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    Pour une critique de la catgorie de totalitarisme

    par Domenico LOSURDO

    | Presses Universitaires de France | Act uel Mar x

    2004/1 - n 35

    ISSN 0994-4524 | ISBN 978-2-1305-3464-8 | pages 115 147

    Pour citer cet article :

    Losurdo D., Pour une critique de la catgorie de totalitarisme,Actuel Marx2004/1, n 35, p. 115-147.

    Distribution lectronique Cairn pour les Presses Universitaires de France.

    Presses Universitaires de France. Tous droits rservs pour tous pays.

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    Pour une critique de la catgorie detotalitarisme

    Domenico LOSURDOTraduit de litalien par Jean-Michel Goux

    Une catgorie polysmique

    En 1951, au moment o H. Arendt publie son livre, le dbat sur letotalitarisme est dj ouvert depuis des dcennies. Et pourtant, la signi-fication du terme nest pas bien dfinie. Comment sorienter dans ce quisemble premire vue un labyrinthe ? Je fais abstraction ici des occur-rences o ladjectif totalitaire , plus encore que le substantif, a uneconnotation positive, par rfrence la capacit attribue une religion,ou une idologie et une vision du monde quelle quelle soit, de donnerune rponse tousles problmes multiples issus dune situation drama-tique de crise et la question mme du sens de la vie, qui investitlhomme dans sa totalit. En 1958 encore, bien quil repousse le totalitarisme lgal , cest--dire impos par la loi, Barth clbrera ences termes llan universaliste et lefficacit omnicomprhensive du message chrtien : La libre grce de lEvangile est galementtotalitaire en tant quelle vise au tout, en tant quelle exige tout

    homme et lexige totalementpour soi 1.Concentrons-nous sur le dbat plus proprement politique. Nous

    pouvons distinguer deux filons principaux. DansDialectique de la rai-son, Horkheimer et Adorno soccupent bien peu de lURSS. En plus duTroisime Reich, le discours porte sur le capitalisme totalitaire : Avant, seuls les pauvres et les sauvages taient exposs aux forcescapitalistes. Mais lordre totalitaire installe compltement dans sesdroits la pense calculatrice, et sen tient la science comme telle. Son

    1. In Pombeni, 1977, pp. 324-5 ; les italiques mappartiennent.

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    canon est son efficacit sanglante 2. Les tapes qui prparent au na-zisme sont ici caractrises par la violence perptre par les grandespuissances occidentales envers les peuples coloniaux, et par celle quiest exerce, au cur mme de la mtropole capitaliste, sur les pauvreset les marginaux enferms dans les asiles. Lorientation dune femmedont les crits ont t influencs eux aussi, dans une certaine mesure,

    par le marxisme nest pas diffrente. Si parfois elle rapproche aussi Al-lemagne hitlrienne et Union Sovitique stalinienne, Simone Weildnonce lhorreur du pouvoir total, du totalitarisme, le regard tournsurtout vers la domination coloniale et impriale : Lanalogie entre lesystme hitlrien et la Rome antique est surprenante, au point de fairecroire quaprs deux mille ans seul Hitler a su copier correctement lesRomains 3. Entre lEmpire romain et le Troisime Reich se placelexpansionnisme effrn et sans scrupules de Louis XIV : Le rgimetabli par lui, pour la premire fois en Europe depuis Rome, mritaitdj lappellation moderne de totalitaire ; latroce dvastation duPalatinat [dont se rendirent coupables les troupes conqurantes fran-aises] navait mme pas lexcuse des ncessits de la guerre 4. Allant

    plus loin en arrire par rapport la Rome antique, S. Weil lit sous unjour proto-totalitaire, dans lAncien Testament, lhistoire de la conqutede Canaan et de lanantissement de ses habitants.

    Jetons encore un regard aux auteurs dorientation librale. En re-construisant la gense de la dmocratie totalitaire , Talmon arrive cette conclusion :

    Si [] lempirisme est lalli de la libert, et si lesprit doctri-naire est au contraire lalli du totalitarisme, le concept dhommecomme abstraction, indpendant des classes historiques [les divers re-groupements] auxquelles il appartient, deviendra probablement un puis-sant moyen de propagation du totalitarisme 5.

    Il est clair que sont mises en accusation la Dclaration des droitsde lhommeet la tradition rvolutionnaire franaise dans son ensemble(non seulement Rousseau, mais aussi Sieys).

    Passons maintenant Hayek : les tendances qui ont abouti lacration des systmes totalitaires ne sontpas limites aux pays quon avus ultrieurement succomber ceux-ci 6, et ces tendances ne mettent

    2. Horkheimer-Adorno, 1947, pp. 71 et 106.

    3. Weil, 1960, IIme

    partie.

    4. Weil, 1960, Ire

    partie.

    5. Talmon, 1960, p. 4.

    6. Hayek, 1986, pp. 8-9.

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    pas seulement en cause les mouvement communiste et nazi-fasciste. Ence qui concerne lAutriche en particulier :

    Ce ne furent pas les fascistes, mais les socialistes, qui commen-crent regrouper les enfants, depuis lge le plus tendre, dans des or-ganisations politiques, de faon tre srs que ceux-ci grandiraientcomme de bons proltaires. Ce ne furent pas les fascistes mais les so-

    cialistes qui pensrent les premiers organiser le sport et les jeux, lefootball et les excursions en club de parti o les membres ne seraientpas infects de points de vue diffrents. Ce furent les socialistes qui in-sistrent les premiers sur le fait que les membres devaient se distinguerentre eux par la manire de saluer et de sadresser lun lautre .

    Hayek peut ainsi conclure : Lide dun parti politique qui en-globe toutes les activits dun individu du berceau la tombe et quirpand une Weltanschauungglobale, cette ide renvoie en premier lieuau mouvement socialiste 7. Sous ce mouvement, opre une tradition deplus longue date, qui se reconnat comme lobservera plus tard le pa-triarche du no-librisme dans la dmocratie sociale ou totali-taire 8. En tout cas, contrle conomique et totalitarisme sont

    troitement intriqus9

    .Et si donc dun ct ce sont le colonialisme et limprialisme quisont mis principalement en accusation (mme si ce nest pas exclusi-vement), de lautre la cible principale de la polmique (qui nest pasnon plus exclusive) est constitue par la tradition rvolutionnaire quiconduit de 1789 1917, en passant par la revendication quarante-huit-arde du droit au travail et de la dmocratie sociale ou totalitaire .

    Nous pouvons ici faire intervenir une nouvelle distinction. Le tota-litarisme pour ainsi dire de gauche peut tre critiqu partir de deuxpoints de vue sensiblement diffrents. Il peut tre dduit de lidologieorganiciste funeste attribue Marx ou Rousseau et mme Sieys(cest lapproche de Talmon et de Hayek). Ou bien il peut prendre sesracines dans les caractristiques matrielles des pays o le totalitarismecommuniste sest affirm. Cest ainsi quargumente Wittfogel :l tude compare du pouvoir total cest le sous-titre de son livre dmontre que ce phnomne se manifeste surtout en Orient, dans lecadre dune socit hydraulique , caractrise par la tendance aucontrle total des ressources hydrauliques ncessaires au dveloppe-ment de lagriculture et la survie mme des habitants. Dans cecontexte, bien loin dtre le progniteur du totalitarisme communiste,

    7. Hayek, 1986, p. 85.

    8. Hayek, 1960, p. 55.

    9. Hayek, 1986, chap. VII.

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    Marx en est le critique ante litteram, comme le dmontrent son analyseet sa dnonciation du despotisme oriental , avec le recours unecatgorie voque par Wittfogel dans le titre mme de son livre 10.

    Ainsi, il dcoule de ces prsupposs que le pouvoir total nerenvoie pas exclusivement au XXesicle. Mais on peut alors faire valoirune autre distinction. Si H. Arendt insiste sur la nouveaut du phno-

    mne totalitaire, Popper arrive une conclusion oppose ; pour lui, leconflit entre la socit ouverte et ses ennemis semble tre ternel : ce que nous appelons tous les jours totalitarisme appartient unetraditionqui est aussi vieille et aussi jeune que notre civilisation elle-mme 11.

    Enfin, nous avons vu que le totalitarisme peut tre dnonc en re-gardant principalement droite ou gauche. Mais il ne manque pas decas o la dnonciation provient de milieux et de personnalits lies aunazi-fascisme et sadresse uniquement ses ennemis. En aot 1941, aucours de la campagne, ou plutt de la guerre dextermination contrelUnion Sovitique, devant la rsistance acharne et imprvue quil ren-contre, le gnral allemand Halder lexplique par le fait que lennemi

    sest soigneusement prpar la guerre avec le total manque de scru-pules propre un Etat totalitaire 12. Dans le mme sens, mais sansavoir recours au terme totalitarisme , Goebbels explique la rsistanceinoue et inattendue que rencontre lEst larme dinvasion par le faitque le bolchevisme, effaant toute trace de libre personnalit, trans-forme les hommes en robots et en robots de la guerre , en robotsmcaniss 13. Enfin, laccusation de totalitarisme peut mme frapperles ennemis occidentaux de lAxe. En 1937, laspiration de lItaliefasciste dvelopper elle aussi un empire colonial rencontre en premierlieu lhostilit de lAngleterre, qui est alors mise en accusation pour sa discrimination glaciale et totalitaire contre tout ce qui nest passimplement anglais 14.

