la participation des consommateurs à la construction de l
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Unicentre
CH-1015 Lausanne
http://serval.unil.ch
Year : 2014
La participation des consommateurs à la construction de l'autorité des normes internationales: vers une économie
politique internationale de la traduction
Hauert Christophe
Hauert Christophe, 2014, La participation des consommateurs à la construction de l'autorité des normes internationales: vers une économie politique internationale de la traduction Originally published at : Thesis, University of Lausanne Posted at the University of Lausanne Open Archive http://serval.unil.ch Document URN : Droits d’auteur L'Université de Lausanne attire expressément l'attention des utilisateurs sur le fait que tous les documents publiés dans l'Archive SERVAL sont protégés par le droit d'auteur, conformément à la loi fédérale sur le droit d'auteur et les droits voisins (LDA). A ce titre, il est indispensable d'obtenir le consentement préalable de l'auteur et/ou de l’éditeur avant toute utilisation d'une oeuvre ou d'une partie d'une oeuvre ne relevant pas d'une utilisation à des fins personnelles au sens de la LDA (art. 19, al. 1 lettre a). A défaut, tout contrevenant s'expose aux sanctions prévues par cette loi. Nous déclinons toute responsabilité en la matière. Copyright The University of Lausanne expressly draws the attention of users to the fact that all documents published in the SERVAL Archive are protected by copyright in accordance with federal law on copyright and similar rights (LDA). Accordingly it is indispensable to obtain prior consent from the author and/or publisher before any use of a work or part of a work for purposes other than personal use within the meaning of LDA (art. 19, para. 1 letter a). Failure to do so will expose offenders to the sanctions laid down by this law. We accept no liability in this respect.
FACULTÉ DE SCIENCES SOCIALES ET POLITIQUES
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES ET INTERNATIONALES
La participation des consommateurs à la construction de l’autorité des normes internationales: vers une économie politique internationale de la traduction
THÈSE DE DOCTORAT
présentée à la
Faculté de SSP de l'Université ́ de Lausanne
pour l’obtention du grade de
Docteur en Science politique
Par
Christophe Hauert
Directeur de thèse
Prof. Jean-Christophe Graz (Université de Lausanne)
Jury :
Prof. David Giauque (Univerité de Lausanne)
Prof. Pierre-Benoît Joly (Université Paris-Est Marne-la-Vallée)
Prof. Sigrid Quack (Universität Duisburg-Essen)
LAUSANNE 2014
La participation des consommateurs à la construction de l’autorité des normes internationales. Vers une économie politique de la traduction
Résumé
Cette thèse explore les implications politiques de la montée en puissance des normes internationales sur nos sociétés contemporaines et pose la problématique des dynamiques participatives des représentants des consommateurs au sein des formes de pouvoir non étatique à l’aide du cas de l’Organisation internationale de normalisation (ISO). Le renforcement du pouvoir des normes internationales et autres spécifications techniques soulève d'importants enjeux démocratiques qui portent aussi bien sur la représentativité des acteurs qui les élaborent, sur l’articulation des prérogatives publiques et privées dans la gouvernance de la mondialisation, que sur le rôle de l’expertise dans la reconnaissance de ces nouvelles formes de pouvoir. La participation du monde associatif intervient sur ces différents enjeux de manière complexe. Cette recherche s’inscrit à la suite des études en relations internationales/économie politique internationale sur les formes d’autorité non étatique et s’inspire du concept de traduction issu de la sociologie des sciences et techniques pour mettre en lumière le rôle des spécifications techniques dans la construction d’une société de consommation centrée sur la liberté de choix et la façon dont les associations de consommateurs se saisissent des arènes de normalisation pour y faire valoir des préoccupations collectives, leur expertise et leur identité. Cette thèse défend l’idée que les consommateurs participent à la construction de l’autorité des normes internationales par leur rôle dans la traduction qui permet de relier les spécifications techniques au fonctionnement des marchés, au cadre réglementaire de la loi et aux préoccupations sociétales. L’analyse repose sur une observation ethnographique des délibérations d’un comité technique de l’ISO, une recherche-‐action, la réalisation d’entretiens et la consultation de documents d’archives de l’ISO.
The participation of consumers to the construction of the authority of international standards. Towards an international political economy of translation
Abstract
This thesis explores the political significance of the rise of international standards on contemporary societies and questions the participatory dynamics of consumers’ representatives within nonstate forms of power, using the case of the International organization for standardization (ISO). The power granted to international standards and other technical specifications raises important democratic issues regarding the representativity of standard-‐writers, the public-‐private relationships involved in this form of governance or the expertise sustaining the recognition of such new forms of power. The participation of civil society associations affect such issues in complex ways. This research relies on international relations/international political economy approaches of nonstate authority and takes inspiration from the concept of translation developed by science and technology studies to highlight the crucial role played by technical specifications in building a consumer society based on the freedom of choice as well as how consumers’ associations take stock of standardization arenas to promote collective issues and claim their expertise and identity. This thesis argues that consumers contribute to the construction of the authority of international standards through their role in the translation that links international standards to the market society, the regulatory state as well as to societal preoccupation. The analysis is based on an ethnographic observation of deliberations within an ISO technical committee, a research-‐action, interviews as well as on the consultation of ISO archives.
Remerciements
Ce travail de thèse de doctorat n’aurait pas pu être réalisé sans le soutien d’un grand
nombre de personnes et d’organisations que je tiens ici à remercier.
Je tiens tout d’abord à adresser un remerciement tout particulier à mon directeur de
thèse, Jean-‐Christophe Graz, pour m’avoir fait bénéficier de ses conseils avisés, de son
regard critique et de son efficacité certaine tout en me donnant l’opportunité de réaliser
ce travail de recherche avec une grande liberté. Je ne saurai le remercier assez pour le
temps passé, la confiance accordée et le climat particulièrement agréable dans lequel
nos avons échangés.
Je tiens aussi ici à adresser mes plus vifs remerciements aux membres du jury de thèse
pour leurs commentaires très constructifs et enrichissants ainsi que pour le temps
consacré à la lecture et à l’évaluation de ma recherche. Ils m’ont fait l’honneur de leur
attention et de leurs remarques, merci donc à Sigrid Quack, Pierre-‐Benoît Joly et David
Giauque.
Je voudrais ensuite remercier les membres du projet INTERNORM en commençant par
les partenaires associatifs pour leur présence et l’énergie investie lors des séances de
travail du projet. Nos discussions et expériences ont considérablement enrichi ma
réflexion et sans vous la partie empirique de cette recherche n’aurait pas pu avoir la
même profondeur. Un grand merci donc à Françoise Michel, Huma Khamis, Blaise
Carron, Dominique Rossel, Franck Henry, Gilles Boss et Robert Duncombe. Mes
remerciements les plus chaleureux vont aussi aux membres du comité de pilotage pour
les échanges disciplinaires qu’ils ont permis de faire vivre et que cette recherche espère
« traduire ». Là encore, un grand merci à Marc Audétat, Alain Kaufmann et tout
particulièrement à Danielle Bütschi Häberlin pour son implication de tous les instants.
Cette recherche n’aurait pu être réalisée sans le soutien financier du Fonds national
suisse de la recherche scientifique (FNS), de la Direction de l’Université de Lausanne et
de la Fondation du 450e.. Je tiens ici à remercier ces organismes pour ce soutien
essentiel. Ces presque six années de thèse ont grandement bénéficié de la présence d’un bon
nombre d’amis que je veux ici remercier. Pour les moments de détente indispensables
passés ensemble, merci à Grégoire et Grégoire, Olivier, Benjamin, Rudy, Robin et Luc. Et
surtout un merci tout spécial à Raf pour ses encouragements et sa présence infaillible
dans les moments de doute comme de joie.
Enfin, je veux dire un immense merci aux membres de ma famille et à mon amie de
m’avoir soutenu au cours de ces années de thèse par leur présence, par leur confiance,
par leur compréhension et par leur amour. Un merci tout particulier à ma sœur, Muriel,
pour son travail de relecture et pour toutes ces choses que l’on appelle l’amour fraternel.
J’adresse toute mon affection à mon papa, Hubert et à ma maman, Marie-‐Claire, qui par
leurs encouragements et surtout leur engagement sans faille au cours d’une scolarité
parfois plus compliquée qu’ils ne l’espéraient, m’ont permis d’obtenir le sésame ouvrant
les portes de l’Université. Qu’ils trouvent dans ces quelques lignes l’expression mon
éternelle reconnaissance et de mon amour le plus profond. Et pour terminer sur un
autre merci en forme de cœur, merci à mon amie, Sonia, pour sa compréhension dans les
moments de travail intense, les sacrifices consentis ainsi que pour son amour qui
m’encourage au quotidien.
Table des matières
Introduction générale .................................................................................................................... 1
Chapitre 1 : Les enjeux participatifs de la normalisation internationale ................. 11 1. Mythe fondateur et genèse de la normalisation ................................................................................... 16
Un mythe fondateur ? ............................................................................................................................... 17 1.1 Genèse de la normalisation inter-‐nationale .................................................................................... 25 1.2
2. Encadrement institutionnel de la normalisation internationale ................................................... 30 Qu’est-‐ce qu’une organisation de normalisation internationale ? ........................................ 37 2.1
3. L’extension thématique de la normalisation .......................................................................................... 41 4. La société civile entre mouvement d’autoprotection et intéressement ..................................... 48
Une arène démocratique ? ...................................................................................................................... 49 4.1 La normalisation internationale au service de la société civile et du consommateur . 51 4.2 La société civile et le consommateur au service de la normalisation internationale ... 55 4.3
5. Déficit démocratique, obstacles structurels, et au-‐delà ? ................................................................. 59
Chapitre 2 : De l’émergence du consommateur à sa représentation institutionnalisée dans les arènes de normalisation internationale ......................... 63 1. À l’origine de la société de consommation : les dichotomies constitutives d’une catégorie mobilisatrice .................................................................................................................................................................. 68
La société de consommation : source de stratification sociale et de cohésion ................ 69 1.1 Agir « au nom du consommateur » ..................................................................................................... 79 1.2 Le consommateur, des figures idéales-‐types ? .............................................................................. 87 1.3
2. Les consommateurs comme agent des relations internationales. ................................................ 92 La culture matérielle de la politique .................................................................................................. 93 2.1 La politique de la culture matérielle .................................................................................................. 98 2.2
3. L’institutionnalisation de la représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation ............................................................................................................................................................. 101
Première représentation institutionnalisée du consommateur : citoyen contre 3.1acheteur ? ............................................................................................................................................................... 103 La diffusion internationale des structures de représentation nationale du 3.2
consommateur ..................................................................................................................................................... 104 Structures de représentation des consommateurs dans la normalisation 3.3
internationale ....................................................................................................................................................... 109 La représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation : une 3.4
expression institutionnelle de la République des consommateurs ? ........................................... 116 4. Conclusions : les consommateurs en normalisation ou l’importance d’une problématisation des « parties prenantes » ................................................................................................. 121
Chapitre 3 : Autorité privée, consommation et dynamiques participatives .......... 125 1. Les perspectives libérales de l’économie politique internationale ........................................... 129
L’offre et la demande de régulation globale : une économie politique comparative 1.1basée sur l’institutionnalisme rationnel. .................................................................................................. 129 Légitimation démocratique des régulations globales : une variante normative de 1.2
l’institutionnalisme libéral ? ........................................................................................................................... 135 2. Consommation et diversité de la normalisation : économie politique comparée basée sur la variété du capitalisme. ...................................................................................................................................... 140 3. Les approches hétérodoxes d’économie politique internationale et la remise en cause des catégories d’analyse. ............................................................................................................................................... 145 4. Critiques .............................................................................................................................................................. 157
Chapitre 4 : Vers une économie politique internationale de la traduction ............ 163 1. Enrichissements historiques où comment les consommateurs se saisissent de la normalisation industrielle .................................................................................................................................... 166
Les prémisses de l’usage d’outils marchands à des fins d’actions publiques ............... 168 1.1 Les liens fondateurs durant l’entre-‐deux-‐guerres aux États-‐Unis : expertise et 1.2
déterreurs de scandales au coeur de l’identité du consommateur. .............................................. 171 Les nouvelles dimensions de la représentation des consommateurs dans la 1.3
normalisation après la Seconde Guerre mondiale. ............................................................................... 182 Autorité privée et consommation dans une perspective historique ................................ 188 1.4
2. Des normes pour équiper le consommateur : la norme comme dispositif technique au cœur de la médiation marchande ...................................................................................................................... 193
Le consommateur comme ressource rhétorique ...................................................................... 198 2.13. Traduction et économie politique internationale : une déclinaison opérationnelle, thématique et rhétorique. ..................................................................................................................................... 203
Traduction opérationnelle .................................................................................................................. 208 3.1 Traduction thématique ......................................................................................................................... 212 3.2 Traduction rhétorique .......................................................................................................................... 216 3.3
4. Conclusions ..................................................................................................................................... 219
Chapitre 5 : Considérations méthodologiques ................................................................. 221 1. Sources documentaires et entretiens : .................................................................................................. 221 2. La recherche-‐action INTERNORM ........................................................................................................... 223 3. Des analyses croisées .................................................................................................................................... 226
Chapitre 6: Pourquoi participer : une traduction opérationnelle ? .......................... 231 1. De l’ISCA à l’ISO COPOLCO .......................................................................................................................... 233 2. Des représentants au profil varié : à l’image des représentés ? ................................................. 238
Variété des représentants des consommateurs au sein du COPOLCO ............................. 240 2.1 Représentation des consommateurs dans les comités techniques de l’ISO en 2012. 244 2.2 L’ambiguïté des mécanismes participatifs : le cas du COPOLCO ........................................ 248 2.3
3. Le rôle du financement public, une condition suffisante ? ............................................................ 259 4. Une zone de problématisation du « consommateur » ..................................................................... 263 5. Intéressement et enrôlement des représentants des consommateurs : la marque de la médiation marchande ? ......................................................................................................................................... 272
Participer, c’est-‐à-‐dire ‘en faire plus’ ? ........................................................................................... 280 5.16. Le projet INTERNORM et la mobilisation du monde associatif .................................................. 289 7. Du collectif aux consultants : les contraintes organisationnelles de l’expertise ................. 296 8. Conclusions ........................................................................................................................................................ 302
Chapitre 7 : Où participer ? La traduction thématique de la participation ............ 307 1. Des thèmes de la participation et de leur sélection : une nécessité peut parfois en cacher une autre ...................................................................................................................................................................... 310 2. Choix et mise en forme des priorités : entre processus et opportunités ................................ 316
Les thèmes de la participation des associations de consommateurs ............................... 317 2.1 Exploration et mise en forme des thèmes de la normalisation internationale au sein 2.2
du projet INTERNORM ..................................................................................................................................... 321 Les thèmes prioritaires du COPOLCO : une nécessité peut en cacher une autre ! ...... 326 2.3
3. Les thèmes controversés de la participation ...................................................................................... 338 Le cas de l’association Kids in danger : des spécifications techniques pour éponger la 3.1
controverse ? ......................................................................................................................................................... 341 Le cas de l’association pour le label de qualité des préservatifs : des spécifications 3.2
techniques pour lancer la controverse ? ................................................................................................... 347 4. Extension thématique de la normalisation et participation des consommateurs : influences croisées ................................................................................................................................................... 356 5. Conclusions ........................................................................................................................................................ 363
Chapitre 8 : L’influence des consommateurs sur la normalisation internationale : une traduction rhétorique ? ................................................................................................... 369 1. L’influence des publics dans la production des savoirs techniques : un continuum. ........ 371
Le COPOCLO entre instruction du public et consultation des consommateurs. .......... 374 1.1 Le projet INTERNORM : vers une coproduction des connaissances ................................. 378 1.2
2. Une voix pour ouvrir la voie ....................................................................................................................... 382 3. Influence ou reconnaissance, procédure et substance : le poids du monde associatif dans les arènes de la normalisation internationale ............................................................................................. 395
Diversité des modes de travail au sein des comités d’experts de l’ISO ............................ 399 3.1 La neutralité du travail d’animation des WG : une neutralité « helvétique » ? ............. 403 3.2
Des commentaires influents ? INTERNORM au cœur de la diplomatie technique ..... 408 3.3 Les offices du tourisme : accueil et visite guidée dans le monde des rédacteurs de 3.4
normes ..................................................................................................................................................................... 411 Les acteurs de la normalisation internationale : des experts ? ........................................... 427 3.5
4. Conclusions ........................................................................................................................................................ 429
Conclusions ................................................................................................................................... 433 1. La traduction opérationnelle: au-‐delà des ressources? ................................................................. 436 2. La spécificité thématique de la participation ou la progressive mise en forme des acteurs et objets de la normalisation internationale ................................................................................................ 442 3. L’influence rhétorique de la participation des consommateurs à l’élaboration des normes internationales. ......................................................................................................................................................... 445 4. Quelles possibilités de généralisation? Vers une économie politique internationale de la traduction. ................................................................................................................................................................... 448
Bibliographie ............................................................................................................................... 455
Annexes .......................................................................................................................................... 481 1. Annexe 1-‐ Liste des entretiens réalisés ............................................................................... 481 1. Annexe 2 – Grille d’entretien ................................................................................................... 483 2. Annexe 3 -‐ Fiche d’information INTERNORM, ISO TC 229 ............................................. 484 3. Annexe 4 -‐ Fiche d’information INTERNORM, ISO TC 228 ............................................. 486 4. Annexe 5-‐ Fiche d’information INTERNORM, ISO TC 176 (SC3) ................................... 489 5. Annexe 6 -‐ Fiche d’information INTERNORM, ISO TC 232 ............................................. 491 6. Annexe 7 -‐ Le tourisme dans la jungle des écolabels. Un aperçu. ............................... 493 7. Annexe 8 -‐ PV, Groupe de travail Tourisme, première réunion .................................. 503 8. Annexe 9 -‐ PV Groupe de travail Tourisme, seconde réunion ...................................... 509 1. Annexe 10 -‐ PV Groupe de travail Toursime, troisième réunion ................................ 514 1. Annexe 11 -‐ PV Groupe de travail Tourisme, quatrième réunion ............................... 520
Liste des encadrés
Encadré 1: Chronologie du développement des travaux de l’ISO dans le domaine du tourisme 392
Encadré 2: La variété des référentiels ISO .......................................................................................................... 400
Encadré 3: Les six stades d'élaboration des normes internationales .................................................... 402
Encadré 4: Chronologie des activités d'INTERNORM dans le TC 228 .................................................... 409
Liste des figures
Figure 1: Mister Palmer & Docteur Supermarketstein .................................................................................. 196
Figure 2: Le label de qualité des préservatifs .................................................................................................... 349
Figure 3: Machine de test pour l’éclatement des préservatifs ................................................................... 352
Liste des graphiques
Graphique 1: Représentation des consommateurs aux réunions annuelles du COPOLCO ........... 242
Graphique 2: Délégation au COPOLCO avec un représentant d’une AC ................................................. 243
Graphique 3: Représentation des consommateurs dans les comités techniques de l’ISO en 2012
...................................................................................................................................................................................... 247
Liste des tableaux
Tableau 1: Support financier accordé à la représentation des consommateurs dans les arènes de
normalisation, 1999 ............................................................................................................................................ 261
Tableau 2 : Thèmes de la participation aux comités techniques internationaux – 2012 ............... 315
Tableau 3: Normes internationales couvertes par le projet INTERNORM ........................................... 323
Liste des abréviations
AC Association de consommateurs ADEIC Association de défense, d'éducation et d'information du consommateur AELE Association européenne de libre-‐échange AENOR Asociación española de normalización y certificación AESC American engineering standards committee AFNOR Association française de normalisation AFOC Association force ouvrière consommateurs AGCS Accord général sur le commerce des services AIEE American institute of electrical engineers AIT Alliance internationale du tourisme ALENA Accord de libre-‐échange nord-‐américain AMP Accord sur les marchés publics ANCO Asian network of consumer participation in standardization ANEC Association pour la coordination de la représentation des consommateurs dans la normalisation européenne ANSI American national standard institute ARPEA Association romande pour le protection des eaux et de l’air ASA American standard association ASME Amercian society of mechanical engineering ASTM American society for testing and materials ATE Association transport et environnement BEUC Bureau européen des consommateurs BFC Bureau fédéral de la consommation BPVC Boiler and vessels testing code BSI British standards institution CAB Consumer advisory board CASCO Conformity assessment committee CEI Commission électrotechnique internationale CEN Comité européen de normalisation CENELEC Comité européen de normalisation électrotechnique CERTICO Certification committee CI Consumers international CIO Comité international olympique CLCV Association consommation, logement et cadre de vie
COPOLCO Consumer policy committee CSA Canadian standard association CU Consumers union DIN Deutsches Institut für Normung DIN-‐VR DIN Verbraucherrat DNA Deutscher Normenausschuss DS Danish standards DT Document de travail ECOS European environmental citizens’ organisation for standardisation ECTAA European travel agents’ and tour operators’ associations ESC Engineering standards committee ETSI European telecommunications standards institute ETUI European trade union institute FIA Fédération internationale de l’automobile FRC Fédération romande des consommateurs GATT General agreement on tariffs and trade GSTC Global sustainable tourism council GT Groupe de travail HOTREC European trade association of hotels, restaurants and cafes ICONTEC Colombian institute of technical standards and certification ICRT International consumer research and testing IEEE Institute of electrical and electronics engineers IH&RA International hotel & restaurant association IRAM Instituto argentino de normalización y certificación ISCA International standards steering committee for consumer affairs ISO Organisation internationale de normalisaiton IWA International workshop agreement JISC Japanese industrial standard committee JO Journal officiel JPMA Juvenile products manufacturers association kf Konsumentenforum KID Kids in danger LO Confédération des syndicats suédois METI Ministry of economy, trade and industry MNEA Méthodes normalisées d’essai d’aptitude à l’emploi NBS National bureau of standards
NCL National consumers league NEN Netherlands standardization institute NIST National institute of standards and technology NNI Netherlands normalization institute OCDE Organisation de coopération et de développement économiques OFSPO Office fédéral du sport OIP Organisation d’intérêt public OIT Organisation internationale du travail OIUC Organisation internationale des unions de consommateurs OMC Organisation mondiale du commerce ONG Organisation non gouvernementale ONN Organisation nationale de normalisation ONU Organisation des Nations unies OTC Obstacles techniques au commerce PAS Public available specification PSB Singapore productivity and standards board PV Procès-‐verbal SA Standards Australia SCC Standards council of Canada SDO Standard developing organization SECO Secrétariat européen de coordination pour la normalisation SIS Swedish standards Institute SNV Schweizerische Normen Vereinigung SPS Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires SW Stiftung Warentest TC Technical committee TF Task force TMB Technical management board TR Technical report TS Technical specification UE Union européenne UFC Union fédérale des consommateurs USS Union syndicale suisse W3C World wide web consortium WG Working group
Introduction 1
Introduction générale
Cette thèse explore les implications politiques de la montée en puissance des
normes internationales sur nos sociétés contemporaines. Elle pose la problématique
des dynamiques participatives des représentants des consommateurs et de la
société civile au sein d’une arène emblématique de pouvoir non étatique,
l’Organisation internationale de normalisation (ISO). Les normes internationales et
autres spécifications dites « techniques » sont omniprésentes dans nos sociétés.
Elles peuvent aussi bien concerner les garanties accordées aux consommateurs avec
par exemple des normes de sécurité des produits, que les pratiques de sous-‐
traitance des multinationales avec des normes de gestion de type ISO 9000 ou
encore affecter les politiques publiques avec des normes de mesures des polluants
ou de systèmes de distribution d’énergie. Avec la création de l'Organisation
mondiale du commerce (OMC) en 1995 et l’entrée en vigueur de l’Accord sur les
obstacles techniques au commerce, un rôle majeur a été dévolu aux normes
internationales dans l'harmonisation des spécifications techniques des biens et
services échangés sur les marchés. Au niveau européen, la « Nouvelle approche »
adoptée en 1985 en matière d'harmonisation et de normalisation technique attribue
également un rôle central aux organisations de normalisation européenne dans la
construction du marché intérieur. De nombreuses tâches qui incombaient
traditionnellement aux acteurs étatiques sont ainsi aujourd’hui déléguées aux
organisations de normalisation internationale. Les transferts d’autorité en jeu dans
la reconnaissance des normes internationales, leur importance grandissante dans la
régulation du capitalisme contemporain et leur incidence souvent directe sur notre
santé et notre sécurité soulèvent avec acuité la question de la participation des
représentants des consommateurs et plus largement des organisations de la société
civile à leur élaboration. Autrement dit, quelle est la place des consommateurs dans
l’élaboration des normes internationales ? Ont-‐ils une emprise sur la définition du
contenu de ces normes ? Si oui, comment ? Et dans le cas contraire,
Introduction 2
pourquoi participent-‐ils ? Comment les arènes de normalisation internationale
obtiennent-‐elles le consentement d’acteurs absents lors de l’élaboration des normes
internationales et qui n’ont pas formellement dévolu leur pouvoir souverain à ces
arènes non étatiques ?
Au sein du domaine des relations internationales dans lequel s’inscrit notre
recherche, l’intérêt pour les spécifications techniques volontaires relève de la
reconnaissance des formes de pouvoir non étatiques associées à la « gouvernance de
la mondialisation » (Graz, 2010). La normalisation internationale est une forme clé
des nouvelles configurations des pratiques de régulation à l’échelle internationale
dans la mesure où elle repose à la fois sur une logique distincte du marché et de
l’État (Cutler et al., 1999; Djelic& Sahlin-‐Andersson, 2006; Dudouet et al., 2006; Graz
& Nölke, 2008; Hall & Bierstecker, 2002; Hansen & Salskov-‐Iversen, 2008).
L'élaboration des normes internationales est le fruit d'une coopération volontaire
entre professionnels et acteurs concernés. Ces arrangements reposent
potentiellement sur un ensemble d’acteurs nationaux, locaux ou globaux, publics ou
privés, étatiques ou non étatiques, issus des entreprises ou du monde associatif. Les
normes sont en général élaborées au sein d’organisations spécialisées, comme
l’Organisation internationale de normalisation (ISO), une organisation non
gouvernementale formellement ouverte à toutes les parties intéressées. Ainsi, en
l’absence d’une autorité mondiale, la normalisation internationale offre un
mécanisme de coordination non étatique des marchés qui, sous couvert de
volontarisme, respecte formellement la souveraineté des États (Krewer, 2005). Elle
reflète les intérêts des entreprises qui désirent garder le marché libre de toute
entrave politico-‐juridique (Lipschutz, 2004). Mais, dans le même temps, les autorités
publiques ont activement promu l’usage de ces instruments à des fins
réglementaires et gardent des leviers importants pour renforcer l’adoption des
normes, par exemple par leur référencement au sein de la législation ou des critères
d’attribution des marchés publics (Graz, 2006; Egan, 2001). Ainsi, l’influence de ces
arrangements privés dans des environnements institutionnels distincts, les relations
qu’ils entretiennent avec l’autorité publique et la nature des acteurs qui les portent
sont largement ambivalentes.
La capacité de la normalisation internationale à offrir une logique de régulation
distincte du marché et de l’État est caractéristique des nouvelles formes de
Introduction 3
régulation contemporaines. La nature prétendue volontaire de l’adoption des
normes internationales par les acteurs auxquels elle s’adresse distingue les normes
internationales de la contrainte associée aux décisions du législateur. Elles offrent
néanmoins des règles plus stables et plus prévisibles que les simples mécanismes
d’autorégulation prêtés au marché et la nature consensuelle de leur développement,
tout comme la variété des acteurs impliqués, ne permet pas a priori de réduire les
normes internationales à la sauvegarde d’intérêts particuliers. Les fondements
institutionnels de l’autorité des normes internationales sont ainsi simultanément
adossés à l’espace réglementaire de la loi qui relève de la compétence souveraine et
exclusive de l’État et aux mécanismes privés de certification qui se déploient à
l’échelle du globe et font la part belle au mécanisme du marché (Graz, 2006b;
Loconto & Busch, 2010). Dans ces conditions, le pouvoir des normes internationales
ne repose pas sur une source unique d’autorité mais illustre la multiplicité des
fondements institutionnels de l’autorité privée et les changements des
configurations de pouvoir à l’échelle internationale. Loin de répondre uniquement
au déficit démocratique souvent décrié des arènes de la normalisation
internationale, la participation du monde associatif à l’élaboration des normes
internationales peut être l’instrument du réenchâssement des marchés à l’échelle
transnationale et dans le même temps être instrumentalisée pour permettre de
garder le marché libre de toute entrave politico-‐juridique (Everson, 2006; Lipschutz,
2004). Le renforcement du pouvoir des normes internationales soulève
d'importants enjeux qui portent aussi bien sur la représentativité des acteurs de la
normalisation internationale (Ruwet, 2010), sur l’articulation des prérogatives
publiques et privées dans la « gouvernance de la mondialisation » (Graz, 2010) que
sur le rôle de l’expertise dans la reconnaissance de ces formes de pouvoir (Graz,
2005; Quack, 2010). C’est sur ces différents enjeux qu’intervient la participation du
monde associatif à l’élaboration des normes internationales.
Bien que les études de la participation des consommateurs et de leurs porte-‐paroles
à l’élaboration des spécifications techniques soient rares, certains constats
récurrents de la littérature sur le monde des normes éclairent leur place au sein des
volets de ce débat. Les études de la normalisation ne manquent jamais d’évoquer à
quel point les associations de consommateurs sont des acteurs sous-‐représentés
dans les arènes de normalisation. Les raisons communément avancées pour
Introduction 4
expliquer leur sous-‐représentation sont le manque de temps, d’argent et d’expertise
(Egan, 2001; Schmidt and Werle, 1998; Tamm-‐Hallström, 2004). Les
consommateurs profitent des effets positifs associés à l’adoption des normes tels
qu’interopérabilité, économie d’échelle, ou réduction des coûts de transaction
(Abbott & Snidal, 2009; Spruyt, 2001). L’inclusion des différentes parties prenantes,
y compris des plus faibles comme les consommateurs, est primordiale en vue
d’assurer la reconnaissance des normes internationales puisqu’elles apportent des
ressources matérielles et symboliques qui contribuent à la crédibilité des normes
(Boström, 2006; Raines, 2003). Face au manque d’expertise des associations de
consommateurs, certains auteurs proposent l’élaboration de guides ou la création
de comités consultatifs en charge de transmettre aux experts des comités
techniques les préoccupations des consommateurs (Werle et Iverson, 2006; Wilcock
& Colina, 2007). Ces propositions se font l’écho de la pratique où l’importance des
consommateurs a déjà été reconnue au sein de l'ISO en 1978 par la création d’un
« Consumer policy committee » (COPOLCO), un comité consultatif sans droit de vote
au sein des comités techniques. Ainsi, les consommateurs et leurs représentants
apparaissent comme des acteurs passifs ou consultatifs de la normalisation
internationale. Ils profitent certes des effets positifs de la normalisation
internationale, mais leur inclusion au sein de comités consultatifs profite aussi aux
acteurs de la normalisation qui peuvent évoquer les consommateurs à des fins de
légitimation du travail technique.
Si les études d’économie politique internationale des formes de pouvoir non
étatique s’accordent sur le constat de la sous-‐représentation du monde associatif
dans les arènes de normalisation internationale, elles offrent sans surprises
différentes approches des dynamiques participatives au sein de l’autorité privée et
forme de gouvernance globale. Dans le champ de l’économie politique
internationale, les tenants de l’institutionnalisme rationnel interprètent la
normalisation internationale comme une réponse fonctionnelle aux imperfections
du marché et permet de réduire les coûts de transactions entre partenaires
économiques (Abbott & Snidal, 2001; Austin & Milner, 2001). Sous cet angle, la
participation des représentants de la société civile aux arènes de régulation privée
résulte des mécanismes de l’offre et de la demande, c’est-‐à-‐dire de l’ouverture des
arènes de régulation privée et des ressources à disposition des organisations de la
Introduction 5
société civile pour une action de régulation (Abbott & Snidal, 2009; Mattli & Woods,
2009; Vogel, 2009). Dans une veine plus contractualiste, la participation s’inscrit
dans un processus de légitimation et démontre l’empreinte potentielle du principe
démocratique sur les procédures encadrant l’élaboration des normes
internationales (Boström, 2006; Dingwerth, 2005; Gehring & Kerler, 2008; Raines,
2003). Si la participation directe du monde associatif n’est pas envisageable en
raison du manque de temps, d’argent ou d’expertise, la prise en compte des
préoccupations sociétales dans l’élaboration des normes peut intervenir
indirectement, par l’intermédiaire de guides ou de procédures consultatives (Werle
& Iversen, 2006). Les perspectives hétérodoxes d’économie politique internationale
permettent alors de dépasser ces approches de la participation centrée sur les
ressources et les procédures pour dévoiler les relations de pouvoir qui la façonne.
Elles questionnent alors plus fondamentalement la participation de la société civile
qui s’inscrit alors en soutien des initiatives privées visant à limiter les interventions
politiques, mais peut aussi s’interpréter comme un mouvement d’autoprotection de
la société face aux effets déstructurant du capitalisme (Graz, 2011; Lipschutz, 2004;
Ronit, 2007; Polanyi, 1983). Sous cet angle, la question de la représentation et de la
participation de la société civile à l’élaboration des normes internationales est non
seulement importante en vue de l’évaluation démocratique des formes d’autorité
non étatique, mais aussi pour comprendre le changement des configurations de
pouvoir auquel il contribue.
Cependant, en l’état actuel de la recherche, la plupart des études sur les mécanismes
de pouvoir non étatique ne problématisent pas les différentes parties prenantes qui
composent ladite « société civile » et plus particulièrement la catégorie socialement
et historiquement construite du « consommateur ». Cette lacune est d’autant plus
problématique que la définition du consommateur, notamment en tant que non
expert, justifie les modalités spécifiques de son implication dans la normalisation
internationale. Si le consommateur est essentiellement passif, certaines études de
cas en dehors du monde de la normalisation internationale suggèrent que les labels
volontaires et codes de conduite offrent un répertoire d’action potentiel pour les
groupes de consommateurs (Carton de Gramont & Lara-‐Flores, 2010; Köçer &
Fransen, 2009; Locke et al., 2007; O’Roorke, 2003). Il est donc nécessaire, si ce n’est
de définir le consommateur, d’articuler du moins les différentes identités du
Introduction 6
consommateur qui oscillent entre la figure du citoyen et du client (Cohen, 2003;
Trumbull, 2006). De plus, les explications de la sous-‐représentation des associations
de consommateurs demeurent très générales et n’ont pas pu bénéficier d’une
recherche de terrain approfondie. Toutes les organisations ont des ressources
limitées, et sous cet angle, les explications conventionnelles de la participation basée
sur la disponibilité des ressources ne permettent pas de comprendre la sélectivité
de la participation des associations du consommateur et de la société civile.
Autrement dit, pourquoi une association plutôt qu’une autre s’engage dans les
travaux de normalisation ? De même, ces explications considèrent souvent
l’expertise si centrale aux travaux de normalisation, comme une ressource
préalablement donnée, ignorant ainsi les enjeux de pouvoir dont l’expertise fait
l’objet au sein des formes d’autorité privée (Botzem, 2007; Dobusch & Quack, 2012;
Quark, 2012). Sous cet angle, elles ne permettent pas d’étudier le défi de l’expertise,
véritable « figure imposée » du travail de normalisation (Mallard, 2000), et qui porte
à la fois sur le type de savoirs reconnus au sein des arènes de la normalisation et
leur crédibilité pour traiter d’enjeux plus sociétaux qui dépassent par nature les
frontières disciplinaires. La participation du monde associatif reflète-‐t-‐elle alors ces
thèmes plus sociétaux, comme la responsabilité sociale des organisations, la
durabilité ou les services à la personne, et pour lesquels la définition de l’expertise
pertinente est par nature plus contestable ? Autrement dit, où participent les
représentants du monde associatif ? Enfin, en négligeant l’identité des parties
prenantes, ces analyses laissent dans l’ombre le rôle central des spécifications
techniques dans la construction d’une société de consommation et la façon dont, en
retour, les associations de consommateurs se saisissent des arènes de normalisation
pour y faire valoir des préoccupations sociétales et s’afficher comme représentants
légitimes des consommateurs. Autrement dit, quelle est l’influence de la
participation des représentants de consommateur et du monde associatif sur
l’écriture des normes internationales ?
Cette thèse de doctorat vise à pallier ces lacunes en explorant le rôle et la place
qu’occupent les associations de consommateurs dans l’encadrement institutionnel
de la normalisation internationale. Elle s’inscrit à la suite des approches
hétérodoxes d’économie politique internationale qui ont examiné comment les
normes volontaires et consensuelles développées dans les arènes de la
Introduction 7
normalisation internationale sont devenues un instrument crucial des mécanismes
de régulation internationale (Avant, Finnemore, & Sell, 2010; Cutler et al., 1999;
Graz & Nölke, 2008; Hall & Bierstecker, 2002; Krause Hansen & Salskov-‐Iversen,
2008; Lipschutz, 2004; Sinclair, 2012). Sous cet angle, la reconnaissance des normes
internationales repose sur une pluralité de fondements institutionnels qui renvoient
aussi bien à des mécanismes publics que privés et relève d’une variété d’activités
(métrologie, accréditation, certification, étiquetage informatif, etc.) qui rendent
difficile l’identification d’une source unique à l’autorité des normes internationales.
L’une des sources critiques de l’autorité privée semble tenir précisément dans sa
capacité à établir des relations entre ces diverses activités pour offrir un dispositif
de jugement partagé à une large gamme d’acteurs, une opération que décrit le
concept de « traduction ». Alors que les approches d’économie politique
internationale permettent de saisir l’environnement institutionnel particulier de la
normalisation internationale et les enjeux de pouvoir relatifs à la participation du
monde associatif à l’élaboration des normes, le concept de traduction permet de
mettre plus spécifiquement en lumière le potentiel mobilisateur des choix
sociotechniques effectués dans les arènes de la normalisation internationale et les
enjeux de pouvoir entourant la production des connaissances dans ces arènes de la
diplomatie technique.
L’étude du rôle et de la place des consommateurs dans la reconnaissance des
normes internationales bénéficie en effet du développement d’un cadre d’analyse
original qui, s’inspirant du concept de traduction issu de la sociologie des sciences et
technique, appréhende la dynamique participative des associations de
consommateurs en relation avec la multiplicité des fondements institutionnels de la
normalisation internationale et les dispositifs techniques qui stabilisent les relations
que la traduction établit. L’usage du concept de traduction permet en effet d’étendre
la multiplicité des fondements institutionnels de la normalisation aux objets et
dispositifs techniques qui contribuent à la reconnaissance des normes. Le concept
de traduction permet dans le même temps de questionner la normalisation
internationale sous l’angle de l’expertise et des modalités dominantes des rapports
science-‐société et permet d’observer l’impact que la définition du « consommateur »
en tant que profane ou spécialiste a sur sa participation et son influence dans les
arènes de normalisation. Cette thèse défend l’idée que la contribution des
Introduction 8
consommateurs à la construction de l’autorité des normes internationales s’explique
par leur rôle dans la traduction permettant de relier les spécifications techniques au
fonctionnement des marchés, au cadre réglementaire de la loi et aux préoccupations
sociétales. Ils sont à la fois l’un des piliers de la reconnaissance des normes
internationales en permettant d’ancrer les spécifications techniques au sein d’une
variété de dispositifs de médiation marchande (étiquetage, tests comparatifs,
marque de conformité et label) et une figure rhétorique qui permet de subordonner
des exigences démocratiques en matière de santé, de sécurité, ou de protection de
l’environnement à l’ordre marchand.
Cette recherche repose ainsi sur une approche théorique originale pour contribuer
aux débats entourant les mécanismes de pouvoir non étatique. Elle répond à la
question « qui gouverne » par l’explication de la participation d’une catégorie
d’acteur distinct. Il s’agit ici d’identifier les motivations des associations de
consommateurs à participer et d’observer leur impact sur les délibérations des
comités techniques. Elle répond ensuite à la question de l’encadrement
institutionnel nécessaire à la reconnaissance internationale des règles non étatiques
par l’éclairage porté sur la traduction et les relations ténues qui existent entre les
normes techniques, les consommateurs et leur représentant, notamment par
l’entremise des tests comparatifs ou de l’étiquetage informationnel. Elle relie cette
question à l’émergence d’une « société de consommation » et à la reconnaissance de
l’identité des consommateurs en tant qu’acteurs politiques et/ou économiques.
Enfin, cette recherche apporte une contribution empirique unique aux
développements récents de l’anthropologie des organisations (Abélès, 2011) en
offrant la première observation ethnographique des délibérations techniques en
charge de la rédaction des normes internationales de type ISO.
Les deux premiers chapitres sont contextuels et visent, pour le premier à saisir
l’étendue des enjeux que soulève l’avènement de normalisation pour la société et à
présenter le cadre institutionnel dans lequel elle se déroule de nos jours. Le second
chapitre revient sur l’émergence de la société de consommation pour voir à quel
point la figure du consommateur est susceptible de mobiliser des projets
d’économie politique différents.
Les chapitres trois et quatre sont théoriques et reviennent sur les études des formes
de pouvoir non conventionnel au sein du champ de l’économie politique
Introduction 9
internationale. Les limites des explications de la participation au sein de cette
littérature et l’absence de problématisation du consommateur, nous conduisent à
enrichir notre corpus théorique au cours du chapitre quatre où nous nous élaborons
notre cadre d’analyse.
Les chapitres six à huit présentent nos résultats concernant les trois questions de
recherche développées dans cette thèse : pourquoi, où et avec quelle influence les
consommateurs participent à l’élaboration des normes internationales. Nous
revenons alors en conclusion sur la participation des consommateurs à la
construction de l'autorité des normes internationales et sur l’importance d’une
problématisation de ces acteurs omniprésents, mais souvent ignorés, de l’analyse de
l’économie politique internationale contemporaine.
Introduction 10
Chapitre 1 11
Chapitre 1 : Les enjeux participatifs de la normalisation
internationale
Les normes internationales ont une emprise insoupçonnée sur notre vie quotidienne,
en touchant à la régulation de domaines aussi variés que la gestion de
l’environnement, les critères d’inflammabilité des textiles, les services touristiques,
les systèmes de diagnostic in vitro, ou encore les nanotechnologies. Selon une
estimation déjà ancienne de l’OCDE (1999), « 80% des échanges (…) sont affectés par
des normes ou des règlements techniques connexes » et les économistes ont en
général estimé sa contribution économique à 1% du produit intérieur brut d’un pays
(Blind, 2004; Swann, 2000, 2010). Actuellement, la normalisation internationale
s’étend à des domaines émergents toujours plus nombreux en lien aussi bien avec les
services publics, comme les systèmes de distribution d’énergie ou la sous-‐traitance
privée de services commerciaux, qu’avec des normes de qualité et de sécurité pour ce
type de prestations. Comme en témoignent ces quelques exemples, les normes
internationales ont souvent une incidence directe sur notre santé et notre sécurité
tout en restant largement méconnues du grand public. Compte tenu de l’importance
grandissante des normes internationales et du rôle reconnu des associations de
consommateurs et de la dite société civile à exprimer des objectifs légitimes en
matière de santé, de sécurité ou de protection de l’environnement dans les processus
de normalisation (Biswell, 2004; Fabisch, 2003; Farquhar, 2006; Flatters, 2004), la
question de la représentation des consommateurs et des dynamiques de la
participation des associations au sein de ces arènes devient centrale.
La normalisation internationale concerne tout ce qui touche à l’élaboration et à la
mise en œuvre, sur une base volontaire, de spécifications techniques publiées et
vendues comme instruments dans l’organisation de la production et des échanges
internationaux. L’élaboration des normes internationales se fait au sein d’organismes
spécialisés, tels l’Organisation internationale de normalisation (ISO) ou la
Commission électrotechnique internationale (CEI) ou encore ASTM International
Chapitre 1 12
(connue jusqu’en 2002 sous le nom de American Society for Testing and Materials1).
À elle seule, l’ISO a par exemple développé plus de 19’000 normes et compte
aujourd’hui 163 membres nationaux, qui ne sont pas des gouvernements mais, pour
chaque pays, l’organisme de normalisation considéré comme le plus représentatif à
l’échelle nationale. Dans la plupart des pays européens et anglo-‐saxons, il s’agit d’une
organisation privée qui entretient des relations contractuelles avec l’État. Les
organisations de normalisation suivent en général des règles et des procédures
d’élaboration des normes similaires (Czaya & Hesser, 2001). On peut à cet égard
souligner la très grande proximité entre la présentation que l’ISO et l’ASTM
International font de leurs activités, soulignant toutes deux le nombre de pays et
d’experts impliqués au développement de leurs nombreuses normes internationales
respectives2. De même, l’ouverture, la transparence, la participation volontaire et la
recherche du consensus font partie des procédures reconnues des organisations de
normalisation internationale. En effet, la participation à l’élaboration des
spécifications techniques, tout comme leur adoption, est supposée volontaire. Les
normes internationales élaborées par ces organisations sont définies de façon
consensuelle au sein de comités techniques officiellement ouverts à toutes les parties
intéressées, moyennant cependant le paiement des cotisations de membres qui
ouvrent l’accès aux comités techniques. Les délibérations sont fondées sur l’état de
l’art des connaissances scientifiques et techniques, les parties prenantes sont ainsi
représentées par des experts et les enjeux sont traduits et négociés en termes
d’expertise. Si la rédaction des normes est ouverte à toutes les parties intéressées,
elle n’est donc pas exempte de contraintes formelles. En effet, le travail de rédaction
repose dans la plupart des organisations de normalisation sur des de normes
fondamentales et une variété de procédures qui fournissent les modèles de rédaction,
les règles éditoriales et des orientations générales pour permettre l’évaluation de la
conformité ou la prise en compte des besoins des consommateurs.
Au sein du domaine des relations internationales, l’intérêt pour les spécifications
techniques volontaires relève de la reconnaissance des formes de pouvoir non
étatique associées à la « gouvernance de la mondialisation » (Graz, 2010a). La
1 http://www.astm.org/SNEWS/JANUARY_2002/intl_jan02.html, accès le 24 avril 2013. 2 Voir notamment « ISO in brief » (ISO, 2010) et http://www.astm.org/ABOUT/aboutASTM.html, accès le 17 juin 2013.
Chapitre 1 13
normalisation internationale représente une forme emblématique d’autorité privée et
la plupart des études s’accordent sur le fait que pour être effective, l’autorité privée
repose d’une part sur la reconnaissance explicite ou implicite de l’État et d’autre part
sur l’acceptation des règles, en l’occurrence des normes, par des acteurs absents lors
de leur élaboration (Graz & Nölke, 2008; R. B. Hall & Bierstecker, 2002; Krause
Hansen & Salskov-‐Iversen, 2008). En effet, en l’absence d’un État supranational
disposant d’un pouvoir régalien, les défis associés à la mondialisation ont ouvert la
voie à de nouvelles formes de régulation dont la normalisation internationale est une
forme importante (Tamm Hallström, 2004). L’aspect volontaire des normes
internationales, tant dans leur élaboration que leur adoption, permet à la fois de
respecter la souveraineté des Etats tout en s’affranchissant des frontières nationales
(Kerwer, 2005). Leur caractère consensuel et scientifique soutient leur adoption
volontaire et renforce leur autorité selon une logique qui ne se réduit pas à l’état ou à
la libre concurrence. Les questionnements dominants portent sur les rapports
qu’entretiennent ces arènes de régulation dite privée avec l’État et ses moyens
conventionnels de régulation tels que les législations nationales, les accords
internationaux ou les organisations internationales. Les normes internationales
viennent-‐elles soutenir ces formes conventionnelles de régulation, sont-‐elles une
alternative, ou au contraire, une tentative d’affaiblissement des contraintes politico-‐
légales pesant sur les activités économiques ? Certains prétendent que ces formes de
régulation privée peuvent compléter la réglementation étatique, par exemple en
mettant à disposition les outils de mesure nécessaires à l’application de législations
environnementales ou en matière de sécurité alimentaire. Elles peuvent aussi offrir
une alternative en cas de blocages réglementaires dans des pays tiers. Face aux
risques de mauvaise publicité encourus et aux pressions des mouvements de
consommateurs et des activistes, les multinationales adopteraient des normes
volontaires et autres codes de conduite qui, «sous certaines conditions», peuvent
améliorer les conditions de production (Hassel, 2008; Locke et al., 2007; O’Rourke,
2006). D’autres considèrent enfin ces formes de régulation privée comme une
atteinte à la réglementation étatique traditionnelle (C. de Gramont & Lara Flores,
2010; Lipschutz, 2004). À ce titre, elles ne peuvent résoudre les asymétries de
pouvoir fondamentales entre le travail et le capital et s’inscrivent dans une forme de
régulation sélective, c’est-‐à-‐dire dans un système de régulation qui comporte « des
Chapitre 1 14
mécanismes et procédures d’application élaborés pour les droits des entreprises et
des mécanismes faibles ou inexistants pour les droits sociaux » (Diceanu & O’Brien,
2007)3.
Ce chapitre a pour objectif de dévoiler les enjeux de la normalisation internationale et
de la participation du monde associatif à l’élaboration des normes internationales.
Nous y verrons que la normalisation internationale entretient des relations
ambivalentes avec l’État et le marché qui font difficilement l’objet d’une
généralisation en faveur de l’une ou de l’autre des options présentées ci-‐dessus, mais
soulignent plutôt une réarticulation des formes d’autorité. Le premier enjeu de la
normalisation internationale renvoie en fait précisément à la multiplicité des
fondements institutionnels qui permettent aux spécifications techniques d’être
reconnues et adoptées par des acteurs absents de leur élaboration et en l’absence
présumée de contraintes législatives. Cet enjeu permet de souligner la lutte
permanente de l’autorité pour définir la norme et à ce titre le rôle que la participation
de la société civile peut jouer en vue de la légitimation jamais achevée (Botzem &
Dobusch, 2012; Hallström & Boström, 2010) des normes internationales et des
configurations de pouvoir qui les sous-‐tendent.
Un second enjeu renvoie à l’étendue des thèmes couverts par la normalisation
internationale. L’extension de la normalisation à de nouveaux thèmes conduit
potentiellement à l’implication de nouveaux acteurs concernés et au recours à de
nouvelles sources d’expertise. L’expertise technique est une ressource cruciale du
travail de normalisation et une source importante de son autorité (Jacobsson, 2000;
Loya & Boli, 1999). En effet, les délibérations au sein des comités techniques (CT) et
groupes de travail (GT) en charge de l’élaboration des normes internationales sont
fondées sur l’état de l’art des connaissances scientifiques et techniques, ce qui
contribue à faire du langage technique une véritable « figure imposée » du travail de
normalisation (Mallard, 2000a). L’incorporation de connaissances expertes dans les
normes renforce alors leur adoption volontaire puisqu’elles sont perçues comme
3 Notre traduction* : « elaborate mechanisms and enforcement procedure for corporate rights and weak or non-existent mechanisms for social rights ». * Notre travail de traduction porte essentiellement sur les chapitres contextuels et théoriques permettant de poser les fondements de notre recherche et que nous avons désiré rendre le plus accessible possible au lecteur.
Chapitre 1 15
intégrant « ce que les experts ont trouvé de mieux (…) » (Jacobsson, 2000, p. 45)4. Il
n’en reste pas moins qu’au cours des dernières décennies, plusieurs crises et
incertitudes liées à l’expertise en général – comme dans le cas de l’amiante, des
déchets nucléaires ou des organismes génétiquement modifiés – ont déstabilisé la
confiance accordée par de nombreux citoyens aux experts. À ce titre, l’extension
thématique de la normalisation vient potentiellement concerner une variété de
nouveaux acteurs aux conceptions opposées des thèmes et des savoirs pertinents
pour les activités de normalisation. Sous cet angle, la participation du monde
associatif est cruciale afin d’assurer la reconnaissance et l’inclusion de l’expertise
développée par ces acteurs face aux controverses associées aux nouveaux domaines
de la normalisation. Elle peut amener alors de nouveaux problèmes, mais aussi porter
de nouvelles connaissances et de nouvelles solutions sur le devant de la scène.
Les enjeux relatifs à l’encadrement institutionnel de la normalisation internationale
et à l’étendue des thèmes qu’elle aborde permettent alors d’explorer plus largement
un troisième enjeu, celui du déficit démocratique qui caractérise habituellement ces
arènes particulières de la diplomatie technique. Les études de la normalisation ne
manquent jamais d’évoquer à quel point les associations de consommateurs sont des
acteurs sous-‐représentés dans les arènes de normalisation. Les raisons
communément avancées pour expliquer leur sous-‐représentation sont le manque de
temps, d’argent et d’expertise (Egan, 2001; S. K. Schmidt & Werle, 1998; Tamm
Hallström, 2004). Pour pallier ce déficit démocratique, les organisations de
normalisation ont élaboré des guides et/ou créé des comités consultatifs en charge de
transmettre aux experts des comités techniques les préoccupations des
consommateurs (Werle & Iversen, 2006; Wilcock & Colina, 2007). Bien que la
participation du monde associatif à l’élaboration des normes internationales soit
importante en vue d’assurer la légitimité procédurale des normes internationales,
l’inclusion du monde associatif et son intéressement plus large à la normalisation
constituent un pilier important de la reconnaissance des normes par la société dans
son ensemble. À ce titre, la question de la représentation et de la participation des
associations de consommateurs à la normalisation est non seulement importante
sous l’angle de l’évaluation démocratique des formes d’autorités non 4 Notre traduction : « what experts have found to be best (…). »
Chapitre 1 16
conventionnelles associées à la mondialisation, mais aussi sous l’angle du
changement des configurations de pouvoir auxquelles elles contribuent.
Avant d’aborder plus en détail l’encadrement institutionnel de la normalisation
internationale et l’extension des thèmes en proie à la normalisation internationale, il
convient cependant de revenir sur l’un de ses mythes fondateurs qui illustre
parfaitement la normalisation et ses multiples ramifications, qui s’étendent aussi bien
aux progrès techniques qu’à la division du travail ou encore à la diplomatie et à la
raison d’État. La normalisation est en effet souvent appréhendée sous l’angle de la
réduction des coûts de transactions et des bénéfices économiques qu’elle permet. Il
s’agit ici de dévoiler le caractère partiellement légendaire des bénéfices économiques,
souvent présentés comme inhérents aux normes, tout comme la nature étroitement
privée des organisations de normalisation. La réalisation de ces bénéfices
économiques est subordonnée à d’extraordinaires mutations sociales qui devaient
accompagner la normalisation pour en assurer la pérennité et permettre à terme
l’avènement d’une production en masse. La question n’est alors pas tant de savoir si
la normalisation internationale relève de la sphère privée ou de la sphère publique,
mais bien plutôt de voir comment les acteurs privés et publics interviennent dans
l’encadrement institutionnel de la normalisation internationale. On aperçoit alors que
cette articulation fait l’objet d’une tension persistante quant à l’attribution des
prérogatives publiques et privées dans l’élaboration des normes dites « techniques »,
d’abord sur le plan national puis international. La participation du monde associatif
peut alors tantôt attiser cette tension en dénonçant les nouvelles inégalités
engendrées par les spécifications techniques, tantôt l’atténuer en établissant un pont
entre les spécifications et la société dans son ensemble.
1. Mythe fondateur et genèse de la normalisation
Avant d’aborder l’encadrement institutionnel contemporain de la normalisation
internationale et leur rôle au sein des accords de l’OMC et d’espaces économiques
régionaux, il convient de rappeler que les liens entre acteurs publics et privés
jalonnent l’histoire de la normalisation, qu’elle soit nationale ou internationale. C’est
bien ce que démontre la genèse des organisations nationales de normalisation qui
voient le jour dès le début du XXe siècle. La normalisation intervient alors
essentiellement dans un mouvement d’industrialisation et de rationalisation de la
Chapitre 1 17
production (Brady, 1929; Olshan, 1993), et son importance dans pour l’émergence
d’une production de masse, mais aussi dans l’unification des marchés nationaux
(Egan, 2001) n’est pas sans similitude avec le pouvoir conféré aux normes
internationales dans l’encadrement de la mondialisation. Nous verrons certes dans la
seconde section les importantes ruptures survenues depuis la Seconde Guerre
mondiale avec la montée en puissance des normes internationales et la mise en place
d’un cadre institutionnel correspondant, par exemple avec l’émergence d’organismes
nationaux d’accréditation, généralement publics, en charge de la reconnaissance de la
capacité des certificateurs privés à certifier la conformité aux normes internationales.
Il apparaît néanmoins que le caractère pleinement social et politique des
spécifications dites « techniques » semble néanmoins puisse fournir un fil rouge pour
suivre l’émergence des organisations de normalisation, du mythe fondateur de ces
organisations à nos jours.
Un mythe fondateur ? 1.1À million years of standards, tel est le titre du chapitre introductif de l’un des premiers
ouvrages de l’après-‐Seconde Guerre mondiale dédiés à la normalisation, pour
souligner la prégnance de phénomènes de standardisation au cours de l’histoire de
l’humanité : qu’il s’agisse des techniques de façonnage des silex et outils, des
hiéroglyphes ou de la construction des langues modernes, la norme est présente
(Weidlein & Reck, 1956). Si la normalisation est aussi vieille que l’humanité, comme
le laisse supposer l’exemple du langage ou des poids et mesures souvent repris dans
la littérature (Reck, 1956; Spruyt, 2001), sa première manifestation formelle
intervient peu après le milieu du XVIIIe siècle, lors de la première phase
d’industrialisation et résulte des interactions entre l’État, en l’occurrence les
administrations militaires, et les manufactures. Ainsi, c’est d’abord à des fins
militaires 5 et dans un souci d’optimisation technique que semble avoir été
expérimenté un nouveau procédé de fabrication des canons et fusils reposant sur
l’usage de pièces détachées interchangeables qui sera formalisé au sein des Tables de
construction des principaux attirails de l’artillerie publiée par Gribeauval (Galland,
5 Mentionnons aussi une expérience suédoise largement méconnue relatée par Woodbury (1960, p. 243) : « In the 1720's Christopher Polhem, in Sweden, was manufacturing gears for clocks by using machinery and precision measurement to ensure interchangeability ». Il ne semble cependant pas avoir formalisé ce principe par écrit.
Chapitre 1 18
2001).
En effet, la première application formelle d’un principe central de la normalisation,
celui de l’interchangeabilité, est généralement attribuée à un réformateur militaire
français, le lieutenant général Jean-‐Baptiste Vaquette de Gribeauval 6 .
L’interchangeabilité consiste à produire une pièce de façon identique aux autres afin
qu’elle puisse être utilisée à la place de n’importe quelle autre lors de l’assemblage ou
de la réparation des objets, en l’occurrence des fusils et pièces d’artillerie. Au milieu
des années 1770, le directeur d’artillerie, Gribeauval, cherche à remplacer les
modèles de fusils de 1717 pour y appliquer les principes qu’il avait élaborés pour les
canons. Son choix porte alors sur le fusil proposé par Honoré Blanc, un maître
arquebusier qui fait usage de matrices et de calibres7 pour la production de certaines
pièces de la platine8. En effet, au cours des consultations qui avaient précédé ce choix,
le problème de la réparation des fusils était apparu comme crucial. La solution
proposée par Blanc, c’est-‐à-‐dire l’usage de pièces interchangeables, reçut les faveurs
de Gribeauval qui préconisait auparavant la présence d’un armurier par régiment
capable de forger les pièces nécessaires pour la réparation.
Honoré Blanc assure, dans une large mesure, la mise en pratique de l’idée
d’interchangeabilité aux fusils, « d’abord au sein de l’administration militaire [en tant
que contrôleur général des manufactures de fusils] puis en tant qu’entrepreneur
privé » (Peaucelle, 2005, p. 63). Dès 1777, il fabrique avec succès deux cents platines
interchangeables pour le régiment du roi, un succès qui contribue à sa nomination en
tant que contrôleur général des manufactures de fusils (idem.). Mais l’apparente
simplicité de l’idée d’interchangeabilité cache des exigences élevées, non seulement
en termes d’instruments de mesure et de machines-‐outils à même de produire des
pièces avec une précision suffisante, mais aussi en termes de main d’œuvre pour le
réglage des machines, l’usinage, le contrôle et la vérification. Face à ces défis, Blanc
6 Ce dernier s’inspire cependant de son expérience préalable au sein de l’armée autrichienne, nouvel allié français durant la guerre de Sept Ans (MacLennan, Ken, 2003, p. 259) ainsi que d’une idée de Jean-Florent de la Vallière qui avait, dès 1732, plaidé pour une normalisation des canons, alors restée sans succès (Peaucelle, 2005, p. 60). 7 « Pour limiter le limage des pièces forgées, il leur donne forme dès le forgeage en utilisant des matrices dans lesquelles le mouton estampe le fer à chaud. Les calibres permettent ensuite de vérifier simplement l’obtention des cotes » (Peaucelle, 2005, p. 67) ; cependant, le « modèle 1777 » ainsi produit exige toujours une finition manuelle à la lime (Brun, 2012). 8 La platine est la partie d’une arme à feu assurant la percussion et la mise à feu ; elle comprend notamment le chien (ou percuteur), la détente, la gâchette, le bassinet.
Chapitre 1 19
organise un essai public en 1785 afin d’obtenir un soutien financier des autorités
pour la mise en place d’un atelier pilote ; il obtient d’abord un soutien financier de
Gribeauval puis un prêt du pouvoir révolutionnaire pour la mise en place d’une
manufacture de platines dont il deviendra propriétaire (ibid., p. 73).
Contrairement au discours classique qui associe indéniablement interchangeabilité et
gain de productivité, dans le cas de l’artillerie et des fusils, la production de pièces
interchangeables contribue avant tout à une amélioration qualitative (ibid., p. 72).
Si « c’est notamment grâce à elle [l’artillerie de Gribeauval] que Napoléon gagnera ses
batailles » (ibid., p. 60), ce n’est pas en raison d’une augmentation de la productivité,
ou même de l’interchangeabilité des pièces sur le champ de bataille (qui reste alors
une chimère), mais bien plutôt suite à une augmentation de la portée et une
amélioration de la précision des tirs permises par la réduction du vent9. Et c’est bien
ici que se trouve l’aspect stratégique de cette normalisation qui permet d’expliquer
que les tables de Gribeauval soient conservées secrètes jusqu’en 1792 puis
uniquement publiées à cent vingt exemplaires destinés aux arsenaux (ibid., p. 60).
Malgré le succès technique de ce nouveau procédé, il demeure un échec sur le plan
économique et social. Les platines ainsi produites coûtent deux fois plus cher que la
fabrication artisanale et le volume produit ne permet pas de couvrir les besoins des
armées napoléoniennes (ibid.). La production mécanique de pièces interchangeables
nécessite en effet un investissement préalable en machines, en outils de mesure,
autres calibres et matrices ; elle appelle à un renforcement des procédures de
contrôle qui accaparent le temps des ouvriers et des inspecteurs, augmentant ainsi les
retouches et rebuts et réduisant d’autant la productivité (ibid., p. 73) ; enfin, elle
requiert la présence de contrôleurs et de mécaniciens capables de réparer ou de
régler les machines dont les cotes s’altèrent en cours de la production. Ce procédé
sera d’ailleurs abandonné par les autorités militaires françaises au début du XIXe
siècle – pour être repris dans les années 1860. Il est ici important de noter que cet
abandon ne résulte pas uniquement de considérations économiques, mais aussi
politiques face à la résistance des artisans et des officiers dont le rôle dans le
processus de fabrication était menacé. En effet, la production mécanique de pièces
9 Gribeauval invente notamment un appareil permettant de mesurer avec exactitude la dimension intérieure des canons, ce qui lui permet de réduire l’espace entre le boulet et le canon (ce que les artilleurs appellent « le vent ») afin d’en améliorer la portée et la précision tout en réduisant leur poids (Peaucelle, 2005, p. 60).
Chapitre 1 20
interchangeables réduisait le contrôle et l’influence des artisans sur la fabrication, au
profit des ingénieurs. Le passage d’une production semi-‐artisanale à une production
mécanique doit alors faire face à la résistance d’un corps de métiers bien structuré
qui repose sur un système de formation à la pointe de l’éducation militaire et
technique (MacLennan, 2003, pp. 262-‐263). Comme en témoigne un inspecteur des
Manufactures impériales d’armes lorsqu’il résume la situation française qui prévalait
alors: « Le changement des procédés de fabrication dans les Manufactures de l’État
était beaucoup plus grave pour la France que pour les États-‐Unis ou l’Angleterre. (…).
Les États-‐Unis étaient depuis fort longtemps habitués à faire des travaux mécaniques.
En France, nous possédions de vastes établissements et un personnel d’ouvriers
considérable que l’humanité défendait de renvoyer avant de leur avoir procuré des
moyens d’existence. Le changement ne pouvait donc être radical (…), il devait se faire
non par une création mais par une transformation du matériel aussi bien que du
personnel » (Brun, 2012, p. 83). Comme l’indique cette citation, ce procédé connaîtra
en effet un plus grand succès outre-‐Atlantique malgré quelques difficultés similaires.
La voie diplomatique empruntée pour le transfert de connaissances aux États-‐Unis
confirme l’importance potentiellement stratégique de ce nouveau procédé de
fabrication. En août 1785, le futur président des États-‐Unis, Thomas Jefferson, alors
ambassadeur en France, décrit avec intérêt, dans sa correspondance avec le
gouvernement fédéral, l’essai public organisé par Blanc auquel il avait assisté à Paris
quelques mois plus tôt. Il écrit notamment dans sa correspondance à John Lay10 que
le Congrès pourrait être intéressé par ce nouveau mode de fabrication des armes qui
repose sur l’usage de pièces interchangeables (Galland, 2001, p. 6; Peaucelle, 2005, p.
64). Il enverra d’ailleurs par la suite une copie d’un mémoire de Blanc où étaient
précisées les dimensions des pièces du « modèle 1777 » (Peaucelle, 2005, pp. 63-‐64).
En juin 1798, Jefferson est de retour au pays et l’armée fédérale passe commande
pour la fabrication de dix mille mousquets à livrer pour septembre 1800 (Woodbury,
1960, pp. 236-‐239). L’américain Eli Whitney11, surtout connu pour être l’inventeur de
10 L’un des auteurs avec Hamilton et Madison des fameux Federalist papers. 11 Ce dernier est souvent qualifié à tort au sein de la littérature anglophone de « père de la normalisation ». S’il est une réalisation historique de Whitney à retenir, c’est son invention d’une machine à égrener le coton qui révolutionnera l’industrie du textile par le gain de temps et la facilité engendrés et pour laquelle il déposa un brevet. Au sein de la littérature, il y a parfois confusion (notamment Maily, 1946) entre Eli Whitney et Albert W. Whitney : le second fut chairman de l’American Engineering Standard Association.
Chapitre 1 21
la machine à égrener le coton, voyait dans ce contrat une opportunité pour se sortir
d’une mauvaise passe financière et, bien que sans expérience dans l’armurerie, il
obtient le contrat (sur la base de faveurs semble-‐t-‐il). Attiré par les 5’000 dollars
d’avance destinés à la mise en place de l’atelier nécessaire (Ibid., p. 239), il avait
plaidé pour l’usage de la machine dans sa réponse à l’appel d’offres du
gouvernement12. En écho au discours de ses clients, il avait rapidement évoqué la
notion d’interchangeabilité dont il avait été informé par un courrier de Wolcott13, le
secrétaire au trésor en charge du dossier (Ibid., p. 245). Là encore, les résultats ne
sont pas au rendez-‐vous ; d’une part, lorsque Whitney présente les premières platines
à pièces interchangeables en présence de Jefferson et d’officiels du gouvernement en
janvier 1801, il prend garde à n’interchanger que les platines, et non les pièces qui les
constituent ; d’autre part, il fournit avec peine quelque cinq cents fusils en septembre
1801 et honorera sa commande avec presque dix ans de retard. Malgré ces difficultés,
il obtient d’autres commandes gouvernementales et, dès 1815, il collabore avec le
superintendant aux arsenaux, à la rédaction des spécifications techniques utilisées
pour les commandes gouvernementales de fusils (Weidlein & Reck, 1956, p. 14).
Ici aussi, ce « succès en trompe-‐l’œil » s’explique largement par les obstacles auxquels
il était confronté, tant lors de l’élaboration et de la mise au point des machines qu’à
l’occasion du recrutement de la main d’œuvre nécessaire : « [il] rencontra un obstalce
majeur dans la difficulté d’obtenir des bons ouvriers, en particulier ceux capables
d'agir comme contremaîtres sous ses nouvelles méthodes. (...). Dans une armurerie
avant l’époque de Whitney, chaque homme, hautement qualifié, produisait une partie
distincte d'un fusil. Cette division du travail, Whitney la supplantait en répartissant
tellement le travail que peu ou pas de compétences n’étaient demandées » (article du
12 En réponse à cet appel, il écrit au gouvernement: « I am persuaded that machinery moved by water, adapted to this business would greatly facilitate the manufacture of this article. Machines for forging, rolling, floating, boring, grindind, polishing, etc. may all be made use of advantage » (cité dans Freeman, 1997, p. 48). 13 Woodbury (1960, p. 240) souligne les largesses dont Wolcott fit profiter Whitney, notamment lors de modification des termes du contrat juste avant le départ du premier ; il relate aussi (p. 244) leur correspondance de 1798 au sein de laquelle Wolcott fait allusion au procédé de Blanc et obtiendra comme réponse de auquel Whitney: «misleading »!
Chapitre 1 22
New-‐York City Sun and Globe, du 29 mars 1928, cité dans Brady, 1929, p. 10)14. À la
différence du cas français, la poursuite de l’objectif d’interchangeabilité semble
bénéficier d’un plus grand soutien du gouvernement fédéral aux États-‐Unis : « Un
grand nombre d'hommes – les mécaniciens des armureries gouvernementales, les
entrepreneurs et les responsables gouvernementaux à Washington -‐ ont travaillé
longtemps et péniblement avec Withney pour pour ouvrir la voie à une nouvelle façon
de faire des canons. (...) Près d'un quart de siècle s’est écoulé avant que tous les
grands problèmes de conceptions et de production soient résolus et le système viable
dans tous ses détails » (Weidlein & Reck, 1956, p.13)15. Par la suite, il collabore aussi
avec d’autres armureries au bénéfice de commandes gouvernementales, dont il visite
les fabriques pour s’instruire des procédés de fabrication: « Il est très significatif
qu’après la signature du contrat en Juin 1798 Whitney soit allé à Springfield pour voir
leurs méthodes et de parler avec le superintendant » (Woodbury, 1960, p. 245)16.
Bien qu’il ait laissé son empreinte sur une génération d’armuriers qui offrira des
armes de légende au western américain17, la description usuelle d’Eli Whitney comme
« père de la normalisation » relève plus de la légende que d’une réalité historique.
Ce bref prélude à la normalisation offre plusieurs enseignements. Premièrement, il
révèle que les origines de la normalisation sont plus diffuses qu’habituellement
convenu. La normalisation affiche dès ses débuts une dimension
transnationale comme en attestent les diverses sources d’inspiration de Gribeauval
dans son entreprise réformatrice ou le transfert de connaissances entre la France et
les États-‐Unis opéré par Jefferson. La normalisation résulte de multiples échanges
d’idées par delà les frontières nationales et peut difficilement être réduite à l’action
14 Notre traduction : « [he] found great obstacle in the difficulty of getting good workmen, especially those capable of acting as foremen under his novel methods. (…). In an armory before Whitney’s day each man, highly skilled, produced himself a distinct part of a musket. This division of labor Whitney supplanted by so apportioning work that little or no skill was demanded ». 15 Notre traduction : « A great many men – mechanics in the government armories, contractors, and government officials in Washington – worked long and paintstakingly with Withney to smooth out the path for the new way of making guns. (…) almost a quarter of a century was to elapse before all the major problems of designs and production were solved and the system was workable in all its details ». 16 Notre traduction : « It is most significant that after signing the contract in June 1798 Whitney had gone to Springfield to see their methods and to talk with the superintendent ». 17 Ainsi Horace Smith, co-fondateur du Smith & Wesson travaillera au sein de l’atelier de Whitney ; de méme, le Col. Samuel Colt, père du revolver du même nom, charge Whitney de la production de ses premiers revolvers et visite sa fabrique dont il s’inspirera pour sa propre usine (Freeman, 1997, p. 48).
