Business School

W O R K I N G P A P E R S E R I E S

IPAG working papers are circulated for discussion and comments only. They have not been

peer-reviewed and may not be reproduced without permission of the authors.

Working Paper

2014-277

L’impact de l’énergie relationnelle sur

la trajectoire historique. Bilan 2007-

2013 des études d’un cluster.

Dorota Leszczyńska

http://www.ipag.fr/fr/accueil/la-recherche/publications-WP.html

IPAG Business School

184, Boulevard Saint-Germain

75006 Paris

France

1

L’impact de l’énergie relationnelle sur la trajectoire historique.

Bilan 2007-2013 des études d’un cluster.

Dorota Leszczyńska

Enseignant-chercheur à l’IPAG

4, bd Carabacel

06000 Nice

d.leszczynska@ipag.fr

Introduction

A l’issue de ma thèse, j’ai réalisé un ensemble de travaux de recherche et de publication

(Lesca et Leszczyńska, 2007; Leszczyńska, 2007, 2010, 2013) sur les liens entre les

connaissances tacites et le management. L’inadaptation croissante des systèmes de gestion

traditionnels par rapport aux transformations actuelles du capitalisme (comme, par exemple,

la concurrence accrue, ou l’intensité de l’implantation des technologies de l’information et de

communication) ont incliné mes recherches initiales vers une réflexion sur le management des

interrelations de travail.En effet, les développements concernant le management des relations

de travail (Steers et al, 2004) se sont préoccupés dans les années 2000 d’adapter les théories

existantes aux contextes de travail changeants. Ainsi, un nouveau paradigme en théories de

management a émergé ces dernières années autour des travaux de gestionnaires prenant en

compte les dimensions émotionnelles des relations de travail (Barsade et al, 2003 ; Seo et al,

2004). La notion de "l’expérience affective", longtemps rejetée en sciences de gestion, est à

présent admise dans les recherches en management.

La pratique concrète et quotidienne des acteurs en entreprise a toujours dynamisé mon effort

de recherche et de publication. Si mes premières publications (Leszczyńska, 2005)

s’intéressaient déjà au management de l’énergie relationnelle au travers des interrelations

professionnelles et aux situations de gestion qui les accompagnent, c’est le contexte

spécifique de l’industrie des parfums qui a continuellement apporté une matière très riche à

ma recherche. Depuis le début, mon activité de recherche s’est articulée autour de

l’expérience de l’industrie du parfum que j’ai toujours tenté de concilier avec une approche

management. En effet, l’étude de l’industrie du parfum soulève la problématique du

management dans un contexte dominé par la présence des connaissances tacites. Cette

industrie fait apparaître ainsi un point de vue susceptible de dévoiler une partie de la réalité de

l’expérience tacite, afin d’apporter une nouvelle contribution à la discipline des sciences de

gestion.

2

La mobilisation de l’industrie du parfum pose d’emblée la question de ses fonctions (Lesca et

Leszczyńska, 2007; Leszczyńska, 2009), et, de manière plus large, amène à s’interroger sur le

cluster industriel que cette industrie représente géographiquement et historiquement

(Leszczyńska, 2010, 2013). Ainsi, le domaine de l’énergie relationnelle liée aux

connaissances tacites dans le cas de l’industrie des parfums a été présenté dans la première

partie. La deuxième partie est consacrée à la méthodologie de recherche. La troisième partie

présente les futures voies de recherche.

1. Le lien entre l’énergie relationnelle et les connaissances tacites

Mon expérience professionnelle m’a permis d’approcher l’industrie des parfums de

l’intérieur, et d’acquérir la nécessaire connaissance tacite auprès des parfumeurs-créateurs et

des industriels. Cette expérience a facilité de très multiples contacts et relations avec le monde

professionnel de l’industrie des parfums grâce à la connaissance d’un savoir-faire spécifique.

En effet, le partage des connaissances tacites avec les acteurs des entreprises de parfumerie est

une source de reconnaissance de la relation avec l’autre.Pour ces raisons, mon activité

scientifique s’intéresse àl’énergie relationnelle en lien avec les connaissances tacites et le

management dans le contexte de l’industrie de parfums.L’industrie du parfum bénéficie d’un

régime particulier dans son développement, tant au niveau des connaissances tacites qui la

sous-tendent, qu’au niveau des lois qui encadrent son utilisation. Tel est le cas parce qu’avant

d’être un produit de fabrication, un parfum est une œuvre d’auteur, un objet esthétique et

sensoriel qui se vend et se consomme. L’industrie des parfums emploie directement en France

