levesque, l'etrangete du texte de freud à blanchot

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L'Etrangete (du) Texte: De Freud àBlanchot Author(s): Claude Lévesque Source: SubStance, Vol. 3, No. 7 (Autumn, 1973), pp. 73-88 Published by: University of Wisconsin Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3684588 . Accessed: 11/07/2014 11:45 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Wisconsin Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to SubStance. http://www.jstor.org This content downloaded from 193.205.136.30 on Fri, 11 Jul 2014 11:45:17 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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L'Etrangete Du Texte de Freud à Blanchot

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L'Etrangete (du) Texte: De Freud àBlanchotAuthor(s): Claude LévesqueSource: SubStance, Vol. 3, No. 7 (Autumn, 1973), pp. 73-88Published by: University of Wisconsin PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/3684588 .

Accessed: 11/07/2014 11:45

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L'ETRANGETE (DU) TEXTE

De Freud & Blanchot

Claude Levesque

"Le monde? Un texte? Le texte: le mou- vement d'@crire dans sa neutralitg."

Maurice Blanchot

Peut-'tre n'a-t-on pas suffisamment r6fl6chi A la violence r6ductrice qu'exerce spontan6ment la pens6e A l'6gard de l'au- tre, dont l'apparition, dans l'horizon rassurant de ce qui est familier, est toujours saisie comme une effraction dangereuse- ment menagante. D6nier la difference, apaiser la contradic- tion, arraisonner l'inconnu et l'inattendu, domestiquer la di- mension de l'6tranget6 et de l'ailleurs, -- que ce soit sous la forme de l'insolite, du bizarre, du monstrueux, du double, du r6p6titif ou tout simplement de l'ennui, -- c'est ce que la pens6e a toujours fait, comme si son d6sir le plus essentiel s'employait A maintenir intacte la primaut6 de l'identit6 et de la proximit6, trouvant une 6trange satisfaction A 6tendre toujours plus loin l'empire de la tautologie ou du meme: que l'autre revienne toujours au meme.

On pourrait montrer que, chaque fois que l'alt6rit6 est pens6e comme n6gativit6 et contrari6t6, chaque fois que l'au- tre passe pour le contraire, la difference se laisse remener A l'opposition. La difference, dans son essence m~me, est r6- duite A ne trouver sa v6rit6 que dans et par la contradiction. Situ6e A l'int~rieur du mouvement de la dialectique, la diff6- rence n'est plus qu'un simple moment de l'identit6 v6ritable qu'est l'identit6 de l'identit6 et de la diff6rence. Le n6ga- tif n'est que l'oppos6 du positif, et est essentiellment d6fi- ni par sa relation A lui. Travaillant en dernier ressort pour le positif, la diff6rence, pens6e comme n6gativit6, se d6finit comme le passage n6cessaire et transitoire d'une pr6sence ori- ginelle A une pr6sence finale, toute m6diation se laissant "relever" au bout du compte dans l'identit6 a soi de l'Esprit Absolu. L'alt~rit6 repr6sente le moment de l'ali6nation dans lequel 1'Esprit se d6tourne de soi mais pour revenir vers soi, enrichi par ce d6tour. Aussi l'autre, 6tant seulement l'oppo- s6, se laisse d6signer comme son autre. Une telle alt6rit6

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(contrairement & l'6tranget6 qui n'est pas une alienation) ne peut jamais vraiment decevoir le meme, ni le surprendre, ni meme lui r6sister, car, 6tant tout entier rapport6e au meme, il est toujours d~ja connu par le meme. L'autre ne rencontre sa v6rit6 qu'au sein de la totalit6.

Toute pensee de la totalit6 dans laquelle les parties n'ont de sens et v6rit6 que par leur relation au tout, est r6- ductrice de l'alterit6 de l'autre. Les parties ne sont que par leur appartenance au tout qui leur sert de fondement. Les diff6rences sont assum6es et relev6es par le tout, en sorte que le sens et l'existence ne se disent vraiment que du tout. Seule une pens6e qui court le risque de rompre avec la total- it6 ou la v6rit6 peut laisser l'autre d6ployer le tranchant mortel de son alt~rit6. Exceder le tout, penser en dehors de la fascination de l'unit6 et de la v6rit6, c'est d6jA sortir de la logique de la philosophie telle qu'elle s'est comprise ultimement en Hegel. Cette pens6e est essentiellement une pens~e de la limite et de la transgression de la limite. Ii ne s'agit pas l d'une n6gativit6 g6n6ralis6e qui se compren- drait jusqu'h la limite comme n6gativite; il ne peut s'agir non plus d'une positivit6 qui ne serait que le simple con- traire de la n6gativit6. Cette pens6e excessive et trans- gressive est essentiellement affirmative, mais, en tant qu'ex- p~rience-limite d'un espace vide ot le sujet ne cesse de dis- paraitre, c'est une affirmation non positive, une affirmation qui n'affirme rien, en pleine rupture de transitivit6. Pens6e de l'6tranget6 non n6gative. II s'agit de lib6rer le n6gatif de la contrainte du tout, de ne pas interrompre le travail du n6gatif jusqu'a la d6mesure, jusqu'au point irreversible oi il cesse d'etre r6cup~rable par le positif. On sait que Bataille a pratiqu6 ce qu'on a appel6, faute de mieux, un "h6g6lianisme sans r6serve", A travers des experiences extremes de toutes sortes et qui toutes conduisaient au d6chirement absolu, A la d6pense sans r6serve, au non-sens, A la perte absolue et A la mort. En tant qu'exchs sur la totalit6 et affirmation pure de l'tranget6, la difference se d6fint (6chappant tout de meme A toute d6finition qui l'essentialiserait) comme la diff6rence de la diff6rence et de ce qui differe de la difference.