Chapitre 1 23
d’un inventeur isolé. Comme nous l’avons vu, plusieurs expériences antérieures
permettent une formalisation de ce procédé et le soutien des autorités publiques
nationales naissantes est crucial pour le succès de l’entreprise. Ceci nous amène au
second enseignement livré par cet épisode.
Deuxièmement, il illustre l’importance des liens entre les acteurs publics et privés et
la porosité de cette frontière dans la réalisation de l’idée d’interchangeabilité. La
normalisation émerge de l’action conjointe des officiels de l’armée et d’armuriers
privés et illustre la perméabilité des sphères d’action publiques et privées, à l’image
de Blanc qui passe d’une sphère à l’autre ou encore les relations étroites
qu’entretenait Whitney avec Wolcott ou avec l’administration en charge de la
rédaction des spécifications techniques pour les achats de l’armée: « En bref,
l'utilisation de pièces interchangeables normalisées dans la fabrication d'armes a
commencé dans le cadre des contrats d'achats militaires, et s’est propagée lorsque
des entrepreneurs [...] ont utilisé cette technique pour apporter de nouveaux produits
sur le marché » (Russell, 2005, p. 5)18. Ce soutien est d’autant plus nécessaire pour
réaliser les bénéfices économiques de la normalisation.
Troisièmement, contrairement à une lecture contemporaine de cet épisode qui
interprète les apports de l’interchangeabilité en termes de gain de temps lors de
l’assemblage, une limitation du stock, et une production plus rapide, les bénéfices
économiques de la normalisation les plus rudimentaires ne vont pas de soi. En France
comme aux États-‐Unis, le procédé n’est pas rentable à ses débuts, et implique même
des coûts importants. C’est pour des raisons qualitatives et non quantitatives que
l’interchangeabilité est introduite sur la base de considérations politiques et
stratégiques, bien plus qu’économiques. Son apport est d’ordre qualitatif et non
quantitatif, puisqu’il permet avant tout une amélioration des performances des pièces
d’artilleries et fusils en termes de sûreté de fonctionnement lors de la mise à feu, de
précision, de portée et de cadence de tirs. Plus important encore, la réalisation des
bénéfices économiques liés à la production mécanique de pièces interchangeables est
subordonnée aux conditions sociales et politiques qui permettent une nouvelle
division sociale du travail. Et il s’agit là du quatrième enseignement relatif aux
18 Notre traduction : « In short, the use of standards interchangeable parts in arms manufacturing began as part of the conditions of military procurement contracts, and spread as entrepreneurs […] used this techniques to bring new products to market. »
Chapitre 1 24
mutations sociales qui permettent l’avènement de l’interchangeabilité dans la
production.
Les prémisses de la normalisation démontrent l’ampleur des mutations sociales
qu’implique la fabrication de pièces interchangeables et soulignent les implications
plus larges de la normalisation pour la société. Ce qui n’apparaît a priori que comme
une simple exigence technique cache en réalité des transformations sociales qui
affectent profondément les arrangements sociaux qui prévalaient, en l’occurrence
dans l’artillerie et les manufactures d’État : « Ces réformes ont eu tendance à
concentrer le contrôle sur le processus de production dans les mains des ingénieurs
et de réduire l'influence des artisans sur le produit final » (MacLennan, 2003, p.
260)19 . Le succès de ce procédé dépend de l’existence de conditions sociales favorables permettant d’en faire l’un des fondements de l’industrie moderne.
Certaines contraintes de la fabrication mécanique étaient certes levées, notamment
avec des inventions telles que la machine à vapeur issue de la première vague
d’industrialisation. Mais la production mécanique de pièces interchangeables
nécessitait l’existence d’un salariat et d’une nouvelle division sociale du travail. La
résistance des armuriers de métier français face à l’introduction de cette méthode de
fabrication en témoigne. Cette méthode permettait d’une part de faire travailler des
ouvriers désormais peu qualifiés au sein des armureries, et d’autre part nécessitait de
nouvelles qualifications pour les tâches d’encadrement du travail mécanique. Comme
le soulignent les expériences françaises et américaines, la fabrication de pièces
interchangeables était indissociable de l’émergence du salariat, du développement de
machines-‐outils nécessaires pour produire en série et avec une précision suffisante,
des pièces dont la variété et la complexité nécessitaient tout l’art de l’ingénieur en
mécanique pour être orchestrées avec succès dans la manufacture, c’est-‐à-‐dire afin de
décomposer des objets complexes en pièces simples qui se prêtent à un travail
mécanique.
Comme nous allons le voir maintenant, l’encadrement institutionnel de la
normalisation internationale repose toujours sur des liens étroits entre acteurs
publics et privés. Ces liens jalonnent d’ailleurs l’histoire de la normalisation et feront
19 Notre traduction : « these reforms tended to concentrate control over the production process in the hands of designing engineers and to reduce the influence of manufacturing artisans over the final product. »
Chapitre 1 25
déjà l’objet de tensions persistantes au niveau national quant aux fondements
institutionnels les plus appropriés pour assurer le développement des normes et
spécifications techniques.
Genèse de la normalisation inter-‐nationale 1.2D’un point de vue organisationnel, les premières organisations de normalisation
datent du début du XXe siècle, mais il faut attendre la fin de la Première Guerre
mondiale pour voir les principaux belligérants se doter d’une organisation nationale
de normalisation. Les relations étroites entre autorités publiques et acteurs privés
apparaissent avec force au cours des deux Guerres mondiales où « normalisation et
réglementation se confondent largement chez la plupart des belligérants » (Galland,
2001, p.8) 20 . Cette institutionnalisation à l’échelle nationale vient cependant
cristalliser une volonté plus ancienne et indissociable des phases d’industrialisation
de simplifier et d’uniformiser, qui a émergé des interstices entre la manufacture et
l’État. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, de nouvelles organisations
professionnelles, les sociétés d’ingénieurs, voient le jour et développent des activités
de normalisation sur une base volontaire. Murphy et Yates (2011) parlent à cet égard
d’un « mouvement pour la normalisation» afin de souligner le rôle d’entrepreneurs
politiques de certains ingénieurs dont l’action transnationale contribue à
l’organisation de la normalisation à une échelle nationale et internationale. Sous cet
angle, l’établissement des premières organisations de normalisation relève de
motivations épistémiques plus qu’économiques : « Historiquement, le savoir
technique, et non l'intérêt de l'entreprise, est venu en premier » (ibid., p. 161)21. Ce
mouvement transnational des ingénieurs pour la normalisation contribue alors à
l’émergence de nombreuses organisations, qu’elles soient de nos jours qualifiées
20 En Allemagne, c’est par exemple dans le contexte du plan Hindenbourg que le « Königliche Fabrikationsbüro » est instauré, fin 1916, pour unifier le matériel en usage dans l’armée. Face à la nécessité d’associer les constructeurs de machine à cette tâche, ce bureau contacte le « Verein Deutscher Ingenieure » et conclut un accord, en mai 1917, qui conduit à la fondation du « Normalienausschuss für den allgemeinen Maschinenbau » en charge d’unifier les pièces courantes des machines (vis, rivets, etc.) (C. Clarke, 2003, p. 53). En France, c’est selon Maily pour « aider à la reconstruction des régions dévastées » qu’un décret de juin 1918 institue la Commission permanente de standardisation (CPS) dont les compétences sont limitées aux produits et matériaux de (re-)construction. Cette première tentative sera un échec et prendra fin en 1924, avec la suppression de la faible subvention gouvernementale accordée à l’organisation (Maily, 1946, pp. 158–164). L’Association française de normalisation (AFNOR) ne verra le jour qu’en 1926, face à la nécessité d’une représentation française lors de l’imminente création d’une organisation internationale de normalisation regroupant les associations nationales de normalisation (Mailly, 1946, pp. 331-334). 21 Notre traduction : « Historically, engineering knowledge, not the interest of the firm, came first. »
Chapitre 1 26
d’organisation formelle (normes de jure) ou informelle (normes de facto) de
normalisation. Le succès de ce mouvement reste cependant difficilement concevable
sans le soutien des autorités publiques qui établissent alors des laboratoires
nationaux de recherche et de métrologie. Ces laboratoires développent les normes
scientifiques de base nécessaires au développement des activités de normalisation
sectorielle et aux besoins des industries naissantes. Par ailleurs, les autorités
publiques voient rapidement dans les normes un moyen de poursuivre l’unification
du marché national tout en répondant aux effets déstructurants de la production
industrielle. Elles s’appuient alors sur les spécifications techniques pour l’application
de certaines législations qui introduisent le recours à la méthode scientifique
d’analyse.
En 1901, la première organisation de normalisation nationale voit le jour en Grande-‐
Bretagne : l’Engineering Standards Committee (ESC). Ce comité est établi à l’initiative
de l’Institution of Civil Engineers, en collaboration avec d’autres sociétés
d’ingénieurs22. Dès 1902, l’ESC obtient un support gouvernemental de 3000 £ pour
ses activités, suite à une réunion avec Arthur Balfour, bientôt Premier ministre (BSI,
1951, p. 30). L’un des ingénieurs de l’ESC, Charles le Maistre, joue par la suite un rôle
central lors la création de la première organisation formelle de normalisation
internationale, la Commission Electrotechnique Internationale (CEI)23, dont il sera
22 Il s’agit de l’Institue of Mechanical engineers, l’Institue of Of Naval Architects, et de l’Iron and Steel Institute. 23 Faisant suite à une série de congrès internationaux sur l’électricité, une résolution pour établir une commission internationale est adoptée en 1904, lors de la conférence de St-louis, sous la présidence de Thomson. Les organisations anglaise et américaine assurent le développement des statuts de l’organisation et leur adoption lors de la conférence, à Londres, en 1906, qui débouchent sur l’établissement de la CEI (Yates & Murphy, 2007) (Yates & Murphy, 2007, pp. 11-12). Il n’est pas inintéressant de constater que cette conférence de Londres sera présidée par le directeur de la branche anglaise de Siemens et neveu du fondateur, Alexander Siemens. La CEI est alors fondée en 1906, lors du Congrès de Londres, par diverses sociétés d’ingénieurs qui illustrent le rôle actif de certains industriels pour porter la normalisation hors des enceintes de l’usine. Parmi les membres fondateurs de la CEI, l’American Institute of Electrical Engineers créé en 1874 (AIEE, aujourd’hui IEEE, dont les normes sont mondialement utilisées, voir http://www.ieee.org/about/ieee_history.html, accès le 17 juin 2013) et qui comptera d’importantes figures de l’industrie parmi ses présidents, à l’instar d’Elihu Thomson (1889/1890), Graham Bell (1891/1892), ou encore Edwin Houston (1893-1895) (voir, http://www.ieeeghn.org/wiki/index.php/Presidents_of_the_American_Institute_of_Electrical_Engineers_(AIEE) accès le 17 juin 2013). La Grande-Bretagne est représentée par un membre de l’ESC, l’Institute of Electrical Engineering (IEEE) dont Le Maistre fait partie (Yates & Murphy, 2007, p. 7). L’Allemagne est représentée par l’Elektrotechnischer Verein (l’actuel Verein Deutscher Elektroingenieure) qui avait vu le jour en 1879 à l’initiative de Werner Siemens. Signalons enfin que des sociétés d’ingénieurs représentant l’Autriche-Hongrie, la France, le Canada ou l’Italie accompagnent ce mouvement et participent à la fondation de la CEI.
Chapitre 1 27
premier secrétaire. C’est aussi à cette période que les associations aujourd’hui
qualifiées d’organisations informelles de normalisation sont créées. L’American
Society for Testing and Materials (aujourd’hui ASTM International) est créée en 1898
afin de résoudre le conflit entre les compagnies de chemins de fer et leurs
fournisseurs industriels concernant la qualité de l’acier, objet du premier comité
technique de cette organisation (ASTM, 1998, pp. 30-‐31). Cette organisation occupe
rapidement une place importante dans les activités de normalisation; elle compte des
membres influents comme Henry Ford et ses normes seront traduites en espagnol et
en français par le Département du Commerce dès 1916 pour les besoins des consulats
et représentations économiques (Brady, 1929, p. 72). De même, l’American Society of
Mechanical Engineers (ASME), créée en 1880 par les ingénieurs pour faire face aux
défis de l’industrialisation, oriente clairement son travail à des fins de normalisation.
Elle compte des membres renommés, à l’instar de Frederick W. Taylor qui sera son
président de 1906 à 1907, et ses normes seront considérablement renforcées par le
gouvernement. Ainsi, le code de l’ASME réunissant les spécifications techniques pour
le test des chaudières et réservoirs sous pression (Boiler and Vessels Testing Code),
est repris dès 1915 dans la plupart des États américains ainsi qu’au Canada suite à
plusieurs catastrophes provoquées par l’explosion de chaudières24 (Reck, 1956, p.
68).
La reconnaissance des activités des organisations de normalisation est largement
facilitée par l’action gouvernementale qui, d’une part, recourt aux normes à des fins
de régulation des marchés, comme dans le cas des chaudières et, d’autre part, établit
des instituts de recherche nationaux qui produisent les connaissances scientifiques à
la base des nouvelles industries. On peut ainsi mentionner la création du
Physikalische-‐Technische Reichsanstalt allemand, du National Bureau of Standards
(NBS) aux États-‐Unis ou, en France, du Laboratoire d’essais mécaniques, physiques,
chimiques et des machines, du Conservatoire National des Arts et Métiers (Harriman,
1928; Russell, 2007, pp. 190–194). Ces laboratoires fournissent un soutien indéniable
aux nouvelles activités industrielles, notamment dans l’élaboration de normes
24 « Having established the Boiler Testing Code in 1884, ASME formed a Boiler Code Committee in 1911 that led to the Boiler & Pressure Vessel Code (BPVC) being published in 1915. The BPVC was later incorporated into laws in most US states and territories and Canadian provinces » (http://www.asme.org/about-asme/history , accès le 17 juin 2013).
Chapitre 1 28
scientifiques de base ou dans la réalisation d’études et de comparaisons des normes
en usage dans des secteurs industriels, tels l’acier ou les mines (Brady, 1929, p. 127).
Dans le même temps, les normes développées par ces laboratoires, ainsi que celles
d’associations professionnelles, fournissent aux gouvernements les bases nécessaires
pour faire face aux défis sociotechniques engendrés par l’avènement d’une économie
industrielle.
Le recours gouvernemental aux produits de la normalisation s’inscrit en effet dans
plusieurs registres: protection des clients face aux dangers associés aux nouveaux
produits et aux pratiques commerciales déloyales (Cochoy, 2002a), soutien au
développement industriel (Russell, 2005, 2007), unification du marché national
(Egan, 2001), ou encore attribution des marchés publics (Reck, 1956). L’action
gouvernementale en matière de normalisation n’est donc pas sans ambivalence
puisqu’elle contribue aussi bien à soutenir l’initiative privée qu’à la limiter : « il y a
certainement une gamme de normes promulguées par le gouvernement, mais alors
que certaines sont organisées dans le but de réglementer et de limiter le secteur
privé, d'autres sont créées pour aider et soutenir l'innovation technologique dans le
secteur privé » (Russell, 2007, p.13)25.
La variété d’usages potentiels des normes par le gouvernement est immédiatement
un enjeu de luttes, comme l’atteste l’institutionnalisation du bureau des normes
américain (National bureau of standard, NBS). Le NBS est un laboratoire technique et
scientifique institué en 1901, par un acte du Congrès qui le place sous la
responsabilité du département du commerce. Selon cet acte, le NBS est responsable
notamment de la consignation des normes, de la comparaison des normes utilisées
dans la recherche scientifique ou commerciale, et de l’élaboration, « lorsque
nécessaire», de normes (loi citée dans Brady, 1929, p. 124). Cette dernière ambiguïté
permet de justifier l’incursion du NBS dans de nouveaux domaines de normalisation
et suscite la résistance des industriels et associations professionnelles au début du
XXe siècle, en raison de la contrainte potentielle des normes développées par le NBS
(ASTM, 1998, p. 32). On comprend mieux, dès lors, l’existence d’un comité de
supervision des activités du NBS dont la composition assure la prépondérance des
25 Notre traduction : « there certainly is a range of government-promulgated standards, but while some are created for the purpose of regulating and restricting private industry, others are created to assist and sustain technological innovation in the private sector. »
Chapitre 1 29
intérêts de l’industrie et dont les attributions lui permettront à terme et comme nous
allons le voir, d’orienter les activités du NBS en faveur du développement industriel
plutôt qu’en soutien à une régulation contraignante des marchés (Olshan, 1993, pp.
324–325)). Il semble alors que ce soit précisément parce que ce bureau révèle les
limites de l’autonomie des sphères publique et privée qu’il constitue potentiellement
une menace ou au contraire un support pour affirmer l’autorité de l’une ou de l’autre
sphère dans la régulation de nouveaux domaines, tels l’acier ou les chaudières sous
pression.
Aux États-‐Unis, où le NBS (National Bureau of Standards) ainsi que des associations
sectorielles de normalisation existent depuis le début du siècle, l’institutionnalisation
d’une association faîtière ravive la tension déjà présente quant au rôle respectif de
l’État et des acteurs privés dans l’encadrement de la normalisation nationale. Dès
1911, l’AMSE propose sans succès la création d’un comité conjoint pour éviter le
développement de normes contradictoires dans le domaine de l’électricité. L’AIEE
(aujourd’hui IEEE) reprend le flambeau en 1916 et invite formellement l’ASTM,
l’ASME ainsi que deux associations de normalisation sectorielles aux activités
normatives à se réunir pour planifier l’établissement d’une ONN. Consécutivement,
ces cinq membres constituent l’American Engineering Standards Committee (AESC)
en 1918 avec pour tâche d’éviter la duplication des travaux de normalisation et les
conflits juridictionnels. Lors de la réunion fondatrice et suite à l’élection du premier
président Comfort A. Adams, le procès verbal révèle que l’une des premières
décisions est d’inviter les départements du Commerce, de la Marine et de la Guerre à
rejoindre l’association en tant que membres fondateurs, enjoignant alors le président
« à utiliser toute sa force de persuasion pour assurer l’acceptation de telles
invitations » (Adams, 1956, p. 24)26. Une fois l’invitation acceptée, le président
observe que : « Dès le début, donc, l'AESC avait un statut quasi-‐
gouvernemental » (idem)27.
Malgré le besoin de reconnaissance publique attestée par la création de l’AESC,
l’absence d’orientation claire quant à sa « souveraineté », selon les termes du premier
secrétaire de l’association, et quant à sa relation avec le NBS attisent les conflits
26 Notre traduction : « to use his endeavor to secure their acceptance of such invitations. » 27 Notre traduction : « From the beginning, therefore, the AESC had a quasi-governmental status. »
Chapitre 1 30
relatifs aux acteurs ayant autorité à définir la norme (ibid., p. 25 ; Olshan, 1993). Le
problème de « souveraineté » renvoie alors à l’opposition entre une vision qualifiée
de « states’ righters » et « federalist ». Les premiers sont opposés à une intervention
fédérale forte et veulent accorder une fonction nominale à la nouvelle association qui
n’a pas à interférer dans les activités substantielles de la pléthore d’organisations
engagées dans les activités de normalisation28. Les seconds plaident au contraire pour
« une organisation centrale forte qui jouerait un rôle dynamique dans le
développement des normes et orienterait l’ensemble du mouvement de
normalisation » (Adams, 1956, p. 25). À cet égard, les premiers l’ont emporté,
l’association n’aura en effet qu’une tâche de coordination et de représentation, ainsi,
aujourd’hui encore, elle n’élabore pas à proprement parler de normes. Il ne faut pas
pour autant conclure que cette option implique l’absence totale de soutien étatique,
comme en témoigne la réorientation des activités du NBS en faveur du
développement industriel plutôt qu’en soutien à une régulation contraignante des
marchés (Olshan, 1993). Ainsi, le développement des normes glisse progressivement
aux mains des entrepreneurs privés et, dans ce mouvement, le NBS, officiellement
sous la responsabilité du département du Commerce américain, devient un auxiliaire
des travaux élaborés par l’AESC : « La relation du NBS à l’ASA était une relation de
subordination et de service» (Olshan, 1993, p. 324)29. Comme nous allons le voir, de
nos jours, la normalisation aux États-‐Unis est toujours caractérisée par une
intervention gouvernementale visant à renforcer l’autorité des associations
sectorielles de normalisation, soit en encourageant la participation des experts
gouvernementaux au sein de ces organisations, soit en référençant leurs normes au
sein de la législation, ou encore et surtout, en assurant leur reconnaissance
internationale au sein d’accords internationaux ou régionaux.
2. Encadrement institutionnel de la normalisation internationale
L’importance de la normalisation internationale a franchi un seuil crucial depuis
l’entrée en vigueur des Accords de Marrakech et la création de l’Organisation
28 En 1927, le journal Electrical World recense déjà 60 villes et 48 états de même que plus d’une cinquantaine de bureaux gouvernementaux et plus 200 organisations et associations professionnelles développant des activités de normalisation (voir Brady, 1929, p. 258). Face à cette complexité, Brady souligne le besoin d’une normalisation des normes. 29 Notre traduction : « the relationship of the NBS to ASA was one of subordination and service. »
Chapitre 1 31
mondiale du Commerce (OMC) en 1995. Contrairement au GATT (General Agreement
on Tariffs and Trade), dont les dispositions en matière de réglementation technique
demeuraient peu contraignantes 30 , l’Accord sur les Obstacles techniques au
commerce (OTC), l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), l’accord sur
les marchés publics (AMP) et l’accord sur l’application des mesures sanitaires et
phytosanitaires (SPS), qui font partie intégrante du dispositif réglementaire de l’OMC,
confèrent aux normes internationales un rôle majeur dans l’harmonisation des
spécifications techniques appliquées aux biens et services31. Ainsi au sein des accords
OTC, la réglementation des États n’est acceptable que si elle répond à des « objectifs
légitimes » clairement établis, tels que la sécurité, la santé ou l’environnement. Par
ailleurs, l’objectif d’éliminer les obstacles « non-‐nécessaires » au commerce engage à
remplacer les normes établies dans le seul cadre national par les normes
internationales existantes32. L’adoption des divers accords de l’OMC accordant une
place prépondérante aux normes internationales semble cependant autant répondre
à une volonté de libéralisation des échanges commerciaux à l’échelle de la planète,
qu’offrir une réponse aux préoccupations grandissantes concernant le rôle des
normes dans la construction d’espaces économiques régionaux et aux obstacles
techniques pouvant en résulter pour l’économie mondiale.
C’est dans le cadre de la politique d’intégration des marchés de l’Union européenne
que la normalisation a connu l’un de ses développements les plus importants.
En 1985, la résolution du Conseil européen 85/C 136/01 sur une « nouvelle
approche » en matière d’harmonisation et de normalisation technique a
profondément transformé le cadre institutionnel de la politique réglementaire en
Europe. En réponse au rôle croissant de la Cour de justice européenne dans la
30 Les pays membres du GATT développent un « Code de la Normalisation » lors du Tokyo Round (1973 - 1979) avec pour objectif d’adresser les obstacles non tarifaires au commerce international incluant notamment à l’article 2.2 l’exigence du recours aux normes internationales afin d’éviter toute entrave au commerce des produits. Cependant, comme son nom l’indique, ce code n’avait pas à être adopté par la totalité des membres du GATT et le degré de contrainte des normes internationales restait subordonné à la volonté des États membres du GATT d’adopter ce code (Nicolas, 1994 ; Gueguen, 1993). On peut cependant noter qu’à l’époque déjà, la définition d’une organisation de normalisation sera l’une des difficultés rencontrées dans l’élaboration de ce code, à côté de la prise en considération des pays en voie de développement (Middleton, 1980). 31 Voir en particulier l’article 2 et l’Annexe 3 de l’Accord OTC, l’article VI :4 de l’AGCS, l’article VI :2 de l’Accord AMP et l’article 3 et 12 :4 de l’accord SPS. 32 Dans le domaine des services, l’article VI de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) conditionne d’une façon similaire la souveraineté réglementaire dans le domaine des services.
Chapitre 1 32
résolution des conflits relatifs à la réglementation du marché intérieur, cette
résolution prépare la réalisation du marché unique de telle sorte que les
spécifications techniques ne se transforment pas en obstacle insurmontable au
commerce intérieur européen. La nouvelle approche fournit un cadre pour
l’harmonisation du droit communautaire européen relatif aux exigences essentielles
et générales des biens échangés sur le marché, en particulier dans le domaine de la
santé, de la sécurité, de l’environnement et de la protection des consommateurs. Elle
permet ainsi de séparer la définition des objectifs légitimes (exigences essentielles et
générales) des moyens permettant de les atteindre : les premiers étant du ressort des
États membres et les seconds des organisations européennes de normalisation. Selon
les secteurs concernés, les spécifications techniques sont ainsi, soit fondées sur la
reconnaissance mutuelle des normes nationales, soit déléguées aux organismes
européens de normalisation. Dans la plupart des secteurs, la procédure de contrôle de
conformité aux normes relève par ailleurs de l’autorégulation, puisque les produits
mis sur le marché bénéficient d’une présomption de conformité fondée sur la seule
déclaration du fabricant (marquage de conformité européenne, CE). Ainsi, la nouvelle
approche européenne a non seulement renforcé l’importance des normes volontaires
dans le marché unique, mais elle a également permis de rallier des pays extérieurs au
système européen de normalisation en évitant le coût des essais et des certifications
réalisés par des tierces parties et en fournissant la possibilité d’une adoption
simultanée des normes internationales comme européennes à travers les accords dits
de Dresde et de Vienne. Le résultat, en grande partie involontaire, a été un
positionnement stratégique fort des normes européennes sur le marché mondial
(Egan, 2001; Vogel, 1995).
Plus récemment, la Commission européenne, consciente de l’existence d’un système
européen de normalisation à portée internationale de plus en plus vaste et dense, y a
vu également un moyen à même de soutenir l’agenda de Lisbonne adopté lors de la
réunion du Conseil européen de mars 2000 et visant à faire de l’Europe « l’économie
la plus compétitive et dynamique fondée sur le savoir dans le monde ». Les services
étant un élément essentiel du programme, un nouvel accent a été mis sur les normes
de services avec l’adoption de la directive 2006/123/CE relative aux services dans le
marché intérieur. Afin de poursuivre l’unification du marché intérieur des services, la
directive considère la promotion de la qualité et de la transparence dans les
Chapitre 1 33
prestations de services comme l’un des objectifs-‐clés et encourage explicitement le
travail des professionnels de la normalisation à cette fin (préambule 102 et article 26
de la directive 2006/123/CE). La poursuite de la normalisation des services suppose
alors le développement d’un cadre institutionnel européen permettant notamment à
la Commission d’initier des travaux dans ce domaine d’activité. Si les organisations de
normalisation européenne ont tout d’abord reçu des mandats exploratoires en vue de
la normalisation des services33, une réforme plus large du système européen de
normalisation a été entreprise en vue d’étendre la nouvelle approche au domaine des
services.
Cette réforme a abouti à l’adoption du « règlement (UE) 1025/2012 du Parlement
européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relatif à la normalisation européenne »
entré en vigueur au 1er janvier 2013. Ce règlement, adopté par près de 95% des
parlementaires européens en première lecture, étend notamment la nouvelle
approche au domaine des services et prévoit une meilleure coopération entre les
organisations européennes de normalisation (OEN), les organisations nationales de
normalisation (ONN) et la Commission européenne, notamment lors de l’élaboration
des mandats de normalisation par cette dernière. Il donne la possibilité à la
Commission de mandater les OEN pour l’élaboration de normes dans le domaine des
services. De plus, ce règlement renforce le financement public de la participation des
organisations européennes représentant les parties prenantes les plus faibles, telles
que petites et moyennes entreprises, consommateurs, travailleurs et associations
environnementales. On peut cependant noter que la faillite de l’organisation
européenne dédiée à la représentation des PMEs peu après l’adoption de cette
33 Le premier mandat de programmation (M 340) en octobre 2003 avait pour objectif d’identifier, de la façon la plus large possible, les possibilités et domaines prioritaires en matière de normalisation des services33. Après plusieurs réunions, la Commission adresse, en 2005, un second mandat (M 371) au CEN, dans le domaine des services. Onze projets sont élaborés en réponse à ce deuxième mandat, en 2007, avec le soutien d’une demi-douzaine d’organisations nationales de normalisation. Parmi eux, le projet au spectre le plus large est incontestablement le CEN Horizontal European Service Standardization Strategy (Chesss). Celui-ci étudie la faisabilité d’une approche générique de la normalisation des services en Europe afin de faciliter l’établissement d’un marché intérieur des services transparent et libre de toutes entraves nationales. Il démontre sans surprise les avantages d’une normalisation horizontale et recommande le développement d’une norme générique unique, comprenant des thèmes comme l’information transmise au client, la facturation, le traitement des plaintes et réclamations ou encore l’innovation (Chesss Consortium, 2009).
Chapitre 1 34
réglementation 34 , et ce en dépit d’un nouvel article expressément dédié à la
représentation des PMEs (art. 6), ne laisse en rien présager de l’effectivité de ce
soutien.
La politique active de normalisation, poursuivie en Europe à des fins de construction
du marché intérieur, n’est pas sans équivalent en Amérique du nord. Outre-‐
Atlantique, le développement d’un espace économique régional a aussi fait appel aux
normes internationales en vue d’abaisser les obstacles non tarifaires au commerce.
L’Accord de libre-‐échange nord-‐américain (ALENA), signé en décembre 1992 par le
Canada, le Mexique et les États-‐Unis et entré en vigueur le 1er janvier 1994 en vue de
la création d’une zone de libre-‐échange renvoie à l’usage de normes internationales,
afin d’éviter les obstacles techniques au commerce. Ainsi, l’article 905 de l’ALENA
semble largement préfigurer l’article de l’OMC relatif aux obstacles techniques et
engage les parties à faire usage de normes internationales existantes ou imminentes,
l’usage de normes nationales n’étant acceptable qu’afin de remplir des « objectifs
légitimes ».35 De même, les États-‐Unis disposent aussi d’un cadre législatif robuste
afin de soutenir les activités de normalisation nationale et internationale réalisées sur
une base sectorielle. Ainsi, le National Technology Transfert and Advancement Act
de 1995 et la circulaire A-‐119 de l’Office of Management and Budget (OMB) révisée
pour la dernière fois en 1998, incitent les agences fédérales à utiliser des normes
volontaires au lieu des normes gouvernementales et à participer à leur élaboration au
sein des organisations nationales et internationales de normalisation. Au sein de ce
cadre législatif, le National Institute of Standards and Technology (NIST,
anciennement NBS) est chargé de la coordination des activités gouvernementales en
la matière. Ainsi, en 2010, plus de 3 300 collaborateurs provenant de 26 agences
fédérales ont contribué à l’élaboration de normes volontaires au sein de près de
500 organisations formelles ou informelles de normalisation (Donaldson, 2010). À la
34 Il s’agit de NORMAPME, une association sans but lucratif créée en 1996 pour représenter les PMEs dans la normalisation européenne. Ses activités ont cessé au 1er mars 2013 suite à la non-reconduction d’un accord de financement avec la commission européenne. Voir notamment : http://latvijas-buvnieku-asociacija.lv/wp-content/uploads/Minutes-1-3-2013-EN.pdf , p. 4, accès le 31 mai 2013. 35 Article 905 : « Each Party shall use, as a basis for its standards-related measures, relevant international standards or international standards whose completion is imminent, except where such standards would be an ineffective or inappropriate means to fulfill its legitimate objectives, for example because of fundamental climatic, geographical, technological or infrastructural factors, scientific justification or the level of protection that the Party considers appropriate ». Voir plus généralement le chapitre 9 « standards-related measures » au sein de la partie de l’accord dédiée aux « technical barriers to trade ».
Chapitre 1 35
même époque, plus de 400 collaborateurs du NIST ont contribué au développement
de normes au sein de 1 400 comités techniques établis sous les auspices
d’organisations formelles et informelles de normalisation (Puskar, 2009). Si le NIST
est en charge de la coordination des activités de normalisation des agences
gouvernementales, un rôle équivalent échoit à l’ANSI quant aux nombreuses
organisations sectorielles de normalisation.
En effet, l’Institut national américain de normalisation (American National Standards
Institute, ANSI, anciennement l’ASA ou l’AESC), un organisme privé à but non lucratif,
joue un rôle important de coordination. Bien qu’il ne développe pas de normes,
comme nous l’avons mentionné plus haut, son mandat le charge explicitement de
coordonner la représentation des intérêts américains au sein de l’ISO et de la CEI. De
même, l’ANSI est en charge de la coordination des quelque 200 organisations de
normalisation et de leur accréditation en fonction de la conformité de leur procédure
d’élaboration des normes aux exigences essentielles édictées par l’ANSI36 . Ces
exigences inspireront par ailleurs largement les critères de l’OMC en matière de
normes internationales. Ainsi, la participation directe des agences gouvernementales
ne représente qu’une partie des liens entre autorités publiques et normalisation. On
peut noter à cet égard que plus de 8 600 normes sont référencées au sein de la
législation américaine et plus de 10 500 dans les procédures d’achat public37. Enfin,
les comités de direction des principales organisations de normalisation comportent
souvent des responsables publics. L’ANSI compte ainsi, parmi ses membres, non
seulement des représentants de l’industrie et de la société civile, mais aussi des
agences gouvernementales et d’autres organismes de normalisation38.
36 Ces exigences sont entre autres un processus équitable (due process) et ouvert (openess), l’absence de domination d’un groupe particulier et une représentation des intérêts équilibrée (balance), l’examen des différentes opinions (consideration of views and objection) et une prise de décision fondée sur le consensus (consensus vote). Voir : http://publicaa.ansi.org/sites/apdl/Documents/Standards%20Activities/American%20National%20Standards/Procedures,%20Guides,%20and%20Forms/2013_ANSI_Essential_Requirements.pdf , accès le 17 juin 2013. 37 Informations disponibles en ligne : http://standards.gov/sibr/query/index.cfm (accès le 17 juin 2013). 38 Parmi les représentants des agences gouvernementales : Environmental Protection Agency, Food and Drug Administration, Department of Defense ; parmi les représentants de l’industrie : Motorola, IBM, Rockwell Automation, Boeing ; parmi les représentants des organisations de normalisation : Institute of Electrical and Electronics Engineers, ASTM International, ASME, Underwriters Laboratories ; et parmi les représentants de la société civile : National Consumer League, Consumers Union. Informations disponibles en ligne : http://www.ansi.org/about_ansi/structure_management/board_directors/board_directors_members.aspx?menuid=1 (accès le 17 juin 2013).
Chapitre 1 36
Comme le souligne cependant une approche juridique, il faut bien distinguer la
circulaire de l’OMB de l’usage des normes internationales dans le cadre réglementaire
de l’OMC, de l’ALENA ou en Europe. Alors que la première réaffirme la primauté des
exigences législatives et encourage à ce titre la participation des administrations
fédérales américaines et l’adoption de normes internationales répondant à ces
exigences, les seconds affirment d’abord la primauté des normes internationales ou
européennes et requièrent des autorités nationales qu’elles justifient toute déviation
(Wirth, 2009, p. 96). Dans cette perspective, les normes internationales ont à la fois
une dimension offensive et défensive, puisqu’elles peuvent opérer « (...) soit comme
une épée – une norme négative utilisée pour contester une action ou une
réglementation nationale – soit comme un bouclier – un point de référence
internationalement convenu qui renforce la légitimité d'une mesure nationale » (ibid.,
p. 80)39. Bien que cette approche juridique place l’État au cœur des mécanismes de
reconnaissance des normes internationales, leur reconnaissance n’est de loin pas
uniquement adossée aux compétences territoriales de l’État.
La normalisation internationale s’appuie en effet sur un cadre institutionnel qui
relève à la fois de logiques endogènes faisant la part belle au principe de souveraineté
nationale et de logiques exogènes propres au capitalisme, dans la reconnaissance des
normes (Graz, 2006). La reconnaissance des normes internationales intervient au
travers de multiples activités et s’inscrit dans un espace de régulation adossé à la fois
à l’espace du marché global et des régulations nationales. Le concept de « régime
tripartite de la normalisation » rend bien compte de l’enchâssement des compétences
territoriales de l’État et des forces impersonnelles du marché dans l’encadrement
institutionnel de la normalisation internationale (Loconto & Busch, 2010). Dans cette
perspective, les normes internationales permettent d’assurer un certain ordre dans
les pratiques du marché au niveau transnational car elles offrent un dispositif de
jugement partagé à une variété d’acteurs publics et privés. L’existence d’un dispositif
de jugement partagé est, à son tour, rendu possible par les mécanismes de
l’accréditation et de la certification au fondement de la confiance accordée aux
normes internationales. Alors que l’accréditation relève généralement de la
39 Notre traduction : « (…) either as a sword—a negative standard used to challenge a domestic regulatory action—or a shield—an internationally agreed reference point that bolsters the legitimacy of a national measure. »
Chapitre 1 37
compétence de l’État qui attribue à une organisation (généralement publique) la
capacité de reconnaître la compétence des entreprises de certification, la certification
est une activité privée au cours de laquelle la conformité aux normes d’organisations
publiques ou privées est reconnue. La reconnaissance des normes internationales est
ainsi indissociable à la fois du mécanisme public de l’accréditation et privé de la
certification. C’est donc par l’entremise des transferts formels et informels d’autorité
que sont reconnues les normes internationales sur la base des mécanismes
conventionnels de régulation et des mécanismes privés de certification offrant
ensemble un dispositif de contrôle au sein des chaînes de sous-‐traitance à l’échelle
mondiale. Face aux transferts formels et informels d’autorité aux acteurs de la
normalisation internationale, on comprend à quel point la définition d’une
organisation de normalisation internationale à même de produire de telles normes
est un enjeu de luttes.
Qu’est-‐ce qu’une organisation de normalisation internationale ? 2.1Le rôle majeur de la normalisation internationale dans l’harmonisation des
spécifications techniques des biens et des services échangés à travers le monde et la
primauté accordée aux normes internationales posent avec acuité la question des
conditions de leur définition. En effet, en dépit de la formulation prudente de l’OMC40,
toute une gamme d’organismes internationaux peut légitimement définir des
spécifications techniques susceptibles d’affecter la façon dont les biens et services
sont échangés et négociés à travers le monde. En Europe et au sein de l’ISO, le
développement des normes suit le modèle dit de la délégation nationale, selon lequel
une organisation officiellement reconnue par les pouvoirs publics assure l’élaboration
d’une position nationale représentée au niveau international. Mais, aux États-‐Unis ou
dans le cas de certaines normes de consortium, l’élaboration des normes intervient
selon le modèle de la participation directe, où les entreprises multinationales, les
groupes d’intérêts professionnels ou des régulateurs publics peuvent accéder
directement aux travaux de normalisation à prétention internationale. Deux
conceptions s’affrontent donc en matière de reconnaissance des normes
40 Ces critères sont la transparence, l’ouverture, l’impartialité et le consensus, l’efficacité, la pertinence et la cohérence, et la prise en compte des préoccupations des pays en développement (voir « Décisions et recommandations adoptées par le Comité des obstacles techniques au commerce de l’OMC depuis le 1er janvier 1995 » (G/TBT/1/Rev.9)).
Chapitre 1 38
internationales: pour les uns, les procédures garantissant une représentation
nationale sont centrales ; pour les autres, c’est leur utilisation qui prime, éludant ainsi
la question de la légitimité d’une norme imposée de façon unilatérale.
Derrière les différentes définitions d’une organisation de normalisation
internationale se joue ainsi un « épisode pour l’autorité à définir la norme » (Dudouet
et al., 2006, p. 378). Le système de normalisation européen, ainsi que l’ISO favorisent
un système coordonné de normalisation, où une organisation officiellement reconnue
par les pouvoirs publics est en charge de l’élaboration des normes dont la
reconnaissance relève de la compétence territoriale de l’État souverain. Au contraire,
les États-‐Unis promeuvent le principe de la participation directe des experts au sein
d’un système fragmenté et organisé sur une base sectorielle, où de multiples
organisations sont en concurrence pour la définition de la norme, faisant alors la part
belle aux arbitrages du marché dans la reconnaissance et l’acceptation des normes.
Autrement dit, « le principal point de désaccord entre Européens et Américains est de
savoir si une norme internationale est tout simplement une norme qui bénéficie d’une
acceptation internationale de facto ou de jure et est utilisée par l’industrie, ou si elle
doit émaner d’un organisme ayant manifestement un caractère international au sens
qu’il a une représentation internationale de membres nationaux et qu’il possède un
système de vote international fondé sur ces membres nationaux » (Mattli, 2001, p.
330). Plus spécifiquement, du point de vue américain, le principe de délégation
nationale en vigueur à l’Organisation internationale de normalisation (ISO), où
chaque pays dispose d’une voix, offre de fait un avantage aux Européens au niveau
international. De plus, les accords de Vienne de 1991 et de Dresde de 199641,
respectivement entre l’ISO et le Comité européen de normalisation (CEN), et entre la
Commission électrotechnique internationale (CEI) et le Comité européen de
normalisation électrotechnique (CENELEC), ont établi une procédure accélérée
d’adoption des normes internationales comme européennes et assurent une
coordination des travaux entre ces organisations (Egan, 2001). Enfin, la mise en
conformité aux normes européennes qui ont force obligatoires pour de nombreux
secteurs impose des barrières techniques aux firmes américaines. À l’inverse, d’un
point de vue européen, la décentralisation et la fragmentation des sources de normes
41 Les accords de Dresde remplacent les accords de Lugano de 1991 entre la CEI et le CENELEC.
Chapitre 1 39
aux États-‐Unis représentent un obstacle pour leur accès au marché américain. La
prépondérance perçue des intérêts commerciaux au sein de la normalisation aux
États-‐Unis fait obstacle au développement de normes qui servent l’intérêt général. La
prétention internationale des normes informelles élaborées aux États-‐Unis mine dans
cette perspective l’autorité des organisations plus formelles de normalisation, comme
l’ISO ou le CEN.
Les enjeux de la définition de la normalisation internationale ont à nouveau été mis à
jour lors de la réforme du système européen de normalisation et de l’éventuelle
intégration des critères de l’OMC dans la réglementation européenne relative à la
normalisation. Cette réforme a permis d’étendre le cadre réglementaire européen en
matière de normalisation au domaine des services et la Commission peut désormais
initier des activités de normalisation dans ce domaine. Lors de la consultation
publique réalisée mi-‐201042, les principaux acteurs de la normalisation en Europe se
sont opposés à l’intégration dans la législation communautaire de normes qui, bien
qu’élaborées conformément aux principes édictés par l’OMC, ne respectent pas le
principe de délégation nationale. En effet, l’inclusion des principes de définition des
normes internationales de l’OMC au sein du cadre réglementaire européen aurait
pour effet, en fonction des secteurs concernés, d’étendre à toutes les normes
développées selon ces principes la présomption de conformité aux exigences
essentielles contenues dans les directives européennes relevant de la nouvelle
approche. De même, la Commission aurait pu déléguer les activités de normalisation à
d’autres organisations que le CEN, CENELEC et l’ETSI. Il n’est donc guère étonnant
que l’ASTM international et l’ANSI aient pris part à cette consultation pour soutenir
l’intégration des principes de l’OMC à la base de leur propre système: « Nous
recommandons que la Commission considère l’incorporation de ces principes dans
son cadre juridique et que, dans le cadre de la nouvelle approche en matière
d’harmonisation technique et de normalisation, elle étende la présomption de
conformité à toute norme qui répond aux exigences essentielles d’une directive et qui
42 Après avoir été publiquement disponibles, les prises de position relatives à ce projet sont désormais disponibles uniquement sur demande pour des raisons de protection des données. Voir http://ec.europa.eu/enterprise/policies/european-standards/standardisation-policy/policy-review/public-consultation-2010/index_en.htm, accès le 18 janvier 2013. Les documents adoptés en juin 2011 par la Commission à l’issue de ce processus sont : Communication on a Strategic Vision for European Standards, COM(2011)311 et Proposal for a Regulation on European Standardisation, COM(2011)315.
Chapitre 1 40
est développée conformément à ces principes 43 . » Si cette réforme soutient
l’extension de la normalisation à un nouveau thème, celui des services, elle donne
donc aussi à voir les enjeux définitionnels dont l’organisation de la normalisation
internationale fait l’objet.
En résumé, la normalisation internationale fait l’objet d’une lutte de pouvoir afin de
définir les caractéristiques des organisations à même d’élaborer et de publier des
normes internationales. Cette lutte a pour toile de fond la mise en concurrence des
politiques industrielles régionales et de différentes perceptions des mécanismes de
régulation économique. Elle renvoie à différentes sources de légitimité ainsi qu’à
différents modes de coopération qu’il ne faut cependant pas réifier. Si l’adoption des
normes par le marché est le principal fondement de l’autorité des organisations de
normalisation basées aux États-‐Unis, cela ne signifie pas pour autant l’absence d’une
recherche de reconnaissance adossée au principe de souveraineté territoriale, comme
l’illustrent les accords signés par exemple entre ASTM International et de
nombreuses organisations nationales de normalisation. Inversement, en Europe et au
sein de l’ISO, la légitimité des normes découle d’une vision participative qui accorde
une place centrale au principe de délégation nationale, ce qui n’implique cependant
pas l’absence d’une recherche de reconnaissance adossée aux mécanismes du marché,
comme le démontre l’intérêt porté à la certification dans le domaine des services
(Hauert & Graz, 2013). Contrairement à l’influence gouvernementale directe
identifiable dans le cadre institutionnel européen, le système américain repose sur
l’influence indirecte de l’environnement législatif et réglementaire qui contribue à
soutenir et à légitimer les travaux des organisations formelles et informelles de
normalisation. De même, derrière les principes opposés de la participation directe et
de la délégation nationale, l’ouverture et le renforcement de la participation des
parties prenantes les plus faibles font partie des objectifs affichés par les
organisations de normalisation internationale. Ainsi, la stratégie de l’ISO44, du CEN45
43 Prise de position de ASTM International, disponible sur demande auprès de [email protected] (voir : http://ec.europa.eu/enterprise/policies/european-standards/standardisation-policy/policy-review/public-consultation-2010/index_en.htm, accès le 18 janvier 2013). 44 Le quatrième point du plan stratégique de l’ISO pour 2011-2015 vise ainsi explicitement à « Soutenir l’engagement et la participation des parties prenantes dotées de ressources limitées, telles que les petites entreprises et les consommateurs ». Ce plan est disponible à l’adresse : http://www.iso.org/iso/fr/iso_strategic_plan_2011-2015.pdf , accès le 5 juin 2013.
Chapitre 1 41
ou encore de l’ANSI46 vise explicitement au renforcement de la participation des
parties prenantes les plus faibles, à l’instar des représentants de consommateurs. La
participation de la société civile s’inscrit alors de plain-‐pied dans les processus de
légitimation jamais achevés des normes internationales et des configurations de
pouvoir qui les sous-‐tendent. Les exhortations à une plus grande participation du
monde associatif répondent alors à des motivations instrumentales face à
l’importance grandissante de la normalisation internationale et à son extension
thématique.
3. L’extension thématique de la normalisation
Depuis ses origines, la normalisation n’a cessé de gagner en importance et d’étendre
son emprise à de nouveaux thèmes et objets, abordant successivement les
instruments et les mesures scientifiques à même d’assurer la reproductibilité des
expériences, la production de pièces interchangeables et les comportements et
attitudes requis par l’organisation scientifique du travail (Timmermans & Epstein,
2010). Les raisons de cette extension sont multiples et s’inscrivent dans un projet
plus large de rationalisation issu des Lumières et prônant le recours à la méthode
d’analyse scientifique aussi bien dans les pratiques commerciales que législatives.
Cependant, derrière le recours à la méthode scientifique et aux spécifications
techniques pour atteindre une plus grande rationalité dans une variété de domaines,
se cache un ensemble de choix qui n’ont rien de technique, mais renvoient plus
généralement à l’environnement social auquel l’objet se rapporte, à la définition des
acteurs concernés et de l’expertise pertinente. L’extension de la normalisation à de
nouveaux thèmes conduit potentiellement à l’implication de nouveaux acteurs
concernés et au recours à de nouvelles sources d’expertise. Elle offre non seulement
une réponse fonctionnelle aux défis de l’industrialisation et des échanges
commerciaux à l’échelle de la planète, mais aussi un terrain fertile pour l’expression
45 Le plan stratégique du CEN pour 2011-2013 contient aussi au point 3.3 le renforcement des liens avec les représnetatns du monde associatif. Ce plan est disponible à l’adresse : ftp://ftp.cen.eu/CEN/AboutUs/Publications/Strategy2011_2013.pdf, accès le 5 juin 2013. 46 Le troisième point de la stratégie étatsunienne en matière de normalisation (United States Standards Strategy) tel qu’approuvé par l’ANSI en 2010 vise lui aussi à améliorer la représentation des consommateurs au sein des arènes de normalisation outre-Atlantique. Stratégie disponible en ligne à l’adresse : http://publicaa.ansi.org/sites/apdl/Documents/Standards%20Activities/NSSC/USSS_Third_edition/USSS%202010-sm.pdf , accès le 5 juin 2013.
Chapitre 1 42
et la mise en pratique d’une nouvelle organisation de la production et de la
consommation (Slaton & Abbate, 2001). Et c’est précisément ce constat que révèlent
les controverses associées à l’extension thématique de la normalisation.
De la chimie aux nanotechnologies, en passant par l’électricité, le téléphone, la ligne
d’assemblage et les technologies de l’information et de la communication, la
normalisation apparaît comme maillon incontournable des innovations techniques et
sociales introduites au cours des différentes phases d‘industrialisation. D’une part,
des industries telles que la sidérurgie ou les nanotechnologies ont des fondements
scientifiques importants et appellent au développement de normes en matière de
terminologie, de méthodes de mesure ou de test, par exemple afin de déterminer les
propriétés exactes des combinaisons chimiques ou la résistance de l’acier. D’autre
part, avec les technologies de réseau, l’interopérabilité des composants d’un système,
et donc leur normalisation, devient une précondition à sa viabilité économique. Le
réseau téléphonique repose par exemple sur la capacité d’interconnexion des divers
éléments composant le système, et, in fine, des usagers. La croissance d’un tel
système génère ce que les économistes appellent des externalités positives : plus le
nombre d’usagers adoptant un service est grand, plus le bénéfice du service pour
chacun d’eux est élevé, si bien qu’un usager ne participant pas à la transaction
(l’adhésion d’un nouveau membre) bénéficie de celle-‐ci. Cependant, la réalisation de
ces externalités positives est subordonnée à l’adoption de normes, en l’occurrence
industrielles47, permettant d’assurer l’interopérabilité et de délivrer les bénéfices
économiques attendus (Schmidt & Werle, 1998, p. 31). On aurait pourtant tort de
réduire les raisons l’extension thématique de la normalisation aux seules motivations
économiques des entrepreneurs ou à un déterminisme technologique.
Cette extension intervient aussi bien sous l’influence du « mouvement des
ingénieurs », dont l’expertise est à l’origine de la substantifique moelle du travail de
normalisation, que sous l’impulsion gouvernementale. En effet, le gouvernement
renforce non seulement le code existant de l’ASME face aux dangers d’explosion des
chaudières, mais initie de nouveaux travaux de normalisation, constatant que
47 C’est dans cette perspective que les industries naissantes de réseaux, comme The Bell Telephone Company (à l’origine de AT&T), Edison General Electric Company (à l’origine de General Electric suite à sa fusion avec la Thomson-Houston Electric Company, en 1892) ou Siemens & Halske développent, dès le début du XXe siècle, des départements chargés de normalisation dont elles font un élément-clé de leur stratégie et de leur réussite (Brady, 1929, pp. 44-58 ; Russell, 2005, p. 9).
Chapitre 1 43
certaines pièces et dangers n’étaient pas couverts par ce code (Timmermans &
Epstein, 2010, p. 76). De même, le grand incendie de Baltimore est un exemple parmi
d’autres de l’extension thématique de la normalisation sous l’impulsion
gouvernementale. Cet incendie ravagea une grande partie de la ville en 1904, non pas
faute de véhicules de pompier, mais en raison de l’incompatibilité des tuyaux et des
bouches à incendie de la ville. Face aux controverses soulevées par l’absence de
normes, le National Bureau of Standards suggère le développement d’une norme
nationale qui sera par la suite adoptée par les différents États fédérés (Büthe & Witte,
2004; Olshan, 1993; Perry, 1955). Dans le même temps, l’extension thématique de la
normalisation a répondu au développement de nouvelles connaissances et expertises,
comme le supposent les motivations épistémiques à l’origine du « mouvement des
ingénieurs pour la normalisation » (Loya & Boli, 1999 ; Murphy & Yates, 2011).
Néanmoins, la prédominance du savoir des ingénieurs dans les arènes de
normalisation industrielle ne doit pas faire oublier que la définition de ce savoir ne va
pas de soi et qu’il est un terrain possible de l’expression d’intérêts particuliers. Les
changements successifs de dénomination des organisations de normalisation offrent
alors une première illustration des incertitudes quant aux acteurs concernés par
l’extension thématique de la normalisation et des enjeux de pouvoir entourant la
définition de l’expertise pertinente pour les travaux de normalisation.
L’évolution de la dénomination des organisations nationales de normalisation
témoigne du caractère négocié des domaines et objets auxquels la normalisation
s’étendait progressivement. L’extension des thèmes normalisés donne alors lieu à
l’émergence de nouveaux acteurs concernés qui contribuent à redéfinir les contours
des domaines d’activité de la normalisation. Le changement d’appellation du
« Normalienausschuss für den allgemeinen Maschinenbau » (l’actuel DIN), l’année
même de sa création illustre bien la dynamique expansionniste des travaux de
normalisation. En effet, les travaux de l’organisation débordent rapidement le thème
de la production des machines pour empiéter sur l’industrie électrique qui réclame
alors avec succès l’adoption d’une dénomination plus large en décembre 1917, celle
de « Normenausschuss der Deutschen Industrie » (NADI). Là encore, cette nouvelle
limite au domaine de « l’industrie » est rapidement injustifiée et sera à l’origine d’un
nouveau changement de nom en 1926 pour devenir le « Deutscher
Chapitre 1 44
Normenausschuss » (DNA)48 (Maily, 1946, pp. 279-‐281). Aux États-‐Unis, c’est en 1928
que l’« American Engineering Standards Committee » change de nom pour devenir
l’« American Standards Association ». L’absence de référence à l’ingénierie entend
alors réduire la confusion quant aux activités de l’organisation, comme le souligne
Brady (1929, p. 103), lorsqu’il relate les raisons de cette nouvelle dénomination :
« qu’est-‐ce qu’un problème d'ingénierie? Il semblait impossible de répondre à la
question à la satisfaction de toutes les parties concernées. Ainsi, alors que
l'Association limite encore presque entièrement ses activités à la normalisation
purement technologique, le terme «ingénierie» a été enlevé du nom »49. On peut
encore mentionner ici un exemple suisse, à savoir le passage de la dénomination de
« comité technique » à celle de « comité de normalisation » pour souligner l’évolution
des thèmes de normalisation dont certains sont plus intangibles50. Derrière les
justifications fonctionnelles de ces changements de nomenclature, on s’aperçoit que
les contours de l’expertise pertinente et des acteurs concernés par les travaux de
normalisation ne vont pas de soi et font l’objet de luttes qui aboutissent, du moins
dans le cas allemand et américain, à l’abandon d’une nomenclature explicite au regard
des savoirs et acteurs mobilisés.
Les incertitudes quant aux acteurs concernés et les luttes entourant la définition de
l’expertise pertinente se comprennent aisément au regard des dimensions sociales
des choix techniques et des décisions expertes. Les thèmes normalisés peuvent
intégrer selon des modalités diverses les savoirs et l’expertise de la société civile
comme le donne à voir l’influence des normes dans l’organisation de la production.
L’extension thématique de la normalisation peut tantôt offrir un bras progressiste
lorsqu’elle contribue à la reconnaissance et à la prise en compte des revendications
du monde associatif, tantôt amener de nouvelles inégalités et stratifications sociales, à
l’exemple de l’artillerie ou de son influence dans l’organisation scientifique du travail.
Comme le rappelle la présence de Taylor ou de Ford (voir section1.2) au sein des
48 C’est en 1975 qu’est adoptée sa dénomination actuelle, suite à un nouvel accord de prestation avec l’État. 49 Notre traduction : « Just what is an engineering problem ? There seemed no way of answering the question to the satisfaction of all parties concerned. So, while the Association still restricts its activities almost entirely to purely technological standardization, the term « engineering » has been stuck out of the name ». 50 «Immer häufiger entstehen Normenprojekte, die bereichsübergreifend sind. Themen wie «Psychological assessment», «Educational services» usw. sind nicht technisch behaftet. Eine neutralere Komiteebezeichnung hat sich daher aufgedrängt. Die SNV hat entschieden, die Komitees zukünftig «Normen-Komitees» zu nennen » SNV, Jahresbericht 2006, p. 26.
Chapitre 1 45
arènes de la normalisation, cette dernière est l’un des piliers de l’organisation
scientifique du travail. La nomenclature américaine de « bureau des normes » fait par
exemple écho à celle de « bureau des ingénieurs » en charge de définir le « one best
way » emblématique d’une division verticale du travail. Les travaux de normalisation
reflètent à ce titre la distinction entre le travail de conception et d’exécution. Ils
permettent dans le même temps d’incorporer cette distinction aux objets et
permettent ainsi matériellement la simplification et la parcellisation des tâches le
long des chaînes d’assemblage.
Comme l’illustre aussi bien le cas emblématique des normes de gestion de la série ISO
9000 que celui moins connu des mousquets et des matériaux de construction (Slaton
& Abbate, 2001 ; Peaucelle, 2005 ; MacLennan, 2003), la normalisation contribue à
l’instanciation d’une nouvelle hiérarchie de l’expertise technique (Slaton & Abbate,
2001, pp. 97-‐103). En effet, dès ses prémisses dans le champ de la production
mécanique de pièces interchangeables, la normalisation réduit le contrôle et
l’influence des artisans sur la fabrication, au profit des ingénieurs, et contribue ainsi à
une redistribution de l’expertise dans les domaines concernés. Ce qui apparaît a
priori comme une simple exigence technique, cache en réalité des transformations
sociales qui affectent profondément l’organisation de la production dans le domaine
de l’artillerie. Le développement de cette nouvelle expertise suppose et permet une
nouvelle division du travail, comme le souligne l’expérience française et américaine.
Plus récemment, le développement, dès la fin des années 1970, de la série de normes
ISO 9000 sur la gestion de la qualité a de nouveau démontré l’impact potentiel des
normes sur l’organisation de la production51. L’implémentation de telles normes
place les salariés face à un « dilemme qui oppose, d’un côté, l’obtention d’une
reconnaissance écrite de son domaine de responsabilité et, de l’autre, l’émergence
d’une possibilité de contrôle accru s’appuyant sur la consignation écrite des pratiques
de travail » (Garel et al., 1998, p. 673). Ainsi, le travail d’explicitation des pratiques de
travail nécessaire à l’implémentation des normes de gestion donne lieu à diverses
stratégies d’appropriation, de contournement et de détournement de la part des
51 Cette série de norme rappelle d’ailleurs aussi l’influence des acteurs publics dans l’élaboration des normes. En effet, cette série de normes trouve en effet son origine au sein des départements de la défense américain et anglais confrontés durant la seconde Guerre Mondiale à l’explosion trop fréquente de bombes au sein des usines (Seddon, 2000, pp. 1–5).
Chapitre 1 46
salariés, permettant, par exemple, de s’appuyer sur le client, au centre de la
démarche, afin de défendre d’autres manières de travailler (Mispelblom Beyer, 1999;
Segrestin, 1996a). Comme on le voit, derrière le recours à la méthode scientifique et
aux normes pour atteindre une plus grande rationalité, se dissimule un ensemble de
choix qui n’ont rien de technique mais renvoient à l’organisation du travail, à la
reconnaissance des compétences et plus généralement aux rapports sociaux de
production. À ce titre, l’extension de la normalisation à de nouveaux objets est
susceptible de générer des résistances de la part d’acteurs qui se découvrent
concernés par ces travaux. Et c’est précisément ce que révèlent les controverses
parfois soulevées par cette extension des thèmes de la normalisation.
À l’instar des armuriers de métiers français, les charpentiers, peintres ou maçons
américains se découvrent concernés par l’incursion des travaux de normalisation
dans leur domaine d’activité. En effet, dès la fin du XIXe siècle, ils s’opposent à
l’utilisation nouvelle de matériaux de construction normalisés et aux changements
correspondants dans l’organisation de la production. Là aussi, les matériaux
normalisés réduisent le rôle et l’importance du jugement des ouvriers qualifiés,
jusque-‐là en charge des tâches de mesures et de coupes, et ce à la faveur des usines de
matériaux préfabriqués et des ouvriers non qualifiés : « la disparition de la possibilité
pour des charpentiers, des maçons, des peintres, des plâtriers, d’utiliser leur propre
jugement sur le site de construction, sans parler de trouver un emploi stable, a
stimulé leur résistance à l'incursion de matériaux de construction normalisés
fabriqués en série »52(Slaton & Abbate, 2001, p. 120). Ainsi, les matériaux de
construction incorporent des compétences et des savoirs qui dévaluent d’autant les
savoir-‐faire des ouvriers qualifiés, mais permettent alors la mise en pratique des
principes de l’organisation scientifique du travail, comme par exemple la division
entre le travail intellectuel et manuel, ou la simplification et la parcellisation des
tâches. Malgré l’échec des grèves et des protestations organisées en réponse par les
syndicats de la branche au début du XXème siècle, cet exemple démontre avec force
comment les « spécifications exprimaient des idéologies de l'organisation du travail
52 Notre traduction : « The departure of opportunities to use their own judgment on the construction site, let alone find secure employment, spurred carpenters, masons, painters, and plasterers to resist the incursion of standardized, mass-produced construction materials ».
Chapitre 1 47
et aidaient à mettre ces idéologies en action » (Slaton & Abbate, 2001, p. 121)53. Et
c’est précisément pour cette raison que l’extension thématique de la normalisation
mérite toute l’attention de l’observateur.
Face à l’influence grandissante des normes internationales sur la société dans son
ensemble, l’extension thématique de la normalisation à des thèmes plus intangibles,
comme les services ou la responsabilité sociétale, soulève à nouveau l’épineuse
question des acteurs concernés et de l’expertise pertinente pour l’élaboration des
normes internationales. L’entrée de l’ISO dans le domaine de la responsabilité
sociétale l’illustre parfaitement, puisqu’à cette occasion, l’arrivée de nouveaux acteurs
concernés a appelé au développement d’une procédure spéciale pour l’élaboration de
cette norme. En effet, la décision prise par l’organe dirigeant de l’ISO, en 2004,
d’élaborer une norme en matière de responsabilité sociétale, qui porte
indifféremment sur des organisations publiques ou privées, a conduit diverses
organisations internationales et acteurs associatifs à dénoncer les procédures
d’élaboration des normes ISO qui font la part belle aux experts issus de l’industrie.
Comme le souligne Ruwet (Ruwet, 2010, p. 1123) « l’entrée de l’ISO dans des sphères
en lien avec les politiques publiques dont les objets sont souvent plus génériques et
relèvent de l’intérêt général – l’environnement, la santé, le progrès social, la sécurité,
etc. – a comme conséquence une augmentation du nombre de catégories de
stakeholders potentiellement concernées ou affectées par le développement de ses
normes ». Face à ces voix critiques, l’ISO a ainsi mis en place une procédure spéciale
pour l’élaboration d’ISO 26000. Cette procédure formalise la variété de parties
prenantes concernées en différents groupes (industrie ; ONG ; travail ;
consommateur ; gouvernement ; service, support, recherche et autre) avec pour
objectif de garantir l’inclusion des diverses perspectives et de l’expertise portée par
chacun de ces groupes. Elle est aussi une réponse aux réticences de l’Organisation
internationale du travail qui exprime ses craintes quant au développement de normes
au sein d’une structure qui ne garantit pas la représentation équilibrée des
travailleurs, des employeurs et des États. Cela confirme qu’en abordant de nouveaux
domaines, la normalisation internationale peut empiéter sur les domaines de
53 Notre traduction : « specifications expressed ideologies of workplace organization and helped put those ideologies into action ».
Chapitre 1 48
compétences d’organisations internationales existantes. L’extension des thèmes de la
normalisation est ainsi susceptible de conduire à la mobilisation d’acteurs qui se
découvrent concernés et affectés par ces nouveaux thèmes. Comme le suggère l’usage
d’une procédure ad hoc pour l’élaboration de cette norme, l’intégration des
connaissances et points de vue du monde associatif et des syndicats constituent un
pilier important pour la reconnaissance des normes.
En résumé, l’extension thématique de la normalisation a de multiples sources et
s’accompagne souvent du développement de nouvelles expertises qui prétendent
légitimement définir les normes pour le domaine concerné. Or, la définition de
l’expertise pertinente ne va pas de soi, comme le démontre l’entrée de nouveaux
acteurs concernés par les thèmes inédits du monde de la normalisation. La
normalisation offre alors un terrain fertile pour l’expression et la contestation de
nouvelles conceptions de l’organisation de la vie en société. L’expertise stockée dans
les normes nationales ou internationales n’est pas neutre et peut susciter divers
mouvements de la part de la société, comme l’illustre le cas des matériaux de
construction ou, plus récemment, le développement des normes en matière de
responsabilité sociétale. L’expertise des acteurs concernés peut alors être incorporée
aux travaux de normalisation selon diverses modalités qui vont de la capture des
compétences et du savoir-‐faire des travailleurs qualifiés à la reconnaissance et à la
prise en compte des revendications du monde associatif. La participation du monde
associatif est ainsi cruciale non seulement afin d’assurer l’inclusion de son expertise,
mais aussi la reconnaissance des revendications sociales qu’ils portent. La puissance
de la normalisation, en tant que « technologie de pouvoir » (Slaton & Abbate, 2001),
invite alors à questionner les résistances et les mouvements de protection que son
incursion dans la plupart des domaines de la vie quotidienne peut susciter.
4. La société civile entre mouvement d’autoprotection et
intéressement
La normalisation internationale est aujourd’hui caractérisée par un important déficit
démocratique. Cette situation ne doit cependant pas faire oublier l’existence de
mobilisations de la part des associations de consommateurs qui émergent au cours
du XXe siècle. À diverses occasions, la normalisation fait l’objet de préoccupations
sociétales au-‐delà du cercle des professionnels concernés. Des mouvements de
Chapitre 1 49
consommateurs plaident pour le recours aux normes, afin d’asseoir le droit des
consommateurs et consommatrices à une information indépendante et
scientifiquement fondée quant aux qualités des produits et/ou leurs conditions de
production. Ils réclament ensuite le droit d’être entendus au sein des organisations de
normalisation internationale. Ces mouvements illustrent alors l’apport potentiel des
spécifications techniques pour la société. Dans le même temps, ils révèlent aussi
comment les consommateurs et la société dans son ensemble peuvent être mis au
service des organisations de normalisation toujours en quête de reconnaissance et
d’expertise. Il s’agit là de dynamiques toujours présentes aujourd’hui et qui
démontrent plus largement la façon dont la société, dans son ensemble, participe à la
construction de l’autorité des normes internationales.
Une arène démocratique ? 4.1Bien que formellement ouverte à toutes les parties intéressées, la normalisation
internationale est caractérisée par un déficit démocratique important au regard de
qui participe aux travaux des comités techniques en charge de l’élaboration des
normes. Les travaux consacrés au monde de la normalisation ne manquent jamais de
souligner à quel point les entreprises sont surreprésentées. À l’inverse, les acteurs de
la société civile sont sous-‐représentés, en dépit de leur rôle reconnu pour défendre
des intérêts aussi légitimes que l’accès à une information transparente, la protection
de la santé, de l’environnement ou des conditions de sécurité au travail. Voici, par
exemple, le constat auquel aboutit un représentant syndical européen lorsqu’il
évoque les acteurs en charge de l’élaboration des normes : « la normalisation se
caractérise par un paradoxe des “grandes minorités” : les deux plus grands groupes
concernés (370 millions de consommateurs, dont 165 millions de salariés dans l’UE)
sont en minorité dans les comités de normalisation… quand ils y sont représentés »
(Bamberg, 2004, p. 13). De même, une étude comparative de la participation des
associations de consommateurs et des ONGs environnementales européennes,
américaines et canadiennes aux travaux de normalisation internationale établit un
constat similaire (Farquhar et al., 2006). D’autres études de cas de certains comités
techniques internationaux attestent de la faible représentation de ces acteurs au sein
des arènes de normalisation (Morikawa & Morrison, 2004; Tanguay & Farquhar,
2006). De même au niveau national, par exemple en Suisse, durant l’année 2007, les
représentants des consommateurs participaient formellement à moins d’un comité
Chapitre 1 50
sur cinq (Hauert, 2010). Ces données ne peuvent qu’augurer une faible participation
internationale et au niveau de l’ISO, puisque c’est au sein des comités miroirs
nationaux que sont choisis les experts délégués au comité technique international
correspondant. C’est bien ce que confirme un rapport d’évaluation de la Commission
européenne établi en 2005 : « Un problème particulier concerne la participation des
organisations de consommateurs dans la normalisation internationale, qui semble
être hors de portée pour eux à l'heure actuelle »54.
Ce déficit démocratique pourrait a priori ne pas poser problème si la normalisation
internationale était strictement volontaire et n’affectait pas la santé et la sécurité de
tout un chacun sur son lieu de travail, durant ses loisirs ou dans son foyer. Or, il n’en
est rien au vu des transferts d’autorité, dont jouit la normalisation internationale, et
de l’extension continue de ses domaines d’activité. Les raisons communément
invoquées pour expliquer ce déficit démocratique sont le manque de ressources
financières, cognitives et temporelles (Tamm-‐Hallsträm, 2004 ; Schmidt & Werle,
1998 ; Wilcok & Colina, 2007). Pour participer à l’élaboration des normes de type ISO,
le monde associatif est confronté à des coûts d’entrée très importants. Les cotisations
de membre à l’association nationale de normalisation représentent souvent une
somme non négligeable pour une association sans intérêt commercial aux travaux de
normalisation. Par ailleurs, les frais de déplacement et d’hébergement occasionnés
par des réunions aux quatre coins du monde se chiffrent à plusieurs milliers de francs
par année. Mais les obstacles les plus importants sont les plus difficiles à chiffrer. Ils
renvoient à la difficulté de suivre l’ensemble des travaux de normalisation et d’en
cerner les principaux enjeux ; il faut non seulement disposer de temps, mais aussi
d’une connaissance pointue du thème et des procédures de normalisation. En 2013, il
y a plus de 220 comités techniques actifs à l’ISO, au sein desquels plus de 4000 projets
de normes étaient discutés. Qu’il s’agisse de comprendre ou de formuler des
propositions, l’expertise est au fondement de l’argumentation mobilisée dans les
délibérations. Pour y répondre convenablement, un travail de traduction
« vertigineux » (Callon et al., 2001, p. 96) doit alors être effectué par le monde
54 Notre traduction : « One particular problem concerns the participation of consumer organisations in international standardisation which seems to be out of reach for them at present ». Voir « Évaluation Report, Questionnaire on consumer representation in standardisation activities at national, European and international level », p.4. ; rapport disponible à l’adresse: http://ec.europa.eu/consumers/cons_org/eval_report_en.pdf accès le 17 juin 2013.
Chapitre 1 51
associatif. Il s’agit, en effet, pour le monde associatif de traduire des préoccupations
exprimées en termes généraux dans le langage technique de la normalisation.
L’existence de barrières importantes à la participation des représentants de la société
civile et l’actuel déficit démocratique ne doivent cependant pas occulter l’existence de
mobilisations qui ciblent explicitement les arènes de normalisation au cours du
XXème siècle.