44 000 salariés, et indirectement, près de 100 000 personnes. Grasse "la capitale mondiale des

parfums" et sa région, regroupent environ 3500 emplois. Le chiffre d'affaires 2011 de

l’industrie grassoise est de 600 millions d'euros. Ce chiffre représente 50 % du chiffre

d'affaires de l'industrie française du parfum (et 8 % du chiffre d'affaires mondial de ce

secteur), dont 70 % à l’exportation. Selon le Syndicat National des Fabricants de Produits

Aromatiques, les industries du parfum représentent toujours l’essentiel du tissu industriel de la

ville de Grasse et de ses environs. La plupart des leaders français du secteur (Mane et Fils,

Robertet) ainsi qu’un grand nombre de PME (Floressence, Albert Vieille, Expressions

Parfumées, etc.) possèdent un centre de recherche et de production dans la région de Grasse.

Actuellement 75 % des établissements de plus de 50 salariés et 60 % des entreprises

employant plus de 100 personnes sont des industries du parfum. L’âge moyen des entreprises

de l’industrie des parfums grassoise est estimé à 40 ans. Cet âge élevé est lié à la présence de

plusieurs entreprises ayant plus d’un siècle, signe de l’enracinement de ce secteur dans

l’économie de la ville.

Progressivement, les recherches menées autour de l’énergie relationnelle dans les diverses

situations de gestion m’ont ainsi conduite à élargir le champ d’application de mes travaux de

recherche, et de m’intéresser tout particulièrement au rôle de l’information tacite, quant aux

fondements de l’action innovante des communautés de pratique (Lesca et Leszczyńska,

2007).Le travail sur ce premier axe de ma recherche a été présenté lors du premier colloque de

l’IPAG en juin 2006.

3

Les réseaux de ces communautés de pratique forment le cluster régional.La deuxième voie de

mes recherches a concerné, en conséquence, le cluster de l’industrie du parfum en tant

qu’artefact de la connaissance tacite. Ainsi, parallèlement à mes études sur le cluster

historique de l’industrie des parfums dans la région de Grasse, je me suis interrogée sur

l’évolution longitudinale de ce cluster. Mes recherches ont porté sur l’impact des

connaissances tacites sur la trajectoire organisationnelle de ce cluster (Leszczyńska, 2010) et

sur sa trajectoire historique (Leszczyńska, 2013).

Depuis les années 1990 (Nooteboom, 1997) les recherches concluent que l’évolution sur le

long terme induit l’inertie organisationnelle. Compte tenu du nombre très limité des travaux

conduits sur la trajectoire organisationnelle, et compte tenu de l’intérêt perçu pour cette

problématique en management, je me suis efforcée de prendre en compte l’importance de

l’innovation, et du maintien de l’énergie relationnelle liée aux connaissances tacites dans

l’évolution de la trajectoire. C’est dans ce contexte que se situe cette voie de mes recherches,

dont l’objectif est de comprendre comment cette énergie relationnelle favorise l’innovation et

assure ainsi la performance d’un cluster tout au long de sa trajectoire historique.

2. Méthodologie de recherche

Les recherches sur la dimension tacite présente dans l’industrie du parfum, mais également

celles concernant les connaissances tacites et les savoirs incorporés qui lui sont liés, posent de

nombreux défis méthodologiques. La méthode de cas présente ici un avantage important en

tant que méthodologie de recherche qualitative permettant la compréhension des dynamiques

présentes à l’intérieur d’un domaine d’investigation bien spécifique. (Bennett and Elman,

2006). Mes recherches par la méthode de l’étude de cas s’articulent principalement autour de:

- la problématique des communautés créatives (Lesca et Leszczyńska, 2007, Leszczyńska,

2009)

- l’analyse d’un cluster industriel (Leszczyńska, 2010, 2013).

La méthodologie qualitative de l’étude de cas permet de décrire les phénomènes complexes

faisant intervenir plusieurs concepts inter-reliés, descriptions in situ etc. Cette méthode a pour

objectif d’approcher les phénomènes peu abordés par les apports théoriques, tout en valorisant

les approches historiques et contextuelles approfondies.Ma recherche, de nature

compréhensive, s’est appuyée sur une épistémologie constructiviste et sur une méthodologie

qualitative. Les études de cas ont été réalisées à partir des données primaires collectées selon

un guide d’entretien. Une grande attention a été portée à la rédaction de ce guide d’entretien

semi-directif afin d’y intégrer un ensemble de questions en adéquation avec les apports

théoriques. Le guide d’entretien est établi afin de servir de cadre de référence aux études de

cas qui ont été conduites (Leszczynska, 2007).