C'est dans le sillage de cette pens6e que se situe l'in- terrogation la plus persistante de Derrida: "Que serait un 'negatif" qui ne se laisserait pas relever? et qui, en somme, en tant que n6gatif, mais sans apparaitre comme tel, sans se prdsenter, c'est-A-dire sans travailler au service du sens, r6ussirait? mais r6ussirait donc en pure perte?" Sa r6ponse peut surprendre au premier abord et laisser completement d6- sempar6 le premier venu; quant a nous, elle continuera de nous obs6der jusqu'A la fin (jusqu'I la limite?): "Tout simplement une machine, peut-8tre, et qui fonctionnerait. Une machine d6finie dans son pur fonctionnement et non dans son utilit6 finale, son sens, son rendement, son travail." Derrida pr6- cise, dans un texte ol il commente la Note sur le bloc magique de Freud, que cette machine est une machine d'1criture, "une

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machine supptlmentaire, s'ajoutant toujours d6jA A l'organisa- tion psychique pour supplter sa finitude." Cette machine 6trange qu'est l'appareil psychique, ne se laisse penser ni A partir de la responsabilit6 de la conscience, ni A partir de l'autorit6 du sens ou de la r6alit6, mais plut8t en direction d'une alt6rit6 radicale, d'un dehors irr6ductible, d'une h6- t6ronomie insurmontable. "La machine -- et donc la repr6sen- tation -- c'est la mort et la finitude dans le psychisme." Ecrire, n'est-ce pas s'exclure, "produire une marque qui con- stituera une sorte de machine A son tour productrice" et qui, en principe, pourra continuer de fonctionner et de se donner 4 lire et a r66crire ind6finiment, d'une maniere autonome, s'il est vrai que la marque ne se constitue comme marque que par sa r~iteration possible en l'absence du r~f6rent, du destinataire et du signataire? Le texte, une machine? Laissons la ques- tion en suspens.

La pens6e de Freud, dont l'efficace pour comprendre tout ce qui relive de l'ftranget6 s'avare d'une port6e de plus en plus grande dans la r6flexion contemporaine, est essentielle- ment une pens6e de la trace et de la r6p~tition ol s'indi- quent une absence et une perte irr6m6diables. L'1criture psychique, plus vieille que toute conscience et que toute paro- le, dont la production et les effets nous mettent sur la trace d'une syntaxe dont Freud a pu surprendre la loi, ne se pr6sente jamais au pr6sent. La remont6e, ' partir des reje- tons de l'inconscient, n'atteint jamais, en filigrane, en dis- continuit6, qu'une 6criture fragmentaire, des chalnes inter- rompues d'6l6ments diff~rentiels qui insistent et se r6petent en l'absence de tout signifi6 premier. Ce qu'on d6couvre, ce n'est pas une 6criture qui se d6roulerait d'une maniere lin6- aire mais une multitude hi6rarchis6e d'inscriptions et d'ar- chives qui sont toujours d6jA des transcriptions, A savoir des transcriptions de transcriptions que ne garantit aucun texte original et premier. Le jeu de renvois incessants et de permutations de toutes sortes selon les lois du d6placement, de la condensation, de la dramatisation et de l'l1aboration suppl6mentaire, cr6e "un r6seau complexe de fils entrecrois6s", un v6ritable labyrinthe pour lequel il n'existe pas d'issue. Les traces, "les chaines associatives", gardent en r6serve un sens surd6termin6, pluriel, qui ne peut qu'ltre reconstitu6 apras coup, dans un retard originaire, puisqu'il n'a jamais 6t6 pr6sent. Le travail d'6criture, cette force tragante qui produit des effets de sens, ne s'accomplit pas uniquement a un seul niveau, mais entre les niveaux inconscient et conscient d'une manibre discontinue, selon les lois 6conomiques d'une myst~rieuse 6nergie psychique.

Ainsi, pour Freud, et aussi pour Nietzsche, au commence- ment, il y a le recommencement, la force de la r6p6tition. Rupture, manque, lacune, voilA la trame du redoublement-d6dou- blement textuel. Le texte est essentiellement rupture d'6qui- libre parce qu'il est rupture de pr6sence. La trace est por- teusede tension, de d6s6quilibre; elle ne se r6pite que pour

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6vacuer cette charge supplementaire, pour rejoindre ce qui, pourtant, par elle, est n6cessairement perdu. Il y a toujours quelqu'Absence d'impliqu6e dans la r6p6tition. La r6p6tition est essentiellement r6pitition substitutive d'une origine per- due. Or il s'avere que, paradoxalement, ce qui est perdu, c'est la mort. La mort, l'impossible mort, a jamais perdue, irr6m6diablement. Qu'est-ce en effet que la mort, pour Freud, sinon une absence totale de tension, une non-difference, le par- fait 6quilibre de la matiere inanim6e. La vie ne serait que le d6s6quilibre de la mort: la mort qui se trouble et s'in- quiete. Une force marquante serait venue entamer la parfaite coincidence avec soi de la matiere, inaugurant de ce fait, my- thiquement, la vie, le travail d'6criture psychique. "La rup- ture d'6quilibre qui s'est alors produite dans la substance inanim6e, 6crit Freud, a provoqu6 dans celle-ci une tendance ' la suppression de son 6tat de tension, la premiere tendance ' retourner 4 l' tat inanim6." (Au-delZ du principe de plaisir). Dans le d6s6quilibre (la douleur) qu'instaure l'inscription de la trace, la mort surgit comme 6quilibre perdu dans l'insi-

stance r6p6titive et mortelle d'un d6sir vou6 au leurre, A l'er- rance et A l'insatisfaction irr6ductible. La vie s'apparait A elle-meme comme la mort qui se cherche. La mort est en sursis dans la vie. La vie est la mort en diff6r6. Une force tra- vaille en marge de la vie, la rendant possible et, aussi bien, la rendant impossible. Force double qui d6double et disjoint. D6mesure plus ancienne que la mesure. Affirmation excessive qui est toujours en exchs sur toute affirmation. L'affirma- tion de la pulsion de mort qui traverse la totalit6 du texte freudien, c'est l'affirmation d'une force de contradiction qui porte et apporte le conflit partout oi la vie tend a se refer- mer sur une unit6 enfin retrouv6e, c'est-A-dire partout. Cette instance r6p6titive est une force disruptive et diss6mi- nante qui provoque le d6sir au d6lire, entrainant la vie dans des remaniements incessants, une d6pense sans r6serve, une fuite fatale et totale de son 6nergie jusqu'a l'in-diff6rence de la mort.