La normalisation internationale au service de la société civile et du 4.2consommateur
L’importance potentielle des normes pour la société s’illustre très tôt et à de
nombreuses reprises. Dans une perspective de rationalisation de la production, les
avantages de la normalisation sont nombreux et constituent autant de motifs
d’intéressement de la société en général et du consommateur en particulier : « Dans
de nombreux cas où la normalisation a été appliquée à des biens de consommation,
les résultats ont déjà prouvé leur valeur au consommateur dans des économies
directes sur le coût initial et de maintenance, ou indirectement à travers une plus
grande sécurité et ou une plus grande commodité d’emploi » (Brady 1929, p. 254)55.
De nos jours, l’ISO, tout comme de nombreuses autres organisations de
normalisation, ne manque jamais de rappeler l’apport potentiel des normes
internationales pour l’homme de la rue. Ainsi, les normes améliorent les produits et
les services en « augmentant la protection de la sécurité et de la santé, la
compatibilité entre les produits, la cohérence dans la distribution de services, le choix
entre les produits et services, la transparence des informations sur les produits, les
coûts et la compétition, donc des prix plus bas pour les consommateurs, l’aptitude à
l’emploi du produit par des populations vulnérables (les enfants et les personnes
âgées, la protection de l’environnement) » (ISO, 2008, p. 2).
Cependant, il est ici nécessaire de rappeler que les gains associés à la normalisation
ne vont pas de soi et sont souvent le résultat de controverses et de mobilisation.
Perry (1951, p. 18) fournit un exemple édifiant de la mobilisation des
consommatrices américaines qui, en 1907, firent un bûcher des instruments de
55 Notre traduction : « In many cases where standardization has been applied to end consumption goods, the results have already proven their worth to consumer in direct savings in original cost and maintenance, or indirectly through increased safety and greater convenience ».
Chapitre 1 52
mesure frauduleux utilisés par les commerçants de Chicago. Le mouvement des
« Women’s Full-‐Weight Club » se répandit à travers tout le pays, donnant un poids
politique aux consommatrices avant même qu’elles n’aient le droit de vote : « Le poids
honnête devint un slogan politique populaire » (ibid., pp. 18-‐23)56. Alors que les
revendications portées par ce dernier mouvement ne ciblent évidemment pas
explicitement les organisations de normalisation (parfois encore inexistantes), elles
soulignent pourtant déjà les enjeux sociétaux du recours à la pratique scientifique et
aux normes dans l’organisation de la production et de la consommation.
Tout comme les industriels, l’homme de la rue ne va pas rester sans réagir face à
l’importance grandissante de la normalisation et aux mutations sociales qui
l’accompagnent. Les prémisses de l’interchangeabilité démontrent l’ampleur des
changements sociaux et les implications plus larges de la normalisation pour la
société. C’est cependant non seulement en réponse aux profondes réorganisations des
pratiques de travail mais aussi de consommation qu’engendre et permet la
normalisation qu’un premier mouvement d’autoprotection de la société semble voir
le jour. Ce mouvement d’autoprotection de la société identifie alors dans les normes
un instrument potentiel à leur disposition pour mitiger les effets déstructurants, liés à
l’émergence d’une production et d’une consommation de masse.
En effet, la normalisation offre non seulement un soutien incontournable au
changement des modes de production, comme nous l’avons déjà évoqué, mais aussi
de consommation. Selon le modèle fordiste, la bonne marche d’une économie basée
sur la production de masse passe évidemment par une consommation de masse elle-‐
même assurée par le truchement des salaires (Stroobants, 2007). Cependant, ce
mécanisme ne suffit pas à assurer le bon fonctionnement d’un marché de masse. Face
à l’arrivée massive de nouveaux produits aux dangers potentiels encore méconnus
des usagers, la normalisation peut alors offrir des garanties substantielles et
scientifiques quant au niveau de sécurité et d’innocuité des marchandises. De plus,
avec l’avènement du libre-‐service, la normalisation permet l’élaboration de divers
supports qui permettent une transmission de l’information relative aux produits, en
l’absence d’un détaillant, tels que les labels ou l’étiquetage informatif (Coles, 1932).
La normalisation soutient alors plus généralement une réorganisation du monde de la
56 Notre traduction : « ‘Honest weight’ became a popular political slogan ».
Chapitre 1 53
consommation. Au niveau des idées, ce support est illustré par la notion d’achats
scientifiquement fondés et l’importance sous-‐jacente de la figure du client qui
conduisent à identifier la norme comme un outil idéal pour évaluer et communiquer
les caractéristiques des biens de grande consommation. Au niveau institutionnel,
cette idée est traduite en France et aux États-‐Unis par l’adoption de législations
(Charte du commerce honnête en 1905, respectivement Food and Drugs Act en 1906)
qui imposent l’application de la méthode scientifique dans la caractérisation des
produits, au nom d’une nouvelle « figure sociale de plein droit », le client (Cochoy,
2002a). Il s’agit non seulement de répondre aux effets financiers des pratiques
déloyales entre les clients commerciaux, mais aussi de protéger le client individuel
face aux dangers engendrés par la production industrielle. Au nom du client, ces lois
légitiment « l’appréciation analytique des produits » (ibid., p. 360) et renforcent
l’usage des normes en recourant à l’expertise scientifique qu’elles incorporent. Ainsi
la normalisation s’inscrit clairement en soutien des changements de mode de
production et de consommation. Elle fait alors l’objet de préoccupations au-‐delà du
cercle des experts professionnels concernés.
Face à des produits dangereux, à des techniques de vente frauduleuses et aux effets
déstructurants, liés à l’avènement de la consommation de masse, les premières
associations de consommateurs comme Consumers Research puis Consumers Union
voient le jour pour offrir une information indépendante aux consommateurs par le
recours aux spécifications techniques, dans la réalisation de tests comparatifs et leur
publication (Chatriot et al., 2006; Hilton, 2007a; Ruffat, 1987). Ces associations
participent alors à la construction de l’autorité des normes. En effet, dès le début du
XXe siècle, de nombreux ouvrages sont publiés pour dénoncer les scandales
entourant l’arrivée massive de nouveaux produits sur le marché et les pratiques
commerciales déloyales qui l’accompagnaient (Kallet & Schlink, 1933; Schlink &
Chase, 1927). Les auteurs de ces ouvrages agissent en véritables dénicheurs de
scandales (ils étaient alors qualifiés de « muckrackers ») et plaident pour un usage
des normes afin de protéger les travailleurs et les consommateurs des effets
déstructurants de la production de masse. Les connaissances scientifiques
incorporées aux normes doivent permettre la réalisation de tests comparatifs qui
offrent à l’homme de la rue les moyens de prendre des décisions d’achat
scientifiquement fondées. Cependant, l’usage des spécifications techniques à des fins
Chapitre 1 54
de protection nécessite l’existence d’organisations à même de porter ce projet. C’est
ainsi que l’émergence du mouvement consumériste intervient dès les années 1920,
sous l’action conjointe des déterreurs de scandales qui voient dans la normalisation
un outil idéal pour évaluer la qualité des biens de grande consommation (Agnew,
1934; Cohen, 2003; McGovern, 1998; Schlink & Chase, 1927). L’usage de
spécifications techniques afin de réenchâsser le marché peut néanmoins intervenir
selon diverses modalités. Si Consumer Research applique les normes essentiellement
pour permettre à l’acheteur d’en avoir plus pour son argent et d’éviter des surprises
potentiellement explosives, des ligues d’acheteuses en France ou encore la
Consumers Union aux États-‐Unis entendent aussi recourir à la méthode scientifique
pour informer les acheteurs non seulement des caractéristiques des produits mais
aussi des conditions de leur production. La question des caractéristiques couvertes
par les tests comparatifs est d’ailleurs à l’origine d’une scission interne au sein de
Consumers Research et de la création, en conséquence, de l’association concurrente
en 1929, la Consumers Union.
Plus récemment, l’importance de la normalisation dans le contexte réglementaire
européen a aussi fait l’objet de préoccupations au-‐delà du cercle des experts
professionnels concernés. Ces préoccupations portent alors plus précisément sur la
place des représentants de la société civile dans les arènes de normalisation
européenne. Elles ont notamment conduit à la création en 1995 d’une association
européenne dédiée à la représentation des consommateurs, en l’occurrence l’ANEC,
« the European consumer voice in standardisation ». Cette association à but non
lucratif est constituée des principales associations nationales de consommateurs en
Europe 57 et est financée par l’Union européenne (95%) et par l’Association
européenne de libre-‐échange (5%). En matière de travail, l’adoption de la nouvelle
approche et son application au secteur des machines ont conduit la confédération
européenne des syndicats à créer dès 1989 l’Institut syndical européen (European
Trade Union Institute, ETUI) avec, notamment, pour tâche d’assurer la participation
syndicale dans les activités de normalisation européenne. Dans le domaine
environnemental, l’association à but non lucratif ECOS (European Environmental
Citizens’ Organisation for Standardisation) a vu le jour en 2001 et bénéficie d’un
57 Ainsi que la Macédoine et la Turquie depuis 2012.
Chapitre 1 55
soutien financier de l’Union européenne et de l’AELE.
Il semble ainsi que plusieurs mouvements d’autoprotection de la société voient le jour
face à l’importance grandissante des normes internationales dans la régulation des
marchés et aux profondes réorganisations des pratiques de travail et de
consommation qu’elles impliquent. Ainsi, les mouvements de consommateurs
s’organisent et plaident dans un premier temps pour le recours aux normes afin
d’asseoir le droit à une information indépendante et scientifiquement fondée quant
aux biens mis sur le marché puis revendiquent le droit d’être entendus au sein des
comités techniques de normalisation. Ils contribuent alors à la construction de
l’autorité des normes en intéressant plus largement la société à leur usage. La
normalisation est, en effet, susceptible d’intéresser la société à plusieurs titres. Qu’il
s’agisse des bénéfices économiques directs et indirects permis par la normalisation,
d’une protection accrue face à de nouveaux produits, ou du support pour une décision
d’achat scientifiquement fondée ou socialement responsable, les spécifications
techniques sont un moyen possible au réenchâssement du marché. Cependant, si les
associations de consommateurs mobilisent la société et l’intéressent plus largement à
l’usage de spécifications techniques, nous allons voir maintenant que les autorités
publiques ainsi que les organisations de normalisation ne manquent pas non plus, à
leur tour, de mobiliser les représentants de la société civile.
La société civile et le consommateur au service de la normalisation 4.3internationale
Selon l’ISO, « la participation des intérêts des consommateurs à la normalisation
renforce la confiance dans les biens et les services élaborés conformément à des
spécifications (…) et garantit qu’ils sont adaptés aux besoins de l’utilisateur final »
(ISO, 2008a, p. 3). Comme le souligne cette citation, les apports d’une participation de
la société civile aux travaux de normalisation n’échappent pas aux normalisateurs. Ils
n’échapperont d’ailleurs pas non plus aux autorités publiques. Ces divers acteurs y
verront tantôt un moyen de garantir que les normes développées répondent aux
besoins des consommateurs, tantôt un moyen d’étendre les domaines d’activités de la
normalisation, tantôt un moyen à même de soutenir une perception des procédures
de normalisation comme légitimes. Ces usages variés de la participation du monde
associatif à l’élaboration des normes concourent alors à l’établissement de l’autorité
des normes internationales.
Chapitre 1 56
Comme le souligne l’ISO, la participation de représentants des associations de
consommateurs contribue à l’amélioration substantielle des normes internationales.
Plus précisément, la participation du monde associatif à l’élaboration des normes
internationales permet d’élargir la base des connaissances susceptibles d’être
intégrées à la norme. Les apports d’une telle participation sont alors d’ordre cognitif.
La sécurité des vêtements pour enfants a ainsi connu une amélioration substantielle
grâce à l’action des consommateurs. Après plusieurs accidents mortels par
strangulation dus à l’utilisation de cordons coulissants au niveau des capuches et des
encolures, c’est à l’initiative d’une fédération européenne d’associations de
consommateurs active dans la normalisation (l’ANEC) qu’une norme européenne a
été élaborée en vue d’abolir l’utilisation de tels cordons sur les vêtements pour
nourrissons et enfants de moins de sept ans. On peut aussi mettre au crédit des
associations de consommateurs les résultats obtenus en matière de limite maximale
de chaleur dégagée par les vitres des fours, ou l’introduction d’un dispositif de
sécurité qui bloque la lame des mixers en cas d’ouverture de l’appareil. Si les normes
peuvent contribuer à la sécurité des consommateurs, y compris des plus vulnérables
comme les enfants, il en va de même pour les travailleurs. Par exemple, en Suède,
c’est grâce à une action syndicale que la norme établissant la largeur des
échafaudages permet désormais à deux personnes de se croiser – contrairement à la
norme européenne – et réduit ainsi les risques de chute. Avec l’appui de syndicalistes
norvégiens, danois et finlandais, un débat a ainsi été engagé au niveau des comités
européens58 de normalisation quant à la largeur des échafaudages (Bergström, 2004).
Ce constat est donc aussi valable au niveau national comme le confirme aussi l’action
des consommateurs américains à l’encontre des fabricants de machines à laver pour
une prise en compte des conditions d’usage de ces machines dans les régions plus
sablonneuses des États-‐Unis (Kallet, 1956).
Face à l’apport potentiel des représentants des consommateurs aux travaux de
normalisation internationale et en réponse aux obstacles structurels à cette même
participation, plusieurs organisations de normalisation internationales ou nationales
ont créé un comité dédié à leur représentation ou élaboré des guides pour informer
les rédacteurs des normes des besoins spécifiques des parties prenantes
58 Il s’agit plus précisément du CEN CT 52, GT 1, échafaudages.
Chapitre 1 57
habituellement absentes des travaux. Dans cette perspective, l’ISO a, par exemple,
constitué dès 1978 un comité consultatif pour soutenir la participation des
représentants des consommateurs, le COPOLCO — Consumer Policy Committee59.
Cette institutionnalisation permet alors certes de reconnaître les apports de leur
participation en terme de connaissances et l’enrichissement potentiel des normes qui
en résultent, mais elle représente dans le même temps un instrument de légitimation
des activités de normalisation et de leur extension.
Plusieurs auteurs démontrent, en effet, que le recours à la figure du consommateur
fournit aux normalisateurs et aux organisations de normalisation un soutien
indéniable en vue de leur reconnaissance plus large et de l’extension de leurs
domaines d’activités (Cochoy, 2000 ; Olshan, 1993 ; Cohen, 2003). Tout d’abord, le
recours aux consommateurs contribue à justifier la mainmise du secteur privé sur les
activités de normalisation, notamment « en imputant une méthodologie populiste au
processus de développement des normes privées » (Olshan, 1993, p. 325)60. À titre
d’exemple, peu après la constitution des premières associations de consommateurs
outre-‐Atlantique, l’Amercian Standard Association (ASA) prévient leur incursion au
sein des travaux des comités techniques par l’établissement en 1934 d’un comité
pour le consommateur final sous l’égide des industriels (Cohen, 2003, pp. 56-‐59). De
même, en 1974, le DIN instituait à l’échelle nationale un comité dédié à la
représentation des consommateurs, le « Verbrauchersrat » en échange de la garantie
gouvernementale de leur monopole sur la normalisation technique en Allemagne
(Trumbull, 2006). Loin de combler mécaniquement le déficit démocratique des
arènes de normalisation, l’institutionnalisation de tels comités permet alors aux
organisations de normalisation d’affirmer la légitimité des procédures d’élaboration
des normes, ces comités dédiés étant censés assurer la prise en compte du point de
vue du monde associatif et des consommateurs en particulier.
Le recours rhétorique à la figure du consommateur permet ensuite aux
normalisateurs d’exister face à de puissants partenaires industriels et de faire valoir
59 Le COPOLCO soutient la participation des représentants des consommateurs par la tenue de formations, la définition de thèmes prioritaires, la publication de documents de vulgarisation à l’intention des consommateurs et des experts des comités techniques et par une attention portant sur les travaux techniques. Il n’élabore aucune norme et ne participe pas directement aux travaux techniques. 60 Notre traduction : « by imputing to the private standards setting process a populist methodology (..) »
Chapitre 1 58
leur expertise spécifique (Cochoy, 2000, p. 63). L’intégration du consommateur
permet alors à la normalisation de passer de la normalisation des produits à la
certification et au marquage de conformité : « mettre en avant la marque {de
conformité NF}, c’était partir de l’usage, et donc changer de normalisation, poser la
question des caractéristiques pertinentes du point de vue du marché plutôt que de
l’ingénieur, rejoindre la qualification de l’usage et de l’aptitude à l’emploi » (Cochoy,
2000, p. 78). L’entrée en normalisation des associations de consommateurs s’inscrit
alors dans un « mouvement de marchandisation des normes industrielles », c’est-‐à-‐
dire dans le passage d’une normalisation dévolue aux préoccupations industrielles à
une normalisation axée sur le consommateur. Le basculement marchand de la
normalisation et cette nouvelle emprise du consommateur débouche sur
l’instauration d’un comité ISO61 dès 1949 et la reconnaissance d’un « triple outillage »,
celui des marques de conformité, de l’étiquetage informationnel et des essais
comparatifs (Cochoy, 2002, p. 365). La mainmise du secteur privé sur les activités de
normalisation et le basculement marchand de la normalisation au nom du
consommateur sont à nouveau difficilement concevables sans le soutien offert par les
autorités publiques.
Rappelons en effet que, sans l’adoption de lois qui reconnaissent l’importance du
client (et partant du consommateur) et qui enjoignent dans cette perspective à
l’appréciation analytique des produits, il est peu probable que la figure du
consommateur ait offert une ressource rhétorique aussi puissante aux normalisateurs
(voir supra, section 4.2). De même, ces lois semblent renforcer, à terme, l’autorité des
spécifications techniques dans nos sociétés contemporaines, puisque l’importance
des marques de conformité, de l’étiquetage informationnel et, dans une moindre
mesure, des tests comparatifs, est à nouveau difficilement imaginable en l’absence
d’un cadre réglementaire correspondant. Ainsi, l’outillage développé en vue de
répondre aux préoccupations de la société civile et des consommateurs prend tout
son sens et permet de voir comment, sous l’action des autorités publiques et des
normalisateurs, la société civile et les consommateurs se retrouvent au service de la
normalisation internationale. Plus récemment, l’importance grandissante de la
61 Il s’agit du comité ISO CT 73 intitulé « marques de conformité aux normes ». Il est renommé, en 1973, « questions de consommation ». Ces travaux influenceront largement l’institutionnalisation des questions de consommation au sein du COPOLCO créé en 1978.
Chapitre 1 59
normalisation dans le contexte réglementaire européen a aussi conduit la
Commission à réaffirmer l’importance d’une participation de toutes les parties
prenantes.
L’importance de la normalisation en Europe a, en effet, rapidement conduit les
autorités européennes à reconnaître l’importance d’une participation des
consommateurs et autres parties concernées généralement absentes des comités de
normalisation. Là aussi, ce recours à la figure du consommateur semble avant tout
s’inscrire dans un processus de légitimation du pouvoir conféré aux instances de
normalisation européennes : « En Europe, la participation des consommateurs est
devenue une condition préalable pour l'acceptabilité politique et le développement
ultérieur de la normalisation européenne » (Mattli, 2001, p. 331)62. Dès 1987, une
communication de la commission est publiée avec pour objectif « to alert in particular
the Council and the Member States to the need to strenghten consumers involvement
in standardisation at an early stage » (COM 87(617) Final). En décembre de cette
même année, une recommandation de la commission enjoint les États Membres à
« fournir un financement de base pour permettre aux consommateurs de jouer un
rôle efficace dans la normalisation européenne sans perte de revenus »
(88/41/EEC)63. Le Conseil adoptera lui aussi une résolution allant dans ce sens en
1988 (88/C 293/01). Plus récemment, la réforme du système européen de
normalisation (règlement 1025/2012) réaffirme l’importance d’une participation
accrue du monde associatif. Cependant, ce règlement ne constitue pas une rupture, —
il n’accorde toujours qu’un statut consultatif aux associations telles que l’ANEC, l’ETUI
ou l’ECOS au sein des comités techniques du CEN ou du CENELEC — ni d’ailleurs une
garantie de financement, mais rappelle à quel point l’inclusivité des processus de
normalisation concourt à l’établissement de l’autorité des normes internationales.
5. Déficit démocratique, obstacles structurels, et au-‐delà ?
Au cours de ce chapitre, nous avons vu que les activités de normalisation nécessitent
le support actif d’entrepreneurs privés et publics, affichent une dimension
62 Notre traduction : « In Europe, participation of consumers has become a political precondition for the acceptability and further development of European standardization ». 63 Notre traduction : « To provide basic funding to enable consumers to play an effective role in European standardization without loss of earnings ».
Chapitre 1 60
transnationale tant dans leur source d’inspiration que lors de leur diffusion et
impliquent une profonde réorganisation du monde du travail et de la consommation,
et ce dès ses origines situées dans la production de pièces interchangeables. Ces
constats sont d’autant plus importants aujourd’hui face au rôle conféré aux normes
internationales dans le cadre des accords de l’OMC ou de la politique réglementaire
européenne. À cette dévolution formelle de pouvoir aux organisations de
normalisation internationale s’ajoutent des transferts plus informels d’autorité par
l’entremise des mécanismes de l’accréditation et de la certification. La normalisation
internationale s’inscrit dans un espace de régulation adossé à la fois à l’espace du
marché global et à celui des régulations nationales. Elle donne alors à voir un espace
de régulation fragmenté, où l’autorité des normes internationales peut aussi bien
relever des législations nationales que des conditions d’accès aux chaînes de sous-‐
traitance transnationales. L’importance grandissante de la normalisation
internationale et son extension continue à de nouveaux thèmes soulèvent alors, avec
acuité, la question des acteurs en charge de la définition des spécifications techniques.
La participation du monde associatif à l’élaboration des spécifications techniques joue
un rôle important dans l’encadrement institutionnel de la normalisation
internationale. Elle a tout d’abord un rôle essentiel en vue de la légitimation de cette
forme non conventionnelle d’autorité. La participation de la société civile a alors une
dimension instrumentale. Les autorités publiques et les acteurs gouvernementaux ne
manquent pas de soutenir la participation des représentants de la société civile à
l’occasion des transferts d’autorité dont jouit la normalisation internationale. Dans le
même temps, les organisations de normalisation ont créé des comités spécifiquement
dédiés à la représentation des consommateurs. La représentation des
consommateurs par de tels comités peut alors tantôt justifier la mainmise de secteur
privé sur les activités de normalisation, tantôt offrir une ressource aux
normalisateurs pour renverser la logique de la normalisation, c’est-‐à-‐dire passer
d’une logique orientée vers la production industrielle à une logique centrée sur
l’usage du client commercial ou individuel. Face à l’instrumentalisation possible de la
participation de la société civile, on peut alors se demander pour quelles raisons une
association sans intérêt commercial dû aux activités de normalisation investit ces
arènes ? L’extension thématique de la normalisation internationale semble fournir
une première réponse et démontre les limites de l’usage instrumental de la
Chapitre 1 61
participation.
L’extension thématique de la normalisation à la quasi-‐totalité des objets de notre
quotidien et à des thèmes moins tangibles conduit potentiellement à l’implication de
nouveaux acteurs concernés par ces thèmes. La participation du monde associatif
peut alors intervenir en réponse aux controverses entourant ces thèmes, comme le
démontre l’élaboration d’ISO 26000 ou la création des premières associations de
consommateurs face à des produits dangereux. La participation de la société civile a
alors une dimension cognitive et peut conduire à l’amélioration substantielle des
normes internationales, comme dans le cas des échafaudages ou des capuches pour
enfants. Il ne faut cependant pas oublier que l’extension thématique de la
normalisation peut créer de nouveaux obstacles à la participation du monde
associatif, désormais confronté à une vaste gamme de thèmes aux conséquences
potentiellement vitales pour les citoyens. Bien que les normes internationales à usage
réglementaire puissent à première vue paraître prioritaires pour une telle
participation, l’impact et le degré de contrainte présumés des normes ne se réduisent
pas à leur usage dans les politiques publiques. L’inclusivité réelle des processus
d’élaboration des normes constitue à cet égard un enjeu institutionnel dont
l’envergure dépasse le cadre réglementaire des politiques publiques. Face à l’étendue
des thèmes normalisés, on peut alors se demander où participent les représentants
de la société civile. De même, les thèmes normalisés peuvent incorporer les savoirs et
l’expertise de la société civile selon des modalités diverses qui vont de la capture du
savoir-‐faire des travailleurs qualifiés à la reconnaissance et à la prise en compte des
revendications des travailleurs et du monde associatif. La question de l’influence de
leur participation devient alors centrale.
Le déficit démocratique qui caractérise habituellement la normalisation
internationale ne laisse a priori présager qu’une influence limitée de la participation
du monde associatif à l’élaboration des normes. À ce titre, le pendant de la
participation volontaire et de l’ouverture formelle semble être l’absence de critères
de définition des parties prenantes et de garantie d’une représentation équilibrée. Il
ne faut cependant pas négliger l’influence à la fois directe et plus structurelle de la
société civile au sein des arènes de normalisation. Comme nous l’avons vu, ladite
société civile peut aussi, à son tour, faire un usage instrumental des normes, comme
lorsque les consommateurs s’organisent et se mobilisent pour offrir une information
Chapitre 1 62
indépendante et scientifiquement fondée quant à la qualité et à l’innocuité des biens
de consommation. Les associations de consommateurs participent, alors, à la
construction de l’autorité des normes, en intéressant plus largement la société à leur
usage, qu’il s’agisse de tests comparatifs, de labels de qualité ou de l’étiquetage
informatif requis pour l’avènement du libre-‐service. C’est alors qu’apparaît
clairement le rôle structurel de la participation de la société civile à l’élaboration des
normes internationales : au nom des consommateurs et d’une appréciation
analytique de produits soutenue aussi bien par la normalisation que par le
mouvement des associations de consommateurs, les spécifications techniques sont
placées au cœur de la médiation entre le client et le produit, notamment par
l’entremise des tests comparatifs, des emballages et de l’étiquetage informatif, tous
fondés sur l’usage de normes. Ces dernières pratiques associent alors
structurellement les pratiques des consommateurs à l’usage des normes nationales et
internationales. Elles renforcent considérablement l’autorité des normes élaborées
par les instances de normalisation et illustrent l’ambivalence de la participation du
monde associatif à l’élaboration des normes internationales. La participation des
représentants de la société civile peut alors contribuer à l’enrichissement cognitif des
normes élaborées et à leur usage à des fins de protection de la société dans son
ensemble, et, dans le même temps, contribuer la légitimation d’une forme d’autorité
privée dont ils sont, de fait, généralement absents et qui contribue à l’instanciation de
nouvelles inégalités, comme dans le cas des matériaux de construction ou de la (non-‐
)prise en compte des conditions de travail dans les tests comparatifs.
L’étude de la participation des représentants de la société civile à l’élaboration des
normes internationales permet alors non seulement d’évaluer les qualités
démocratiques des nouvelles formes d’autorité non étatique encadrant la
mondialisation, mais aussi d’observer le rôle de l’expertise et l’influence plus large de
la participation dans la construction de l’autorité des normes internationales. Si nous
avons indistinctement fait référence à la participation du « monde associatif », de la
« société civile » ou « des représentants des consommateurs » au sein de ce chapitre,
il convient maintenant de préciser la notion de « société civile » et plus
particulièrement celle de « consommateur », puisque, comme nous l’avons vu, cette
dernière catégorie fait l’objet d’une attention spéciale au sein des organisations de
normalisation.
Chapitre 2 63
Chapitre 2 : De l’émergence du consommateur à sa
représentation institutionnalisée dans les arènes de
normalisation internationale
Ce chapitre a pour ambition de démontrer l’importance d’une problématisation des
parties prenantes de la normalisation, et plus précisément, de la catégorie des
« consommateurs ». Il ne s’agit pas ici de fournir une définition univoque du
consommateur, mais d’explorer ses multiples facettes pour comprendre la
malléabilité de cette figure centrale de nos sociétés contemporaines. Il s’agit en
particulier de voir comment diverses définitions du consommateur peuvent affecter
les modalités et l’étendue de sa participation et de sa représentation dans les arènes
de normalisation internationale.
Le « consommateur », à la fois comme acteur et comme figure sociale au nom de
laquelle une grande variété d’acteurs s’expriment, est généralement négligé dans
l’étude des relations internationales/économie politique internationale (Iles, 2006).
On peut dresser le constat de cette absence relative à l’aune des index de plusieurs
dictionnaires, recueils de textes et ouvrages introductifs de la discipline. Le
Dictionnaire des relations internationales (Smouts et al., 2006) ou le Routledge
Handbook of International Political Economy (Blyth, 2009) ne mentionnent ni le
consommateur, ni la consommation et semblent préférer une référence aux
« organisations non gouvernementales » et, plus largement, à la « société civile ».
Dans le même temps, ces ouvrages ne manquent pas de faire référence aux chaînes
de production globales et au commerce international, dont le consommateur est a
priori l’indispensable contrepartie. Au sein des ouvrages théoriques introductifs
International Relations Theories, Discipline and Diversity (Dunne et al., 2013) et
Global Political Economy (O’Brien & Williams, 2010), la société « consumériste » fait
une apparition lacunaire pour le premier et le « consommateur » fait certes l’objet
d’une entrée plus étoffée au sein du second ouvrage mais il reste cependant d’un
Chapitre 2 64
faible secours théorique pour appréhender ce phénomène complexe. Dans l’ouvrage
édité par Dunne, Kurki & Smith, le « consumérisme » est évoqué dans le cadre de la
Guerre froide et d’un processus de diffusion hégémonique d’une culture américaine
où liberté et consommation se confondent, la seconde réduisant la première à
l’existence d’un plus grand choix et d’une abondance matérielle (2013, p. 165).
Quant à l’ouvrage rédigé par O’Brien et Williams (2010), il contient près d’une
vingtaine de références aux « consommateurs », mais, ils apparaissent presque
exclusivement en tant qu’acteurs économiques agissant conformément aux recueils
d’économie classique, ce qui est problématique pour un ouvrage qui tend
précisément à dénoncer cette perspective réductrice de l’économie. Si le
« consommateur » apparaît largement de façon péjorative, conduisant à l’extension
des logiques marchandes et à une homogénéisation des cultures et des goûts
(O’Brien & Williams, 2010, p. 195), il est aussi présenté, mais à la marge, comme un
acteur politique capable de se mobiliser pour faire valoir ses préoccupations
sanitaires et, ainsi, peser dans le champ du commerce international, comme dans le
cas du commerce international du bœuf élevé aux hormones (idem., p. 162) ou dans
le processus de division internationale du travail : « Les lecteurs de ce livre font
partie de ce processus dans leur activité en tant que citoyens et consommateurs »
(idem., p. 279, italique ajouté)64. Enfin, c’est aussi en abordant le rôle des femmes
dans l’économie que le consommateur apparaît, trahissant alors la dimension
sexuée de la consommation.
On peut ici dégager les raisons culturelles, théoriques et empiriques à l’absence
relative de la figure du consommateur au sein du champ disciplinaire qui nous
concerne. Tout d’abord, la consommation et le consommateur – souvent encore de
fait une consommatrice – apparaissent comme un phénomène principalement
économique souvent situé entre l’espace domestique et pacifique du foyer et celui
de la grande surface. Ce phénomène est ainsi fort éloigné du monde anarchique,
conflictuel et principalement masculin des relations entre États à la poursuite d’une
politique de puissance. Et pourtant, comme le manuel de Dunne, Kurki & Smith
(2013) l’indique, le consumérisme a offert un soutien idéologique important dans le
64 Notre traduction : « Readers of this book are part of that process in their activity as citizens and consumers ».
Chapitre 2 65
cadre d’une politique de puissance, comme ce fut le cas durant la Guerre froide. On
peut ensuite relever des raisons plus théoriques à cette absence.
Le consommateur est un « concept essentiellement contesté » (Gallie, 1956), car il
implique la plupart du temps une évaluation normative. À cet égard, Gabriel et Lang
(Gabriel & Lang, 1995, 2008) ont qualifié le consommateur de figure « ingérable »,
parce qu’elle renvoie à une variété de significations allant de l’acteur dupe et
manipulé par les publicitaires à l’acteur rationnel des manuels d’économie, en
passant par l’acteur qui s’engage politiquement par ses pratiques de consommation.
S’ensuit une certaine « récalcitrance » théorique, puisque le consommateur tend
rarement à se comporter selon les logiques attendues par l’une ou l’autre de ces
identités. Au-‐delà de la difficulté à définir le consommateur, l’action des
consommateurs peine à faire sens au sein des principales approches d’économie
politique internationale : dans une perspective réaliste, l’économie est un outil aux
mains de l’État et le consommateur est au mieux l’une des ressources de la politique
de puissance poursuivie par les États sur la scène internationale. Les approches
libérales insistent sur l’autonomie de la sphère économique et politique et le
consommateur certes un acteur économique légitime sur le plan individuel, mais
dans le même temps, « l’idée de représentation d’un aspect des préoccupations de
tous les individus – conception horizontale qui enjambe les clivages politiques — est
tout à fait étrangère à l’idée de délégation par le vote » (Ruffat, 1987, p. 20). Enfin,
au sein du marxisme, le consommateur n’est pas une catégorie d’analyse pertinente
dans la mesure où elle ne s’inscrit pas dans un conflit de classe qu’elle rend invisible
en regroupant sous un étendard commun salariés et propriétaires (idem.).
Les difficultés conceptuelles propres à la figure du consommateur se traduisent
aussi sur le terrain de la recherche empirique. Comme on le comprend, les
consommateurs sont une catégorie difficile à définir, aux contours flous, et à laquelle
on préfère souvent la catégorie des « organisations non gouvernementales » (ONG).
Cette préférence ne tient probablement pas à la réalité plus précise à laquelle la
catégorie renvoie65, mais plutôt à l’histoire du terme qui se situe dans les travaux
des Nations Unies, où il figure toujours en bonne place au côté des « organisations
65 En effet, Amnesty International, la National Rifle Association of America ou encore Consumers International font partie des quelques 20’000 ONGs reconnues dans le système onusien. Voir http://esango.un.org/civilsociety/login.do , accès le 18 août 2013.
Chapitre 2 66
de la société civile » (Willetts, 2011). À la reconnaissance de la catégorie des ONGs
par les organisations internationales, s’ajoute le fait que ces acteurs sont souvent
spécialisés, par exemple en matière environnementale ou de droits humains, et qu’il
est, par conséquent, plus facile à l’observateur d’identifier les arènes internationales
pertinentes de leur action, notamment parmi les institutions et programmes
spécialisés des Nations Unies. À l’inverse, les problèmes auxquels font face les
consommateurs sont généralement de nature transversale portant aussi bien sur
des questions d’accessibilité, de protection de l’environnement et de la santé ou de
justice sociale. Dès lors, force est de constater qu’aucune organisation internationale
n’est spécifiquement dédiée à la consommation.
Les obstacles à une prise en compte du consommateur et des mouvements
associatifs le représentant sont donc nombreux. Avec la montée en puissance des
mécanismes de pouvoir non étatique, il devient urgent de les affronter en raison de
l’usage instrumental et normatif dont cette catégorie peut faire l’objet dans la
construction de nouveaux espaces de régulation (Burgess, 2001; Everson & Joerges,
2008). Le consommateur n’est pas lié, a priori, à un espace géographique déterminé,
ou plus précisément à l’État-‐Nation, et ce bien que sa protection relève le plus
souvent de la sphère publique de l’action gouvernementale. À l’inverse, il se situe
dans l’environnement immédiat des entreprises et du capital opérant à une échelle
transnationale dont il peut contester les pratiques au-‐delà des frontières nationales
(Keck & Sikkink, 1998; Tarrow, 2006). La rhétorique universaliste qui affirme que
‘nous sommes tous des consommateurs’ suggère alors que le consommateur est
porteur d’une identité partagée qui emprunte autant à la discipline du marché
qu’aux valeurs démocratiques d’égalité et de liberté. Sous cet angle, le
consommateur apparaît à l’articulation de la sphère publique et de la sphère privée.
Il se situe à la croisée du politique et de l’économique avec lesquels il entretient des
relations ambivalentes, faisant tantôt l’objet des politiques publiques visant à
maintenir son pouvoir d’achat, tantôt l’objet des campagnes publicitaires destinées à
orienter ses désirs. Il est en même temps un « acteur politique » et un « agent
économique » (Pinto, 1990). Ainsi, loin de représenter un obstacle infranchissable,
l’affirmation « nous sommes tous des consommateurs » éclaire au contraire le
potentiel mobilisateur de cette catégorie, à la fois source d’intégration et de
stratification. Bien qu’il soit ingérable – ou peut-‐être précisément pour cette raison –
Chapitre 2 67
il offre une catégorie mobilisatrice pour une vaste gamme d’acteurs. De plus, comme
nous allons le voir plus en détail, les consommateurs organisés, c’est-‐à-‐dire
constitués en association, font l’objet d’une attention particulière dans les arènes de
la normalisation internationale, au contraire d’autres organisations de la société
civile et ONG.
Ce chapitre est organisé de la façon suivante. La première section présente les
études désormais classiques de la « société de consommation ». Ce retour sur les
approches macro-‐sociales développées dès le tournant du XXe siècle permet
d’éclairer les principales dichotomies à l’œuvre dans la caractérisation du
phénomène de la consommation et de la figure du consommateur. Ces dichotomies
soulignent l’ambivalence de la consommation comme phénomène porteur de
nouvelles stratifications mais aussi comme source d’intégration et de cohésion. Elles
démontrent la nature politique et contestée de la consommation et du
consommateur alternativement perçu comme un dupe face aux techniques de
séduction des publicitaires ou comme souverain dans une économie où ses
préférences dictent les orientations de la production industrielle. Ces dichotomies
tendent finalement à opposer le consommateur et le citoyen : le consommateur
étant à la recherche de sa satisfaction individuelle dans la sphère marchande et le
citoyen participant à la recherche du bien-‐être collectif dans la sphère publique. Ces
dichotomies masquent cependant le travail de construction historique et social des
consommateurs par une grande diversité d’acteurs. Les idéaux types développés par
Cohen pour qualifier l’articulation entre citoyenneté et consommation permettront
alors de rendre compte de la façon dont la problématisation du consommateur
affecte l’étendue et les modalités de sa participation politique. C’est sur cette base
que nous envisageons dans une seconde section le rôle du consommateur, comme
figure sociale, mais aussi comme acteur des relations internationales. Sous cet angle,
la normalisation internationale est étroitement liée au déplacement de la protection
de consommateurs du cadre démocratique national vers des arènes internationales
et contribue à renforcer leur pouvoir au sein des marchés plutôt que sur ces
derniers. Autrement dit, les normes internationales reposent sur une figure
spécifique du consommateur. Nous verrons alors, dans la troisième section,
comment l’identité présumée du consommateur intervient dans
l’institutionnalisation des comités consommateurs dans les arènes de normalisation.
Chapitre 2 68
Nous aurons alors l’occasion de décrire les modalités de la participation et de la
représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation nationale,
européenne et internationale. Au terme de ce chapitre, l’importance de
problématiser une catégorie aussi large que celle des consommateurs et qui oscille
toujours entre le citoyen et le client devrait apparaître indispensable.
1. À l’origine de la société de consommation : les dichotomies
constitutives d’une catégorie mobilisatrice
Le consommateur est aujourd’hui une figure centrale de nos sociétés. Il n’a
cependant pas émergé automatiquement de la diffusion d’une économie capitaliste,
mais a fait l’objet d’un véritable travail de construction de la part d’une variété
d’acteurs. Dans ce processus, les représentants ont précédé les représentés (Pinto,
1992), bien que le consommateur ne soit pas uniquement le fait d’une construction
par le haut (i.e. les gouvernements), mais aussi par le bas (i.e. le mouvement
consumériste). C’est sous l’impulsion des gouvernements, des chercheurs en
sciences sociales, des entreprises, de professions émergentes et de la société civile,
que la figure du consommateur a été construite au service de différents projets
d’économie politique. Trentmann (2006, p. 17) développe à cet égard la notion de
« consommateur délimité » (bounded consumer) pour souligner l’importance du
contexte culturel, temporel et spatial qui donne sa signification particulière au
consommateur. Le consommateur émerge dans un contexte socio-‐historique
particulier et sa définition affecte la place qui lui est faite dans les processus
politiques et sa propension à être politiquement actif.
Aujourd’hui, le consommateur rationnel et individualiste qui peuple les manuels
d’économie apparaît comme un agent rampant des dynamiques de privatisation,
notamment en étendant le principe du libre choix aux services publics, en
contribuant plus largement à la marchandisation de la politique électorale, ou
encore en détournant le citoyen de ses devoirs publics pour le conforter dans
l’espace domestique du foyer. Dans le même temps, la sociologie et l’histoire
économique redécouvrent un « consommateur engagé » au service de la collectivité
et qui fait du marché non pas un simple espace de transactions marchandes, mais la
cible d’une activité collective, politique et potentiellement émancipatrice (Chessel,
2012; Dubuisson-‐Quellier, 2009a; Micheletti & Stolle, 2007; Stolle et al., 2005). Dans
Chapitre 2 69
cette perspective, « la consommation n’est plus la cible de la contestation; elle
incarne l’action militante elle-‐même » (Dubuisson-‐Quellier, 2009a, p. 132). Ces deux
figures opposées du consommateur, l’une à la poursuite de son intérêt individuel et
l’autre au service de l’intérêt général, permettent de souligner deux caractéristiques
essentielles de ladite société de consommation : d’une part, il s’agit d’un phénomène
politique affectant notre façon de vivre ensemble, par exemple en faisant de la
question de la garde des enfants un choix individuel ou une responsabilité collective.
D’autre part, il s’agit d’un phénomène contradictoire qui peut simultanément
contribuer à la politisation du marché et à la marchandisation de la politique, c’est-‐
à-‐dire à la fois renforcer le contrôle que la société exerce sur le fonctionnement de
l’économie et subordonner la vie démocratique à l’exercice du choix individuel. Il est
alors intéressant d’appréhender le consommateur et la consommatrice autour d’une
série de couples binaires qui apparaissent comme autant de dichotomies
constitutives de leur identité. Ces dichotomies et les multiples arrangements
auxquels elles peuvent donner lieu illustrent la malléabilité de la figure du
consommateur et expliquent en partie pourquoi une variété d’acteurs s’en saisissent
à des fins non moins diverses.
La société de consommation : source de stratification sociale et de 1.1cohésion
Sans retracer en détail l’émergence de la société de consommation, il est ici
nécessaire de rappeler les facteurs contextuels ayant conduit à l’apparition d’une
telle société et de présenter les principales approches macro-‐sociales de ce
phénomène. Alors que, sous l’Ancien Régime, les pratiques de consommation
s’inscrivent dans un modèle binaire où la « stratégie de survie » du peuple contraste
avec la « prodigalité aristocratique » permettant aux courtisans de tenir leur rang,
plusieurs transformations majeures viennent modifier ces pratiques au cours du
XVIIIe et XIXe siècle (Chessel, 2012, pp. 12–15). Parmi ces changements significatifs,
soulignons tout d’abord l’enrichissement plus général de la société qui permet
notamment à la bourgeoisie naissante d’acquérir de nouveaux produits (vaisselle,
mobilier ou produits coloniaux tels que le café et le sucre). Cette évolution est
indissociable des phénomènes d’industrialisation et d’urbanisation et de
l’apparition concomitante du travail salarié qui impliquent un recours au marché
pour l’acquisition des biens qui ne peuvent plus être produits durant les temps de
Chapitre 2 70
travail domestique. Enfin, la société de consommation trouve ses fondements
théoriques les plus solides dans l’apparition d’une nouvelle pensée économique,
notamment issue des travaux d’Adam Smith, qui érige la recherche de l’intérêt
individuel en mécanisme permettant d’atteindre l’intérêt général en stimulant la
concurrence. Consommation et production sont étroitement liées au sein du fameux
mécanisme de la « main invisible ».
Il convient ici de préciser la pensée développée par les économistes à la base de la
prétendue souveraineté du consommateur sur le marché. Comme le souligne Smith
dans un passage fréquemment cité, « La consommation doit être la seule fin,
l’unique but de toute production » (A. Smith, 1843, p. 555). Cette perspective a pour
présupposé que l’homme a des besoins naturels et individuels qui le conduisent à
choisir, c’est-‐à-‐dire à donner sa préférence, à des objets qui lui fourniront le
maximum de satisfaction. La tâche de la production consiste alors à découvrir ces
besoins pour y répondre de manière à maximiser la satisfaction individuelle du
consommateur et attirer ses préférences. C’est ainsi que le consommateur acquiert
sa souveraineté et en vient à diriger la production dans son ensemble par le
mécanisme de la concurrence : le client est roi. Marx démentira vigoureusement
cette perspective en identifiant le premier les implications sociales et politiques de
la transformation des objets du quotidien en marchandises, c’est-‐à-‐dire en objets de
consommation.
Marx est en effet moins concerné par le « consommateur » que par la transformation
des objets en marchandises. Dans le livre I du Capital, il dénonce le « caractère
fétiche de la marchandise et son secret » (Marx, 1985). Sous le capitalisme, les objets
incorporent, en plus de leur valeur d’usage traditionnelle, une valeur d’échange qui
renvoie à la plus-‐value extraite de la force de travail. La marchandise n’est pas
simplement un objet mais une « chose sociale » (idem., p. 100) qui, en tant que
produit de l’activité du travail, incorpore les relations sociales de production. La
« forme marchandise » ne révèle cependant pas directement comment le produit du
travail est amené sur le marché et la « valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce
qu’elle est » (idem., p. 102). C’est ici que le caractère fétiche de la marchandise
apparaît. La valeur ne découle pas de l’utilité que conférerait un consommateur
souverain à un objet, mais bel et bien des rapports sociaux de production. Le
caractère fétiche de la marchandise cache la réalité des rapports de production aux
Chapitre 2 71
consommateurs et empêche sous cet angle l’émergence d’une conscience de classe.
L’émergence de la consommation comme un phénomène de masse suscite un intérêt
plus ciblé du monde académique qui appréhende le phénomène au niveau macro-‐
social. En 1899, Thorstein Veblen publie un ouvrage désormais classique sur la
consommation, la Théorie de la classe de loisir, au sein duquel il dénonce les dérives
issues des pratiques de consommation ostentatoires (1970). Cette première critique
de la société de consommation s’oppose elle aussi aux présupposés de l’économie
néoclassique qui appréhendent la consommation comme un exercice individuel de
maximisation de l’utilité des biens (Schor, 2007). Veblen souligne à quel point les
prétendues préférences des consommateurs sont socialement déterminées
notamment par leur position dans la hiérarchie sociale. La consommation est le
théâtre d’une compétition statutaire où les individus, engagés dans une logique de
comparaison avec autrui, démontrent leur force pécuniaire par la consommation de
biens « ostentatoires ». Ainsi les individus sont portés, par une logique de
surenchère, à une « lutte infinie pour le statut » (Heilbrunn, 2011, p. 66). Veblen
identifie ainsi la consommation comme le principal système de stratification sociale
dans lequel la « classe de loisir » occupe le sommet de la hiérarchie et suscite
l’émulation des classes inférieures (Dubuisson-‐Quellier, 2009b). « Dans toute
société industrielle, l’assise la plus fondamentale du bon renom, c’est la puissance
pécuniaire; le moyen de briller en ce domaine, c’est d’avoir du loisir et de
consommer pour la montre. (…) Aucune classe de la société, même si elle se trouve
dans la pauvreté la plus abjecte, ne s’interdit toute habitude de consommation
ostentatoire » (Veblen, 1970, p. 57). Les loisirs sont alors des biens de statut par
excellence puisqu’ils expriment « la consommation improductive du temps qui 1°
tient à un sentiment de l’indignité du travail productif; 2° témoigne de la possibilité
pécuniaire de s’offrir une vie d’oisiveté » (idem., p. 31). Veblen identifie non
seulement la consommation comme système de stratification sociale qui repose sur
une dichotomie entre temps de vie productif et improductif, mais aussi comme un
site majeur de la domination masculine au travers de la notion de consommation
déléguée : «l’épouse était jadis bête de somme et chose de l’homme, en fait comme
en théorie, et produisait les biens qu’il consommait; elle est à présent la
consommatrice rituelle des biens que le mari produit. Il ne faut pourtant pas s’y
tromper : elle demeure sa chose en théorie, car la délégation habituelle du loisir et
Chapitre 2 72
de la consommation est la marque immuable de la servante et de l’esclave » (idem.,
p. 56). La force de la pensée de Veblen est ainsi de concevoir la consommation à la
fois sous l’angle de la distinction sociale et comme un indicateur de genre, la
consommation ostentatoire devenant « le nouveau signe de la position dominée des
femmes » (Desjeux, 2006, p. 13). Comme nous allons le voir, les dichotomies entre
nécessité et luxe, activité productive et improductive ou entre homme et femme
marquent les lectures ultérieures de la société de consommation.
Sur le vieux continent, le sociologue français, Maurice Halbwachs, approche le rôle
de la consommation dans son étude publiée en 1913, La classe ouvrière et les niveaux
de vie. Sa principale contribution est de mettre en exergue la consommation comme
« traceur privilégié des spécificités d’une classe » (Dubuisson-‐Quellier, 2009b. p.
733). Sur la base de statistiques allemandes du budget des ménages ventilé sur des
postes tels que nourriture, vêtement et logement, il étudie l’évolution des dépenses
lorsque les revenus (ou la taille de la famille) changent. Son étude observe que si,
chez les ouvriers, la proportion du revenu consacrée à la nourriture baisse lorsque
le revenu augmente, la proportion consacrée au logement stagne ou diminue (par
opposition aux employés) alors que celle consacrée aux habits ou aux services
spirituels augmente (Desjeux, 2006). Il explique cette situation par la priorité
accordée par la classe ouvrière à la recherche de satisfaction des besoins sociaux
dont elle est généralement privée, se trouvant dans « l’obligation de subvenir à des
besoins essentiels » et dans l’incapacité de participer à la vie sociale par manque
d’éducation (Dubuisson-‐Quellier, 2009b, p. 731). Maurice Halbwachs met donc en
lumière l’existence d’une norme de groupe qui permet d’expliquer en partie la
consommation par des « effets d’appartenance sociale » et pouvant, à ce titre, agir
comme « un facteur d’inclusion ou d’exclusion sociale » (Desjeux, 2006, pp. 21-‐22).
Alors que Halbwachs identifie les modes de consommation comme porteur d’une
spécificité de classe, Adorno et Horkheimer y voient au contraire un élément
empêchant la formation d’une identité de classe.
Dans un écrit intitulé « La production industrielle des biens culturels » (1974),
Theodore Adorno et Max Horkheimer partagent avec Veblen une vision pessimiste
de la société de consommation, mais pour souligner la culture de masse à laquelle
donne lieu la production capitaliste. À l’inverse de Veblen qui oppose clairement le
travail productif propre à la sphère de la production aux activités improductives
Chapitre 2 73
propre à la sphère de la consommation, Adorno et Horkheimer établissent une
étroite correspondance entre la logique de la consommation et celle de la
production au sein de la dynamique du capitalisme. Sous le capitalisme, la
production culturelle, telle qu’incarnée par la radio, le cinéma et, dans une moindre
mesure, la télévision, alors encore en devenir, est motivée par le profit et le désir de
rationalisation qu’il engendre. Cette industrie conduit à une uniformisation et une
standardisation de « la production industrielle des biens culturels » dont la
consommation massive tend « à uniformiser les valeurs et les pratiques au profit
d’une culture de masse » (Dubuisson-‐Quellier, 2009b, p. 734). La médiocrité de
l’industrie culturelle, associée aux techniques de séduction des professionnels de la
publicité, dépossède les consommateurs de leur subjectivité et de leur libre arbitre.
Elle conduit à la manipulation et à la démobilisation des classes populaires. À ce
titre, elle empêche, pour reprendre les termes de Chiapello et Boltanski(1999), toute
« critique artistique »66, la culture authentique étant étouffée par une culture de
masse. Ainsi, dans la société de consommation, la culture est dirigée par les
impératifs de la production et les consommateurs sont largement dupés par une
culture réduisant le champ des possibles. On entrevoit une dichotomie récurrente
de l’étude de la consommation, entre un consommateur dupe en proie aux
manipulations des publicitaires et à de faux besoins créés par les industries en quête
de profit, et un consommateur plus actif, qu’il soit simplement informé ou capable
de détourner les signes culturels. Galbraith viendra lui aussi s’inscrire dans cette
première perspective, mais pour dénoncer les imperfections du marché en tant que
mécanisme de régulation et non de domination.
L’économiste américain John Kenneth Galbraith publie en 1958 L’ère de l’Opulence
(The Affluent Society), où il défend trois arguments (Schor, 2007, p. 25-‐26).
Premièrement, ce sont les producteurs qui créent les désirs des consommateurs : les
besoins individuels n’émergent pas en dehors du marché, incitant les entreprises à
66 Selon Chiapello et Boltanski, la critique artistique a pour source : « d’une part, le désenchantement et l’inauthenticité, d’autre part, l’oppression qui caractérise le monde bourgeois associé à la montée du capitalisme » ; elle met en avant « la perte de sens du beau et du grand, qui découle de la standardisation et de la marchandisation généralisée, touchant non seulement les objets quotidiens mais aussi les œuvres d’art (…). Elle insiste sur la volonté objective du capitalisme et de la société bourgeoise d’enrégimenter, de dominer, de soumettre les hommes à un travail prescrit, dans le but du profit mais en invoquant hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la liberté de l’artiste, son rejet d’une contamination de l’esthétique par l’éthique (…) » (1999, pp. 83-84).
Chapitre 2 74
répondre aux besoins d’un consommateur souverain, mais suivent une « filière
inversée ». « C’est la production qui crée les besoins qu’elle cherche à satisfaire »
(Galbraith, 2001, p. 33). Cette création intervient en partie par l’émulation, la
consommation d’un individu devenant les désirs de son voisin, mais surtout par les
démarches publicitaires. Deuxièmement, la société d’abondance amène à un
déséquilibre de la « balance sociale », dans la mesure où la croissance de la
consommation privée appelle inexorablement au développement des services
publics sans quoi cette même consommation devient source de désordre
(l’accroissement du parc automobile appelle à terme au développement de
nouvelles infrastructures routières et de nouveaux dispositifs de contrôle, etc.).
Cependant, et c’est bien ici que se situe la source du déséquilibre, l’émulation et la
publicité interviennent presque exclusivement au nom des biens et services
produits dans la sphère privée : « Les outils de la communication de masse, dans
leur état le plus élevé de développement, assaille les yeux et les oreilles de la
communauté pour le compte de plus de boissons, mais pas pour plus d'écoles »
(idem., 2001, p. 49)67. L’accent mis sur la consommation privée tend donc à évincer
la production de biens publics et il en résulte, troisièmement, que le lien entre la
consommation et le bien-‐être individuel est faible.
L’approche de Veblen, de l’école de Francfort ou de Galbraith seront critiquées pour
leur interprétation élitiste de la consommation, où les désirs, les goûts et les statuts
sont uniquement le fait des classes dominantes et s’imposent de haut en bas,
laissant parfois apparaître un monde des biens unidimensionnel qui suppose
l’existence d’un consensus autour des symboles de statut (Schor, 2007). En 1970, le
sociologue français, Jean Baudrillard, publie La société de consommation, où il
reproche finalement aux thèses « aliénistes » d’avoir transféré le postulat de la
rationalité formelle « à l’œuvre chez les économistes dans le rapport de l’individu
aux objets » (et dicté par les besoins) au rapport de l’individu au groupe (dicté par la
norme sociale), mais toujours « posés comme séparés » (Baudrillard, 1970, p. 96).
Bien que Baudrillard partage le constat d’Adorno et Horkheimer sur la capacité de
manipulation des techniques publicitaires et de la marque, il s’oppose à la
67 Notre traduction : « The engines of mass communication, in their highest state of development, assail the eyes and ears of the community on behalf of more beverages but not of more schools ».
Chapitre 2 75
dichotomie entre besoins naturels et besoins artificiels, entre nécessité et luxe, les
besoins étant toujours socialement construits et historiquement situés; ainsi la
consommation répond moins à la satisfaction de besoins naturels ou conditionnés
qu’à un double besoin : celui de communication et celui de différenciation sociale.
Baudrillard inscrit alors les biens dans un univers relationnel, dans un système de
signes, dont la signification ne « dépend ni de leur valeur intrinsèque ni des termes
de l’échange économique. Leur sens procède davantage de leur position dans un
processus continu de signification et de re-‐signification » (Heilbrunn, 2006, p. 54).
Ce processus se fait cependant aux dépens de la société et de l’Homme, dont
l’identité se trouve réduite à la manipulation des signes, l’objet finissant par
posséder le sujet : « L’homme de la consommation n’est jamais en face de ses
propres besoins, pas plus que du propre produit de son travail, il n’est jamais non
plus affronté à sa propre image : il est immanent aux signes qu’il ordonne »
(Baudrillard, 1970, p. 301). Ainsi, à l’équation néoclassique qui associe la croissance
économique à l’abondance et l’abondance à la démocratie, « l’augmentation de la
production tenant lieu de redistribution » (idem., p. 64), Baudrillard oppose une
perspective de la consommation comme création d’une pénurie structurelle entre
production des biens, fonction de la productivité industrielle et production des
besoins, fonction de la logique de différenciation sociale. Alors que les premiers sont
limités, les seconds sont illimités et la société de croissance apparaît alors comme le
contraire d’une société d’abondance en raison de cette pénurie structurelle
(Baudrillard, 1970).
En dehors de la littérature économique conventionnelle, c’est à l’ouvrage de
l’anthropologue Mary Douglas et de l’économiste Baron Isherwood intitulé Le Monde
des Biens (2008) que l’on doit une analyse plus positive du monde de la
consommation. Bien qu’ils ne s’y référent pas explicitement, Douglas et Isherwood
partagent l’approche communicationnelle de Baudrillard dans une interprétation de
la consommation comme un langage, come un système de communication de sens et
de valeur : « tous les biens sont porteurs de sens, mais aucun en lui-‐même. (…) Le
sens réside dans les relations entre tous les biens, tout comme la musique réside
dans les relations marquées par les sons et pas dans une seule note » (Douglas &
Isherwood, 2008, p. 95). Mais ils se distancient d’une sociologie de la domination et
d’une vision essentiellement pessimiste de la consommation en soulignant que les
Chapitre 2 76
biens « qui sont neutres et dont les usages sont sociaux, peuvent être utilisés comme
des barrières ou comme des ponts ». Les biens sont identifiés comme un « support
matériel de la culture » permettant de rendre « les catégories de la culture visibles et
stables » (idem., p. 83). Ils accordent en fait une place active à la société dans la
production du sens des biens dont la valeur est « décidée avec l’accord des autres
consommateurs. (…). Chaque personne est source de jugements et sujette à des
jugements; chaque individu trouve sa place dans le schéma de classification dont il
contribue à établir les discriminations » (idem., p. 97). Ainsi, le monde des biens
donne-‐t-‐il à voir la consommation avant tout comme un « espace d’expression
identitaire » (Dubuisson-‐Quellier, 2009b, p. 736).
Après ce tour d’horizon des auteurs au fondement de l’analyse de la consommation,
soulignons que leur contribution réside tout d’abord dans l’approche macro-‐sociale
du phénomène de la consommation qui permet d’identifier son caractère structurel
dans le fonctionnement des sociétés capitalistes modernes. Ces études mettent
ensuite à jour une série de dichotomies (production-‐consommation, nécessité-‐luxe,
homme-‐femme, actif-‐passif) qui traversent l’étude de la consommation et attestent
du caractère complexe, ambivalent et contradictoire de la consommation, à la fois
source de stratification et d’intégration sociale, à la fois support de la domination
masculine et de l’expression identitaire.
À l’origine de ces dichotomies se trouve souvent un jugement moral qui rappelle le
caractère historiquement et socialement construit de la consommation, à l’instar de
la distinction entre activité productive et improductive ou entre nécessité et luxe, le
luxe d’hier étant souvent la nécessité d’aujourd’hui – la machine à laver est-‐elle un
luxe ou une nécessité ? De même, la distinction entre une activité productive et
improductive renvoie à une opposition entre ascétisme et hédonisme qui passe sous
silence le gaspillage industriel pour la première (une forme de consommation
improductive) et la production de norme de groupe pour la seconde (une forme de
consommation productive). Cette dichotomie est d’ailleurs à la source du
néologisme anglais de « prosumer » pour souligner le rôle croissant du
consommateur en tant que producteur, qu’il s’agisse des activités de services ou des
sites internet fondés sur la contribution active des usagers (Ritzer & Jurgenson,
2010). Quant au caractère sexué de la consommation et à la dichotomie homme-‐
femme, elle illustre parfaitement le caractère contradictoire de la consommation, les
Chapitre 2 77
femmes reflétant simultanément les fléaux sociaux et les valeurs potentielles de la
consommation pour la société. En effet, les dérives de la consommation de masse, en
tant que site de la domination masculine, sont stigmatisées par des figures
féminines telles que la prostituée ou la cleptomane (Roberts, 1998). Dans le même
temps, l’emphase sur les valeurs pacifiques du foyer offre une alternative séduisante
à la lutte des classes qui prévaut au sein de la production. Cette même emphase sur
les bienfaits de la consommation fournit cependant aux femmes et à d’autres
catégories discriminées un formidable moyen de lutte pour leur reconnaissance sur
la scène publique, comme nous le verrons dans la sous-‐section suivante. Avec la
cleptomane, victime de ses pulsions et désirs irrationnels de consommation et la
ménagère engagée pour l’obtention d’une protection sur le marché se dessine alors
l’opposition entre un consommateur passif ou actif.
La dichotomie entre un consommateur actif, exprimant ses préférences lors du
choix, et un consommateur dupe, manipulé par les techniques publicitaires, est
probablement l’une des plus structurantes. Comme le souligne Schor, cette
dichotomie conduit à un « cul-‐de-‐sac théorique » (2007, p. 24). En insistant sur la
capacité d’agent des consommateurs, l’analyse court le risque d’ignorer le pouvoir
des producteurs dans le cadrage des choix individuels et d’amalgamer les niveaux
« micro » et « macro » d’analyse en assumant l’isomorphisme propre à l’économie
néo-‐classique entre le consommateur individuel et les structures économiques. À
l’inverse, il est difficile d’appréhender la complexité de la consommation en déniant
toute capacité d’agence aux acteurs. Partant du constat que la consommation est
aujourd’hui l’un des sites privilégiés de la construction identitaire, elle suggère
d’appréhender l’agence comme étant en partie construite par les producteurs, plutôt
que déployée contre eux. Loin d’impliquer l’existence d’une « fausse conscience » de
la part du consommateur, il s’agit de reconnaître que leur capacité d’agent est en
partie contrainte et construite par les structures économiques : « Même ceux qui
choisissent de vivre dans de rejet de la consommation ne peuvent pas échapper au
fait que leur identité est devenue un mode de vie promu et commercialisé, avec des
magazines, des cours, des vêtements et des accoutrements pour promouvoir la
Chapitre 2 78
simplicité et le rejet du consumérisme » (Schor, 2007, p. 25)68. Cette dichotomie est
cependant persistante et se retrouve de nos jours dans les approches qui
appréhendent l’activisme des consommateurs comme une forme inférieure de
participation politique illustrant in fine l’impossibilité du rejet des modes de
consommation capitaliste (par exemple Lipschutz, 2004), par opposition aux études
soulignant la contribution de l’action des consommateurs pour recollectiviser les
critères de choix en faisant valoir des préoccupations légitimes en matière de santé
de sécurité ou de conditions de travail (voir par exemple Dubuisson-‐Quellier, 2009a,
2008).
Au travers de ces différentes approches, on aperçoit aussi en filigrane l’opposition
entre le citoyen, préoccupé par l’intérêt général, et le consommateur à la poursuite
de ses désirs individuels. Clarke et ses coauteurs résument cette opposition pour
mieux en montrer les limites et ambivalences (Clarke et al., 2007, p. 1-‐7). Le citoyen
est d’abord une construction politique qui incarne l’idéal d’égalité et de liberté
propre à l’imaginaire républicain. Il est avant tout situé dans la sphère publique de
la délibération et du choix collectif dirigé par la recherche de l’intérêt général. Les
relations horizontales entre citoyens sont dirigées par le principe d’égalité, devant la
loi, mais aussi dans les urnes. Les relations verticales entre le citoyen et l’État ont un
caractère d’obligation mutuelle : les citoyens sont à l’origine du contrat social qui
confère son pouvoir à l’État qui, en retour, est chargé de veiller à la préservation du
bien-‐être collectif. À l’inverse, le consommateur est principalement une construction
économique située dans la sphère privée des échanges marchands. Il est une figure
privée poursuivant son intérêt individuel sur le marché, où il s’engage dans des
transactions anonymes caractérisées par l’indifférence mutuelle entre acheteurs et
vendeurs. Néanmoins, les relations horizontales entre consommateurs sont
influencées par les notions de liberté et d’égalité constitutives du citoyen, bien que
la signification y soit très différente. La liberté des consommateurs se résume à la
liberté d’exercer un choix individuel et de disposer de sa propriété comme bon lui
semble. Une forme d’égalité est aussi promise aux consommateurs, tous étant
également libres de choisir avec l’assurance que leur argent vaut autant que celui
68 Notre traduction : « even those who choose to live as anticonsumers cannot escape the fact that theirs [identitiy] has become an advertised and marketed lifestyle, with magazines, courses, clothes, and accoutrements to promote simplicity and a rejection of consumerism ».
Chapitre 2 79
d’un autre consommateur. Il est donc nécessaire d’envisager le consommateur et le
citoyen comme deux figures à la fois en tension et co-‐constitutives l’une de l’autre :
« La face publique des citoyens constitue l'autre face de la figure ‘privée’ du
consommateur » (Clarke et al., 2007 :3)69. Comme nous le verrons par la suite, ces
deux faces font l’objet de différentes articulations qui illustrent les enjeux de
pouvoir entourant la définition du consommateur.
Enfin, les dichotomies esquissées ci-‐dessus et les multiples arrangements auxquelles
elles peuvent donner lieu illustrent la malléabilité de la figure du consommateur.
Cette malléabilité explique en partie pourquoi une variété d’acteurs parle au nom
des consommateurs avec des objectifs certes différents, mais qui soulignent toujours
une articulation particulière de la consommation et de la citoyenneté et des
relations à établir entre économie et politique. On comprend alors que le
consommateur apparaisse comme une catégorie mobilisatrice aussi bien pour les
États, pour les entreprises que pour la société civile.
Agir « au nom du consommateur » 1.2Une grande variété d’acteurs et d’experts se sont exprimés et s’expriment toujours
« au nom du consommateur » (Chatriot et al., 2004). Si l’on trouve déjà des pratiques
de consommation au sein de la société de cour qui susciteront à terme l’émulation
des autres couches de la société (Chessel, 2012), ce n’est qu’à l’époque
contemporaine que la consommation fait l’objet d’un usage politique explicite de la
part d’une vaste gamme d’acteurs, à l’instar de la célèbre « Boston tea party » (1773)
où les colons de la ville jetèrent le thé anglais dans les eaux de la baie de Boston en
réaction directe au monopole sur la vente de thé accordé par le Parlement anglais à
la Compagnie anglaise des Indes orientales (Allison, 2007). Les pratiques de
consommation jouent un rôle important dans la construction de la nation
américaine 70 , en « permettant l’édification d’une identité commune contre
l’occupant anglais » (Dubuisson-‐Quellier, 2009a : 28). Le recours à la figure du
consommateur à des fins patriotiques n’est cependant pas limité aux États-‐Unis et se
69 Notre traduction : « The ‘public’ figure of the citizens forms the other face of the ‘private’ figure of the consumer ». 70 L’actuel Tea Party américain illustre à quel point la consommation fournit toujours une puissante source identitaire aux Etats-Unis, c’est fois-ci pour se révolter contre les dépenses gouvernementales souveraines.
Chapitre 2 80
retrouve aussi en Europe (de Grazia, 1998) et au-‐delà (Hilton, 2007)71. L’État a en
effet joué un rôle fondamental dans la construction d’une société de consommation,
en mobilisant la figure du consommateur à des fins diverses et variées, qu’il s’agisse
de construire une identité nationale, de contribuer à l’effort de guerre, de garantir la
relance économique dans les périodes de crise, ou de prévenir la propagation du
communisme (Strasser et al., 1998). Rien d’étonnant alors à ce que les liens entre
citoyenneté et consommation constituent un angle de lecture privilégié par les
historiens (Cohen, 2003; Daunton et Hilton, 2001; Trentmann, 2006; Strasser et al.,
1998).
Comme nous l’avons indiqué au chapitre précédent, l’intervention gouvernementale
en matière de consommation intervient dès le début du XXe siècle, notamment avec
l’adoption des premières lois en matière de produits alimentaires et
pharmaceutiques ou de pratiques commerciales honnêtes. Les crises économiques
ainsi que les deux Guerres mondiales viendront renforcer l’intervention étatique en
matière de consommation. Aux États-‐Unis durant le New Deal, un conseil consultatif
des consommateurs est établi au sein de la National Recovery Administration. Au
cours des deux Guerres mondiales, les impératifs de rationalisation et les conditions
de privation donnent lieu à de nouvelles interventions de l’État. Il s’agit alors pour la
majorité des belligérants d’intervenir sur la consommation au plan national afin
d’assurer l’effort de guerre. Ainsi, en Angleterre, un « conseil des consommateurs »
anglais est établi en 1916 au sein du Ministry of food pour canaliser le
mécontentement populaire en matière alimentaire « dans les corridors du pouvoir
plutôt que dans la rue » (Hilton, 2002, p. 111). De même, aux États-‐Unis un Office of
price administration est créé en 1941 afin d’assurer la stabilité des prix et
d’encourager des pratiques de consommation spécifiques (Cohen, 2003 :65). Ces
initiatives ont alors en commun de souligner les devoirs des consommateurs en
temps de guerre ou de crise économique (Cohen, 2003; Dubuisson-‐Quellier, 2009a).
Le consommateur ne tardera cependant pas à être doté de droits.
C’est dans le courant des années 60 et 70 qu’une vaste gamme de législations
71 Pour l’Allemagne nazie, voir Spiekermann, (2006). Pour l’Allemagne de l’est et de l’ouest voir Merkel (1998) ; Pence (2006) ; Wildt (1998). Pour la Grande-Bretagne voir : Hilton (2002) ; Trentmann et Taylor (2006) ; Vincent (2006). Pour la France, voir Chatriot, 2006. Pour la Suisse, Droux (2006). Pour la Malaisie, voir Hilton, (2007a). Pour les pays scandinaves, Theien (2006).
Chapitre 2 81
destinées à protéger le consommateur sont développées en Europe et outre-‐
Atlantique, tel que les législations sur la sécurité des produits, l’étiquetage
informatif, le crédit à la consommation ou encore concernant la responsabilité du
fait des produits (Chatriot, 2006 ; Hilton, 2007). En Allemagne, alors que seulement
25 nouvelles lois ont été adoptées en matière de protection des consommateurs de
1945 à 1970, ce n’est pas moins de 338 nouvelles lois qui sont adoptées entre 1970
et 1978. De même, en France, seulement 37 lois et décrets ministériels pour la
protection des consommateurs étaient en vigueur avant 1970, un total qui passe à
94 en 1978 (Trumbull 2006 ; Hilton, 2007). En Grande-‐Bretagne, c’est au cours des
années 1960 que les principales lois relatives à la sécurité des consommateurs
apparaissent, comme la location-‐vente, le maintien des prix de revente, les
dénominations commerciales. Elles sont suivies dans la première moitié des années
1970 par une réglementation plus ample sur le commerce équitable, le crédit, et les
biens et services non sollicités (Hilton, 2003). Aux États-‐Unis, de nombreuses lois
pour la protection des consommateurs sont adoptées au cours des années 1960 et
1970, par exemple relatives aux substances dangereuses (1960), aux additifs
colorants (1960), à l’innocuité des médicaments (1962), à la publicité sur les
produits tabagiques (1965), à l’étiquetage de l’emballage (1966), à l’industrie
automobile (1966), à la qualité de la viande (1967), à la sécurité des jouets (1969), à
l’octroi des crédits à la consommation (1968, 1970 et 1974), ainsi qu’une foule
d’autres pratiques commerciales (Cohen, 2003, p. 360). La mise en œuvre de ces
législations a souvent été soutenue et accompagnée par la création, dans les
administrations publiques, d’institutions dédiées à la protection du consommateur,
qu’il s’agisse de traiter les plaintes des consommateurs ou de surveiller des aspects
spécifiques du marché, tels que les pratiques publicitaires, les services financiers ou
de l’inspection des poids et mesures (Hilton, 2007a, pp. 71–73).