Afin de collecter sur le terrain les données de l’étude de cas, j’ai recensé 91 entreprises de

l’industrie de parfum dans la région de Grasse. J’ai ainsi interrogé sur le management des

interrelations de travail trente-deux acteurs travaillant dans huit entreprises de l’industrie

grassoise des parfums. J’ai toujours privilégié le contact direct avec mes interlocuteurs en

4

entreprise pour la collecte des entretiens plutôt que les échanges de messages électroniques.

Cette technique se justifie par la nature des questions de recherche sur les connaissances

tacites, d’une part, et , d’autre part, parce que l’utilisation du clavier informatique pour

s’exprimer supprime la plupart des signes non verbaux utilisés dans les discussions, ralentit la

vitesse d’expression, et diminue donc la qualité des informations échangées. Ainsi, des

entretiens semi-directifs de deux heures environ ont été réalisés en face-à-face. La répartition

des entretiens avec les personnes interrogées selon leur rôle dans l’entreprise est la suivante:

- Personnels de direction : sept entretiens

- Membres du syndicat professionnel : quatre entretiens,

- Personnels chargés de la recherche et le développement (parfumeurs créateurs et

aromaticiens): treize entretiens,

- Personnels des services marketing et commercial: quatre entretiens,

- Responsables de production: quatre entretiens.

La liste des structures sollicitées est la suivante: Haarmann&Reimer, Art&Parfum, Albert

Vieille, Robertet, Perlarom, Sentaromatique, Fragrances Essentielles, Galimard.

Les entretiens semi-directifs menés sur le terrain ouvrent une possibilité d’investigation sur

l’énergie relationnelle des mécanismes étudiés. L’analyse textuelle de ces entretiens a été

réalisée en accord avec la méthodologie d’analyse qualitative (Hlady-Rispal, 2002; Huberman

et Miles,2003).

Ces entretiens ont été complétés par des données secondaires contextuelles, collectées par

l’analyse en profondeur des documents d’entreprises (Leszczyńska, 2007), des documents

historiques (Gontier and Ellena, 2003,et le musée international de parfumerie à Grasse.

3. Les recherches menées et les résultats

A) Lors de l’analyse des réseaux de communautés formant le cluster, je me suis concentrée

sur lesélémentssuivants pour le codage des données:

- la mémorisation et la transmission des connaissances tacites,

- la capacité de relier entre eux des éléments d’information,

- les représentations liées aux aspects émotionnels du processus de décision attachées à

l’émergence du processus de l’innovation (par exemple : l’émotion partagée, les échanges

affectifs, les manifestations de sensibilité),

- les mécanismes de l’échange et de traitement de l’information engagés par les acteurs dans

la mise en place de nouveaux produits (par exemple : communication silencieuse, échanges

tacites, communication sensorielle).

5

Les résultats de mes études montrent, en premier lieu, la dimension sensible du processus de

décision aux sources de l’innovation. Ces constats rejoignent un courant des recherches sur le

lien entre l’émotion et la décision, lequel se formera à cette époque (Van Hoorebeke, 2008).

Compte tenu du contexte spécifique de l’industrie des parfums, la notion d'énergie

relationnelle se trouve mobilisée comme la plate-formecommune où peuvent converger les

éléments d’échanges créatifs : les savoirs sensoriels, le contexte émotionnel, l’émotion

partagée, la communication tacite, la communication silencieuse. Les éléments mis en relief

forment ainsi les descriptifs de l’énergie relationnelle laquelle anime ces communautés.

Les résultats de mes recherches illustrent, en second lieu, l’auto-organisation des

communautés créatives fondée sur les mécanismes de l’énergie relationnelle (l’échange et le

traitement de l’information autour d’un vocabulaire spécifique, les interactions sensorielles).

Cette auto-organisation rend les communautés imperméables aux tentatives de supervision

conventionnelle. Les managers aux prises avec les organisations qu’ils sont sensés orienter

admettent mal qu’un phénomène, la "communauté créative", échappe à leur contrôle, surtout

s’il est porteur de valeur ajoutée. La décision de soutenir une activité créative devrait de ce

fait s’orienter vers le développement des conditions environnementales. Ces observations ont

trouvé leur validation avec l’avènement, en juillet 2005, des pôles de compétitivité sur le

territoire français.

