le plan mme de leurs notions. Voici un passage du De Ente et essentia qui servira de base nos dterminations : (( Il faut savoir, crit-il, que ltre par soi, comme le dit Aristote, se prend en deux sens : selon le premier, cest ltre qui se distribue en dix genres ; selon lautre, cest ltre qui signifie la vrit des propositions. Leur diffrence est quau second sens peut tre dit tre [ens] tout ce au sujet de quoi on peut former une proposition affirmative, mme si cela ne pose rien dans la ralit ; ainsi sont appeles tres [entia] les privations et les ngations ; nous disons en effet que laffirmation est oppose la ngation et que la ccit est dans lil. Mais au premier sens on nappelle tre que ce qui pose quelque chose dans la ralit ; do la

    1. La notion de ltre ainsi comprise est toute voisine (encore quelle sen distingue) de la notion dobjet (R.P. M.-D. R o la n d -G o sse lin , O.P., Essai dune tude critique de la connaissance, Paris, Vrin, 1932, p.57).

  • 44 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    ccit et les autres choses du mme genre ne sont pas des tres [entia] au premier sens. 1

    Malgr la rfrence Aristote, nous croyons que le De Ente introduit l une autre notion de ltre comme vrai. Manifestement, il sagit dune acception de ens selon laquelle ce dernier constitue toujours une dnomination applicable des sujets. Comme nous disons : telle et telle choses sont tres, sont des tres, ainsi les privations et les ngations entia dicuntur au sens et daprs cette notion dtre comme signifiant le vrai. La raison de cette dnomination, cest, comme nous le verrons, la proposition, la proposition vraie. Mais il faut dabord constater que cette dnomination sapplique des incomplexes dont on dit quils ont raison dtres comme vrai alors que deux-mmes ils ne comportent ni vrit ni fausset. La privation, la ngation, je ne peux pas, ayant pens ces objets et prononc ces mots, ajouter : voil le vrai, voil ce qui est. Si je prononce ces mots cest bien que j y pense, mais comme je nnonce rien leur sujet, il ne peut y avoir dans mes paroles aucune signification de vrit qui sexpliciterait par cela est, cela est vrai ; voil ce qui est, ce qui est vrai . Si des incomplexes sont appels tres comme vrai, cest que le nom tre ny est pas synonyme du nom vrai. Ce dernier ne peut avoir rapport qu la proposition prise en son ensemble, comme indivisible unit. On ne parlerait pas du vrai propos de la ccit prise absolument, mais on en parle propos de la proposition : La ccit est dans lil. Mais ltre comme vrai, dans cette nouvelle manire de lentendre, est une dnomination qui sapplique la ccit elle-mme : ce nest pas la proposition mais bien llment de la proposition qui a raison dtre comme vrai. Il suffit de cela pour que nous cherchions autre chose que le vrai de la proposition, au sens o le vrai de la proposition sentend pour le contenu objectif et toujours complexe de la proposition vraie.

    Est tre en ce sens, selon saint Thomas, tout ce au sujet de quoi on peut former une proposition affirmative, mme si cela ne pose rien dans la ralit. Nous avons dit dj que ltre comme vrai pouvait prter confusion avec ltre de raison. La dfinition quen donne ici saint Thomas lui donne pourtant une extension beaucoup plus grande que celle de ltre de raison. Il ne dit pas : tout ce qui ne pose rien dans la ralit et dont on peut quand mme former une proposition affirmative ; mais il dit : tout ce dont on peut former une telle proposition comprenant mme ce qui ne pose rien dans la ralit. Ce qui revient dire que ltre comme vrai embrasse dune certaine faon et ltre rel et ltre de raison. Si saint Thomas explicite lextension de ltre comme vrai par ce que nous appelons des tres de raison, la partie principale de son texte : Omne de quo potest formari propositio affirmativa les comprenait dj, et comprenait aussi ltre prdi- camental ou rel dont il est trop vident qu son sujet peuvent tre

    1. Op. cit., c.l, n.2.

  • PRE M IRES DISTIN CTIONS SUR LE MOT

  • 46 L A V A L THOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE

    choses ont besoin de substituts, de similitudes reprsentatives que lintelligence exprime elle-mme au terme de son opration.