Le consommateur, préalablement appréhendé sous l’angle des devoirs, est
désormais doté de droits (Kroen, 2004). Durant les Trente Glorieuses, l’universalité
du consommateur est proclamée sous l’influence de l’« Empire irrésistible, l’avancée
de l’Amérique dans l’Europe du XXe siècle » (de Grazia, 2005). « Consumers, by
definition, include us all » — nous sommes tous, par définition, des
Chapitre 2 82
consommateurs72. C’est par cette formule que le 15 mars 1962, J.F. Kennedy
commence son discours adressé au Congrès en vue de la protection de l’intérêt des
consommateurs et où il affirme quatre droits fondamentaux du consommateur : le
droit à la sécurité, le droit à l’information, le droit de choisir et le droit à la
représentation (Ruffat, 1987). En 1975, le président Gérald Ford y ajoute un
cinquième droit, celui à l’éducation (Hellman-‐Tuitert, 1999; Ruffat, 1987). Ces droits
ne confèrent alors pas automatiquement un pouvoir nouveau aux consommateurs,
mais s’inscrivent plutôt dans un processus de reconnaissance officielle des
préoccupations soulevées par le mouvement consommateur dès les années 1920, à
l’instar du droit à l’information, à la sécurité et au choix déjà à l’origine de la création
des tests comparatifs par les associations de consommateurs ou encore à l’image de
l’éducation fournie par les professionnels de l’enseignement ménager. Les devoirs et
droits du consommateur ne sont pas moins au fondement de l’articulation entre
citoyenneté et consommation (Dubuisson-‐Quellier, 2009 :744). Ils ne manqueront
pas d’influencer la représentation des consommateurs dans les arènes de
normalisation, comme nous le verrons. Enfin, la découverte du consommateur en
tant que cible de l’action gouvernementale est concomitante au développement
d’une pluralité d’expertise sur la consommation, portée aussi bien par les milieux
professionnels, académiques que par des organisations de la société civile.
L’émergence du consommateur en tant que cible de l’action gouvernementale
intervient en étroite corrélation avec la construction d’expertises d’horizons divers,
développées à son sujet. La professionnalisation du domaine de la consommation
s’inscrit dans le cadre d’une spécialisation croissante des administrations publiques
et illustre « la montée de l’expertise au détriment d’autres formes de légitimité »
(Hilton et al., 2013; Lebaron, 2009, p. 277). C’est, en effet, au cours du XXe que des
professionnels de la consommation émergent et s’autoproclament spécialistes des
consommateurs et des marchés : « Des designers industriels mettent en forme les
produits (…), des marketers étudient les marchés, des packagers emballent les
produits, des merchandisers les mettent en scène dans les supermarchés (…)»
(Chessel, 2012, p. 58-‐61). Une série d’intermédiaires des marchés et de nouveaux
72 John Fitzgerlad Kennedy, « Special Message to the Congress on Protecting the Consumer Interest », disponible en ligne à l’adresse : http://www.presidency.ucsb.edu/ws/?pid=9108#axzz2hnxkq59w, accès le 30 avril 2014.
Chapitre 2 83
services émergent durant l’entre-‐deux-‐guerres; par exemple, en Allemagne, les
études de marché font leur apparition sous l’action des représentants de l’industrie
textile, pharmaceutique et alimentaire, qui fondent, en 1934, la Gesellschaft für
Konsumforschung (GfK), aujourd’hui l’un des leaders mondiaux dans le domaine des
sondages et enquêtes d’opinion (Conrad & Fridenson, 2004). Ces nouvelles
spécialités sont intégrées au monde de l’entreprise avec la création de départements
spécialisés de marketing, à l’instar de General Motors qui crée, en 1934, un
département dédié aux recherches sur le client – ‘Customer Research’(Marchand,
1998). Ces nouvelles professions et l’expertise qu’elles portent viennent renforcer le
mythe de la souveraineté du consommateur, en plaçant ses désirs à la base de la
production. Il s’agit alors de combler le fossé grandissant entre ingénieurs et clients,
en permettant de faire remonter les préférences de ces derniers auprès des
premiers dans un contexte d’intermédiation croissante (ingénieurs, producteurs,
distributeurs, détaillants, clients). Dans le même temps, elles permettent d’afficher
le caractère démocratique de l’entreprise privée en jouant sur l’analogie entre le
consommateur et le citoyen: « l’entreprise, comme un représentant élu,
fonctionnant entièrement au service des consommateurs était mise en exergue par
la sollicitation active de leurs idées et de leurs choix. (...). De toute évidence, aucune
intervention sous la forme de règlements gouvernementaux ne pouvait améliorer
une telle relation «démocratique» (Marchand, 1998, p. 93)73. Comme on le voit, ces
nouvelles professions ont à la fois une dimension fonctionnelle et idéologique. Les
connaissances et techniques développées par ces professionnels ne tarderont
d’ailleurs pas à influencer la conduite politique au-‐delà des questions de
consommation, l’expertise développée offrant un support commun, aussi bien pour
la publicité que pour la propagande et la communication politique (Chessel, 2012).
Outre l’expertise destinée à soutenir la stratégie et la communication des
entreprises (et à terme des professionnels de la politique), des connaissances
vouées à protéger et à éduquer le grand public en proie aux profondes modifications
du marché sont développées, à l’instar de l’enseignement ménager. L’enseignement
73 Notre traduction : « the corporation, like an elected representative, operated entirely in the service of consumers was made apparent in its active solicitation of their ideas and choices. (…). Obviously, no interventions in the form of government regulations could improve upon such a « democratic » relationship ».
Chapitre 2 84
ménager illustre à la fois les nouvelles catégories socioprofessionnelles qui
s’emparent des questions de consommation et la prégnance du caractère sexué de
celle-‐ci : il représente « un royaume distinctement féminin de l’expertise au nom du
consommateur » (Goldstein, 2006, p. 74). Cet enseignement a pour objectif
l’éducation et la réforme des modes de consommation, en étendant l’analyse
scientifique et technique à la gestion de l’espace domestique. À ce titre, l’économie
domestique repose sur des valeurs d’efficience, d’hygiène et d’analyse rationnelle
coût/bénéfice. Elle occupe un rôle grandissant dans la médiation entre les
producteurs et les consommateurs puisqu’elle permet, d’une part, de familiariser les
femmes à l’usage de nouveaux produits tout en les avertissant de leurs dangers
potentiels et, d’autre part, de faire remonter leurs préoccupations auprès des
producteurs (idem., p. 84). L’économie familiale a aussi une dimension culturelle
importante. Alors que cette expertise construit un peu plus la consommation comme
site de l’activité féminine, elle défie dans le même temps l’image des femmes comme
actrices passives et victimes de leurs désirs irrationnels de consommation, en
insistant sur leur vigilance et leurs compétences techniques et gestionnaires (idem.).
L’approche scientifique et technique des produits de consommation au cœur de
l’enseignement ménager offre alors une base solide à l’offensive et à l’organisation
des premières associations de consommateurs (Hilton, 2007; Cohen, 2003).
Le consommateur n’est pas uniquement le fait d’une construction par le haut, mais
résulte aussi des mouvements collectifs qui se saisissent des questions de
consommation dans leur lutte pour l’amélioration des conditions de travail, la
reconnaissance des droits des minorités ou l’obtention de produits plus sûrs et plus
sains. Dès le XIXe siècle, divers mouvements mettent en perspective la
consommation comme moyen d’action à la fois politique, économique et moral, à
l’instar du mouvement antiesclavagiste ou du mouvement religieux chrétien pour
l’observance du sabbat (Glickman, 2006). Ces mouvements offrent un modèle à
l’engagement politique contemporain des consommateurs en donnant à voir la
consommation sous un jour positif, à savoir non pas comme une activité individuelle
et amorale, mais comme le site d’une action collective et potentiellement vertueuse.
En Europe (notamment en France, en Allemagne, en Suisse et en Belgique) et aux
États-‐Unis, des ligues sociales d’acheteuses voient le jour et utilisent la
consommation afin d’améliorer les conditions de travail (Chessel, 2003; Storrs,
Chapitre 2 85
2000; Vincent, 2006, p. 38). L’action syndicale utilise aussi la consommation dans
leur action politique, à l’instar de listes et de labels établis par les syndicats pour
dénoncer les entreprises discriminant les travailleurs syndiqués ou refusant
d’améliorer les conditions de travail (Frank, 2003; Wiedenhoft, 2006). Ainsi, la
consommation n’est pas « la seule fin de la production » comme le disait Smith, elle
est aussi un moyen de lutte à disposition du travailleur pour changer les pratiques
de production (Storrs, 2000 ; Wiedenhoft, 2006). Par la suite, la consommation
offrira un tremplin important à différents groupes discriminés, à l’instar du
mouvement pour les droits civiques aux États-‐Unis ou des mouvements féministes
(Chessel, 2003; Cohen, 2003; Sklar, 1998).
La spécificité des associations des consommateurs qui émergent aux États-‐Unis,
dans les années 1920, puis en Europe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
n’est donc pas tant dans les moyens que dans les objectifs et bénéficiaires explicites
de leur action : les consommateurs. En effet, les divers mouvements évoqués ci-‐
dessus font déjà usage du boycott et du buycott 74 dans leur action, mais
généralement au nom de groupes qui ne se définissent pas en tant que
consommateurs, mais plutôt en tant que travailleurs ou citoyens. Ces groupes
mettent alors en exergue la consommation comme site potentiel de l’action
collective et soulignent les enjeux politiques des actes d’achat individuel. Autrement
dit, ils révèlent la dimension potentiellement citoyenne de la consommation requise
pour permettre l’émergence du consommateur comme une figure légitime de nos
sociétés occidentales – c’est à dire ne contribuant pas uniquement à
l’affaiblissement du lien social. Les associations de consommateurs viennent
promouvoir les préoccupations collectives des citoyens appréhendés comme des
consommateurs quant aux nouvelles pratiques commerciales et productives et à
l’impact des produits sur leur santé et leur sécurité.
Il faut toutefois distinguer les associations de consommateurs des mouvements
sociaux desquels elles sont issues. D’un côté, elles n’ont pas nécessairement le poids
du nombre de participants, de l’autre, elles ont une structure et une organisation
plus stable (Willetts, 2011). D’autre part, leur création s’inscrit dans un mouvement
74 Alors que le boycott consiste à ne pas acheter un produit en guise de protestation contre les pratiques de production ou la politique d’une entreprise ou d’un pays, le buycott est l’achat d’un produit plutôt que d’un autre pour promouvoir une cause particulière.
Chapitre 2 86
de professionnalisation de la société, aussi bien au sein des administrations que des
industries et que des mouvements associatifs. Comme le dit Hilton, « les formes de
connaissance professionnelle ont conduit à la création de nouvelles organisations
qui cherchaient à intervenir au nom des citoyens sur toute une gamme de questions
sociales et politiques» (2013, p. 9)75. La professionnalisation est à la fois un support
et une contrainte à l’organisation des consommateurs. L’émergence des associations
de consommateurs bénéficie de l’expertise des études ménagères, mais aussi des
principes de l’organisation rationnelle du travail qu’elles appliquent au monde de la
consommation 76 . Dans le même temps, l’influence des associations de
consommateurs sur des enjeux complexes passe par le développement de nouvelles
formes d’expertise pour affronter les professionnels de l’industrie et des
administrations sur leur propre terrain : « Le point clé ici est que, bien que les ONGs
rejetaient l'expertise technocratique développée soi-‐disant par le haut, elles ne
rejetaient pas l'expertise dans son ensemble. Au contraire, elles défiaient le système
dominant de savoir sur son propre terrain en affirmant leur propre expertise »
(idem., p. 82)77 . Cette expertise, en retour, implique la récolte de ressources
financières additionnelles nécessaires à l’engagement de professionnels.
Le rôle fondamental de l’État, des entreprises et des mouvements sociaux dans la
construction des consommateurs nous rappelle que les enjeux entourant la figure
du consommateur vont au-‐delà de la prévention des accidents domestiques et
concernent directement l’articulation des pratiques de consommation et des
principes de citoyenneté (Dubuisson-‐Quellier, 2009b, p. 744). En période de
pénurie, les pratiques de consommation sont orientées par des exigences
citoyennes, le rationnement relevant par exemple du devoir du citoyen de
contribuer à l’effort de guerre. En période d’abondance, les pratiques de
consommation sont aussi orientées par des exigences citoyennes, en premier lieu
une participation active à la consommation de masse pour le bien de la nation, mais
75 Notre traduction : « professionnal forms of knowledge drove the creation of new organisation that sought to intervene on behalf of citizens across a range of social and political issues ». 76 Les revendications du mouvement consommateur ne sont ainsi pas nécessairement opposé à l’organisation scientifique du travail dont ils partagent l’approche scientifique (à appliquer aux pratiques de consommation) et espèrent profiter des gains de productivité, voir Nyland et McLeod (2007). 77 Notre traduction : « The key point here is that although NGO was rejecting the expertise of technocratic, supposedly top-down development, it was not rejecting expertise as a whole. Rather it was challenging dominant systems of lnowledge in its areas of concern by making its own expert claims ».
Chapitre 2 87
aussi la reconnaissance des droits des minorités ou l’obtention de garanties en
termes de santé et de sécurité des produits mis sur le marché. Comme on le voit,
citoyenneté et consommation sont des catégories perméables, dont l’articulation est
autant le fruit de l’action étatique que des mouvements sociaux et des entreprises.
L’émergence de la consommation de masse peut alors être interprétée en fonction
de son articulation avec les principes de la citoyenneté. C’est précisément l’ambition
des idéaux types développés par Cohen pour rendre compte de l’émergence de la
société de consommation aux États-‐Unis.
Le consommateur, des figures idéales-‐types ? 1.3La citoyenneté et la consommation ne sont pas deux catégories mutuellement
exclusives comme le laissent penser les principales dichotomies qui entourent la
figure du consommateur. Au contraire, ces deux dimensions sont dans une large
mesure co-‐constitutives puisque « les droits et devoirs, piliers centraux de la
citoyenneté libérale, ont été constamment redéfinis dans leurs relations à la
consommation » (Hilton & Daunton, 2001, p. 13). Lizabeth Cohen identifie dans une
perspective historique différentes figures idéales-‐types du consommateur qui
articulent citoyenneté et consommation : « Plutôt que des idéaux types isolés, le
citoyen et le consommateur étaient des catégories constamment en mouvement, qui
parfois se recouvraient, étaient souvent en tension, mais illustrant toujours la
perméabilité des sphères économique et politique » (2003, p. 8). Ces idéaux types
sont importants dans la mesure où ils affectent, d’une part, l’étendue de
l’intervention gouvernementale en matière de consommation et, d’autre part, le
degré d’influence et la capacité d’action collective des consommateurs. Comme nous
le verrons par la suite, ces idéaux types développés à l’échelle nationale se
retrouvent à l’échelle internationale et offrent une clé de lecture à
l’institutionnalisation de la représentation des consommateurs dans les arènes de
normalisation.
Le premier idéal type identifié par Cohen est celui du « consommateur-‐citoyen »
(citizen consumers) qui émerge durant la crise économique de la fin des années
1920. Il trouve son expression institutionnelle durant le New Deal aux États-‐Unis, où
les intérêts du consommateur sont alors identifiés à ceux d’un public large et
distinct des intérêts déjà organisés des producteurs, des détaillants ou des
Chapitre 2 88
travailleurs (Kroen, 2004, p. 721). Divers facteurs expliquent que les citoyens se
reconnaissent de façon croissante en tant que consommateurs : expansion de la
classe moyenne, extension du crédit à la consommation, essor de la publicité ou
encore recrudescence des mouvements sociaux qui utilisent la consommation
comme site d’activisme politique (Cohen, 1998). La Grande Dépression de la fin des
années 1920 aux États-‐Unis exacerbe les tensions relatives aux pratiques
commerciales frauduleuses et à la fixation de prix arbitraires et encourage les
citoyens à se tourner vers le mouvement consommateur afin d’en avoir plus pour
leur argent et d’obtenir une protection sur le marché. Le « consommateur-‐citoyen »
s’affirme donc politiquement au travers de la consommation et représente des
préoccupations collectives en matière de santé, de sécurité, ou de traitement
équitable sur le marché. Autrement dit, le « consommateur-‐citoyen » est un
consommateur actif qui prend en charge une responsabilité politique généralement
associée au citoyen pour promouvoir l’intérêt général par l’entremise de la
consommation (Cohen, 2001). Le « consommateur-‐citoyen » capitalise sur les
mouvements antérieurs utilisant la consommation comme outil de lutte politique et
s’incarne tantôt dans l’action des premières associations de consommateurs, tantôt
dans les institutions du New Deal où il pousse à une action gouvernementale en
matière de protection des consommateurs. Le « Consumer Advisory Board » (CAB)
en charge de représenter le consommateur au sein de la National Recovery
Administration obtient certes de maigres résultats en matière de législation, mais
conduit à un changement fondamental : la reconnaissance du rôle des
consommateurs au sein des administrations publiques et de la société civile (Cohen,
2003).
Durant cette même période, les milieux économiques et les industriels mettent en
exergue le « consommateur-‐acheteur » (purchaser consumer), le second idéal type
identifié par Cohen. Le « consommateur-‐acheteur » offre une alternative au
« consommateur-‐citoyen » et à la menace associée d’une intervention publique
croissante dans la conduite des affaires privées. Il incarne un consommateur à la
poursuite de son intérêt personnel, qui contribue plus à la société dans son
ensemble en exerçant son pouvoir d’achat qu’en s’affirmant politiquement (Cohen,
2003). Autrement dit, cette perspective confine les consommateurs dans un rôle
étroitement économique d’acheteurs dont le pouvoir d’achat agrégé permettra la
Chapitre 2 89
relance économique. Le « consommateur-‐acheteur » trouve en partie sa justification
dans la théorie économique du keynésianisme qui, dès la fin des années 1930,
identifie la consommation comme le moteur de la croissance économique, un rôle
auparavant dévolu à la production. Cependant, le déclenchement de la Seconde
Guerre mondiale appelle à de nombreux sacrifices de la part des consommateurs et
les mesures d’économie et de rationnement adoptées pour répondre à l’effort de
guerre font appel à la responsabilité civique et collective du consommateur.
Dans l’après-‐Guerre, un compromis émerge entre la figure du consommateur-‐
citoyen représentant l’intérêt général et la figure du consommateur-‐client confiant
dans les vertus de la libre entreprise. L’« acheteur comme citoyen » (purchaser as
citizen) est au cœur de la République des Consommateurs. Il satisfait ses désirs
matériels personnels tout en servant l’intérêt national dans une période d’après-‐
guerre où la reprise économique dépend étroitement de la consommation de masse
(Cohen, 2003, pp. 8-‐9). En effet, avec la diffusion de la théorie keynésienne qui place
la consommation à la base de la croissance économique, les consommateurs en
viennent progressivement à remplir un devoir civique en poursuivant leur intérêt
individuel : « La consommation de masse dans l'Amérique d’après-‐guerre ne serait
pas de la complaisance personnelle, mais plutôt une responsabilité civique visant à
assurer le plein Emploi et le meilleur niveau de vie pour le reste de la nation »
(Cohen, 2003, p. 113)78 . L’intervention gouvernementale doit alors viser à la
préservation du plein-‐emploi et à l’accroissement du pouvoir d’achat des
consommateurs, et passe par les dépenses publiques, une taxation réduite ou la
définition d’un salaire minimum (Cohen, 2003). L’idée dominante de cette
République est calquée sur la théorie économique, « (…) une croissance économique
perpétuelle, fondée sur la progression parallèle de la productivité et du pouvoir
d’achat, permettrait d’accroître le gâteau sans avoir à réduire la part de chacun »
(Cohen, 2011). L’obligation civique des « acheteurs comme citoyens » passe donc
par une participation active à la consommation de masse qui assure à la fois la
prospérité économique et une plus grande égalité démocratique, tout en évitant des
politiques de redistribution plus agressives. La « République des consommateurs »
78 Notre traduction : « Mass consumption in postwar America would not be a personal indulgence, but rather a civic responsibility designed to provide full employement and improved living standards for the rest of the nation ».
Chapitre 2 90
fournit alors une idéologie puissante pour la défense des démocraties capitalistes
face à la menace communiste, comme en atteste la « l’opulence américaine qui
battait les Soviétiques à leur propre jeu en créant une société sans classe » (Cohen,
2003, p. 125)79.
L’avènement de la «République des consommateurs » reflète une profonde
évolution des « termes du contrat social qui lie les consommateurs aux sociétés dans
lesquelles ils vivent » (Dubuison-‐Quellier, 2008, p. 23). En effet, à partir du moment
où c’est par la satisfaction de désirs personnels que le consommateur contribue à la
richesse nationale, l’exercice du choix individuel prime sur les préoccupations
collectives. Plus précisément, la liberté de choix et son individualisation deviennent
la préoccupation collective majeure de la société de consommation. Ainsi, les États,
les associations de la société civile et les entreprises s’accordent progressivement
pour définir l’intérêt des consommateurs autour de l’exercice du choix individuel:
« En protégeant leurs intérêts et en leur ouvrant l’accès à des droits, les États ont
construit de nouvelles formes de démocratie, fondées sur la citoyenneté
économique que les consommateurs peuvent exercer à travers leurs pratiques de
choix » (idem, p. 23). Ainsi, la République des Consommateurs fournit « un modèle
politique global qui permet une politisation des rapports marchands autour d’une
citoyenneté économique, mais également une marchandisation des rapports
politiques à travers l’extension des techniques marchandes vers l’espace électoral »
(Dubuisson-‐Quellier, 2009, p. 745).
Les idéaux types identifiés par Cohen à l’échelle nationale trouvent aussi leur
expression juridique, le « consommateur client » ayant son expression dans le droit
formel qui détermine les formes à suivre pour l’établissement des droits et
obligations, à l’instar du contrat, et le « consommateur citoyen » s’exprimant dans le
droit matériel qui répond à des contraintes externes au système juridique et
incorpore la définition d’exigences substantielles, par exemple relatives à la sécurité
des produits. Comme le souligne Pinto, « la protection du consommateur par les
pouvoirs publics n’a cessé d’osciller entre deux répertoires de légitimation. À
l’adresse du grand public, elle témoigne du souci des autorités d’assurer le bien-‐être
79 Notre traduction. « American abundance that beat the Soviets at their own game of creating a classless society ».
Chapitre 2 91
des citoyens (…) À l’adresse des responsables de l’économie, (…), elle est assignée à
un rang inférieur et subordonnée aux exigences du marché régi par la concurrence »
(Pinto, 2013, p. 9). Il met alors joliment en exergue le principe à l’œuvre dans la
construction juridique de la République des Consommateurs :
La libre concurrence, débordant le cadre de la régulation interne des activités
de commerce, tend à devenir une fin en soi méritant d’être recherchée comme
garantie efficace du bien-‐être collectif. (…). Si la consommation et la
concurrence sont des domaines dotés de poids inégaux en raison des intérêts
économiques qui leur correspondent (…), il n’en demeure pas moins que la
force symbolique de la première apparaissait déterminante dans la logique de
justification publique de l’ordre marchand. Alors que le marché pouvait plus
difficilement passer pour un principe de légitimité civique, le consommateur
était, en revanche, un bon candidat pour le statut de fin ultime d’une
concurrence qui, grâce à l’allocation optimale de ressources, devait favoriser,
en matière de prix comme en matière de qualité, le consommateur et donc, le
citoyen (ibid.).
Il en résulte un droit de la consommation « hybride mêlant des notions issues des
univers du droit de la concurrence (lutte contre les positions dominantes et pour la
transparence des échanges) et du droit social (la défense des faibles) » (idem, p. 11).
L’octroi d’un statut officiel au consommateur par le droit de la consommation
permet en effet d’ajuster deux types d’exigences : adapter le droit à des demandes
légitimes des citoyens en matière de protection sur le marché et garantir dans le
même temps la conformité de ce droit aux principes fondamentaux de la doctrine
juridique, notamment par rapport au droit des obligations et au contrat qui n’est pas
remis en cause mais soumis à de nouvelles conditions (idem., pp. 9-‐12). À l’égalité
formelle des parties contractantes est opposée la « nature concrète des transactions,
(…), dans lesquelles se trouvent engagés des hommes ordinaires dépourvus de
compétences, en particulier d’ordre juridique et technique » (idem., p. 12). La
faiblesse du consommateur est reconnue et située dans le déséquilibre cognitif entre
l’acheteur et le vendeur qui dispose d’un savoir spécifique sur les produits : « A la
symétrie formelle entre contractants se substitue une distinction entre
professionnels et profanes » (ibid.). Dans cette perspective, c’est donc au niveau de
l’information que se joue la recherche d’un équilibre satisfaisant entre
Chapitre 2 92
consommateurs et professionnels (idem., p. 17). Comme nous le verrons par la suite,
le déficit cognitif du consommateur s’illustre aussi au sein des arènes de
normalisation, où il justifie en partie les modalités particulières de leur
représentation.
2. Les consommateurs comme agent des relations
internationales.
Il est important de distinguer, pour l’analyse et avec l’aide des historiens, l’influence
du consommateur en tant qu’être de chair, et à ce titre capable d’un engagement
individuel et collectif, de celle du consommateur en tant que figure sociale et
discursive mobilisée par une variété d’acteurs de l’économie politique
internationale. Bien entendu, les consommateurs, en tant que groupe organisé, ne
manquent pas de construire le consommateur comme figure sociale, tout comme
cette dernière, lorsqu’elle est mobilisée par une variété d’acteurs contribue à
légitimer, voire à encourager, leur organisation collective. La distinction renvoie
plus largement à ce que Hilton et Daunton qualifient de « culture matérielle de la
politique » et de « politique de la culture matérielle » (2001). Elle permet de
distinguer la consommation comme site d’action politique et de mobilisation pour la
première, de l’influence du consommateur comme « sujet et objet » de la politique
pour la seconde. La première perspective est illustrée par les travaux sur la
« consommation engagée » qui appréhendent la consommation comme un espace de
contestation sociale et d’activisme politique (Micheletti et Stolle, 2007; Dubuisson-‐
Quellier, 2009a). À l’inverse, la seconde tend à appréhender l’identité du
consommateur pour souligner son influence idéologique : «Le néolibéralisme, en
s'appuyant sur l'influent école de pensée économique du choix rationnel, a donné
dans les années 1980 et 1990 une place de choix au consommateur au sein des
programmes de privatisation des industries et d’extension de la main invisible du
marché aux services sociaux» (Trentmann, 2007, p. 150)80 . Plusieurs auteurs
étudient alors le « changement des services publics » sous l’angle du « changement
du public » et des relations entre citoyenneté et consommation à l’échelle nationale
80 Notre traduction : « Neoliberalism, drawing on the influential economistic school of rational choice, gave ‘the consumer’ pride of place in the 1980s and 1990s in programmes to privatize industries and extend the invisible hand of the market to social services ».
Chapitre 2 93
et internationale (Burgess, 2001; Clarke et al., 2007; Everson & Joerges, 2008;
Hilton, 2007a; Livingstone & Lunt, 2007).
Ensemble, ces deux dimensions donnent à voir l’influence du consommateur. Elles
démontrent qu’ils sont des acteurs et agents importants de l’encadrement de
l’économie mondiale et méritent, à ce titre, d’être reconnus au sein des études
internationales (Carrier & Heyman, 1997; Kroen, 2004). La consommation est
potentiellement une composante important des formes de gouvernance
transnationale (Trentmann, 2009). Comme le souligne Everson et Joerges, elle
dépend aussi de l’établissement d’un cadre institutionnel à l’échelle internationale:
« La consommation mondiale dépend entièrement de la mise en place de régimes
mondiaux qui assurent la confiance dans le libre-‐échange de produits complexes et
potentiellement dangereux » (2008, p. 171)81. La mise en place des régimes globaux
de consommation intéresse alors l’observateur au même titre que les régimes de
production dont ils sont une contrepartie a priori nécessaire. Ils n’atténuent pas les
tensions entre consommation et citoyenneté mais renforcent plutôt l’ambivalence
de la figure du consommateur et l’ambiguïté de ses intérêts et des acteurs qui
s’expriment en son nom (Trentmann, 2009). Le consommateur est une ressource en
vue de transcender un modèle de citoyenneté territorialement basé, à la faveur
d’une citoyenneté économique plus à même de s’inscrire dans un ordre marchand
transnational (Everson et Joerges, 2008). Dans le même temps, l’action des
consommateurs est ambiguë puisqu’elle s’inscrit à la fois dans et contre le marché
(Dubuisson-‐Quellier, 2009a, p. 133). Les idéaux types développés par Cohen dans le
contexte national restent donc utiles pour éclairer la construction du consommateur
au sein de ces « régimes globaux ».
La culture matérielle de la politique 2.1L’ambiguïté des intérêts consommateurs peut en fait s’étendre à l’évaluation du
marché en tant qu’espace d’action et de participation politique. Certains auteurs
dénoncent les limites et effets pervers d’une participation politique sur le marché.
Ainsi, l’étude menée par Lipschutz (2004) sur certains labels privés élaborés par les
activistes du Nord en vue d’améliorer les conditions de travail au Sud démontre que
81 Notre traduction : « Global consumption is wholly dependent upon the establishment of global regimes that ensure trust in the free trade of complex and potentiall hazardous goods »
Chapitre 2 94
l’action des consommateurs sur le marché peut certes améliorer les conditions de
travail dans certaines usines, mais ne peut pas résoudre les asymétries de pouvoir
fondamentales entre le travail et le capital ni amener à la reconnaissance du droit
d’association des travailleurs. D’autres études soulignent aussi les inégalités qui
peuvent résulter de l’application de normes plus exigeantes au nom du
consommateur, à l’instar de l’horticulture mexicaine, où les changements
technologiques introduits pour répondre aux nouvelles exigences gouvernant
l’accès au marché nord-‐américain, ont conduit à une détérioration des conditions
d’hygiène et de sécurité des travailleurs mexicains (C. de Gramont et Lara de Flores,
2010). Dans cette perspective, l’activisme des consommateurs sur le marché est
donc une forme inférieure de participation politique. D’autres études soulignent au
contraire que le marché, en tant qu’institution sociale enchâssée dans un ensemble
de pratiques et de croyances, est un lieu possible, voire nécessaire, de l’action
politique. Il est, en effet, difficile d’échapper au marché et la consommation engagée
n’est alors pas en opposition avec les formes conventionnelles de participation
politique (le vote, l’inscription dans un parti), mais s’inscrit dans un continuum de
l’action politique (Arnould, 2007; Stolle et al., 2005). De même, force est de
constater que le consommateur ne répond pas uniquement à la satisfaction de
besoin individuel mais peut être motivé par des préoccupations collectives, tout
comme le citoyen peut, à l’inverse, agir et voter en fonction de son utilité
individuelle! On peut alors s’intéresser à l’organisation des consommateurs et à ses
obstacles ainsi qu’à leur influence potentielle à l’échelle internationale.
L’organisation en associations des consommateurs en tant que figure de chair fait
face à de nombreux obstacles dont certains ont nécessité une coopération allant au-‐
delà des frontières nationales. L’histoire des mouvements consommateurs
intervient ainsi en partie à l’échelle transnationale, tout comme certains de leurs
succès, et démontre la capacité d’acteur des relations internationales de ces
mouvements (Hilton, 2009). Ces succès, bien que limités, soulignent les
compétences uniques que les associations de consommateurs peuvent faire valoir
dans leur action face aux administrations publiques, aux entreprises et aux
organisations internationales. L’impact du mouvement consommateur à l’échelle
internationale reste cependant faible au regard de l’influence qu’il y exerce en tant
que figure sociale.
Chapitre 2 95
Parmi les obstacles reconnus à l’organisation des consommateurs à l’échelle
internationale figurent l’hétérogénéité, la taille potentielle du groupe, le manque de
ressources et un accès plus difficile à l’information, qu’il s’agisse de l’information
relative aux processus de production, aux caractéristiques et fonctionnement des
produits et services ou à la fixation des prix (Ronit, 2008). On peut difficilement
imaginer un groupe plus large que celui des « consommateurs », ce qui engendre des
problèmes d’action collective, puisque la répartition large des bénéfices obtenus par
l’action de quelques-‐uns permet l’émergence du « passager clandestin » (Olson,
1983). De plus, le niveau inégal de développement économique fait obstacle à
l’existence d’intérêts homogènes des consommateurs à un niveau planétaire et
entrave leur action à cette échelle. Par ailleurs, ils ont des ressources limitées pour
leur action politique et un accès inégal à l’information en comparaison des
entreprises ou des administrations publiques auxquelles ils s’adressent. À ces
difficultés organisationnelles, s’ajoute l’absence d’arènes internationales dédiées
aux questions de consommation, en partie en raison de la nature transversale de ces
enjeux, compliquant un peu plus l’action des consommateurs à l’échelle
internationale (Ronit, 2008). L’existence de biens sélectifs ou l’organisation des
associations nationales de consommateurs en fédération internationale ont permis
de résoudre en partie ces problèmes et se trouvent à l’origine de certains de leur
succès. De même, la faiblesse relative des ressources des associations de
consommateurs ne signifie pas qu’elles en soient totalement dénuées.
L’émergence des associations nationales sur le vieux et le nouveau continent atteste
de la dimension internationale du mouvement. À l’instar de la coopération et des
échanges entre ligueuses de différents pays au début du siècle (Chessel, 2003), la
constitution des associations nationales de consommateurs bénéficie aussi de
l’environnement transnational dans lequel elle s’inscrit. Dans les années 1970, la
plupart des pays occidentaux ont vu l’émergence d’associations nationales de
consommateurs qui réalisent et publient des magazines d’essais comparatifs. Si, à
terme, la publication et la vente de tels magazines engendreront des revenus
permettant la pérennisation de ces associations, à leur début, ces associations
bénéficient souvent d’une collaboration par-‐delà les frontières nationales. Par
exemple, l’Union française des consommateurs, constituée en 1951, bénéficie du
soutien financier et technique des associations hollandaises et anglaises pour la
Chapitre 2 96
réalisation de ses tests publiés dès les années 1960; l’association belge Test-‐achat,
créée en 1957, obtient des prêts de Consumers Union et de l’association anglaise de
consommateurs pour assurer ses opérations (Neirynck & Hilgers, 1973). Ces
collaborations seront à l’origine de la première fédération internationale des
associations de consommateurs, l’International Organisation of Consumers’ Union
(IOCU), créée en 1960, lors de la première conférence internationale de tests
consommateurs. Aujourd’hui connue sous le nom de Consumers International, cette
fédération d’associations de consommateurs de plus de 120 pays est à l’origine de
plusieurs succès du mouvement des consommateurs sur la scène internationale.
Les succès du mouvement des consommateurs soulignent leur capacité d’acteurs
dans l’économie politique internationale. Ils s’illustrent aussi bien dans les arènes de
la politique internationale, comme lors de la reconnaissance des droits des
consommateurs par les Nations Unies, qu’en dehors, à l’instar du changement des
pratiques des multinationales. Ils démontrent la capacité du mouvement à prendre
en compte à la fois les préoccupations des sociétés d’abondance occidentales que
des consommateurs les plus pauvres. En effet, à ses débuts, la philosophie de l’IOCU
repose sur les droits du consommateur tels que défini par Kennedy et favorisant la
question du choix sur celle de l’accès. Cependant, l’établissement du premier bureau
régional de l’organisation en Malaisie, en étroite collaboration avec l’association de
consommateurs de Penang, conduit progressivement à la revendication de
nouveaux droits plus en phase avec les préoccupations des consommateurs des pays
en développement, notamment le droit à la satisfaction des besoins essentiels ou à
un environnement sain (Hilton, 2007b). C’est dans ce contexte que l’IOCU met en
place divers réseaux sur des thématiques particulières, à l’instar du « réseau
international des groupes d’action pour l’alimentation infantile » (International
Baby Food Action Network – IBFAN), du « réseau d’action contre les pesticides »
(Pesticide Action Network – PAN) ou du réseau « action internationale pour la
santé » ciblant les produits pharmaceutiques (Health Action International – HAI).
L’IBFAN illustre l’un des premiers succès du mouvement consommateur à l’échelle
internationale, puisque le réseau encouragera le boycott des substituts de laits
maternels produits par Nestlé, causant, selon les militants, la mort de milliers de
bébés dans les pays en développement. Cette action conduira à l’adoption du « code
international pour la commercialisation des substituts du lait maternel » par
Chapitre 2 97
l’Organisation mondiale de la santé en 1981. Enfin, la reconnaissance du
mouvement des consommateurs à l’échelle internationale se traduit aussi par
l’attribution d’un statut consultatif à l’IOCU au sein de l’ONU, de même que par
l’adoption, en 1985, sous la pression de l’IOCU et après plusieurs années de lutte,
des « Principes directeurs des Nations Unies pour la protection du consommateur »
qui fourniront un modèle à la législation pour la protection des consommateurs
dans le monde entier (Hilton 2007, p. 131; Hilton, 2009, pp. 98-‐125). Ces succès ne
doivent cependant pas masquer le retour de manivelle que connaîtra l’action des
consommateurs dans les années 1980, sous l’action des promoteurs du « consensus
de Washington », qui identifient dans le mouvement consommateur de dangereux
opposants à l’entreprise privée82.
Dans les années 1990, l’action internationale des consommateurs s’éclipse en partie
à la faveur de la multitude d’ONGs, dont le champ d’action souvent circonscrit à une
cause unique permet d’accroître l’influence et la crédibilité (Hilton, 2006, p. 199).
Aux savoirs et préoccupations généralistes des associations de consommateurs se
substitue le savoir spécialisé d’ONGs sectorielles. Néanmoins, les quelques succès
obtenus par le mouvement consommateur à l’échelle internationale permettent de
souligner les compétences à sa disposition et potentiellement à la source de leur
influence dans les arènes de normalisation (Boström & Tamm Hallström, 2013).
Ressources symboliques, dans la mesure où l’action des associations de
consommateurs est souvent associée à la promotion de valeurs légitimes, telles que
la préservation de la santé, de la sécurité ou de l’environnement. La charge
symbolique associée à leur action permet aux consommateurs d’infliger des
dommages réputationnels aux entreprises multinationales, à l’instar des substituts
de lait maternel vendu par Nestlé. Ressources cognitives permettant aux
consommateurs d’influencer le cadrage et les solutions possibles des problèmes en
discussion au travers d’informations et de savoirs alternatifs. Ressources sociales
liées à la capacité de mise en réseau des associations de la société civile autour d’une
82 Voir notamment, Roger A. Brooks, Multinationals: First Victim of the UN War on Free Enterprise (Hertiage foundationHeritage Foundation, Washington, DC, 1982) : « (…)The MNCs also must ward off an assault from a growing and potentially dangerous, internationally based, and self-styled ‘consumerist’ movement that already is helping set the agenda at various U.N. agencies. This movement, spearheaded by one of the U.N.’s most influential NGOS the IOCU, is blostering an anti-capitalist and anti-free enterprise bias, which in the past decade has grown to alarming proportions within U.N. documents and literature » (p. 2).
Chapitre 2 98
même cause. Mais l’influence des consommateurs dans l’économie politique
internationale ne se limite pas à leurs actions organisées dans le cadre associatif, et
s’exprime à plus forte raison au travers de la multitude d’acteurs qui s’expriment en
son nom.
La politique de la culture matérielle 2.2C’est en effet en tant que figure sociale que le consommateur pèse le plus sur
l’enchâssement des sphères publiques et privées à l’échelle internationale. Trumbull
(2006) parle de « capitalisme des consommateurs » pour souligner la place
prédominante que ces derniers occupent dans l’orientation de la production et
comme objet de l’action publique dans la plupart des pays occidentaux dès les
années 1970. De Grazia inscrit ces actions nationales dans le cadre plus large de la
construction de l’hégémonie américaine d’après-‐Guerre et de la diffusion de la
société de consommation en Europe, en partie soutenue par le plan Marshall. Dans
cette perspective, la « culture de consommation américaine » offre non seulement
une alternative face au « socialisme d’État » (2005, p. 5), mais aussi face à l’ancien
modèle de consommation européen où les pratiques d’achat étaient d’abord dirigées
par une logique de classe et d’auto-‐identification à un groupe (comme l’avait
justement remarqué Hablwachs) plutôt que par la logique du choix individuel et
rationnel. Elle souligne alors le rôle essentiel des acteurs et associations privées qui,
à l’instar de la Chambre internationale de commerce ou du Rotary club, permettront
de convertir les élites européennes aux pratiques commerciales de la grande
distribution ou encore à la culture du service (de Grazia, 2005). Cette dimension
instrumentale de l’usage du consommateur se trouve aussi à l’œuvre dans la
construction du marché unique européen où « La création du « citoyen-‐
consommateur » fut d'abord une tentative d'introduire une apparence
d’imputabilité alors que le marché était dérégulé dans les années 1980 » (Burgess,
2001, p. 93)83.
Keat et al. (1994) développent la notion d’« autorité du consommateur » pour
rendre compte de l’importance grandissante de cette figure à la fois comme
catégorie de pensée de l’action politique, mais aussi pour décrire leur pouvoir dans
83 Notre traduction : « the creation of the ‘citizen-consumer’ was firstly an attempt to introduce the appearence of accountability as the market was deregulated in the 1980s ».
Chapitre 2 99
le contrôle du sens attaché à la consommation des produits. L’autorité du
consommateur en tant que sujet des politiques publiques s’inscrit dans le cadre de
la montée du néolibéralisme dans les années 1980 et de l’attaque concomitante
contre toute forme d’intervention gouvernementale dans le fonctionnement des
marchés. À ce titre, le passage d’une conception d’un public de citoyens à un public
de consommateurs de l’action publique soutient l’introduction du principe du libre
choix et de la compétition dans la fourniture des services publics et s’avère un
support idéologique pour la privatisation de pans entiers de l’action publique. Selon
Keat et al., ce changement de conception de l’action publique renvoie certes à la
référence explicite à des notions telles que le pouvoir d’achat ou le client au sein des
politiques publiques, mais il souligne aussi, et avant tout, l’insinuation de l’idée de
choix et de compétition au sein des instruments mis en place dans l’évaluation, la
conduite et la communication de l’action politique, tels que les enquêtes de
satisfaction, les sondages d’opinion, la segmentation de l’offre électorale ou le rôle
des conseillers en image personnelle. Autrement dit, l’influence de la société de
consommation sur la politique n’est pas toujours explicite, mais s’exerce, par
exemple, insidieusement et de façon rhétorique, dans le passage d’une conception
de « forces de l’ordre » à celle de « services de police ».
Rappelons ici que la politique de la consommation peut soutenir la culture
matérielle de la politique, c’est-‐à-‐dire l’organisation des consommateurs, comme le
souligne l’émergence de groupe d’usagers en réaction au changement de
conceptualisation des bénéficiaires de l’action publique (Clarke et al., 2007; Join-‐
Lambert, 2006). Ces groupes d’usagers, loin de faire systématiquement l’apologie de
la concurrence et du libre choix individuel, sont davantage concernés par le contrôle
collectif et la définition substantielle des services publics et des relations qu’ils
supposent entre prestataires et clients. Ces mouvements d’usagers rappellent alors
les possibilités de réappropriation et de contrôle du sens des pratiques de
consommation, qui font de la confiance du consommateur sur le marché le talon
d’Achille des multinationales et des marques associées et se trouvent souvent à la
base de la « consommation engagée ». L’autorité du consommateur est ambivalente
et oscille ente une forme « marchande » et une forme « démocratique » de
consumérisme (Hugman, 1994), la première renvoyant à la suprématie du libre
choix et au rôle des préférences individuelles dans l’orientation de l’offre et la
Chapitre 2 100
seconde à la participation active du consommateur dans le processus de définition
et le contrôle des prestations. Cette ambivalence, qui fait écho à la distinction établie
par Cohen entre un consommateur-‐citoyen et un consommateur-‐client, se retrouve
aussi dans la construction juridique du consommateur à l’échelle régionale puis
internationale.
Le consommateur, en tant que figure sociale légitime, occupe une place importante
dans l’organisation des échanges internationaux. Avec la libéralisation croissante du
commerce international et la réduction drastique des obstacles tarifaires à celui-‐ci,
les législations nationales pour la protection des consommateurs deviennent
potentiellement des obstacles non tarifaires aux échanges régionaux et
internationaux (Sykes, 1995; Vogel, 1995). L’élimination des obstacles non tarifaires
court alors le risque de réduire le niveau de protection des consommateurs, encore
largement du ressort de la politique nationale. Cette tension entre libéralisation des
échanges commerciaux et protection des consommateurs doit être résolue afin
d’éviter que la construction d’une économie mondialisée ou régionalisée ne se fasse
au détriment des consommateurs et puisse être légitimée par les acteurs publics
(Burgess, 2001 ; Vogel, 1995).
La normalisation internationale permet la conciliation des objectifs contradictoires
de libéralisation du marché et de protection des consommateurs. Elle permet la
mise en place d’un cadre institutionnel qui, tout en reconnaissant les objectifs
légitimes de protection des consommateurs, « remplace la contestation politique
quant à l’exposition au risque socialement acceptable par la référence aux standards
objectifs issus de principes scientifiques éprouvés » (Everson et Joerges, 2008, p.
165). Ce faisant, la protection des consommateurs est d’une part déplacée du cadre
démocratique national vers des arènes internationales privées. D’autre part, les
arrangements tels que la nouvelle approche européenne ou les accords OTC de
l’OMC marquent la prédominance à l’échelle internationale et régionale du
« consommateur-‐client » sur le « consommateur-‐citoyen », dans la mesure où ils
contribuent à établir et à renforcer la confiance des consommateurs individuels au
sein des marchés plutôt qu’à accroître leur contrôle collectif sur le fonctionnement
des marchés (Everson et Joerges, 2008, p. 164). Cependant, ces évolutions
n’impliquent pas uniquement une dépolitisation, mais ouvrent potentiellement la
voie à une repolitisation des arènes de la diplomatie technique. Ce faisant, le rôle des
Chapitre 2 101
consommateurs dans les arènes de la normalisation ne se prête guère à une lecture
exclusive en termes de privatisation ou de politisation, mais illustre, au-‐delà de ces
deux pôles, une transformation des liens entre l’État et le marché.
3. L’institutionnalisation de la représentation des
consommateurs dans les arènes de normalisation
On peut distinguer parmi les comités consultatifs établis à l’échelle nationale,
européenne et internationale, les comités dotés d’une structure organisationnelle,
avec des professionnels travaillant au sein des organisations de normalisation ou
d’organisations spécialisées, de ceux peuplés de volontaires qui tiennent une ou
plusieurs réunions par année, principalement pour refléter les travaux du comité de
l’ISO pour la politique en matière de consommation (COPOLCO). Ces comités dédiés
à la représentation des consommateurs forment l’essentiel de la représentation
institutionnalisée des consommateurs et nous intéressent ici plus particulièrement.
L’institutionnalisation d’une représentation des consommateurs dans les arènes de
normalisation peut se lire comme l’aveu de leur sous-‐représentation dans ces
mêmes arènes. Bien que les associations de consommateurs puissent formellement
accéder aux travaux des comités techniques et des groupes de travail où s’écrivent
les normes internationales, des structures consultatives visant à soutenir la
participation et la place des consommateurs ont été mises en place par les
organisations nationales et internationales de normalisation. A contrario, soulignons
qu’en général aucune structure n’existe pour soutenir la participation des
entreprises, des acteurs publics, des ONGs environnementales ou encore des
syndicats de travailleurs. L’absence d’une telle structure pour les entreprises se
comprend aisément, la normalisation étant en partie le fait des entreprises. Quant
aux travailleurs, la perspective tayloriste de l’organisation du travail qui imprègne la
normalisation ne leur accorde aucune place, les normes reposant sur le savoir
Chapitre 2 102
scientifique des ingénieurs et non sur les connaissances profanes des exécutants84.
Le consommateur, en tant que figure souveraine sur le marché, justifie mieux la
création de structures en vue d’accroître son influence sur des normes qui affectent
les caractéristiques des produits et services échangés sur le marché. Cette
institutionnalisation n’est cependant pas uniquement au bénéfice du
consommateur et illustre autant son influence en tant que figure de chair que de
figure sociale. Elle ne lui confère pas automatiquement un pouvoir nouveau sur la
rédaction des normes et bénéficie aussi aux entreprises, autorités publiques et aux
normalisateurs. Autrement dit, l’institutionnalisation de la représentation des
consommateurs dans les arènes de normalisation sert autant le consommateur que
la société construite en son nom!
En effet, la mise en place de structures dédiées à la représentation des
consommateurs au sein des organisations de normalisation reflète le contexte plus
large dans lequel les consommateurs sont devenus des acteurs légitimes des
sociétés occidentales. Autrement dit, elle relève aussi bien de l’action des
gouvernements, des entreprises, des professionnels de la normalisation que des
mouvements associatifs. Elle laisse apparaître différentes définitions du
consommateur qui affectent les modalités de sa représentation dans les arènes de
normalisation. Elle intervient d’abord au niveau national, puis au niveau
international. On peut alors y voir les différents idéaux types identifiés par Cohen
(2003). Aux États-‐Unis, les premières revendications du mouvement des
consommateurs à l’égard des arènes de normalisation illustrent un consommateur-‐
citoyen, dont les préoccupations seront relayées par les agences gouvernementales;
le contre-‐projet mis en place par l’association américaine de normalisation repose
sur la perspective d’un consommateur-‐client, une structure qui reste une exception
dans le monde de la normalisation avant la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la pratique des comités de
84 A cela s’ajoute l’existence d’une organisation internationale dédiée aux questions du travail et dont la structure de représentation tripartite est plus équitable, ainsi qu’une méfiance générale des syndicats à l’égard des normes volontaires et de leur impact négatif sur les instruments contraignants privilégiés par les syndicats. Cependant, la ratification et le respect des normes élaborées par l’Organisation internationale du travail (OIT) restent tributaires de la volonté des États. Un dialogue a récemment été engagé entre l’OIT et l’ISO et un accord à titre d’essai récemment conclu pour le développement d’une norme de gestion de la sécurité́ et de la santé au travail (voir : http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_norm/---relconf/documents/meetingdocument/wcms_222294.pdf, accès le 30 avril 2014)
Chapitre 2 103
consommateurs se diffuse. La République des consommateurs semble alors trouver
une expression institutionnelle dans les comités de normalisation dédiés à la
représentation des consommateurs.
Première représentation institutionnalisée du consommateur : citoyen 3.1contre acheteur ?
L’entrée en normalisation des consommateurs intervient dès les années 1920 sous
l’action conjointe des déterreurs de scandales et des professionnel(le)s des études
ménagères qui voient dans la normalisation un outil idéal pour évaluer la qualité des
biens de grande consommation (Agnew, 1934; Cohen, 2001; Edwards, 1928;
Goldstein, 2006; Schlink & Chase, 1927). Elle répond aux préoccupations d’un
« consommateur-‐citoyen », représentant de l’intérêt général et mobilisé pour
obtenir des garanties en termes de santé et de sécurité des produits mis sur le
marché (Cohen, 2001). Face à des produits dangereux et à des techniques de vente
frauduleuses, le recours à des normes qui incorporent les connaissances
scientifiques doit permettre la réalisation de tests comparatifs qui offrent à l’homme
de la rue les moyens de prendre des décisions d’achat scientifiquement fondées. Les
premières associations de consommateurs comme Consumers Research ou
Consumers Union sont alors explicitement créées pour offrir une information
indépendante aux consommateurs par le recours aux spécifications techniques pour
la réalisation de tests comparatifs et leur publication (Hilton, 2007b; Silber, 1983).
C’est à ce titre que la représentation des consommateurs dans les arènes de
normalisation devient une revendication explicite du mouvement consommateur,
des promoteurs de l’enseignement ménager ou de certains membres des
administrations du New Deal.
La représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation fait l’objet
d’un véritable travail de politisation durant le New Deal. À la suite des associations
de consommateurs et des professionnels de l’enseignement ménager, certaines
personnalités éminentes du New Deal plaident à leur tour pour une représentation
des consommateurs dans les travaux de normalisation. Le Consumer advisory board
(CAB crée un comité pour étudier la question des normes pour les consommateurs
(consumer standards). Ce comité recommande dans son rapport final la mise en
place, à l’aide de financements publics, d’une structure pour assurer la prise en
compte des consommateurs dans les arènes de normalisation (Agnew, 1934; Cohen,
Chapitre 2 104
2003). Face à ce projet, l’organisation de normalisation nationale américaine ne
manquera pas de prendre les devants par la mise en place de comités de
consommateurs dont les membres sont cooptés par l’industrie (Cohen, 2003).
Cohen situe ce comité parmi les initiatives visant à promouvoir un consommateur-‐
client, dans la mesure où la cooptation de ses membres permet de prévenir toutes
revendications excessives en matière de santé ou de sécurité. Si l’on dispose de peu
d’informations sur cette première structure, elle reste une exception dans le monde
de la normalisation avant la Seconde Guerre mondiale.
Il nous faut ici directement nuancer la lecture en termes de consommateur-‐citoyen
et de consommateur-‐client. Alors que la nature collective des revendications portées
par les premières associations de consommateurs et le projet des tests comparatifs
tend à accentuer le potentiel émancipateur de leur action, celle-‐ci peut aussi
comporter son lot d’inégalités. Le projet comparatif contribue par exemple à
transférer les savoirs de l’ingénieur développés pour la production dans le domaine
de la consommation, et ce au détriment des savoirs traditionnels de la ménagère
(Hilton, 2009, p. 42-‐43). De même, il ne faut pas idéaliser le caractère collectif de
l’action des premières associations de consommateurs; si leurs revendications sont
largement partagées par la population, comme l’illustre l’énorme succès de
plusieurs ouvrages dénonçant les pratiques de la grande industrie, elle reste le fait
de spécialistes, à l’instar du fondateur de Consumer Research, ingénieur et ancien
professionnel d’une organisation de normalisation. À l’inverse, le comité institué par
l’American standard association (ASA) est certes coopté, il illustre néanmoins une
« méthodologie populiste » à l’œuvre dans l’élaboration des normes (Olshan, 1993)
qui tire son caractère « populiste » du contexte démocratique dans lequel elle opère
et où l’intérêt du consommateur est identifié de façon croissante à l’intérêt du public
en général. Bien qu’il faille se garder d’une application mécanique des idéaux types
de Cohen, on aperçoit que la définition du consommateur affecte les modalités de sa
(non-‐)participation et oriente l’étendue de son influence.
La diffusion internationale des structures de représentation nationale 3.2du consommateur
La normalisation est l’un des piliers de la société de consommation et a permis aussi
bien son avènement (en permettant la production en masse), son fonctionnement
(en offrant l’information indispensable au choix), que sa poursuite (en offrant les
Chapitre 2 105
garanties de sécurité nécessaires à la confiance des consommateurs sur les
marchés). Dans une perspective sociologique, Franck Cochoy (2000, 2002b) a mis
en lumière deux facteurs importants soutenant l’institutionnalisation de la
représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation : la
marchandisation de la normalisation industrielle sous l’effet des normalisateurs et
la médiation marchande supportée par les normes. Dans une perspective
politologique, cette institutionnalisation intervient suite aux tensions engendrées
par la dévolution de pouvoir aux normes et aux organisations de normalisation à
des fins de régulation, et permet de préserver l’autonomie de ces arènes dédiées aux
experts de l’industrie. Au niveau international ou régional, elle est à la fois une
précondition à l’acceptabilité des normes en faisant jouer l’idéal démocratique dans
l’élaboration des normes et un moyen d’avoir un interlocuteur distinct du citoyen et
permettant, à ce titre, de dissocier la préservation de l’intérêt général du cadre
national.
Après la Seconde Guerre Mondiale, l’avènement de l’économie domestique et du
libre-‐service renforce le rôle de la normalisation au sein de ce que les sociologues
dénomment la « médiation marchande », pour décrire les dispositifs de mise en
forme de la relation entre le produit et le client (Cochoy, 2002; Dubuisson-‐Quellier,
2009). L’importance des normes dans la médiation marchande n’appelle pas
mécaniquement une représentation des consommateurs, mais contribue néanmoins
à déplacer la normalisation industrielle sur le terrain de la consommation et permet
d’asseoir la liberté de choisir centrale à la République des Consommateurs. Les
normes permettent d’équiper la rationalité du consommateur confronté à de
nouveaux produits dont l’usage ne va pas de soi et en l’absence d’un artisan pour
assurer la médiation entre le client le produit désormais en libre accès (Dubuisson-‐
Quellier, 2008; Spiekermann, 2006). En effet, normaliser les produits est une
condition nécessaire pour leur production en masse mais ne suffit pas à leur
consommation en masse : encore faut-‐il que le consommateur puisse différencier les
produits pour orienter son choix sur le marché et permettre ainsi aux bienfaits de la
concurrence de se déployer (Cochoy, 2002). L’étiquetage informatif, les labels, les
marques de conformité aux normes ou encore les tests comparatifs sont autant
d’artefacts fondés sur les travaux de normalisation qui permettent de structurer
l’espace du choix selon des modalités individuelles. La capacité de choisir du
Chapitre 2 106
consommateur est alors en partie « subordonnée à une forme de désengagement
vis-‐à-‐vis du marché » dans la mesure où elle repose sur des « prescripteurs » qui
permettent par exemple dans le cas des essais comparatifs de séparer le moment du
choix de l’acte d’achat. Au-‐delà d’une information supposée plus objective et
scientifique, ces artefacts modifient donc considérablement « le mode d’engagement
qui lie les consommateurs aux producteurs » (Mallard, 2000, p. 395). Comme le
suggère Mallard (2000b), « il n’est pas d’opération de désengagement qui ne
suppose d’autres formes d’engagement », fût-‐il rhétorique.
L’incursion de la figure du consommateur dans la normalisation relève aussi des
caractéristiques internes de la normalisation. Internes à la normalisation dans la
mesure où le consommateur offre d’abord une ressource rhétorique aux acteurs de
la normalisation: « les industriels ont utilisé la protection des consommateurs
comme un moyen d'empêcher la concurrence déloyale, et les normalisateurs ont
promu le point de vue du consommateur comme moyen d’exister face à leurs
partenaires industriels » (Cochoy, 2006, p. 145)85. Le recours à la « ressource
rhétorique » du consommateur permet aux normalisateurs de faire valoir d’autres
points de vue dans les arènes de normalisation et de desserrer l’étreinte des
industriels. La mobilisation du consommateur permet alors aux normalisateurs
d’étendre leurs activités à de nouveaux aspects (comme l’aptitude à l’emploi, la
marque de conformité) et à de nouveaux clients (comme les laboratoires d’essais
comparatifs). Ce faisant, la normalisation passe progressivement des
préoccupations des industriels à celles des usagers et conduit à la « marchandisation
des normes industrielles » (Cochoy, 2000). Elle devient un instrument essentiel pour
la satisfaction des désirs personnels en permettant d’asseoir la liberté de choisir.
Cependant, les arènes de normalisation n’opèrent pas en vase clos et
l’institutionnalisation d’une représentation des consommateurs résulte aussi de
l’évolution des techniques législatives et du cadre réglementaire national.
L’institutionnalisation d’une représentation des consommateurs intervient dans un
contexte marqué par l’avènement des droits des consommateurs. En effet, les
législations nationales de protection des consommateurs, qui se développent dans
85 Notre traduction : « Industrialist took consumer protection as a means to prevent unfair competition, and standardizers promoted the consumer standpoint as a way to “exist” in discussions with their industrial partners ».
Chapitre 2 107
les années 1970, renforcent le rôle de la normalisation. Nous avons déjà évoqué à
quel point les spécifications techniques soutiennent l’action législative en donnant
une assise scientifique à la définition des exigences minimales pour les produits et
en offrant les instruments et méthodes de mesure indispensables à leur contrôle.
Les normes dites techniques sont désormais à la base des informations nécessaires
à l’égalité des parties contractantes et peuvent offrir, dans le même temps, des
garanties substantielles en matière de sécurité et d’innocuité des produits. À ce titre,
elles peuvent donc autant servir à la construction de la figure juridique du
‘consommateur souverain’ que du ‘consommateur citoyen’.
Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, en Allemagne,
l’institutionnalisation du conseil des consommateurs (Verbraucherrat – VR) en
1974, au sein du DIN, intervient en échange de la garantie gouvernementale de leur
monopole sur la normalisation technique (Trumbull, 2006). Elle incarne néanmoins
une définition spécifique du consommateur qui résulte des institutions nationales
mais aussi des forces sociales en présence. D’après Trumbull, l’institutionnalisation
d’une représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation est
emblématique de la conception du consommateur comme un acteur économique
qui, à ce titre, doit assumer une part du risque inhérent aux relations marchandes.
La disponibilité d’informations relatives aux risques est alors essentielle pour qu’il
puisse les évaluer : « Dans ce contexte, les consommateurs bénéficiaient d’une
moindre protection contre les risques, mais ils se sont vus accorder un plus grand
accès à l'information qui leur permettrait de prendre des décisions d’achat
importantes » (idem., pp. 25-‐26)86. Le conseil des consommateurs du DIN est alors
l’expression institutionnelle de cet accès favorisé à l’information sur les produits et
la mise en forme des informations y-‐relatives. Cet accès favorisé à l’arène de
normalisation nationale est d’autant mieux accueilli par les associations de
consommateurs allemandes, qui ne reposent pas sur le poids du nombre et une
politisation du marché, mais plutôt sur la mise en avant de leur expertise, en vue
d’une collaboration avec le monde des entreprises.
L’institutionnalisation de comités dédiés à la représentation de consommateurs
86 Notre traduction : « In this context, consumers enjoyed fewer protection against risk, but they were granted greater access to information that would allow them to make important consumption decision ».
Chapitre 2 108
intervient donc aussi dans les pays où une politique d’information cède le pas à une
politique de protection du consommateur ou de négociation avec les producteurs, à
l’exemple de l’Angleterre, de la France ou de la Suède. En 1951, le British Standard
Institute établit le « Women’s Advisory Committee », un comité composé de 22
organisations féminines, dont la tâche « était tout simplement d'aider l'industrie à
améliorer les normes de sécurité et d'informer les techniciens des besoins des
femmes dans les foyers afin que des produits mieux conçus puissent être fabriqués »
(Hilton, 2002, p. 120)87. Cette évolution intervient aussi en partie sous la pression
des organisations féminines et des associations de consommateurs pour étendre
l’application de la Kitemark88, la marque de conformité aux normes anglaises, aux
produits de consommation. Ce comité témoigne de la dimension sexuée de la
consommation. Cependant, l’importance croissante des questions de consommation
au sein du BSI, et plus généralement dans la politique nationale, conduit à sa
transformation en « Consumer Advisory Council » en 1955. Le comité remanié
entreprend la publication du « shopper’s guide », contenant des essais comparatifs
et des conseils pour les consommateurs (une publication pour laquelle le BSI reçoit
87 Notre traduction : « was simply one of helping industry improve safety standards and informing technicians of women's needs in the home so that better designed goods could be manufactured». 88 La ‘Kite Mark’ est l’un des premiers schèmes de certification de la conformité aux normes : « Briefly, although the ‘Kite’ Mark was first registered as an ordinary trade mark for tramway rails in 1903, and was registered in other engineering classes ten years later, it had little practical value until the Trade Marks Act was amended in 1919. This permitted the certification of manufactured articles on the evidence of tests carried out on only a sample of the total production, and at once provided a means by which the ‘Kite’ could acquire legal significance. The British Engineering Standards Association [BSI] therefore formed a special Mark Committee in 1921 to work out a procedure under which the Association could grant licences to commercial firms who wished to use its mark to certify compliance with British standards » (BSI, 1951, p. 62). Force est de constater qu’en 1958, toutes les tentatives pour appliquer cette marque aux biens de grande consommation avaient échouééchouées. Voir la question concernant le rôle du BSI pour les consommateurs adressée au parlement anglais par une représentante du parti travailliste, la Baronne Burton de Coventry, Elaine Frances Burton en février 1958. Elle y cite un courrier des lecteurs paru dans le Times du 25 novembre 1957 où Marghanita Laski, membre du CAC, réagit visiblement à un article sur les chaussures pour enfants : « …when I joined the Consumer Advisory Council on its formation in January, 1955, I believed wholly in voluntary methods. But since then, none of the industries asked by the Council for Kitemark Schemes has agreed to one; and the children's footwear manufacturers, to whom you refer in your article, have positively refused ». Ce constat sera même confirmé par le président du secrétariat d’Etat au commerce (Board of Trade) : « The Advisory Council is disappointed with the response of some manufacturers to its proposals…” That was a very great admission coming from the Board of Trade, but the President went on to say: “I think that the first job of the Council, assisted by the hon. Lady, is to make the public aware of what Kitemark schemes are. ». Voir, http://hansard.millbanksystems.com/commons/1958/feb/11/british-standards-institution-consumer#S5CV0582P0_19580211_HOC_438 , accès le 24 juin 2014.
Chapitre 2 109
un soutien public de 10’000 £ en 1956)89. Il a en outre des tâches de conseil en
matière de normes, d’étiquetage des produits et d’éducation des consommateurs à
l’importance des normes, et notamment de la ‘Kitemark’ (Hilton, 2002). Cette
nouvelle dénomination correspond aussi à un changement de la composition du
comité qui perd en partie ses liens avec les associations féminines90. Les attributions
de ce comité attestent alors aussi d’une construction de l’intérêt du consommateur
autour de l’accroissement du choix et de la compétition (Hilton, 2002). Enfin, on
peut souligner la création d’un conseil des consommateurs au sein de nombreuses
autres organisations de normalisation nationale, à l’instar de l’organisation
hollandaise de normalisation en 1960, suivie par le Danemark en 1976, la France en
1982, l’Irlande en 1988, l’Autriche en 1991 et la Finlande en 1992 (Langmann, 1997;
Schepel & Falke, 2000). Comme nous allons le voir maintenant, la structure de ces
comités et leur influence varient.
Structures de représentation des consommateurs dans la normalisation 3.3internationale
On distingue deux modèles de représentation des consommateurs selon que la
structure est externe (en particulier en Suède et ainsi qu’à l’échelle européenne avec
l’ANEC) ou interne à l’organisation de normalisation nationale (Allemagne, Autriche,
Angleterre, Danemark, Pays-‐Bas, France, Finlande, États-‐Unis, etc.). Ces structures
ont en général les activités suivantes : définition des thèmes prioritaires de
normalisation, coordination et soutien des participants volontaires aux travaux de
normalisation, formation aux procédures de normalisation. Dans la plupart des cas,
la représentation des consommateurs bénéficie d’un financement public qui permet
la prise en charge des frais logistiques liés à la participation volontaire aux travaux
des comités techniques. Les associations de consommateurs y contribuent en nature
(participation volontaire défrayée mais non rémunérée).
Les comités consommateurs institués au sein ou à l’extérieur des organisations de
normalisation nationale ont une influence et des moyens variés. Dans la plupart des
89 Voir, http://hansard.millbanksystems.com/commons/1958/feb/11/british-standards-institution-consumer#S5CV0582P0_19580211_HOC_438, accès le 24 juin 2014. 90 Hilton note que le CAC se compose de 25 membres (huit issus du WAC), dont une journaliste (Marghanita Laski), une professionnelle des médias (Ruth Drew), une économiste (Graham Hutton), un statisticien (Mark Abrams) et des représentants du mouvement coopératif, des syndicats, des industries et des détaillants (2002, p. 120).
Chapitre 2 110
cas, il s’agit de structures consultatives, qui ont certes pour objectif l’accroissement
de la participation des représentants, mais ne disposent néanmoins pas d’un droit
de vote au sein des comités techniques. Par exemple, sur la base d’une analyse de la
participation des représentants des consommateurs aux travaux des comités
techniques européens et internationaux, Falke et Schepel (2000) démontrent que
leur participation effective n’est développée que dans 7 pays, dont les pays
scandinaves (Danemark, Finlande, Norvège Suède) et l’Allemagne91, l’Autriche et le
Royaume-‐Uni. Dans la plupart des autres pays, les consommateurs sont consultés
sur une base ad hoc et ne bénéficient d’aucun financement public – Belgique, Grèce,
Espagne, Italie, Suisse entre autres (Schepel & Falke, 2000, pp. 111–122). Il faut
aussi souligner que le conseil consommateur du DIN-‐VR ou le SKA-‐rådet font plutôt
figure d’exception dans le monde de la normalisation de par leurs moyens et le
soutien politique dont ils bénéficient. À titre de comparaison, la structure interne
dédiée à la représentation des consommateurs au sein de l’organisation
autrichienne de normalisation compte deux collaborateurs et bénéficie d’un
financement public de 225’000€ par année92. En France, bien que les représentants
des consommateurs siègent au conseil d’administration de l’AFNOR, le Comité
consommation d’AFNOR (COSAC) ne dispose que de 0.5 collaborateur et ses
membres sont loin de représenter uniquement les consommateurs! S’il est présidé
par un représentant des consommateurs (actuellement un représentant de la CGT
Indécosa, la branche de la CGT dédiée à l’information et la défense des
consommateurs salariés) et qu’il comporte d’autres représentants des
consommateurs93 parmi les 16 membres qu’il peut compter au maximum, ses autres
membres sont issus des administrations et laboratoires d’essai publics (I national de
la consommation, Laboratoire national d’essais, la Commission de la sécurité des
91 Le budget du comité consommateur du DIN en 2010 était de 900’000€, fiancés à 70% par le Ministère fédéral de l'Alimentation, l'Agriculture et de la Protection des Consommateurs et à 30% par le DIN. Voir http ://www.verbraucherrat.din.de/ et http ://www.iso.org/sites/COPOLCOdirectory/pages/DIN.htm., accès le 24 juin 2014. A l’inverse, Langamnn (1977) note « The annual budget was 1.35 million DM in 1996. Approximately 87% of Consumer Council financing comes from public funds (Ministry of Trade and Commerce). The remaining 13% is provided by DIN itself. 92 Voir le rapport annuel 2010 de l’Austrian Standard Institute ainsi que la brochure de présentation du comité consommateur disponible à l’adresse : 93 Parmi les autres représentants des consommateurs, on trouve : UFC Que Choisir, l’Associaition consommation, logement et cadre de vie (CLCV), l’Association de défense, d'éducation et d'information du consommateur (ADEIC), l’Association force ouvrière consommateurs (AFOC) et l’Association Léo Lagrange pour la Défense des Consommateurs.
Chapitre 2 111
consommateurs, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de
la Répression des Fraudes) et d’associations professionnelles (comme la Fédération
des entreprises du commerce et de la distribution ou le Medef).94 Comme nous
allons le voir maintenant, le statut consultatif de ces comités se retrouve à l’échelle
européenne et internationale.
Au plan européen et international, la participation des consommateurs est aussi
bien décrite par certains juristes que par certains politologues comme une condition
préalable à l’acceptabilité des normes (Mattli, 2001; Schepel & Falke, 2000), un
constat repris du « livre vert » de la Commission sur le développement de la
normalisation européenne et du rapport de suivi de ce dernier : « Dans le cas des
partenaires sociaux, la Commission considère, avec le Parlement européen et le
Comité économique et social, qu’une telle participation directe est une condition
préalable pour l'acceptabilité politique et le développement ultérieur de la
normalisation européenne »95 . Ce constat met certes en exergue le caractère
légitime du consommateur dans nos sociétés, mais passe sous silence ses
implications plus larges. Alors que l’ISO fournit une définition du consommateur
reconnue par les organisations de normalisation nationale, comme le souligne une
publication de l’ISO destinée à « impliquer le consommateur » (2011), « il n’existe
toutefois pas de définition des « représentants des consommateurs » au niveau
international » (2011, p. 18). La composition des comités de consommateur établis
au niveau national peut alors afficher une variété d’acteurs : « ces groupes comptent
souvent, dans leurs membres, des représentants d’organisations de consommateurs
ou d’intérêt public, de services ministériels concernés et des personnes qui assurent
à titre individuel la défense des consommateurs. D’autres parties prenantes, les
organismes d’essai, les milieux universitaires, les organisations de normalisation, les
associations professionnelles, les distributeurs, les fabricants, les associations
professionnelles industrielles peuvent y participer » (ISO, 2011a, p. 12). Alors que
94 Voir notamment http://www.afnor.org/liste-des-actualites/actualites/2010/decembre-2010/clcv-et-ufc-que-choisir-rejoignent-le-cosac-comite-representant-les-consommateurs-dans-les-commissions-de-normalisation , accès le 24 juin 2014. 95 Notre traduction : « in the case of the social partners, the Commission considers, with the European Parliament and Economic and Social Committee, that such direct participation is a political precondition for the acceptability and further development of European standardization ». Paru dans le Journal officiel (JO) de l’Union europeééen : JO C 20 du 28 janvier 1991, respectivement JO C 96 du 15 avril 1992, n° 34.