Dans son article intitul6 Das Unheimliche (L'inquigtante gtrangetg), Freud rattache ce sentiment de l'6tranget6 inqui6- tante A l'angoisse de castration comme affirmation de l'ab- sence d'origine et de la non-coincidence avec soi. Dans 1'6- tranget6 inqui6tante s'affirme l'absence premiere A l'int6- rieurde laquelle se d6roulent nos gestes, tous nos actes et la possibilit6 meme de notre langage. La vie garde m6moire de ce silence et de cette s6paration d'oti elle vient: marqu6e et re- marqu6e par la mort, toujours d6jA port6e par la force mortelle de la r6p6tition et du d6doublement, elle est engag6e des l'"ori- gine" dans une d6rive et un d6rapage incoercibles qui tendent A l'impossible annulation. Tous les ph6nomenes qui font surgir ce sentiment insolite, A savoir l'automatisme et le vertige de la r6p6tition, tout ce qui se rattache ' la mort, aux cadavres, A la r6apparition des morts, aux spectres, au th~me du double, A la folie, A la magie ... se laissent comprendre comme trouble

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de la limite dQ a ce dangereux effacement entre la vie et la mort, entre le fantastique et le r6el, entre le symbolisant et le symbolis6. C'est grace A cette frontibre incertaine que certaines id6es prennent imm6diatement une connotation supreme- ment 6trange et inqui6tante, comme par exemple, l'id6e d'?tre enterr6 vivant en 6tat de 16thargie. Tous les ph6nomenes mix- tes (tout ce qui donne l'impression d'une cadav6risation de la vie ou d'une fantomisation des morts) sont propres, grace

' leur ind6cidable ambivalence, a susciter un tel sentiment (la dangereuse ambivalence lexicale de l'Unheimliche n'est pas, non plus, sans cr6er cette impression). L'angoisse de castra- tion, pour sa part, intervient comme un des p8les du procas de substitution que l'on rencontre souvent, selon Freud, dans l'6tude des mythes, des fantasmes et des raves, oi l'on voit, par exemple, que la peur d'avoir les yeux crev6s ou arrach6s ne serait qu'un substitut de l'angoisse de castration. Le plus 6tonnant, et le plus inqui6tant peut-8tre, c'est que, derriere l'angoisse de castration, il ne se cacherait aucun secret plus profond, aucune autre signification que la castra- tion elle-meme, cette pure b6ance insignifiante, cet abime de non-sens dans le jeu duquel s'entame une substitution sans fin, oIl se dissimule le silence de la pulsion de mort qui d6- joue le sens, le met en jeu, le faisant entrer dans le jeu.

Une question restera sans r6ponse A la fin de ce texte fascinant de Freud: "d'oti provient l'inqui6tante 6tranget6 qui 6mane du silence, de la solitude, de l'obscuritV?" Ce n'est peut-8tre pas un hasard s'il r6serve 6galement, pour un examen ult6rieur, le domaine privil6gi6 de la fiction litt6- raire, de l'imagination et de la po6sie, ot l'on poss~de des ressources illimit6es pour provoquer, d'une manibre purement fictive, des effets multiformes d'6tranget6 inqui6tante. On peut dire que toute l'oeuvre de Maurice Blanchot, de Thomas Z'Obscur A L'Entretien Infini est, en quelque sorte, hant6e par cette question qui, chez lui, prend une forme radicale: "Comment d~couvrir l'obscur? Comment le mettre A d6couvert? Quelle serait cette experience de l'obscur oi l'obscur se don- nerait dans son obscurit6?" Cette question est essentielle- ment la question de l'Autre, question toujours autre, plus ra- dicale que la question de l'Etre, selon Blanchot: en elle, c'est la neutralit6 qui parle, ce "flux ininterrompu et in- cessant de la parole non parlante." Comment 6crire en direc- tion de l'inconnu tout en laissant l'inconnu A son essentielle dissimulation? La pensde de la n6gativit6 reste une pens6e de la vision et de la lumihre oil s'effacent invariablement la dif- ference et la contradiction. Pens6e non dialectique, la pen- s6e de l'autre cherche A sortir de la fascination de l'unit6 et de la totalit6 afin de penser selon une autre mesure qui n'est plus ordonn6e g la clart6 de ce qui approprie, selon la mesure d'une ext~riorit6 non-divine, d'un espace neutre tout de question, excluant meme la possibilit6 d'une r6ponse. Se laisser mesurer par l'autre en tant qu'autre, n'est-ce pas se vouer A la limite, A l'impossible meme, oi tente de s'exprimer

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cela seulement qui ne peut 1''tre, ce qui se murmure dans l'absence de parole, le Neutre meme? Laissons cette autre question en suspens, puisque, correctement posse, elle ouvre sur la suspension de toute r6ponse. Il reste que, avec le mo- tif de l'obscur, de l'autre, de l'inconnu, du dehors ou du neutre, nous sommes reconduits au motif de l'6trangete, non comme A un centre ou ' une origine -- il est l'absence de cen- tre et le manque d'origine -- mais plutst comme g l'al6ment meme, A l'originelle dimension dans laquelle se deroule en y disparaissant cette non-pens6e qui s'annule sans cesse et trouve dans cette annulation la dimension m~me de l'criture.

C'est essentiellement comme 6tranget6 que l'oeuvre d'art s'annonce A travers une experience (une non-exp6rience plut8t) oi elle s'offre comme impersonnelle et solitaire, obscure et myst$rieuse, r6p6titive et mortelle. "Ii y a aux environs de l'art," 6crit Blanchot, "un pacte nou6 avec la mort, avec la rep6tition et avec l'6chec. Le recommencement, la r6p6tition, la fatalite du retour, tout ce a quoi font allusion les expe- riences oi le sentiment d'6tranget6 s'allie au d6jA vu, oi l'irr6missible prend la forme d'une r6petition sans fin, ot le m~me est donn6 dans le vertige du d6doublement, ot nous ne pouvons pas connaltre mais reconnaltre, tout cela fait allu- sion ' cette erreur initiale qui peut s'exprimer sous cette forme: ce qui est premier ce n'est pas le commencement, mais le recommencement, et l'8tre, c'est precis~ment l'impossibil- it6 d'etre une premiere fois." On connait le bouleversement inoui de Nietzsche lorsqu'il a 6t6 amen6 a faire l'experience de cette pens6e impossible A penser: que tout recommence tou- jours, encore une fois, A nouveau, a nouveau. Cette pens6e n'est 6trange et supremement inqui6tante que parce qu'elle bouleverse radicalement les coordonn6es habituelles de notre vie. En elle, la rupture de presence, la non-coincidence, la confusion des oppositions s'affirment, deviennent affirmatives et se maintiennent comme discontinuit6 irreductible. L'origi- nelle r6p6tition, lorsqu'elle est pens6e jusqu'A la limite, nous installe d6cid6ment "dans un univers oi l'image cesse d' ^tre seconde par rapport au module, oi l'imposture pr6tend A la v6rit6, o' enfin il n'y a pas d'original, mais une 6ter- nelle scintillation oO se disperse, dans l'6clat du d6tour et du retour, l'absence d'origine."