    10. Wittfogel, 1959.

    11. Popper, 1966, vol.1, p. 1.

    12. In Ruge-Schumann, 1977, p. 82.

    13. Goebbels, 1991, vol. II, pp. 163 et 183.

    14. Scarfoglio, 1999, p. 22.

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    Le tournant de la guerre froide et lintervention dHannahArendt

    A partir de la publication des Origines du totalitarisme, les sensmultiples dun dbat qui nest trac ici qu grands traits tendent svanouir. En mai 1948 encore, H. Arendt dnonait le dveloppe-ment de mthodes totalitaires en Isral, en se rfrant au terro-risme et lexpulsion et la dportation de la population arabe 15.Trois ans aprs, il ny a plus de place pour des critiques qui toucheraientau prsent de lOccident. De nos jours plus que jamais, la seule thsepolitically correct est celle qui vise toujours et seulement lAllemagnehitlrienne et lUnion Sovitique.

    Cest la thse qui a triomph partir et au cours de la guerre froide.Le 12 mars 1947 Truman proclame la doctrine qui tire de lui sonnom : aprs la victoire survenue dans la guerre contre lAllemagne et leJapon, souvre une phase nouvelle dans la lutte pour la cause de la li-bert. La menace provient maintenant de lUnion Sovitique : desrgimes totalitaires imposs des peuples libres, moyennant une agres-

    sion directe ou indirecte, minent les fondements de la paix internatio-nale et donc la scurit des Etats-Unis 16.

    La cible est ici prcise avec clart : il ne sagit pas daller recu-lons en ce qui concerne le XXesicle ; dun autre ct, cela na pas desens de frapper les socialistes en mme temps que les communistes :pour graves quaient pu tre leurs responsabilits dans le pass, ils sontmaintenant, la plupart du temps, les allis de lOccident. Une approchesemblable celle qua illustre depuis Wittfogel serait galement er-rone, et ceci pour deux raisons. La catgorie de despotisme oriental pourrait difficilement lgitimer lintervention, des Etats-Unis parexemple, dans la guerre civile qui a clat en Chine o, tout de suiteaprs la proclamation de sa doctrine, et justement au nom de la lu tte

    contre le totalitarisme, Truman semploie soutenir Chang Kai Chek17

    .Dun autre ct, linsistance sur les conditions objectives, qui explique-raient que se soit affirm le pouvoir total , rendrait plus difficile etmoins agressive la mise en accusation des communistes. Cest pour celaque finit par prvaloir lapproche dductiviste. La guerre froide seconfigure comme une guerre civile internationale, qui dchire transver-salement tous les pays : pour lOccident, la meilleure manire de

    15. Arendt, 1989, p. 87.

    16. In Commager, 1963, vol. II, p. 525.

    17. Voir la polmique de Mao (1975, pp. 457-9) contre le secrtaire dEtatamricain, Dean Acheson (cest une intervention du 28 aot 1949).

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    laffronter est de se prsenter comme le champion de la lutte contre lenouveau totalitarisme, fltri comme la consquence ncessaire et invi-table de lidologie et du programme communistes.

    Comment placer dans ce contexte lintervention de Arendt ? Toutde suite aprs sa publication, Golo Mann soumet une dure critiqueLesorigines du totalitarisme:

    Les deux premires parties de louvrage traitent de la prhistoirede lEtat total. Mais ici le lecteur ne trouvera pas ce quil est habitu trouver dans des tudes semblables, cest--dire des recherches surlhistoire particulire de lAllemagne, de lItalie ou de la Russie [].Au lieu de cela, Hannah Arendt consacre les deux tiers de son travail lantismitisme et limprialisme, et surtout limprialisme desouche anglaise. Je ne russis pas la suivre []. Ce nest que dans latroisime partie, en vue de laquelle tout a t entrepris, quHannahArendt semble tre vraiment dans le sujet 18.

    Les pages consacres lantismitisme et limprialisme seraientdonc essentiellement hors du sujet ; et pourtant il sagit dexpliquer lagense dun rgime comme le rgime hitlrien, qui ambitionne ouver-

    tement ddifier en Europe un grand empire colonial fond sur la domi-nation dune race pure, blanche et aryenne, aprs avoir liquid une foispour toutes le bacille juif de la subversion, qui alimentait la rvolte desUntermenschenet des races infrieures.

    Et cependant Golo Mann touche un problme rel. Commentsharmonisent la dernire partie du livre de H. Arendt, qui vise de ma-nire exclusive lURSS stalinienne et le Troisime Reich, avec les deuxpremires qui dveloppent un rquisitoire contre la France (pour lanti-smitisme) et surtout contre lAngleterre (pour limprialisme) ? Cettedernire est le pays qui a jou un rle central et funeste au cours de lalutte contre la Rvolution franaise : Burke ne sest pas limit d-fendre la noblesse fodale sur le plan interne, mais a tendu le prin-cipe de ces privilges jusqu y inclure le peuple britannique tout entier,lev au rang daristocratie entre les nations . Cest ici quil faut re-chercher la gense du racisme, larme idologique principale delimprialisme 19. On comprend alors que ces idologies troubles sesoient affirmes en particulier dans cette Angleterre obsde par lesthories hrditaires et par leur quivalent moderne, leugnique . Oui,lattitude de Disraeli nest pas diffrente de celle de Gobineau : nousavons affaire deux partisans dvots de la race 20 ; mais seul le

    18. Mann, 1951.

    19. Arendt, 1958, pp. 176 et 160.

    20. Arendt, 1958, pp. 176 et 183.

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    premier a russi atteindre des positions o il jouit dun tel pouvoir etdun tel prestige. De plus, cest surtout dans les colonies anglaises que,sur les races assujetties , commence tre thoris et expriment unpouvoir dpourvu des limitations qui sont les siennes dans la mtropolecapitaliste ; cest dans le cadre de lEmpire britannique quapparat latentation des massacres administratifs comme instrument de main-

    tien de la domination 21. Cest dici quil faut partir pour comprendrelidologie et la pratique du Troisime Reich. Hannah Arendt trace deLord Cromer un portrait qui nest pas dpourvu danalogie avec celuiquelle a fait plus tard de Eichmann : la banalit du mal semble trouverune premire et plus faible incarnation dans la bureaucrate impria-liste britannique qui dveloppe, avec une froide indiffrence, avecun vritable manque dintrt pour les peuples administrs , une phi-losophie du bureaucrate et une nouvelle forme de gouvernement , une forme plus dangereuse de gouvernement despotique et arbi-traire 22. Ce rquisitoire est impitoyable, mais il se dissipe comme parenchantement dans la troisime partie des Origines du totalitarisme.

    Le fait est que le livre dH. Arendt est en ralit form de deux

    strates diffrentes, qui renvoient deux priodes de composition diff-rentes, spares par une csure faisant poque, celle de la guerre froide.Lorsquelle tait encore en France, Arendt voyait louvrage quelle taiten train dcrire comme un ouvrage exhaustif sur lantismitisme etsur limprialisme, et une recherche historique sur ce phnomne histo-rique quelle appelait alors imprialisme racial, cest--dire sur laforme la plus extrme doppression desminorits nationales par la na-tion dominante dun Etat souverain 23. A ce moment, bien loin dtreune cible, lURSS est au besoin un modle. Elle a le mrite observeH. Arendt lautomne 1942 (entre temps elle est arrive aux Etats-Uniset cest de l quelle suit les dveloppements de lopration Barberoussedchane par Hitler) davoir tout simplement liquid lantismi-tisme dans le cadre d une solution juste et trs moderne de laquestion nationale 24. Un texte doctobre 1945 est encore plus signi-ficatif :

    Quant la Russie, ce quoi tout mouvement politique ou toutenation devrait prter attention sa manire, compltement nouvelle etrussie daffronter et de rgler les conflits de nationalit, dorganiser

    21. Arendt, 1958, pp. 131, 133-134 et 216.

    22. Arendt, 1958, pp. 211-12 et 213.

    23. Young-Brhl, 1990, p. 193.

    24. Arendt, 1989, p. 193.

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    des populations diffrentes sur la base de lgalit nationale a tnglig tant par les amis que par les ennemis 25.

    Jai eu recours litalique pour mettre en vidence le renversementde position qui se produira quelques annes plus tard, lorsquelle repro-chera Staline la dislocation voulue des organisations existantes, demanire produire artificiellement cette masse amorphe qui est le

    prsuppos de lavnement du totalitarisme.A en juger par la troisime partie des Origines du totalitarisme, ce

    qui caractrise le totalitarisme communiste, cest le sacrifice, inspir etstimul par Marx, de la morale sur lautel de la philosophie de lhistoireet de ses lois ncessaires . H. Arendt stait exprime de faon biendiffrente en janvier 1946 :

    Dans le pays qui a nomm Disraeli Premier Ministre, le juif KarlMarx crivit Le Capital, un livre qui dans son zle fanatique pour lajustice, alimenta la tradition juive dune manire bien plus efficacequun concept qui a fait fortune, celui dhomme lu de la racelue 26.