Chapitre 2 112
cette absence ouvre la porte à la cooptation des représentants des consommateurs,
elle n’en reste pas moins sujette à contestation de la part des associations de
consommateurs96. De même, la « participation directe » à laquelle se réfère la
Commission est contraire à la tradition de « délégation nationale » qui structure les
travaux du CEN ou de l’ISO et appelle comme nous allons le voir au développement
de nouveaux statuts de membres afin de préserver les prérogatives nationales dans
l’élaboration des normes internationales et européennes. Présentons maintenant
plus en détail les structures de représentation des consommateurs dans les arènes
européennes et internationale de normalisation.
L’ANEC, l’association pour la coordination de la représentation des consommateurs
dans la normalisation européenne, trouve ses origines dans les travaux de la
commission et sous la pression des mouvements consommateurs. En réponse à
l’adoption en 1975 d’un premier « programme préliminaire de la CEE pour une
politique de protection et d’information des consommateurs » qui requiert « la
consultation et la représentation des consommateurs dans l’élaboration des
décisions touchant leurs intérêts » (no 14.E), le CEN et le CENELEC adoptent en
1977 un Mémorandum sur « L’intérêt des consommateurs et la préparation des
normes » (aujourd’hui le Guide 2 du CEN-‐CENELEC). S’il ne débouche pas sur une
action concrète et recommande des actions à l’échelle nationale (et non
européenne), il assimile déjà le consommateur à l’intérêt du public en général97
(Falke et Schepel, 2000). Par la suite, une recommandation du Conseil de l’Europe
de 1979 appelle les États membres à « veiller tout particulièrement à ce que les
intérêts des consommateurs soient représentés de façon adéquate au sein des
organes de normalisation » et à « prêter une attention particulière à la
représentation adéquate des consommateurs au sein des organisations
internationales de normalisation qui œuvrent dans le domaine de la
96 Le développement d’ISO 26000 a illustré par exemple la capacité du mouvement associatif, incluant consommateurs, syndicats, associations environnementales, à questionner la représentativité des parties-prenantes et plus précisément les règles gouvernant la définition des catégories de parties-prenantes et qui peut légitimement parler au nom des consommateurs (Ruwet, 2010). Leur action a conduit, pour la première fois dans l’histoire de l’ISO, à une formalisation de la définition des parties prenantes, pour l’instant limitée à cette norme. 97 Voir la seconde recommandation du guide :« At national level consumer interests should be invited to participate in all technical committees handling standard projects affecting the interests of the general public ». (CEN-CENELEC Guide 2, 2001, p.1).
Chapitre 2 113
consommation » 98
De leur côté, les associations de consommateurs ressentent aussi le besoin d’une
meilleure représentation dans les arènes de normalisation, à l’instar du Bureau
européen des consommateurs (BEUC)99 qui s’exprime en ce sens dès 1979. Sur la
base d’un accord entre la Commission européenne et le CEN et le CENELEC, les
premiers représentants des consommateurs sont admis comme observateurs aux
réunions techniques et du CEN et du CENELEC dès 1982. Cet accord octroya un
financement au BEUC pour coordonner la représentation des consommateurs dans
les arènes européennes de normalisation et financer les frais liés à la participation
aux réunions des comités techniques européens. C’est sur la base de cet accord que
le BEUC crée un secrétariat européen de coordination pour la normalisation (SECO).
Le SECO met alors en place un groupe de travail où les représentants des
consommateurs actifs au niveau européen peuvent se rencontrer et coordonner leur
action (Langmann, 1997).
Peu après, un rapport commandité par la Commission européenne identifie le
manque de ressources financières et d’expertise comme principaux obstacles à la
participation des consommateurs100. La Commission et le Parlement réaffirment
alors à plusieurs reprises l’importance d’un soutien à la représentation des
consommateurs et appellent non seulement à une action au niveau des États
membres mais aussi au niveau communautaire et en particulier de la part des
organisations de normalisation européenne (en particulier la résolution du Conseil
88C 293/01 et la recommandation de la Commission 88/41/EEC sur l’implication
des consommateurs dans la normalisation). En réponse, le CEN propose en 1990
l’établissement, au sein de l’organisation, d’un comité de normalisation pour le
consommateur et représentant les membres de la Communauté européenne et de
l’AELE.
Les associations de consommateurs vont s’efforcer de trouver une solution qui
98 Recommandation N° R (79)2 du comité des Ministres aux Etats Membres concernant la consultation et la participation du consommateur au sein des organes officiels et para-officiels et la représentation du consommateur auprès des organismes de normalisation (adoptée par le Comité des Ministres le 6février 1979, lors de la 299e réunion des Délègues des Ministres), p. 2 . 99 Le BEUC est une association internationale a but non-lucratif créée en 1962 et qui a pour objectif de représenter les consommateurs européens. Elle compte 41 membres, qui sont des organisations indépendantes et nationales de consommateurs issues de 31 pays européens. Voir http://www.beuc.org. 100 Ir. F.A. Bosma, International Standardisation and Consumer Interest, Heelsum, 1984.
Chapitre 2 114
garantisse leur indépendance du CEN et permettent aussi de couvrir les activités du
CENELEC et de l’ETSI (Falke et Schepel, 2000, p. 113). La structure de l’ANEC sera
proposée par le Comité consultatif des consommateurs (CCC) qui adopte en 1992
une « opinion sur l’établissement d’une structure de normalisation européenne pour
le consommateur » 101 (Langmann, 1997). La même année, le CEN introduit un
nouveau statut de membre, celui de membre associé, dépourvu de droit de vote et
destiné aux « organisations représentatives au niveau européen d’intérêts
économiques et sociaux » qui « ont un intérêt légitime dans la normalisation
européenne » (Statut du CEN, art. 6.3). Ce statut permet alors la participation directe
des parties prenantes européennes sans affecter le pouvoir décisionnaire qui reste
aux mains des délégations nationales. À ces deux éléments, s’ajoute l’accord entre la
Commission européenne et le secrétariat de l’AELE pour financer conjointement une
nouvelle structure pour représenter les consommateurs dans les activités de
normalisation européenne. En 1994 les différents acteurs impliqués s’accordent
pour établir l’ANEC, l’association pour la coordination de la représentation des
consommateurs dans la normalisation européenne (Langmann, 1997 ; Falke et
Schepel, 2000).
L’ANEC est donc instituée en 1995 en tant qu’association internationale sans but
lucratif et indépendante du CEN, CENELEC et de l’ETSI. Elle est une fédération
d’organisations nationales et regroupe des associations de consommateurs de
l’ensemble des États membres de l’Union européenne et des trois pays de
l’Association européenne de libre-‐échange (AELE), dont la Suisse. L’ANEC est dirigée
par une assemblée générale qui se compose d’un membre national par pays. Cette
assemblée fixe les thèmes prioritaires et prend les décisions stratégiques qui sont
ensuite mises en œuvre par un secrétariat de 11 collaborateurs dont la plupart sont
en charge d’un thème prioritaire distinct. Le secrétariat coordonne les activités de
ses membres nationaux au niveau européen, offre des formations aux procédures de
normalisation, mandate ou effectue des recherches pour soutenir leur
argumentation lors des délibérations des comités techniques. Les activités de
101 Voir décision CCC/A/42/92. Le CCC est établi par la commission européenne en 1973 (décision 73/306/CEE) et est composé de représentant des associations nationales de consommateurs. Aujourd’hui, il est le « groupe consultatif europeén des consommateurs », voir http://ec.europa.eu/dgs/health_consumer/dgs_consultations/eccg_fr.htm .
Chapitre 2 115
l’ANEC ne se limitent pas à la normalisation et incluent des activités de lobbyisme
lors de l’élaboration des politiques communautaires pour les consommateurs.
L’ANEC est financée à 100% sur fonds publics de la Commission européenne (95%)
et de l’AELE (5%). En 2012, elle a un budget de 1.4 million d’Euros. L’association est
un membre associé du CEN et du CENELEC : elle peut participer aux travaux des
comités techniques, mais ne dispose pas d’un droit de vote. Ce statut consultatif est
une caractéristique de la représentation des consommateurs qui se retrouve à
l’échelle internationale. Si la structure de l’ANEC garantit son indépendance par
rapport aux organisations de normalisation européennes, tel n’est pas le cas de la
structure instituée au niveau international par l’ISO.
Le COPOLCO est le reflet international des structures établies au plan international
dans la mesure où il s’agit d’un comité établi à l’intérieur de l’ISO.
L’institutionnalisation de ce comité intervient dans le contexte du basculement
marchand de la normalisation qui vient équiper l’acquéreur contractuel ou l’usager
individuel avec « triple outillage », celui des marques de conformité, de l’étiquetage
informatif et des essais comparatifs (Cochoy, 2002, p. 365) Le COPOLCO n’élabore
aucune norme, il ne participe pas directement aux travaux des comités techniques et
a un rôle consultatif. Ses membres sont des organismes nationaux de normalisation
qui participent à ses activités par l’entremise de leur comité miroir établi au plan
national – en Suisse, les membres du comité miroir sont la Fédération romande des
consommateurs (FRC), le Bureau fédéral de la consommation et un particulier, qui
n’est pas le consommateur moyen, mais un docteur en chimie, retraité d’un
laboratoire public d’essai des matériaux. Le COPOLCO compte aujourd’hui 112
membres et dispose d’un secrétariat avec deux collaborateurs au siège central de
l’organisation à Genève. Il a pour objectif de soutenir la participation des
consommateurs à l’élaboration des normes et de promouvoir leurs préoccupations
ainsi que le rôle positif que peut jouer la normalisation. Pour ce faire, il indique
coordonner la participation des représentants des consommateurs aux travaux
définis comme prioritaires, et les soutenir par la tenue de formations, la publication
de documents de vulgarisation sur les normes à l’intention des consommateurs ou
des guides pour les experts des comités techniques et par une veille portant sur les
Chapitre 2 116
travaux techniques102.
L’une des implications concrètes de cette structure est donc l’établissement de
comités miroir du COPLCO auprès des organisations nationales membres qui
peuvent afficher une représentation nationale des consommateurs. Chaque pays
membre indique ainsi dans le répertoire des membres du COPOLCO 103 une
personne de contact et la liste des comités techniques où les consommateurs
participent, et parfois des informations supplémentaires relatives aux structures
mises en place pour soutenir les représentants des consommateurs. Avec
l’institutionnalisation du COPOCLO, le consommateur est à nouveau reconnu comme
représentant du « public en général » et la référence à l’acquisition et l’usage au sein
de la définition ISO du consommateur couvrent le droit formel ainsi que des
préoccupations extérieures à l’ordre marchand, comme l’usage qui n’est pas limité à
la partie contractante ou à la propriété formelle d’un bien. La dimension collective
du consommateur est cependant réduite à la portion congrue, tant cette définition
met en avant les fins privées auxquelles sert la consommation. Enfin, on peut
questionner l’utilité de cette définition du consommateur puisqu’elle ne débouche
pas sur la définition des organisations pouvant représenter les consommateurs à
l’échelle internationale. S’agit-‐il d’un exercice rhétorique ?
La représentation des consommateurs dans les arènes de 3.4normalisation : une expression institutionnelle de la République des consommateurs ?
L’institutionnalisation de la représentation des consommateurs dans les arènes de
la normalisation européenne et internationale intervient dans un contexte de
délégation grandissante des prérogatives publiques aux experts des comités de
normalisation. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que la participation des
consommateurs, en tant que représentants du public général, devient une
précondition politique à l’acceptabilité des normes internationales et européennes.
En partie seulement, car ce constat passe sous silence les implications politiques et
économiques de la reconnaissance du consommateur comme catégorie légitime
pour représenter l’intérêt général. Autrement dit, pour que la participation des
102 Voir : http://www.iso.org/iso/fr/home/about/iso-and-the-consumer/copolco.htm , accès le 30 avril 2014. 103 Ce répertoire est disponible à l’adresse : http://www.iso.org/sites/COPOLCOdirectory/pages/index.htm , accès le 30 avril 2014.
Chapitre 2 117
consommateurs soit appréhendée comme une précondition politique, ces derniers
doivent avoir acquis un statut et une reconnaissance publique qui leur permettent
de remplir cette fonction de légitimation. C’est ici que la République des
Consommateurs, identifiée par Cohen prend tout son sens. Dans l’ensemble, la
représentation des consommateurs dans la normalisation européenne et
internationale apparaît comme une expression institutionnelle de la République des
Consommateurs, dans la mesure où elle reconnaît la capacité du consommateur à
représenter l’intérêt d’un public large, tout en réduisant son intérêt à la liberté de
choisir selon des modalités individuelles, et atteste de son infériorité cognitive face
aux professionnels.
L’institutionnalisation de comités consommateurs dans les arènes de normalisation
peut faire l’objet d’une lecture à la fois en termes de privatisation et de politisation,
deux tendances correspondant aux figures idéales types opposées du
consommateur-‐citoyen et du consommateur-‐acheteur (Cohen, 2003). Identifié aux
citoyens et portant à ce titre des préoccupations collectives en matière de santé, de
sécurité et de protection sur le marché, il est un acteur politique. Réduit à sa
fonction économique d’acheteur, il est un support idéologique à l’extension du
marché et de la concurrence à de nouveaux domaines de la vie en collectivité, étant
le principal bénéficiaire d’une allocation optimale des ressources, qui stimule la
croissance économique aux vertus distributives.
La représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation est l’une
des expressions institutionnelles de la République des Consommateurs, tant elle
contribue à asseoir les droits du consommateur, en premier lieu le droit de choisir,
tout en reconnaissant la capacité civique du consommateur à représenter l’intérêt
du public. Les spécifications techniques sont des outils précieux dans la définition
des exigences minimales de sécurité et des instruments de leur contrôle supportant
la confiance et l’engagement du consommateur sur le marché. Elles fournissent aussi
un soutien important aux activités de métrologie (Vinck, 1994) essentielles pour
concrétiser leur droit à la sécurité. Elles permettent ensuite d’asseoir le droit à
l’information à la source d’une concurrence effective. Elles offrent les informations
nécessaires à l’égalité des parties contractantes. Les garanties de sécurité et
l’information sont alors à la base de l’exercice du choix, mais construisent ce dernier
selon des modalités individuelles (Dubuisson-‐Quellier, 2008), c’est-‐à-‐dire de
Chapitre 2 118
critères de choix définis en fonction de la maximisation de l’utilité personnelle, et
plus rarement en fonction de dimensions collectives, comme le salaire minimum ou
la proportion de femmes dans les cadres de l’entreprise. L’institutionnalisation de la
représentation des consommateurs dans la normalisation démontre ensuite
évidemment leur droit à être représentés. Cependant, cette institutionnalisation se
fait au nom d’un consommateur bien spécifique. Ce consommateur est à la fois
capable d’un choix rationnel et informé, confiant dans les mécanismes du marché, et
apte à représenter le grand public dans son désir de choix individuel. Alors que la
reconnaissance des intérêts des consommateurs comme légitimes et identifiables à
ceux d’un public général tend vers une démocratisation des arènes de
normalisation, une autre discrimination apparaît par l’entremise des comités
consultatifs (ou de statuts de membres associés) postulant l’asymétrie des savoirs
(et du pouvoir) entre consommateurs et professionnels. Autrement dit, la
représentation des consommateurs dans la normalisation internationale est à priori
paradoxale : alors que la normalisation permet d’équiper un consommateur en vue
d’une décision d’achat rationnelle, elle l’incorpore le plus souvent avec un statut
consultatif qui témoigne d’un consommateur passif qu’il s’agit d’éduquer et de
sensibiliser aux enjeux et procédures des travaux de normalisation. Le paradoxe
s’estompe cependant dans la République des consommateurs : c’est parce que le
consommateur est dans une position de faiblesse par rapport aux professionnels
que sa protection est justifiée et que des droits lui sont octroyés. Il lui est, dès lors,
difficile d’accéder à la normalisation à titre d’expert, qui supposerait sa protection
superflue et ne peut au contraire que représenter le public général des profanes
auprès des experts. Il semble, en fait, représentatif car profane, et ce conformément
au droit contractuel où il est reconnu dans une situation de faiblesse cognitive à
laquelle précisément la protection du consommateur entend répondre. Enfin, on
comprend que les comités consultatifs concourent au droit à l’éducation104. La
participation des associations de consommateurs et la politique de représentation
du consommateur illustrent cependant à quel point ces figures se chevauchent,
104 Tout lecteur intéressé à représenter les consommateurs peut en effet trouver sur le site interne de l’ISO un module de formation à distance qui lui permettra de savoir « comment les consommateurs peuvent participer à l'élaboration des normes » et « pourquoi les consommateurs devraient être impliqués ». Voir http://www.iso.org/sites/ConsumersStandards/fr/index.html , accès le 30 avril 2014.
Chapitre 2 119
entrent en tension et impliquent simultanément des dynamiques de privatisation et
d’extension du domaine d’action publique, de politisation et de dépolitisation.
La participation des associations de consommateurs aux travaux de normalisation
(la culture matérielle de la politique) contribue en premier lieu à politiser le rôle des
spécifications techniques dans l’encadrement des marchés, aussi bien à la fin des
années 1920 et durant le New Deal aux États-‐Unis, que dans le processus de
construction européenne. Leur action ne remet pas en cause les fondements du
capitalisme et illustre davantage une idéologie réformiste que contestataire. Elle
tend néanmoins à accroître le contrôle de la société sur le marché et conduit à
étendre l’importance des normes, alors principalement limitées à l’industrie, au
monde de la consommation. Dans le même temps, le rôle grandissant des
associations de consommateurs, et plus généralement des ONGs, illustre une
transformation majeure de la conduite des affaires politiques au XXe siècle qui
témoigne de la confiance accordée par les citoyens aux professionnels du monde
associatif pour traiter de sujets complexes : « Au cours du siècle dernier, la politique
est devenue personnalisée et privatisée en ce sens que nos allégeances sont
formulées individuellement dans la sphère privée, plutôt que dans l'espace public
lors des réunions associatives, du vote et des mobilisations » (Hilton et al., 2013, p.
4)105. Ceci n’appelle d’ailleurs pas uniquement un processus de dépolitisation dans
lequel les citoyens se désengagent de la politique : « Au contraire, il est vrai que le
public a réorienté les formes de son engagement avec le politique. Ayant identifié les
mêmes processus de professionnalisation, à l’instar des ONGs elles-‐mêmes, le public
a reconnu que les organes d'experts avaient été mieux à même de faire face à des
problèmes de plus en plus de complexes. Ils ont donc choisi de faire confiance à des
ONGs plutôt qu’à d’autres catégories d'acteurs politiques » (idem., p. 270)106. La
participation des consommateurs aux arènes de normalisation ne s’inscrit donc ni
entièrement dans une dynamique de privatisation ni non plus dans une dynamique
105Notre traduction : « Over the last century, politics has become personalized and privatized in the sense that our allegiances are formulated individually in the private realm, rather than in the public arena of associational meetings, votes and motion » 106 Notre traduction : « Rather it is the case that the public has re-oriented the ways in which it has been political. Having recognized the same processes of professionalization as the NGO themselves, the public has acknowledged that expert bodies have been better able to deal with increasingly compex isusses. They have therefore elected to trust NGOs over other forms of political actors ».
Chapitre 2 120
de politisation, mais illustre la transformation des rapports entre citoyens et
politique.
La représentation des consommateurs dans la normalisation participe plus
largement à une réorganisation des relations entre autorités politiques et
organisations de normalisation à laquelle concourt une variété d’acteurs, comme
l’illustre l’institutionnalisation du DIN-‐VR, de l’ANEC, ou des premières tentatives
d’établissement d’une telle représentation aux États-‐Unis. Aujourd’hui, si le
consommateur est « le candidat idéal » identifié par Pinto pour justifier l’extension
du marché et « le statut de fin ultime de la concurrence », il permet dans le même
temps de dissocier la préservation du bien-‐être collectif du seul cadre national et
d’une citoyenneté territorialement basée. Les politiques de représentation du
consommateur (la politique de la culture matérielle) sont un support important en
vue de l’acceptabilité de la place dévolue aux normes techniques dans la régulation
contemporaine du capitalisme, et contribuent donc au déplacement des enjeux de
protection des consommateurs du cadre démocratique national vers les arènes
internationales et régionales de normalisation. La représentation du consommateur
est, à ce titre, un « atout stratégique » (Ronit, 2007) à disposition des normalisateurs
et des autorités publiques, qu’il s’agisse d’étendre les activités de normalisation ou
de préserver l’autonomie des organisations qui les élaborent (Cochoy,
2000 ;Trumbull, 2006). Dans le même temps, le consommateur justifie l’extension
de l’intervention publique dans des domaines auparavant laissés à l’initiative privée,
à l’instar de l’information et du design des produits : « Cette réorientation vers les
consommateurs déplace la frontière entre le privé et le public. Le rôle de la politique
des consommateurs dans la définition des modalités de production a été au centre
de cette transformation. Des dimensions de conception du produit et de sa
fabrication qui étaient auparavant entièrement définies par le secteur privé sont
devenues de plus en plus soumise à l'inspection publique et la réglementation »
(Trumbull, 2006, p. 161)107.
Au-‐delà d’une délégation de pouvoir des administrations publiques aux acteurs non
107 Notre traduction : « This reorientation toward consumers displaced the boundary between the private and the public. Central to this transformation has been the role of consumer politics in setting the terms of production. Dimensions of product design and manufacturing that were previously set entirely by private industry have become increasingly subject to public inspection and regulation »
Chapitre 2 121
étatiques, la normalisation participe, par ses liens étroits avec la consommation, à
une redéfinition de la frontière entre sphère publique et privée. Comme le souligne
Everson, la participation des consommateurs dans les arènes de normalisation peut
être l’instrument du réenchâssement des marchés à l’échelle transnationale et
permettre dans le même temps d’éviter les formes de régulation traditionnelle :
(…) interaction between consumer groups and industry standardization
should represent an advance beyond an information model that places its
regulatory faith in market transparency and provision of information to the
consumer at the point of sale. Consumers will themselves be pivotal in the
matter of creating products by virtue of their presence within standardization
processes, thus democratizing the market. However, with the development of
the market-‐citizen consumer any links to conventional paradigms of national
citizenship or to the concept of the primacy of the national polity are severed.
Direct consumer action and not politically motivated and traditionally
formulated regulation will serve the aims of consumer protection and societal
reintegration (Everson, 2006, p. 115).
La représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation affiche ainsi
à la fois une dynamique de privatisation et de politisation et illustre au-‐delà de ces
deux pôles une transformation des liens entre l’État et le marché.
4. Conclusions : les consommateurs en normalisation ou
l’importance d’une problématisation des « parties prenantes »
On peut, en conclusion, résumer certaines spécificités de l’action consumériste en
normalisation. Contrairement au boycott ou buycott, elle n’intervient pas en aval de
la régulation, c’est-‐à-‐dire dans le supermarché, mais plutôt en amont des décisions
d’achat. Cependant, à l’inverse des actions qui ciblent le gouvernement pour
l’adoption de mesures de protection, la normalisation n’est pas réputée
contraignante et la participation directe à la rédaction des règles plus aisée. Ensuite,
l’action des consommateurs dans la normalisation peut intervenir à différents
niveaux, soit par l’entremise des comités techniques établis au plan national et de
leur sous-‐structure, soit directement à l’échelle européenne ou internationale, en
tant qu’observateurs, c’est-‐à-‐dire par l’entremise de comités consultatifs établis au
plan national et international. Dans les arènes de la normalisation, les
Chapitre 2 122
consommateurs font donc l’objet d’une attention spécifique, qui est une expression
de leur faiblesse. L’institutionnalisation de comités consultatifs répond néanmoins à
de multiples dynamiques : préservation de l’autonomie des ONN, acceptabilité du
rôle grandissant de la normalisation dans l’encadrement de nos sociétés,
reconnaissance du rôle légitime des consommateurs et mobilisation des acteurs les
représentant. La représentation des consommateurs dans les arènes de
normalisation reflète plus largement une redéfinition des frontières entre sphère
publique et privée. Enfin, l’action des consommateurs en normalisation est
largement influencée par la dimension scientifique et l’expertise technique au cœur
des travaux de normalisation, comme l’illustrent l’institutionnalisation de comités
consultatifs ou les revendications du mouvement consumériste pour l’usage des
connaissances scientifiques qu’incorporent les normes industrielles.
Ce chapitre avait pour objectif de souligner l’importance d’une problématisation des
parties prenantes de la normalisation, et plus précisément du consommateur, pour
voir comment sa définition affecte les modalités et l’étendue de sa représentation et
de sa participation politique. « Définir l'intérêt des consommateurs, et parler pour le
consommateur, établit à la fois la mesure dans laquelle l'État peut intervenir dans
les questions de consommation et la mesure dans laquelle le consommateur est actif
dans les processus politiques» (Hilton et Daunton, 2001, p. 5)108. Nous avons vu qu’il
existe des définitions concurrentes de l’intérêt du consommateur qui n’est jamais
définitivement fixé, mais oscille toujours entre des préoccupations collectives et la
satisfaction de l’intérêt individuel. La définition du consommateur affecte alors son
institutionnalisation dans les arènes de normalisation. Sous l’angle du
consommateur-‐client, sa participation, tout comme une intervention
gouvernementale en matière de protection du consommateur, n’est pas nécessaire,
la concurrence éliminera les acteurs peu scrupuleux et leurs produits dangereux.
Sous l’angle du consommateur-‐citoyen, la participation du consommateur dans les
arènes de normalisation, avec le soutien gouvernemental, est essentielle en vue
d’assurer l’information et la protection du consommateur sur le marché. Sous l’angle
du citoyen-‐client, la capacité civique du consommateur à représenter l’intérêt du
108 Notre traduction : « Defining the consumer interest, and speaking for the consumer, establishes both, the extent to which the state can intervene in issues of consumption and the extent to which consumer is active in the political process ».
Chapitre 2 123
public, étroitement associé à la croissance économique, est reconnue et justifie sa
représentation. L’octroi de droits au consommateur témoigne cependant de la
situation de faiblesse dans laquelle il se trouve par rapport aux professionnels, une
faiblesse notamment cognitive qui justifie autant l’institutionnalisation de comités
consommateurs que leur rôle consultatif.
Au terme de ce chapitre, la problématisation des « parties prenantes » apparaît donc
essentielle pour une meilleure compréhension de leur rôle et de leur influence
possible dans la construction des formes d’autorités non étatiques qui affectent
souvent un champ d’acteurs incertain. La normalisation associe deux figures du
consommateur, l’une citoyenne qui permet précisément, en institutionnalisant des
comités à son intention, de préserver l’autonomie des organisations de
normalisation, et l’autre, plus proche du client, qui permet de subordonner au sein
des comités techniques le bien-‐être collectif aux règles du marché. De même, on
peut observer l’absence de définition formelle de « qui » est autorisé à parler au
nom du consommateur. Sans une problématisation du consommateur, on comprend
difficilement comment et pourquoi cette catégorie acquiert une légitimité et une
reconnaissance publique. On ignore à quel point la représentation du
consommateur est malléable et implique aussi bien les entreprises, les
professionnels, les acteurs publics que la société civile. Plus généralement, on ne
voit pas la complexité de cette figure du vivre ensemble qu’est le consommateur, ni
les relations complexes, ambivalentes et contradictoires qu’elle entretient avec le
marché et la politique. Cet angle mort de l’analyse est d’autant plus préjudiciable à
l’étude des formes non conventionnelles d’autorité qui révèlent aussi une
transformation des relations entre marché et politique, comme nous allons le voir
maintenant.
124
Chapitre 3 125
Chapitre 3 : Autorité privée, consommation et dynamiques
participatives
Ce chapitre présente les travaux d’économie politique internationale consacrés aux
formes de pouvoir non étatique. Il examine la place que la consommation occupe au
sein des régulations privées et plus particulièrement de la normalisation
internationale afin d’éclairer les dynamiques participatives à l’œuvre dans ces
arènes de pouvoir. Au sein du champ disciplinaire des relations internationales,
l’intérêt pour la normalisation internationale relève de la reconnaissance des formes
de pouvoir non étatique associées à la mondialisation. La transnationalisation des
chaînes de production, la privatisation et la libéralisation de pans entiers de l’action
publique, ou les défis environnementaux associés à la mondialisation
nécessiteraient des mécanismes de régulation se déployant au-‐delà des frontières
nationales. En l’absence d’une autorité mondiale, les régulations volontaires et
privées gagnent en importance et abordent une diversité de domaines qui affectent
la façon dont les biens et services sont produits et échangés sur le marché mondial.
Pour l’économie politique internationale, la normalisation internationale est une
forme emblématique d’autorité privée. Tout en reconnaissant formellement la
souveraineté des États, la normalisation offre un mécanisme de coordination non
étatique des marchés. La plupart des études s’accordent sur le fait, qu’en tant que
forme d’autorité privée, la normalisation repose d’une part sur la reconnaissance
explicite ou implicite de l’État et d’autre part sur l’acceptation des règles, en
l’occurrence des normes publiées et vendues, par des acteurs absents lors de leur
élaboration (Cutler, 2002; Graz & Nölke, 2008; R. B. Hall & Bierstecker, 2002; Krause
Hansen & Salskov-‐Iversen, 2008). Les débats entourant les mécanismes d’autorité
non étatique peuvent être structurés selon trois questions : pourquoi reconnaître et
obéir à ces régulations et comment peuvent-‐elles être effectives et faire autorité ?
Qui gouverne ces arrangements et quelle est leur représentativité ? Qui Bono,
Chapitre 3 126
autrement dit à qui bénéfice le changement des configurations de pouvoir à l’échelle
internationale ?
Différentes approches mettent en évidence le rôle grandissant de la normalisation
internationale dans l’encadrement des marchés. Pour les tenants de
l’institutionnalisme rationnel, la normalisation internationale est conçue comme le
résultat conjoint de l’offre et de la demande de régulation. Elle est interprétée
comme une réponse fonctionnelle aux insuffisances des mécanismes de régulations
traditionnels (organisation internationale, législation nationale) face à une
économie mondialisée et la reconnaissance des normes internationales est alors
largement tributaire de la réduction des coûts de transactions et des externalités
positives liées aux technologies de réseaux (Abbott & Snidal, 2001; Austin & Milner,
2001; Mattli & Woods, 2009a)(Abbott & Snidal, 2001; Austin & Milner, 2009; Mattli
& Woods, 2009a). Dans cette perspective, la participation de la société civile aux
arènes de régulations privées est fonction de la demande de régulation et de
l’ouverture institutionnelle de ces arrangements. Dans une veine plus
contractualiste, cette participation s’inscrit dans un processus de légitimation et
démontre l’empreinte du principe démocratique sur les procédures encadrant
l’élaboration des normes internationales en vue de leur reconnaissance (Bäckstrand,
2006; Boström, 2006; Gehring & Kerler, 2008; Raines, 2003; Werle & Iversen, 2006).
Pour les perspectives hétérodoxes, la normalisation internationale est, au-‐delà d’un
cas emblématique de délégation des processus démocratiques à des acteurs privés,
un exemple des dynamiques spatiales et des relations qui s’établissent entre sphère
politique et économique dans l’encadrement des marchés. La normalisation
internationale reflète les intérêts des entreprises qui désirent garder le marché libre
de toute entrave politico-‐juridique (Lipschutz, 2004). Mais, dans le même temps, les
autorités publiques ont activement promu l’usage de ces instruments à des fins
réglementaires et gardent au plan national des leviers importants pour renforcer
l’adoption des normes, par exemple par leur référencement au sein de la législation
ou des critères d’attribution des marchés publics (Graz, 2006; Egan, 2001). Ces
approches questionnent alors plus fondamentalement le rôle de la société civile
(Ronit, 2007; Ruwet, 2009). La participation de la société civile au sein des arènes
de normalisation s’inscrit en soutien des initiatives privées visant à limiter les
interventions politiques, mais peut aussi s’interpréter comme un mouvement
Chapitre 3 127
d’auto-‐protection de la société face aux effets déstructurant du capitalisme (Graz,
2010b; Polanyi, 1983) .
La consommation, à l’instar de sa place dans les principaux courants théoriques à la
base de l’économie politique internationale (réalisme, libéralisme et marxisme),
n’apparaît qu’à la marge des approches de l’autorité privée. Au mieux, les
consommateurs et leurs porte-‐paroles sont appréhendés sous l’angle plus large de
la société civile et des ONGs dont la mobilisation contribue à l’émergence de
schèmes de régulations privés et leur inclusion à la légitimation de ces derniers. Au
pire, ils apparaissent comme les bénéficiaires automatiques, mais absents, des
règles élaborées pour l’encadrement des marchés. Bien que les études de la
participation des consommateurs et de leurs porte-‐paroles à l’élaboration des
spécifications techniques soient rares, la littérature sur le monde des normes ne
manque jamais d’évoquer à quel point les associations de consommateurs sont des
acteurs sous-‐représentés dans les arènes de normalisation. Les raisons
communément avancées pour expliquer leur sous-‐représentation sont le manque de
temps, d’argent et d’expertise (Egan, 2001; Schmidt and Werle, 1998; Tamm-‐
Hallström, 2004). D’autres études soulignent les conditions de l’effectivité des codes
de conduites et autres labels élaborés par les représentants de la société civile à
destination des entreprises dans le domaine du textile, de l’alimentation, de la
gestion des forêts ou des ressources marines (Barrientos & Smith, 2007; C. de
Gramont & Lara Flores, 2010; Giovannucci & Ponte, 2005; Hassel, 2008; Koçer &
Fransen, 2009; Locke et al., 2007; O’Rourke, 2006). En l’état actuel de la recherche,
la plupart des études sur les mécanismes de pouvoir non étatique ne problématisent
pas la catégorie socialement et historiquement construite du « consommateur ». De
même, l’expertise technique, une ressource cruciale et une « figure imposée » du
travail de normalisation (Brunsson & Jacobsson, 2000; Mallard, 2000, Loya & Boli,
1999), est souvent appréhendée comme un obstacle important à la participation des
associations de consommateurs, mais reste, en soi, une « boîte noire » qui empêche
d’identifier les dynamiques participatives suscitées par sa production. Ainsi, les
explications de la sous-‐représentation des associations de consommateurs
demeurent très générales et n’ont pas pu bénéficier d’une recherche de terrain
approfondie. Elles font l’impasse sur l’identité du consommateur, tout comme elles
ne nous aident pas à comprendre les raisons, les thèmes et l’influence de la
Chapitre 3 128
participation des associations de consommateurs dans les arènes de normalisation.
On ignore donc en particulier:
Pourquoi telle association de consommateur plutôt qu’une autre participe-‐t-‐elle à la
normalisation ? Il s’agit ici de comprendre les raisons de la participation des
associations pour comprendre la sélectivité de leur participation. Nous pourrons à
avoir une meilleure compréhension de « qui gouverne » et ne gouverne pas dans les
arènes de la normalisation internationale.
Où les associations de consommateurs participent-‐elles? Il s’agit ici d’appréhender
l’éventuelle spécificité thématique de leur participation dans un contexte
d’extension de la normalisation internationale à de nouveaux thèmes. Nous
observerons comment ces associations font face à la diversité des thèmes traités
dans les arènes de la normalisation internationale et tenterons de cerner les
relations qu’il peut y avoir l’objet de la normalisation et les dynamiques
participatives.
Quelle est l’influence des associations de consommateurs lors de la rédaction des
normes internationales ? Il s’agit ici d’explorer le rôle de ces acteurs lors des
délibérations des comités techniques en charge de l’élaboration des normes. Nous
pourrons alors plus précisément cerner le rôle de l’expertise dans la rédaction des
normes internationales et l’influence qu’elle exerce potentiellement sur les
dynamiques participatives des associations de consommateurs.
Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ces questions de recherche et la
formulation d’hypothèses sensibles aux lacunes identifiées dans l’analyse des
dynamiques participatives nécessitent une meilleure prise en compte de l’influence
historique de la « société de consommation » et des dynamiques d’inclusion et
d’exclusion associées à l’élaboration des spécifications dites « techniques ». Les trois
sections suivantes présentent trois courants importants, les approches libérales, la
« Variété des Capitalismes », et les travaux hétérodoxes d’économie politique
internationale. La dernière section formule les principales critiques à l’encontre de
ces approches et invite à l’usage d’une littérature plus vaste, notamment les
perspectives historiques et sociologiques de la consommation et les approches de la
participation aux choix scientifiques et techniques. Cette littérature sera au coeur du
chapitre suivant où nous exposerons notre cadre d’analyse qui entend s’inscrire à la
Chapitre 3 129
suite des travaux hétérodoxes d’économie politique internationale.
1. Les perspectives libérales de l’économie politique
internationale
Dans une perspective libérale, les sphères économique et politique sont autonomes.
L’émergence d’une régulation privée globale est une réponse fonctionnelle de la part
d’acteurs rationnels et permet d’éviter les entraves politico-‐juridiques dans la
sphère des relations marchandes. Nous distinguons les approches basées sur
l’institutionnalisme rationnel des approches plus normatives. Bien que toutes deux
partagent une perspective fonctionnelle des institutions, les premières insistent sur
les effets positifs de la régulation et le calcul d’intérêt qui justifient l’obéissance aux
règles, alors que pour les secondes, l’obéissance résulte d’une obligation morale liée
aux procédures d’élaboration. Ainsi, les premières font la part belle au libéralisme
économique et appréhendent les formes d’autorité non étatique à l’aune des
concepts développés par l’économie néo-‐classique. La normalisation est un
instrument de régulation à disposition d’acteurs rationnels en vue de diminuer les
asymétries d’informations, de réduire les coûts de transactions, de contrôler le
marché et d’adresser les externalités liées aux technologies ou à l’existence de
différentes juridictions nationales (Abbott & Snidal, 2001; Austin & Milner, 2001;
Mattli & Büthe, 2003; Mattli & Woods, 2009b; Spruyt, 2001). Les secondes
s’inscrivent dans une tradition de libéralisme politique qui postule le consentement
libre des acteurs et accordent une place centrale aux processus de légitimation, dans
un but d’efficience, mais aussi de respect de la tradition démocratique. La
contractualisation est alors à la source de l’autorité des normes (Basset, 2007;
Biswell, 2004; Dawar, 2006; Elliott & Freeman, 2003; Fabisch, 2003; Farquhar,
2006; Flatters, 2004; Gehring & Kerler, 2008; O’Rourke, 2003, 2006; Wilcock &
Colina, 2007).
L’offre et la demande de régulation globale : une économie politique 1.1comparative basée sur l’institutionnalisme rationnel.
Ce courant s’inscrit dans une perspective positiviste qui postule l’existence de lois
causales explicatives du comportement humain. À ce titre, ces approches recourent
largement à la théorie des jeux afin de modéliser les comportements au sein de la
normalisation conçue comme un marché où se joue la coordination et la compétition
Chapitre 3 130
entre différents acteurs rationnels. L’individu, appréhendé comme acteur rationnel,
doit disposer d’informations qui lui permettent d’établir ses préférences et
d’attribuer une valeur à chaque situation, c’est-‐à-‐dire réaliser le calcul coût/bénéfice
des différentes actions possibles. La complexité et la diversité des choix auxquels
nous sommes confrontés engendrent cependant des coûts importants en vue
d’acquérir les informations réduisant l’incertitude entourant les conditions de
l’action, c’est ce que les économistes appellent les coûts de transaction. Appliquée à
la vie en collectivité, la rationalité des individus soulève un problème de taille pour
l’action collective : lorsque les bénéfices de l’action sont répartis sur un grand
groupe, mais que les coûts de l’action sont concentrés, l’individu rationnel n’a pas
d’incitation à s’engager dans l’action, car il est «(…) plus avantageux de laisser faire
les autres » (Olson, 1983, p. 36). C’est l’émergence du passager clandestin. Les
‘autres’ n’ont cependant pas plus intérêt à contribuer à la provision des biens
publics, c’est pourquoi des incitations sont nécessaires. Les institutions créées par
l’homo eoconomicus ont alors pour fonction de cadrer l’action collective pour éviter
les comportements opportunistes: c’est ainsi que l’on peut interpréter le rôle de
l’État, qui par la mise en place de sanctions pour les entreprises qui ne respectent
pas la législation environnementale, incite ces dernières à s’engager dans la
production des biens publics dont par définition tous profitent. Les institutions
ayant un but et une fonction spécifiques, la question de leur efficience occupe une
place centrale. La normalisation représente un instrument de régulation de la
compétition à disposition d’acteurs rationnels en vue de diminuer les asymétries
d’informations, de réduire les coûts de transactions et d’adresser les externalités
liées aux technologies ou à l’existence de différentes juridictions nationales (Abbott
& Snidal, 2001; Austin & Milner, 2001; Mattli & Büthe, 2003; Mattli & Woods, 2009b;
Spruyt, 2001). Par analogie au fonctionnement supposé du marché, la diversité des
arènes de normalisation résulte de la rencontre entre l’offre et la demande de
régulation. L’établissement d’une norme de facto ou de jure dans un domaine
particulier relève de facteurs définis à priori et agencés sur la base d’hypothèses
rationalistes : « Firms preferences arise from the profit-‐maximizing goals of firms
given their different competitive standings in the marketplace. (…) Ultimately, it is
the interaction between firms’ demand and institutional setting that explains the
choice of standard-‐setting strategy » (Austin & Milner, 2001, p. 414).
Chapitre 3 131
L’émergence des régulations privées est conventionnellement expliquée par
l’inadéquation des mécanismes de régulation existants, principalement les États et
les organisations internationales, pour répondre à des préoccupations publiques qui
nécessitent une action au-‐delà des frontières nationales, par exemple en vue d’abolir
le travail des enfants. « La croissance de la régulation civique reflète un effort pour
étendre la régulation à un large éventail de pratiques commerciales mondiales pour
lesquelles la portée ou l'efficacité de l'autorité gouvernementale nationale et
internationale est actuellement faible, limitée ou inexistante en raison de l'influence
politique des entreprises multinationales dans les pays développés et des
préférences des gouvernements des pays en développement et/ou de leurs
producteurs domestiques »(Vogel, 2009, p. 164)109. Les institutions en charge de la
régulation privée ont ainsi pour fonction supposée d’étendre la production des biens
publics, ce qui justifie l’analyse des conditions permettant effectivement d’atteindre
ce résultat.
C’est dans cette perspective que Woods et Mattli (Mattli & Woods, 2009b)
comparent les conditions de l’offre et de la demande dans lesquelles la régulation
globale, c’est-‐à-‐dire les règles d’application volontaire élaborée par une diversité
d’acteurs, peut être capturée ou au contraire offrir un bien public. Du côté de l’offre
institutionnelle, l’ouverture, la transparence et des procédures de décision
équitables sont des conditions sine qua non pour produire une régulation qui profite
au plus grand nombre. Bien que nécessaires, ces conditions ne sont pas suffisantes
pour prévenir la mainmise de quelques acteurs sur le processus de régulation : « le
coût de « l'activation » des procédures institutionnelles ouvertes (là où elles
existent) est souvent trop élevé pour générer une large demande de la société en
raison des asymétries dans la distribution de l'information sur les projets de
régulation, de l'expertise technique ainsi que des ressources financières et
organisationalless » (Mattli & Woods, 2009a, p. 21)110. Les informations et les
109 Notre traduction : « The growth of civic regulation reflects an effort to extend regulation to a wide range of global business practices for which the scope or effectiveness of national and international government authority currently is weak, limited, or non-existent due to the political influence of global firms in developed countries and the preferences of developing-country governments and/or their domestic producers ». 110 Notre traduction : « The price of ‘activating’ institutionnal due process mechanisms (where they exist) is often too high to generate wide societal demand because of asymetries in the distribution of information about regulatory proposals, technical expertise, and financial as well as organizational resources ».
Chapitre 3 132
ressources à disposition de la demande expliquent ainsi largement la capture (ou
non) du processus de régulation. Les effets de démonstration des catastrophes
écologiques ou sanitaires qui dévoilent les imperfections des régulations au grand
public et informent sur les coûts de la capture, couplés à l’existence d’entrepreneurs
disposant d’une expertise et de ressources organisationnelles en vue de former une
coalition d’intérêts et d’idées partagés sont les éléments essentiels d’une demande à
même de faire émerger une régulation profitable au plus grand nombre.
L’attention médiatique soulevée par les catastrophes est généralement de courte
durée et explique l’importance des entrepreneurs capables de poursuivre un
changement de régulation une fois que l’attention du public s’amenuise. Les
organisations non gouvernementales, les autorités publiques, et les acteurs privés
sont trois types d’entrepreneurs situés aux pôles d’un « triangle de gouvernance » et
dont les ressources et préférences déterminent leur pouvoir de négociation en vue
d’une régulation inclusive ou au contraire exclusive. « Les compétences des acteurs
déterminent ce qu'ils peuvent apporter ou refuser à un régime de définition des
normes; les compétences constituent donc des ressources de pouvoir importantes
dans la négociation » (Abbott & Snidal, 2009, p. 72) 111 . Ainsi, les risques
réputationnels associés à la pression des consommateurs concernant les conditions
de travail au sein des réseaux de sous-‐traitance incitent les multinationales à créer
ou adopter des codes de bonne conduite en vue de répondre à ces préoccupations.
Leurs compétences limitées en termes d’indépendance et de représentativité les
inciteront à inclure les ONGs en vue d’assurer la crédibilité de ces codes auprès du
grand public. Les acteurs publics jouent un rôle d’arrière-‐plan important. Ils
favorisent indirectement l’inclusivité des processus de régulation par la mise à
disposition d’un cadre normatif qui appelle des procédures de prise de décisions
démocratiques. Ils soutiennent la mise en œuvre de normes volontaires par leur
référencement au sein des critères d’attribution des marchés publics et peuvent
renforcer leur application effective par la menace d’une régulation contraignante. Ils
agissent aussi sur la mise à l’agenda d’un thème spécifique par le soutien matériel et
cognitif accordé par exemple aux organisations non gouvernementales (ONG). Enfin,
111 Notre traduction : « The competencies of actors determine what they can bring or deny to any potential regulatory stantard-setting scheme; competencies therefore constitute power resources important in bargaining ».
Chapitre 3 133
l’éclairage médiatique d’une catastrophe offre un sujet mobilisateur pour les ONG et
les incite à plaider sa mise à l’agenda alors que leur capacité organisationnelle
réduite les contraint à se désengager des négociations proprement dites : « Les
avantages immédiats pour les campagnes d’action des ONGs sont susceptibles d'être
élevés: l'attention des médias leur apporte des financements, des nouveaux
membres et le soutien du public. En revanche, la participation à l'élaboration
détaillée des régulations ou le suivi attentif de leur mise en œuvre sont plus
chronophage, demandent plus de ressources, et sont moins facilement effectif ou
remarqué» (Mattli & Woods, 2009a, p. 29)112. Ainsi, la participation des ONG aux
formes non conventionnelles de pouvoir est d’une part subordonnée à l’existence
d’une catastrophe, et s’inscrit, d’autre part, dans une logique instrumentale à la fois
de la part des entreprises pour établir la crédibilité de leur action, et des ONG pour
accroitre le support public dont elles bénéficient.
Ces approches envisagent les associations de consommateurs comme appartenant à
la catégorie plus large des ONG. À la fois bénéficiaires des actions de régulation, au
même titre que les entreprises, et entrepreneurs potentiels à l’émergence de
régulation privée (Mattli & Woods, 2009b). Les avantages que les normes procurent
aux entreprises se retrouvent pour les consommateurs : elles réduisent les
asymétries d’informations et permettent aux consommateurs de profiter de
technologies compatibles, les économies d’échelle réalisées engendrant
potentiellement une baisse des prix qui leur est profitable. «Les consommateurs et
les producteurs peuvent faire pression sur les élites politiques pour établir des
normes, car cela facilite le commerce, fournit des informations plus précises sur les
produits, réduit les asymétries de marché, et atténue les externalités négatives»
(Spruyt, 2001, p. 375)113. La normalisation permet au consommateur rationnel, au
client roi, de remplir son rôle d’arbitre du marché par l’entremise de ses choix
informés qui sanctionnent ou récompensent les entreprises en fonction de leur
112 Notre traduction : « The immediate benefits to NGOs mobilizing campaigns are likely to be high : media attention brings them funding, new members and public support. By contrast, engagement in the detailed elaboration of regulations or closely monitoring their enforcement is more time-consuming, more resource-intensive, and less easily effective or noticed. » 113 Notre traduction : « Consumers and producers might lobby political elites to set standards, because doing so facilitates commerce, provides more accurate information about products, reduces market asymmetries, and mitigates negative externalities. »
Chapitre 3 134
efficience. Sous cet angle, la participation résulte des caractéristiques de l’offre
institutionnelle et de la demande comprise en termes d’information, de ressources
et d’intérêts dont la répartition affecte non seulement la capacité d’un acteur à
établir une régulation de façon unilatérale, mais aussi sa propension à intervenir
lors d’une étape spécifique du processus de régulation (Abbott & Snidal, 2009;
Mattli & Woods, 2009a). Empruntant le modèle séquentiel développé par les
analystes des politiques publiques, Abbott et Snidal (2009) formalisent cette
dernière observation sur la base des compétences nécessaires aux institutions lors
des différentes étapes de la régulation : mise à l’agenda, négociation et définition des
règles, mise en œuvre, évaluation, renforcement de leur application. En vue d’une
régulation effective, une institution requiert lors de chaque étape un assemblage
particulier de ressources, de contributions fonctionnelles, déclinées en termes
d’indépendance, de représentativité, d’expertise et de capacités opérationnelles.
Lors de la mise à l’agenda, une institution requiert des acteurs dont l’indépendance
permet de récolter des informations objectives et de formuler des alternatives
crédibles aux régulations existantes ; la mise en œuvre nécessite principalement des
capacités opérationnelles en possession des entreprises alors que l’expertise est
centrale lors de la négociation.
Dans cette perspective, les thèmes privilégiés de la participation des ONGs
s’expliquent aussi sur la base des compétences nécessaires aux organisations
internationales (OI) – dont l’autorité repose en première instance sur les États à la
différence des régulations globales (Steffek, 2010). Sous cet angle, les organisations
internationales actives dans le domaine des droits de l’homme ou de
l’environnement ont un plus grand besoin de ressources externes. En matière
d’environnement, l’évolution rapide des connaissances qui sont développées à
l’extérieur de ces organisations et la nécessaire prise en compte des populations
locales incitent les organisations internationales à inclure des acteurs externes pour
disposer de leur expertise et de leurs informations. À l’inverse, les domaines de la
finance ou de la sécurité sont plus hermétiques à la participation, soit parce que peu
d’ONGs disposent de l’expertise nécessaire soit parce que traditionnellement
réservés à l’action étatique.
En résumé, pour l’institutionnalisme rationnel, la participation de la société civile,
incarnée par les « organisations non gouvernementales », aux arènes de régulations
Chapitre 3 135
privées est fonction de la demande de régulation qui s’explique par les intérêts de
ces acteurs et les informations et ressources dont ils disposent pour une action de
régulation (Mattli & Woods, 2009b). Ces études soulignent que les pratiques des
agents sont, dans une mesure considérable, définies par leur environnement. Dans
cette perspective, la normalisation offre une garantie institutionnelle qui permet
d’améliorer la confiance lors des transactions en réduisant les risques d’émergence
de passager clandestin. La théorie du choix rationnel et la théorie des jeux
permettent alors de formaliser des explications systématiques des jeux coopératifs
et des conflits distributifs dans le cadre institutionnel de la normalisation. Mais dans
cette perspective, la logique de l’action l’emporte sur son contenu et la
compréhension des relations de pouvoir impliquées dans la normalisation se limite
à des critères quantifiables et définis a priori sur la base d’hypothèses rationalistes
(Graz & Hauert, 2013).
Légitimation démocratique des régulations globales : une variante 1.2normative de l’institutionnalisme libéral ?
Si pour l’institutionnalisme rationnel, l’autorité des normes est largement tributaire
des effets positifs qui incitent à leur adoption volontaire par les acteurs du marché
et justifient les demandes adressées par les ONGs, dans cette seconde perspective, la
question des procédures et des parties prenantes est primordiale en vue d’assurer la
reconnaissance des normes internationales. Ces approches font souvent référence,
plus ou moins explicitement, aux concepts d’ « input legitimacy », de « throughput
legitimacy » et d’ « output legitimacy » développés pour rendre compte des
interactions entre les institutions politiques et l’environnement où elles exercent
leur pouvoir (Held & Koenig-‐Archibugi, 2004; Scharpf, 1999; V. A. Schmidt, 2013;
Zürn, 2004). La légitimité par les résultats renvoie à l’idée que l’acceptabilité des
règles est subordonnée à leurs effets bénéfiques pour les acteurs auxquels elles
s’adressent. Cette forme de légitimité est au cœur de l’institutionnalisme rationnel.
La légitimité par les soutiens et la légitimité par les procédures soulignent
l’importance de la représentation et de la participation de toutes les parties
prenantes concernées, respectivement de l’existence de procédures de décision
équitables pour renforcer l’acceptabilité des règles auprès des acteurs ciblés.
L’intérêt porté aux dimensions démocratiques des mécanismes de pouvoir non
étatique conduit souvent ces perspectives à souligner la capacité des arrangements
Chapitre 3 136
privés à soutenir les instruments conventionnels de régulation (législations
nationales et organisations internationales). Tout en respectant formellement la
souveraineté étatique, les initiatives volontaires et privées peuvent compléter la
législation nationale et soutenir le travail des organisations internationales. Ainsi,
dans le cas des normes privées adressant les conditions de travail, l’élaboration de
règles volontaires offre une alternative face à un gouvernement répressif ou aux
blocages des négociations intergouvernementales. Les consommateurs et les ONGs
peuvent faire pression sur les grandes marques, par exemple en dénonçant les
mauvaises conditions de travail au sein d’une chaîne d'approvisionnement et
conduire les entreprises à adopter des codes de bonne conduite en la matière
(Elliott & Freeman, 2003; Hassel, 2008; O'Rourke, 2003, 2006).
Cette littérature questionne la légitimité démocratique des formes de régulation
privée, c’est-‐à-‐dire les moyens par lesquels elles obtiennent le consentement non
contraint des sujets auxquels elles s’adressent. Ces approches s’inspirent de la
théorie de la « démocratie cosmopolite » (Archibugi & Held, 1995), une théorie née
du décalage entre l’approche classique de la démocratie étroitement liée à un
territoire national délimitant la population représentée et entendue, et l’émergence
des formes de régulation globale qui affectent les sociétés et les citoyens sans qu’ils
puissent y faire entendre leur voix. L’idée de la « démocratie cosmopolite » est alors
précisément de renforcer les principes démocratiques et leur adoption par les Etats
(mondialiser la démocratie) et de les étendre à l’espace de la mondialisation
(démocratiser la mondialisation) (Archibugi, 2004, p. 438). Rappelons que la
démocratisation des formes d’autorité non étatique se déployant à travers les
territoires des États posent de sérieux défis conceptuels : selon quels critères définir
le demos et les membres autorisés à faire entendre leur voix et à contrôler ces
mécanismes de pouvoir ? En l’absence d’élection ou de mécanisme de séparation des
pouvoirs, par quels moyens contrôler et garantir la responsabilité des formes de
pouvoir non étatique vis-‐à-‐vis des sociétés et individus affectés ?
Dans cette perspective, il s’agit d’élaborer et de définir les critères pouvant orienter
l’évaluation démocratique des formes de gouvernance privée. On retrouve alors
souvent les critères suivants : la participation ouverte à toutes les parties
concernées, complétée par des procédures de décision équitable, le respect des
pratiques argumentatives reposant sur la rationalité et le dialogue raisonné, la
Chapitre 3 137
transparence permettant l’accès à une information fiable et compréhensible ; la
responsabilité (accountability) qui permet l’exercice d’un contrôle des
décisionnaires par les parties affectées (Dingwerth, 2005; Fuchs & Kalfagianni,
2010; Fuchs et al., 2011; Keohane, 2011). Cette littérature mobilise parfois les
travaux de Habermas sur les situations de discours idéal et l’agir communicationnel
pour appréhender les mécanismes de régulation non étatiques sous l’angle de la
délibération : « De façon générale, les partenariats et les processus multi-‐parties
prenantes peuvent être conçus comme une forme viable de la démocratie
délibérative appropriée au niveau mondial qui est défini par une absence d'autorité
supranationale » (Bäckstrand, 2006, p. 293)114. Les tenants de ces perspectives
promeuvent ainsi une vision pragmatique de l’autorité privée et des enjeux
démocratiques qui l’entourent : « la clé est d'encourager la vitalité des sphères
publiques transnationales plutôt qu’une réforme institutionnelle de grande
envergure ou la constitution démocratique de l'ordre mondial » (ibid., p. 304)115.
Appliqué au domaine de la normalisation, il en résulte qu’ « à l'avenir, des normes
crédibles et utiles pour les produits de consommation ne seront élaborés qu’avec la
pleine participation des représentants des consommateurs experts » (Basset, 2007,
p. 233)116.
Bien qu’elles ne relèvent pas du champ de l’économie politique international, les
rares études qui abordent l’implication des consommateurs à l’élaboration des
normes techniques se situent dans cette perspective. Il convient donc de les
présenter ici. Une edition spéciale de la Consumer Policy Review consacrée à la
représentation des consommateurs dans la normalisation atteste de l’importance
des principes démocratiques pour la reconnaissance ultérieure des normes
internationales : « Le message principal de ce numéro de la Consumer policy review
est que la viabilité à long terme du régime de normalisation internationale dépend
de l'amélioration de la qualité démocratique des trois niveaux interdépendants de la
114 Notre traduction : « Broadly, partnerships and multi-stakeholder processes can be conceived as viable forme of deliberative democracy suitable for the global level, which is defined by a lack of supranational authority. » 115 Notre traduction : « The key is to encourage vital transnational public spheres rather than large-scale institutional reform or a democratic constitution of the world order. » 116 Notre traduction : « In the future, credible, useful standards for consumer products will only be developed with full involvement of expert consumer representatives. »
Chapitre 3 138
prise de décision -‐ international, national et aussi au sein des ONGs » (Dawar, 2006,
p. 4)117. Ces études ne manquent jamais de souligner à quel point les acteurs de la
société civile, en l’occurrence les associations de consommateurs, sont sous-‐
représentés en dépit de leur contribution reconnue aux processus de légitimation
des normes (Basset, 2007; Biswell, 2004; Dawar, 2006; Fabisch, 2003; Farquhar,
2006 ; Flatters, 2004; Wilcock & Colina, 2007). Les raisons communément
invoquées pour expliquer leur sous-‐représentation sont le manque de ressources
financières, cognitives et temporelles ou encore l’obstacle que représente la langue
de travail, habituellement l’anglais, qu’il s’agit de maîtriser dans un registre
technique. Différents moyens sont alors suggérés pour renforcer leur participation,
comme la formation de ces associations aux travaux de normalisation, leur mise en
réseau ou la création de fonds destinés à soutenir leur participation (Wilcok et
Colina, 2007 ; Farquhar, 2006). Le manque de ressources auquel les associations
font face incite à identifier les thèmes prioritaires devant faire l’objet de leur
participation : « Dans quels comités spécifiques de normalisation l’apport des
repérsentants des consommateurs est-‐il essentiel ? » (Wilcok et Colina, 2007, p.
12)118.
Ces auteurs éclairent aussi les barrières à la participation impliquée par la primauté
des normes internationales. Pointant le cas européen, Bassett souligne les
implications du déplacement des arènes de normalisation, en termes de ressources,
mais aussi d’impact : « les représentants des consommateurs ont rapidement
découvert que tant qu’ils ne seraient par présents dans les comités européens, les
points durement gagnés à la maison pourraient être facilement perdus. Alors que les
implications financières pour assister comités européens sont les mêmes pour
toutes les parties, les associations de consommateurs n'ont pas les fonds nécessaires
pour voyager et assister à des réunions, souvent d'une durée de plusieurs jours et en
117 Notre traduction : « The main message of this edition of Consumer Policy Review is that the long term sustainability of the international standard setting regime depends upon enhancing the democratic basis of these three inter-dependent levels of decision making – international, national and also within NGOs. » 118 Notre traduction : « On which specific standards development committees is the input of consumer representatives essential ? »
Chapitre 3 139
dehors de leur propre pays » (Basset, 2007, p. 231)119. Ce constat conduit alors à
questionner le principe de la délégation nationale (cf. chapitre 1) en vertu de
l’obstacle démocratique qu’il représente: « La question fondamentale est de savoir si
il devrait y avoir une participation directe des parties prenantes au niveau
international » puisque leurs intérêts sont invariablement minoritaires au niveau
national de sorte qu'il que leur voix puisse facilement être égarée lors du passage
aux réunions internationales (Farquhar, 2006, p. 29)120 . Un accès direct aux
réunions internationales permettrait aux associations de consommateurs de
focaliser leurs ressources à ce niveau et permettrait une transmission directe de
leurs préoccupations.
L’article de Biswell (2004), Consumers and standards: increasing influence, est
emblématique de la conceptualisation du consommateur au sein de ces approches. Il
résume un projet visant à améliorer l’effectivité de la représentation des
consommateurs, en l’occurrence par l’identification des thèmes à l’origine des
plaintes des consommateurs, afin que l’unité du BSI (British Standard Institute) en
charge des consommateurs (Consumer Policy and Societal Units, CPSU) puisse cibler
ses activités dans ce domaine. Il se penche alors plus précisément sur les problèmes
identifiés dans le domaine des techniques de vente et de l’entretien des maisons.
Afin de réduire les pratiques frauduleuses, il suggère un renforcement de
l’autorégulation par le recours à la normalisation. Les spécifications techniques
fournissent des lignes de bonnes conduites aux entreprises et doivent contribuer à
l’éducation et l’information du consommateur sur les aspects non seulement
techniques, mais aussi d’un point de vue juridique. Sous couvert de représentation
efficiente des consommateurs, justifiée par une vision collective et engagée du
consommateur, son analyse conduit paradoxalement à un consommateur passif qu’il
s’agit d’éduquer et d’informer en vue d’une meilleure efficience du marché.
La logique d’une participation différenciée des ONG selon les étapes de la régulation
119 Notre traduction : « …consumers representatives quickly discovered that unless they had a presence at EU committees, their hard-won points at home could be easily lost. While resource implications for attending EU committees was equal for all parties, consumer bodies did not have the funds to travel and attend meetings, often lasting several days, outside their own countries. » 120 Notre traduction : « The fundamental issue is whether there schould be a direct stakeholder participation at international level. (…) They [consumer groups, development NGOs, trade unions or environmental groups] are invariably minority interest at the national level so it is too easy for their voice to be lost in the drive for national consensus and a national line to present at international standards meetings »
Chapitre 3 140
développée par l’institutionnalisme rationnel trouve ici son reflet en terme de
procédure d’élaboration des normes. En effet, la mise à l’agenda des préoccupations
des ONGs peut se faire lors de chaque étape par l’entremise de lignes directrices et
de codes de bonne conduite qui orientent alors toutes les phases de travail. Ainsi, ce
n’est pas tant le problème de la participation effective des consommateurs à
l’écriture des normes qui préoccupent les tenants de cette perspective, mais plutôt
la recherche de résultats qui prennent en compte leur préoccupation : « Atteindre
une légitimité par les résultats nécessite l'intégration fructueuse d'une grande
pluralité d’intérêts et de valeurs dans les processus de normalisation sans forcément
nécessité la participation directe des parties prenantes respectives et de leurs
défenseurs » (Werle et Iverson, 2006, p. 33)121. Le raisonnement est basé d’une part
sur la difficulté d’une action collective pour un groupe aussi hétérogène que les
consommateurs, ainsi que sur la tension inhérente entre un principe participatif et
un principe d’efficience lors de la rédaction des normes. Il est alors proposé d’élargir
le cadre cognitif et normatif dans lequel se déroule la normalisation (par l’entremise
de lignes directrices générales, etc.) de telle sorte à ce que «... les intérêts et les
valeurs non commerciales sont considérés. Ils ne sont pas directement représentés
dans les comités de normalisation, mais peuvent être «invoqués» par les membres »
(idem., p. 36)122. Là encore, la représentation effective des consommateurs conduit à
le rendre passif durant la rédaction des spécifications techniques.
2. Consommation et diversité de la normalisation : économie
politique comparée basée sur la variété du capitalisme.
À l’instar du courant précédent, les analyses de la variété du capitalisme – varieties
of capitalism (VoC) – accordent un rôle central aux institutions (Hall & Soskice,
2001). À l’inverse, elles refusent la possibilité ontologique d’une solution optimum
universellement valable qui serait le fruit de la rationalité des acteurs. Favorisant
l’entreprise à l’individu comme catégorie sociale pertinente, ces approches
identifient la diversité des arrangements institutionnels qui oeuvrent pour la 121 Notre traduction : « Achieving output legitimacy requires successfully integrating a great plurality of interests and values in the standardization process whitout necessarily requiring the direct participation of the respective stakeholders and advocates. » 122 Notre traduction : « …non-industry interests and values are considered. They are not directly represented in the standardization committees but may be ‘invoked’ by the members. »
Chapitre 3 141
coordination des entreprises et qui sont au cœur des variétés du capitalisme (Boyer,
2002). Dans cette perspective, les stratégies de coordination par le marché et hors
marché ne résultent pas du calcul rationnel des entreprises (i.e. de la demande),
mais dépendent avant tout du contexte institutionnel. Les institutions ne sont pas
caractérisées par des éléments de procédures internes, mais au contraire par les
relations qu’elles entretiennent avec leur environnement et par leur
complémentarité, qui permet à une économie nationale d’obtenir des ‘avantages
comparatifs institutionnels’. Les performances d’une économie particulière
dépendent alors de sa capacité à coordonner les différentes sphères essentielles au
fonctionnement des entreprises : mode de financement, recrutement et formation
de la main-‐d’œuvre, négociation des salaires et des conditions de travail, relations
avec les fournisseurs, les clients et les employés. L’enchâssement social et politique
de ces institutions explique alors largement la persistance de trajectoires nationales
liées à la capacité d’adaptation différenciée des institutions face aux évolutions
économiques mondiales. Ces travaux analysent la normalisation comme un cas
typique de concurrence réglementaire où les institutions nationales jouent un rôle
clé dans l’élaboration des normes internationales. Sous cet angle, les fondements
institutionnels de la normalisation internationale dépendent de cadres nationaux et
divergent selon leur articulation du national à l'international et de l'État au marché.
Cette approche contredit largement les tendances à l’homogénéisation qui sont
associées à la globalisation et prédit la persistance d’une variété de capitalisme.
Ces analyses identifient à l’origine deux modèles, les économies de marché libérales
où la coordination des entreprises intervient sur les marchés et les économies de
marché coordonnées où la coordination repose sur des mécanismes hors marchés
(Hall & Soskice, 2001). Ces modèles renvoient à différentes complémentarités
institutionnelles en matière de financement des entreprises et d’accès au capital-‐
risque, de relations industrielles et interentreprises, d’organisation interne de
l’entreprise et de la formation professionnelle. Au sein des économies de marché
libérale, typique des pays anglo-‐saxons, le financement des entreprises est
largement adossé à ses résultats à court terme évalués sur la base de la valeur
actionnariale. L’accès au financement, conditionné par la profitabilité à court terme,
est complété par une organisation hiérarchique de l’entreprise et un marché du
travail fluide qui permet aux entreprises de licencier et d’embaucher rapidement au
Chapitre 3 142
gré de la conjoncture. Dans le même temps, un marché du travail flexible permet
une embauche rapide pour se positionner sur de nouvelles technologiques, tout en
offrant une facilité de licenciement en cas d’échec. La faible sécurité de l’emploi
encourage à son tour un système d’éducation ‘généraliste’ qui offre une plus grande
mobilité aux travailleurs et leur permet de se recycler conformément aux besoins du
marché. Les incertitudes entourant le financement à long terme encouragent les
entreprises à établir des relations de sous-‐traitance flexible à même d’être elles
aussi adaptées à la situation conjoncturelle. À l’inverse, au sein des économies de
marché coordonnées dont l’exemple paradigmatique est l’Allemagne, la
coordination des principales sphères d’action des entreprises intervient hors
marché. Le financement n’est pas adossé au cours de l’action, mais est plus
largement conditionné par les informations qui circulent au sein de réseaux denses
d’associations industrielles et par les nombreuses participations croisées aux
conseils d’administrations qui permettent aux acteurs d’accéder à des informations
internes sur le fonctionnement d’une entreprise. Cet accès à un « capital patient »
soutient un marché du travail stable à son tour renforcé par l’organisation interne
de l’entreprise où les représentants syndicaux et autres partenaires économiques
sont associés à la prise de décision au sein de comité d’entreprise. La difficulté
relative des entreprises à se reposer sur la mobilité de la main-‐d’œuvre pour
assurer les transferts de technologies nécessite alors des relations interentreprises
favorisant la collaboration au sein d’associations professionnelles qui à leur tour
soutiennent la densification des réseaux qui contrôlent l’accès au capital.
Reprenant la distinction entre économie de marché coordonnée et économie de
marché libérale, Tate (2001) passe en revue différents arrangements nationaux en
matière de normalisation (Angleterre, Allemagne, France, Japon et États-‐Unis). La
normalisation est une institution de coopération encastrée dans une économie
nationale particulière et reflète à ce titre un mode de coordination distinct. Les
économies de marché coordonnées y voient une infrastructure pour la coopération
en matière de transfert de technologie et le développement d’un langage commun
qui facilite et renforce la collaboration interentreprise. Dans le modèle anglo-‐saxon,
la normalisation s’inscrit dans une trajectoire nationale qui soutient une
coordination par le marché. Ainsi, le tournant international de l’organisation
anglaise de normalisation (BSI) s’inscrivait dans une stratégie de maintien de leur
Chapitre 3 143
sphère d’influence ‘par d’autres moyens’ sur leurs anciennes colonies. Les stratégies
d’achats flexibles, propres aux économies de marché libérales, expliquent aussi
largement le rôle moteur du BSI dans l’émergence des normes de gestion qui
facilitent le contrôle impersonnel des opérations de sous-‐traitance en l’absence
d’associations professionnelles fortes et lui permirent de se réinventer en tant que
fournisseur de services de certification (idem., p. 451). Aux États-‐Unis, la
normalisation est caractérisée par une compétition et une fragmentation accrue
entre une variété d’organisations qui offrent un instrument concurrentiel en vue
d’imposer des technologies et les brevets associés : « les organisations formelles de
normalisation comptent moins que les consortium informels de normalisation –
qu’ils soient fermés ou relativement ouverts – et la normalisation se concentre
moins sur quel normes choisie que sur qui contrôle la norme » (idem., p. 468)123.
Ainsi les fondements institutionnels de la normalisation sont appréhendés en
fonction d’une dichotomie entre le national et l’international et entre sphère
économique et politique et les gouvernements nationaux ont un rôle central : « Tout
comme pour le système de gestion de la qualité britannique, quelques-‐uns des
exemples les plus remarquables de la coordination des normes formelles aux États-‐
Unis sont issus d’initiatives gouvernementales » ( idem., p. 465)124.