    Ces expressions des choses sont le fait de lintelligence si on considre ce quil y a dactivit dans le fait dexprimer, mais on peut bien dire que ce sont les choses elles-mmes si lon considre cela qui est exprim. Seulement, si ce sont les choses elles-mmes, ce ne sont plus les choses en elles-mmes ; ce sont les choses sous un tat tout autre que dans la ralit, car cest prcisment ltat quelles reoivent du fait quelles sont connues et dans le connaissant, dans lme, in mente . tat que nous exprimons par des formules rduplicatives : le connu en tant que connu, lobjet en tant quobjet, ou, dune faon plus simple, par ltat dobjet distingu de lobjet tout court. Car lobjet tout court, mme si lintelligence est la raison de cette dnomination, se dit dj de la chose en elle-mme pour marquer que cest la chose en dehors de lme qui est en dfinitive le terme de la connaissance. Mais ltat dobjet que lon assigne la chose vient marquer son tour que lopration intellective ne sachve pas au-dehors de lme mais au-dedans delle-mme. Par quoi dailleurs se trouve expliqu quil nest pas essentiel tout acte dintelligence de trouver son objet au-dehors de lme. Si, de fait, les choses extrieures ne peuvent devenir objets sans prendre ltat dobjet, il est facile de concevoir la possibilit dobjets qui ne soient pas autrement que sous cet tat.Si bien que lobjet comme objet, le connu comme connu, est ncessairement plus large que ltre rel ou que ltre de raison. Il suffit cela que ltre de nature puisse devenir objet connu, et quil nous soit possible de connatre autre chose que lui. Car si personne ne dit que ltre de nature devient de ltre de raison du fait quil acquiert ltat dobjet, il faut bien soutenir que lobjet comme objet comprend sous lui ltre de nature et ltre de raison.

    Il est donc certain que seul lobjet comme tel dtient cette universalit que saint Thomas reconnat ltre comme vrai. Tout ce au sujet de quoi on peut former une proposition affirmative, ce ne peut tre autre chose que tout objet. Il nest certes pas dobjet dont on ne puisse affirmer quelque chose ; il nest pas daffirmation sans que quelque chose soit pris comme objet, puis le fait mme daffirmer nexige rien de plus quun objet. Du seul point de vue de laffirmation, il ny a vraiment pas de diffrence entre la vue est dans lil et la ccit est dans lil . La seconde a tout autant raison daffirmation que la premire. Cest que la vue et la ccit, aussi diffrentes que ltre et le non-tre si on les juge daprs le sens premier du mot tre, ont autant raison dobjet lune que lautre. Certes, on pourrait dire que la ccit au titre mme dobjet vient aprs la vue, si on considre que la privation se dfinit par ce dont elle est la privation. Mais cette postriorit dans la dfinition ne change rien ce quelle soit objet au mme titre. Les exigences de laffirmation, prise absolument et dans toute son universalit, sont quelle ait un objet et que cet objet ait le

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    statut dobjet dans lintelligence de celui qui affirme. Ainsi ltre comme vrai apparat comme une dnomination applicable tout objet en tant mme quil est objet.

    Rien dtonnant quil se dfinisse en termes assez voisins de ceux qui dfinissent ltre de raison. Quand, par exemple, au numro 899 du commentaire sur la Mtaphysique, saint Thomas le prsente comme ltre qui est seulement dans lesprit, on comprend quune telle affirmation puisse faire loucher vers ltre de raison. Mais, la rflexion, il suffit de se tourner vers lobjet qui en tant quobjet est tantum in mente , en ce sens qu le prendre comme tel il nest pas ailleurs que dans lesprit. Comment il peut tre seulement dans la raison sans tre un tre de raison, lexplication nen est pas si difficile. Cest que lusage veut que dans la dfinition de ltre de raison, lon ne sen tienne pas cet aspect positif qui consiste uniquement tre objet. Le besoin de dpartager entre ce qui a ralit extrieure et ce qui ne la pas, a conduit juger des objets non plus formellement comme objets, mais du point de vue de lesse proprement dit, de lexistence mme. Plutt qu lobjet comme tel, on sest port ce qui est objet. Ainsi lusage a-t-il consacr dappeler tres de raison ceux des objets dont on ne peut dire en aucune manire quils sont, quils existent. Au fait quils taient objets sest ajout celui quils ntaient quobjets. En tant objets, ils taient dj dans la raison mais ils pouvaient en cela convenir avec les tres de nature lorsque ceux-ci sont connus ; en tant exclusivement objets, ils se sparaient de ces derniers par la ngation de toute existence. Lappellation tre de raison rsulte en quelque sorte dun double jugement : lun, affirmatif, qui prononce que cela est objet , et lautre, ngatif, qui dit que cela nest pas extra animam . Comment pourrait-il tre plus manifeste que quelque chose peut tre dans la raison comme objet, et comme tel seulement l, sans quil soit par l mme un tre de raison? Il est donc vrai de dire que tout ce dont on affirme quelque chose est ou bien de ltre rel ou bien de ltre de raison, mais il y a quelque chose de plus simple que ne fait pas voir cette division : le fait que tout ce dont on affirme quelque chose devient du mme coup objet dans la raison. Et que de quelque chose on puisse dire : cela est objet , lunique condition sera remplie pour quil soit dnomm tre comme vrai. Si bien que nous pouvons dire que, dans cette seconde manire de lentendre, ltre comme vrai, cest ce qui est comme objet.