    Ici, en tant que thoricien de la justice, Marx est nettement et posi-

    tivement oppos un premier ministre anglais qui met des thories en-suite hrites et radicalises par le Troisime Reich.Dans le passage des deux premires parties, crites encore sous

    lmotion de la lutte contre le nazisme, la troisime, qui renvoie lclatement de la guerre froide, la catgorie dimprialisme (qui runiten premier lieu la Grande-Bretagne et le Troisime Reich, cette sorte destade suprme de limprialisme) cde la place la catgorie de totalita-risme (qui runit lURSS stalinienne et le Troisime Reich).

    Les espcesdu genre imprialisme ne concident pas avec les es-pces du genre totalitarisme ; lespce mme qui est apparemmentreste inchange, lAllemagne, est dans le premier cas mise en cause aumoins depuis Guillaume II, et seulement depuis 1933 dans le second.Au moins pour ce qui concerne la cohrence formelle, le dessein initialparat plus rigoureux lorsque, aprs avoir clair le genre impria-lisme , en tudiant les diffrences spcifiques du phnomne, ilaffrontait lanalyse de lespce imprialisme racial . Mais alors dequelle manire les catgories dimprialisme et de totalitarismepeuvent-elles sintriquer en un tout cohrent ? Et quel est le rapport quiles lie toutes les deux celle dantismitisme ? Les rponses que donneH. Arendt ces interrogations donnent limpression dune harmonisa-

    25. Arendt, 1978c, p. 149.

    26. Arendt, 1978a, p. 112.

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    tion artificielle entre deux strates qui continuent tre difficilementcompatibles entre elles.

    Plus quun livre,Les origines du totalitarisme sont en ralit deuxlivres superposs auxquels, malgr les ajustements successifs, lauteurne russit pas confrer une unit substantielle. En recensant louvrageet tout en sexprimant avec respect et parfois avec admiration, des his-

    toriens et des historiens des ides minents (Carr et Stuart Hughes)nont pas de difficult se rendre compte de la disproportion chezlauteur entre les connaissances relles et approfondies du TroisimeReich, et les informations approximatives sur lUnion Sovitique ; ilssoulignent surtout ce quil y a de pnible dans la tentative dadapterlanalyse de lUnion Sovitique (qui renvoie lclatement de la guerrefroide) lanalyse du Troisime Reich (qui renvoie aux annes de lagrande coalition contre le fascisme et le nazisme) 27.

    La guerre froide et les adaptations successives de la catgorie detotalitarisme

    Les origines du totalitarisme parlent des camps de concentration,toujours et seulement en relation avec lURSS et le Troisime Reich. Cequi frappe surtout, cest le silence sur une exprience directe qua eueH. Arendt de cette institution totale : en commun avec tant dautresallemands, ayant fui lAllemagne nazie et devenus suspects aprs ledbut de la guerre simplement en tant que citoyens dun Etat ennemi,elle a t pendant quelque temps interne Gurs. Les conditions de-vaient y tre plutt dures : on avait limpression rapporte H. Arendten 1943 que nous avions t amens l pour crever 28 de toutefaon , tel point quapparat chez certains interns la tentation du suicide comme action collective de protestation 29.

    Au moment oLes origines du totalitarismevoient le jour, le camp

    de concentration est une institution sinistrement vivante aussi en You-goslavie, mais ce sont les communistes fidles Staline qui y sont dte-nus. Dune faon plus gnrale, la dictature nest certes pas moinslourde dans ce pays balkanique quen Europe orientale. Mais, dans lecas de la Yougoslavie, qui, ayant rompu avec lURSS et stant ralliede fait lOccident, on peut constater observera en 1953 le Secrtaire

    27. Gleason, 1995, pp. 112-3 et 257, note 30.

    28. En franais dans le texte.

    29. Arendt, 1978b, p. 59.

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    dEtat Dulles certains aspects de despotisme , mais rien de plus 30.Cest un jugement qui est en quelque sorte avalis par le silence deH. Arendt ce propos.

    Dautres dtails interviennent ensuite pour renforcer le poids de laguerre froide : Mussolini, qui aimait tant le terme de totalitarisme, netenta pas dinstaurer un rgime totalitaire au sens plein du terme, et se

    contenta de la dictature du parti unique . Sont assimils lItalie fas-ciste lEspagne de Franco et le Portugal de Salazar 31. De cette manire,on pargne laccusation de totalitarisme deux pays qui avaient adhr lOTAN. A ce compte, la lutte entre totalitarisme et anti-totalitarismeconcide parfaitement avec la lutte entre les deux blocs.

    Si on pargne lEspagne, le Portugal et mme la Yougoslavie,laccusation de totalitarisme investit ou atteint par contre des pays inat-tendus :

    Une forme semblable de gouvernement [totalitaire, DL] sembletrouver des conditions favorables dans les pays o le despotisme orien-tal est de tradition, en Inde ou en Chine, o existe une rserve humainepresque inpuisable, capable dalimenter une machine totalitaire qui

    accumule le pouvoir et dvore les individus, et o en outre le sentimentde la superfluit des hommes, typique des masses (et absolument nou-veau en Europe, o ce phnomne est associ au chmage gnralis et laugmentation dmographique des cent cinquante dernires annes),a domin pendant des sicles sans tre contrari, dans le mpris de lavie humaine 32.

    Il vaut la peine dobserver que, bien que jouissant dun rgimeparlementaire, lInde est ce moment lallie de lURSS !

    Selon H. Arendt, ce qui caractrise le totalitarisme communiste,cest le sacrifice, inspir et stimul par Marx, de la morale sur lautel dela philosophie de lhistoire et de ses lois ncessaires . On peut lirecet argument, avanc dans Les origines du totalitarisme, dans une in-terview de Dean Acheson, secrtaire dEtat amricain dans ladminis-tration Truman : lOTAN est lexpression de la communaut atlantiqueet occidentale, unie par des institutions et des sentiments moraux etthiques communs et en lutte contre un monde qui est sourd auxraisons de la morale, et qui est mme inspir du sentimentcommuniste selon lequel la coercition au moyen de la force constitue lamthode approprie pour hter linvitable 33.

    30. In Hofstadter et Hofstadter, 1982, vol. III, p. 431.

    31. Arendt, 1958, pp. 308-309.

    32. Arendt, 1958, pp. 311.

    33. In Hofstadter et Hofstadter, 1982, vol. III, p. 420.

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    Et cependant, malgr des concessions idologiques substantiellesau climat de la guerre froide, on continue sentir quelque chose duprojet originel des Origines du totalitarisme, y compris dans la troi-sime partie du livre. Saute ici aux yeux la distinction entre la dictaturervolutionnaire de Lnine et le rgime proprement totalitaire de Staline.Rompant avec la politique tsariste doppression des minorits natio-

    nales, Lnine organise le plus grand nombre possible de nationalits,favorisant lapparition dune conscience nationale et culturelle jusquedans les groupes ethniques les plus arrirs, qui russissent pour lapremire fois sorganiser comme entits culturelles et nationales auto-nomes. Il se passe quelque chose danalogue pour les autres formesdorganisation sociale et politique : les syndicats, par exemple, con-quirent une autonomie dorganisation inconnue dans la Russie tsariste.Tout cela reprsente un antidote vis--vis du rgime totalitaire, quiprsuppose un rapport direct et immdiat entre chef charismatique dunct, et masse amorphe et atomise de lautre. La structure articulemise sur pied par Lnine est systmatiquement dmantele par Stalinequi, pour imposer le rgime totalitaire auquel il vise, a besoin de dsor-

    ganiser la masse, de faon quelle puisse devenir lobjet du pouvoircharismatique et incontest du chef infaillible 34.Comment expliquer le passage de Lnine Staline ? Et pourquoi la

    socit articule et organise apparue sur la vague de la rvolution nerussit-elle pas sopposer efficacement au travail de dsarticulation etde dsorganisation qui dbouche sur linstauration du rgime totali-taire ? Lisons la rponse : Sans doute Lnine subit sa plus grandedfaite quand, avec lclatement de la guerre civile, le pouvoir suprmequil avait lorigine projet de concentrerdans les Soviets passe dfi-nitivement aux mains de la bureaucratie 35. Mais alors le passage aurgime totalitaire nest pas le rsultat invitable dun pch originelidologique (la philosophie de lhistoire de Marx), mais en premier lieule produit de circonstances historiques bien dtermines, et, mme decirconstances historiques qui mettent directement en cause la respon-sabilit des puissances occidentales, des pays de solide tradition lib-rale, occupes alimenter par tous les moyens la guerre civile anti-bolchevik. Dun autre ct, on ne comprend pas bien comment peutencore tenir lassimilation du bolchevisme et du nazisme, sur laquelleinsiste pourtant la troisime partie des Origines du totalitarisme : cestLnine et non pas Staline qui a difi le parti bolchevik. Surtout, la miseen accusation de Marx est peu justifie. Mais, selon H. Arendt, en

    34. Arendt, 1958, pp. 318-319.

    35. Arendt, 1958, p. 319.

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    conduisant sa politique, Lnine aurait t davantage guid par son ins-tinct de grand homme dEtat que par le programme marxiste propre-ment dit. En ralit, les mesures dmancipation des minorits natio-nales avaient t prcdes par un dbat long et complexe, justementsur la question nationale vue la lumire du marxisme.