Bien que ne se situant pas explicitement dans une approche en terme de « variétés
du capitalisme », cette perspective est aussi illustrée par Bundgaard–Peterson qui
questionne les différents arrangements institutionnels nationaux permettant une
participation active au niveau des organismes de normalisation européens. Suite à
l’introduction de la Nouvelle Approche, la Norvège, les Pays-‐Bas et le Danemark ont
connu une réorganisation des organismes de normalisation. En comparaison, le
système danois a la plus forte implication gouvernementale directe (Bundgaard-‐
Pedersen, 1997, p. 218). Dès lors, le résultat d’une telle stratégie est que « Lls
actions de l'État danois ont conduit à des PME plus internationalement orientées
tout comme l’institut danois de normalisation. Cela aurait été difficilement
imaginable si l'État danois était resté aussi passif que l’État norvégien et 123 Notre traduction : « Formal standards organizations matter less than informal standard consortia – whether closed or relatively open – and standardization centres less around what standards is chosen than around who controls the standard. » 124 Notre traduction : « As with British quality management, some of the most outstanding examples of formal standards coordination in the USA were government initiatives. »
Chapitre 3 144
néerlandais » (idem., p. 221)125. L’auteur met à nouveau en lumière le fait que la
capacité des États à agir au niveau européen dépend de facteurs institutionnels et de
trajectoires historiques nationales.
Afin d’enrichir l’analyse de la variété des capitalismes, essentiellement centrée sur le
capital et le travail, Trumbull (2006) ajoute un troisième pilier, la consommation. La
prise en compte des institutions qui encadrent la consommation est avant tout
justifiée par l’importance croissante de cette catégorie au sein du capitalisme
contemporain: «Depuis l’accent mis sur la production qui avait caractérisé la
période d’industrialisation lourde, de nouveaux ensemble de règles économiques
sont apparus dans les années 1970 et ont appréhendé le consommateur comme la
cible et le principal bénéficiaire de l'industrie privée et des politiques publiques »
(idem., p. 3)126. Comme nous l’avons vu au chapitre deux, les politiques de protection
du consommateur sont largement influencées par la lutte nationale entre intérêts
organisés des producteurs et de la société civile quant à la définition du
consommateur. Dans cette perspective, l’institutionnalisation de la représentation
des consommateurs dans les arènes de normalisation paraît emblématique de la
République des Consommateurs dans la mesure où elle reconnaît la responsabilité
civique du consommateur tout en reposant sur une définition du consommateur
comme acteur économique, partageant les risques inhérents aux transactions
marchandes et bénéficiant à ce titre d’un accès facilité à l’information permettant
d’évaluer les risques.
Dans le cadre de la Variété des Capitalismes, les institutions internationales
encadrant la normalisation et/ou la consommation sont donc essentiellement
appréhendées sous un angle national. Elles doivent avant tout permettre la
subsistance des spécificités nationales à la base des avantages comparatifs
institutionnels. À l’échelle internationale, les institutions encadrant la
consommation, tout comme la normalisation, doivent permettre la coexistence de
différentes approches nationales. L’encadrement institutionnel de la consommation
125 Notre traduction : « the Danish state actions have produced more internationnaly oriented SMEs as well as a more internationally oriented DS [Dannish Standards Association]. This would have been difficult to imagine if the Danish state has remained as passive as the Norwegian and Dutch states. » 126 Notre traduction : « From the producer emphasis of government policies that had charcterized the period of heavy industrialization, new sets of market rules emerged in the 1970s that looked to consumer as the target and primary benefactor of both private industry and public policy »
Chapitre 3 145
à l’échelle planétaire doit trouver un équilibre entre l’ouverture des marchés et la
préservation des mécanismes de protection des consommateurs qui représentent
potentiellement des obstacles techniques au commerce (idem., 2006, p. 178). Dans
cette perspective, la normalisation européenne représente « un amalgame
d’approches nationales disparates et dont la réalisation majeure a été de combiner
ces alternatives plutôt que de les abolir » (Tate, 2001, p. 469)127. Les approches
hétérodoxes permettent alors de dépasser le nationalisme méthodologique à
l’œuvre dans la VoC.
3. Les approches hétérodoxes d’économie politique
internationale et la remise en cause des catégories d’analyse.
Les approches hétérodoxes d’économie politique internationale s’inscrivent dans
une perspective critique qui réfute le positivisme et l’existence de lois causales
universellement valables. Ces approches doivent beaucoup aux travaux de Robert
Cox (Cox, 1981) qui a souligné que la « théorie est toujours pour quelqu’un et dans
quelque but ». Ce constat est à la base de sa distinction entre les approches de
résolution des problèmes qui prennent les structures comme données, confirmant
ainsi les structures de pouvoir établies (problem-‐solving theory), et les théories
critiques concernées par les conditions historiques de l’émergence des structures et
les possibilités de leur changement. Autrement dit, par opposition à la plupart des
approches présentées dans les sections précédentes qui proposent des solutions
pour améliorer l’effectivité des régulations privées ou des critères d’évaluation
démocratiques des procédures de décision, les approches hétérodoxes visent
précisément à questionner les catégories d’analyse telles que le « privé » et le
« public », l’ « économique » et le « politique », le « national » et l’ « international ». Il
s’agit donc d’approches réflexives qui questionnent l’ontologie des catégories
d’analyse mobilisées (Cameron & Palan, 2009, p. 119). Par exemple, dans cette
perspective, « la réalité d’une économie n’est identifiable que parce que différentes
choses économiques (dont certaines ne sont pas des choses dans le sens matériel)
sont mises ensemble – elles sont explicitement associées – au sein du concept
127 Notre traduction : « an amalgam of disparate national approaches, whose signal achievement has been to combine these alternatives rather than abolish them »
Chapitre 3 146
complexe « économie » (…). De tels concepts associatifs ne sont jamais donnés, mais
émergent toujours à des moments et à des endroits particuliers et évoluent dans le
temps » (idem., pp. 116-‐117)128.
Comme le souligne Palan(Palan, 2007), les approches hétérodoxes, accordent un
rôle important aux structures et aux institutions comprises comme le résultat d’un
rapport de force historiquement situé. On peut ainsi appréhender la régulation de
l’économie mondiale comme « le résultat d’une « nébuleuse » (Cox, 1992),
regroupant les éléments d’une classe dirigeante transnationale alliant les hauts
responsables des États et du secteur privé, capable d’exercer une hégémonie
mondiale (…) » (Chavagneux, 2004, p. 7). La notion d’hégémonie est centrale dans la
mesure où elle permet de souligner, à côté de la puissance matérielle, le rôle des
idées et les relations de pouvoir qu’elles supportent. Les approches hétérodoxes
appréhendent donc largement les mécanismes de pouvoir qui encadrent la
mondialisation des marchés en problématisant des dimensions trop souvent
ignorées, comme le genre, la culture, le savoir ou l’espace. Il s’agit donc d’une
entreprise éclectique dans la mesure où ces approches s’inspirent des travaux
développés en dehors du champ disciplinaire des relations internationales en vue
d’aborder les multiples facettes des mécanismes de pouvoir encadrant le
capitalisme contemporain (Graz, 2000).
Les approches critiques et hétérodoxes questionnent plus généralement les
perspectives qui associent la mondialisation à des déplacements sans précédent
dans l’organisation spatiale et sociale du pouvoir : du public au privé, du national au
global, du gouvernement à la gouvernance (Krause Hansen, 2008, p. 8). À ces
déplacements univoques, elles favorisent une approche en terme de changement
des configurations de pouvoir dans l’économie politique mondiale : loin d’opposer le
marché et l’Etat, la mondialisation en est une expression conjointe qui illustre une
redéfinition des liens entre le public et le privé, le national et l’international (Graz,
2006). L’important n’est pas « d’investiguer ces distinctions par pur intérêt
théorique (…), mais plutôt d'explorer les façons dont elles sont constituées et, en
128 Notre traduction : « The reality of an economy is only identifiable because various economic things (some of which are not things in the material sense at all) are brought together – are explicitly associated – in the complex concept « economy » (…). Such associtional concepts are never self-evident, but emerge at particular times and places and evolve over time. »
Chapitre 3 147
même temps, embrouillées par les dynamiques et la complexité des pratiques
sociales et du contexte» (Krause Hansen, 2008, p. 5)129. Comme nous allons le voir
ci-‐dessous, ces approches mettent en exergue la multiplicité des fondements
institutionnels des formes d’autorité privée qui empruntent tantôt à la prétendue
supériorité des mécanismes du marché dans l’allocation des ressources, tantôt aux
procédures démocratiques élaborées dans le cadre de l’État national. Dans leur
ensemble, ces approches conduisent à voir la fragmentation du pouvoir et de
l’autorité dans les arrangements encadrant la régulation du capitalisme
contemporain, c’est-‐à-‐dire la « désagrégation de l’autorité » qui dénote non
seulement du « caractère mutuellement constitutif des arrangements de l'autorité
qui dépendent les uns des autres et se renforcent mutuellement, mais aussi
permettent de voir de tels arrangements comme hétérogènes, enchâssés,
multicouches, mobiles et poreux» (idem., p. 9)130. La reconnaissance des normes
internationales est par exemple aussi bien soutenue par des mécanismes publics
que privés et relève d’une variété d’activités (métrologie, certification, étiquetage
informatif, etc.) qui rendent difficile l’identification d’une source unique à l’autorité
des normes internationales.
Les travaux hétérodoxes d’économie politique internationale bénéficient des
apports des géographes dans l’étude des dimensions spatiales dans lesquelles
s’inscrivent les processus de régulation du capitalisme contemporain. Pour la
géographe Saskia Sassen (Sassen, 2006, 2006) les processus de privatisation et de
dérégulation, la transnationalisation des chaînes de production et le rôle croissant
des acteurs non étatiques ont conduit à une dénationalisation de domaines
d’intervention historiquement constitués à l’échelle nationale. Ce processus de
dénationalisation va bien au-‐delà d’une délégation de compétences nationales à des
acteurs non étatiques. Il implique le support actif des acteurs publics dans
l’encadrement institutionnel de ces nouvelles formes de pouvoir et, à cette fin,
l’endogénéisation d’un agenda défini au-‐delà des frontières nationales par une
129 Notre traduction : « to investigate these distinctions for the sake of theoretical interest (…), but rather to explore the ways in which they are constituted and, at the same time, muddled by the dynamics and complexities of social practice and context. » 130 Notre traduction : « the mutually constitutive character of arrangements of authority that rely upon and reinforce one another, but also to enable a view on such arrangements as heterogenous, entangled, multilayered, mobile and porous. »
Chapitre 3 148
multiplicité d’acteur. Au sein de cette littérature, le concept de transnational est
souvent utilisé pour rendre compte de l’échelle spatiale sur laquelle appréhender les
phénomènes de pouvoir se projetant et circulant à travers les territoires des États et
questionnant à ce titre l’espace de l’exercice de leur autorité politique souveraine et
exclusive. Cette remise en cause, même partielle, de l’un des fondements des
approches réalistes, la souveraineté étatique, conduit à envisager sous un jour
nouveau l’espace d’action pertinent des acteurs « la distinction transnational-‐local
devrait être dissolue en un environnement transnational localement actualisé et une
action locale transnationalement constituée » (Drahokoupil et al., 2009)131 . Le
concept de transnational rend donc compte de régulations qui s’inscrivent de façon
complexe dans l’espace du marché global, des régulations nationales, des conditions
de travail locales. Ces régulations ne sont pas nationales, elles ne sont pas inter-‐
nationales de par la présence d’acteurs non gouvernementaux et, sous guise de
volontarisme, l’espace de leur reconnaissance semble largement découplé du
principe constitutif des relations internationales : l’état souverain. Cet intérêt porté
à l’espace questionne donc directement la capacité d’appréhender ces formes de
pouvoir à l’aide de la dichotomie national / international. La notion d’hybride
permet alors de décrire encore plus précisément les nouvelles configurations de
pouvoir au fondement de l’autorité des normes internationales.
La capacité des acteurs non étatiques à établir à travers les frontières nationales des
règles et des normes d’action acceptées comme légitimes par un ensemble d’acteurs
exclus de leur élaboration génère une rupture dans les modalités d’organisation des
sociétés contemporaines. Selon Graz (2006), il en découle une forme hybride
d’autorité transnationale qui appelle une reconceptualisation en profondeur des
acteurs, des objets et des espaces du pouvoir politique (Graz, 2006). Le concept
d’ « autorité hybride transnationale » caractérise l’ambivalence des relations de
pouvoir qui « (…) investissent d’autorité des sujets privés auparavant dépourvus
d’un tel statut, portent sur un objet qui souligne les implications politiques
croissantes de la science et de la technologie et, enfin, se déploient dans un espace
où s’emboîtent les logiques endogènes de l’État nation et celles exogènes propres à
131 Notre traduction : « the transnational-local distinction should be dissolved into locally enacted transnational environment and transnationally constituted local action. »
Chapitre 3 149
la dynamique transnationale du capitalisme » (idem., p. 768). Sous cet angle, les
normes internationales doivent être simultanément envisagées comme empiétant
sur des préoccupations publiques, par exemple en matière de santé et de sécurité au
travail, relevant traditionnellement de l’État, et comme relevant de considérations
marchandes et d’efficience du marché affectant la position concurrentielle des
industries concernées au sein d’un marché mondial. Elles reposent sur des espaces
de régulation et de légitimation à la fois adossées à l’État et au marché. Par exemple,
dans le cadre de la nouvelle approche européenne, suivant les secteurs, les normes
bénéficient d’un statut officiel par leur publication au sein du journal officiel qui
s’accompagne, dans le même temps, d’une délégation du contrôle de conformité aux
fabricants qui sont alors seuls responsables de la déclaration de conformité. Plus
généralement, les acteurs publics ont gardé des leviers importants en vue de
soutenir l’adoption des normes internationales, par ailleurs largement renforcées
par les pratiques de certification et les mécanismes de sous-‐traitance à l’échelle
internationale. La normalisation s’appuie à ce titre sur un cadre institutionnel
empruntant à la fois des logiques endogènes faisant la part belle au principe de
souveraineté nationale et des logiques exogènes propres au capitalisme dans la
reconnaissance des normes internationales. Enfin, l’attention portée à l’objet des
spécifications techniques met en lumière l’extension des domaines d’intervention de
la normalisation internationale qui aborde désormais des thèmes plus intangibles
comme les services ou la responsabilité sociale révélant le caractère contestable (et
contesté) de l’expertise technique mobilisée pour la rédaction des normes
internationales.
Appliquée au domaine des services et du rôle des normes dans un contexte de
tertiarisation de l’économie (Graz & Niang, 2013), l’autorité hybride transnationale
permet d’observer la multiplicité des fondements institutionnels de la normalisation
internationale. Elle permet de nuancer l’opposition classique entre le modèle de la
« délégation nationale » en vigueur à l’ISO et au CEN et celui de la « participation
directe » largement répandu aux États-‐Unis, les deux modèles bénéficiant du soutien
des autorités publiques et étant largement dominés par les acteurs du marché (Graz
& Hauert, 2013). Elle permet d’observer la diversité des approches quant à la
substance des normes de services. Malgré les obstacles à l’internationalisation des
services (l’implication du consommateur à la coproduction du service, l’aspect
Chapitre 3 150
intangible et immatériel des services, ou encore l’existence de barrières culturelles),
les normes de services peuvent autant adresser des aspects immatériels et
relationnels des services que conduire à une logique de rationalisation de la
production et de l’échange des services. Les deux systèmes se distinguent donc
nettement moins au niveau des acteurs impliqués qu’à celui des objets concernés –
les Américains ayant tendance à ignorer la spécificité des services, apparemment à
la base de leur normalisation en Europe. La nébuleuse d’acteurs en lutte pour la
définition des normes internationales de services sous-‐tend alors un espace de
reconnaissance couplé plus ou moins lâchement au principe de souveraineté
territoriale. L’autorité hybride transnationale rend donc compte de la nébuleuse
d’acteurs publics et privés impliqués dans l’établissement des normes
internationales, de l’ampleur potentielle des questions concernées et de la
déterritorialisation de la souveraineté véhiculée par l’organisation de la
normalisation internationale. Cette déterritorialisation de la souveraineté semble
alors inscrite dans l’infrastructure de la mondialisation si l’on se penche sur les
multiples systèmes de certification et d'accréditation opérant à travers le monde.
L’autorité des normes internationales se détache alors un peu plus des processus de
normalisation ou des territoires et d’acteurs prédéfinis pour être appréhendée
comme une technologie de pouvoir « disciplinaire »132, un ensemble de procédés et
d’artefacts techniques permettant une forme de contrôle et de gouvernement à
distance (Foucault, 1975).
Loconto et Busch (2010) s’inspirent de l’étude des réseaux sociotechniques et d’une
sociologie de la traduction (Akrich et al., 2006) pour éclairer le caractère hybride de
la normalisation. Dans cette perspective, les normes internationales sont des
artefacts qui mettent en scène une multitude d’acteurs et d’objets – par exemple une
norme sur les jouets met en lien la législation sur la sécurité, les rapports de
laboratoires sur l’inflammabilité des textiles, le comportement supposé des enfants,
leurs caractéristiques physiologiques, les propriétés physiques des matériaux et les
132 Le pouvoir « disciplinaire » permet de «substituer à un pouvoir qui se manifeste par l’éclat de ceux qui l’exercent, un pouvoir qui objective insidieusement ceux à qui il s’applique ; former un savoir à propos de ceux-ci, plutôt que de déployer les signes fastueux de la souveraineté » (Foucault, 1975, p. 256). Il permet de « faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; (…) une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce » (idem., p. 234).
Chapitre 3 151
chaînes de production industrielle, les comportements d’achat des parents et leur
rôle dans l’activité de jeu, le rôle du jouet dans le développement éducatif. Leur
autorité repose alors sur leur capacité de fournir un dispositif de jugement aux
différents protagonistes de la mise sur le marché des artefacts. La normalisation
occupe une place centrale et complémentaire aux mécanismes d’accréditation et de
certification dans la construction d’un espace de calcul partagé. Normalisation,
accréditation et certification fondent alors le « régime tripartite de la normalisation»
qui « traverse et intègre les sphères publiques et privée à la fois à l’intérieur et au
travers des nations » (Loconto & Busch, 2010, p. 508)133. Ce régime tripartite
fonctionne comme « un dispositif pour abstraire, c'est-‐à-‐dire transporter,
transformer et déplacer une action dans un espace de calcul formel (un réseau
techno-‐économique ou régime tripartite de la normalisation) » (idem., p. 527)134. La
normalisation offre un dispositif de jugement partagé, par exemple par la définition
des poids et mesure en vigueur à l’échelle nationale, et soutient la confiance des
consommateurs par exemple en permettant de traduire des préoccupations
sanitaires en spécifications techniques, puis en marque de conformité. La
transnationalisation des chaînes de production implique plus spécifiquement une
forme de contrôle à distance des transactions et la confiance en ces mécanismes de
contrôle est largement soutenue par l’accréditation et la certification. Le régime
tripartite de normalisation offre un support pour traduire les opérations complexes
de production ayant cours dans le grand monde en un langage technique propre aux
documents normatifs. Les normes traduisent ces processus de production en
opérations distinctes pouvant être évaluées rationnellement. La survie de ces
documents normatifs dans le grand monde est alors largement associée à la
confiance accordée aux mécanismes d’évaluation de la conformité, et donc aux
organisations d’accréditation et de certification. Le régime tripartite de la
normalisation sert alors à l’établissement de relations de confiance et de dispositifs
de jugement partagé pour la régulation des chaînes de sous-‐traitance. Ainsi, « ce qui
peut apparaître comme une institutionnalisation de la méfiance dans l'économie
133 Notre traduction : « (…) traverse and integrate public and private sphere both within and accross nations. » 134 Notre traduction : « a device ‘to abstract’, that is to transport, transform and displace an action into a formal calculative space (a techno-economical network or tripartite standard regime). »
Chapitre 3 152
mondiale – représenté par un besoin constant d'évaluation de la conformité et de
vérification – est également une stratégie d’autorégulation qui prévient une
réglementation des marchés dirigée par l'État » (idem., p. 509)135. L’évaluation à
distance que permet le régime tripartite de la normalisation est alors intimement
liée à l’existence de façon de voir et de faire partagées, autrement dit d’une
communauté d’expertise (Djelic & Quack, 2010a).
Les mécanismes par lesquels la normalisation permet de stabiliser une conception
particulière du contrôle et la construction d’un espace de calcul partagé sont au
cœur de l’étude de Demortain (2011). Il permet d’observer les enjeux entourant
l’expertise technique, une dimension centrale dans la légitimation des formes de
pouvoir non étatique (Avant et al., 2010; Cutler, 2010; Djelic & Sahlin-‐Andersson,
2006; Quack, 2013; Quark, 2012) et parfois interprétée comme une forme d’autorité
« constituée par des règles scientifiques et techniques qui sont légitimées par
référence à une méthode scientifique» (Porter, 2005, p. 7)136. La construction d’un
espace de calcul partagé implique l’action de « collèges invisibles » (Crane, 1969) qui
rendent une pratique locale transférable à l’échelle internationale, et donc apte à
orienter l’action à cette échelle. Comme Demortain le souligne, « l’établissement
d’une norme internationale implique inévitablement la transformation de pratiques
locales en pratiques transférables » (Demortain, 2008, p. 391)137. Il étudie le rôle des
acteurs qui assurent le transfert d’une pratique locale à une norme internationale à
l’aide du cas de la norme de sécurité alimentaire « Hazard Analysis Critical Control
Point (HACCP) ». Cette norme est une méthode de contrôle des processus qui trouve
son origine dans une collaboration, durant les années 60, entre une entreprise
privée et la NASA en vue d'assurer la qualité sanitaire de l'alimentation des
astronautes. Elle est aujourd’hui la norme internationale de référence au sein du
Codex Alimentarius. Demortain qualifie la reconnaissance et la diffusion de cette
norme à l’aide du concept de « collège invisible » qui caractérise l’action des
135 Notre traduction : « What may appear as an institutionnalization of mistrust in the global economy – represented by the need for constant conformity assessment and auditing – is also a strategy of self-governance that preempts state-led regulation of markets. » 136 Notre traduction : « constituted by scientific and technical rules that are legitimated with reference to a scientific method. » 137 Notre traduction : « establishing an international standard inevitably involves turning local practices into transferable ones. »
Chapitre 3 153
scientifiques. Le pouvoir des collèges invisibles repose sur trois éléments. L’autorité
et la cohésion d’une élite scientifique dans un contexte de lutte entre champs
disciplinaires concernés pour exercer un monopole du savoir sur l’objet normalisé –
dans le cas du HACCP, une lutte est engagée pour la définition de l’expertise légitime
en matière de sécurité alimentaire : s’agit-‐il des microbiologistes, des
nutritionnistes, des toxicologistes ? La multipositionalité des experts scientifiques
qui affecte la capacité de ce collège à diffuser une pratique – en l’occurrence, les
experts scientifiques sont à la fois membres du corps académique, consultants pour
l’industrie et experts pour le compte d’organisations internationales. Enfin, il repose
plus largement sur la délégation des compétences dont ils font l’objet au nom de la
légitimité scientifique. Le pouvoir des collèges invisibles trouve paradoxalement sa
source, mais aussi ses limites, dans sa capacité de médiation et d’inclusion des
différentes représentations et pratiques. En effet, la définition d’une pratique
générique par l’entremise de spécifications techniques implique une dynamique
d’inclusion et d’exclusion des façons de voir et de faire: « l'action des scientifiques
était une action de conceptualisation par laquelle ils ont inclus ou canalisées une
série d'utilisateurs potentiels et d’organisations de normalisation dans un contexte
cognitif et un processus de normalisation communs, et en ont exclus d’autres »
(idem., p. 397)138. On peut dire que c’est un véritable travail de traduction qui est
effectué, puisque la norme permet de stabiliser une conception particulière du
contrôle de la sécurité alimentaire dont l’adoption est soutenue par la cohésion, la
crédibilité et la multipositionalité d’un groupe de scientifiques. On aperçoit alors
que le recours à l’expertise pour traiter d’enjeux posés comme techniques et
scientifiques masque des dynamiques d’inclusion et d’exclusion, tant des acteurs
que des savoirs pertinents. Ces dynamiques d’inclusion et d’exclusion associées à la
définition de l’expertise légitime accentuent à leur tour l’indétermination relative
aux parties prenantes pertinentes à l’élaboration des normes internationales et
justifient de questionner plus avant le potentiel démocratique des formes de
pouvoir non étatique.
Le pouvoir d’inclusion et d’exclusion qui est au cœur des approches hétérodoxes de
138 Notre traduction : « The action of scientists was one of conceptualisation, by which they included or channelled a series of potential users and standard-setting organisations into a common cognitive context and process of standardisation, while excluding others. »
Chapitre 3 154
la participation ne résulte pas uniquement du degré d’ouverture des arènes de
pouvoir non étatique, mais aussi du travail de définition qui concerne l’expertise
légitime (Quark,2012) tout comme les « parties prenantes ». Plusieurs auteurs
questionnent les dimensions participatives associées aux formes d’autorité privée et
les enjeux entourant la définition et la catégorisation des acteurs pertinents. Graz et
Nölke (2008) invitent par exemple à préciser les acteurs auxquels la catégorie de
‘société civile’ fait référence, car elle recouvre potentiellement une variété d’acteurs
allant des mouvements religieux aux associations de consommateurs, en passant
par les associations professionnelles et les associations de supporters de football. La
sociologue Coine Ruwet (2009, 2010) éclaire plus spécifiquement le travail de
catégorisation des parties prenantes qui a lieu au sein des arènes de normalisation à
l’aide du cas de la norme ISO 26000 de responsabilité sociale. Son étude démontre
l’importance de questionner les catégories de parties prenantes et dévoile les enjeux
d’une définition étroite ou au contraire large des stakeholders. La norme ISO 26000
a été élaborée selon une procédure unique au sein de l’ISO dont l’innovation a été de
formaliser les catégories de parties prenantes au comité technique de l’ISO en six
groupes (industrie, ONG, travail, consommateur, gouvernement et ‘service, support,
recherche et autre’). La sociologue éclaire alors l’ambiguïté du concept de
stakeholder à l’aide de la théorie démocratique qui suppose différentes méthodes de
sélection des représentants. Alors que la méthode de « sélection aléatoire » garantit
la représentation statistique de la population et implique la représentation d’un
point de vue, d’une perspective représentative de sa position dans la société,
l’ « auto-‐sélection » implique une représentation par des groupes d’intérêts et les
représentants promeuvent des « résultats spécifiques dans une prise de décision »
(Ruwet, 2010, p. 1117). Son étude empirique démontre alors l’absence de logique
uniforme dans les procédures de sélection au sein des organisations nationales qui
canalisent la participation au niveau international. Ainsi, « le concept de stakeholder
est ambigu, car ce qui est représenté par les différentes catégories d’acteurs peut
être soit une perspective, soit un intérêt » (idem., p. 1120). Au sein d’une même
catégorie, certains acteurs représentent des perspectives et d’autres des intérêts et
de nombreux participants possèdent de multiples casquettes avec lesquels ils
jouent : « Incarner plusieurs perspectives offre aux personnes la possibilité de
choisir la catégorie de stakeholder dans laquelle elles sont classées, de manière
Chapitre 3 155
opportuniste en fonction des circonstances – les places restées vacantes dans la
composition d’une délégation nationale, par exemple » (idem., p. 1131). Les « parties
prenantes » peuvent donc faire l’objet d’un usage instrumental qui révèle des limites
sérieuses quant à l’influence de la participation et aux possibilités de
démocratisation des formes d’autorité transnationale.
En effet, les approches hétérodoxes reconnaissent volontiers les mérites de la
participation pour la légitimité démocratique des formes hybrides d’autorité, mais y
voient avant tout le reflet des rapports de pouvoir entre différents acteurs. Comme
le dit Cutler : « l'arbitraire dans la détermination des parties prenantes pertinentes
est au coeur des limites du potentiel démocratique de la gouvernance transnationale
privée et met en relief de façon saisissante sa nature politiquement contestée »
(2012, p. 175)139. Sous cet angle, la participation de la société civile est importante
pour exercer un contre-‐pouvoir capable de promouvoir les préoccupations
collectives des sociétés auxquelles ces arrangements privés s’adressent. Mais elle
court aussi le risque d’un usage instrumental: « les organisations de la société civile
doivent sérieusement se demander si leurs intérêts fondamentaux et les idées
qu’elles avancent sont véritablement pris en charge, ou si leur participation est
d’abord nominale et utilisée par les entreprises en grande partie pour légitimer ces
arrangements » (Ronit, 2007, p. 12)140. Les réponses hétérodoxes quant à la capacité
des ONGs à faire valoir leur perspectives sont pour le moins pessimistes (à la fois en
raison d’un système international qui se limite essentiellement au renforcement des
régulations soutenant la libéralisation des échanges au détriment d’autres
préoccupations collectives et en raison de la dimension réformiste de l’action au
sein des arènes non gouvernementales du pouvoir). D’une part, les formes d’autorité
non étatiques s’inscrivent dans un mouvement de « régulation sélective » avec des
mécanismes forts pour assurer les droits des entreprises et des mécanismes faible
pour supporter les droits sociaux (Dicenau & O'brien, 2007, p. 45). À titre d’exemple,
ISO 26000 précise dans son préambule qu’elle n’est pas destinée à la certification.
139 Notre traduction : « The arbitrariness in determining the relevant constituency goes to heart of the limitations on the democratic potential of private transnational governance and brings into stark relief its politically contested nature. » 140 Notre traduction : « (…) civil society organizations must seriously consider whether core interests and ideas advanced by them are genuinely taken care of, or whether their participation is primarily nominal and used by business largely to legitimize arrangements. »
Chapitre 3 156
D’autre part, l’étude de Lipschutz sur les initiatives privées conduites par les
activistes du Nord en vue d’améliorer les conditions de travail au Sud, démontre que
ces arrangements privés, « malgré leur succès intrinsèque, ne servent qu’à ancrer
les arrangements qui ont donné lieu en première instance aux conditions que leur
action vise à remédier » (Lipschutz, 2004, p. 198)141. Il en résulte que, « la base d’un
droit du travail efficace réside dans les États et que l'activisme doit se concentrer
sur l'amélioration des conditions juridiques, politiques et sociales des travailleurs
dans le pays d’origine plutôt que d'essayer d'influencer le comportement des
entreprises par la pression des consommateurs » (idib.)142.
En résumé, les approches hétérodoxes d’économie politique internationale mettent
en exergue la multiplicité des fondements institutionnels de la normalisation
internationale. En premier lieu, l’autorité des formes d’autorité privée est plus
largement issue de l’inadéquation structurelle entre l’échelle planétaire à laquelle
opère le capital et l’espace national de l’application des lois permettant d’assurer
l’ordre marchand, c’est-‐à-‐dire garantissant in fine la reproduction des
« marchandises fictives » que sont la monnaie, la terre et le travail (Polanyi, 1983).
Ces fondements institutionnels renvoient ensuite à l’expertise, au pouvoir
réglementaire des agences gouvernementales et des organisations internationales,
aux mécanismes privés de certification et d’accréditation essentiels pour assurer un
certain ordre dans les pratiques de sous-‐traitance à l’échelle du globe. La nébuleuse
d’acteurs publics et privés au fondement des normes internationales et la diversité
des mécanismes assurant leur reconnaissance remettent en cause une
conceptualisation dichotomique des espaces de régulation nationale/internationale
et entre l’État et le marché. Elle laisse apparaître un espace de régulation
transnational qui défie les États dans l’exercice de leur pouvoir souverain et exclusif,
mais dont l’effectivité est en partie adossée à l’espace réglementaire de la loi. Les
enjeux participatifs de la normalisation internationale dépassent donc la question
de leurs procédures d’élaboration et s’étendent à la reconnaissance des savoirs
pertinents, au travail de construction des parties prenantes, à l’influence réelle de la 141 Notre traduction : « if successful on their own, only serve to entrench the arrangements that first gave rise to the conditions they are intended to remedy. » 142 Notre traduction : « the basis for effective labour law lies within the states and activism must focus on improving legal, political, and social conditions for workers in the host countries rather than on trying to affect corporate behaviour chiefly through consumer pressure. »
Chapitre 3 157
société civile dans la définition des normes, et plus largement, au rôle de la
participation dans la recherche du consentement des sociétés et des individus à
adopter des règles qui ne sont pas soumises aux mécanismes démocratiques
traditionnels.
4. Critiques :
Les différentes approches exposées mettent largement en évidence le rôle
grandissant de la normalisation internationale dans l’encadrement des marchés.
L’intérêt majeur de l’institutionnalisme rationnel est d’appréhender la
normalisation comme « l’une des variables clés de la compétition industrielle »
(Dudouet, Mercier, & Vion, 2006, p. 371). Comme le souligne aussi les sociologues, la
fixation d’une norme peut fournir « une méthode beaucoup plus efficace pour
assurer les ventes que l'acquisition d'un brevet ou le lancement d'une campagne de
marketing ne le ferait » (Brunsson & Jacobsson, 2000, p. 10)143. Ces approches
soulignent à juste titre l’importance des ressources, de l’expertise et des capacités
opérationnelles pour l’analyse de la participation aux arènes de pouvoir non
étatique, dans le cas qui nous intéresse à l’élaboration des normes. La multiplicité
des arènes et des thèmes de régulation justifient de questionner l’objet de la
participation volontaire et rends attentif au biais participatif que peuvent comporter
les études de cas. Cependant, les motivations ainsi que l’objet de la participation
sont largement déterminés sur la base de facteurs quantifiables définis a priori et
agencés sur la base d’hypothèse rationnelle. Ainsi l’expertise, si centrale tout au long
du cycle de régulation, est une donnée. Mais de quelle expertise parle-‐t-‐on ? Comme
l’a très bien montré Demortain (2008), l’inclusion et l’exclusion de savoirs et de
pratiques lors la définition d’une norme est un enjeu de luttes entre différentes
communautés scientifiques et entre acteurs concernés. Il convient donc de porter
une attention plus particulière à l’expertise, qui est autant une ressource qu’un
enjeu de luttes. De même, les ONGs, en tant qu’acteurs distincts du « triangle de
gouvernance », mériteraient d’être problématisées. Autrement dit, pourquoi les
associations de consommateurs seraient-‐elles une catégorie attractive pour la
mobilisation au sein des arènes de normalisation ? Plus généralement, ces 143 Notre traduction : « a far more effective method of ensuring sales than acquiring a patent or launching a marketing campaign would have done. »
Chapitre 3 158
approches relèvent d’une vision paradoxale du consommateur et de ses
représentants, qui sont des acteurs rationnels et actifs à l’instar des gouvernements
et des entreprises, mais qui finissent invariablement par se retrouver dans une
position d’acteur passif qu’il s’agit d’éduquer et d’informer et dont on peut remédier
à l’absence par l’entremise de lignes directrices incorporant leurs préoccupations.
L’étude de Trumbull est exemplaire de l’apport d’une problématisation des acteurs.
Elle offre l’une des perspectives les plus enrichissantes de la consommation en
soulignant son importance dans l’orientation des politiques nationales et ses liens
étroits avec la normalisation. Elle montre à quel point les éléments identitaires
affectent la dimension participative de la normalisation. Au-‐delà d’une question de
ressource, l’avènement du consommateur en normalisation résulte largement du
conflit entre associations, industries et administrations gouvernementales sur
l’identité du consommateur et de la configuration sociale qu’elle sous-‐tend. Elles
font ainsi apparaître à la fois un consommateur rationnel dans le cas du modèle
informatif et un consommateur plus passif dans le modèle de protection. Son étude
illustre l’une des grandes forces des approches en terme de « variété des
capitalismes » qui est d’appréhender l’enchâssement social, économique et politique
des institutions. Cette perspective souligne l’influence que les différentes
trajectoires et institutions nationales ont sur la façon de s’adapter à son
environnement, ainsi que le rôle important que peut jouer l’État à cet égard. Mais
une approche comparative en terme de « variété des capitalismes », tout comme
l’institutionnalisme libéral, est problématique dans la mesure où elle repose sur une
forte dichotomie entre l’État et le marché, entre le national et l’international. Ces
catégories interviennent dans la sélection des cas pour la VoC qui s’intéresse aux
économies nationales, et, au sein l’institutionnalisme rationnel, dans une conception
distincte du rôle de l’État et du marché en accordant à ces derniers un rôle distinct
d’arrière-‐plan. Comme nous l’avons vu, la normalisation fait intervenir des acteurs
publics et privés au sein d’un cadre institutionnel largement supporté par les
pouvoirs publics (l’accréditation) et privés (la certification). La norme est issue
d’une pratique locale, promue internationalement, par l’entremise d’un réseau
sociotechnique qui fait intervenir l’espace des juridictions nationales, mais aussi
celui des échanges marchands, de la recherche scientifique et du foyer. Il est donc
nécessaire de dépasser ces catégories constitutives des relations internationales
Chapitre 3 159
pour étudier les arènes de normalisation: « les normes oscillent entre l'État et le
marché ; les normes gomment largement la distinction entre les normes juridiques
et sociales ; les normes sont très rarement soit entièrement publiques, soit
entièrement privées, et peuvent être à la fois éminemment locales et
irréductiblement globales. [...] Les normes peuvent être considérées comme des
maillons entre ces sphères et institutions » (Schepel, 2005, p. 4).
Les approches hétérodoxes sont alors à même de dépasser ces catégories usuelles
en les questionnant. Les espaces auxquels se réfèrent les normes internationales
sont difficilement appréhensibles en termes de national et d’international. Comme le
montre Demortain (2008), les normes cristallisent une pratique locale dont
l’autorité est renforcée par des accords internationaux. Par ailleurs, pour Loconto &
Busch (2010), la reconnaissance de ces dispositifs de jugement partagés que sont les
normes est aussi largement assurée par l’importance des mécanismes
d’accréditation et de certification qui sont intégrés à l’infrastructure du capitalisme
contemporain. Leur approche rappelle d’ailleurs le concept de « mobile networks
for regulation » pour rendre compte de la construction de l’autorité des normes qui
repose sur les liens « qui existent entre plusieurs acteurs et activités dans un
domaine, soulignant ainsi qu'il existe une relation entre les activités de définition
des règles et des activités telles que la promotion, l'interprétation, la mise en œuvre
et l'application des règles» (Tamm Hallström, 2004, p. 191) 144 . Ainsi, la
normalisation reflète un espace de régulation qui s’inscrit au travers de multiples
activités et de façon complexe dans l’espace du marché global, des régulations
nationales, des conditions de travail locales. Ces approches soulignent plus
généralement la médiation qui se joue au sein de ces arènes, entre les sphères
politique et économique dans l’encadrement des marchés transnationaux ;
médiation des collèges invisibles qui assurent le transfert d’une pratique locale en
norme internationale par la diffusion d’une expertise spécifique au-‐delà des arènes
de normalisation (Demortain, 2008) ; médiation des impératifs de confiance par les
mécanismes d’évaluation de la conformité (Loconto & Busch, 2010) ; médiation des
choix technologiques (Graz, 2006). Le regard critique porté aux dimensions
144 Notre traduction : « that exists between several actors and activities in a field, thus emphasizing that there is a relation between activities of setting rules and activities such as the promotion, interpretation, implementation and enforcement of rules. »
Chapitre 3 160
participatives, aux acteurs, à ce qu’ils représentent, et aux structures qui l’encadrent,
souligne l’instrumentalisation dont les représentants de la société civile font l’objet.
Les approches hétérodoxes peinent cependant à intégrer la consommation comme
une condition plus structurelle de l’encadrement institutionnel de la normalisation.
On peut souligner, à l’image de Trumbull, que la consommation est devenue un
élément déterminant de la plupart des politiques publiques. On peut rappeler que
les ligues d’acheteuses exerçaient déjà une forme de pouvoir par l’établissement de
Listes Blanches et des critères d’évaluation des conditions de travail sous-‐jacentes.
Aucune étude ne vise à voir quels sont les apports spécifiques de cette catégorie
d’acteurs à la construction de l’autorité des normes alors même qu’elle est
omniprésente sur la scène publique. Le concept de collège invisible est utile pour
comprendre l’autorité qui émane des comités techniques et éclairer les aspects plus
informels des processus de normalisation. Il souligne que les rapports de
domination sont présents au sein des réseaux sociotechniques et s’y manifeste par
la capacité différenciée des groupes à mobiliser et faire collaborer la multitude
d’objets et d’acteurs associés à un artefact technique. Ce concept reste cependant
problématique pour l’étude de la représentation des consommateurs
conventionnellement associés au profane et non à une élite scientifique. S’il offre un
outil pour comprendre la puissance argumentative lors des délibérations
qu’implique l’autorité privée en l’absence d’une capacité de coercition, il peine à
éclairer les ressources opérationnelles impliquées par ces formes d’autorité qui
reposent sur le volontariat (van Ham, 2010, p. 82). Les associations de
consommateurs n’ont de prime abord pas un intérêt commercial aux activités de
normalisation et y défendent principalement une perspective. En tant que
représentant d’une perspective, la question des conditions matérielles de la
participation et des moyens mis en œuvre pour la rendre viable est d’autant plus
pertinente. Pourquoi une association de consommateurs particulière s’implique-‐t-‐
elle aux travaux de normalisation ? L’autorité privée, à l’instar de l’autorité publique,
porte sur de nombreux secteurs d’intervention. Les normes affectent une multitude
de thèmes, des propriétés physiques des matériaux aux principes de gestion des
entreprises en passant par les nombreux biens de consommation qui peuplent nos
foyers. Il est alors légitime de questionner les thèmes auxquels les associations de
consommateurs sont impliquées, non plus sous l’angle des ressources externes
Chapitre 3 161
qu’implique invariablement une action de régulation privée, mais sous l’angle de
leur place au sein des réseaux sociotechniques mis en mouvement par un artefact,
c’est-‐à-‐dire par l’objet normalisé. Enfin, la domination des collèges invisibles et
l’ambiguïté entourant la définition et le travail de catégorisation des parties
prenantes incitent à identifier de plus près la réelle prise en compte de leurs
revendications et leur poids lors des délibérations. Quels sont les impacts de cette
participation sur les délibérations ? Leurs revendications sont-‐elles prises en
compte grâce à leur force argumentative ou les associations des consommateurs
sont-‐elles uniquement une ressource rhétorique en vue de légitimer ces
arrangements privés et les remèdes qui y sont développés ?
Le chapitre précédent a exposé la richesse de la figure du consommateur et à quel
point la définition de ses intérêts soulève des enjeux de pouvoir quant aux
prérogatives publiques et privées dans l’encadrement des marchés. Ce chapitre nous
a permis d’observer la multiplicité des fondements institutionnels sur lesquels
reposent les formes d’autorité privée opérant à l’échelle du globe. Ces nouvelles
formes de pouvoir brouillent les frontières entre l’État et le marché, le national et
l’international et la définition des intérêts du consommateur est susceptible de
promouvoir à la fois un encadrement public de la reconnaissance des normes, sous
la forme du consommateur-‐citoyen, et leur reconnaissance par les marquages de
conformité propres aux marchés sous la forme du consommateur-‐client. Le chapitre
suivant va élaborer un cadre d’analyse pour appréhender l’influence potentielle que
la participation peut avoir dans et sur ces multiples déplacements et mouvements
de frontières.
162
Chapitre 4 163
Chapitre 4 : Vers une économie politique internationale de
la traduction
Ce chapitre a pour objectif l’élaboration d’un cadre d’analyse des dynamiques
participatives des représentants des consommateurs aux arènes de la normalisation
internationale. Le cadre d’analyse proposé ici s’inscrit à la suite des travaux
hétérodoxes d’économie politique internationale (EPI) sur les formes non
conventionnelles d’autorité et s’inspire du concept de traduction développé à
l’origine par les sociologues des sciences et techniques (Akrich et al., 2006; Callon,
1986a), pour éclairer nos trois questionnements de base : pourquoi, où et avec quels
effets les représentants des consommateurs s’impliquent-‐ils aux travaux de
normalisation internationale ? Il reprend des perspectives hétérodoxes d’EPI la
multiplicité des fondements institutionnels des formes d’autorité privée et les
questionnements ontologiques auxquels elles donnent lieu. Alors que l’EPI éclaire
les fondements plus structurels de l’autorité hybride transnationale, le concept de
traduction porte une attention particulière aux dispositifs techniques qui « réalisent
le travail de structuration » (Holifield, 2009, p. 648).
Le concept de traduction décrit les processus par lesquels les technosciences
réduisent, manipulent et transforment le monde pour assurer l’utilité des
connaissances produites dans le confinement du laboratoire (Sismondo, 2008). La
traduction observe comment la production des connaissances scientifiques met en
forme et stabilise des relations entre un ensemble d’acteurs et d’objets hétérogènes.
La traduction appréhende l’intrication entre les artefacts techniques et les
configurations sociales et permet d’étendre les questionnements ontologiques aux
rapports science-‐société pour rendre compte de la nature politique de l’expertise
gouvernant des enjeux posés comme techniques. Ce concept a notamment été
appliqué dans les études de la gouvernance alimentaire pour mettre en évidence la
façon dont les réseaux de régulation sont formés par des acteurs puissants et
soutenus par une variété de dispositifs techniques (Busch & Juska, 1997; Higgins,
Chapitre 4 164
2006; Stuart, 2010). La problématisation des rapports entre science et société ainsi
que l’intérêt porté aux dispositifs techniques comme étroitement intriqués à une
configuration sociale particulière sont les deux apports principaux du concept de
traduction à l’étude des formes non étatique de pouvoir.
Notre cadre d’analyse part du constat que l’une des sources critiques de l’autorité
privée tient dans sa capacité à offrir un dispositif de jugement partagé et à traduire,
c’est-‐à-‐dire à « établir des relations d’équivalence entre des idées, des objets et des
matériaux qui sont autrement différents » (Best & Walters, 2013a, p. 333). La
traduction nous invite à repenser la représentation comme étant autant le fait des
hommes que des objets qui traduisent une représentation particulière des acteurs
auxquels il s’adresse. À vrai dire, dispositifs techniques et configuration sociale sont
étroitement imbriqués, comme l’exemple des marmites à pression devrait nous en
convaincre. Dans cette perspective, l’apport de la traduction est précisément de
décrire comment cette intrication est négociée et subordonnée à l’acceptation, par
les acteurs et les objets, du rôle et de l’identité qui leur sont attribués. Pour
reprendre l’exemple de l’artillerie, il fallait non seulement des machines qui
permettent un usinage précis, mais aussi une main d’œuvre qui accepte une
redistribution et une requalification du travail. La traduction permet alors d’intégrer
la consommation comme l’une des dynamiques spécifiques gouvernant la
reconnaissance des normes internationales, à la fois en raison du dispositif
technique que les normes offrent à l’action des consommateurs et du dispositif
social que les consommateurs offrent à l’action des normalisateurs et des normes
qui occupent dès lors une place centrale dans la médiation marchande.
La normalisation des « cocottes-‐minute » est exemplaire de l’intrication entre
dispositifs techniques et configuration sociale et montre à quel point les
représentations des ingénieurs contribuent à façonner les objets et les identités, en
l’occurrence la cocotte-‐minute et la ménagère censée l’utiliser. La diffusion de cette
méthode de cuisson dans les foyers français dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale impliquait pour la ménagère de « dompter la cocotte-‐minute »
(Leymonerie, 2009). L’usage de la cocotte-‐minute requiert des nouvelles pratiques
et de nouveaux apprentissages de la part de la ménagère qui ne peut plus contrôler
la cuisson en cours. Une série de dispositifs sont alors imaginés dans les laboratoires
de l’AFNOR : manomètres, tableaux de cuisson, vis de serrage et soupapes à cran.
Chapitre 4 165
Les ingénieurs de l’AFNOR contribuent alors à la construction d’une ménagère
technicienne qui reflète la professionnalisation du travail ménager. Dès les années
50, un glissement progressif se fait jour dans la conception de la ménagère qui est
alors envisagée comme distraite et maladroite : « Ce changement s’explique par les
relais utilisés par l’AFNOR pour s’informer sur les pratiques réelles: articles relatant
des accidents catastrophiques dans la rubrique des faits divers des journaux,
rapports signalant l’utilisation fréquente des autocuiseurs dans les familles
nombreuses et leur manipulation par des enfants » (idem., p. 51). Cette nouvelle
conception appelle une modification des dispositifs de contrôle : au manomètre se
substitue le sifflet qui permet d’avertir la cuisinière distraite et peu attentive au
niveau de pression de la cocotte-‐minute. Or, cette nouvelle figure de la ménagère
reflète une modification plus profonde de la configuration sociale : « l’entrée
croissante des femmes sur le marché du travail rend caduque la valorisation d’une
figure professionnelle de la ménagère et encourage un idéal nouveau d’automatisme
et de commodité » (idem., p. 53). Comme on le voit, il n’existe pas de choix dits
technologiques sans une vision de la société à laquelle ces techniques sont
adressées. Ainsi, dans la perspective d’une sociologie de la traduction, il est
préférable de parler de choix sociotechniques qui appellent à questionner les enjeux
sociaux et politiques des choix prétendument techniques et scientifiques.
À l’aide de deux enrichissements théoriques successifs, nous verrons que la
participation des consommateurs aux travaux de normalisation s’inscrit dans un
processus de traduction qui établit des liens entre les normes techniques, l’activité
des associations de consommateurs, l’avènement des supermarchés et du libre-‐
service, l’identité des consommateurs, ou encore le travail des normalisateurs. Le
premier enrichissement est historique et démontre que la normalisation industrielle
fait l’objet d’une nouvelle problématisation sous l’action de groupes émergents, les
associations de consommateurs, qui y voient un instrument pour répondre à leurs
préoccupations collectives. Le second enrichissement est sociologique et
appréhende les normes comme des dispositifs qui permettent la médiation
marchande, c’est-‐à-‐dire, un dispositif de mise en forme de la relation entre le
produit et le client. Ensemble, ces deux enrichissements permettent de voir que la
normalisation intéresse le consommateur autant que le consommateur intéresse la
normalisation et que cet intéressement repose sur des définitions qui affectent la
Chapitre 4 166
propension des consommateurs à être actifs politiquement. Le concept de
traduction offre alors des pistes intéressantes pour explorer nos questions de
recherche. Il suggère que le « pourquoi » de la participation est à subordonner à une
problématisation qui permette l’intéressement et l’enrôlement des consommateurs
et des normes. Il suggère que les thèmes controversés, révélateurs du caractère
contestable et des violences symboliques opérées par la traduction, offrent des
moments privilégiés pour la participation des associations de la société civile. Enfin,
il permet d’appréhender l’influence d’une telle participation sous l’angle de
l’expertise et des modalités, potentiellement contestées, selon lesquelles les non-‐
spécialistes sont associés aux choix sociotechniques.
Ce chapitre procède comme suit. Les deux sections suivantes présentent les
enrichissements historiques et sociologiques qui nous permettent, dans une
troisième section d’appréhender la participation des consommateurs à l’élaboration
des normes internationales comme le résultat d’une traduction qui met en relations
des acteurs et objets hétérogènes. Nous justifierons alors l’usage du concept de
traduction en appréhendant la similitude entre le laboratoire et les arènes de
normalisation internationale. Nous explorerons alors nos trois questions de
recherche à l’aide des notions de traduction opérationnelle, de traduction
thématique et de traduction rhétorique.
1. Enrichissements historiques où comment les consommateurs
se saisissent de la normalisation industrielle
Rappelons ici une observation centrale du second chapitre : les consommateurs
n’ont pas émergé automatiquement de la diffusion des marchés, mais sont le
résultat d’une construction sociale (Trentmann, 2006, p. 6). Il en est de même pour
leur entrée en normalisation. La représentation des consommateurs dans les arènes
de normalisation (nationale) date de l’entre-‐deux-‐guerres et fut autant le résultat de
la mobilisation des mouvements sociaux et de la prise de conscience du
consommateur que le fruit de l’action gouvernementale et des stratégies des
entreprises.
Nous allons voir ici plus précisément comment l’entrée en normalisation des
représentants des consommateurs résulte d’un travail de problématisation du
consommateur et des normes dites « techniques » afin qu’elles deviennent un
Chapitre 4 167
instrument « politique » au service d’une nouvelle figure légitime non seulement sur
le marché mais aussi en politique, le consommateur. Ce travail de problématisation
intervient dans un contexte de controverses relatives à la santé et à la sécurité des
citoyens face à l’arrivée de nouveaux produits dans les mains d’utilisateurs non
avertis et aux pratiques frauduleuses des publicitaires, des producteurs et des
vendeurs. Ces controverses ont avant tout été portées par des mouvements qui
revendiquent le droit à l’indépendance du consommateur sur le marché et plaident
pour un recours à l’information scientifique lors de l’achat. La normalisation
industrielle offre au mouvement comparatif naissant un étalon pour évaluer les
produits sur une base scientifique. Ce projet s’inscrit alors dans des dynamiques
complexes qui font intervenir aussi bien les gouvernements et les entreprises qui
mobilisaient différentes figures du consommateur qui imbriquent citoyenneté et
consommation. Les différentes figures mobilisées illustrent qu’au-‐delà des questions
de lutte contre les dommages causés par l’arrivée massive de nouveaux produits, la
représentation des consommateurs au sein des arènes de normalisation trouve son
origine au sein de conceptions différentes des relations à établir entre le marché, la
politique et la société. Pour appréhender ces relations, nous suivons à nouveau
Lizabeth Cohen qui refuse l’opposition classique entre le citoyen, au service du
l’intérêt général et le consommateur à la recherche de plaisir matériel personnel.
« Plutôt que des idéaux types isolés, le citoyen et le consommateur étaient des
catégories constamment en mouvement, qui parfois se recouvraient, étaient souvent
en tension, mais illustrant toujours la perméabilité des sphères économique et
politique » (Cohen, 2003, p. 8). Ainsi, l’entrée en normalisation des porte-‐paroles des
consommateurs offre un prisme au travers duquel la perméabilité et le déplacement
des frontières entre le public et le privé peut être observés.
Un second rappel s’impose donc, celui des idéaux types de Cohen qui caractérisent
les relations entre citoyenneté et consommation à l’aide des figures du
consommateur-‐citoyen et du consommateur-‐client, qui permettent de concevoir
l’avènement du citoyen-‐client de la République des Consommateurs. Le
« consommateur-‐citoyen », emblématique du New Deal et de la Seconde Guerre
mondiale s’affirme politiquement au travers de la consommation, « non seulement
pour sortir l’Amérique capitaliste de la Grande Dépression, mais aussi pour
préserver les droits des consommateurs individuels et l’intérêt général. (…). Les
Chapitre 4 168
consommateurs-‐citoyens étaient perçus comme responsables pour la préservation
du bien-‐être de la nation, en particulier pour pousser le gouvernement à protéger
les droits, la sécurité et un traitement équitable des consommateurs individuels
dans le marché » (Cohen, 2003, p. 18). La consommation privée appelle à la défense
de l’intérêt collectif. À l’opposé, le « consommateur-‐client », de la fin des années 30
fait référence à un consommateur à la poursuite de son intérêt personnel et confiant
dans les mécanismes du marché. Autrement dit, le consommateur-‐client contribue
plus à la société dans son ensemble en exerçant son pouvoir d’achat qu’en
s’affirmant politiquement (Cohen, 2003, p. 19). L’intérêt collectif passe par la
défense de la consommation privée. Cette seconde perspective sera difficilement
défendable durant de la Seconde Guerre mondiale qui demandait des sacrifices aux
consommateurs américains, tant en termes de rationnement que de contribution à
l’effort de guerre. Ainsi, dans l’après-‐guerre, émerge un compromis entre ces deux
figures, le citoyen-‐client, qui incarne l’idéal de la République des Consommateurs,
c’est-‐à-‐dire un consommateur qui satisfait ses désirs matériels personnels tout en
servant l’intérêt national dans une période d’après-‐guerre où la reprise de
l’économie dépendait étroitement d’une consommation de masse (Cohen, 2003, pp.
8-‐9). Comme nous allons le voir, ces idéaux types empiètent et jalonnent l’entrée en
normalisation des consommateurs et de leurs porte-‐paroles, dont les prémisses se
situent à la fin du XIXème siècle.
Les prémisses de l’usage d’outils marchands à des fins d’actions 1.1publiques
Dès la fin du XIXème siècle, le mouvement syndical, les organisations féministes et
divers « réformateurs sociaux » issus du christianisme social s’emparent des
questions de consommation et font usage d’outils marchands, comme les labels et
les listes blanches, à des fins d’action publique. Ces mouvements illustrent la prise
de conscience « de la puissance virtuelle du consommateur (…). Il s’agissait d’inciter
le public à se servir de son libre arbitre en matière de décision d’achat pour faire
pression sur les entreprises, afin qu’elles améliorent les conditions de travail de
leurs ouvriers : les achats devaient ‘récompenser’ les fabricants et les distributeurs
qui avaient reçu le ‘satisfecit’ des ligues » (Ruffat, 1987, p. 28). Ces mouvements ont
en commun de lutter pour des conditions de travail décentes par l’entremise de la
consommation ; ils offraient ainsi une première vision du consommateur-‐citoyen
Chapitre 4 169
qui « prend en charge une responsabilité politique que nous associons généralement
aux citoyens dans la prise en considération du bien-‐être de la nation au travers de
leur consommation » (Cohen, 2001, p. 204)145. L’usage de labels et la publication de
listes blanches devaient permettre au consommateur-‐citoyen d’identifier les biens
produits dans des conditions sociales acceptables et exprimaient davantage des
revendications relatives aux conditions des travailleurs qu’à la protection d’un
consommateur encore en devenir. L’American Federation of Labor publia dès 1894
une liste intitulée ‘We don’t Patronize’ qui recensait les employeurs qui refusaient
d’implémenter les salaires et les horaires de travail définis par le syndicat et
permettait aux consommateurs de boycotter les biens produits par ces entreprises
(Wiedenhoft, 2006). De même, « Les femmes de la National Consumers League
dévelopèrent la tactique de l’usage de la pression des consommateurs sur les
employeurs à améliorer les normes du travail. Les activites des Ligues au tournant
du siècle promouvaient des « Liste blanche » d’employeurs justes ... » (Storrs,
2000)146. Les ligueuses utilisaient « ce qui est alors considéré comme une spécificité
féminine (ici la consommation) pour étendre l’autonomie des femmes et mettre en
place de nouvelles relations avec les hommes et leurs actions politiques » (Chessel,
2003, p. 107). Dans une société qui ne donne pas le droit de vote aux femmes, la
réforme des modes de consommation prônée par les ligues d’acheteuses en France
ou les National Consumers Leagues aux États-‐Unis leur permettait de construire
« (…), un mode d’action politique particulier, fondé sur l’éducation et sur la réforme
quotidienne des modes de consommation et de vie » (Chessel, 2003, p. 104; Sklar,
1998).
Les stratégies utilisées par ces ligues illustrent avant l’heure la puissance des
dispositifs de mesure qui se trouveront au cœur de la normalisation et permettront
à la fois de fixer des critères d’évaluation sur la base d’une expertise reconnue
(sinon explicitement, du moins implicitement) et de fournir un dispositif de
jugement. L’élaboration des listes blanches repose sur la définition de normes qui
incorporent les savoirs développés par les ligueuses mais aussi les ‘bonnes 145 Notre traduction : « take on the political responsability we usually associate with citizens to consider the general good of the nation through their consumption. » 146 Notre traduction : « The women of the National Consumers League pioneered the tactic of using consumer pressure on employers to raise labor standards. Turn-of-the-century league activists promoted ‘white list’ of fair employers… »
Chapitre 4 170
pratiques’ développées par les entreprises. Selon un représentant de la NCL, « les
normes des Listes blanches étaient rédigées par la Working Women’s Society et
modifiées par nos soins après avoir obtenu l’avis des entreprises qui ont la
réputation de traiter leurs employés de la façon la plus équitable» (cité in Sklar,
1998, p. 22)147 . Ces listes, élaborées sur la base de faits et chiffres sérieux,
encouragent alors l’acheteuse à déléguer pour un temps son jugement afin de
choisir des biens produits dans des conditions de travail socialement acceptables.
En France, c’est par le « régime de l’enquête incessante » qui permet la « récolte de
faits et chiffres prouvés par des sérieuses références » que sont élaborées les listes
blanches des ateliers de couture qui s’engagent par exemple à respecter des
horaires de travail ou à ne pas donner aux ouvrières de travail à terminer à domicile
(Chessel, 2003, p. 101). « Ce régime de l’enquête incessante constitue en outre un
mode d’information et donc de formation des femmes bourgeoises au monde social,
une manière de « sortir » dans la sphère publique, d’acquérir une certaine expertise
et d’avoir des expériences de prise de parole » (Chessel, 2003, p. 102). C’est sur la
base de l’expertise développée par ces ligues que l’acte d’achat peut devenir un acte
moral (Sklar, 1998, p. 28). Enfin, en abordant explicitement les conditions de travail
largement induites par les changements des modes de production liés à
l’urbanisation et à l’industrialisation, ces listes ne sont pas sans rappeler les
nombreuses initiatives qui, un siècle plus tard et dans un contexte de mondialisation
des chaînes de production, confèrent aux consommateurs la possibilité d’améliorer
les conditions de travail à l’autre bout de la planète par l’achat de produits labellisés
qui offrent à plus ou moins bon prix les garanties d’un commerce équitable et
d’entreprises socialement responsables.
Ces mouvements ne participent évidemment pas aux travaux des organisations de
normalisation instituées plus généralement à la suite de la Première Guerre
mondiale. Il est cependant important de les mentionner puisqu’ils permettent à la
fois d’identifier les continuités et les ruptures à l’œuvre dans l’entrée en
normalisation des consommateurs. La prégnance des organisations féministes, la
constitution, la mobilisation et la diffusion de nouvelles formes d’expertises, l’usage
147 Notre traduction : « White list standards were ‘drafted’ by the Working Women’s Society and modified by us after seeking advice from those firms which had the reputation of treating their employees the most fairly. »
Chapitre 4 171
de la consommation comme tremplin pour la reconnaissance des droits politiques
de groupes exclus de la sphère publique, ou encore l’établissement de relations
étroites entre la consommation et la production, sont autant de caractéristiques du
mouvement consommateur qui se retrouvent lors des périodes ultérieures, qu’il
s’agisse de l’entre-‐deux-‐guerres ou de l’après-‐guerre. Des ruptures importantes ont
lieu durant l’entre-‐deux-‐guerres. Alors que jusque dans les années 20, la figure du
consommateur est essentiellement mobilisée pour soutenir les revendications des
travailleurs portées des organisations féministes en quête de reconnaissance dans
l’espace public, l’entre-‐deux-‐guerres verra un glissement vers la défense de droits
spécifiques aux consommateurs. Ensuite, les consommateurs se voient accorder une
reconnaissance officielle, notamment au travers des institutions du New Deal où ils
sont formellement représentés et plus largement au sein de la théorie économique
qui en fait un des éléments moteurs de la croissance. Enfin, cette période voit
apparaître la figure concurrente du consommateur-‐client.
Les liens fondateurs durant l’entre-‐deux-‐guerres aux États-‐Unis : 1.2expertise et déterreurs de scandales au coeur de l’identité du consommateur.
C’est durant l’entre-‐deux-‐guerres que les liens entre la normalisation industrielle et
l’homme de la rue ont été explicitement tissés sous l’action, tantôt conjointe, tantôt
conflictuelle, des organisations féminines, des « déterreurs de scandales »148, des
agences gouvernementales et des entreprises. Les premières traces d’une
représentation des consommateurs dans les arènes de normalisation dans les
années 1920 illustrent l’influence des études ménagères et des organisations
féminines. Ainsi, dans un article paru en 1928 et consacré à la normalisation des
équipements ménagers, Alice L. Edwards, secrétaire exécutive de l’American Home
Economics Association mentionne la coopération du Deutscher Normenausschuss,
précurseur du DIN et de la fédération nationale des associations ménagères
féminines (Reichsbverband Deutscher Hausfrauenvereine) lors l’élaboration des
normes, ou, en Norvège, la demande de normalisation adressée en 1925 par le
Conseil national des femmes au département de l’agriculture en vue d’obtenir des
informations fiables sur les équipements électriques (Edwards, 1928, p. 218). Dans
148 Selon l’expression utilisée alors, les muckrackers (Krislov, 1997, p. 73; Ruffat, 1987, p. 30).
Chapitre 4 172
son livre publié en 1929, Robert A. Brady indique l’intérêt porté par l’American
Home Economics Association aux travaux de normalisation et pour la première fois,
l’inclusion d’une organisation représentant les consommateurs aux travaux de
l’American Standards Association (ASA)149 sur les réfrigérateurs (Brady, 1929, p.
249). Edwards précise qui sont les initiateurs de ces travaux: « ce fut à la demande
du consommateur, représenté par l’Amercian Home Economics Assciation, que des
réunions ont été convoquées récemment par l’American Engineering Standards
Committee pour envisager l’établissement de spécifications pour les réfrigérateurs
(...) »(Edwards, 1928, p. 219)150 . Bien que lacunaires, ces quelques exemples
montrent que dès le milieu des années 1920, des groupes participent au nom des
consommateurs, ou plutôt des consommatrices, et que ces expériences s’étendent
aux États-‐Unis, à la Norvège ou encore à l’Allemagne.
Durant cette période des mouvements féministes tentent de mobiliser les femmes
au-‐delà des questions de consommation et de faire valoir leur expertise dans les
affaires domestiques, comme dans le cas de la professionnalisation des études
ménagères (Hilton, 2007). Il convient ici de souligner le rôle de l’enseignement
ménager qui était aux États-‐Unis au cœur de l’offensive des consommateurs avec
une association de plus de 15’000 membres (Cohen, 2003, p. 33). L’enseignement
ménager poursuit les objectifs d’éducation et de réforme des modes de
consommation initiés par les ligueuses. Les études ménagères illustrent
simultanément les nouvelles catégories socioprofessionnelles qui s’emparent des
questions de consommation afin de se faire vivre dans des départements
d’économie qui ne les reconnaissent guère (Goldstein, 2006) et les controverses
associées à l’avènement d’une consommation de masse qui met entre les mains
d’utilisateurs non avertis des produits dangereux ou aux qualités douteuses. Les
expert(e)s des études ménagères publient alors plusieurs ouvrages et articles qui
contribuent à établir les liens entre la normalisation et le consommateur final
149 L’American Engineering Standards Committee (AESC), créé en 1918 deviendra en 1928 l’American Standard Association (ASA). Il sera renommé en 1966 et deviendra l’United States of America Standards Institute (USASI), pour devenir en 1969 l’American National Standard Institute, l’actuel ANSI. Informations disponibles à l’adresse : http://www.ansi.org/about_ansi/introduction/history.aspx?menuid=1, accès le 08.12.2011. 150 Notre traduction : « it was the consumer’s demand, represented by the Amercian Home Economics Assciation, which resulted in the meetings called recently by the American Engineering Standards Committee to consider the establishment of specifications for refrigerators (…). »
Chapitre 4 173
(Coles, 1949; Edwards, 1928). Elles interviennent pour représenter les
consommateurs au sein des arènes de normalisation. C’est d’ailleurs la responsable
du bureau de l’enseignement ménager créé en 1923 sous l’égide du département de
l’agriculture, Louise Stanley, docteur en biochimie de l’Université de Yale, qui
participe aux travaux de normalisation volontaire sur les réfrigérateurs au sein de
l’ASA (Goldstein, 2006, p. 82). Dans leur entreprise, elles sont plus largement
assistées « par l’intérêt croissant porté à la consommation par les économistes et
une critique populaire veblenesque de la classe moyenne de la société de
consommation qui a donné lieu à l’émergence de Consumers’ Research et de
Consumers Union » (Hilton 2007, p.125)151. L’émergence des premières associations
dont l’action entend avant tout bénéficier aux consommateurs (et non plus aux
travailleurs), comme Consumers Research ou Consumers Union, se situe alors au
croisement de l’action des professionnels des études ménagères et des déterreurs
de scandales, expert de la consommation et de la normalisation. Ils voient dans la
normalisation un outil de mesure approprié pour évaluer la qualité des produits de
grande consommation et débusquer sur la base d’une analyse scientifique les
annonces fallacieuses des publicitaires et représentants de commerce.
L’association de tests comparatifs créée en 1929, Consumer Research, est
fréquemment mentionnée comme la première organisation de consommateur
(Chatriot, Chessel, & Hilton, 2006; Krislov, 1997, pp. 94-‐95; Ruffat, 1987, p. 102;
Strasser, McGovern, & Judt, 1998). À l’origine de sa création se trouve la publication
en 1927 de Your Money’s Worth152, ouvrage conjoint de Frederick John Schlink
(1891-‐1995), ingénieur à l’American Standards Association (ASA) ayant travaillé au
Bureau of Standards et de Stuart Chase (1888-‐1985), ancien économiste de la
Federal Trade Comission. Cet ouvrage, qui sera un succès de libraire, cible avant tout
la partialité des informations fournies par les publicitaires et relève nombre
d’exemples de pratiques frauduleuses. Les auteurs plaident alors pour une
évaluation scientifique des produits qui doit permettre aux consommateurs de
prendre des décisions d’achats informées. À la fin de l’ouvrage, le lecteur trouve une
151 Notre traduction : « by the growing interest in consumption by academic economists and a popular middle-class Veblenesque critique of consumer society that gave rise to the development of both Consumers’ Research and Consumers Union. » 152 « Comment en avoir pour son argent »
Chapitre 4 174
proposition d’adhésion à un club : en l’échange d’une souscription, le lecteur recevra
les résultats de tests que Schlink pourra « rassembler dans les publications du
gouvernement et grâce à son travail à l’ASA » (Ruffat, 1987, pp. 32-‐33). Comme les
auteurs le disent : « S’il existait une organisation militante de consommateurs avec
une équipe d’experts sur les produits de base, ce livre n’aurait jamais été écrit »
(Schlink & Chase, 1927, p. 229)153. Ainsi, ce club devient en 1929 l’association
Consumers Research avec plus de 1800 membres. L’organisation a rapidement près
de 5000 membres et publie son magazine d’essais comparatifs, Consumer Bulletin.
Elle incarne ainsi l’un des constats de ce livre : « Tant que le consommateur final
n’est pas organisé dans un club d’achat ou une coopérative, il ne peut pas facilement
acheter à l’aide de spécifications » (Schlink & Chase, 1927, p. 195)154 . Il est
intéressant de noter que ce même Schlink est aussi associé la création, en 1936, de
l’autre grande organisation qui publie des tests comparatifs, Consumers Union et
son magazine Consumers Report. Après avoir publié en 1933 avec Arthur Kallet, un
autre leader de Consumer Research, un livre intitulé 100 000 000 de cobayes, un
best-‐seller qui engendra nombre d’adhésion à Consumer Research, un conflit
survient entre les deux hommes. Le conflit porte sur la position à adopter face aux
tentatives de syndicalisation de certains collaborateurs de Consumer Research.
Kallet, qui soutient cette tentative, quitte Consumers Research pour fonder en 1936,
Consumers Union (Ruffat, 1987).
Dans l’ouvrage de Schlink et Chase, la nécessité d’organiser un club repose sur un
double constat. D’une part, celui d’un consommateur ignorant et de la difficulté à ne
pas l’être face à la multitude de produits qui apparaissent sur le marché et aux
discours qui les entourent. D’autre part, celui de l’apport de la normalisation et des
spécifications techniques dans les décisions d’achat. La citation suivante résume
bien le projet initié avec pour objectif explicite de permettre aux consommateurs, à
Alice, de sortir du pays des Merveilles, le marché et l’arbitraire de ses conventions.
C’est-‐à-‐dire de se défaire de l’emprise des publicitaires pour prendre des décisions
d’achat scientifiquement fondées. Mais citons la version originale du texte:
153 Notre traduction : « If there had existed a militant organization of consumers with a staff of commodity experts, this book would never have been written. » 154 Notre traduction : « The ultimate consumer, unless organized in a buying club or cooperative association cannot readily buy to specification. »
Chapitre 4 175
We are all Alices in a Wonderland of conflicting claims, bright promises, fancy
packages, soaring words, and almost impenetrable ignorance. It is the purpose
of this book to explore that Wonderland and perhaps to indicate a path, which
may lead out of it (…). The blazes on that trail which the authors will indicate
are in no sense revolutionary. They imply no drastic change in our system of
law or of property. They are practical in the sense that they are already in use
in some isolated instances. We shall plead for an extension of the principle of
buying goods according to impartial scientific test, rather than according to the
fanfare and trumpets of the higher salesmanship. This is all (Schlink & Chase,
1927, pp. 2–3).