    Quant au choix de cette appellation, il sexplique manifestement par le verbe tre dans sa signification de copule. Bien quil soit en effet possible de concevoir un objet sans en rien affirmer, comme dans la simple apprhension, il ny aurait tout de mme aucune raison de le dnommer tre comme vrai sil ny avait laffirmation elle-mme avec le verbe tre comme copule. La dnomination du nom dtre doit toujours se prendre du verbe tre lui-mme. Si je dis que telle chose est de ltre au sens premier, cest que je puis affirmer quelle est,

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    absolument, dans la ralit extrieure. Lorsque je dnomme quelque chose tre comme vrai, je me reporte au fait que toute proposition vraie forme son sujet use de ce mme verbe tre comme signe dattribution et de vrit. De mme que dans lordre du rel ens imponitur ab actu essendi , ainsi dans lordre du connatre on pourrait dire : Ens ut verum imponitur ab esse prout est verbalis copula. Ce qui est objet dans lme est dnomm tre comme vrai, tre signifiant la vrit des propositions, selon que pour tout objet qui est dans lme il est possible de devenir le sujet dune proposition vraie o le verbe tre a pour fonction de signifier lattribution vraie. Lexpression ens quod significat verum, sentend donc au mieux lexpliciter comme suit : ens dictum ab esse quod significat verum. Mais sil fallait donner une formule plus simple qui fasse pendant du ce qui est comme vrai de la premire manire, nous proposerions de dire : ce qui est comme objet. On tiendrait ainsi que tout ce au sujet de quoi on peut former une proposition affirmative a droit la dnomination dtre au sens de ce qui est comme objet.

    Pour confirmer ce point par un passage de saint Thomas, voici ce quil crit au Quodlibet IX , a.2 : Il faut dire que tre [esse] se dit de deux manires . . . D une premire manire, selon quil est la copule verbale signifiant la composition de nimporte quelle nonciation que fait lme : cest pourquoi cet tre [esse] nest pas quelque chose dans la ralit, mais uniquement dans lacte de lme qui compose et divise. Et un tel tre [esse] sattribue tout ce au sujet de quoi peut tre forme une proposition, que ce soit de ltre [ens], que ce soit une privation dtre [entis] ; nous disons en effet que la ccit est. Dune autre manire, tre [esse] est lacte de ltre en tant qutre [ens], soit ce par quoi quelque chose est dnomm tre [ens] en acte dans la ralit. Et un tel tre [esse] ne sattribue quaux choses elles-mmes qui sont contenues dans les dix genres ; cest donc bien ltre [ens] qui se prend dun tel tre [esse] [ens a tali esse dictum] qui se divise en dix genres. Si esse en tant quil est seulement dans lacte de lme sattribue soit ltre, soit la privation dtre, il ne peut plus tre mis en doute quune dnomination dtre, prise dun tel esse, sapplique tout objet de la connaissance, tout sujet possible dnonciation ; que sa signification est bien celle de lobjet dans lme, non de lobjet qui est uniquement objet, mais de lobjet comme objet. Lorsque par la suite nous parlerons de ltre comme vrai, prcisons qu moins davis contraire, et pour demeurer dans le contexte de saint Thomas, cest cette seconde manire o ltre comme vrai est ce qui est comme objet que nous nous rfrerons.