    Le dphasage entre le projet initial et la composition subsquente

    des Origines du totalitarisme comporte aussi une oscillation de carac-tre mthodologique. Dun ct H. Arendt penche vers une interprta-tion dductiviste du phnomne totalitaire, clairement proche de celledes auteurs libraux plusieurs fois cits : le totalitarisme stalinien estalors vu comme une consquence logique et invitable de la thoriemarxiste. Dun autre ct, H. Arendt se voit contrainte de renvoyer auxconditions historiques particulires qui expliquent linstallation durgime totalitaire stalinien : guerre civile, agression internationale despuissances de lEntente (mais lauteur passe sur ce point), dcomposi-tion des structures dorganisation, etc. La distinction entre lninisme etstalinisme, entre la dictature rvolutionnaire et le rgime totalitaire quilui succde, interrompt cette ligne de continuit solide et de caractre

    seulement idologique, de Marx au totalitarisme, institue par Hayek etTalmon.Ce nest pas un hasard si cette distinction est une des cibles de la

    polmique de Golo Mann. Lautre, encore plus pertinente, est constituepar les deux premire parties des Origines du totalitarisme dans leurensemble. Au del des rserves exprimes dans la recension, il rapporteune conversation quil a eue avec Jaspers et qui est trs loquente. Cestune invitation prendre ses distances par rapport aux positionshrtiques exprimes par la disciple :

    Croyez-vous que limprialisme anglais, et en particulier LordCromer en Egypte, ait quelque chose voir avec lEtat totalitaire ? Oulantismitisme franais, laffaire Dreyfus ?. Elle crit cela ?. Maisoui. Elle lui consacre trois chapitres. En se fiant aveuglment lamieaime, il avait conseill la lecture du livre quil avait seulement par-couru 36.

    Golo Mann a raison. En termes de totalitarisme, Jaspers estdcidment plus orthodoxe quH. Arendt. Cette dernire finit dailleurspar tre influence par les critiques qui lui sont adresses, comme il res-sort en particulier de lessai Sur la rvolution. Ici, Marx est lauteur dela doctrine politiquement la plus nuisible de lre moderne, savoirque la vie est le bien suprme et que le processus vital de la socit estle centre mme de tout effort humain . Le rsultat est catastrophique :

    36. Mann, 1991, pp. 232-233.

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    Ce tournant conduisit Marx une vritable capitulation de la li-bert devant la ncessit. Il fit ce que son matre en rvolution,Robespierre, avait dj fait avant lui et ce que son plus grand disciple,Lnine, devait faire aprs lui dans la rvolution la plus grandiose et laplus terrible que ses enseignements aient jusquici inspire 37.

    Non seulement il ny a plus maintenant chez Marx le zle fana-

    tique pour la justice dont parle H. Arendt en 1946, et dont les tracesstaient dj largement perdues cinq annes auparavant. Llment leplus remarquable de nouveaut est diffrent : le parcours qui va deMarx au totalitarisme en passant par Lnine est maintenant lisse et sansobstacles. Derrire Marx agit la Rvolution franaise, et celle-ci estmme entirement implique dans le jugement de condamnation, avecun nouveau tournant par rapport aux Origines du totalitarisme.

    Lalignement sur lapproche dductiviste de Talmon et Hayek estmaintenant clair, et le triomphe de Golo Mann est clair galement. Audel des concessions que lui fait H. Arendt, a prvalu de nos jours unelecture des Origines du totalitarismequi semble tenir compte des proc-cupations idologiques quil a exprimes. En effet, qui aujourdhui,

    dans le cadre du dbat sur le totalitarisme, se souvient encore de LordCromer et de sa nouvelle forme de gouvernement , encore plusdangereuse que le despotisme ? Et qui fait allusion aux massacresadministratifs , dont la tentation accompagne comme une ombrelhistoire de limprialisme ? Qui fait encore intervenir la catgoriedimprialisme ? Des deux sections dont est form le livre dH. Arendt,cest la moins valide qui est utilise et interroge, celle o se manifestele plus ouvertement le poids des proccupations idologiques etpolitiques immdiates. Dans sa recension des Origines du totalitarisme,Golo Mann synthtise ainsi le sens de ses critiques : Tout cela est tropsubtil, trop intelligent, trop artificiel [] En bref,nous aurions prfrdans lensemble un ton plus robuste, plus positif 38. En effet, la thoriedu totalitarisme est ensuite devenue moins subtile et plus robuste et positive . Elle sest entirement adapte aux exigencesde la guerre froide. Issu de lorganicisme et de lholisme de droite ou degauche, et dductible en quelque sorte a priori de cette source idolo-gique empoisonne, le totalitarisme, dans ses deux configurations diff-rentes, explique toute lhorreur du XXe sicle. Telle est la vulgateaujourdhui dominante.

    37. Arendt, 1963, pp. 58-59.

    38. Mann, 1951.

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    Thorie du totalitarisme et slection de lhorreur au XXesicle

    Cest une vulgate qui nessaie pas de sinterroger sur quelques-unes des catastrophes centrales dun sicle quelle prtend pourtant ex-pliquer. Remontons dans le temps, partir de la rvolution dOctobre,qui constituerait le point de dpart du phnomne totalitaire. Commentfaut-il lire alors la Premire Guerre mondiale, avec sa suite de mobili-sation totale, denrgimentement total, dexcutions et de dcimations lintrieur mme de son propre camp, de punitions collectives impi-toyables, qui comportent, par exemple, la dportation et lexterminationdes Armniens ? Et dans quel contexte, antrieurement, placer lesguerres balkaniques, avec les massacres qui les caractrisent ? Et enremontant toujours dans le temps, comment faut-il lire la tragdie desHerreros, considrs comme inaptes former une main-duvre servileet donc, au dbut du sicle, condamns par un ordre explicite lanan-tissement ?

    Maintenant, au lieu de remonter le temps, suivons son cours par-tir de la Premire Guerre mondiale et de la rvolution dOctobre. Un

    peu plus de deux dcennies aprs, le camp de concentration fait son ap-parition aux Etats-Unis, o, par excution dun ordre de FranklinDelano Roosevelt, tous les citoyens amricains dorigine japonaise sontenferms dans des camps de concentration, y compris les femmes et lesenfants.

    Au mme moment, en Asie, la guerre conduite par lEmpire duSoleil Levant prend des formes particulirement rpugnantes. Aprs laprise de Nankin, le massacre devient une sorte de discipline sportive et,en mme temps, de divertissement : cest qui russira tre le plusrapide et le plus efficace pour dcapiter les prisonniers. La dshumani-sation de lennemi atteint un degr assez rare, avec peut-tre des carac-tres d unicit : au lieu dutiliser des animaux, on fait des exp-

    riences de vivisection sur les chinois, qui constituent par ailleurs la ciblevivante des soldats japonais sexerant monter lassaut labaonnette. La dshumanisation touche aussi en plein les femmes qui,dans les pays envahis par le Japon, sont soumises un esclavage sexuelbrutal : ce sont les comfort women, contraintes travailler desrythmes infernaux pour soulager larme doccupation des fatigues dela guerre, et souvent limines, une fois quelles sont devenues inutilesdu fait de lusure ou des maladies contractes 39.

    La guerre en Extrme-Orient, qui voit le Japon sacharner sur lesprisonniers anglais et amricains, et mme avoir recours contre la Chine

    39. Cf. Chang, 1997 ; Katsuichi, 1999 ; Hicks, 1995.

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    aux armes bactriologiques, se termine par le bombardement atomiquedHiroshima et de Nagasaki, contre un pays pourtant aux abois et prt se rendre : cest la raison pour laquelle des rudits amricains ont com-par lanantissement de la population civile des deux villes japonaisesdsormais sans dfense au judocide consomm par le Troisime Reichen Europe.

    Il ny a pas trace de tout cela dans le livre dH. Arendt. Le Japonapparat peine dans lindex analytique : il ny a quune vague allusion la guerre en Asie pour dnoncer le totalitarisme de la Chine, et passeulement du parti communiste, mais dun peuple entier derrire lequelagit, comme nous lavons vu, le despotisme oriental . Au-del dupoids de la guerre froide entre temps, le Japon est entr dans le dispo-sitif anti-totalitaire , apparaissent ici toutes les limites de la catgoriede totalitarisme.

    Celle-ci ne russit pas expliquer correctement les tragdies dontelle soccupe spcifiquement. Avant la solution finale , deux tapesla prcdent immdiatement. Au cours de la Premire Guerre mondiale,cest la Russie tsariste (pays alli de lEntente) qui organise dans les

    zones frontires la dportation de masse des Juifs, suspects de manquerde loyaut vis--vis dun rgime qui les opprime. Aprs lcroulementdu tsarisme et lclatement de la guerre civile, ce sont les troupesblanches (appuyes par lEntente) qui dchanent la chasse au Juif, fltricomme linspirateur occulte de la rvolution judo-bolchevik : il endcoule des massacres qui soulignent les historiens semblent juste-ment anticiper la solution finale 40.