Ces résultats ont des implications d’ordre théorétique et managérial. Au niveau théorique, la

première contribution de cette recherche est de dépasser un usage simplement commode de la

communauté, d’une part, et de la situation de management, d’autre part. Le cadre conceptuel

ainsi constitué autorise à réunir autour de la problématique du management du processus de

l’innovation, un ensemble d’apports théoriques, lesquels, jusqu’à présent, ont été considérés

de manière isolée. Mes recherches se dirigent alors vers ce qui pourrait constituer les

prémisses d’une approche du management du processus d’innovation, fondée sur le concept

de la communauté créative située (Leszczynska et Lesca, 2010). Le management serait alors

conçu comme un ensemble de pratiques et de connaissances permettant d’organiser un

contexte propice aux échanges créatifs.

Les données collectées lors de ce travail ont fait l’objet d’analyses supplémentaires, afin

d’apporter des connaissances complémentaires sur la diversité des situations favorables à la

créativité. Ainsi, les résultats de mes recherches initiales sur les communautés ont ouvert la

piste de mes recherches futures. En effet, les communautés permettent la construction de

connaissances et rendent possible l’accumulation de connaissances.(Cohendet et al, 2003)

Les études sur les communautés situées (Lesca et Leszczyńska, 2007) sont de ce fait liées aux

analyses de contextes favorables à la constitution des connaissances.

B) Une nouvelle voie de recherche consistait donc à étudier l’impact possible de l’énergie

relationnelle sur l’évolution d’un cluster.

Le lien entre l’histoire et le management autour de la notion émergente de "path dependency"

suscite aujourd’hui un intérêt majeur chez les chercheurs comme en témoigne le dernier appel

à publication de Academy of Management Review intitulé : "History and Organization

6

Studies: Toward a Creative Synthesis" (appel d’avril 2013). A la recherche d’un management

plus éthique et plus humaniste, les chercheurs (par exemple Jacques, 1996) semblent

reconnaître de manière croissante les apports de l'histoire en tant que composante essentielle

de la réalisation des études en sciences de gestion. Dans ce contexte, force était de constater le

très faible nombre de publications en management fournissant des références en matière de

trajectoires historiques (Sydow et al, 2009). Pourtant, l’histoire nous enseigne la rupture de

trajectoire de très nombreux clusters, suivie de leur disparition, par exemple celui de Ruhr

(Grabher, 1993), alors que d’autres clusters, par exemple celui de Grasse, poursuivent depuis

de siècles une trajectoire prospère. Les chercheurs considèrent donc qu’il est devenu urgent

(Arikan, 2009) de s’interroger sur les facteurs favorisant la pérennité de la trajectoire

historique de certains clusters. Dans cette optique, l’objectif des travaux que j’ai menés selon

cet axe de recherche a été d’expliquer la façon dont l’énergie relationnelle de connaissances

tacites influence la trajectoire du cluster de l’industrie du parfum. Plus particulièrement, il

s’est agi de définir les éléments des connaissances tacites enracinées géographiquement qui

influencent la trajectoire historique de ce cluster.

L’étude de la trajectoire dont les fondements sont élaborés en sciences exactes (Leguzamon et

Zaretzky, 1999)est un champ de recherche restant certainement à explorer en sciences

sociales. La référence en la matière a été apportée par le travail pionnier de Mahoney (2000)

en sociologie historique. Certains auteurs (Maskel, 2001) ont en parallèle engagé des

recherches pour élaborer la théorie des clusters fondée sur la connaissance. Le cluster a été

ainsi conceptualisé comme lieu favorisant la création des connaissances. Il fallait donc se

poser la question de recherche suivante : quel est le rôle de l’énergie relationnelle liée aux

connaissances tacites (dont la régularité peut être examinée historiquement) dans l’évolution

de la trajectoire d’un cluster ?

Mes derniers travaux sur cette problématique (Leszczyńska, 2010, 2013) participent au grand

effort fourni par les chercheurs contemporains en sciences sociales (Mahoney, 2000; Sydow

et al., 2009, 2010), et notamment dans le domaine des clusters (Martin et Sunley, 2006) pour

la constitution de la théorie de "path dependency". En histoire économique, ce courant de

recherche utilise le terme de "path dependency" pour explorer les évènements historiques qui

impactent l’évolution de la trajectoire d’un cluster. Mahoney (2000) propose dans ce domaine

un modèle de trajectoire établi à partir de l’étude de séquences historiques. Ces séquences

représentent l’ordre chronologique des événements dont la succession est déterminée par un

effet causal. Dans ce modèle, un événement central B est considéré comme la conséquence

d'un événement antérieur A et en même temps la cause d'un événement futur C, etc…, …

Ainsi une trajectoire apparaît de cette succession de séquences réactives:

L’impact du modèle des séquences réactives conduit vers deux directions opposées. Si, d’une

part, une trajectoire de développement peut être évaluée selon le taux d'innovation ou la

croissance économique relative (Martin et Sunley, 2006), d'autre part, le même processus peut

B C D A

7

aussi mener à l’auto-renforcement négatif et la reproduction à long terme d'un modèle

institutionnel donné, tel qu'au fil du temps il devient difficile de renverser la direction

(Mahoney, 2000).