    11. les prendre tous deux dans leurs significations prcises, il est maintenant clair que ltre comme vrai ne se laisse pas identifier ltre de raison. Lun et lautre, cependant, ont t introduits afin de rsoudre ce mme problme que nous soulevions ds le dbut, savoir que le mot tre, surtout le verbe comme cl de tout discours, semploie

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    propos de choses dont on ne saurait dire absolument quelles sont, quelles sont des tres ou tout au moins de ltre. La distinction entre ltre rel et ltre de raison rsolvait ce problme en formulant ces deux catgories o doivent ncessairement entrer tous les objets de nos discours. Distinction avec et par opposition, division dichotomique puisque ce qui est de ltre rel soppose irrductiblement ce qui est de ltre de raison, et inversement de mme. La distinction entre ltre extra animam et ltre comme vrai est certainement plus subtile. Elle ne seffectue, en effet, quaprs avoir reconnu au verbe tre de la proposition une signification toujours prsente, celle de lattribution et de la vrit. D aprs cette solution, ce nest pas parce que nous traitons ce qui nest pas de ltre comme sil en tait, ou linstar de ce qui en est, que nous usons son sujet du mot tre, du verbe tre spcialement. Cest plutt parce que celui-ci a toujours fonction de signifier lattribution vraie. Y a-t-il cela une convenance particulire, nous ne nous en soucions pas pour le moment ; nous nous limitons reconnatre ce fait constant, cette fonction universelle du verbe tre copule. Sans prtendre toutefois que cette signification soit ncessairement la seule et unique signification du verbe tre toutes les fois quil est copule. Dire que le est signifie toujours lattribution, ce nest pas dire quil ne puisse pas simultanment signifier autre chose, soit justement de ltre extra animam. Il sagit de deux significations simplement distinctes qui ne sexcluent pas. Rien ne soppose par consquent ce quelles soient concomitantes. Il en est si bien ainsi que tous les exemples que donne Aristote au livre A pour distinguer le est signifiant le vrai du est signifiant le prdicamental, sont des exemples concernant aussi le prdicamental : Socrate est musicien , Socrate est non blanc . Et comme il ne donne que de tels exemples, on pourrait mme se demander pourquoi il y a lieu de poser une dualit de significations. Mais saint Thomas est explicite sur cette dualit : Il est accidentel toute chose, dit-il, que lon porte son sujet, mentalement ou oralement, une affirmation vraie. Car la chose ne se rfre pas la science, mais la science, la chose. Or ltre [esse] que toute chose a dans sa ralit lui est quelque chose de substantiel. Cest pourquoi lorsquon dit : Socrate est, et que lon prend est de la premire manire, il constitue un prdicat substantiel. Car ltre est suprieur chacun des tres, comme animal lest homme. Si, au contraire, on le prend de la seconde manire, il est un prdicat accidentel. 1 II suffit pour linstant que ce texte nous apprenne quune mme proposition comporte la fois signification de ralit extrieure et signification dattribution et de vrit. Socrate est, il est un tre, indpendamment de la raison, mais il ne peut pas tre indpendant de la raison quune proposition soit forme sur ltre de Socrate, que celui- ci fasse lobjet dune affirmation vraie. Ce qui revient dire, au point

    1. In V Metaph., lect.9, n.896.(4)

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    de vue du nom, que le rel peut avoir double raison dtre : en lui- mme, dabord, il a raison dtre extra animam, puis dans la pense qui lexprime, il a raison dtre comme objet ou comme vrai.