    Un dductivisme arbitraire et non concluant

    Si les refoulements de la thorie du totalitarisme aujourdhui do-minante sont criants, lapproche dductiviste sur laquelle elle sappuie

    est insoutenable. Dans le communisme rv par Marx, lEtat, la nation,la religion, les classes sociales, tous les lments constitutifs duneidentit mta-individuelle svanouissent : cela na aucun sens de parlerdorganicisme et de faire sortir de ce prtendu pch originellanantissement de lindividu dans le cadre du systme totalitaire. Pource qui concerne le sacrifice de la morale sur lautel de la philosophie delhistoire, ce motif est rfut lavance, ou rendu trs problmatique,

    40. Pour le cadre gnral du XXesicle que je dresse ici, je renvoie Losurdo

    (1996) et Losurdo (1998).

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    par la Arendt de janvier 1946, qui dpeint Marx comme une sorte deprophte juif assoiff de justice.

    Lapproche dductiviste se rvle aussi arbitraire et non concluantepar rapport au Troisime Reich. Dployons larbre gnalogique du na-zisme, tel quil est communment reconstruit par les historiens les plusautoriss. La rencontre avec Chamberlain est oblige : selon Nolte, cest

    un bon libral qui lve le drapeau de la libert individuelle 41. Eneffet, nous avons affaire un auteur pour qui le germanisme(synonyme, en dernire analyse, dOccident) est caractris par le refusabsolu de l absolutisme monarchique et de toute vision du mondequi sacrifie le singulier sur lautel de la collectivit. Ce nest pas unhasard si cest Locke qui rlabore la nouvelle vision du mondegermanique ; et, si nous voulons trouver des prcdents, il faut lesrechercher chez Ockam et encore avant chez Duns Scot, pour qui lindividu constitue la seule ralit .

    Une reconstruction historique des origines culturelles du Troi-sime Reich ne peut ignorer non plus Gobineau : lauteur de lEssaisur lingalit des races humainesclbre les traditions librales des

    Aryens , qui rsistent depuis longtemps cette monstruosit cana-nenne quest lide de patrie . Si nous insrons ensuite Langbehndans ce contexte, comme le suggre entre autres Mosse 42, nous voyonsque la profession de foi individualiste est encore plus nette, jusqu laclbration de l esprit saint de lindividualisme , du principe alle-mand de lindividualisme , cette stimulante force fondamentale etoriginaire de tout germanisme . Les pays montrs en exemple sont leplus souvent les pays classiques de la tradition librale. Si Gobineauddicace son livre Sa Majest Georges V , Langbehn clbre lepeuple anglais comme le plus aristocratique de tous les peuples et le plus individualiste de tous les peuples , tout comme Le Bon (unauteur assez cher Goebbels) oppose constamment et positivement lemonde anglo-saxon au reste de la plante 43.

    Mais pourquoi aller chercher si loin ? Ouvrons Mein Kampf. Hitlerpolmique durement contre une conception du monde qui, en prten-dant attribuer lEtat une force cratrice et productive de culture ,mconnat non seulement la valeur de la race, mais se rend aussi cou-pable de sous-valuation de la personne , et mme de la personne

    41. Nolte, 1978, p. 398.

    42. Mosse, 1968,passim.

    43. Pour lanalyse de Gobineau, Langbehn, Chamberlain et Le Bon, je renvoie Losurdo, 2002, chap. 25, 1.

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    unique 44. La civilisation de lhumanit repose en premier lieu sur le gnie et lnergie de la personnalit 45 ; il ne faut donc pasperdre de vue lhomme singulier , l tre singulier (Einzelwesen)dans sa particularit irrductible 46, les hommes singuliers dans leurs diffrenciations multiples et trs subtiles 47. Hitler aspire seprsenter comme le dfenseur authentique et cohrent de la valeur de la

    personnalit , du sujet , de la force cratrice et de la capacit dela personne singulire, de la signification suprieure de la personna-lit , du principe de personnalit contre le principe dmocratiquede la masse , qui trouve dailleurs dans le marxisme son expression laplus consquente et la plus rpugnante 48. Si le marxisme nie la valeurde la personne , le mouvement nazi doit promouvoir par tous lesmoyens le respect de la personne, il ne doit jamais oublier que la valeurde tout ce qui est humain rside dans la valeur personnelle, et que touteaction est le produit de la force cratrice dun homme singulier 49.

    Naturellement, il est facile de lire aussi dans le nazisme des appels lunit collective dans la lutte contre lennemi : mais il sagit l dunmotif auquel a recours, pour des raisons videntes et avec des modalits

    parfois diffrentes, lidologie de la guerre propre aux pays engagsdans la Seconde guerre de Trente ans. Certes, il faudrait explorer tra-vers quels processus la clbration de l individu , de la personna-lit et du singulier se transforme, de manire consciente ou sub-reptice, en clbration de la culture ou du peuple qui sont rellement entat de saisir ces valeurs, avec la hirarchisation des peuples qui sensuit, et la condamnation des races considres comme intrinsque-ment et irrmdiablement collectivistes 50. Mais cest une dialectiquequi se manifeste aussi dans le cadre de la tradition librale, et qui nepeut de toute faon tre dcrite au moyen de la catgorie dorganicismeou dholisme.

    Dans la meilleure des hypothses, vouloir expliquer le totalitarismepar lorganicisme ou par le sacrifice de la morale sur lautel de la philo-sophie de lhistoire revient expliquer la vertu soporifique de lopiumen renvoyant sa vis dormitiva.

    44. Hitler, 1939, pp. 419-20.

    45. Hitler, 1939, p. 379.

    46. Hitler, 1939, p. 421.

    47. Hitler, 1939, p. 492.

    48. Hitler, 1939, pp. 493-98,passim.

    49. Hitler, 1939, pp. 69 et 387.

    50. Cf. Losurdo, 2002, chap. 33 2.

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    Totalitarisme et parti unique

    Mais faisons maintenant abstraction des origines culturelles du to-talitarisme et concentrons-nous sur ses caractristiques. Elle seraientdtermines par une idologie [dEtat], par un parti unique, gnrale-ment dirig par un seul individu, par une conduite terroriste, par le mo-nopole des moyens de communication, par le monopole de la violenceet par une conomie directement gouverne par un pouvoir central 51.Des deux dernires caractristiques admettent les auteurs de cettedfinition la premire renvoie peut-tre la nature de lEtat en tantque tel, et la seconde peut tre releve mme en Grande-Bretagne, cemoment (1956) profondment marque par les nationalisations et lesrformes sociales travaillistes. Il convient alors de se concentrer surdautres caractristiques. Le monopole des moyens dinformation ren-voie-t-il de manire exclusive la dictature totalitaire ? Comme ondevrait le savoir, au cours de la Premire Guerre mondiale, Wilson creun Comit pour lInformation Publique qui fournit chaque semaine lapresse 22 000 colonnes de nouvelles traitant de tout ce qui est considr

    comme susceptible de favoriser lennemi. Ou bien serait-ce la con-duite terroriste qui dfinirait de manire particulire le totalitarisme ?On a limpression que les deux auteurs cits ignorent lhistoire du payso ils sont arrivs et o ils vivent. Daprs lEspionage Actdu 16 mai1918, on peut tre condamn jusqu vingt ans de prison pour streexprim de manire dloyale, irrvrente, vulgaire ou abusive sur laforme de gouvernement des Etats-Unis, ou sur la Constitution des Etats-Unis, ou sur les forces militaires ou navales des Etats-Unis, ou sur ledrapeau [] ou sur luniforme de larme ou de la marine des Etats-Unis . Ce sont des historiens minents des Etats-Unis qui soulignentque les mesures adoptes au cours du premier conflit mondial visent supprimer jusquaux traces les plus minimes dopposition . Et la

    violence den haut se mle la violence den bas, tolre et encouragepar les autorits, qui sexprime dans une chasse impitoyable contre qui-conque est susceptible dune faible ferveur patriotique 52.

    Pour ce qui concerne ensuite le parti unique, gnralement dirigpar un seul individu , nous assistons ici au rapprochement et laconfusion de deux problmes assez diffrents. Sur le rle du leader, unecomparaison peut tre intressante. Alors quen 1950 clate la guerre deCore, si Truman na aucune difficult dcider lintervention sans

    51. Friedrich-Brzezinski, 1956, p. 9.

    52. Cf. Losurdo, 1993, chap. 5, 4.

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    prendre lavis du Congrs 53, Mao est au contraire contraint daffronteret de vaincre la forte opposition quil rencontre ausein du Bureau Poli-tique, et qui le met mme au dbut en minorit 54. Il reste convenu que, la diffrence des Etats-Unis, le parti unique est en vigueur en Chine etque cette caractristique est commune aux rgimes totalitaires. Avec lemonopole de laction politique, il sagit en plus dun parti-arme et en

    mme temps, surtout dans le cas des communistes, un parti-Eglise. Est-ce la confirmation de la thorie du totalitarisme ?