Blanchot nous a habitu6s A penser que l'6ternel retour du meme n'est pas que tout revienne au meme, que tout sombre dans l'indiff6rence, mais que la non-unit6, la diff6rence, l'tran- get$ s'affirment dans etpar le retour, dans le pli et le repli duquel le meme, depuis toujours, est A distance de lui-meme. Il y a une secrete complicit6 entre le motif de l'autre et ce- lui du temps, lorsque la temporalit6, sous l'exigence du re- tour et de la difference, est lib6r6e de la domination du pre- sent et de la lin6arit6 qu'elle entraine. Le temps: jeu in- fini A deux entr6es ot, entre pass6 et avenir, rien ne se passe, avenir toujours d6jA d6pass6, pass6 toujours encore av- enir, "sous une apparence fausse de pr6sent." Il s'agit d'un

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temps oil ce qui a 6t6 sera, "un temps sans pr6sent." Pour au- tant qu'elle rompt l'anneau en son milieu, la loi du retour "propose un temps non pas inaccompli, fini au contraire, sauf en ce point actuel que nous croyons d6finir seul et qui, man- quant, introduit la rupture d'infinit6, nous obligeant A vi- vre comme en 6tat de mort perp6tuelle." L'absence de temps, l'absence de pr6sent, c'est la n6gation meme, i'effacement et la mort de toute v6rit6 et de toute subjectivitY. On rencon- tre chez Freud 6galement cette affirmation de l'absence de temps, mais li6e cette fois l'affirmation de l'autre scane (l'inconscient ignore le temps) oI insiste et se r6p~te un d6- sir sans objet. Ii avait reconnu dans ce puissant appel a ce qui est ant6rieur, dans la r6p6tition compulsive de ce qui n'a jamais 6t6 pr6sent, l'appel meme de la mort. Livrant ainsi la mort l'absence de temps et A l'enchantement de la r6p6tition, Freud ne se trouvait-il pas

' la rendre proprement impossible? Horreur et 6tranget6 de ce qui, bien que mortel, ne peut pour- tant pas mourir. C'est donc comme r6p6tition, fatale r6p6ti- tion, que la mort est une erreur qui nous fait errer, nous vouant d6sormais et A jamais l'exil de l'errance. Si rien n'est plus originel que la mort, c'est par la r6- p'tition que je le sais: la r6petition est donc bien l'ori- gine de cette non-origine qu'est la mort et/ou la castration. La mort, la castration, sont la possibilit6 meme de ce qui peut se r6p6ter l'infini: la trace, 1'inscription, le lan- gage, l'6criture. Mieux que Valry, Blanchot a su s'approp- rier toute la profondeur inoule des r6flexions de Mallarm6 sur l'6criture et son rapport A l'absence, les reprenant et les r6petant sans se lasser, car "meme redite, une pens6e ne se r6pete pas. La r6p6tition fait entrer ce qui se dit dans sa diff6rence essentielle."

Le langage possede donc une ant6riorit6 de principe par rapport A tout l'univers du sens et de la r6alit6: "celui qui parle, celui qui 6coute, ce qui est parl6 ne prennent sens et existence qu'h partir du fait originel du langage." Personne ne peut se pr6tendre le proprietaire du langage, ni croire pouvoir le maltriser. Ii n'appartient personne et ne d6pend de personne ni de quoi que ce soit. Ne supposant personne pour l'exprimer ou pour l'entendre, le langage est un milieu absolu, c'est-A-dire s6par6: il se parle et il s'lcrit. "Lieu d'extreme vacance", ayant donn6 cong6 A toute pr6sence, le langage est essentiellement autonome et impersonnel: il est le Dehors meme. Il d6ploie un espace vide oI la distance nous tient, si bien que vivre dans le langage, c'est toujours d6j etre au dehors dans une profondeur non-vivante et indis- ponible. Ainsi, ce qui s'annonce dans le langage dont la puis- sance de rupture et d'exclusion semble illimit6e, c'est une solitude essentielle qui ne va pas sans 6merveiller et inqui- 6ter A la fois: "si le langage s'isole de l'homme, comme il isole l'homme de toutes choses, s'il n'est jamais l'acte de quelqu'un qui parle en vue de quelqu'un qui 6coute, on com- prendra qu'I celui qui le considare dans cet 6tat de solitude,

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il offre le spectacle d'une puissance singuliere et toute ma- gique." Ne sommes-nous pas en pr6sence d'un robot, d'une ma- chine, qui fonctionnerait tout seul et sans but, d'une 6cri- ture machinale et machinique? C'est bien ce que pense Blan- chot: "un objet fabriqu6 par un artisan ou par le travail machinal, renvoie-t-il davantage A son fabriquant? Il est, lui aussi, impersonnel, anonyme. Ii ne porte pas de nom d' "auteur." Est-ce 1A simple metaphore? Mais qu'est-ce qu'une simple m6taphore? et qu'en est-il de la m6taphore si rien ne vient la garantir et la limiter de l'ext6rieur comme un pro- pre?

Le langage a cette possibilit6 essentielle de soustraire les choses A leur existence naturelle. Ce n'est que par la disparition de la pr6sence naturelle que le langage est lan- gage, a savoir r6p6tition ind6finie de la chose en son ab- sence. Nommer, c'est proprement an6antir, perp6trer un "as- sassinat differ6." Ainsi, la parole ne serait possible que dans l'espace pr6alable d'une "immense h6catombe" o0 les choses ne sont frappies de mort que pour renaltre nommees. Le langage ne doit pas son sens & l'appel des choses, mais ' leur destruction, ' ce recul devant l'existence qui est la condi- tion de leur pr6sence. Posant l'absence de tout, il ouvre un espace ocD la presence et l'absence, la vie et la mort s'6chan- gent: vie qui porte la mort et se maintient en elle. "Toute parole v6ritable se souvient de cette s6paration par laquelle elle parle" en une parole toujours d6ja separee. Nous sommes ici en dehors de l'ordre du visible et de l'invisible, par une sorte d'aveuglement ou de retournement qui s'introduit dans la vue comme une semence de mort; "je ne puis ecrire que si la mort 6crit en moi, fait de moi le point vide oc l'impersonnel s'affirme."