    Mais le point est que tout ce qui a raison dtre en ce second senne la pas ncessairement au premier : tout ce dont je forme une pros position nest pas ncessairement de ltre extramental. Ce qui fait que le verbe tre de la proposition peut avoir une seule signification, celle de lattribution vraie. D o il vient que, pour manifester cette signification, les meilleurs exemples sont ceux de propositions ayant trait des ngations, des privations dtre, des intentions logiques. D o il vient encore que si ltre comme vrai et ltre de raison nont pas mme notion, mme dfinition, ils peuvent en pratique se prendre lun pour lautre. Comme nous venons de le voir chez saint Thomas, il est accidentel toute chose que lon porte son sujet une affirmation vraie . Or cest l un accident dont nous ne nous occupons pas, auquel nous ne prenons pas garde lorsque la chose connue est une ralit extrieure ; nous affirmons alors pour exprimer cette ralit elle-mme, ce qui lui appartient et lui est essentiel en tant que chose. Nous ne pensons pas habituellement que la chose laquelle nous pensons devient par l un objet dans notre esprit ; nous ne rflchissons pas davantage au fait que la proposition exprime la vrit de notre esprit, nous la prenons demble comme expression de la ralit. Notre intrt est simplement capt par celle-ci. Mais que lobjet ne soit quobjet, que la proposition exprime la vrit sans exprimer de ralit, lunicit de signification fera tout comme si cette signification navait point sa place ailleurs que dans de tels cas, ou, tout au moins, elle permettra de spcifier ces derniers en les opposant aux cas o cette signification nest ni unique, ni principale. Ainsi tre comme vrai et tre de raison peuvent squivaloir comme animal et brute. Il y a des animaux qui ont la raison et dautres qui ne lont pas, et nous appelons ces derniers des brutes mais aussi bien des animaux, selon quils ne sont quanimaux. De mme ce qui est dnomm tre comme vrai est ou bien de ltre rel ou bien de ltre de raison, mais ce dernier ntant que de ltre comme vrai peut en quelque sorte sapproprier la dnomination dtre comme vrai. Il peut donc revenir au mme que les privations soient dites tres de raison ou tres comme vrai. Mais ce qui est juste en pratique ne saurait tre pos sur le plan mme des notions, et nous devons tenir que de soi la distinction tre extrieur et tre comme vrai nest pas identique au couple tre rel-tre de raison ; que la premire ne contient pas lopposition que contient la seconde, et que celle-ci rsout notre problme en divisant les objets mmes de nos affirmations, alors que celle-l le rsout par la distinction des sens que peut comporter le verbe tre au sein de nos affirmations.

    12. En autant que les premires distinctions faire sur le mot tre ont pour effet de distinguer ce qui est extra animam et ce qui est

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    in mente, nous pourrions peut-tre considrer que cette tude sest acquitte de sa tche. Mais il y a ce que pensent certains auteurs sur un point qui occupe mie large place dans notre expos : la signification du verbe tre dans sa fonction de copule. Voil un point plus souvent tudi, mais qui nen est pas moins controvers. Ce sera simplement confirmer notre interprtation que de rpondre deux objections possibles.

    Nous avons dit que la dnomination dtre comme vrai se rattache cette signification qua le verbe tre en tant quil est copule. Cest mme pour cela que nous lui avons reconnu de transcender pour ainsi dire et ltre rel et ltre de raison. Cette signification est nos yeux de lessence mme de laffirmation, elle doit, par consquent, se retrouver dans toute affirmation. Or voici quune premire manire de le contester serait de dire que le verbe tre nexerce pas toujours la fonction de copule, quil faut au contraire distinguer ou diviser nos affirmations en propositions attributives et propositions existentielles selon prcisment que le verbe tre est ou nest pas copule. On suivrait ainsi lenseignement de saint Thomas, daprs ce passage du Perihermeneias : Ce verbe est, dit-il, est parfois prdicat pour lui- mme ; comme si lon dit, Socrate est : par quoi nous nentendons signifier rien dautre que Socrate est dans la ralit. Parfois, au contraire, il nest pas prdicat pour lui-mme, comme prdicat principal, mais uni au prdicat principal pour joindre ce dernier au sujet ; comme si lon dit, Socrate est blanc, lintention de celui qui parle nest pas alors daffirmer que Socrate est dans la ralit, mais de lui attribuer la blancheur au moyen de ce verbe est ; cest pourquoi dans de telles nonciations, est est attribu comme attenant au prdicat principal. Il est dit troisime [par Aristote] non parce quil serait un troisime prdicat, mais parce quil est un troisime terme pos dans lnonciation, ne faisant quun seul prdicat avec le nom prdicat, de sorte que lnonciation se divise en deux parties et non en trois. ))1

    Il semble donc que nous soyons en prsence de propositions irrductibles lune lautre, que la proposition existentielle soit une proposition sans copule, et partant, que lunique sens du verbe tre y soit celui dtre ou dexister dans la ralit. On dit mme, dans cette veine, que le verbe tre nest pas un prdicat, et lon rappelle cette affirmation de Kant : Quels que soient les prdicats que j attribue une chose, et fussent-ils assez nombreux pour la dterminer compltement, je ne lui ajoute rien, en ajoutant que la chose existe. )) Au heu que dtre un prdicat, lesse serait lactualit de tous les prdicats et, pour cette seule raison, il serait dj inadmissible de vouloir rduire la proposition existentielle une proposition attributive. Puis on oppose encore ceci. On admettrait volontiers quune proposition deux termes puisse se convertir en une proposition trois termes lorsquil sagit de tout autre verbe que le verbe tre. Mais avec ce dernier, il

    1. In I I Perihermeneias, lect.2, n.2.

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    y aurait tautologie remplacer est par est tant ou est existant. La raison, on le comprend, cest que la signification propre du verbe tre serait lesse in rerum natura.