    Au contraire, si cette thorie vise exclusivement communisme etnazisme, elle est dj rfute par Hayek, qui fait justement interveniraussi dans la comparaison les partis socialistes. En effet, en blmantlincapacit de la presse bourgeoise influencer les larges masses ,et en dclarant quil faut savoir apprendre des campagnes dagitationlances par le marxisme , Hitler fait rfrence en premier lieu lapresse social-dmocrate et aux agitateurs (orateurs et journa-listes) de la social-dmocratie 55.

    Mais Hayek son tour a tort de sarrter lobservation empirique,sans mme sinterroger sur les raisons du phnomne (le parti-arme et

    le parti-Eglise) quil constate et quil blme. Les partis socialistes as-pirent briser le monopole bourgeois des moyens dinformation, ce quiles amne promouvoir la publication de journaux du parti, lorganisa-tion dcoles pour la formation des cadres, etc. Cest un problme quine se pose pas pour la bourgeoisie : elle peut compter sur le contrle delappareil scolaire et de la grande presse dinformation, ainsi que sur lesoutien quils reoivent, de manire directe ou indirecte, des Eglises etdautres associations et rouages de la socit civile. La lgislation anti-socialiste adopte linitiative de Bismarck impose au parti la ncessitde sadapter aux conditions de lillgalit, et fait aussi apparatrelaspiration briser le monopole bourgeois de la violence. Cest unedialectique qui sest dj dveloppe au cours de la Rvolution fran-aise. La bourgeoisie sefforce de maintenir son monopole de laviolence en imposant des clauses censitaires, mme pour lenrlementdans la Garde nationale ; ce qui entrane que, dans le camp oppos,sorganisent des partis qui sont aussi des organisations de lutte.

    Cette dialectique atteint son comble dans la Russie tsariste. Endveloppant la thorie du parti, Lnine se souvient du modle constitupar la social-dmocratie allemande, dont la structure centralise estmme ultrieurement renforce, de manire pouvoir affronter le dfi

    53. Chace, 1998, p. 288.

    54. Chen, 1994, pp. 181-6.

    55. Hitler, 1939, pp. 528-9.

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    reprsent par lautocratie tsariste et par un rgime policier particu-lirement omniprsent et sans scrupules. On comprend alors que le partibolchevik se rvle plus quaucun autre la hauteur de ltatdexception permanent qui, partir de la Premire Guerre mondiale,caractrise la Russie et lEurope. Il devient ainsi un modle non seule-ment pour les communistes, mais aussi pour leurs adversaires.

    Boukharine observe au XIIme congrs du PCR (b) en avril 1923 : Les fascistes, plus quaucun autre parti, ont fait leur et mettent en

    pratique lexprience de la rvolution russe. Si nous les considronsdun point de vue formel, cest--dire du point de vue de la techniquede leurs procds politiques, cest une application parfaite de la tactiquebolchevik et spcifiquement du bolchevisme russe : dans le sens dunerapide concentration des forces et dune action nergique par une orga-nisation militaire soude et compacte 56.

    La contigut, qui chez Hayek est synonyme de proximit idolo-gique et politique, est ici synonyme dantagonisme. A la tentative despartis ouvriers de briser le monopole bourgeois de la violence, la bour-geoisie rpond en brisant le monopole socialiste et communiste des

    partis de lutte : voil la lecture de Boukharine.Par ailleurs, la suite temporelle fixe par Hayek est schmatique etapproximative. Dans des situations diffrentes, ce sont les socialistesqui doivent apprendre de leurs antagonistes. En Italie, tandis que les or-ganisation syndicales et politiques des classes populaires sont systma-tiquement dtruites par lassaut fasciste (nous sommes la veille de lamarche sur Rome, cest--dire du coup dEtat monarcho-mussolinien),Guido Picelli (alors socialiste), tentant dorganiser une dfense, sent lancessit de rompre avec la tradition lgaliste :

    Aujourdhui au contraire, des mthodes nouvelles sont nces-saires. Face la force arme, il faut la force arme. Do la ncessit dela formation en Italie de larme rouge du proltariat. Malheureuse-ment les faits ont assez dmontr, et nous tions quelques-uns lavoirsoutenu ds le dbut, que le fascisme se place sur le terrain de la vio-lence, sur lequel il nous a le premier entrans. La rsignationchrtienne conseille par les matres de la mthode rformiste a donnde lassurance lennemi et conduit nos organisations la ruine [] Leproltariat a besoin dun nouvel organe de dfense et de combat : sonarme. Nos forces doivent tre encadres et disciplines volontaire-ment. Louvrier doit se transformer en soldat, en soldat proltaire, maissoldat [] La bourgeoisie, pour nous attaquer, na pas cr un parti,

    56. In Strada-Koulesov, 1998, p. 53.

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    ce qui aurait t insuffisant, mais un organisme arm, son arme : lefascisme. Nous devons en faire autant 57.

    Mais surtout, cest le point de dpart indiqu par Hayek qui est ar-bitraire. On peut remonter tranquillement dans le temps partir du pointde dpart quil indique (la formation des partis socialistes). Encore unefois, nous sommes en prsence dune dialectique qui se manifeste dj

    au cours de la Rvolution franaise : si les sections populaires jacobinessont la riposte au monopole bourgeois et propritaire de la Garde Na-tionale, la jeunesse dore est la rplique bourgeoise et propritaire aumonopole populaire du parti organis pour la lutte. De ce combat, laclasse dominante, qui professe le libralisme, nest absente quen appa-rence : les organisations proto-fascistes qui se constituent en France audbut du XXe sicle fonctionnent comme police auxiliaire du pou-voir et de la classe dominante 58.

    Une dialectique analogue se dveloppe aussi en ce qui concerne lesyndicat. Evidemment les capitalistes comme le note dj AdamSmith nen ont pas besoin 59; et pourtant, aprs les syndicats inspirspar le marxisme ou par les mouvements dopposition plus ou moins ra-

    dicale, apparaissent des syndicats inspirs par lEglise, puis plus tarddautres encore, inspirs par les mouvements fasciste et nazi ; enfinvoient mme le jour les syndicats du capital.

    En rapprochant et en assimilant deux faits (lappui sur le parti-arme et sur le parti-Eglise, de la part des socialistes et des commu-nistes dun ct, des fascistes et des nazis de lautre), la lecture deHayek se montre affecte de superstition positiviste. Mais cest sur cettesuperstition que se fonde, en dernire analyse, la thorie courante dutotalitarisme. Avec une logique semblable celle de Hayek, on pourraitrapprocher Roosevelt et Hitler : le fait est incontestable quils onttous les deux recours aux chars, aux avions et aux navires de guerre !

    Par ailleurs, en forgeant ses instruments de lutte, Hitler ne se limitepas observer les partis socialistes et communistes. Fltrissant lincapa-cit des partis bourgeois traditionnels influencer les classes popu-laires, exposes presque dsarmes linfluence et lagitationsubversives, lauteur de Mein Kampf se propose dapprendre non seu-lement de la social-dmocratie, mais aussi de lEglise catholique, dont ilapprcie, malgr tout, la prise quelle a sur de larges masses, et la ca-pacit connexe de recruter des cadres, y compris dans les couches les

    57. In Del Carria, 1970, vol. II, p. 224.

    58. Nolte, 1978, pp. 119 et 146-48.

    59. Smith, 1981, p. 67 (Livre I, chap. VIII).

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    plus modestes 60. Cest un ordre religieux surtout qui suscite ladmira-tion du Fhrer : Cest avec Himmler que la SS devint cette troupeextraordinaire, dvoue une ide, fidle jusqu la mort. Je vois enHimmler notre Ignace de Loyola 61. Dj indiqu et clbr parMaistre comme la seule organisation capable de tenir tte la maonne-rie rvolutionnaire 62, pris ensuite comme modle par Rhodes pour la

    ralisation de son ide imprialiste de domination base sur le secret cest H. Arendt qui le note 63, lordre des jsuites est finalement vucomme lorganisation de cadres capables, disciplins et dvous lacause, dont Hitler a besoin pour la guerre civile contre-rvolutionnairedu XXesicle. Devons-nous alors rapprocher et assimiler loges maon-niques, Socit de Jsuset Schutz Staffeln 64?

    Etat racial et eugnique : les Etats-Unis et le Troisime Reich

    Ce serait une dfinition assez pauvre du Troisime Reich que cellequi se limiterait mettre en vidence son caractre totalitaire, en ren-

    voyant en particulier au phnomne de la dictature du parti unique. Entant que leaders dune dictature parti unique, il ny a pas de difficult rapprocher Hitler et Staline, Mao, Deng, Ho Chi Minh, Nasser,Ataturk, Tito, Franco, etc., mais cet exercice scolastique est bien ende dune analyse historique concrte. Si mme on se proccupe defaire la distinction entre l autoritaire Mussolini, dont le pouvoir estlimit par la prsence du Vatican et de lEglise, et les totalitaires Staline et Hitler, on nest gure plus avanc. Dans ce cas, plus qu uncheminement rel, nous assistons un glissement : on est pass sansavertissement de lidologie un niveau entirement diffrent, desralits et des donnes de fait qui sont indpendantes et qui prexistentaux choix idologiques et politiques du fascisme.