Il faudrait pouvoir mesurer toutes les cons6quences d'une pareille conception du langage. On peut dire d'abord -- et d'une maniare g6n'rale -- que toutes les cat6gories que l'on attribuait au langage et a l'oeuvre en tant qu'ils sont une expression et une transcription de la r6alit6, une copie con- forme, s'effacent pour autant que cet expressivisme s'avere essentiellement li6e ' la m6taphysique de la presence, comme l'a magistralement d6montr6 Derrida. Si l'oeuvre n'est pas 1' expression d'une r6alit6 antec6dante qui la fonde et la mesure, si elle est A elle-meme sa propre mesure, alors il est impos- sible de lui assignerune valeur,quellequellesoit: elle n'est ni vraie ni fausse, ni importante ni vaine. On peut simplement dire d'elle qu'elle est "ce mouvement parfait par lequel ce qui au dedans n'6tait rien est venu dans la realit6 monumen- tale du dehors comme quelque chose de n6cessairement vrai, comme une traduction nmcessairement fiddle, puisque celui qu' elle traduit n'existe que par elle et en elle."

L'1criture, se situant en dega du mouvement de la v6rit6, de la bont6 et de la beaut6, est tout aussi bien anterieure et ext~rieure A tout sujet, quel qu'il soit. Le divisant et le dispersant originellement, elle le d6poss~de de tout propre,

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L'Etranget6 (du) texte 81

de toute appropriation, de tout projet personnel. L'oeuvre ne peut Stre projet6e s'il est vrai que l'crivain n'existe qu'I partir d'elle et apprend d'elle sa propre pens6e. L'6tranget6 de l'inspiration est li6e , cette ant~riorit$ essentielle du potme par rapport au porte, au cong6 donn6 A soi-meme, A toute certitude subjective et A la v6rit6 du monde. "Dire que j'en- tends ces paroles, $crit Blanchot, dans Celui qui ne m'accom- pagnait pas, ce ne serait pas m'expliquer l'6tranget6 danger- euse de mes relations avec elles ... Elles ne parlent pas, elles ne sont pas int~rieures, elles sont au contraire sans intimit6, 6tant tout au dehors et ce qu'elles d6signent m'en- gage dans ce dehors de toute parole, apparemment plus secret et plus int6rieur que la parole du for int6rieur, mais ici, le dehors est vide, le secret est sans profondeur. Ce qui est le vide de la r6p~tition, cela ne parle pas et cependant cela a toujours 6t6 dit." D6poss6d6 de soi par l'oeuvre, l'6crivain est d6poss6d6 de son oeuvre, laquelle n'existe comme telle que "lorsqu'elle est devenue cette r6alit6 publique, 6trangere, faite et d6faite." L'oeuvre commence une existence ind~pen- dante sur laquelle il n'a aucun pouvoir ni aucun point de vue privil6gi6. Chaque lecteur, par le d6coupage different de sa lecture, transforme l'oeuvre, celle-ci n'6tant jamais pr6sence pure, parfaite coincidence avec soi mais puissance de trans- formation et de n6gation, source infinie de livres, de pro- jets, livr6e A une histoire d6sorient6e. Des sa naissance, elle est l'oeuvre de tous et de personne. Construite dans 1'616ment de l'universel, l'oeuvre n'est pas innocente pour autant: bien qu'elle suppose la solitude et dise la solitude, "elle porte en elle une vue qui int6resse tout le monde, porte un jugement implicite sur les autres oeuvres, sur les prob- 18mes du temps, se fait complice de ce qu'elle n6glige, l'en- nemi de ce qu'elle abandonne, et son indifference se male hy- pocritement A la passion de tous." Le texte renvoie au texte mais aussi, lat~ralement, A tous les autres textes et A toutes les autres pratiques signifiantes qui constituent entre elles un vaste systeme de renvois et de substitutions diff~renci6s et diff6renciantes.

Par toutes ses fibres, l'oeuvre appartient A un langage et A une culture qui la traversent de part en part et l'em- pechent de se refermer sur elle-meme, de se construire des li- mites pr6cises et de coIncider avec elle-meme. Aucune vigi- lance de l'auteur ne peut arriver A dominer ce systame extr8me- ment complexe de renvois; "l'oeuvre se fait en dehors de lui et sa rh6torique r6fl6chie est absorb6e dans le jeu d'une contingence vivante qu'il n'est capable ni de maitriser ni d' observer." Toutes sortes d'indices, de citations, de r6f6- rences attirent le texte hors de lui-meme, vers la langue et vers l'espace social et culturel. Il est vain de penser le langage, l'oeuvre, dans l'opposition du volontaire et de l'in- volontaire, du conscient et de l'inconscient.

Si, d'un certain point de vue, l'oeuvre est immerg6e dans la langue et dans la culture, y puisant un surplus de sens im- mattrisable, d'un autre point de vue, elle surgit dans la

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82 Claude L6vesque

langue et dans la culture comme un l66ment non-familier, inso- lite, .tranger 4 la v6rit6 en cours et aux cat6gories de la langue. Se constituant comme la surabondance meme du refus, l'oeuvre, ce qui s'appelle une oeuvre, affirme hors langage, hors culture, la presence non-pr6sente du Dehors. Toute pen- sde qui se risque ainsi hors du commun, tentant de dire l'ex- treme et l'excessif, est attir~e hors d'elle-m~me, "en rapport -- sans rapport -- avec un dehors d'oi elle est exclue dans la mesure ohi elle croit pouvoir l'inclure." L'oeuvre et l'6cri- vain qui lui appartient, sont en exil au milieu du monde, se tenant dans l'insatisfaction de l'exil, dans 1'1tranget4 d'un exil sans patrie. L'exil du po~me nait du porte le toujours 6gar6, celui qui est sorti de "la garde du centre", s'lpuisant en demarche, toujours d6jA priv6 de la s6curit6 du sejour v6- ritable. Nul ne peut 6lire domicile et prendre racine dans 1' espace neutre, sans intimit6, qui pr6vient, pr6cede et dissout toute appartenance.