En accord avec les apports théoriques présentés au préalable, ma recherche a pour objet un

cluster régional et son évolution dans le temps. Certains facteurs explicatifs de cette évolution

(par exemple la rigidité organisationnelle, le pouvoir, la légitimité, etc.) ont déjà été avancés

par les chercheurs évoquant la théorie de "path dependency". Cependant, le rôle de l’énergie

relationnelle liée aux connaissances tacites enracinées a été ignoré dans les études des

trajectoires des clusters. Ceci est apparu d’autant plus passionnant que l’approche de

l’économie basée sur la connaissance a trouvé une pertinence croissante dans l’explication de

la performance des clusters (Maskel, 2001).

Ainsi, les recherches sur l’enracinement des connaissances ont fourni très récemment un

solide pilier à l’explication de la constitution des clusters (Cowan et Jonard, 2009) en

soulignant l’importance de l’enracinement historique des interrelations professionnelles. Les

connaissances tacites et les interactions en face-à-face prennent ici toute leur importance dans

la production et dans la diffusion des idées novatrices, dans le contexte localisé et situé des

entreprises du cluster.

Premièrement, le savoir reste enraciné dans un réseau d’entreprises, car ces dernières

entretiennent de préférence avec leurs anciens partenaires1 des liens dont la validité de

l’interaction a été éprouvée historiquement. Cowan et Jonard (2009) soutiennent que les

entreprises qui détiennent un savoir commun emploient cette similarité de savoir pour former

des alliances et s’organiser en réseaux innovants. Lors des alliances stratégiques,

l’enracinement des relations entre les entreprises joue un rôle important dans le processus de

création des synergies concernant leur savoir. (Nielsen,2005). La formation de ces réseaux

structurels est fortement liée à l’enracinement historique de leurs savoirs et de leurs relations

communes. Cet enracinement relationnel et structurel exerce une influence sur la nature des

réseaux formés par les entreprises innovantes d’un cluster industriel.

Deuxièmement, l’enracinement du savoir des entreprises provient de l’importance des

connaissances tacites et de la nécessité des interactions en face-à-face pour produire et

diffuser des idées nouvelles. Une structure régionale très dense permet aux entreprises

d’entretenir une forte concentration des interactions nécessaire à l’établissement d’un langage

commun, la définition et la résolution des problèmes heuristiques qui ne pourraient jamais

être codifiés. Von Hippel (1994) démontre empiriquement que l’échange du savoir tacite

dépend de l’existence de relations stables établies de longue date, du langage et de la tradition

partagés. Cet échange du savoir reste ainsi enraciné dans le contexte local des entreprises.

Ainsi, peu de connaissances existantes sur les facteurs qui conditionnent la continuité de la

trajectoire d’un cluster sur une longue période (alors qu’elle est perturbée par des évènements

1"Embedded partners" Cowan et Jonard (2009: p. 321).

8

majeurs) motivent les chercheurs à cumuler les analyses des trajectoires de différents clusters.

J’ai donc mobilisé le modèle des séquences historiques de Mahoney (2000) pour une étude en

profondeur de la trajectoire séculaire du cluster de l’industrie de parfums, afin de contribuer à

l’effort de recherche en théorie du "path dependency".

La problématique du "path dependency" a été approchée deux fois (Leszczyńska, 2010,

2013): elle a consisté en la proposition d’un modèle général de l’impact des connaissances

tacites (enracinées dans un cluster) sur la performance de la trajectoire (cf. figure 1). Les

apports théoriques dans ce domaine restent pauvres (Sydow et al, 2009) et donnent peu de

fondements utiles à la compréhension des liens étudiés. Afin de mobiliser ce modèle comme

outil d’analyse, les indicateurs de référence pour aborder ses dimensions conceptuelles sont

issus des travaux théoriques présentés précédemment. Notamment, les travaux de

Nielsen(2005) ont permis de distinguer les principales caractéristiques des connaissances

tacites enracinées.