    Pour ce qui concerne le Troisime Reich, il est bien difficile de

    dire quelque chose de dtermin et de concret sur celui-ci sans fairerfrence ses programmes raciaux et eugnistes. Et ceux-ci nousconduisent dans une direction bien diffrente de celle que suggre lacatgorie de totalitarisme. Tout de suite aprs la conqute du pouvoir,Hitler se proccupe de distinguer nettement, mme sur le plan juridique,

    60. Hitler, 1939, pp. 481-2.

    61. Hitler, 1952, vol. I, p. 164.

    62. Maistre, 1984, p. 205.

    63. Arendt, 1958, p. 214.

    64. Les S.S. (NdT).

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    la position des Aryens par rapport celle des Juifs ainsi que desquelques mtis qui vivent en Allemagne ( la fin de la Premire Guerremondiale, des troupes de couleur incorpores dans larme franaiseavaient particip loccupation du pays). La construction dun Etat ra-cial est donc un lment central du programme nazi. Mais quels taient ce moment les modles possibles dEtat racial ? Plus encore qu

    lAfrique du Sud, la pense va en premier lieu vers le Sud des Etats-Unis. Et dun autre ct, de manire explicite, en 1937 encore,Rosenberg se rclame clairement de lAfrique du Sud : il est bien quedemeure solidement dans les mains nordiques et blanches (grce des lois opportunes aux dpens non seulement des Indiens , maisdes Noirs, multres et Juifs ), et que se constitue un solide bas-tion contre le pril reprsent par le rveil noir . Mais le point derfrence principal est constitu par les Etats-Unis, ce splendide paysdu futur qui a eu le mrite de formuler lheureuse ide nouvelle dunEtat racial , ide quil sagit maintenant de mettre en pratique, avecune force juvnile , par lexpulsion et la dportation des ngres etdes jaunes 65. Il suffit de jeter un coup dil la lgislation de

    Nuremberg pour se rendre compte des analogies avec la situation audel de lAtlantique : en Allemagne, videmment, ce sont en premierlieu les Allemands dorigine juive qui occupent la place des Afro-Am-ricains. La question noire crit Rosenberg en 1937 est, aux Etats-Unis, au centre de toutes les questions dcisives ; et une fois que leprincipe absurde de lgalit a t annul pour les Noirs, on ne voit paspourquoi on ne devrait pas entirer les consquences ncessaires aussipour les Jaunes et les Juifs 66. Mme en ce qui concerne le projet quilui est cher de construction dun empire continental allemand, Hitler abien prsent lesprit le modle des USA, dont il clbre la forceintrieure inoue 67: lAllemagne est appele suivre cet exemple, parune expansion en Europe orientale comme dans une sorte de Far West,et en traitant les indignes la manire des Peaux-Rouges 68.

    Nous arrivons aux mmes conclusions si nous considrons leug-nique. La dette contracte par le Troisime Reich lgard des Etats-Unis est dsormais connue : la nouvelle science invente dans laseconde moiti du XIXe sicle par Francis Galton (un cousin deDarwin) connat un grand succs. Bien avant larrive dHitler au pou-voir, la veille de la Premire Guerre mondiale, parat Monaco un

    65. Rosenberg, 1937, pp. 666 et 673.

    66. Rosenberg, 1937, pp. 668-9.

    67. Hitler, 1939, pp. 153-4.

    68. Cf. Losurdo, 1996, chap. V, 6.

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    livre qui, dj dans son titre, dsigne les Etats-Unis comme un modled hygine raciale . Lauteur, vice-consul de lEmpire austro-hon-grois Chicago, clbre les Etats-Unis pour la lucidit et la pureraison pratique dont ils font preuve en affrontant, avec lnergie vou-lue, un problme aussi important et pourtant si frquemment refoul :violer les lois qui prohibent les rapports sexuels et matrimoniaux mixtes

    peut comporter jusqu dix ans de rclusion, auxquels peuvent trecondamns non seulement les protagonistes mais aussi leurs com-plices 69. Aprs la conqute du pouvoir par les nazis, les idologues etles spcialistes de la race continuent encore affirmer : LAlle-magne aussi a beaucoup apprendre des mesures nord-amricaines : ilsconnaissent leur affaire 70. Et il faut ajouter que nous ne sommes pasen prsence dun rapport sens unique. Aprs larrive dHitler aupouvoir, ce sont les partisans les plus radicaux du mouvement eugnisteamricain qui considrent le Troisime Reich comme un modle, oils se rendent plusieurs reprises en voyages dtude et en plerinageidologique 71.

    Une question simpose : pourquoi le recours la dictature du parti

    unique devrait-il tre plus pertinent que lidologie et la pratique racialeet eugnique pour dfinir le rgime nazi ? Cest justement de ce thmeque proviennent les catgories centrales et les termes-cls du discoursnazi. Nous lavons vu pourRassenhygiene, qui est au fond la traductionallemande deugenics, la nouvelle science invente en Angleterre et quia triomph au del de lAtlantique. Mais il y a des exemples encore plusfrappants. Rosenberg exprime son admiration pour lauteur amricainLothrop Stoddard, qui revient le mrite davoir forg le premier leterme dUntermensch, qui figure dj en 1925 comme sous-titre de latraduction allemande du livre, paru New York trois ans auparavant 72.En ce qui concerne la signification du terme quil a forg, Stoddard in-dique quil sert dsigner la masse de sauvages et demi-sauvages , lextrieur ou lintrieur de la mtropole capitaliste, qui sont de toutefaon incapables de civilisation, et ennemis incorrigibles de celle-ci ,et avec lesquels il faut procder un rglement de comptes 73. AuxEtats-Unis comme dans le monde entier, il est ncessaire de dfendre la suprmatie blanche contre la mare montante des peuples de cou-leur : le bolchevisme les excite, ce rengat, ce tratre lintrieur de

    69. Hoffmann, 1913, pp. IX et 67-8.

    70. Gnther, 1934, p. 465.

    71. Cf. Khl, 1994, pp. 53-63.

    72. Rosenberg, 1937, p. 214.

    73. Stoddard, 1925a, pp. 23-24.

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    notre camp , qui par sa propagande insidieuse atteint, non seulementles colonies, mais les rgions noires des Etats-Unis elles-mmes 74.On comprend bien la fortune extraordinaire de ces thses. Avant mmeRosenberg, deux prsidents des Etats-Unis (Harding et Hoover) en fontlloge, et lauteur amricain est ensuite reu avec tous les honneurs Berlin, o il rencontre non seulement les reprsentants les plus illustres

    de leugnique nazie, maisaussi les plus hauts hirarques du rgime, ycompris Adolphe Hitler 75, dsormais lanc dans sa campagne de dci-mation et dassujettissement des Untermenschen.

    Il convient de fixer encore notre attention sur un autre terme. Nousavons vu Hitler considrer lexpansion blanche au Far West comme unmodle. Tout de suite aprs lavoir envahie, Hitler procde au dmem-brement de la Pologne : une partie en est immdiatement incorpore auGrand Reich (et les polonais en sont expulss) ; le reste constitue le Gouvernement gnral , dans le cadre duquel dclare le gouver-neur gnral Hans Frank les Polonais vivent comme dans une sortede rserve (ils sont soumis la juridiction allemande sans tre citoyens allemands ) 76. Le modle amricain est ici suivi dune ma-

    nire toute scolastique.Au moins dans sa phase initiale, le Troisime Reich se proposedinstituer aussi une Judenreservat, une rserve pour les Juifs , res-semblant encore une fois celles o sont enferms les Peaux-Rouges. Ycompris pour ce qui concerne lexpression solution finale , nous lavoyons apparatre aux Etats-Unis avant mme quen Allemagne, maiselle se rfre la question noire plutt qu la question juive 77.

    De mme quil nest pas tonnant que le totalitarisme ait trouvson expression la plus concentre dans les pays qui sont au centre de laSeconde guerre de Trente ans, il nest pas tonnant non plus que la ten-tative nazie de construire un Etat racial ait trouv des motifs dinspira-tion, des catgories et des mots cls dans lexprience historique la plusriche quelle avait sous les yeux, celle quavaient accumule les Blancsamricains dans leur rapport avec les Peaux-Rouges et les Noirs.Evidemment, il ne faut pas perdre de vue toutes les autres diffrences, propos du gouvernement de la loi, de la limitation du pouvoir dEtat(pour ce qui concerne la communaut blanche), etc. Il reste le fait que leTroisime Reich se prsente comme la tentative, mise en avant dans les

    74. Stoddard, 1925b, p. 194.

    75. Sur tout cela, voir Khl, 1994, p. 61 ; le jugement flatteur du prsidentHarding est rapport au dbut de Stoddard, 1925b.

    76. Ruge-Schumann, 1977, p. 36.

    77. Cf. Losurdo, 1998, pp. 8-10.

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    conditions de la guerre totale et de la guerre civile internationale, deraliser un rgime de white supremacy lchelle plantaire et soushgmonie allemande, en ayant recours des mesures eugniques,politico-sociales et militaires.