Le langage ne va jusqu'au bout de sa possibilit6 de n~ga- tion que lorsque, aprbs avoir tout ni6 autour de lui, il en arrive A se nier lui-M8me comme positivit6. Sans cesse, le langage cherche A se projeter vers le non-langage comme vers sa mort m~me, sans pouvoir mourir jamais. Une obsession d'ab- sence de langage le porte vers cet horizon mortel oil il cherche en vain A disparaitre. Le paradoxe du langage: dire dans le langage ce qui est avant le langage, alors qu'il me faut l'ex- clure pour parler et pour le dire." Eternel tourment de notre langage, quand sa nostalgie se retourne vers ce qu'il manque toujours, par la n6cessit6 oti il est d'en 8tre le manque pour le dire." I1 ne sera jamais possible de retrouver l'objet d' avant la s6paration puisqu'il n'existe comme tel, comme objet perdu, que dans l'cart, aprbs la s6paration. "On ne parle jamais A l'origine mais dans le lointain." Le pouvoir d'auto- contestation du langage lui vient precis6ment de ce qui, dans le langage, est 6tranger au langage, lui interdisant de coin- cider avec lui-m8me. L'autre du langage, c'est ce qui entre- tient dans le langage une insatisfaction essentielle, ou par quoi il se connatt comme d6positaire infidole, l'obligeant dis lors A doubler son texte d'un autre "qui l'entretient et l'ef- face par une sorte de demi-rdfutation permanente." Comment ne pas penser ici A l'6criture m8me de Blanchot qui sans cesse double une affirmation par une negation, maintenant l'une et l'autre, l'une contre l'autre, sans r6soudre cette opposition dans un troisieme terme. "Nommer le silence, c'est dcrire en s'emp8chant d'6crire." C'est 14 ce que Blanchot appelle une 6criture d'effraction, qui consiste A "ne supposer les mots que barr6s, espac6s, mis en croix, dans le mouvement qui les 6carte, mais par cet 6cart les retient comme lieu de la dif- ference." Le silence, le non-langage, l'absence d'oeuvre ou l'absence de livre, c'est dans cet espace en abime que fomente cette force caustique capable de faire et de defaire le langage, l'oeuvre ou le livre, de d6truire ce qui, en chacun d'eux, ten- dait A se refermer et A s'immobiliser comme une substance.

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L'Etranget6 (du) texte 83

Tout texte se constitue par la destruction et la trans- formation d'un autre texte avec lequel il reste, de quelque manitre, en contact. Pour 6crire, 1'6crivain doit "nier les livres en faisant un livre avec ce qu'ils ne sont pas." Mais le livre n'existe jamais comme une chose, un produit fini, un rdsultat achev6. En effet, l'oeuvre ne se r6alise qu'en dis- paraissant, entrain6e hors d'elle-meme par l'rosion du d6s- oeuvrement sous l'attrait de l'absence d'oeuvre. Le d6soeuvre- ment. c'est ce "mouvement qui, A mesure que l'oeuvre cherche A s'accomplir, la ramine vers ce point oai elle est A l'6preuve de l'impossibilit6." Avec le motif de l'absence d'oeuvre, nous nous approchons au plus pros de ce que Derrida a appel6 la diss6mination et que Blanchot, pour sa part, appelle le Neu- tre. Qu'est-ce, en effet, que l'absence d'oeuvre ou l'absence de livre? C'est ce mouvement d'oti viennent tous les livres mais qu'aucun livre ne contient et ne d6limite; c'est ce qui ruine l'oeuvre, la disperse et restaure en elle le d6soeuvre- ment sans fin. L'absence d'oeuvre nous renvoie A l'6tranget6 du neutre en son d6tour, cela qui ne se laisse pas neutral- iser.

Le Neutre, c'est ce qui empeche le jeu des substitutions infinies de se laisser arreter par un centre de r~ftrence quel- conque: il est l'absence de centre. Il est donc essentielle- ment diss6minateur, force de discontinuit6 et de pluralit6. Le Neutre repr6sente dans la pens6e de Blanchot l'effort le plus extreme pour penser l'autre au-delA de la nigativit6 et au-delA de l'Etre. Avec le Neutre, on tente de penser l'autre jusqu'A la diff6rence, 1. oi l'autre n'est jamais l'un ou 1' autre des termes qui different, mais l'autre toujours autre, n'6tant ni l'un ni l'autre. On ne peut donc le r6duire ni A l'affirmation ni A la negation, ni A la presence ni A l'ab- sence, mais A l'entre-deux, A ce jeu qui met tout en jeu, A la "castration en jeu de toujours", selon l'expression de Sollers. "Le Neutre, toujours s~par6 du neutre par le neutre, loin de se laisser expliquer par l'identique, reste le surplus ini- dentifiable." Ii n'y a donc aucune chance pour qu'on puisse le penser comme tel, l'isoler dans un concept, le delimiter car il est toujours ailleurs qu'on ne le situe, toujours plus et toujours moins qu'on ne pense. D~pourvu de toute forme de positivit6 ou de n6gativit6, il ne peut se constituer en fond- ement car il est l'effondrement de tout fond et subvertit toute origine et toute fin. Sa fonction est essentiellement transgressive de l'ordre r6gnant de l'exp6rience, au niveau de la vie et au niveau de l'oeuvre. Il n'est pas lui-meme un nouvel ordre, un nouveua temps mais ce qui se tient entre les deux et les maintient dans l'1cart: entre-temps, entre deux ordres, entre deux langages. A partir de l'arrangement du monde, il s'annonce comme ddsarrangement et, A partir de 1' oeuvre, comme

d8soeuvrement: force de vie et d'$criture. 11

est cette part d'6tranget6 dans le monde et dans l'oeuvre: le monde et l'oeuvre comme 6tranget6. "Dans l'6tranget6, il y a comme un champ de force anonyme: de l'8tre qui s'affirme en

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se d6robant, qui apparait en disparaissant, de l'8tre qui n' est jamais un 6tre ni une pure absence d'8tre."

Ii est certes possible d'6tablir une connexion n~cessaire entre la force diss6minante du neutre et la pulsion de mort qui, dans la pens6e freudienne, est cette force conflictuelle qui d6-limite et interrompt toutes les continuit6s, d6sassem- ble tous les rassemblements op6ris par les pulsions de vie. Double force, double sc~ne, double parole. "En un seul lan- gage, toujours faire entendre la double parole." La neutral- it6 dans le langage est au ?rincipe (sans 8tre elle-meme un principe) de l'ind6cision meme qui s'y trouve: elle est l'in- d6cidabilit6 de tout ind6cidable, l'6cart invisible de la dif- f6rence. Elle est cette h6sitation de l'oeuvre entre le livre et le Livre, entre l'oeuvre comme pr6sence et l'absence d'oeu- vre qui toujours 6chappe. Elle est cette distraction de 1i' oeuvre qui fait qu'elle parle toujours A cot6 et comme de bi- ais lat~ralement, ne disant une chose qu'en disant autre chose, et encore autre chose. Quand la neutralit6 crit, elle s'in- vestit dans l'oeuvre sous forme de livre, mais en rapportant l'oeuvre A l'absence d'oeuvre.