Ma visualisation du concept de connaissances enracinées se situe à deux niveaux. D’une part,

sont prises en compte les conséquences d’un ensemble de caractéristiques (contextuelles,

relationnelles et celles de l’innovation) sur le savoir enraciné, et, d’autre part, les effets de ces

connaissances enracinées sur l’évolution historique d’une trajectoire donnée.

Figure 1. Modèle conceptuel de l’impact du savoir enraciné sur la trajectoire historique

J’ai utilisé les concepts développés par Mahoney (2000) dans sa théorie de "path dependency"

lors de l’analyse des données collectées, afin de mettre empiriquement en évidence l’influence

des savoirs enracinés sur les séquences d’une trajectoire. La mobilisation du modèle

conceptuel permet ainsi d’éclairer les séquences historiques/réactives de la trajectoire du

cluster régional de Grasse (figure 2).

ATTRIBUTS

Caractéristiques

contextuelles:

- savoirs initiaux

- actifs spécifiques

Caractéristiques

relationnelles:

- tacite ex ante

- interactions

- concentration

Caractéristiques de

l’innovation:

- transfert des savoirs tacites

- réseaux

SAVOIR ENRACINÉ

- par les sens

- par l’expérience

Indicateurs de savoir

enraciné:

Par les sens:

-transmission

- interactions en face-à-

face

Par l'expérience:

- expérience subjective

Indicateurs pour

l'évaluation de la

trajectoire:

- performance

- durée

TRAJECTOIRE

HISTORIQUE

- dynamique des savoirs

- séquences historiques

réactives

Impact

9

Figure 2. Trajectoire du cluster régional de Grasse

Séquence réactive institutionnelle

Séquence réactive environnementale

Séquence réactive de l’industrialisation

(Entraînée par l’évènement conjoncturel J)

Séquence réactive de diversification et d’automatisation

Clés:

A: Espace géographique limité, agriculture riche, climat chaud

B: Abondance d’eau

C: Enfleurage à chaud

D: Distillation

E: Tanneries et fabrication des vêtements en cuir

F: Développement du commerce

G: Constitution de la Corporation des Gantiers Parfumeurs par le Parlement de Provence

H: Corporation de Parfumeurs

J: Première expérience réussie d’extraction par solvants

K: Développement des chemins de fer

L: Appareillage performant pour extraction and distillation

M: Utilisation de benzènes pour extraction

N: Exploitation industrielle d’extraction par solvants

O: Appareil rotatif d’extraction par solvant

P: Chimie de synthèse

Q: Processus de décolonisation

R: Diversification dans les arômes artificiels

S: Automatisation par la technique de "l’espace de tête"

T: Automatisation par les robots de pesée

U: Distribution de masse des parfums et des arômes

A B C E D F

G

H

J

K L

J

M

J

N

J O

J

P

J

Q

J

R

J

S

J

T

J

U

J

10

Les résultats de recherche suggèrent que le développement d’un cluster est un processus

historique dynamique, lequel incite les investigateurs à prendre en compte simultanément le

rôle des connaissances et de l’innovation dans l’analyse de l’énergie relationnelle. Ainsi,

l’enracinement des connaissances tacites des entreprises concentrées géographiquement au

sein d’un cluster se manifeste par la fréquence des interactions en face-à-face des acteurs.

L’étude de cas du cluster de l’industrie du parfum souligne que l’enracinement du savoir

implique des échanges interpersonnels qui sont nécessaires à la transmission du savoir tacite.

Cette recherche suggère en outre que des idées innovantes sont susceptibles d’émerger autour

de certaines connaissances tacites spécifiques échangées localement, et autour d’un savoir-

faire localisé. Par ailleurs, l’étude d’un cluster industriel dans une perspective historique

contribue à la compréhension de développement local des communautés de pratique.

Le principal objectif de ces travaux a été l’exploration des conduites managériales permettant

de conserver la capacité de créer des connaissances au sein d’un cluster à un haut niveau

pendant une longue période, grâce à une approche fondée sur la contribution à la théorie

émergente de "path dependency". L’apport à la théorie concernant les clusters fondée sur la

connaissance, et notamment l’apport de l’étude de l’impact des connaissances enracinées sur

la perpétuation de la trajectoire, présente un apport théorique certain pour l’analyse du

phénomène de "path dependency". Ces résultats montrent entre autre toute l’exigence des

recherches historiques à prendre en compte en sciences de gestion.