    Voici, pour plus ample information, ce qucrit M. tienne Gilson sur ce sujet. Il commence par contester la dfinition aristotlicienne de la proposition : une nonciation qui affirme ou nie quelque chose de quelque chose. Quelque chose et quelque chose, soit les deux termes dont lun est sujet et lautre prdicat.

  • PREM IRES DISTIN CTIONS SUR LE MOT

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    mente . La toute-puissance, par exemple, est un prdicat rel de Dieu parce quelle en est une dtermination, et, dans cette conception du prdicat rel, elle lest aussi bien de Dieu logiquement possible que de Dieu existant. Mais ct du prdicat rel, il y a le prdicat logique qui, lui, comprend indiffremment tout, quil ajoute quelque chose ou quil najoute rien au concept dune chose. Et Kant dit : Tout peut servir indistinctement de prdicat logique et mme le sujet peut se servir lui-mme de prdicat ; car la logique fait abstraction de tout contenu. Ainsi homme dans la proposition lhomme est homme, nest pas un prdicat rel, non parce que lhomme nexisterait pas, mais parce que, selon Kant, il nexprime pas une de ces dterminations que rvle lanalyse de lhomme. Or le but de Kant est de montrer que la vrit dune proposition dexistence ne repose pas sur lanalyse mais sur lexprience. Il lui suffit donc dtablir que lexistence nest pas un prdicat rel. tre nest videmment pas un prdicat rel, cest--dire un concept de quelque chose qui puisse sajouter au concept dune chose. Niera-t-il quil puisse tre prdicat logique ? Certes non puisque tout peut servir indistinctement de prdicat logique . Il avait dailleurs crit plus haut : Si vous avouez, au contraire, comme tout homme raisonnable doit raisonnablement le faire, que toute proposition dexistence est synthtique, comment voulez-vous soutenir que le prdicat de lexistence ne peut tre supprim sans contradiction, puisque ce privilge nappartient proprement quaux propositions analytiques, dont le caractre repose prcisment l-dessus ! 1 Le soulign, qui est de nous, prouve premptoirement que Kant ne refusait pas lexistence ou au verbe tre dtre prdicat par lui-mme dans les propositions dites dexistence.

    Cela tant admis, il faut maintenant reconnatre que rien ne rpugne ce que ces propositions soient transformes en attributives. Mais laissons de ct la proposition Dieu est, car cet exemple, cause de son sujet Dieu, comporte tout un problme qui lui est propre et quil nest pas dans notre intention de traiter. Que lon regarde seulement ce que dit saint Thomas la la Pars, q.3, a.4, ad 2, et lon verra que lexemple est des plus mal choisis. Tenons-nous en donc Socrate est, et voyons quil est possible dy substituer Socrate est tant, ou existant. Il est certain que si le verbe tre avait pour unique sens le fait dtre ou dexister, la proposition attributive donne en quivalence prendrait forcment figure dune tautologie. Il en serait comme si je disais : Socrate marche marchant. Mais que le est ait une signification en tant que copule, une signification autre que celle dtre dans la ralit, il suffit, pour que chaque mot de lattributive Socrate est existant ait un sens, de limiter le sens du est au sens mme de la copule pour laisser au prdicat de signifier le fait dtre dans la ralit.

    1. E. K a n t , Critique de la raison pure, trad. T k e m e s a y g u e s et P a c a u d , Paris, Presses universitaires de France, 1950, pp.428-429.

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    Or, la copule, daprs ce que nous avons tabli, signifie dabord le fait de lattribution. Que je commence par dire : Socrate est. . . et que, en y mettant une certaine intonation, je marque trs nettement que ma phrase nest pas complte, vous savez dj par ce est que mon intention est dattribuer quelque chose Socrate. Il ne vous viendra pas lesprit de prendre ce dbut de proposition pour une affirmation de lexistence de Socrate. Je pourrais dailleurs prendre pour sujet une ngation : le nant est. . . Aucun prdicat nest encore affirm, mais le est annonce et signifie quil y aura affirmation. Et sil sagit de Socrate, le prdicat sera aussi bien existant, que homme ou philosophe. Rien donc nempche de ddoubler le verbe tre si, en chacun des deux emplois, il conserve une signification distincte.