    Lide deHerrenvolkconstitue le cur du nazisme. Elle renvoie la thorie et la pratique raciale du sud des Etats-Unis et, plus gnra-

    lement, la tradition coloniale de lOccident. Cette ide est la cibleprincipale de la rvolution dOctobre et ce nest pas un hasard si celle-ciappelle les esclaves des colonies briser leurs chanes. La thoriereue du totalitarisme concentre exclusivement lattention sur lesmthodes semblables attribues aux deux antagonistes, en les faisant deplus driver de manire univoque dune prtendue affinit idologique,sans aucune rfrence la situation objective et au contexte gopoli-tique.

    Pour une redfinition de la catgorie de totalitarisme

    Le tort fondamental de la catgorie de totalitarisme est de trans-former une dfinition empirique, relative certaines caractristiquesdtermines, en une dduction logique de caractre gnral. Il ny a pasde difficult constater les analogies entre lURRS stalinienne etlAllemagne nazie ; partir de celles-ci, il est possible de construire unecatgorie gnrale (le totalitarisme) et de souligner la prsence dans lesdeux pays du phnomne ainsi dfini ; mais transformer cette catgorieen cl explicative des processus politiques qui ont eu lieu dans les deuxpays constitue un saut effrayant. Son caractre arbitraire devrait trevident, et ceci pour deux raisons fondamentales. Nous avons dj vu lapremire : de manire subreptice, les analogies relles entre lURSS etle Troisime Reich sont considres comme tant dcisives, tandis quesont ignores et refoules les analogies qui, au plan de la politique

    eugnique et raciale, permettraient dinstituer des connexions biendiffrentes.

    Voyons maintenant la seconde raison. Si lon veut concentrerlattention sur la dictature du parti unique dans les deux pays habituel-lement mis en comparaison, pourquoi renvoyer laffinit des idolo-gies plutt qu la similitude des situations politiques (ltat dexceptionpermanent) ou du contexte gopolitique (la vulnrabilit particulire)que doivent affronter les deux pays ? Il me semble vident, au contraire,qu la base du phnomne totalitaire, en mme temps que les idolo-gies et les traditions politiques, agit puissamment la situation objective.

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    A ce propos, une rflexion sur lorigine du terme de totali-tarisme peut tre instructive. Deux ans avant quclate la rvolutiondOctobre, alors que persiste encore lcho du premier conflit mondial,voici quapparat la critique du totalisme rvolutionnaire (revolu-tionrer Totalismus) 78. Le recours ladjectif semble impliquer untotalisme autre que rvolutionnaire. Alors quil dsigne directement une

    espce(revolutionrer Totalismus), le genre (totalisme) renvoie, mmesi cest de faon indirecte, une espcediffrente, celle du totalisme deguerre. En effet, le substantif ici utilis (qui prcde lultrieur totalitarisme ) est immdiatement prcd par un adjectif qui, partirde 1914, commence rsonner de manire obsdante. On parle de mobilisation totale et, quelques annes aprs, de guerre totale etmme de politique totale 79. La politique totale est la politiquequi est la hauteur justement de la guerre totale . Mais nest-ce pasaussi la signification quil convient dattribuer la catgorie de totalitarisme ? Aussi bien Mussolini que Hitler dclarent de manireexplicite que les mouvements et rgimes quils dirigent sont les fils dela guerre ; et renvoient galement la guerre de faon invitable aussi

    bien la rvolution qui sest insurge contre elle que le rgime politiquequi en est issu.Sil en est ainsi, rapprocher Union Sovitique et Allemagne hitl-

    rienne, ces expressions par excellence du totalitarisme, est mme unebanalit : o le rgime politique correspondant la guerre totale aurait-il d mettre en vidence ses caractristiques de fond, sinon dans lesdeux pays qui sont au centre de la Seconde guerre de Trente ans ? Ilnest nullement tonnant que lunivers concentrationnaire ait pris iciune configuration nettement plus brutale quaux Etats-Unis parexemple, qui sont protgs du danger dinvasion par locan et qui, aucours dun combat gigantesque, subissent des pertes et des dvastationsde loin infrieures celles que subissent les autres adversaires princi-paux. Environ un sicle et demi auparavant, la veille de la proclama-tion de la nouvelle constitution fdrale, Hamilton avait expliqu que lalimitation du pouvoir et linstauration du gouvernement des lois avaienteu du succs dans deux pays de type insulaire, mis par la mer labrides puissances rivales. En cas dchec du projet dUnion, et avec laformation sur ses ruines dun systme dEtats analogue celui quiexistait sur le continent europen, avait mis en garde lhomme dEtat

    78. Paquet, 1919, p. 111 ; cest Nolte qui attire lattention sur ce point (Nolte,1987, p. 563).

    79. Ludendorff, 1935, pp. 35 et passim ; videmment le thme de lamobilisation totale renvoie de manire toute particulire Ernst Jnger.

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    amricain les phnomnes de larme permanente, dun fort pouvoircentral et mme de labsolutisme, auraient fait leur apparition. Au XXesicle, si elle continue tre un lment de protection, la position insu-laire nest plus un obstacle insurmontable : la suite de la guerre totaleavec les grandes puissances europennes et asiatiques, le totalitarismefait aussi irruption en Amrique, comme le montre la lgislation terro-

    riste qui vise briser toute opposition et, de manire particulirementcriante, lapparition de linstitution la plus typique du totalitarisme, lecamp de concentration.

    On peut dire que, par rapport lUnion Sovitique et au TroisimeReich, les camps de concentration en France et aux Etats-Unis ont prisune configuration plus modre (mais il serait superficiel et irrespon-sable de se laisser aller en faire une bagatelle) ; il reste le fait que,pour tre adquate, une thorie doit tre en tat dexpliquer lirruptionde cette institution dans ces quatre pays, y compris ceux qui jouissaientdun rgime libral, et elle doit tablir dans quelle mesure les diff-rences renvoient la diffrence des idologies ou la diffrence de lasituation objective et du contexte gopolitique. Et une thorie relle-

    ment adquate doit aussi expliquer les camps de concentration olOccident libral dans son ensemble a enferm les populations colo-niales (cibles de la guerre totale pendant des sicles). De mme que, entermes plus gnraux, elle doit expliquer le fait selon lequel, partir delclatement de la Premire Guerre mondiale, est attribu lEtat, ycompris dans les pays de rgime libral selon lobservation de Weber, un pouvoir lgitime sur la vie, la mort et la libert des citoyens.Non seulement la thorie courante du totalitarisme ne fournit pas derponse, mais elle ne russit mme pas poser le problme.

    Contradiction active et idologie de la guerre dans la thoriecourante du totalitarisme

    Marx a sem les germes du totalitarisme communiste qui sestrclam de lui : cette thse est prsente chez H. Arendt partir de laguerre froide, et elle fait dsormais partie intgrante de la thorie cou-rante du totalitarisme. Mais, pour paraphraser un mot clbre de Weber propos du matrialisme historique, la thse de la non-innocence de lathorie nest pas un taxi dans lequel on peut monter ou duquel on peutdescendre volont. Posons donc la question : quel rle ont jou lathorie habituelle du totalitarisme et le mot dordre de la lutte contre letotalitarisme dans le massacre qui a cot la vie des centaines de mil-liers de communistes dans lIndonsie de 1965 ? Pour ce qui concerne

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    lhistoire contemporaine de lAmrique Latine, ses pages les plus noiresrenvoient non au totalitarisme mais bien la lutte contre celui-ci.Pour en donner un seul exemple, il y a quelques annes, au Guatemala,la commission pour la vrit a accus la CIA davoir aid puissam-ment la dictature militaire commettre des actes de gnocide auxdpens des Indiens Mayas, coupables davoir sympathis avec les op-

    posants au rgime cher Washington 80.En dautres termes, avec ses silences et ses refoulements, la thorie

    habituelle du totalitarisme ne sest-elle pas transforme elle-mme enune idologie de la guerre, et de la guerre totale, contribuant alimenterensuite lhorreur quelle prtend pourtant dnoncer et tombant doncdans une contradiction active et tragique ?

    De nos jours, pleuvent les dnonciations, le regard tourn verslIslam, du totalitarisme religieux 81, ou du nouvel ennemi totali-taire quest le terrorisme 82. Le langage de la guerre froide fait irrup-tion avec une vitalit renouvele. Comme le confirme lavertissementadress lArabie Saoudite par un minent snateur amricain (JosephLiebermann) : elle doit prendre bien garde repousser la sduction du

    totalitarisme islamique et ne passe laisser isoler de lOccident par un rideau de fer idologique 83. Si donc la cible idologique estchange, la dnonciation du totalitarisme continue encore fonctionnerremarquablement comme idologie de la guerre contre les ennemis delOccident. Et, au nom de cette idologie, on justifie les violations de laConvention de Genve et le traitement inhumain rserv aux dtenusdans la baie de Guantanamo, lembargo et la punition collective im-pose au peuple irakien et dautres peuples, et aussi le martyre infligau peuple palestinien. La lutte contre le totalitarisme sert lgitimer et transfigurer la guerre totale contre les barbares trangers lOccident.

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