L’étude en profondeur de la trajectoire historique du cluster de l’industrie des parfums a pu

ainsi contribuer à l’effort de la communauté scientifique en vertu de la théorie de "path

dependency". Cette recherche a en effet démontré l’impact des connaissances tacites,

enracinées dans les interrelations professionnelles, sur l’évolution longitudinale de cette

trajectoire. Certaines conduites managériales, favorables à la continuité de la trajectoire, ont

ainsi pu être mises en relief. (Leszczyńska, 2010, 2013).

4. Voies de recherche

La recherche sur le "path dependency", un champ jeune et en évolution, ouvre certainement

deux voies prometteuses de recherche. Dans l’objectif d’une meilleure compréhension des

développements contemporains en sciences de gestion, une première voie de recherche dans

ce domaine s’ouvre vers une exploration des parallèles entre la discipline de management et

celle de l'histoire. En effet, les approches historiques font référence au passé lui-même, aussi

bien qu’à la construction de notre connaissance du passé. Des recherches complémentaires

sont nécessaires afin de proposer et d’évaluer de nouveaux cadres conceptuels, permettant

d’appréhender la complexité des paramètres de management dans un contexte historique.

Enfin, de nombreux travaux soulignent le caractère complexe et multidimensionnel des

valeurs historiques de contextualisation, dont l’interprétation est susceptible d’améliorer le

pouvoir d'explication des théories du management. Compte tenu de la difficulté à discerner

une trajectoire claire dans le passé, il apparaît nécessaire de poursuivre les investigations sur

11

les connaissances tacites en entreprise dont nous avons besoin pour comprendre le présent (et

envisager le futur), en tenant compte du passé.

La deuxième voie de recherche dans le domaine du "path dependency" concerne l’étude des

clusters. Mes études dans ce domaine représentent une première étape vers la compréhension

de l’impact longitudinal des connaissances tacites sur le management d’un cluster.

Ces voies de recherche sont des priorités que nous nous sommes fixées, mais sont loin d’être

exhaustives, tant le développement de la théorie de "path dependency" en est à ses

balbutiements. Le travail déjà effectué (Leszczyńska, 2007, 2010, 2013) est un premier état

des lieux qui n’a pas l’ambition d’être exhaustif. De nombreux travaux sont maintenant

nécessaires pour comprendre en quoi l'histoire représente un défi à la conceptualisation de ce

qui constitue la théorie de clusters.

Par ailleurs, compte tenu de limites inhérentes à la méthodologie de l’étude de cas en ce qui

concerne la généralisation des résultats obtenus, les nouvelles voies d’investigation

concernent nécessairement, d’une part, le renouvellement des méthodes de recherche

employées et, d’autre part, la multiplication des situations de gestion étudiées.

De ce fait, d’autres approches en méthodologie qualitative de l’étude de cas méritent un

intérêt lors de recherches futures sur l’évolution des clusters, comme par exemple la méthode

de "l’étude de cas étendue" (Burawoy, 1998). Cette méthode déploie l’observation des

pratiques professionnelles afin de localiser la vie quotidienne des entreprises dans leur

contexte extra local et dans leur contexte historique. L’étude de cas étendue mobilise le

modèle réflexif de science, lequel prend pour prémisse l'intersubjectivité du chercheur et de

son sujet d'étude. La science réflexive valorise l'intervention, le processus, la structuration et

la reconstruction de la théorie. L’étude de cas étendue construit de nouveaux savoirs à partir

d’une théorie préexistante, et mobilise les conventions de la science réflexive en management

afin :

- d’extraire les éléments généraux d’une étude de cas unique,

- de transposer les savoirs contextuels à un niveau plus général de connaissance,

- de connecter le présent avec le passé pour anticiper le futur.

Lors d’études futures, il s’agirait ainsi d’observer si les résultats obtenus lors de cette

recherche peuvent être répliqués à d’autres contextes de cluster. D’autre part, d’autres

contextes d’activités en relation avec le domaine du vivant (comme l’agriculture et ses

dérivés, par exemple la culture de vignobles et la fabrication des vins) reposent sur des

connaissances tacites et fortement contextualisées, et représentent ainsi un objet potentiel des

recherches complémentaires.

12

Bibliographie

Arikan, A.T. "Interfirm Knowledge Exchanges and the Knowledge Creation Capability of

Clusters". Academy of Management Review, 2009, vol. 34, n° 4, pp. 658-676.

Barsade, S.G., Brief, A.P., et Spartaro, S. "The affective revolution in organizational

behavior: The emergence of a paradigm", in Greenberg J (Ed.), OB: The state of science.

Hillsdale, NJ: L. Erlbaum Associates, 2003.