C'est cette absence de livre que Blanchot assigne comme "objet" A la critique, cet espace vacant, ce jeu hors sens au- tour duquel elle doit tenter d'lriger son 6criture. Toute- fois, comme cet anti-objet est toujours ce qui se d6tourne et s'lchappe, son objet sera plutot le d6tour de l'oeuvre et la fagon dont l'absence de livre se d6termine dans l'oeuvre en se perdant, car l'absence de livre n'est possible que dans le livre, en rapport d'alt~rit6 et d'6tranget6 avec lui. Toute oeuvre qui s'6crit en laissant le neutre 6crire en elle, s'an- nonce et se laisse lire de par cette 6tranget6 insituable et toujours exterieure A toute identification ou nomination. Une telle oeuvre, nous dit Blanchot, "reste 6trang~re A la lisibi- lit6, illisible pour autant que lire, c'est n6cessairement en- trer par le regard en relation de sens ou de non sens avec une pr6sence." Seule une transgression r6solue de la lecture comme "voir" peut donner acc~s A la textualit6 du texte, ce texte que l'on ne trouve jamais mieux qu'en le perdant comme pr6sence car il est ce qui coupe court A la vue, se situant hors du visible et de l'invisible. Ecrire, lire, c'est ne pas voir, c'est prendre la "chose" par oL celle-ci ne se prend pas, ne se voit pas et ne se verra jamais. Ni voile- ment, ni d6voilement. On peut dire, d'une certaine maniere, que le texte n'existe pas, au sens, du moins, oL exister, c' est etre pr6sent sous la vue comme identit6 A soi. La vision unifie et pr6sentifie alors que le texte est essentiellement non-homog6neit6, h6t6rog6n~it6, 6tranget6.

Blanchot conqoit l'oeuvre comme 6tant toute entiere tis- s6e d'inqui6tude et de contradictions non relevables; elle est "l'intimit6 et la violence de mouvements contraires qui ne se concilient jamais et qui ne s'apaisent pas, tant du moins que l'oeuvre est oeuvre." C'est qu'elle appartient A cette r6gion inessentielle oil rien ne demeure, ol ce qui a

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L'Etranget6 (du) texte 85

lieu n'a cependant pas lieu, o0 ce qui est n'est pas encore, lieu de l'ind6cision et de la confusion (sans confusion) la plus dangereuse oil s'entrelacent le oui et le non, le flux et le reflux de l'ambiguit6 essentielle. Il y a dans la struc- ture m~me du langage et de l'oeuvre, dans ce "jeu insens6 d' 6crire", un 6trange glissement entre etre et non etre, pr6- sence et absence, r~alit6 et irr6alit6, "un point d'instabili- te, une puissance de m6tamorphose substantielle, capable de tout en changer sans rien en changer." Dans ce jeu, aucun sens n'a l'autorit6, aucun sens ne commande ni se fixe; tout ce qui entre dans le jeu est toujours en jeu, se laissant faire et d6faire A l'int~rieur de cet espace mobile qui sans cesse "s'es- pace et se diss6mine."

Il y aurait donc dans le langage un pouvoir extreme d' 6clatement, une insatisfaction sans limite, un vide multipli6 qui s'indiqueraient dans les marges, dans les blancs entre les lettres, les mots, les phrases, et entre les livres. Une an- t6riorit6 pr6alable A tout sens, une vigilance sans forme et sans nom, agissent toujours d6jA derriere la signification et non sur elle, une "affirmation qui toujours se pr6cede pour se d&rober au sens de ce qu'elle affirme." Cet espace diss6min6 du livre -- qui est l'espace meme du langage -- se constitue

comme un systeme 6pars, discontinu, de relations spatiales et temporelles non lin6aires, comportant des strates et des niv- eaux h6t6rogines, se disjoignant, se rejoignant, selon un temps et une logique que Freud, entre autres, nous a aid6 A comprendre. Le mouvement de l'espacement agit sur le mot, le desserre, le d6-limite, l'6tage, l'ouvre A d'autres noms, A d' autres phrases, l'inscrit dans des ensembles instables, non plus des termes, mais leur mouvement, un glissement sans fin de "tournures" qui n'aboutissent nulle part. Ainsi le langage qui exige de jouer son jeu sans l'homme, perp6tue un double sens irr6ductible, "une alternative dont les termes se recou- vrent dans une ambiguit6 qui les rend identiques en les ren- dant oppos6s." On trouve chez Heidegger la meme attention A cette multiplicit6 du sens qui r6sulte du jeu de balancement de la chaine signifiante: "La multiplicit6 du sens dans le dire ne consiste nullement, 6crit Heidegger, dans une simple accumulation de significations, surgies au hasard. Elle re- pose sur un jeu qui reste d'autant plus 6troitement retenu dans une r~gle cach6e qu'il se d6ploie plus richement. Cette r8gle veut que la multiplicit6 du sens reste en balance, et c' est le balancement en tant que tel que nous 6prouvons et re- connaissons si rarement comme tel. C'est pourquoi le dire reste li6 selon la loi la plus haute. Celle-ci est la libert6 qui ouvre au Dire le libre champ de l'Ordre qui fait tout jou- er." Comment ne pas 6voquer 6galement ce texte de Val6ry, en- tre cent autres, qui affirme aussi la multiplicit6 irr6duc- tible et dissimul6e .du po~me et de la lecture: "Dans la foret enchant6e du langage, les pontes vont tout expris pour se per- dre, et s'y enivrer d'lgarement, cherchant les carrefours de signification, les 6chos impr6vus, les rencontres 6tranges;

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86 Claude L6vesque

ils n'en craignent ni les d6tours, ni les surprises, ni les t6nebres; mais le veneur qui s'y excite A courre la 'v6rit6', a suivre une voie unique et continue, dont chaque 616ment soit le seul qu'il doive prendre pour ne perdre ni la piste, ni le gain du chemin parcouru, s'expose A ne capturer que son om- bre." "Un texte n'est un texte, affirme Derrida au d6but de La Pharmacie de Platon, que s'il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la regle de son j eu."