    Ce qui apparat plus encore si nous donnons la copule de signifier tout ce quelle peut signifier : non seulement lattribution, mais lattribution vraie, la vrit. Ici encore, il nest pour ainsi dire pas besoin dattendre le prdicat pour apprendre si je crois vraie ou fausse lappartenance au sujet donn du prdicat venir. Cest la copule qui fait tout de suite part de mon sentiment l-dessus. Avant mme que j aie profr le prdicat, vous savez, si je dis : est, que je crois sa convenance au sujet ; comme si je dis : nest pas, vous savez que je pense le contraire. Il est certain que la vrit peut tre signifie sans que la copule soit explicite, que le verbe tre signifiant lacte dtre se charge aussi de la signification du vrai dans une proposition dexistence ; mais il est non moins certain que cette dualit de significations permet la rduction dune existentielle en attributive par le simple jeu dune distribution de ces significations sur le verbe tre copule et sur le verbe tre prdicat. Ainsi, dans notre exemple, tant signifiera le fait dexister comme prdicat de Socrate, cependant que le est signifiera que j affirme et que je crois vraie la convenance du prdicat existence au sujet Socrate.

    14. La seconde objection contre la thse que nous dfendons, serait peut-tre que celle-ci dpouille le verbe tre qui est copule de tout sens existentiel. Si nous disons que le verbe copulatif signifie le vrai, il paratra que l o le prdicat nest pas le verbe tre lui-mme, plus rien nindique que la proposition concerne des choses relles, existantes. Le verbe tre qui est copule naura plus dautre signification que celle quil a en tant que copule.

    M. Gilson fait prcisment grief de cette opinion la grammaire classique qui, au lieu de sattacher lusage et au langage vivant, sinspire de la logique pour interprter les faits grammaticaux. Selon cette grammaire, qui est aussi la grammaire des logiciens, le verbe tre devient le verbe par excellence, mais il le tient de ce quil est copule. Citant de Lancelot que le verbe de lui-mme ne devrait pas avoir dautre usage que de marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes dune proposition , M. Gilson dclare qu

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    est impossible de rduire plus compltement la fonction essentielle du verbe sa fonction logique de prdication , et que rduite lessentiel, cette thse revient soutenir quil ny a rellement dans toute langue quun seul verbe, est, et que ce verbe est essentiellement une copule .l Ce mme point de vue est repris plus loin : Quant tre, ce nest mme pas un nom, mais le symbole pur et simple de lattribution dun nom un autre. Hors de cette fonction daffirmation, il na pas de sens. Et M. Gilson ajoute maintenant quAris- tote le disait dj aussi clairement que possible en ce passage du Perihermeneias : En eux-mmes et par eux-mmes ce quon appelle les verbes sont en ralit des noms, et ils possdent une signification dtermine (car, en les prononant, on fixe la pense de lauditeur, lequel aussitt la tient en repos), mais ils ne signifient pas encore quune chose est ou nest pas. Car tre ou ne pas tre ne prsentent pas une signification se rapportant lobjet, et pas davantage le terme tant. En elles-mmes, en effet, ces expressions ne sont rien, mais elles ajoutent leur propre sens une certaine composition quil est impossible de concevoir indpendamment des choses composes. M. Gilson interprte : Ainsi, dire que Socrate est homme est dire quelque chose, mais si je dis que Socrate est, le terme est ne prsente pas de signification se rapportant Socrate. Je parle, mais je ne dis rien. 2 Voil o nous acculerait la logique qui fait du verbe tre le pur symbole de lattribution, lui niant toute signification. Il nous faut donc comprendre que si est nexprime pas lexistence de Socrate dans Socrate est, plus forte raison sera-t-il dpourvu de sens rel, de valeur existentielle dans une attributive comme Socrate est homme.