Leur projet n’a donc rien de révolutionnaire et ne remet pas en cause les
fondements du capitalisme : « plutôt, ils espéraient que la recherche scientifique sur
la qualité des produits permettrait un meilleur fonctionnement du libre marché en
créant des consommateurs plus avertis pour contrebalancer les pratiques déloyales
des marchands » (Cohen, 1998, p. 116)155. Il résulte plutôt des controverses issues
des pratiques frauduleuses des producteurs et vendeurs qui préfèrent rester au
pays des merveilles. Pour en sortir, le consommateur doit pouvoir baser ses
décisions d’achat sur des tests scientifiques. Parmi les techniques de tests exposées,
les auteurs identifient clairement la normalisation industrielle, qu’elle soit
volontaire ou issue du gouvernement, comme étant in fine la source d’autorité sur
laquelle le consommateur peut faire reposer son jugement lors de ses décisions
d’achat:
What, specifically, are the yardsticks which give us authority to pass judgment
on Wonderland; to lay strictures on great classes of goods created and
distributed with incredible human labor; and above all, to promise the
consumer better goods at lower price? (…) But we have, such as it is, a
yardstick. (…). The going name for it is industrial standardization. (…)
Specifically we advocate technical standards for all manner of intermediary
industrial processes, standards to take the magic out of buying (in necessities
at least), standards to eliminate untold complexity, confusion and waste, and
155 Notre traduction : « rather, they hoped that scientific research into product quality would allow the free market to work better, by creating more knowledgeable consumers to counterbalance exploitative merchandisers. »
Chapitre 4 176
so relegate industry and business to the place of servant, rather than
master (idem., pp. 168-‐169).
Leur ouvrage cible avant tout les industriels et publicitaires dont les intérêts doivent
être subordonnés aux besoins de la société. Pour ce faire, ils s’inspirent de l’usage
des spécifications techniques dans les pratiques d’achats gouvernementales. Comme
le soulignent Schlink et Chase, « Pourquoi cette technique ne peut-‐elle pas être
appliquée pour aider le consommateur en général tout comme elle a aidé le
gouvernement des États-‐Unis ? » (Schlink & Chase, 1927, p. 5). La réponse tient tout
d’abord du manque de volonté du gouvernement. Malgré les économies
substantielles qui pourraient en résulter pour le consommateur final, le
gouvernement américain ne met pas publiquement à disposition les résultats de ses
tests, entre autres réalisés par le Bureau of Standards, en raison de l’injustice
commerciale qui pourrait résulter de la publication du nom de marques en
compétition. « Un scientifique membre depuis longtemps de l’équipe du National
Bureau of Standard estime que pour les deux millions dépensés chaque année dans
les essais et la recherche, une économie d’au moins un milliard de dollars par an
résulterait de la transmission de ces informations au grand public. Les données
inestimables qui permettent au gouvernement d’économiser une centaine de
millions, ne sont pas disponibles, sous une forme qui peut être utilisée, au corps plus
large des consommateurs qui paient la facture du gouvernement »156 (idem., p. 65).
Si cette critique du gouvernement souligne la nécessité de transmettre l’information
issue des tests, elle illustre aussi l’importance d’une mise en forme de ces résultats
afin qu’ils soient utilisables pour le consommateur final. Cette mise en forme est
difficile en l’absence d’une organisation de consommateurs. En effet, l’usage de
spécifications fournit certes une base scientifique à l’achat, mais reste d’une utilité
limitée pour le consommateur final : disposer d’une spécification ne suffit pas,
encore faut-‐il pouvoir identifier les produits qui y répondent157 ! Cette contrainte
156 Il s’agit du Dr. F.C. Brown, directeur assistant du Bureau of Standards. Cf. Schlink & Chase, 1927, p. 203. 157Notre traduction : « A scientist long on the staff of the Bureau of Standards estimates that for the two millions spent annually in testing and research, a saving of at least a billion dollars a year would follow from the release of the information to the public at large. The invaluable data which save the Government a hundred millions, are not available, in a form that can be used, to that wider body of consumers who pay the Government’s bill. » Comme les auteurs le soulignent par la suite : « With the naked specification only, he must hire a chemist or an engineer to find out what brands, if any, meet it » (p. 66).
Chapitre 4 177
appelle alors à la création d’une association de consommateur chargée de faire
réaliser des « tests par un laboratoire impartial » et de communiquer les résultats
aux consommateurs (idem., p. 64).
Acheter en fonction de spécification nécessitait l’organisation d’une association de
consommateurs et la définition des moyens par lesquels les spécifications pouvaient
équiper les décisions d’achats. Autrement dit, l’usage de spécifications techniques
par le consommateur final pour orienter ses achats ne va pas de soi, les normes
opposent certaines résistances qui nécessitent l’organisation des consommateurs en
association pour être surmontées. L’année suivant la publication de son best-‐seller,
Schlink publie un article intitulé Standards and Specifications form the Standpoint of
the Ultimate Consumer (Schlink & Brady, 1928), en collaboration avec le professeur
d’économie et spécialiste de la normalisation Robert A. Brady158, qui serait bientôt
en charge coordination des activités de normalisation au sein de la National
Recovery Administration (Agnew, 1934, p. 63). En exposant la création du club, son
utilité pour le consommateur final et ses limites actuelles, Schlink et Brady précisent
les modalités selon lesquelles le consommateur aurait accès à l’expertise
scientifique:
An embryonic activity also exists in a so-‐called Consumers’ Club, set up as a
kind of information bureau and clearing house, to supply confidential
information to its members, who are charged a small sum annually for
membership, and receive a list giving information about particular goods
under brand name, one part being a listing of goods that can be recommended
(…), and another part being devoted (…), to those articles, which on account of
poor value for the money asked, or fraudulent or misleading advertising, or
other reasons, seem not deserving of recommendation. If the findings of the
Bureau of Chemistry, the Bureau of Standards, and of a half dozen private
corporation laboratories were available to the compilers of this list, its service
to its members would be very great; as the matter now stands, it is a very
imperfect experiment to bring information of limited extent and necessarily
158 En 1929, R.A. Brady publie « Industrial Standardization », l’une des premières références sur le sujet où il soutient l’application de la normalisation aux produits de grande consommation : " In many cases where standardization has been applied to end consumption goods, the results have already proved their worth to the consumer in direct savings in original cost and maintenance, or indirectly through increased safety and greater convenience." (p. 254)
Chapitre 4 178
varying reliability to the aid of the ultimate consumer. Its excuse for existence
is that, broadly speaking, no other helping hand is yet offered that enables a
layman to translate technical knowledge and specifications for merchandise into
economical purchases at the corner store (Schlink & Brady, 1928, p. 235,
italique ajouté).
Cet ouvrage expose donc les fondements qui justifient le recours des
consommateurs aux travaux de normalisation publics et privés, l’élaboration de
normes pour les produits de consommation et in fine leur représentation. C’est par
l’entremise de tests comparatifs, réalisés sur la base de normes qui incorporent les
connaissances techniques, que le consommateur pourrait fonder scientifiquement
ses décisions d’achats. Ainsi, les tests comparatifs permettent de traduire des
compétences techniques relatives aux produits quotidiens en décision d’achat. Dans
cette perspective, l’émergence de nouveaux produits et les controverses qu’ils
suscitent appellent à l’élaboration de normes comme dans le cas des réfrigérateurs.
Si la réalisation de tests comparatifs est le moyen par lequel l’association parvient à
son objectif, encore faut-‐il pouvoir financer leur réalisation. C’est par la souscription
et la vente des magazines de tests que l’association obtiendra les ressources
opérationnelles permettant de les réaliser. L’ouvrage de Schlink et Chase reste
souvent mentionné dans la littérature contemporaine et eut un grand
retentissement pour les acteurs qui se saisissaient des questions de consommation:
« Depuis Your Money’s Worth, les défenseurs des consommateurs ont souligné
l’avantage obtenu par le gouvernement fédéral et les grandes entreprises du fait
d’exiger certaines normes pour leurs produits et ont demandé la même politique
pour les consommateurs individuels » (Smith, 1994, p. 148)159. En effet, le projet
porté par Consumers Research et les promoteurs des tests comparatifs trouve un
large appui auprès des nouvelles catégories socioprofessionnelles, principalement
les études ménagères et les sciences sociales (McGovern, 1998, p. 50). Il n’est dès
lors pas étonnant que ce projet soit largement relayé auprès des agences
gouvernementales durant le New Deal, notamment par l’entremise des expertes des
études ménagères ou de Consumers Research qui « fournissait des informations, de
159 Notre traduction : « Ever since Your Money’s worth, consumer advocates had pointed to the advantage derived by the federal governments and large companies from requiring certain standards for their goods, and they demanded the same policy for individual consumers. »
Chapitre 4 179
l’expertise et des idées à Washington et à ses consultants » (McGovern, 1998, p. 40).
Le recours à la normalisation prôné par les promoteurs des tests comparatifs est
largement soutenu par certaines institutions du New Deal qui incorporent des
représentants des consommateurs et reconnaissent le caractère légitime de ces
acteurs. Durant le New-‐Deal, les consommateurs sont formellement représentés au
sein de la National Recovery Administration par le Consumers Advisory Board
(CAB). Cette administration renforce le type de lien entre la normalisation et
l’homme de la rue qui est promu par les déterreurs de scandales et les organisations
qu’ils avaient créées pour réaliser des tests comparatifs. En 1933, le CAB forme un
comité sur les normes pour les consommateurs (consumer standards) dirigé par
Robert Staughton Lynd, membre du CAB et professeur de sociologie à l’université de
Columbia. Le rapport qui résulte de ce comité est explicite « A proposal do develop
standards for consumer goods by establishing a consumer standards board and
funds for basic testing ». Tout comme les initiatives présentées ci-‐dessus, il
contribue à la mise à l’agenda de la normalisation des biens de grande
consommation (Agnew, 1934, p. 60). Ce rapport s’inscrit clairement dans la
perspective du livre Your Money’s Worth, dont la publication avait été saluée par
Lynd qui y voyait la « Case de l’Oncle Tom du mouvement consommateur » (Ruffat,
1987, p. 32). Le rapport identifiait aussi la normalisation comme un instrument à
même de permettre à l’homme de la rue de prendre des décisions d’achat
scientifiquement informées. Il recommandait la création d’un conseil pour les
normes pour les consommateurs (consumers’ standards board) dont les tâches
seraient de développer des normes pour ces produits et de désigner « …les qualités
devant être considérées pour tester une marchandise données »160 (Agnew, 1934, p.
62). Il appelait au soutien du Bureau of Standards, l’actuel NIST, dans l’élaboration
de norme pour les produits de grande consommation et la réalisation de tests basés
sur une analyse scientifique. Enfin, il en appelait à garantir l’indépendance
administrative de ce nouveau conseil en raison des liens étroits que le Bureau était
suspecté d’entretenir avec les industriels (Agnew, 1934; Smith, 1994).
Le projet des tests comparatifs est donc plus largement porté par une nébuleuse qui
regroupe des représentants des études ménagères et des sociologues et autres
160 Notre traduction : «(…) the qualities to be considered in testing a given commodity.»
Chapitre 4 180
déterreurs de scandales, ingénieurs de la normalisation et spécialistes de la
consommation, porteurs d’une nouvelle expertise qui contribue à l’inextricable
enchevêtrement des notions de citoyenneté et de consommation. Il documente bien
la perspective du consommateur-‐citoyen, alors prévalant parmi les New Dealers
comme R. Lynd qui articulent constamment l’importance de renforcer les
consommateurs pour une démocratie viable : « la seule façon dont la démocratie
peut survivre… est par la qualité de vie qu’elle peut aider ses citoyens militants à
atteindre »161. Dans cette perspective, il ne s’agit pas uniquement de garantir un
niveau de vie adéquat, un ‘standard of living’ qui réduit les consommateurs à leur
pouvoir d’achat agrégé, mais plutôt de promouvoir le droit des citoyens à être
protégé du marché et entendu au sein du gouvernement. Ce projet ancré dans la
rationalité scientifique et une volonté d’indépendance face au marché repose sur
des valeurs traditionnelles, comme la simplicité, la frugalité, l’efficience et la
fonctionnalité (McGovern, 1998, p. 54). Il s’agit d’un projet politique qui incarne
selon McGovern « une forme d’idéal d’indépendance jeffersonien non seulement sur
le marché mais aussi dans la société en général – chaque consommateur individuel
nécessitait et méritait une information indépendante et scientifiquement valide
concernant les biens et les achats » (McGovern, 1998, p. 51). Si l’acte d’achat est un
acte de vote et les dollars des suffrages, alors le consommateur a le droit et
l’obligation de connaître ce qu’il achète. Ce projet incarne alors une idéologie à
l’opposé de la vision du consommateur-‐client promue par les publicistes qui
contribuent aussi, sous une forme différente, à associer consommation et
citoyenneté.
Face au projet porté par le mouvement des tests comparatifs, les industriels, les
distributeurs et les publicitaires s’appuient sur une figure du consommateur-‐client
pour prévenir l’intervention du gouvernement dans leurs relations avec les
consommateurs. L’entrée et les modalités de représentation des consommateurs
dans la normalisation sont aussi affectées par les stratégies développées par
l’industrie pour prévenir l’intervention gouvernementale. Ces acteurs associent
aussi consommation et citoyenneté, mais sous cet angle, c’est par sa participation
161 Notre traduction : «The only way that democracy can survive… is through the quality of living it can help the rank-and-file of its citizen to achieve. »
Chapitre 4 181
individuelle à l’économie que le consommateur affirme son identité nationale
(McGovern, 1998). « Dans cette perspective, la libre entreprise – fonctionnant dans
un libre marché, libre de l’intervention du gouvernement – collaborerait avec les
consommateurs-‐clients poursuivant des objectifs individualistes pour garantir une
plus grande prospérité à la nation» (Cohen, 2003, p. 101)162. Ainsi, en 1934, peu
après la parution du rapport Lynd, l’ASA établit un comité sur les biens de
consommation pour le consommateur final en vue de prévenir une intervention
gouvernementale contraignante. Comme le souligne L. Cohen, « là où elles [les
entreprises] le pouvaient, quand elles en sentaient le besoin, elles combattaient les
groupes de consommateurs qui désiraient des normes plus strictes pour les
produits et un renforcement de la législation alimentaire et pharmaceutique. Elles y
ont également fait face avec des comités de consommation établis de leur propre
chef pour gérer des clients exigeants, par moment grâce à la coopération par
moment et par la cooptation à d’autres: par exemple, l’American Standards
Association a créé un Comité pour les produits pour les consommateurs finaux en
1934 (…) » (Cohen, 2003, p. 58)163.
Il ne faut cependant pas réifier les catégories de consommateur-‐citoyen et de
consommateur-‐client. Ces idéaux types éclairent une tension qui traverse l’histoire
de la consommation et ses différents mouvements jusqu’à nos jours (Strasser et al.,
1998). Comme nous l’avons vu en introduction de cette partie, le citoyen et le
consommateur sont des catégories toujours enchevêtrées mais aussi mouvantes. Les
idéaux types développés par Cohen encouragent donc plus l’identification des
différentes articulations entre ces catégories qu’à une application mécanique. On
peut ainsi identifier cette tension au sein des organisations de tests, par exemple
lors de la divergence d’opinions entre Schlink et Kallet. Au travers du soutien au
mouvement syndicaliste naissant au sein de Consumers Research, la création de
Consumers Union s’inscrit plus largement dans l’opposition entre le
162 Notre traduction : « In this vision, free enterprise – functioning in a free market, free of government intervention – would collaborate with purchasers consumers pursuing individualistic goals to secure a larger prosperity for the nation. » 163 Notre traduction : « Where they [business] could, when they needed to, they fought consumer groups seeking product standardization or stricter food and drug legislation. They also responded with consumer committees of their own to manage demanding customers through cooperation at some moments and co-optation at others: for example, the American Standards Association established a Committee on Ultimate Consumers’ Goods in 1934 (…). »
Chapitre 4 182
« consommateur-‐client », apolitique et implicitement méfiant de l’intervention
politique et le « consommateur-‐citoyen », qui se mobilise pour le maintien du niveau
de vie du plus grand nombre. 164 Ces divergences internes au mouvement
consumériste se retrouvent aussi, comme nous allons le voir, après la Seconde
Guerre mondiale qui voit l’émergence de la figure du citoyen comme client. En effet,
avec la révolution keynésienne de la fin des années 30, pour la première fois, c’est le
consommateur et non plus le producteur qui deviennent responsables de la
croissance au sein de la théorie économique. « Avec la révolution keynésienne, alors,
les consommateurs sont devenus la source d’une productivité élevée et du plein
emploi alors que dix ans plus tôt ce rôle revenait incontestablement aux
producteurs » (Cohen, 2003, p. 55)165. Dans cette perspective, la dépression résultait
de la sous-‐consommation plutôt que de la surproduction. Le gouvernement avait
alors un rôle majeur : c’est par des politiques publiques qui améliorent le pouvoir
d’achat du consommateur que la nation sortirait de la dépression (Cohen, 1998).
« La conviction grandit que les consommateurs tenaient dans leurs mains la santé
actuelle et future de l’économie capitaliste américaine et que, ce qui importait le
plus, c’était leur pouvoir d’achat agrégé, pas leur droit à être protégée sur le marché
ou à être entendu dans des chambres du gouvernement » (Cohen, 2003, p. 54)166.
Les nouvelles dimensions de la représentation des consommateurs 1.3dans la normalisation après la Seconde Guerre mondiale.
Comme nous l’avons vu dans le second chapitre, après la Seconde Guerre mondiale,
164 Dans le premier numéro de Consumers Reports, le magazine de Consumers Union, on pouvait lire : (cité in Ruffat, 1987, p.34) « Les directeurs de Consumers Union ne pensent pas que leur tâche se borne à fournir des informations qui permettent d’économiser quelques pennies, ou même quelques dollars, en achetant une marque plutôt qu’une autre. On ne maintiendra jamais un niveau de vie décent pour le consommateur simplement en faisant des rapports sur la qualité et le prix des produits. Toute l’information technique du monde ne donnera pas assez de nourriture ou de vêtements à la famille de l’ouvrier du textile qui gagne 11 dollars par semaine... La seule façon de les aider matériellement est… de les aider dans leur combat en tant qu’ouvriers à obtenir un salaire honnête. » En 1968, c’est ainsi que le président de Consumer Reserach, F. Schlink, exprimait la différence fondamentale entre les deux organisations (cité in Ruffat, 1987, p. 102): « La différence essentielle entre Consumers Union et nous, est que nous sommes apolitiques et que eux ne le sont pas.. Ils tirent un feu nourri contre l’industrie et la publicité et veulent plus d’intervention de la part du gouvernement. » 165 Notre traduction : « With the Keynesian revolution, then, consumers became responsible for high productivity and full employment whereas a decade earlier that role had uncontestably belonged to producers. » 166 Notre traduction : « The conviction grew that consumers held the present and future health of the American capitalist economy in their hands, and that what mattered most was their aggregate purchasing power, not their right to be protected in the marketplace or to be heard in government chambers.»
Chapitre 4 183
la pratique d’une représentation institutionnalisée du consommateur au sein des
arènes de normalisation nationale se diffuse. Cette pratique fait intervenir une
nouvelle définition du consommateur, celle du citoyen comme client, c’est-‐à-‐dire
« (…) un idéal complexe et intégré d’abondance économique et de liberté politique
démocratique, tous deux équitablement répartis, et qui a presque formé une religion
civique nationale de la fin des années 1940 jusque dans les années 1970 » (Cohen,
2003, p. 127) 167 . Alors que la figure du consommateur-‐citoyen appelle à
l’intervention gouvernementale dans les relations entre consommateurs et
producteurs et que la figure du consommateur-‐client prône les vertus de la libre
entreprise, la figure du citoyen-‐client offre un compromis : l’intervention
gouvernementale se fera en amont de ces relations, afin de garantir le plein emploi à
la source du pouvoir d’achat des consommateurs qui, en poursuivant leur intérêt
individuel, contribuent à la croissance économique nationale. Si l’état garantit
l’égalité politique des citoyens en démocratie, cette égalité doit aussi s’étendre au
marché où elle passe par l’action étatique en vue de maintenir le pouvoir d’achat de
citoyens à la poursuite de leur intérêt personnel. L’intérêt des consommateurs est
alors résumé dans la notion de « droit des consommateurs », tels que prononcés par
Kennedy en 1962 : droit à l’information, à la sécurité, au choix et droit d’être
entendu. Ainsi, l’institutionnalisation de la représentation des consommateurs au
sein des arènes de normalisation, des administrations publiques avec la création de
bureaux consommateurs, des départements marketing des entreprises, « et surtout
d’associations consuméristes, a orienté cette représentation vers la défense des
intérêts des consommateurs, plutôt que la mise en cause de leur responsabilité
collective » (Dubuisson-‐Quellier, 2009b, p. 18). La représentation des
consommateurs dans les arènes de normalisation est l’une des expressions
institutionnelles de la République des Consommateurs tant elle contribue à asseoir
les droits du consommateur, en premier lieu le droit de choisir, tout en
reconnaissant la capacité civique du consommateur à représenter l’intérêt du public.
Là encore, « définir l’intérêt des consommateurs, et parler pour le consommateur,
établit à la fois la mesure dans laquelle l’État peut intervenir dans les questions de
167 Notre traduction : « (…) an elaborate, integrated ideal of economic abundance and democratic political freedom, both equitably distributed, that became almost a national civil religion form the late 1940s into the 1970s. »
Chapitre 4 184
consommation et la mesure dans laquelle le consommateur est actif dans les
processus politiques » (Hilton & Daunton, 2001, p. 5).
Le mouvement consumériste initié durant l’entre-‐deux-‐guerres poursuit son
expansion au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il reflète néanmoins une
nouvelle définition du consommateur, qui se traduit à la pratique des tests
comparatifs. Les tests comparatifs établis par les premières associations de
consommateurs et qui relient le consommateur à la normalisation connaissent au
moins trois développements. Tout d’abord, les magazines de tests connaissent un
franc succès et occupent une part grandissante dans le financement des associations
de consommateurs. Ensuite, ils sont à la base de la création de la première
organisation internationale de consommateurs. Enfin, le recours à la normalisation
est toujours au cœur de la réalisation des tests comparatifs pratique. Mais ces liens
vont simultanément se renforcer sous l’effet de la normalisation des procédures de
réalisation des tests mêmes (échantillonnage, notation) et se relâcher par la prise en
considération de caractéristiques comme la commodité, difficilement évaluable sur
une base scientifique.
En effet, le mouvement pour les tests comparatifs poursuit son expansion et ils
deviennent un moyen d’information privilégié des consommateurs à disposition des
associations (Marcus-‐Steiff, 1977). Les associations de consommateurs nationales et
leur magazine de test fleurissent168, à l’image de CU et de son magazine qui passe
successivement de 55’000 lecteurs durant la Seconde Guerre mondiale, à 700’000
en 1954169 (Cohen, 2003, pp. 130-‐131), puis à 2’200 000 en 1973 (Ruffat, 1987, p.
58). « By 1969 the comparative testing magazine had become a feature of most
advanced capitalist economies » (Hilton, 2008, p. 217). La vente des magazines de
tests comparatifs fournit alors une part substantielle des ressources des
associations de consommateurs. La part des ventes des magazines de tests occupe
aussi une place prépondérante dans le budget de la Stiftung Warentest, créée en
1964 sur une initiative du gouvernement allemand. Dès 1973, la part des ventes et
souscriptions au magazine dépasse la part publique du financement et cette
168 On peut citer la création de Which? (Angleterre) en 1957, de Que Choisir ? en France en 1961, etc. Pour une liste complète des magazines de tests et des associations de consommateurs correspondantes, voir (Duchamp, 1977). 169 L’année où CU fut lavé de tout soupçon de sympathie communiste.
Chapitre 4 185
dernière ne représente plus que 13% du budget en 1995 (Trumbull, 2006, p. 106).
Pour Consumers Union, elle fournit l’essentiel des revenus permettant de payer ses
quelque 400 employés, dont la plupart sont des ingénieurs ou des scientifiques
(Mayer, 2006, p. 154). La réalisation des tests comparatifs est à la base du
financement des associations de consommateurs, qu’elles bénéficient ou non de
subsides publics. Le financement peut être privé, comme dans le cas de Consumers
Union, de l’association anglaise de consommateur, Which ?, ou encore en Belgique
avec Test-‐Achat. Il peut être mixte, comme dans le cas allemand ou dans le cas des
pays nordiques. Il peut enfin se trouver au cœur du conflit comme en France où
l’Union fédérale de consommateurs (UFC -‐ Que Choisir ?) reproche à l’INC (50
millions de consommateurs) son manque d’indépendance et une trop grande
collusion avec les intérêts de l’état en raison de son financement public. Son action
est alors interprétée comme une tentative d’intoxication de la part de l’état pour à
affaiblir les associations de consommateurs (Neirynck & Hilgers, 1973, pp. 265–
269).
Il ne faut cependant pas minimiser les difficultés que rencontrent ces associations à
leur début pour financer la réalisation des tests et qui encouragent à leur
organisation internationale. La solidarité internationale des associations de
consommateurs et le bénévolat jouent alors un rôle important dans la réalisation
des tests. L’UFC bénéficiera du soutien des associations hollandaises et anglaises et
belges pour la réalisation de ses tests et la publication de son magazine (Neirynck &
Hilgers, 1973, pp. 269–270). Jusqu’en 1963, les techniciens qui travaillent pour Test
Achat sont des bénévoles, la rédaction est assurée par des sympathisants, et
l’association bénéficiera de prêts de Consumers Union et de l’association anglaise de
consommateurs (Neirynck & Hilgers, 1973, pp. 260–261). La coopération en matière
de tests comparatifs se trouve au cœur de l’organisation internationale des
consommateurs. C’est lors de la Première Conférence Internationale de Tests
Consommateurs que la première organisation internationale d’associations de
consommateurs est créé en 1960 pour permettre l’échange des tests entre ses
membres (Neirynck & Hilgers, 1973, p. 269). Elle résulte de l’initiative de cinq
grandes associations de consommateurs qui publient toutes un magazine de tests
Chapitre 4 186
(Hilton, 2006, p. 193) 170 . Elle a pour but explicite de promouvoir les tests
comparatifs, de faciliter l’échange d’informations sur les programmes de tests, les
résultats et les méthodes et de réguler l’usage des classements. Elle est aujourd’hui
connue sous le nom de Consumers International et a étendu ses activités au-‐delà des
tests comparatifs, principalement à l’organisation de mouvement de consommateur
au niveau national et à la reconnaissance de droits supplémentaires pour les
consommateurs comme le droit à l’éducation, aux besoins de base, au contentieux
(redress), et à un environnement sain. Nous verrons dans quelle mesure le recours à
la normalisation permet ou non de répondre à ces nouvelles revendications.
La réalisation des tests comparatifs repose toujours sur les travaux de
normalisation, mais selon des modalités différentes. L’utilité des normes ne
concerne plus uniquement l’évaluation du produit, mais s’applique de plus en plus à
la pratique du test comparatif en soi, comme pour l’échantillonnage : « Peu de
problèmes techniques des organismes d’essai, de l’échantillonnage des produits à
l’évaluation, sont hors d’orbite de l’approche coopérative des solutions développées
sous l’égide des organismes de normalisation » (Kallet, 1956, p. 288)171. Mallard
éclaire finement les liens qui se tissent entre normalisation et presse consumériste
lors « des processus pratiques de confection de l’information comparative » et qui
contribue à associer les associations de consommateurs aux travaux de
normalisation (Mallard, 2000b). La réalisation des tests comparatifs s’appuie tout
comme la normalisation sur une analyse scientifique ; elle mobilise les normes
concernant les produits testés et peut ainsi conduire à un examen critique des
spécifications techniques ; la production des tests suppose la collaboration de
l’ingénieur qui réalise le test et du journaliste en charge de la rédaction d’un article
et permet ainsi aux associations de consommateurs d’acquérir une expertise
technique et de se former au langage technique ayant cours dans ces arènes
170 Hilton (2006) mentionne la Belgique, les Pays-Bas, l’Angleterre, les États-Unis et la France. Dans sa publication commémorative, CI n’indique pas la France, mais l’Australie : « Consumers Union, États-Unis ; Consumers’ Association (magazine Which?), Grande-Bretagne ; Consumentenbond, Pays-Bas ; Union Belge des Consommateurs (Tests Achats), Belgique ; Australian Consumers’ Association (Choice), Australie. » (CI p. 2, http://www.consumersinternational.org/media/33266/ci50bookletebookfrenchv1.pdf). CU publie bien évidemment Consumers Report et l’association néerlandaise un magazine intitulé Consumentengids (Duchamp, 1977). 171 Le cas de la norme NF pour les tests comparatifs et « de bonnes relations » entre les organisations conduisant des essais comparatifs, les producteurs, et les consommateurs » (voir chapitre 2, p. 29) illustre aussi la normalisation de la pratique des essais comparatifs.
Chapitre 4 187
(Mallard, 2000b). Ces tests comparatifs nourrissent « la presse de consommation »
et leur crédibilité est adossée à l’indépendance de leur réalisation, de leur
financement, et à l’absence d’une reprise des résultats à des fins publicitaires. Les
souscriptions et la vente des magazines de tests sont des moyens privilégiés pour
assurer un financement indépendant (Mallard, 2000b).
Mais les tests comparatifs s’émancipent aussi de la norme et de l’emprise de
l’ingénieur par la prise en compte de critères relatifs à la commodité des objets ou
aux conditions locales d’utilisations. Le cas des réfrigérateurs offre à nouveau un
exemple. L’évaluation d’aspects comme la profondeur des étages et compartiments,
leur nombre, leur stabilité, leur facilité d’entretien, n’est plus uniquement du ressort
des ingénieurs : « Étant donné que les jugements des ingénieurs sur la commodité
relative des différents réfrigérateurs n’étaient pas considérées comme fiables, il a
été décidé d’utiliser un jury de ménagères » (Kallet, 1956, p. 286)172. Cette évolution
dans les critères pris en compte dans le test semble refléter les préoccupations du
citoyen-‐client emblématique de la République des Consommateurs.
En effet, dans les années 50, les tests comparatifs menés par Consumers Union
deviennent emblématiques de la République des Consommateurs : le projet des
tests comparatifs « s’éloignerait de façon croissante de son engagement militant
d’origine (qui, par exemple, intégrait des relations de travail dans l’évaluation des
produits) pour devenir une sorte de guide d’achat des biens de consommation
durables pour une classe moyenne professionnelle de plus en plus riche et instruite.
Consumer Reports devint un manuel approprié pour les acheteurs-‐citoyens qui
peuplaient la République des consommateurs » (Cohen, 2003, p. 131)173. Même si le
constat de Cohen, valable pour les États-‐Unis, n’est que partiellement valable en
Europe où les tensions entre les différentes organisations qui publient des tests
illustrent la persistance du conflit entourant l’identité du consommateur, comment
interpréter le glissement des tests comparatifs comme emblématique du
172 Notre traduction : « Since the judgments of engineers on the relative convenience of different refrigeratos were not considered reliable, however, it was decided to use a jury of housewives. » 173 Notre traduction : « it would increasingly stray from its original militant commitment (which, for example, incorporated ratings of corporate-labor relations in its evaluation of products) to become a kind of buying guide to consumer durables for a more and more affluent, educated, professional middle-class. Consumer Reports became a fitting manual for the purchasers as citizens who peopled the Consumers’ Republic. »
Chapitre 4 188
consommateur-‐citoyen à une pratique emblématique du citoyen-‐client ?
La réponse renvoie principalement aux critères pris en compte dans le test, qui
n’expriment plus une revendication sociale comme la santé et la sécurité, mais
privilégient le choix à l’accès au marché. Durant l’entre-‐deux-‐guerres, le test
comparatif permet de questionner les conditions d’accès des produits et des
consommateurs au marché, en termes d’information, de préoccupations relatives à
la santé et de la sécurité et de représentation dans les institutions l’encadrant.
Durant les Trente Glorieuses, le recours à la normalisation permet toujours de faire
un choix informé, mais sur des critères qui expriment une individualisation du choix
qui correspond à la République des Consommateurs. La force de cette dernière tient
« (…) dans sa capacité à fournir un modèle politique global qui permet une
politisation des rapports marchands autour d’une citoyenneté économique, mais
également une marchandisation des rapports politiques à travers l’extension des
techniques marchandes vers l’espace électoral » (Dubuisson-‐Quellier, 2009b, p.
745). Cette citoyenneté économique renvoie à la figure du citoyen comme client. Elle
se traduit par une action publique pour soutenir le plein emploi et le pouvoir d’achat
contribuant au dynamisme d’une économie nationale, et par une transposition
limitée des revendications citoyennes sur le marché. Le client réduit le citoyen à
l’exercice de la liberté de choix individuelle qui implique aussi, à l’image de
l’élection, une forme de délégation, comme nous allons le voir lors de notre second
enrichissement théorique.
Autorité privée et consommation dans une perspective historique 1.4Au terme de cette revue historique, retenons que l’entre-‐deux-‐guerres est une
période cruciale pour comprendre la représentation des consommateurs dans les
arènes de normalisation. L’entrée en normalisation des représentant(e)s des
consommateurs intervient dans un contexte de prise de conscience du
consommateur, de dénonciation publique de dommages causés par l’arrivée
massive de nouveaux produits, généralement porté par de nouvelles formes
d’expertises dont l’enseignement ménager est emblématique. La normalisation,
alors industrielle, fait l’objet d’une nouvelle problématisation. Le recours à la
normalisation doit permettre d’éponger les controverses sur la sécurité et les
aspects sanitaires des nouveaux biens de consommation produits à une échelle
Chapitre 4 189
industrielle en permettant une évaluation scientifique de ces marchandises. Dans
cette perspective, la place centrale de la normalisation justifie la demande de
nouvelles normes pour les produits à destination des ménages, à l’image de
l’initiative de l’association américaine des études ménagères qui initie des travaux
de normalisation sur les réfrigérateurs. Si la normalisation offre un outil de mesure
approprié pour évaluer les biens, cette évaluation doit encore être communiquée au
consommateur final. Le test comparatif est alors le moyen par lequel l’homme de la
rue accède aux connaissances des ingénieurs sur les produits. Le mouvement
comparatif est une entreprise d’information et de formation du consommateur au
double sens d’éducation, en appelant un comportement politique du consommateur
face au marché et au gouvernement, mais aussi dans le sens du façonnage de son
identité. Le projet des tests comparatifs perpétue le mode d’action politique des
ligueuses, car il est aussi fondé sur l’éducation et la réforme des modes de
consommation et aboutit aussi l’élaboration de classements qui invitent le
consommateur à déléguer son jugement. L’évolution distinctive du test comparatif
par rapport aux listes blanches est qu’il recourt à la normalisation industrielle en
vue d’acquérir l’expertise nécessaire sur laquelle fonder scientifiquement les
décisions d’achat et qu’il s’adresse et bénéficie principalement aux consommateurs
(et non plus aux salariés). Il adresse en plein l’identité du consommateur.
Cette identité est indissociable des savoirs développés par la nébuleuse des tests qui
reflètent autant une expertise basée sur la rationalité scientifique que sur des
valeurs morales. Durant l’entre-‐deux-‐guerres, le recours à la normalisation par
l’entremise des tests comparatifs s’inscrit dans un mouvement de reconnaissance et
d’autoprotection du consommateur appuyé par des savoirs qui définissent l’identité
du consommateur comme citoyen. Le projet des tests comparatifs est avant tout
dirigé contre les industriels, et les publicitaires dont les intérêts doivent être
subordonnés aux besoins de la société. La nécessité d’une information scientifique
et indépendante pour le consommateur résulte d’une volonté d’indépendance face
aux marchés et s’inscrit dans un projet de subordination de l’économie à la société.
Le choix exprime alors des revendications collectives en termes de santé et de
sécurité des produits mis sur le marché. Durant les Trente Glorieuses, ces tests
expriment une individualisation du choix qui correspond à la République des
Consommateurs. Ainsi les tests comparatifs ne questionnent plus les conditions
Chapitre 4 190
d’accès au marché et privilégient une information qui permet des choix
individualisés en fonction de critères de commodité. Le recours à la normalisation se
confine à la transposition d’une revendication citoyenne de l’exercice d’un choix
individuel qui sert au mieux l’intérêt particulier et assure automatiquement la
promotion de l’intérêt général par l’entremise du pouvoir d’achat agrégé. On peut
donc voir sur une plus longue période que l’identité du consommateur qui
prédomine transparaît dans son recours à la normalisation qui sert tantôt un projet
d’autoprotection, tantôt à l’individualisation des critères de choix. La représentation
des consommateurs dans la normalisation repose sur une définition particulière,
indissociable d’une expertise distincte, et reflète ainsi des relations spécifiques et
plus générales à établir entre les sphères politique et économique.
Comme on le voit, la construction des liens entre consommateur et normalisation
soutenue par différentes expertises relève d’un projet politique qui sous-‐tend une
configuration sociale distincte. La normalisation industrielle devient une question
sociale sous l’influence d’une nébuleuse qui regroupe de nouvelles expertises,
comme les études ménagères, des sociologues et autres déterreurs de scandales,
ingénieurs de la normalisation et spécialistes de la consommation qui contribuent à
l’inextricable enchevêtrement des notions de citoyenneté et de consommation. La
normalisation permet, par l’entremise du savoir qu’elle incorpore, de répondre aux
préoccupations collectives des consommateurs-‐citoyens mobilisés au nom de
l’intérêt général pour obtenir des garanties en termes de santé et de sécurité des
produits mis sur le marché. Elle offre un étalon pour juger des pratiques au Pays des
Merveilles et faire du marché un serviteur et non un maître. C’est donc aussi une
configuration sociale spécifique que sous-‐tend la définition du consommateur
portée par cette expertise. Vivre dans un monde où le consommateur est informé
sur une base scientifique de la qualité des biens achetés, c’est tout d’abord vivre
dans un monde où la consommation est reconnue au-‐delà de l’espace domestique et
d’une pratique de genre. C’est ensuite reconnaître que la normalisation n’est pas
qu’industrielle et qu’elle affecte l’ensemble des citoyens. Cela implique alors
l’existence de normes pour les produits intéressants le consommateur, et la mise en
place de dispositifs, comme les tests comparatifs, qui permettent de traduire un
savoir technique en décisions d’achat. Mais cela implique surtout et enfin, une
politisation des rapports marchands autour d’une citoyenneté qui ne se résume pas
Chapitre 4 191
à la liberté de choix et l’indépendance du jugement mais appelle une implication
politique active pour la défense de l’intérêt général et un droit à la participation.
Que nous apprend ce retour historique en matière d’autorité privée ? Il nous permet
tout d’abord de montrer que l’usage d’outils marchands à des fins d’action publique
connaît une évolution substantielle avec l’émergence du mouvement des tests
comparatifs qui recourt à la normalisation industrielle. Le test comparatif pose les
liens fondateurs entre l’homme de la rue et la norme. Ce mouvement identifie très
tôt la normalisation comme une source d’autorité sur laquelle faire reposer le
jugement du consommateur et appelle à la collaboration de nombreuses
organisations publiques et privées pour la réalisation des tests. Le mouvement
comparatif rappelle les caractéristiques des collèges invisibles, dans la mesure où il
semble exister une forte cohésion au sein de ce groupe, comme l’illustrent les
positions partagées par le rapport Lynd, les écrits de Schlink ou de Brady. Ensuite,
ses principaux promoteurs semblent occuper de multiples positions (à l’image de
Lynd, professeur de sociologie et membre d’agences gouvernementales, ou Schlink
impliqué consécutivement dans la normalisation, les associations de tests et le
monde académique). Enfin, ce mouvement s’inscrit dans un contexte de délégation
des compétences, comme l’illustre l’autorité accordée à la normalisation au nom des
connaissances scientifiques qu’elle incorpore et la délégation du jugement
qu’appelle provisoirement le test comparatif. Là aussi, l’inclusion et l’exclusion de
façon de voir et de faire sont l’expression de rapports de forces qui ne peuvent
s’appréhender uniquement par la disponibilité de ressources financières ou
cognitives. En effet, l’explication de la sous-‐représentation des consommateurs au
sein des arènes de normalisation par le manque de ressources financières et
cognitives renverse l’histoire. C’est justement le manque de connaissances
scientifiques qui encourage les premières associations à recourir aux normes et à
l’expertise qu’elles incorporent. C’est pour obtenir les fonds nécessaires à cette
entreprise que les porteurs du mouvement comparatif plaident pour la constitution
d’association et de club. C’est le manque d’expertise et de ressources qui a conduit à
la mobilisation et l’organisation des consommateurs et a permis de justifier le
recours à la normalisation industrielle. Si l’expertise constitue un obstacle à leur
participation, ce n’est pas en qualité de ressources, mais en raison de ses
caractéristiques immanentes qui en font un enjeu de luttes pour la reconnaissance
Chapitre 4 192
d’une identité.
L’apport original de ce tableau historique est de démontrer que la représentation
des associations des consommateurs dans les arènes de normalisation se justifie sur
la base d’une définition du consommateur qui fait intervenir différentes visions des
relations à établir entre l’économie et la société dans son ensemble. La
représentation des consommateurs au sein des mécanismes d’autorité privée, ne se
limite pas à leur rôle dans la mise à l’agenda, mais s’inscrit dans un projet politique
plus large porté par une expertise spécifique, à l’image d’un collège invisible qui
plaide pour l’entrée en normalisation des consommateurs. Dans le cas des
consommateurs et des tests comparatifs, le recours aux formes d’autorité privée
peut servir différentes fins que l’on peut appréhender à l’aide de différentes figures
du consommateur. Au travers de la représentation du consommateur dans les
mécanismes d’autorité privée, c’est la conception plus large de ce qui relève de la
sphère publique et de ce qui relève de la sphère privée qui peut être appréhendée.
Le consommateur, toujours associé à la citoyenneté sous une forme ou sous une
autre, offre une figure centrale pour identifier ces déplacements. Le recours à la
normalisation s’inscrit dans un déplacement de l’encadrement des échanges
marchands de la sphère privée vers la sphère publique sous l’effet des
revendications citoyennes qui exigent un jugement indépendant et une participation
active dans l’encadrement du marché. Mais l’implication du consommateur dans les
arènes de l’autorité privée contribue aussi à déplacer la notion d’intérêt général de
la sphère publique à la sphère privée, en insistant sur la liberté individuelle de
choisir et en soutenant le rôle des normes développées dans des arènes privées
pour la régulation du marché. Ce retour historique montre donc l’importance
cruciale de problématiser les catégories de parties prenantes puisque c’est en partie
au travers de ce travail de catégorisation porté par des experts que leur rôle permet
d’être explicité au sein des mécanismes d’autorité privée.
Nous allons voir maintenant que si l’intérêt porté par les consommateurs à la
normalisation ont appelé à leur organisation collective, les professionnels de la
normalisation se sont aussi intéressés aux consommateurs et à la consommation qui
offraient un nouvel espace pour le déploiement des spécifications techniques et des
activités de normalisation.
Chapitre 4 193
2. Des normes pour équiper le consommateur : la norme comme
dispositif technique au cœur de la médiation marchande
Ce second enrichissement théorique aborde plus précisément le rôle des normes en
tant que dispositifs techniques dans la mise en forme de la relation entre le produit
et le client, c’est-‐à-‐dire dans la médiation marchande. La littérature dont cette
section s’inspire part du constat que la rencontre entre l’offre et la demande ne va
pas de soi et nécessite un ensemble de dispositifs qui permettent d’évaluer les
propriétés de l’offre, de construire l’espace du choix et d’équiper ainsi la rationalité
du consommateur (Cochoy, 2002b; Dubuisson-‐Quellier, 1999, 2008). Sous l’angle de
la médiation marchande, la consommation et le consommateur intéressent la
normalisation et permettent aux normes d’acquérir une place centrale dans la
« performation » des marchés et de l’espace du choix (Muniesa & Callon, 2009).
L’étiquetage informatif, les indications de quantité et de qualité, les labels, les
marques de conformité ou les tests comparatifs sont des dispositifs essentiels pour
choisir entre « le même et le même » (Cochoy, 2002). Les arènes de normalisation
sont un des lieux privilégiés de la « formulation marchande » (Callon, 2009, p. 247)
des biens qui est nécessaire à leur engagement dans les transactions économiques et
pour que le consommateur puisse exercer son choix. Sous cet angle, les
consommateurs apparaissent cependant plutôt dans le rôle du « traduit » que dans
celui du « traducteur » dans la mesure où ces dispositifs sont le fruit d’une minorité
d’experts participant à l’élaboration des normes internationales mais représentant
un consommateur entendu comme universel dans la pratique de la rationalité et du
choix. Cette représentation offre un nouveau point de vue, celui de l’usager, qui
affecte la façon dont les normes participent à la construction de l’espace du choix.
C’est le basculement marchand de la normalisation dont les activités reposent
désormais sur le point de vue de l’usager, plutôt que celui de l’industriel, orient la
normalisation vers des notions d’aptitude à l’emploi, de performances « standards »
et un choix facilité des produits conformes à ces exigences. Ce renversement
marchand érige le consommateur au rang de ressource rhétorique à disposition des
professionnels de la normalisation qui peuvent alors étendre leurs activités au cœur
du fonctionnement des marchés. La consommation apparaît alors plus largement
comme l’une des dynamiques constitutives (ou plutôt performatives) de l’autorité
Chapitre 4 194
des normes qui en retour permettent de stabiliser une conception particulière du
consommateur.
Notons tout d’abord que l’emprise marchande de la normalisation s’étend avec
l’avènement des magasins en libre-‐service qui modifient profondément les
comportements d’achat. Comme l’illustre de façon humoristique la figure 1, la
rencontre entre un produit, en libre-‐service, et le client ne va pas de soi et explique
les doutes et la satisfaction du « docteur Supermarketstein », sorte de savant fou qui
trahit le rôle central des experts dans la mise en marché des produits qui intervient
au détriment du savoir du commerçant. L’avènement du libre-‐service implique un
changement des savoirs mobilisables dans les pratiques d’achat et la normalisation
contribue à l’élaboration de plusieurs symboles auxquels le consommateur délègue
son jugement en l’absence des compétences du détaillant, comme le cas allemand le
démontre: « Maintenant, tout était à portée, prêt à être saisi du regard et des mains;
la disposition des biens, l’éclairage, la décoration – tout a été organisé autour de la
présentation des produits (...). La communication précédemment effectuée par le
personnel du magasin (souvent des vendeuses) devait désormais être réalisée par
les produits et leur présentation. Ce transfert d’influence du personnel au
sémiotique a constitué un tournant décisif dans la consommation en Allemagne de
l’Ouest après les années 1950 » (Wildt, 1998, p. 310)174. La disparition du comptoir
et de l’intermédiaire humain entre le produit et le client implique non seulement un
changement des modes de transmission de l’information mais aussi de nouvelles
sources d’expertises. « Les connaissances et l’expertise devenaient moins
dépendantes des contacts personnels et reposaient de plus en plus sur un savoir
général, statistique et abstrait concernant les biens et services»175. Le libre-‐service
nécessite l’élaboration de supports auxquels déléguer son jugement et la
normalisation contribue à l’élaboration de plusieurs symboles incorporants un
savoir qui vient pallier à l’absence du détaillant : normes de sécurité des produits,
174 Notre traduction : « Now everything was in reach, ready to grasp at the level of eyes and hands ; the arrangement of goods, lighting, decor – everything was organized around the presentation of commodities. (…) The communication previously effected by shop staff (often salesgirl) had now to be achieved by the actual articles and their presentation. This transfer of influence from the personal to the semiotic constituted a decisive change in West German consumption after the 1950s. » 175 Notre traduction : « Knowledge and expertise came to rely less on personal contact and more on general, statistical and abstract knowledge of goods and services. »
Chapitre 4 195
étiquetage informatif, réalisation des tests comparatifs, labels : « La qualité des
produits n’était plus présentée par le détaillant, mais déléguée à des symboles et à
des experts académiques. Le test de la qualité d’un article n’avait plus lieu dans le
magasin mais était communiqué par le biais d’un réseau d’institutions scientifiques
‘objectives’ en pleine expansion, comme l’organisme de recherche et d’essai Stiftung
Warentest à Berlin » (idem., p. 160)176. Ces développements renforcent donc le rôle
d’une variété de dispositifs qui reposent sur les normes, tels l’étiquetage informatif,
les marques de conformité, les tests comparatifs, sans évoquer les instruments de
métrologie mis en jeu au sein de ces dispositifs et permettent à la normalisation
d’acquérir une place centrale dans l’encadrement des marchés.
176 Notre traduction : « The quality of goods was no longer represented by the retailer but delegated to symbols and academic experts. The test of an article’s quality was no longer took place on the shop but was communicated through an expanding network of ‘objective’ scientific institutions, like the consumer research testing agency, Stiftung Warentest, in Berlin. »
Chapitre 4 196
Figure 1: Mister Palmer & Docteur Supermarketstein
1/ Si cette expérience réussi, moi, Supermarketstein, j’aurai créé une nouvelle race ! 2/ Une nouvelle race de magasins 3/ Mais soudain un doute affreux m’envahit… N’ai-‐je pas été trop loin ? Mon expérience ne dépasse-‐t-‐elle pas les possibilités humaines ?... 8/ J’ai réussi ! Une ère nouvelle s’ouvre pour le commerce !! Je vais couvrir le monde de mes magasins ! Le nom de Supermarketstein sera bientôt vénéré par des millions de clients !! En attendant, votre premier client s’est barré sans payer. 11/ Cet homme !! Il… Il… Il s’est servi lui-‐même !! Seigneur Dieu !! C’est épouvantable !! (Pétillon, 1984).
Chapitre 4 197
La rencontre entre le bien et le consommateur ne va donc pas de soi. Elle nécessite
des dispositifs qui permettent d’évaluer une offre, c’est-‐à-‐dire d’équiper et
d’orienter le choix, comme les normes, les labels, les guides, les classements, les
marques (Dubuisson-‐Quellier, 2008). La construction de l’espace du choix du
consommateur permet d’identifier les opérations par lesquelles « les choses
deviennent marchandises et les personnes agissent en tant qu’acheteurs et
vendeurs » (Dubuisson-‐Quellier, 1999, p. 672). Face à la complexité des produits, au
temps et aux compétences requises pour évaluer les offres, divers dispositifs sont
élaborés pour équiper le choix du consommateur et ainsi permettre l’échange. Ces
études s’accordent sur le fait que ces dispositifs reposent sur un principe de
délégation du choix, « principe par lequel le consommateur accepte de se
disqualifier momentanément comme seul acteur du choix et recourt à ces
dispositifs, qui sont des délégués, pour l’aider dans son choix » (Dubuisson-‐Quellier,
2008, p. 26). Ces délégués, par l’inclusion et l’exclusion de caractéristiques
spécifiques, effectuent un travail de cadrage du choix qui s’adresse à un
consommateur rationnel. Dans cette perspective, la normalisation intervient au sein
de nombreux dispositifs de la médiation marchande. Elle est l’un des piliers de la
« mise en marché » des produits par l’entremise des étiquetages, des méthodes de
tests, et la définition de matériaux de références, d’exigences sanitaires, de normes
de qualité, de sécurité, etc. La normalisation façonne alors l’espace du choix selon
des modalités individualisées, choix qui est au cœur de la définition du
consommateur. Elle intervient non seulement pour permettre l’élaboration d’une
information scientifique à transmettre au consommateur, par exemple par
l’entremise des tests comparatifs, mais contribue plus généralement à construire
une forme d’égalité des consommateurs sur le marché en lui permettant d’identifier
les produits sur la base d’un référentiel universel, la norme.
En effet, le caractère hybride de la normalisation identifié dans le chapitre précédent
en fait une « instance appropriée » pour élaborer des dispositifs qui permettent la
médiation marchande. La normalisation internationale permet de pallier
l’imprévisibilité et les solutions sous-‐optimales du marché, en offrant, par le recours
à la rigueur scientifique, un référentiel public et collectif moins contraignant que
l’intervention étatique (Cochoy, 2002b). Les normes représentent une « nouvelle
forme de légitimité » au cœur d’une citoyenneté économique : la norme offre un
Chapitre 4 198
« identifiant universel » d’une qualité générique qui permet « l’égalité des
consommateurs en situation de choix » (Cochoy, 2002b, p. 73). Pour Cochoy, la
normalisation représente une « nouvelle forme de légitimité » qui fait intervenir une
« logique tierce » moins contraignante que l’intervention étatique et plus stable et
prévisible que les marques dans la coordination du face-‐à-‐face entre l’offreur et le
demandeur. La supériorité de la norme comme dispositif de médiation marchande
tient au triple tour de force qu’elle réalise : « elle parvient à produire des
référentiels qui sont en même temps distincts des intérêts particuliers de telle ou
telle firme, étroitement solidaires des intérêts de ceux qui participent au processus
normatif, sans pour autant être réductibles aux forces du marché, ou, à l’inverse, aux
décisions du législateur » (Cochoy, 2002b, p. 79). Elle repose sur la rigueur
scientifique et offre une dimension universelle et collective à la définition du
référentiel, comme le souligne aussi le mouvement comparatif de l’entre-‐deux-‐
guerres. En tant que dispositif de médiation marchande, la norme permet non
seulement l’élaboration d’une information plus indépendante des publicitaires et
des industriels (la marque), mais contribue aussi plus largement à construire un
idéal d’égalité (Cohen, 2003; Dubuisson-‐Quellier, 2009a). La norme offre à la fois
une information indépendante et un identifiant universel d’une qualité générique
qui permet de faire exister un consommateur rationnel, lui aussi universel, à l’image
de l’égalité dans laquelle il se trouve en situation de choix (Clarke et al., 2007). Ce
n’est donc pas uniquement au travers des tests comparatifs que la normalisation
travaille la définition du consommateur comme citoyen ou client, mais aussi au
travers de l’ensemble des dispositifs de médiation marchande qui lui permettent de
faire son travail, consommer ! L’entrée en normalisation des consommateurs ne se
résume donc pas à leur représentation au sein des comités techniques et s’illustre
de façon tout aussi importante au sein de ces dispositifs et de la logique qui
transforme la normalisation industrielle en normalisation marchande.
Le consommateur comme ressource rhétorique 2.1L’évolution du rôle des normes pour le consommateur illustre le passage d’une
normalisation dévolue aux préoccupations industrielles à une normalisation
marchande (Cochoy, 2000, 2006). Ce basculement découle de l’avènement de
l’économie domestique, de l’importance des procédures de certification, mais aussi
des dynamiques internes de la normalisation où le consommateur est utilisé comme
Chapitre 4 199
une ressource rhétorique. L’entrée en normalisation des associations de
consommateurs s’inscrit dans un « mouvement de marchandisation des normes
industrielles », c’est-‐à-‐dire dans le passage d’une normalisation dévolue aux
préoccupations industrielles à une normalisation axée sur le consommateur. Ce
renversement résulte tout d’abord de l’avènement de l’économie domestique, où la
ménagère se trouve confrontée à un ensemble de nouveaux produits
potentiellement dangereux dont l’usage ne va pas de soi. Les garanties de sécurité
du produit deviennent indissociables de la notion d’aptitude à l’emploi qui ouvre un
nouveau champ à l’action des professionnels de la normalisation au nom des
consommateurs. Le point de vue du consommateur est aussi introduit par
l’entremise de la certification et la marque NF de conformité aux normes qui
appelait à penser la qualité : « mettre en avant la marque [NF], c’était partir de
l’usage, et donc changer de normalisation, poser la question des caractéristiques
pertinentes du point de vue du marché plutôt que de l’ingénieur, rejoindre la
qualification de l’usage et de l’aptitude à l’emploi » (Cochoy, 2000, p. 78). Le
basculement marchand de la normalisation et cette nouvelle emprise du
consommateur débouche sur l’instauration d’un comité ISO177 dès 1949 et la
reconnaissance d’un « triple outillage », celui des marques de conformité, de
l’étiquetage informationnel et des essais comparatifs (Cochoy, 2002a, p. 365). La
prise en compte grandissante de l’aptitude à l’emploi des produits affecte largement
la pratique des tests comparatifs, comme l’illustre le guide élaboré par ce comité
intitulé : « Guide pour la préparation de méthodes normalisées d’essai d’aptitude à
l’emploi ». Avec la marque de conformité (le certificat) et l’étiquetage
informationnel, c’est l’une des limites des tests comparatifs qui peut aussi être
dépassée : l’information qui permet d’avoir l’assurance d’une qualité minimale se
trouve sur le produit et plus uniquement au sein de la presse consumériste. Le
basculement marchand de la normalisation intervient ainsi essentiellement au nom
d’un consommateur qui fournit alors une ressource rhétorique aux ingénieurs de la
normalisation.
L’incursion de la figure du consommateur dans la normalisation est en partie
177 Ce comité porte sur les « marques de conformité aux normes ». Il est renommé en 1973, « questions de consommation ». Ces travaux influencent largement l’institutionnalisation des questions de consommation au sein du COPOLCO créé en 1978.
Chapitre 4 200
rhétorique à l’image de la ménagère représentée par les ingénieurs lors de leur
travail sur les cocottes-‐minutes. Le recours rhétorique au consommateur relève en
partie des caractéristiques internes de la normalisation qui permet la médiation de
différentes figures et invite les normalisateurs à se faire exister face aux industriels.
Le recours à la figure du consommateur répond aux besoins des normalisateurs et
des industriels : « les industriels ont utilisé la protection des consommateurs comme
un moyen d’empêcher la concurrence déloyale, et les normalisateurs ont promu le
point de vue du consommateur comme moyen d’exister face à leurs partenaires
industriels » (Cochoy, 2006, p. 145)178. Le consommateur offre une « ressource
rhétorique » aux normalisateurs et permet de faire valoir d’autres points de vue
dans les arènes de normalisation ; ils peuvent ainsi desserrer l’étreinte des
industriels et exister en tant que « fabricateurs de consensus » (Cochoy, 2000).
Toutefois, pour les normalisateurs, il valait mieux « cantonner leur invocation à sa
dimension discursive (la figure du client comme « figure rhétorique ») plutôt
qu’ouvrir trop largement la porte à des partenaires imprévisibles (la figure du client
comme « figure de chair ») » (Cochoy, 2000, p. 81). D’abord mobilisé comme une
ressource rhétorique par les normalisateurs, soit pour exister comme faiseur de
consensus, soit pour étendre le champ de leur activité aux tests d’aptitude à
l’emploi, le consommateur et les associations qui parlent en son nom ne tardent pas
à investir les comités techniques ; les consommateurs étant introduits au niveau
discursif, il devient difficile de leur refuser une participation plus effective qui
débouche notamment sur l’institutionnalisation de comité consommateur.
Paradoxalement, la marchandisation de la normalisation industrielle et
l’institutionnalisation du consommateur en normalisation contribuent à une forme
de désengagement du consommateur dans l’exercice de son choix. C’est ce que
confirme l’étude de la presse consumériste qui offre au travers des tests comparatifs
un dispositif de médiation marchande qui contribue à une précomputation de l’acte
d’achat, en dissociant le moment du choix de l’achat du produit (Mallard, 2000b). Ce
faisant, la presse de consommation implique une forme de désengagement du
consommateur qui délègue l’exercice de son jugement lors du choix. Avec les tests
178 Notre traduction : « Industrialist took consumer protection as a means to prevent unfair competition, and standardizers promoted the consumer standpoint as a way to “exist” in discussions with their industrial partners »
Chapitre 4 201
comparatifs, « (…) Les acteurs consuméristes sont loin d’être les simples porte-‐
parole d’une offre déjà constituée. Ils contribuent à l’inverse à la mise en forme de
cette offre selon des normes différentes de celles fournies au départ par les
industriels » (Mallard, 2000a, p. 391). Le test fournit donc un double cadrage, il
indique des résultats, mais définit implicitement des critères sur la base desquels
comparer les produits. Ces critères contribuent plus généralement, à l’image le
magazine Which?, à la définition d’un consommateur rationnel qui recours aux
conseils des experts pour découvrir les propriétés cachées des produits et l’ordre
sur la base duquel effectuer un choix avantageux (Aldridge, 1994, p. 901). Les
dispositifs de médiation marchande nécessaires au fonctionnement du marché
construisent l’espace du choix des consommateurs selon des critères qui
contribuent à une individualisation du choix. Si la sécurité ou la solidité restent des
critères importants, c’est la prise en compte de l’usage qui constitue la dimension
spécifique de l’activité de tests (Mallard, 2000a, p. 402). Cette dimension implique
une scénarisation des utilisations possibles et amène la reconnaissance d’une
pluralité de « meilleurs choix » possibles au sein de la presse consumériste. Cette
évolution dans la présentation des résultats de l’évaluation des produits reflète
l’importance de la notion d’aptitude à l’emploi et procède ainsi à la construction
d’un espace de choix individualisés. On peut alors s’accorder avec Sophie
Dubuisson-‐Quellier pour dire que « la presse consumériste travaille moins à défaire
la médiation marchande qu’à proposer un dispositif de comparaison
supplémentaire » (Dubuisson-‐Quellier, 2009, p. 755). Ce dispositif supplémentaire
s’appuie toujours sur la normalisation, mais permet désormais d’identifier les
produits selon des propriétés explicites (résistance, inflammabilité, toxicité,
quantité) mais aussi implicites (individualisation du choix, aptitude à l’emploi). On
peut alors dire qu’au problème du choix du produit vient s’ajouter celui du choix du
dispositif de jugement.
La normalisation est donc au cœur des dispositifs marchands que suppose la
République des Consommateurs. Comme on le voit, l’identité du consommateur fait
l’objet d’un travail d’inscription dans des dispositifs techniques, tels que les labels,
étiquetage informatif ou test comparatif. L’exercice du choix individuel, lors de
l’achat, est emblématique de la « politisation des rapports marchands autour d’une
citoyenneté économique », qui renvoie non seulement à la liberté du choix mais
Chapitre 4 202
aussi à l’égalité des consommateurs en situation de choix face aux produits
(Dubuisson-‐Quellier, 2009b). Tout comme le consommateur, les conditions
d’exercice du choix n’émergent pas naturellement et la norme intervient pour
équiper les rapports marchands. Ces médiations marchandes permettent d’agencer
l’offre et la demande selon des modalités qui reflètent une figure spécifique du
consommateur qu’elles contribuent à construire. Dans la construction de l’autorité
privée, la consommation ne se réduit pas à un intérêt porté par un groupe
spécifique, mais affecte l’ensemble de la logique normalisatrice et lui permet
d’étendre son emprise.
Paradoxalement, alors que les liens entre les normes et l’homme de la rue
s’approfondissent avec la diffusion planétaire des tests comparatifs, l’avènement du
libre-‐service et l’institutionnalisation de comités consommateurs, la normalisation
semble disparaître de l’agenda des associations de consommateurs et semble moins
considérée comme une question sociale. Si le mouvement consommateur repose
toujours sur des lanceurs d’alertes (whistleblower), comme l’avocat Ralf Nader qui
dénonçait dans les années 1960 les défauts structurels d’une voiture qui la rendait
« dangereuse à n’importe quelle vitesse » (Unsafe at any speed179) après les années
50, peu d’ouvrages abordent explicitement la question de la normalisation et de la
consommation, question qui se trouve reléguée aux publications et revues
spécialisées, à l’image de la Consumer Policy Review ou de l’étude du cas allemand
de la juriste Bopp-‐Schmehl, Normalisation Technique et intérêts de l’usager (Bopp-‐
Schmehl et al., 1984; Coles, 1949). Cette évolution peut alors être en partie reliée au
travail de « fermeture » accompli par les dispositifs techniques permettant la
médiation marchande : une fois en place, ils se présentent comme une « boîte
noire » qui rend invisible les éléments hétérogènes dont ils sont composés et leurs
relations, en l’occurrence des préoccupations citoyennes sur le fonctionnement des
marchés, des savoirs experts, une conception particulière de la croissance
économique, des procédures de tests, ou encore le rôle du consommateur pour la
Nation. En bref, ces dispositifs masquent les liens ténus qui existent entre les
consommateurs et la normalisation. Le rôle de la normalisation disparaît ainsi des
préoccupations des associations et il faut attendre la fin du XXème siècle et les défis 179 C’est grâce aux dénonciations d’un ingénieur de Chevrolet que Nader peut démontrer que les défauts structurels de cette voiture la rendent ‘dangereuse à n’importe quelle vitesse.’
Chapitre 4 203
associés à la mondialisation pour que la « boîte noire » des dispositifs marchands
soit rouverte et que l’usage d’outils marchands à des fins d’action publique retrouve
le devant de la scène, comme dans le cas de la responsabilité sociale des entreprises
ou des produits durables (Bäckstrand, 2006; Hallström, 2008; O’Rourke, 2006).
Nos deux enrichissements théoriques ont permis d’identifier la double entrée en
normalisation des consommateurs, par la porte des revendications des associations
de consommateurs et par la porte de la marchandisation de la normalisation
industrielle, deux tendances qui convergent dans la pratique des tests comparatifs.
La première permet d’appréhender les spécifications techniques comme la cible
d’une action collective qui entend promouvoir des préoccupations citoyennes
concernant le fonctionnement des marchés. La seconde permet d’appréhender le
travail de représentation et d’inscription auquel donne lieu l’élaboration des
normes, et dans cette perspective, l’influence que la société de consommation a sur
les activités de normalisation. Ensemble, elles soulignent les dimensions sociales et
politiques des normes dites « techniques ». À l’origine cependant, toutes deux
impliquent un enchâssement différent du citoyen et du consommateur qui fait
l’objet d’une négociation dont le succès dépend de leur capacité à correspondre aux
attentes des protagonistes mis en scène. C’est ce dernier point qui est analysé plus
spécifiquement par la sociologie des sciences et techniques et le concept de
traduction.
3. Traduction et économie politique internationale : une
déclinaison opérationnelle, thématique et rhétorique.
Afin de comprendre pourquoi, où et avec quelle influence les associations de
consommateurs participent aux travaux de normalisation internationale, nous nous
proposons ici d’appréhender la normalisation internationale comme une arène permettant
la « traduction ». Notre cadre d’analyse part du constat que l’une des sources critiques de
l’autorité privée tient dans sa capacité à offrir un dispositif de jugement partagé et à
effectuer une traduction, c’est-à-dire à « établir des relations d’équivalence entre des
idées, des objets et des matériaux qui sont autrement différents » (Best & Walters, 2013a,
p. 333). La notion de traduction souligne le caractère hybride des acteurs, objets et
espaces de la normalisation internationale et rappelle le rôle du régime tripartite de la
normalisation dans la reconnaissance des normes et la construction d’un espace de calcul
Chapitre 4 204
partagé (Graz, 2006 ; Loconto et Busch, 2010). Dans cette perspective, l’autorité des
normes internationales repose sur la mise en relation réussie d’acteurs et d’intérêts
hétérogènes, allant des préoccupations en matière de santé aux stratégies commerciales
en passant par l’innovation, et dépend d’une variété d’activités, comme l’accréditation, la
certification ou la réalisation de tests comparatifs et l’étiquetage informatif, qui
renforcent directement ou indirectement la confiance accordée aux normes internationales
en tant que dispositif de jugement. Sous cet angle, le travail de normalisation «contribue
activement à la mise en convergence de réseaux sociotechniques qui constituent le cadre
de coordination de la norme » (Lelong & Mallard, 2000, p. 26). Ce constat nous invite
alors à observer plus largement la participation et la représentation des consommateurs
sous l’angle des réseaux sociotechniques, c’est-à-dire des réseaux de traduction où sont
associés des acteurs, objets et idées hétérogènes.
Le concept de traduction décrit un « processus général par lequel un monde social et
naturel se met en forme et se stabilise. Elle comprend plusieurs dimensions : la
problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation d’alliés » (Vinck, 2007,
p. 255). Ce concept a été développé pour rendre compte du processus par lequel le savoir
élaboré dans le confinement du laboratoire permet d’être utile dans le grand monde.
Appliquée à la normalisation internationale, la traduction permet d’étudier plus
spécifiquement les opérations par lesquelles la norme rédigée dans un comité technique
peuplé d’experts assure son adoption par la mise en scène d’un ensemble d’acteurs qui ne
participent pas à son élaboration. On peut en effet remarquer certaines similitudes entre
les trois temps de la traduction tels qu’ils interviennent dans le laboratoire et le travail des
arènes de normalisation internationale : « Le premier temps est celui de la réduction du
grand monde (le macrocosme) au petit monde (le microcosme) du laboratoire. Le
deuxième temps est celui de la constitution et de la mise au travail d’un collectif de
recherche restreint qui, s’appuyant sur une forte concentration d’instruments et de
compétences, imagine et explore des objets simplifiés. Le troisième temps est celui du
retour, toujours périlleux, vers le grand monde : les connaissances et les machines
produites seront-elles en mesure d’y vivre et d’y survivre ? » (Callon et al., 2001, p.75).
Le travail d’élaboration des normes ressemble beaucoup à celui d’un laboratoire où le
monde est réduit, simplifié et transposé. À l’instar du laboratoire, la rationalité
scientifique gouverne les travaux de normalisation qui entendent refléter « l’état de l’art
des connaissances scientifiques et techniques ». C’est d’ailleurs bien parce que les
normes incorporent des connaissances scientifiques que les premières associations de
Chapitre 4 205
consommateurs veulent y recourir – tout comme elles s’y heurtent de nos jours. De
même, la rédaction des normes par les comités techniques fait intervenir des modèles et
met à l’épreuve les objets (Mallard, 2000b). Tout comme le laboratoire, la normalisation
dispose aussi d’une forme d’intelligence distribuée au sein de modèle d’écriture, de
terminologies préétablies, de guides et de normes fondamentales et produit de
nombreuses inscriptions sur des formulaires normalisés. Enfin, une fois la norme publiée,
celle-ci doit encore être adoptée par les acteurs à qui elle prétend s’adresser. La « logique
tierce » selon laquelle les normes sont élaborées, les connaissances scientifiques qu’elles
incorporent, les dispositifs sociotechniques qu’elles offrent pour une qualification
universelle des produits, sont alors autant d’atouts pour assurer le retour de la norme dans
la société. Les trois moments de la traduction apparaissent comme autant de points
d’entrée potentiels pour les profanes dans l’élaboration des connaissances incorporées
aux normes internationales. Ainsi, lors de la réduction des « groupes concernés, alertés
par des phénomènes inexpliqués qui les touchent et les affectent (…) s’engagent dans une
accumulation primitive des connaissances » (Callon et al., 2001, p. 120). Ils permettent
alors de rendre visibles des problèmes aux yeux des chercheurs. Le second point d’entrée
est le « collectif de recherche » où pour s’asseoir à la table des experts, il faut démontrer
ses compétences techniques et être légitimé à représenter, c’est-à-dire maintenir le lien
avec le mouvement. Enfin, ils peuvent intervenir lors du retour au grand monde, en
contestant les connaissances produites. Le concept de traduction permet d’associer la
problématique de la production du savoir légitime, de ce qui est laissé en dedans et en
dehors, et de la reconnaissance des identités supportées par ces savoirs.
La traduction invite à repenser la représentation comme étant autant le fait des
hommes que des objets qui traduisent une représentation particulière des acteurs
auxquels ils sont destinés. L’un des constats de la littérature sur les sciences et
techniques au cœur de la notion de traduction est que les objets, à l’instar des
artefacts qui permettent la médiation marchande, ne sont pas neutres et qu’ils font
l’objet de scénarios et d’un travail de mises en forme successives de leur conception
à leur usage (Akrich, 2006 [1993]). Dispositifs techniques et configuration sociale
sont étroitement imbriqués et l’apport de la traduction est précisément de décrire
comment cette intrication est négociée et subordonnée à l’acceptation, par les
acteurs et les objets, du rôle et de l’identité qui leur sont attribués. La normalisation
des cocottes-‐minute montre à quel point les représentations des ingénieurs
Chapitre 4 206
contribuent à façonner un objet et permettent en partie l’existence de cette même
représentation (la ménagère distraite). De même, la production de pièces
interchangeables pour l’artillerie nécessite non seulement des machines qui
permettent un usinage précis, mais aussi une main d’œuvre qui accepte une
redistribution et une requalification du travail. Dans le cas de la consommation, la
traduction permet d’envisager l’entrée en normalisation des consommateurs à la
fois sous l’angle du collectif organisé, de la ressource rhétorique qu’ils offrent à
l’action des normalisateurs, et des dispositifs de médiation marchande qui
permettent à leur tour de faire exister et de stabiliser des figures spécifiques du
consommateur.