Bennett, A. and Elman, C. "Complex causal relations and case study methods: The example

of path dependence". Political Analysis, 2006, 14:250.

Burawoy, M. (1998). "The extended case method". Sociological theory, March 1998, 16:1.

Cohendet, P., Créplet, F., et Dupouët, O. "Innovation organisationnelle, communautés de

pratique et communautés épistémiques : le cas de Linux". Revue française de gestion, 2003,

n° 146. pp. 99-121.

Cowan, R. and Jonard, N. "Knowledge portfolios and the organization of innovation

networks". Academy of Management Review, 2009, (34)2, pp. 320-342.

Gontier, J. and Ellena, J.C. Mémoires du Parfum. Editions Equinoxe, 2003.

Grabher, G. "The weakness of strong ties: The lock-in of regional development in the Ruhr

area". In: Grabher, G. (ed.): The embedded firm. On the socioeconomics of industrial

networks, London and New York: Routledge, 1993, pp. 255-277.

Huberman, A.M., et Miles, M.B. Analyse des données qualitatives, 2e édition. De Bœck

Université. Bruxelles, 2003.

Hlady Rispal, M. (2002). La méthode des cas. Application à la recherche en gestion. De

Bœck Université.

Leguizamon, C. A., et Zaretzki, A. N. "Trajectories in topological spaces due to lattice

responses for low energies relational processes". Mathematical and computer modelling A.

1999, vol. 29, n° 9, pp. 127-135.

Lesca, H., et Leszczyńska, D. "Capacité d’une communauté de pratique à créer des

connaissances utiles pour le processus d’innovation: l’approche "située" de la communauté

créative". Revue Gestion 2000, n° 5/2007, pp. 161-178.

Leszczyńska, D. "Repenser le management des relations de travail et de l’acteur

économique". In : LEYMARIE, S., SAUTRE, G., & SOLLE, G. (éds). Relations de travail et

organisations: plaidoyer(s) pour une lecture paradoxale. Peter Lang Éditions scientifiques

européennes, 2005, pp. 163-180.

Leszczyńska, D.Management de l’innovation dans l’industrie aromatique. Cas des PME de la

région de Grasse. L’Harmattan, collection "Dynamiques d’Entreprises", Paris, 2007.

13

Leszczyńska, D. "Aux sources de l’action innovante des communautés créatives: les

parfumeurs-créateurs de Grasse". Revue Management et Sciences Sociales, n° 6, 2009, pp.

225-240.

Leszczyńska, D. "La trajectoire organisationnelle et l’enracinement du savoir. L’étude de cas

d’un cluster régional". Revue Management & Avenir. 2010/6 (n° 36), pp. 168-184.

Leszczyńska, D. "Historical Trajectory and Knowledge Embeddedness: A Case Study in the

French Perfume Cluster.” Management & Organizational History, 2013,Vol.8.

Mahoney, J. "Path dependence in historical sociology". Theory and Society, 2000, 29, pp.507-

548.

Martin, R. and Sunley, P. "Path dependence and regional economic evolution". Journal of

Economic Geography, 2006, 6, pp. 395-437.

Maskell, P. "Towards a knowledge based theory of the geographical cluster". Industrial and

Corporate Change, 2002, 10, pp. 921-943.

Nielsen, B. B. "The role of knowledge embeddedness in the creation of synergies in strategic

alliances". Journal of Business Research, 2005, Vol. 58, No. 9, p. 1194.

Seo, M.-G., Feldman Barrett, L., et Bartunek, J.M. "The role of affective experience in work

motivation",Academy of Management Review, 2004, Vol. 29, No. 3, pp. 423-439.

Steers, R.M., Mowday, R.T., et Shapiro, D.L. "Introduction to special topic forum. The future

of work motivation theory". Academy of Management Review, 2004, vol. 29, n° 3, p. 379-387.

Sydow, J., Schreyögg, G. and Koch, J. "Organizational Path Dependence: Opening the Black

Box". Academy of Management Review, 2009, (34)4:689-709.

Sydow, J., Lerch, F., and Staber, U. "Planning for path dependence? The case of a network in

the Berlin-Brandenburg optics cluster". Economic Geography, 2010, 86(2), pp.73-195.

Von Hippel, E. "« Sticky information » and the locus of problem solving: Implications for

innovation". Management Science, 1994, 40, pp. 429-439.

Van Hoorebeke, D. "L’émotion et la prise de décision". Revue Française de Gestion, 2008,

Vol. 34/182, pp. 33-44.