    M. Gilson donnera donc raison la grammaire des grammairiens, soucieuse quelle est de respecter le sens authentique du langage . Comme tout verbe, le verbe tre sy prsente comme signifiant une action, et, daprs les catgories de M. Brunot, une action subjective ou se terminant au sujet. Le verbe tre est le verbe subjectif par excellence si lon considre que la premire des actions subjectives, cest dexister .3 Fort bien, dirons-nous, sil sagit du verbe tre absolument ou comme prdicat principal. Mais sil est copule ? M. Gilson avait tudi prcdemment la question de savoir si la proposition attributive se laisserait rduire une proposition dexistence. Il reconnat que, en certaines propositions, on ne peut nier une implication mentale de lexistence du sujet auquel on attribue quelque prdicat. Dans la proposition Pierre lit, cest--dire Pierre est lisant, bien quon ne fasse, en principe, que prdiquer de Pierre la lecture, il est peine possible de ne pas penser en mme temps que Pierre existe. Tout se passe donc comme si la mme formule exprimait simultanment

    1. Op. cit., p.269.2. Ibid., p.274.3. F. B b u n o t , La Pense et le langage. Cit par M. G i l s o n , p.275.

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    deux jugements, dont le premier enveloppe pour ainsi dire le deuxime : Pierre est lisant, et Pierre existe. Mais cette implication nest pas encore la rduction. Ce quil faut dcider ici, cest plutt si la proposition Pierre est lisant quivaut celle-ci : Pierre lisant est ou existe. M. Gilson rpond par un non catgorique. Ni logiquement, parce que dans un cas j affirme un prdicat et dans lautre le verbe (nous dirions plutt : parce que je naffirme pas le mme prdicat) ; ni psychologiquement, parce que ce nest dabord pas cela que je pense. Et la preuve en est que lune, Pierre existe, pourrait tre vraie, cependant que lautre, Pierre est lisant, serait fausse. Si donc Pierre est lisant tait une existentielle, elle serait vraie tout en quivalant une attributive fausse. Lattributive est donc irrductible lexistentielle, comme celle-ci ltait celle-l, et vraie ou fausse, chaque proposition reste toujours ce quelle est .*

    Est-ce dire que M. Gilson revienne linterprtation de la copule quil a condamne chez les logiciens ? Est-ce dire que la copule na pas de sens existentiel, pas de porte relle ? Ce que pense M. Gilson, nous croyons le voir dans sa rponse la question : . . . Pourquoi cette copule est prcisment le verbe est ? Il avait dj formul ceci : On accordera en outre sans rserves que la question, invitable en son ordre, de savoir si les propositions dont il sagit sont vraies, pose ncessairement la notion dexistence. Pour que la proposition attributive tous les hommes sont mortels soit une connaissance relle vraie, il faut que la proposition existentielle, quelques hommes sont, soit elle- mme une connaissance relle vraie. La vrit relle dune proposition attributive suppose lexistence du sujet. . . Et sa rponse la question sur le choix de la copule parat tre justement que le verbe tre copule signifie la vrit, mais comme il nest pas de vrit sans existence, une proposition vraie doit ncessairement comporter un sens existentiel. Mais cest la mineure de cet argument qui ne va pas sans difficult. On laccorderait peut-tre dans les limites de la connaissance que M. Gilson appelle connaissance relle vraie , mais ce nest pas l toute la connaissance, ce nen est quune part, mme si elle est la principale. ct de la connaissance du rel, il y a notamment et trop manifestement la logique. M. Gilson va donc sefforcer de dissocier la logique de la vrit, entreprise si difficile que nous craignons pour lauteur quil nait attribu dautres ses propres hsitations.

    Prise en elle-mme, soutient-il dabord, la logique ne sest jamais prsente comme indiffrente la vrit des propositions. Tout au contraire, elle se dfinit ordinairement comme un organon, cest--dire un instrument qui. . . permet datteindre le vrai et dviter le faux. Ajoutons pourtant que cet art. . . ne stend pas au-del des conditions formelles de la connaissance vraie en gnral, telles quelles

    1. E. G ilson , op. cit., p.267.

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    rsultent de la nature de lesprit. Et ce tmoignage de Goblot : Le logicien ne se demande pas si telle assertion est vraie ou fausse en elle-mme . . . Pourtant, son exercice est psychologiquement insparable de notre croyance spontane la vrit ou fausset des assertions prises en elles-mmes . . . Il nous est peine possible de concevoir une affirmation qui, dintention premire, ne serait pas vraie . . . Tout ce qui est affirm lest titre de vrai, comme tout ce qui est ni lest titre de faux, et cest pourquoi les logiciens hsitent si manifestement sur la nature mme des faits quils tudient. Mais quel logicien soutiendrait que les exemples dont il use sont des propositions vraies? En tant que sa pense se tient sur le pla