Avec l'affirmation de la difference, dont la port6e et l'efficace pour notre temps sont encore difficilement mesura- bles mais certains, ne sommes-nous pas A un tournant oti,

' la place de notre langage, hors de lui, une nouvelle dimension d'ext~riorisation -- celle de la parole fragmentaire, de 1'6- criture d'effraction -- se d6gagerait, et avec elle, des pos- sibilits' tout autres: "une fagon anonyme, distraite, dif- fer's et dispers6e d'etre en rapport par laquelle tout est mis en cause." Ecrire, de ce point de vue, ne relhve pas d' un esth6tisme, mais de la violence la plus grande, car cela exige l'abandon et la transgression de tout ce qui garantit notre culture, pour aller au-delT, c'est-A-dire jusqu'A la limite. Cela exige que l'on affirme la pluralit6 sans la rap- porter 1l'Un mais comme exces sur le tout, en dehors de lui et apres lui. Blanchot cite volontiers ce texte bien connu de Nietzsche: "I1 me semble important qu'on se d6barasse du Tout, de l'Unit6, ... il faut 6mietter l'univers, perdre le respect du Tout." Penser selon cette dimension que ne garan- tit plus l'unit6, que ne borde plus la totalit6, c'est entrer dans l'espace du fragmentaire. On sait deja que le langage est rupture de pr6sence, qu'il suppose la solitude et la s6p- aration, vit en elles et ne dit que l'absence de centre et le manque d'origine. Toute lettre, tout mot, toute phrase doi- vent etre, en principe, s6parables et exportables hors du contexte externe et interne oi ils sont apparus pour pouvoir fonctionner comme langage et se r6p6ter ind6finiment. Tout langage est toujours en cours de fragmentation. Ce serait donc par "nature" que le langage serait fragmentaire, lais- sant jouer en lui l'illimit6 de la difference. Mais la pa- role est une parole de fragment chaque fois qu'elle laisse venir au langage cela meme qui 6chappe au langage, chaque fois que l'extreme se dit. Ne parlant qu'a la limite, la pa- role de fragment "accompagne et traverse, en tout temps, tout savoir, tout discours, d'un autre langage qui l'interrompt en l'attirant, sous la forme d'un redoublement, vers le Dehors oi parle l'ininterrompu, la fin qui n'en finit pas."

L'absence de livre nous conduit - l'absence de temps et finalement A 1'Eternel Retour du meme. La diff6rence, en ef- fet, s'lprouve comme r6p6tition et la r6p6tition est diff6- rence, jeu de l'espace dans le temps et du temps dans l'espace, jeu du monde par cons6quent, qui ne doit rien au monde puis- que le monde n'est monde que par le jeu m~me. La diff~rence-comme jeu, espacement, mouvement incessant

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L'Etrangete (du) texte 87

de renvois, de permutations et de substitutions, essentielle- ment, 6crit. La diff6rence comme 6criture est en jeu "1 o0) est ~ l'oeuvre la dissym6trie comme espace, la discretion ou la distraction comme temps, 1'interruption comme parole et le devenir comme le champ 'commun' de ces trois rapports de d6- hiscence." Dans le jeu de la diff6rence comme 6criture, le monde est un texte qui ne comporte pas de pr6texte ou de hors- texte. "Le monde, 6crit Blanchot, le texte sans pr6texte, 1' entrelacement sans trame et sans texture." Nietzsche pense le jeu du monde pour lib6rer la pens6e de la fascination de l'Etre et de la VWrit6, pour l'obliger A penser A cette force qui donne forme, i ce "surplus" qui pr6cede et suit toute parole: "Le monde qui a de la valeur, 6crit Nietzsche, c'est nous qui l'avons cr66. En sachant cela, nous savons aussi que l'adora- tion de la v6rit6 est d6j la suite d'une illusion -- et que plus que la v6rit6, ce qui est 9 estimer, c'est la force qui donne forme et qui simplifie, la force plastique et po6ti- sante." Ce monde est un monde de signes sans faute, sans v6- rit6, sans origine, un monde offert ' l'infini de l'interpr6- tation. Le monde est donc "un texte myst6rieux et non encore d6chiffr6." Le jeu du monde comme tel n'a pas de sens car il pr6cide tout sens et tout non-sens comme il transcende tout sujet qui interprete. L'6criture comme jeu du monde et scone de l'histoire ne se laisse pas comprendre A partir d'une psy- chologie ou d'une subjectivit6. Le monde, qui est l'infini de l'interpretation, n'est pas subjectif; il n'est pas non plus objectif: "il n'y a pas de faits, rien que des interpr6ta- tions." Qu'est-ce, alors, qu'une interpr6tation qui n'a ni sujet ni objet? Un mouvement machinal, peut-etre, un pur de- venir qui se r6pite en s'espagant. Le monde: un texte qui n'est pas 6crit mais s'lcrit, ne se s6parant pas du mouvement d'6crire dans sa neutralit6. Ce monde, l'infini de l'inter- pr6tation, ne peut tenir dans une parole ni hors d'elle: le langage ne peut parler du monde qu'en se parlant lui-meme se- lon l'exigence qui lui est propre et qui est de parler sans cesse, sans souci d'avoir quelque chose -- le monde -- A dire, ni quelqu'un -- l'homme en stature de surhomme -- pour le dire. Le monde renvoie donc le texte au texte, comme le texte renvoie le monde A l'affirmation du monde. On ne sort du texte que dans le texte, puisque le monde est dans le texte, tout comme l'absence de livre ne peut que s'lcrire dans le livre. Ii n'y pas plus de monde original qu'il n'y a de texte original. Le texte est donc la m6taphore de sa propre m6taphore. Le texteest necessairement texte g6n6ral: la m6taphore envahie tout et se perd comme m6taphore: en se g6- n6ralisant, elle d6joue l'opposition du propre et du figur6. Ii n'y a que de la fiction sans v6rit6, il n'y a que des ima- ges sans module. N'est-ce pas l l'inqui6tante 6tranget6 du texte que de se d6-liter ainsi, de d6border infiniment sa cl6ture, de confondre toute limite? L'6tranget6 (du) texte: le texte se laisse annoncer depuis 1'6tranget6, il est 6tran- get6, et toute 6tranget6 se produit dans l'espace de dis-

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88 Claude L6vesque

location qu'il d6ploie. Qu'est-ce A dire? L'1criture, plus vieille que tout su-

jet et que tout objet, tisse toute chose dans la trame d'un texte. Le monde? Un texte? Le texte: le mouvement d' 6crire dans sa neutralit6.

Universit6 de Montr6al

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