Comme on le voit, la normalisation réalise un travail d’inscription des
représentations sociales dans les dispositifs techniques qui permettent en retour de
stabiliser ces représentations. Autrement dit, la traduction appréhende les acteurs
et les objets comme le résultat d’un processus mutuellement constitutif et traite
« tout dans les mondes sociaux et naturels comme un effet continuellement généré
de réseaux de relations au sein desquels ils sont situés. Ce qui suppose que rien n’a
de réalité ou de forme en dehors de l’actualisation de ces relations » (Law, 2009, p.
141)180. C’est donc aussi une perspective particulière des « structures » que la
traduction donne à voir : « la structure sociale n’est pas un nom mais un verbe. La
structure ne tient pas toute seule comme un échafaudage sur un chantier de
construction, mais est un lieu de lutte, un effet relationnel qui se génère de manière
récursive et se reproduit » (Law, 1992, p. 385)181. Le concept de traduction permet
alors d’envisager le consommateur « comme un effet, un produit, plutôt qu’une
source naturalisée d’action », ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas de
consommateurs, mais plutôt que « des réseaux complexes et hétérogènes doivent
faire leur travail pour que le consommateur puisse advenir » (Bajde, 2013, p.
180 Notre traduction : « everything in the social and natural worlds as a continuously generated effect of the webs of relations within which they are located. It assumes that nothing has reality or form outside the enactment of those relations. » 181 Notre traduction : « (…) social structure is not a noun but a verb. Structure is not free-standing, like scaffolding on a building-site, but a site of struggle, a relational effect that recursively generates and reproduces itself .»
Chapitre 4 207
229)182. Ce constat nous invite à observer les raisons, les thèmes et l’influence de la
participation des consommateurs à l’élaboration des normes internationales comme
le résultat d’une traduction, toujours provisoire, qui met en lien le monde de la
normalisation et celui de la consommation et permet au consommateur « d’être ».
Précisons enfin que le concept de traduction a fait son entrée récemment dans le
champ des relations internationales183. Ce concept pose certains défis pour l’étude
des relations internationales qui s’intéresse à un monde peuplé d’État-‐nation et
présupposant l’existence d’une structure internationale (Barry, 2013; Bueger,
2013). À l’inverse, la traduction suppose que les structures résultent d’un effet
relationnel, autrement dit qu’elles sont le fruit d’interactions qui les constituent et
les réactualisent constamment et que, par conséquent, il ne faut pas assumer
l’existence d’un système macrosocial donné (Law, 2009, p. 380). On peut cependant
suivre Barry (2013) lorsqu’il insiste sur le fait que l’étude des relations
internationales et de l’économique politique internationale fait intervenir un
contexte politique particulier où des intérêts, idées et mouvements sont assemblés
selon une configuration spécifique, bien que toujours incertaine et en proie à la
contestation. Les relations internationales donnent ainsi à voir des « zones de
traduction » où la traduction est problématique et contestée, plutôt que stabilisée
(même temporairement). À cet égard, nous avons tenté dans les deux premiers
chapitres de dresser cette situation politique en ne réifiant pas un système
macrosocial, mais au contraire en soulignant la perméabilité des catégories
d’analyses utilisées, comme le public et le privé ou le consommateur et le citoyen. De
même, au niveau méthodologique la traduction suppose de suivre les acteurs pour
voir les liens qu’ils établissent avec d’autres entités, ce qui peut être problématique
selon les objets de recherche et la confidentialité dans laquelle se trouvent les
acteurs. Les apports de ce concept nous semblent cependant dépasser ses
inconvénients dans la mesure où comme nous l’avons souligné, il permet d’une part
d’accorder un rôle aux objets, en l’occurrence aux tests comparatifs et autres
dispositifs de la médiation marchande qui permettent au consommateur d’exercer
182 Notre traduction : « as an effect, a product, rather than a natural(ized) source of action » ; « complex, heterogeneous networks need to do their stuff, for consuming actors to be. » 183 L’une des premières applications au domaine de l’économie politique internationale est l’œuvre de deux sociologues (voir Busch & Juska, 1997).
Chapitre 4 208
son choix et renforcent in fine l’autorité des normes internationales sur le marché.
D’autre part, il permet de souligner l’importance de l’expertise technique réputée
centrale aux travaux de normalisation pour mettre à jour son caractère contestable
et les rapports de pouvoir qui entourent sa définition.
Traduction opérationnelle 3.1Nous nous proposons d’étudier les éléments qui conduisent une association de
consommateurs, plutôt qu’une autre, à s’engager dans les travaux de normalisation
au travers de la notion de traduction opérationnelle. La traduction opérationnelle
vise à rendre compte du « pourquoi » de la participation des consommateurs en
dépassant les explications centrées sur la disponibilité des ressources et de
l’expertise. Il ne s’agit pas ici de nier l’importance des ressources nécessaires pour
une participation active aux travaux de normalisation internationale impliquant de
nombreux frais de transport et d’hébergements et dont l’accès est payant, mais
plutôt de souligner que toutes les organisations ont des ressources limitées et que
par conséquent la décision de prendre part aux activités de normalisation ne se
réduit pas à la disponibilité de ressources mais fait l’objet d’un travail de
problématisation et de mobilisation qui ne se réduit pas à la disponibilité de
ressources. Autrement dit, il s’agit d’envisager la participation sous l’angle de ses
apports pour les associations de consommateurs, par exemple en termes de
ressources matérielles ou symboliques, et surtout d’appréhender ces ressources
comme n’étant pas exogènes aux activités de normalisation mais subordonnées à un
travail de problématisation et de mobilisation collective. La notion de traduction
opérationnelle nous invite alors à suivre les diverses opérations par lesquelles une
association décide de s’impliquer aux travaux de normalisation, à observer si et
comment cette activité est justifiée par rapport aux membres des associations,
comment cette participation s’inscrit dans les objectifs de l’association et le rôle
potentiel des dispositifs techniques à cet égard. Il s’agit en fait d’inscrire la
participation des associations de consommateurs dans un travail de
problématisation, d’intéressement, d’enrôlement et de mobilisation qu’implique le
concept de traduction. Précisions ici brièvement ces quatre dimensions clés de la
traduction pour voir comment elles enrichissent l’analyse des dynamiques
participatives de la normalisation internationale.
Chapitre 4 209
La traduction décrit comment des entités hétérogènes, humaines et non-‐humaines,
sont associées et mises en relation au sein de réseaux sociotechniques qui visent à
résoudre une question construite comme problématique (Higgins, 2006). Le
processus de formation de tels réseaux implique plusieurs dimensions qui se
chevauchent: la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et de la mobilisation
des alliés (Callon, 1986). La problématisation a lieu lorsqu’un groupe d’acteurs, en
général des scientifiques et des experts, proposent « une relation entre des activités,
des intérêts, des problèmes » (Vinck, 2007, p. 256). Ils mettent en scène des acteurs
et des objets et montrent en quoi ces derniers sont concernés par un problème et
comment « le programme de recherche » ou le projet proposé permet d’y répondre
(Callon, 1986). Ce faisant la problématisation établit des points de passage obligé
pour répondre aux obstacles propres aux entités mises en relation. Par exemple, la
nébuleuse des tests comparatifs se place comme point de passage obligé pour
résoudre un problème qui met en relation les effets déstructurant du capitalisme,
l’indépendance des consommateurs sur le marché, les normes techniques, la
démocratie, la publication de magazine et la reconnaissance d’une nouvelle
catégorie d’acteur légitime. Là aussi, les entités mises en relation sont entravées
dans leur existence même, et pour reprendre une formule de Callon, ‘ce qu’elles
visent, elles ne peuvent l’atteindre par elles-‐mêmes’ (1986, p. 183). En effet, les
consommateurs, pour obtenir une information indépendante et scientifiquement
fondée, doivent s’organiser en associations et recourir à la normalisation
« industrielle ». Les normalisateurs ont par exemple aussi besoin du consommateur
pour desserrer l’emprise des industriels sur leurs travaux (Cochoy, 2000). La
problématisation « indique les déplacements et détours à consentir et pour cela les
alliances à sceller » (Callon, 1986, p. 183). Avec l’étiquetage informatif et les tests
comparatifs, les savoirs traditionnels féminins ou ceux des artisans concernant les
qualités des produits sont par exemple remplacés par le savoir des ingénieurs et de
nouveaux dispositifs techniques (Hilton, 2009, p. 43). Les acteurs qui proposent la
problématisation contribuent donc aussi à une redéfinition des entités et de leurs
propriétés (Vinck, 2007, p. 257) : la normalisation ne sera plus uniquement
industrielle, le consommateur n’est pas uniquement un agent économique. La
traduction opérationnelle permet ainsi d’envisager la participation comme
s’inscrivant plus largement dans un travail de problématisation qui met en jeu une
Chapitre 4 210
variété d’éléments et affecte l’identité des entités, par exemple celle du
consommateur, de la normalisation, ou de l’échange marchand.
Les alliances proposées par la problématisation sont alors scellées lors des moments
de l’ «intéressement » et de l’« enrôlement ». L’intéressement est le processus par
lequel des dispositifs techniques sont déployés en vue d’imposer les rôles et les
identités aux acteurs tels que définis par la problématisation (Higgins, 2006, p. 54).
On peut par exemple voir le test comparatif comme l’un « des dispositifs
d’intéressement » des consommateurs aux normes industrielles, c’est-‐à-‐dire comme
appartenant à « l’ensemble des actions par lesquelles une entité (…) s’efforce
d’imposer et de stabiliser l’identité des autres acteurs qu’elle a définis par sa
problématisation. Toutes ces actions prennent corps dans des dispositifs » (Callon,
1986, p. 185). Sous cet angle, le test comparatif et l’étiquetage informatif permettent
l’existence d’un consommateur rationnel et scientifiquement informé et ancre la
normalisation au cœur de la médiation marchande. Le retour au grand monde de la
norme est alors renforcé par la place qu’elle occupe dans ces dispositifs de
médiation marchande, tout comme la pratique de tests comparatifs justifie la
création d’association de consommateurs. Lorsqu’il est négocié avec succès,
l’intéressement conduit à l’ « enrôlement » des acteurs qui acceptent de jouer des
rôles spécifiques – la normalisation sera marchande plus qu’industrielle désormais.
C’est alors que la « mobilisation » peut intervenir: quelques acteurs peuvent alors
parler et agir au nom de la vaste gamme d’entités mobilisées par la traduction.
L’intérêt reconnu du consommateur au sein des arènes de normalisation peut faire
l’objet d’une représentation par les acteurs aux points de passage obligé, qu’il
s’agisse des associations de consommateurs, des comités consommateurs ou des
normalisateurs. Ainsi, la traduction opérationnelle appréhende la participation des
associations de consommateurs en relation avec des dispositifs techniques qui
permettent d’imposer et de stabiliser les relations posées par la problématisation.
Les enrichissements historiques et sociologiques présentés auparavant permettent
d’illustrer le travail de problématisation, d’intéressement et d’enrôlement dont la
participation des consommateurs aux travaux de normalisation fait l’objet. Ils
permettent d’observer que la relation entre spécifications techniques et
consommateurs fait intervenir des dispositifs techniques et attribue une identité
particulière au consommateur qui affecte sa propension à être actif politiquement.
Chapitre 4 211
Ils illustrent le travail d’intéressement nécessaire à la participation et à la
représentation des consommateurs. Les associations de consommateur, à but non
lucratif, se doivent de garantir leur survie financière. À cet égard, la définition des
spécifications techniques n’a rien d’attrayant médiatiquement, mais les tests
comparatifs que les normes permettent de réaliser offrent simultanément à ces
associations un moyen de remplir l’objectif d’une information scientifique et une
source de financement. Leur participation répond à une traduction opérationnelle
dans le sens d’une valorisation de l’activité et d’une nécessaire inscription
organisationnelle de cette activité dans les stratégies des associations de
consommateurs. Dans cette perspective, la participation aux activités de
normalisation fournit des ressources cognitives aux associations de consommateurs
qui sont nécessaires pour la réalisation des tests à la base de leur financement. Si la
réalisation de tests offre un dispositif d’intéressement à l’engagement d’une
association dans les travaux de normalisation, la traduction opérationnelle appelle
aussi à observer précisément les décisions qui conduisent une association à
s’impliquer, les moyens par lesquels elle construit sa crédibilité à la table des
experts et les sources qu’elle mobilise dans la construction de son expertise.
En résumé, nous proposons de comprendre la sélectivité de la participation des
associations de consommateurs à l’élaboration des normes en relation avec le
travail de problématisation et les dispositifs d’intéressement liés à la pratique des
tests comparatifs. Dans cette perspective, la réalisation de tests comparatifs par
exemple, et plus largement l’usage que les associations de consommateurs font des
normes internationales dans leurs activités constitutives incitent à une plus grande
participation. La notion d’usage indique que les associations doivent intégrer la
normalisation à leurs activités de façon à ce que la participation à leur élaboration
devienne viable. Cette hypothèse explore les raisons de la participation au-‐delà des
explications basées sur les ressources et fréquemment rencontrées dans la
littérature en postulant au contraire la nécessité d’un travail de problématisation et
d’appropriation des spécifications techniques. Cette hypothèse prend certes en
compte les ressources nécessaires à la participation mais souligne aussi les
ressources matérielles et symboliques que les associations retirent potentiellement
de leur participation aux activités de normalisation, telles que l’atteinte de leurs
objectifs constitutifs, les financements obtenus par la publication de magazine
Chapitre 4 212
d’informations et de tests ou leur reconnaissance publique en tant que représentant
légitime des consommateurs. De même, comme l’a souligné Mallard dans son étude
de la presse consumériste, la pratique des tests comparatifs permet aux associations
d’acquérir une expertise technique et de se familiariser au monde des normes. Sous
cet angle, la participation n’est pas uniquement une charge, mais fournit
potentiellement des ressources en fonction d’un travail de problématisation et
d’intéressement qui permet aux activités de normalisation d’être associées aux
activités des associations de consommateurs. On peut alors supposer que l’usage
que font ou développent les associations de consommateurs des normes
internationales dans leurs activités principales explique la sélectivité de leur
participation. Si cette hypothèse est confirmée, cela signifie que la participation aux
formes de pouvoir non étatique est plus dépendante de l’enchâssement de ces règles
dans les pratiques des agents et des dispositifs techniques que dans la disponibilité
de ressources financières, temporelles et cognitives.
Traduction thématique 3.2Nous nous proposons ensuite d’appréhender la question des thèmes de la
participation des associations de consommateurs aux travaux de normalisation
internationale comme résultant d’une traduction thématique. La traduction
thématique vise à rendre compte de l’éventuelle spécificité des thèmes et objets de
la participation des consommateurs en accordant une attention particulière à
l’extension thématique de la normalisation internationale et aux controverses
qu’elle soulève potentiellement. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre,
l’un des enjeux de la normalisation internationale renvoie précisément à l’étendue
des objets et thèmes abordés car ces derniers affectent potentiellement de nouveaux
acteurs, impliquent de nouvelles sources d’expertise à mettre en forme au sein des
spécifications techniques, et, plus généralement, permettent et stabilisent des
transformations relatives à l’organisation de la production et de la consommation.
Autrement dit, l’extension thématique de la normalisation conduit à une
redistribution des cartes, et notamment de l’expertise dans les domaines concernés,
qui révèle la dimension « sociale » se cachant derrière des enjeux posés comme
« techniques » au sein des arènes de normalisation internationale. Cette extension à
Chapitre 4 213
de nouveaux thèmes184 peut être contestée et faire l’objet de controverses dont la
dynamique aide à comprendre l’implication thématique des associations de
consommateurs. Autrement dit, dans le cas de controverses, la traduction proposée
pour un thème spécifique de normalisation fait l’objet d’« actions de dissidences »
(Callon, 1986).
Les controverses entourant les choix scientifiques et techniques, par exemple dans
le cas de l’usage d’organismes génétiquement modifiés (OGM) par l’industrie
agroalimentaire ou du traitement des déchets nucléaires, illustrent à quel point la
problématisation proposée par un collège restreint de scientifiques et d’experts
peut faire l’objet de contestation de la part de certains acteurs mis en scène et qui
soulignent alors les incertitudes du projet proposé. Ces controverses révèlent les
limites de la « double délégation » sur laquelle sont fondées nos sociétés
occidentales en matière de production des connaissances sur le monde naturel et
sur le monde social, c’est-‐à-‐dire la délégation « par laquelle les profanes s’en
remettent aux spécialistes pour la production des savoirs » et « par laquelle le
citoyen ordinaire confie à son représentant le soin de composer le collectif en son
nom » (Callon et al., 2001, p. 171). Dans cette perspective, la distinction entre le
consommateur et le producteur, entre le client et le professionnel, est une autre
déclinaison de la distinction entre le profane et le spécialiste. L’un des enjeux des
controverses est précisément de remettre en cause cette double délégation dans
l’élaboration des connaissances et dans la représentation politique: « Déclarer d’un
dossier qu’il est technique, c’est le soustraire à l’emprise du débat public ;
reconnaître sa dimension sociale, c’est au contraire lui redonner une chance d’être
discuté dans des arènes politiques » (ibid., p. 45). Par exemple, les déterreurs de
scandales soulignent l’intérêt des normes techniques élaborées par les industriels et
leur dimension sociale au sein des pratiques d’achats et de la rencontre entre le
produit et le consommateur. La controverse remet alors en cause la distinction entre
expert et l’homme de la rue et entre l’élu et le citoyen par l’exploration des possibles
qu’elle permet : « Parce qu’elles mettent en forme un triple inventaire, celui des
acteurs, des problèmes et des solutions, les controverses constituent des puissants
184 On peut mentionner par exemple la responsabilité sociétale des organisations, les services à la personne, la sécurité des données ou encore les systèmes de gestion de santé et sécurité au travail.
Chapitre 4 214
dispositifs d’exploration des états du monde possibles, lorsque, du fait des
incertitudes, ceux-‐ci ne sont pas connus » (ibid., p. 55). La controverse permet
l’entrée de nouveaux acteurs dans l’espace public, elle permet d’établir l’inventaire
« des connexions possibles entre les problèmes en discussions » et permet
« d’explorer les options envisageables », c’est-‐à-‐dire d’ouvrir les solutions
techniques à la discussion publique (ibid., p. 52). Cette dynamique se reflète dans
l’entrée en normalisation des consommateurs. Les controverses entourant les
produits de consommation et les pratiques des publicitaires permettent la
reconnaissance de groupes existants, comme l’enseignement ménager, mais aussi
l’émergence de nouveaux groupes comme les associations de consommateurs qui se
découvrent concernées par le monde des spécifications techniques. Des groupes
existants et concernés relient alors les pratiques commerciales à la normalisation
industrielle et plaident à son recours en vue d’une information objective et
scientifique. La normalisation industrielle n’est plus un dossier technique et trouve
une dimension sociale au travers des revendications des associations de
consommateurs. Ce lien justifie l’élaboration de normes qui incorporent des
connaissances sur les aspects des produits les concernant. Il débouche sur de
nouvelles solutions comme les tests comparatifs et les procédures d’essais
normalisées.
Alors que le processus de traduction, généralement aux mains des seuls spécialistes,
suggère une participation par exemple sur les thèmes prioritaires fixés par les
comités consommateurs ou plus largement dictés par l’environnement
institutionnel dans lequel elle se déroule, c’est-‐à-‐dire où les rôles et identités ont été
stabilisés notamment au travers des comités consommateurs, l’extension de la
normalisation peut donner lieu à des controverses qui remettent en cause cette
traduction et donne lieu à une traduction élargie. La traduction élargie sous-‐tend
une participation du profane sur des objets suscitant la controverse dans l’espace
public et qui éclaire la frontière contestable entre ce qui relève des questions
techniques et ce qui relève des questions sociales ou politiques. La traduction
thématique proposée ici renvoie au choix nécessaire entre de multiples objets de
normalisation d’intérêts potentiels pour les consommateurs et approche la
spécificité des thèmes de la participation sous l’ange des controverses entourant les
objets de la normalisation internationale. C’est bien ce point qu’illustre l’action des
Chapitre 4 215
déterreurs de scandales qui agissent en véritables faiseurs de controverses. On voit
ainsi que la qualification des thèmes affecte la possibilité de leur mise en débat et les
modalités de participation en introduisant une distinction entre savoir de
laboratoire (expert) et le savoir de plein air (profane). On peut alors s’attendre à une
participation sur des thèmes médiatisés ou concernant des produits et technologies
destinés au grand public et faisant l’objet de débordements sur l’espace public par
exemple pour des raisons de santé, de sécurité ou environnementale. Ainsi,
l’avènement de l’économie domestique et la complexité accrue des produits qui l’ont
accompagné ou le libre-‐service ont engendré de nouvelles craintes et incertitudes
qui ont débouché sur de nouvelles solutions. De nos jours, l’accent mis sur
l’économie de la connaissance et les nouvelles technosciences se reflètent dans
l’agenda des organisations de normalisation internationale, et peuvent aussi
engendrer de nouvelles incertitudes pour les citoyens. Ces thèmes font-‐ils l’objet de
controverses et sont-‐ils privilégiés par les associations de consommateurs ?
En résumé, afin d’expliquer la spécificité thématique de l’implication des
associations de consommateurs, nous formulons premièrement l’hypothèse que les
thèmes de leur participation reflètent les nouveaux domaines de la normalisation
internationale. Et deuxièmement, que les objets normalisés peuvent renforcer la
mobilisation d’acteurs existants et conduire à l’émergence de nouveaux acteurs. En
effet, en appréhendant les thèmes de la participation des associations de
consommateurs sous l’angle des controverses, la traduction thématique souligne
que ces thèmes peuvent donner lieu à une exploration des acteurs concernés, des
problèmes posés et des solutions envisagées. La traduction thématique permet
d’envisager la nature constitutive des débats prétendument techniques qui peuvent
offrir une arène pour l’expression des groupes concernés ou susciter l’émergence de
nouveaux acteurs. La traduction thématique indique alors qu’en matière d’autorité
privée, la constitution d’un secteur d’intervention est susceptible d’engendrer de
nouveaux acteurs et fournit une arène où une nouvelle identité peut être
revendiquée. Il s’agit donc de supposer à l’image des études des sciences et
techniques que la thématique appelle à la production d’une expertise qui agit sur la
constitution du collectif, à l’instar de la reconnaissance de l’identité des
consommateurs qui est étroitement associée aux connaissances produites.
Chapitre 4 216
Traduction rhétorique 3.3Nous nous proposons enfin d’étudier la question de l’influence de la participation
des associations de consommateurs aux travaux de normalisation internationale
comme résultant d’une traduction rhétorique. La traduction rhétorique vise à
rendre compte de l’influence des représentants des consommateurs lors des
délibérations des comités techniques et autres groupes de travail en charge de
l’élaboration des normes internationales. Elle appréhende l’influence d’une telle
participation sous l’angle de l’expertise et des modalités, potentiellement contestées,
selon lesquelles les non-‐spécialistes sont associés aux choix sociotechniques. La
traduction et sa contestation sous l’effet des controverses reflètent les modalités de
participation et l’influence habituellement accordée aux profanes dans les arènes où
s’effectuent les choix techniques et scientifiques. Callon (1999) distingue en effet
plusieurs modèles de la participation du public à l’élaboration des connaissances
scientifiques selon qu’il y soit mis à distance ou étroitement associé et donnant alors
lieu à une traduction élargie. Ces modèles nous intéressent dans la mesure où ils
éclairent différentes modalités de participation et degré d’influence des non-‐
spécialistes dans les comités en charge de la rédaction des spécifications techniques.
La participation des associations de consommateurs peut alors être instrumentale,
comme dans le cas de la ressource rhétorique qu’ils fournissent aux normalisateurs,
normative et représenter une précondition à l’acceptabilité des normes
européennes ou internationales ou alors plus substantielle et affecter le contenu des
normes. Ces trois influences ne s’excluent pas mutuellement mais permettent
néanmoins de qualifier l’influence de la participation des consommateurs aux
travaux de normalisation internationale.
Le premier modèle décrit par Callon renvoie au modèle de l’instruction publique :
« Les scientifiques doivent tout apprendre au public, mais de plus ils ne peuvent rien
apprendre de lui » (Callon, 1999, p. 37). Il est le plus simple et le plus répandu mais
aussi le plus inapte à gérer les incertitudes entourant les choix technoscientifiques.
Dans ce contexte, les controverses résultent du manque d’information du citoyen
ordinaire et c’est par son instruction que ce déficit peut être comblé et que la
confiance peut être restaurée. La légitimité des décisions relève d’une distinction
entre fin et moyen : les fins sont décidées par les élus, et les moyens relèvent de la
rationalité scientifique. Ce premier modèle se trouve à l’œuvre au sein des
Chapitre 4 217
organisations de normalisation internationale et est emblématique de la nouvelle
approche européenne – les fins sont définies au sein des directives européennes et
les moyens laissés aux organismes de normalisation. Le consommateur profane fait
dès lors l’objet d’un travail d’instruction « publique », comme l’illustre les
nombreuses brochures produites par l’ISO à son encontre ou la formation de
représentants d’associations de consommateurs aux procédures d’élaboration des
normes. Le second modèle, celui du débat public, est une extension du premier ; on
passe de « l’exclusion totale » à « l’exclusion négociée » où des publics représentés
sont consultés. Le public n’est plus indifférencié comme dans le modèle précédent,
mais les savoirs et expériences spécifiques des citoyens viennent compléter si
nécessaire les connaissances des spécialistes. La légitimité des décisions dans ce
modèle repose sur « l’existence d’une consultation et d’un débat ouvert» (Callon,
1999, p. 46) mais pose alors avec acuité la question de la représentativité des
groupes consultés. Ce second modèle se retrouve bien évidemment sous la forme
des comités consommateurs au statut consultatif établis par les organisations de
normalisation. Il souligne le caractère rhétorique que fournit la consultation des
consommateurs aux acteurs de la normalisation pour promouvoir un point de vue
ou des intérêts particuliers. Le consommateur fait l’objet d’une forme de
consultation au sein des comités d’orientation stratégique où son identité est définie
et reconnue. Ces comités consultatifs sont une reconnaissance implicite du caractère
profane du consommateur en normalisation et perpétuent la rupture entre l’expert
et le profane en distinguant ces comités d’orientation politique des comités
techniques où sont rédigées les normes. Il s’agit d’une exclusion négociée (du travail
de rédaction des normes) qui repose aussi sur une distinction entre représentant et
représenté. Les modèles de l’instruction publique et de la consultation apparaissent
alors comme soulignant la dimension instrumentale et normative de la participation
des associations de consommateurs à l’élaboration des normes internationales.
Dans la perspective de l’instruction publique et de la consultation, l’expertise est
largement conçue comme la science appliquée au monde de la décision et sa
légitimité provient de sa relative indépendance de la société dans son ensemble. Les
dynamiques participatives sont soit inexistantes (l’expert n’a rien à apprendre du
public qu’il s’agit d’éduquer en vue de sa bonne compréhension des choix
technologiques) ou encadrées (les expériences du public enrichissent les
Chapitre 4 218
connaissances de l’expert qui restent distinctes). Les limites de ces modèles
apparaissent clairement lors des controverses entourant les choix sociotechniques
qui ouvrent la voie à un troisième modèle de « coproduction » des connaissances
entre experts et profanes, alors plus justement qualifiés de « spécialiste de
laboratoire » et «de plein air » (Callon, 1999; Callon et al., 2001). Les connaissances
ne sont plus élaborées indépendamment les unes des autres comme dans le modèle
précédent, mais résultent d’une véritable coproduction entre spécialistes et
profanes ou entre les représentants des consommateurs et les ingénieurs et
consultants spécialistes de la normalisation. La pierre angulaire de ce modèle est
« la problématique conciliation entre la reconnaissance de minorité, dont l’identité
dépend étroitement des connaissances produites, et la réalisation d’un bien
commun qui ne soit pas absorbé dans les intérêts particuliers » (Callon, 1999, p. 51).
Ce modèle aborde conjointement la notion d’expertise et les unités sociales qui
composent le collectif. Il semble en partie s’appliquer aux arènes de la normalisation
lorsque l’émergence des associations de consommateurs est étroitement liée au
recours à l’expertise technique stockée dans les normes. De même, l’homme de la
rue peut formellement être représenté au sein des comités techniques par exemple
par des professionnels des associations qui participent à la rédaction des normes et
s’inscrire dans un modèle plus proche de co-‐construction des savoirs. L’influence de
la participation des associations de consommateurs peut alors être plus
substantielle.
La traduction rhétorique, c’est-‐à-‐dire l’influence potentielle de la participation des
consommateurs sur la rédaction des normes, permet d’observer la dimension
instrumentale, normative et substantielle de leur participation. Elle souligne
cependant que les modèles de l’instruction et de la consultation sont puissamment à
l’œuvre dans les arènes de normalisation, profitant de la malléabilité de la figure du
consommateur qui augure d’une influence réduite. La traduction rhétorique renvoie
à la réduction du monde et à la sélection des savoirs qui est opérée lors du travail de
rédaction, où s’écrit ce qui est pris, mais aussi où se justifie ce qui est rejeté parmi
les diverses revendications issues des diverses expertises. La traduction rhétorique
renvoie donc au travail de transposition des préoccupations des associations de
consommateurs en propositions rédactionnelles et à leur prise en compte lors de
l’écriture des normes internationales. L’influence des consommateurs semble alors
Chapitre 4 219
surtout rhétorique comme le souligne Cochoy et les modèles dominants les rapports
sciences-‐sociétés. Dans cette perspective, la prise en compte des revendications des
associations de consommateurs dépend de la ressource rhétorique que leurs
préoccupations fournissent aux autres intérêts en présence. Mais, la traduction
rhétorique souligne aussi que, quel que soit l’impact des représentants des
consommateurs sur les délibérations, leur participation s’inscrit dans un
mouvement de reconnaissance officielle de leur identité et d’une reconnaissance de
leur usage légitime des normes. À ce titre elle illustre la malléabilité de la catégorie
des consommateurs et nous encourage à voir les figures du consommateur qui sont
mobilisées durant les délibérations comme indissociables de leur influence sur le
contenu de la norme.
En résumé, afin d’expliquer l’influence des associations de consommateurs sur les
délibérations des comités techniques, nous défendons l’hypothèse que la prise en
compte des revendications des associations de consommateurs dépend de la
ressource rhétorique que leurs préoccupations représentent pour les autres intérêts
en présence. Cette hypothèse souligne que le recours discursif au « consommateur »
offre une ressource aux différentes parties prenantes en vue de promouvoir leurs
intérêts. Elle souligne, à l’instar des approches historiques et sociologiques de la
consommation, la malléabilité de l’intérêt du consommateur qui offre la possibilité
pour les divers experts des comités de normalisation de se s’exprimer en son nom et
d’en mobiliser différentes figures. On suppose donc plus généralement que
l’influence des associations de consommateurs sur les délibérations techniques est
subordonnée aux intérêts des normalisateurs et des autres acteurs en présence à
définir l’intérêt du consommateur. Si cette hypothèse se confirme, elle démontrera
l’importance de problématiser et de différencier les acteurs de ladite « société
civile » au-‐delà de cette catégorie générale.
4. Conclusions
Le cadre d’analyse proposé dans ce chapitre doit nous permettre d’explorer plus
avant les dynamiques participatives des associations de consommateurs dans les
arènes de normalisation internationale. L’une des contributions originales de cette
thèse est de s’intéresser à des acteurs rarement abordés et encore moins
problématisés au sein de l’économie politique internationale, les consommateurs.
Chapitre 4 220
L’usage du concept de traduction permet d’étendre la multiplicité des fondements
institutionnels de la normalisation aux objets et dispositifs techniques qui
contribuent à la reconnaissance des normes. Le consommateur apparaît alors
comme l’un des piliers de l’autorité des normes internationales. Le concept de
traduction permet dans le même temps de questionner la normalisation
internationale sous l’angle de l’expertise produite et incorporée aux normes et de
ses liens avec la société dans son ensemble, qu’il s’agisse de la reconnaissance des
collectifs organisés ou de l’émergence potentielle de nouveaux acteurs concernés
par les thèmes normalisés et désireux d’y faire reconnaître leurs préoccupations et
leur expertise. Sous cet angle, la définition du « consommateur » en tant que profane
ou spécialiste ou en tant qu’acteur économique ou politique, est un enjeu qui affecte
sa participation et son influence dans les arènes de normalisation. Cette recherche
offre ainsi une approche théorique originale pour éclairer la place des
consommateurs dans la construction de l’autorité des normes internationales.
Chapitre 5 221
Chapitre 5 : Considérations méthodologiques
Ce bref chapitre méthodologique a pour objectif de présenter les sources de
données et les outils d’analyses sur lesquels nous nous appuyons dans notre
démarche empirique. Notre recherche repose sur une épistémologie critique qui
insiste sur la dimension historiquement située et socialement construite des
connaissances. Elle mobilise une pluralité d’outils méthodologiques, principalement
qualitatifs, tels qu’entretiens, observations ethnographiques et participantes,
consultation d’archives et de sources écrites (Abélès, 1995; Patton, 2002; Singly,
2005). L’originalité de notre démarche empirique réside dans la recherche-‐action
menée dans le cadre du projet INTERNORM conduit à l’Université de Lausanne
(2010-‐2014). Le projet INTERNORM a pour objectif de développer des échanges
entre les compétences scientifiques réunies à l’Université et les connaissances de la
société en vue de soutenir la participation de la société civile dans l’élaboration de
normes internationales (ISO, etc.) et, par la même occasion, de renforcer la
compétence de ces acteurs dans des arènes où ils sont systématiquement sous-‐
représentés. Il a offert un terrain de recherche propice et unique à une meilleure
compréhension des normes internationales à la fois au niveau de leurs implications
pour la société et des rouages internes de leur élaboration. En effet, le projet a
permis une participation effective dans les arènes de la normalisation
internationale. Mais avant de présenter plus en détail le projet, présentons nos
sources plus conventionnelles.
1. Sources documentaires et entretiens :
Afin de pouvoir tester nos hypothèses, les archives du comité pour la politique en
matière de consommation de l’ISO (COPOLCO) ont été consultées depuis sa création
jusqu’en 2011. À cette occasion, nous avons pu bénéficier du soutien du secrétariat
central qui s’est montré réceptif à notre demande de consultation des archives. Ces
archives comportent les procès-‐verbaux des réunions annuelles du COPOLCO ainsi
que des documents de travail s’y rapportant : rapport des multiples groupes de
Chapitre 5 222
travail du COPOLCO des organisations en liaisons, du secrétariat, guides et
publications en cours d’élaboration, programme prioritaire ou simplement agenda
de la réunion. Alors que les procès-‐verbaux font en général une vingtaine de pages,
le volume des documents de travail produits en vue des réunions annuelles du
COPOLCO dépasse fréquemment 200 pages185. Signalons l’absence de deux PV, en
1988 et en 1996, qui n’ont tout simplement pas été réalisés. Enfin, ces archives
débordent quelques fois du cadre de l’ISO et intègrent des documents d’autres
organisations qui fournissent de précieux renseignements « chiffrés » comme nous
le verrons dans le chapitre suivant. Ces documents sont inclus dans notre corpus de
données. Enfin, lors de notre visite aux archives, nous avons découvert l’existence
d’une structure antérieure au COPOLCO et pour laquelle seule une poignée de
documents subsiste, ainsi que la tenue d’un Forum international sur les normes et
les consommateurs en 1976 à Londres. Nous avons bien entendu intégré ces
données à notre corpus. Enfin, le site internet de l’ISO contient un répertoire de la
participation des consommateurs dans les comités techniques qui offrira une base
plus quantitative à l’analyse186.
Des entretiens semi-‐structurés avec des représentants des associations de
consommateurs et des professionnels de la normalisation en charge des comités
consommateurs ont été réalisés avec plus de vingt-‐cinq hauts responsables
d’organisations issus de ces organisations. La liste des personnes interviewées se
trouve en annexe (annexe 1), de même que les grilles de questions utilisées pour
orienter la conversation (annexe 2). La sélection de l’échantillon des associations de
consommateurs approchées dans le cadre de cette recherche est issue des
informations de la banque de données ISO sur la représentation des consommateurs
ainsi que des contacts obtenus lors de la réalisation d’entretiens et d’observations
ethnographiques. Les principales associations nationales de consommateurs et de
normalisation en Europe (France, Allemagne, Grande-‐Bretagne, Suisse, Belgique,
Suède), aux États-‐Unis ont ainsi été rencontrées. Le projet INTERNORM en cours à
185 Nous citerons ces archives de la façon suivante : PV COPOLCO, suivi de l’année de la réunion lorsqu’il s’agit du procès-verbal de sa réunion plénière. Lorsqu’il s’agit des documents de travail: DT COPOLCO, suivi de l’année, du titre, puis de la cote du document attribuée par le COPOLCO. 186 Ce répertoire est disponible en ligne à l’adresse http://www.iso.org/sites/COPOLCOdirectory/pages/index.htm. La fiabilité de ces données doit cependant être questionnée comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Chapitre 5 223
l’Université de Lausanne dans le cadre de la démarche « Vivre ensemble dans
l’incertain » et les actions entreprises au sein de ce projet en vue de la mobilisation
de partenaires associatifs viennent compléter notre échantillon. Nous mobilisons
bien évidemment l’ensemble des sources documentaires publiées et non publiées
que nous avons obtenir lors de ces rencontres pour en faire une analyse critique,
c’est-‐à-‐dire tenant compte du contexte de production et des effets constitutifs du
discours (Chiapello & Fairclough, 2002; Taylor, 2001; van Dijk, 2001).
2. La recherche-‐action INTERNORM
INTERNORM a été pensé comme un projet pilote dont le but est de soutenir et
accompagner les acteurs de la société civile dans leur travail auprès des instances de
normalisation. Il s'inscrit dans un programme de recherche inédit de l'Université de
Lausanne intitulé "Vivre ensemble dans l’incertain" (VEI) finançant une série de
projets dans lesquels le savoir académique vient soutenir et compléter la
mobilisation de la société civile187. La mise en place du projet répondait ainsi au
constat bien connu, mais souvent négligé, du déficit démocratique des arènes de la
normalisation internationale. INTERNORM avait pour ambition de créer un pôle
interactif de savoirs fondé sur la mise en commun des compétences académiques et
des expériences accumulées par les acteurs de la société civile autour d'enjeux
spécifiques de la normalisation internationale. Y participent des syndicats de
travailleurs, des organisations de protection des consommateurs et de
l'environnement, ainsi que des associations au service des personnes âgées et des
personnes handicapées188. Le dispositif prévoyait que les associations partenaires
du projet définissent avec l’aide de l’équipe de recherche d’INTERNORM – ou
comité de pilotage – une série de domaines de normalisation intéressant la société
civile et justifiant de ce fait une participation du monde associatif. Puis, sur la base
de délibérations successives, leur point de vue a été défendu au sein des instances
de normalisation aux niveaux international et national. Bien que le projet
187 Voir le site Internet du projet: http://www.unil.ch/vei/internorm. Pour une présentation des différents projets de recherche en cours dans le cadre du programme VEI, voir: http://www.unil.ch/vei . Accès le 30 avril 2014. 188 Les partenaires associatifs du projet sont la Fédération romande des consommateurs (FRC), Equiterre, l’Association Transports et Environnement (ATE), le syndicat UNIA, Pro Infirmis, Pro Senectute, l’Association Vaudoise des Laborants et Laborantines (AVLL), et l’Association romande pour la protection de l'eau et de l'air (ARPEA).
Chapitre 5 224
envisageait à ses débuts que les partenaires représentent directement leurs
préoccupations aux experts de la normalisation internationale, cette tâche est
souvent aux membres du comité de pilotage du projet.
Lors de la phase préparatoire du projet, le comité de pilotage a réalisé une analyse
des domaines de normalisation susceptibles d'intéresser les partenaires associatifs
et retenu quatre thématiques présentant une pertinence pour la société civile: les
nanotechnologies, le tourisme, l'éducation non formelle et l'assurance-‐qualité. Il
s’est aussi assuré que le stade d'avancement des projets de normes relatifs à ces
thèmes permette une participation effective des associations. Début 2011, sur la
base des travaux du comité de pilotage, les partenaires associatifs du projet
INTERNORM ont exprimé leur volonté et porté leur choix de participer aux travaux
de normalisation internationale dans les deux domaines très distincts des
nanotechnologies et des services touristiques. Deux groupes de travail traitant
chacun de l'un des thèmes retenus ont été établis au printemps 2011. Chacun des
groupes a sélectionné un certain nombre de normes en développement, porteuses
d'enjeux pour la société civile. Parmi ces normes, on citera par exemple la question
de l'étiquetage des nano-‐objets manufacturés, la manière d'élaborer des fiches de
données de sécurité pour les nanomatériaux ou encore, dans le domaine du
tourisme, la mise en place d'établissements respectueux de l'environnement ou les
services proposés aux visiteurs des zones naturelles protégées. Pour certaines
normes, les partenaires associatifs ont choisi d'assumer une fonction de veille, alors
que pour d'autres ils comptent participer activement aux travaux de normalisation.
INTERNORM a ainsi passé plus de 45 jours dans les réunions des comités techniques
de l’ISO en charge du domaine du tourisme (ISO Technical Committe 228) et des
nanotechnologies (ISO TC 229). Nous avons reçu plus de mille cent courriers
électroniques relatifs aux travaux des TC 228 et TC 229 dont les trois quarts
contiennent une ou plusieurs pièces jointes, principalement textes de normes,
commentaires, rapport des organisations de liaisons, agenda des réunions. Nous
avons au total soumis plus de 110 commentaires sur huit normes différentes en
cours d’élaboration dans les arènes de la normalisation internationale. Enfin le
projet a invité près d'une dizaine d'intervenants externes dont la plupart n'avaient
pas connaissance des travaux ISO malgré leur expérience unique dans les domaines
concernés. L’expérience acquise au cours du projet INTERNORM est à l’origine de
Chapitre 5 225
nombreuses observations formulées dans les pages qui suivront, et plus
particulièrement au cours du chapitre 8 où nous observons en détail le travail des
comités et l’influence de la participation du monde associatif sur l’élaboration des
normes. Les nombreux contacts pris avec les associations suisses, locales, voire
internationales, nous ont aussi permis d’observer la pluralité des mécanismes qui
affectent la sélectivité de la participation.
La recherche-‐action menée au sein du projet INTERNORM a donc permis d’observer
dans quelle mesure les normes internationales sont susceptibles de mobiliser le
monde associatif et jusqu’à quel point les pratiques délibératives des arènes de
normalisation internationale sont accessibles. Le projet a permis de se confronter
aux experts des comités techniques ISO où sont rédigées les normes internationales
et de se plonger dans l’univers particulier des normalisateurs. Mais L’implication
active du chercheur dans le cadre de la recherche-‐action invite aussi à une pratique
réflexive.
La recherche-‐action implique en effet une participation active du chercheur dans le
milieu étudié, en l’occurrence celui de la normalisation internationale. Elle prend
ainsi le contrepied d’une épistémologie classique qui nous met en garde contre les
biais que les interactions entre le chercheur et le milieu observé peuvent amener
dans la production de la connaissance pour finalement placer cette interaction au
cœur de la recherche et du processus constitutif de connaissances. Cette posture
particulière du chercheur qui mène une recherche à la fois sur l’action et dans
l’action ne doit cependant pas conduire à négliger son influence sur les situations
observées, mais appelle au contraire à une plus grande réflexivité sur son rôle et sur
les effets de son implication. Dans le cas de la recherche-‐action INTERNORM, notre
implication active en tant que représentant du projet au sein des comités de
normalisation appelle à considérer de façon réflexive notre degré d’intervention
dans les réunions des comités techniques où nous observerons que la majorité des
experts reste silencieuse. Bien que nos interventions orales lors des réunions des
comités techniques soient avant tout dictées par le volume des commentaires
élaborés avec les partenaires associatifs du projet, la façon dont ils sont avancés lors
des délibérations et l’énergie qui y est mise est largement dépendante de la volonté
du chercheur. Le chercheur a donc une influence sur la conduite de l’action qu’il
observe, à laquelle il faut ajouter son influence sur les effets potentiels qu’il a sur les
Chapitre 5 226
résultats de l’action.
Comme nous l’avons observé dans les chapitres précédents, les chercheurs et
universitaires ont occupé une place importante dans l’émergence des mouvements
de consommateurs auxquels ils ont offert une expertise à même de soutenir leurs
revendications – on pense ici par exemple au rôle de l’économie domestique. Ils
participaient alors à la construction de la crédibilité des démarches de ces
associations, comme le confirme le projet des tests comparatifs. Le projet
INTERNORM n’est pas sans rappeler la nébuleuse qui a supporté l’avènement des
associations de consommateurs puisqu’il repose sur un champ de savoir pluriel,
impliquant le monde de la recherche et des acteurs associatifs. Ce constat doit là
aussi nous inviter à la réflexivité : dans quelle mesure le rôle actif des universitaires
dans le projet affecte-‐t-‐il la crédibilité de notre action de normalisation et au final la
réception et le traitement qui est fait de nos commentaires et propositions
rédactionnelles dans les comités techniques ? Pour l’analyse, il est donc
indispensable de garder à l’esprit et les effets potentiels de l’implication du
chercheur sur les situations observées. Enfin, il convient de souligner que le
chercheur occupe aussi un rôle actif du fait qu’il est souvent l’instigateur de ces
démarches participatives. Les raisons qui le pousse à choisir ce type de démarche
doivent alors être explicitées : l’action est-‐elle une finalité que l’analyse doit
permettre de pérenniser en identifiant les raisons de son succès ou de son échec ou
au contraire, et c’est ici la posture que nous adoptons, l’action est-‐elle un moyen,
c’est-‐à-‐dire une modalité d’investigation qui doit permettre d’améliorer notre
compréhension des situations observées. Notre posture s’explique en grande partie
par les implications normatives que la première démarche implique et qui passent
sous silence l’ambivalence de la participation dans les arènes de la normalisation
internationale, pouvant aussi bien contribuer à légitimer des arènes privées qui font
la part belle aux mécanismes du marché pour assurer la reconnaissance des normes
que conduire à leur démocratisation et au réenchâssement de l’économie dans la
société.
3. Des analyses croisées
Afin de tester nos hypothèses relatives aux raisons, aux thèmes et à l’influence de la
participation du monde associatif à l’élaboration des normes internationales, nous
Chapitre 5 227
prenons donc appui sur deux sources de données et sur les connaissances
élaborées189 grâce au projet INTERNORM et à l’action de normalisation engagée
avec les partenaires associatifs du projet.
Les entretiens semi-‐structurés avec les représentants des associations de
consommateurs et des professionnels de la normalisation en charge des comités
consultatifs ont pour objectif d’identifier les raisons de la sélectivité de la
participation et l’usage que font ces associations des normes dans leurs activités
principales. Les archives de l’ISO relatives au COPOLCO et à sa création peuvent
aussi nous aider la place et le rôle des tests comparatifs dans les dynamiques
participatives. Le projet INTERNORM et les démarches entreprises en vue de la
mobilisation des partenaires associatifs viennent bien évidemment compléter nos
observations des raisons de la participation et des obstacles à celle-‐ci.
La banque de données ISO de la participation des représentants des consommateurs
permet d’identifier systématiquement les thèmes de la participation des
associations de consommateurs, tout comme la consultation des archives nous
permet de repérer les thèmes prioritaires d’intervention du COPOLCO. Ces
informations nous permettent de dresser un tableau de la spécificité thématique de
l’implication des consommateurs. Les entretiens semi-‐structurés complètent ces
observations et permettent d’obtenir une compréhension plus fine des thèmes de
leur participation et des modalités de leur choix, et de leur impact plus général sur
les dynamiques participatives.
L’observation ethnographique des délibérations du comité technique (TC) de l’ISO
dans le domaine du tourisme nous permet de cerner l’influence des associations de
consommateurs sur l’écriture des normes internationales. Cette observation
intervient dans le cadre du projet INTERNORM de l’Université de Lausanne qui
permet l’accès au terrain de recherche par son affiliation à l’instance suisse de
normalisation membre de l’ISO. L’étude du développement des normes
internationales dans ce comité se prête bien à une observation directe, car ce terrain
consiste en un « nombre limité de lieux, de personnes les fréquentant, d’actions,
d’événements y survenant », permettant ainsi à l’observation de s’affiner (Arborio &
189 Il faut préciser ici que la recherche-action a un aspect dynamique et s’envisage comme un « travail en cours » dont les résultats ne sont jamais totalement acquis. Au contraire, l’avantage de ses avantages est précisément de permettre l’exploration de voies inattendues (Brydon-Miller et al., 2003).
Chapitre 5 228
Fournier, 1999). De plus cette méthode s’applique bien aux analyses visant à
comprendre le fonctionnement d’un microcosme sur une longue durée et
l’élaboration d’une norme est une activité de longue haleine qui dure en moyenne
36 mois. Par ailleurs, il s’agit d’un terrain où la prise de notes est une activité
fréquente et la présence d’experts d’horizons divers est récurrente. Grâce à
l’observation directe, nous suivons donc « pas à pas les actes en train de se
produire » et pouvons ainsi identifier les participants aux comités internationaux,
les ressources mobilisées lors des discussions, la dynamique d’élaboration de la
norme et du travail de normalisation à l’intérieur du comité (Peretz, 1998). Ce
travail d’observation est complété par la réalisation d’entretiens visant à récolter les
expériences passées des représentants des consommateurs quant à leur influence
au sein des comités techniques. Les archives de l’ISO de la création du COPOLCO
nous permettent enfin de mieux cerner les figures de consommateur mobilisées au
sein de cette instance et de l’organisation tout comme l’influence de ce comité dédié
à la représentation du consommateur au sein d’une arène particulière de diplomatie
technique, l’ISO.
La diversité des données mobilisées (entretiens, archives, recherche-‐action) et les
implications méthodologiques inhérentes à la recherche-‐action et au concept de
traduction appellent à préciser la démarche et la procédure de raisonnement sur
laquelle notre recherche repose. En effet, en tant que recherche-‐action, le projet
INTERNORM soutient par définition une démarche inductive dans la mesure où la
production des connaissances résulte de l’observation et de la mise en débat des
situations du réel, en l’occurrence une action de normalisation internationale. Elle
n’est pas isolée des acteurs du terrain et des interprétations qu’ils donnent des
situations, mais repose sur un champ de savoirs pluriels qui permet de mobiliser les
connaissances savantes et les savoirs et expériences accumulés par les acteurs de la
société civile. De même, le concept de traduction utilisé dans le cadre de notre
recherche suppose quelques grands principes méthodologiques (Bueger, 2013). Il
invite à « suivre les acteurs » au cours des différentes étapes qui leur permettent de
mettre en forme le monde dans lequel ils vivent et suppose la symétrie entre acteurs
humains et non humains afin de prendre en compte le rôle des objets et des
artefacts techniques dans l’analyse de la situation ou activité étudiée. Un empirisme
fort marque alors le concept de traduction qui permet au final d’appréhender dans
Chapitre 5 229
des objets la trace de conflits collectifs et l’expression de configuration sociale
particulière. Ces recommandations méthodologiques inhérentes à la traduction
appellent là encore à une démarche qui donne la primauté à l’observation de cas
singuliers et de situations du réel pour enrichir notre compréhension théorique.
Notre recherche témoigne cependant aussi d’un aller-‐retour fécond entre moments
inductifs et moments déductifs.
C’est par exemple d’abord par la confrontation avec le terrain que nous avons
identifié le rôle fondateur des tests comparatifs dans l’établissement des relations
entre les consommateurs et les spécifications techniques. Cette observation a
ensuite débouché sur l’établissement d’un lien plus théorique entre le rôle des
consommateurs dans la normalisation et les dispositifs de médiation marchande.
C’est aussi au contact des acteurs du terrain que nous avons pu constater
l’émergence d’une association sur la base d’une action de normalisation. Ces
observations empiriques, confrontées aux enseignements de la sociologie des
sciences et techniques, ont permis de pressentir dans la traduction un mode de
conceptualisation pertinent pour éclairer le rôle et la place des consommateurs dans
la construction de l’autorité des normes internationales. Paradoxalement, alors que
le concept de la traduction favorise une démarche empirique, l’identification de sa
pertinence pour l’étude des formes d’autorité privée transnationale repose sur une
démarche déductive qui le fait émerger comme modèle d’interprétation… …inductif
de l’autorité des normes internationales. Une fois la traduction établie comme
principe potentiel de construction de l’autorité des normes, suivons les acteurs dans
leur confrontation aux multiples traductions qui leur préexistent et qui façonnent le
monde de la normalisation. C’est ce que nous allons faire maintenant.
230
Chapitre 6 231
Chapitre 6: Pourquoi participer : une traduction
opérationnelle ?
Ce chapitre utilise la notion de traduction opérationnelle pour éclairer les éléments
qui conduisent une association de consommateurs, plutôt qu’une autre, à s’engager
dans les travaux de normalisation internationale. La traduction opérationnelle vise à
rendre compte du « pourquoi » de la participation des consommateurs en observant
le travail de problématisation, d’intéressement et de mobilisation qui conduit une
association de consommateurs à décider de sa participation aux activités de
normalisation. Il s’agit d’envisager la participation en suivant les diverses
opérations par lesquelles une association décide de s’impliquer aux travaux de
normalisation, d’observer le rôle potentiel des dispositifs techniques à cet égard et
d’appréhender plus largement comment cette participation s’inscrit dans les
objectifs et les activités des associations.
L’argument de ce chapitre est que la sélectivité de la participation des associations
de consommateurs (AC) à l’élaboration des normes répond plus largement à l’usage
que les associations font des normes internationales dans leurs activités
constitutives. Autrement dit, les AC doivent intégrer la normalisation à leurs
activités de façon à ce que la participation à l’élaboration des normes
internationales devienne viable, ce qui implique un travail de problématisation et
d’appropriation des spécifications techniques. Il s’agit par exemple d’identifier les
ressources matérielles et symboliques que les associations retirent potentiellement
de leur participation aux activités de normalisation, telles que l’atteinte de leurs
objectifs constitutifs, les financements obtenus par la publication de magazine
d’informations et de tests (Mallard, 2000b) ou leur reconnaissance publique en tant
que représentant légitime des consommateurs. Dans cette perspective, la
participation n’est pas uniquement une charge, mais fournit potentiellement des
avantages en fonction d’un travail de problématisation et d’intéressement qui
permet de lier les activités de normalisation et les activités des associations de
Chapitre 6 232
consommateurs les unes aux autres. L’usage de la notion de « traduction » (Best &
Walters, 2013b; Callon, 1986b) permet alors de comprendre la sélectivité de la
participation aux formes de pouvoir non étatique sous l’angle de l’enchâssement de
ces règles dans les dispositifs techniques et les pratiques des agents.
Ce chapitre procède comme suit. Au sein des deux premières sections, nous
présentons plus largement « qui » participe au nom des consommateurs dans les
arènes de la normalisation internationale. Nous observons tout d’abord que
l’institutionnalisation du comité de l’Organisation internationale de normalisation
(ISO) pour la politique en matière de consommation (COPOLCO) n’est pas sans
précédent : une structure dédiée à la consommation avait déjà été établie
conjointement par l’ISO et la Commission électrotechnique internationale (CEI) en
1968. Cette tentative initiale fait l’objet de la première section. Elle offre un point de
comparaison avec le COPOLCO et nous invite à observer de plus près dans une
seconde section qui représente les consommateurs au sein du COPOLCO et des
comités techniques de l’ISO. Une large gamme d’acteurs s’exprime au nom du
consommateur dans les arènes de normalisation internationale. L’absence de
définition des parties prenantes et la multipositionnalité des experts tout comme les
procédures de l’ISO témoignent alors de l’ambiguïté des mécanismes de
représentation au sein des formes d’ « autorité privée » (R. B. Hall & Bierstecker,
2002; Krause Hansen & Salskov-‐Iversen, 2008). Les tensions entourant la figure du
consommateur exacerbent un peu plus cette ambiguïté, notamment lorsque des
financements sont en jeu, comme nous le voyons au sein de la troisième section qui
aborde le thème du financement public de leur participation. Nous voyons alors au
sein d’une quatrième section que le consommateur fait l’objet d’une définition
contestée, témoignant ainsi d’une zone de traduction où s’affrontent différentes
conceptions du consommateur. La définition du consommateur est alors un enjeu
susceptible d’affecter sa participation, d’autant plus lorsqu’elle est stabilisée au sein
de divers dispositifs de médiation marchande qui soutiennent l’intéressement des
consommateurs à la normalisation et réciproquement. Le rôle de ces dispositifs, et
plus particulièrement des tests comparatifs, fait l’objet de la cinquième section qui
permet de voir que la sélectivité de la participation des associations de
consommateurs relève en partie de l’usage qu’elles font des normes internationales
dans leurs activités. Cette section montre alors que la capacité du monde associatif à
Chapitre 6 233
articuler les normes internationales aux formes de régulation traditionnelle et à des
activités connexes, comme la certification est importante pour comprendre leur
participation. Ce constat est d’ailleurs confirmé par le projet INTERNORM qui a
permis, en sollicitant le monde associatif pour une action de normalisation
internationale, d’observer finement les mécanismes de la participation et de la non-‐
participation. Suite à cette sixième section, nous revenons sur la question de
l’expertise afin de découvrir ses multiples facettes et montrer qu’elle affecte non
seulement la participation, mais aussi l’organisation de la représentation. Nous
pourrons alors conclure sur les enseignements de ce chapitre quant à la sélectivité
de la participation des associations de consommateurs aux travaux de normalisation
internationale et aux apports de la notion de traduction opérationnelle pour éclairer
les dynamiques participatives et les obstacles auxquels elles se heurtent. En effet,
comme nous le verrons, il existe de nombreux obstacles à un accroissement de la
participation des associations de consommateurs à l’élaboration des normes
internationales.
1. De l’ISCA à l’ISO COPOLCO
En guise de préambule, nous nous proposons de revenir sur la première expérience
en matière de représentation institutionnalisée des consommateurs dans les
travaux de normalisation internationale. Il s’agit en l’occurrence de l’ISCA
(International Standards Steering Committee on Consumers Affairs)190 qui est établi
conjointement par l’ISO et la CEI en 1968 avec pour objectif l’évaluation des travaux
techniques de l’ISO et de la CEI du point de vue du consommateur. Comme nous
allons le voir, cette structure diffère du COPOLCO établi dix ans plus tard à la fois au
niveau de ses attributions « techniques », de sa composition « tripartite » et de sa
structure conjointe à l’ISO et à la Commission électrotechnique internationale (CEI).
Soulignons toutefois que les informations relatives à l’ISCA sont très limitées
puisque les archives ne contiennent que les procès-‐verbaux des premières réunions
de travail (en 1968 et 1970) ainsi que la décision de dissoudre cette structure qui
intervient en 1986 en raison « de l’inactivité du comité (…) depuis de nombreuses
190 En français, le « Comité de directives de normalisation internationale pour les questions de consommation ». Voir PV ISCA, 1968 (ISO/Conseil 1968 – 6 bis/1).
Chapitre 6 234
années »191. On peut cependant déjà identifier au sein de l’ISCA certaines questions
récurrentes concernant la participation des consommateurs aux travaux de
normalisation, comme la question des mécanismes de représentation ou du rôle
attendu des consommateurs en normalisation.
Comme l’a très bien remarqué Cochoy (2000; 2002), l’institutionnalisation d’une
représentation des consommateurs dans la normalisation intervient en étroite
corrélation avec le travail du comité technique ISO TC 73 intitulé « marques de
conformité aux normes » et créé en 1949 sous l’impulsion de l’association française
de normalisation (AFNOR) qui en assurera le secrétariat. Les archives confirment le
rôle actif joué par ce comité dans l’institutionnalisation d’une structure de
représentation des consommateurs. En effet, c’est tout d’abord ce comité de l’ISO,
présidé par Raymond Frontard, ingénieur en charge depuis 1944 de la marque de
conformité NF à l’AFNOR, qui organise à Paris en 1964 « la première réunion sur
l’ensemble des problèmes des consommateurs en ce qui concerne l’élaboration des
normes » ; à la suite de cette réunion, les activités de ce comité technique sont
élargies « pour couvrir les divers moyens susceptibles d’aider les consommateurs à
bénéficier de la normalisation » et le comité est renommé « questions de
consommation » (ISO, 1976, p. 1). Toujours en 1964, l’ISO, représenté par Raymond
Frontard, et la CEI participent à une réunion internationale de l’Organisation
internationale des unions de consommateurs (OIUC) qui se tient à Oslo et au cours
de laquelle les deux organisations internationales de normalisation offrent
« d’entreprendre au sein de leurs organisations des travaux de normalisation
concernant spécifiquement les intérêts des consommateurs » (ibid., p. 55) 192 .
Frontard soulignera par la suite « l’accueil fut plutôt frais » qui leur est fait en raison
de la méfiance des représentants des consommateurs vis-‐à-‐vis d’un système de
normalisation fait par et pour les entreprises ; « il n’y avait aucun accord général sur
les qualités, l’universalité et l’utilité de la certification par le biais de marques
191 Lettre du secrétariat central de l’ISO datée du 17 juillet 1986. 192 L’ISO adopte d’ailleurs en 1964 sa première résolution qui recommande aux membres nationaux de l’ISO et aux comités techniques de travailler « en liaison étroite avec les organisations de consommateurs (…) en vue de les aider à résoudre les problèmes de consommation, particulièrement en matière de méthodes d’essais d’aptitude à l’emploi des produits de consommation (…) et invite en particulier son Comité ISO TC 73 à organiser avec elles toutes liaisons utiles. » (Résolution du Conseil 48/1964 cité in Documents de travail, 1978, « Participation des consommateurs aux travaux de normalisation » (ISO/COPOLCO 4).
Chapitre 6 235
normalisées » (Latimer, 1997, p. 50). On comprend dès lors pourquoi la création de
l’ISCA s’accompagne aussi de la mise en place d’une structure distincte pour traiter
des marques de conformité et de la certification, le CERTICO (comité de
certification) en 1969193. Sous cet angle, le changement de dénomination du TC 73
intervenu quelques années auparavant semble largement instrumental dans la
mesure où il s’agit selon les dire de son président, M. Frontard « de saborder le
comité ISO/TC 73 et de provoquer auprès du Conseil de l’ISO la création du
CERTICO ainsi que (je simplifie) du COPOLCO ». Enfin, c’est aussi le TC 73 qui
organisera la conférence de Londres tenue les 9 et 10 septembre 1976 et au cours
de laquelle plus de deux cents délégués représentants plus de vingt-‐cinq pays
discutent des « normes de biens de consommation aujourd’hui et demain » (ISO,
1976)194. Suite au forum de Londres, le TC 73 soumet une proposition de résolution
au conseil de l’ISO en vue de la création d’un comité politique pour traiter des
questions de consommation. Comme le dit par la suite le premier président du
COPOLCO et directeur général de l’AFNOR, Bernard Vaucelle, dont les propos sont
repris dans une communication de l’ISO, il y avait « besoin d’une nouvelle structure
pour traiter de problèmes de nature horizontale et plus politique par nature »195
(Kissinger, 2003, p. 33).
Si Frontard simplifie lorsqu’il dit avoir suscité la création du CERTICO et du
COPOLCO, c’est qu’il omet de mentionner la création du comité ISCA auquel le TC 73
de l’ISO semble avoir été rattaché (Cochoy, 2002a, p. 366)196 . Bien que les
consommateurs soient la figure principale en vue de permettre le « basculement
marchand » de la normalisation et placer les usagers au centre de la démarche
normative, face à la méfiance des consommateurs à l’égard des marques de
193 L'Afnor participe aussi activement à la fondation en 1969, par l'ISO, du comité CERTICO (Frontard, 1994, p. 26) qui a pour objectif de rechercher « comment certifier la conformité à des exigences techniques » (Latimer, 1997, p. 50). 194 C’est d’ailleurs à l’occasion du Forum de Londres que le TC 73 réalise la première étude connue des « expériences nationales des comités membres de l’ISO en matière de participation des consommateurs aux travaux de normalisation » (étude disponible dans DT COPOLCO 1978). 195 Notre traduction : « need for a different structure within ISO since the problems to be dealt with had become horizontal and policy-oriented in nature » 196 Cochoy (2002a) ne mentionne aucune source pour cette affirmation et les archives de l’ISCA ou du COPOLCO ne permettent pas de confirmer ou d’infirmer cette information. On peut à l’inverse relever que le texte introductif du rapport du forum de Londres, rédigé par le TC 73, ne fait aucune référence aux travaux de l’ISCA et préfère souligner le rôle du TC 73 dans les développements de l’ISO relatifs aux consommateurs.
Chapitre 6 236
conformité197 et au caractère « imprévisible » de ces nouveaux partenaires (Cochoy,
2000 ; 2002), il semble qu’un préalable à leur représentation institutionnalisée soit
de les éloigner des questions de certification ou du moins de réduire leur influence
concrète sur ces mécanismes. Comme nous le verrons par la suite, cette rupture
organisationnelle entre le consommateur et la certification n’empêchera pas les
représentants des consommateurs de se saisir de ces questions au sein du
COPOLCO.
Malgré l’échec de l’ISCA, dont nous proposons quelques raisons ci-‐dessous, ce
comité témoigne de diverses modalités envisageables de la participation des
consommateurs aux travaux de normalisation. L’ISCA diffère du COPOLCO au niveau
de ses attributions et de sa composition. En effet, l’ISCA a des attributions dites
techniques contrairement au COPOLCO pensé comme un organe politique ayant un
rôle de conseil auprès des instances dirigeantes de l’ISO : « L’ISCA a pour domaine
celui de la normalisation internationale au niveau technique alors que le COPOLCO a
une autre démarche, celle d’un organe consultatif du Conseil de l’ISO dont il doit
inspirer la politique en matière de consommation ; le COPOLCO doit aborder les
questions à partir de délégations nationales comportant des consommateurs
nationaux (…) »198. On voit ici la seconde différence de taille entre ces deux comités,
puisque la question de la représentation ne sera pas résolue de la même manière au
sein de ces comités ; l’ISCA a une structure tripartite composée de l’ISO, de la CEI et
d’organisations « choisies au niveau international » 199 pour représenter les
consommateurs, alors que le COPOLCO fonctionnera selon le modèle de la
délégation nationale : y sont représentées les ONN par l’entremise de leur
délégation libre d’inclure ou non des représentants des consommateurs.
En 1966, la CEI et l’ISO s’accordent pour créer l’ISCA, chacune des organisations
nommant trois personnes à ce nouveau comité dont le secrétariat sera tenu par
197 Comme le rappelle Cochoy « (…) les échanges croissants entre normalisateurs et consuméristes via l’ISO TC 73 permirent aux seconds de découvrir les limites de l’action des premiers. D’une part, les consuméristes s’aperçurent que la marque de conformité aux normes, si elle apportait bien une information sur la qualité d’un produit, ne disait pas grand-chose quant à la nature de la ou des qualités visées (les normes de référence restaient des boites noires). D’autre part les mêmes consuméristes finirent par se demander si les exigences inscrites dans les normes entaient suffisantes (…) » (Cochoy, 2002a, p. 366). 198 PV COPOLCO, 1978, p. 12. 199 Ibid., p.13.
Chapitre 6 237
l’ISO. Pour l’ISO, c’est M. Frontard, président du comité ISO TC 73200, ainsi que deux
de ses membres; pour la CEI, il s’agit du président du comité 59 « aptitude à la
fonction des appareils électrodomestiques », du président du comité 61, « sécurité
des appareils électrodomestiques » ainsi que d’un membre du « comité national
américain de la CEI ». Ces acteurs organisent la première réunion de l’ISCA, en
établissent l’ordre du jour et prennent contact courant 1967 avec « certaines
organisations internationales de consommateurs » pour «leur expliquer la
proposition et les inviter à y participer »201. La première réunion a lieu à Genève en
1968. Les organisations représentant les consommateurs « choisis » illustrent déjà
l’ambiguïté du consommateur représenté puisqu’il s’agit du Centre international de
promotion de la qualité, de la Fédération internationale de l’approvisionnement, du
Centre international d’étiquetage et de l’ Organisation internationale des unions de
consommateurs (OIUC)202.
Les implications des modalités de représentation en vigueur seront clairement
mises en lumière lors des premières réunions du COPOLCO. Si les relations entre
l’ISCA et le COPOLCO sont envisagées sous l’ange de la complémentarité lors de la
première réunion du COPOLCO203, les deux structures semblent rapidement faire
doublon. Dès la seconde réunion du nouveau comité la résolution 7/1979 demande
au président du COPOLCO, de l’ISCA et aux représentants de la CEI et de l’ISO de voir
« de quelle manière des travaux de l’ISCA pourraient être assurés par
l’intermédiaire du COPOLCO »204. La représentante de l’OIUC, aussi membre de la
délégation britannique au nom d’une association de consommateurs, souligne les
répercussions de cette résolution sur la place des organisations internationales de
consommateurs dans les travaux de normalisation internationale : alors que ces
dernières bénéficient d’un statut équivalent à celui des représentants de l’ISO ou de
la CEI au sein de l’ISCA, leur statut d’observateur au sein du COPOCLO péjore leur
position dans les arènes de normalisation internationale.
200 La représentation de l’ISO par le comité 73 est une nouvelle illustration de son importance dans traitement des questions de consommation au sein des arènes la normalisation internationale. 201 Procès-verbal de la première réunion du comité de directives de normalisation internationale pour les questions de consommation (ISCA), tenue à Genève, Suisse, les 7 et 8 mars 1968. 202 Idem. 203 L’une des premières résolutions prises par le COPOLCO soulignant la volonté de renforcer « l’autorité de l’ISCA vis-à-vis des activités techniques de l’ISO » (résolution 6/1978, ISO/COPOLCO 14, 1978). 204 PV COPOLCO, 1979, p. 13.
Chapitre 6 238
On peut ici brièvement tenter d’esquisser les raisons potentielles de l’échec de
l’ISCA. Tout d’abord, on imagine difficilement comment l’ISCA, composée de moins
de dix membres, pouvait suivre la grande variété des travaux techniques et de l’ISO
et de la CEI présentant un intérêt pour les consommateurs et y contribuer
effectivement. Ensuite, la structure tripartite et les modalités d’accès au comité de
l’ISCA contrastent avec l’organisation habituelle des travaux de normalisation au
sein de l’ISO et de la CEI dans la mesure où les organisations de normalisation
nationale (ONN) ne sont pas représentées à l’ISCA ; ce sont en effet des comités
techniques de l’ISO ou de la CEI qui y sont directement représentés et non les
membres nationaux des deux organisations. Sous cet angle, l’absence d’emprise des
ONN sur ce comité n’a probablement pas facilité la conduite de ses activités. Enfin,
les tensions entre l’ISO et la CEI ont probablement rendu la progression de cette
initiative conjointe difficile205. L’application de la machinerie des comités techniques
aux questions de consommation répond alors en partie à ces problèmes et se traduit
par la création du COPOLCO. À l’instar des comités techniques, le COPOLCO est
composé de délégations nationales représentants les ONN. S’il en reprend le
mécanisme de représentation, il n’en récupère cependant pas les attributions
substantielles, puisqu’il aura un rôle de consultatif sans accès aux délibérations des
comités techniques.
2. Des représentants au profil varié : à l’image des représentés ?
Avec la création du COPOLCO, les représentants des consommateurs peuvent
désormais participer à deux types d’activités au sein de l’ISO : ils peuvent
s’impliquer aux travaux d’orientation stratégique réalisés au sein du COPOLCO ou
participer aux travaux des comités techniques et de leurs groupes de travail où sont
rédigées les normes. Alors que la participation aux comités techniques est abordée
205 Comme le souligne Roger Maréchal qui a travaillé à l’ISO de 1949 à 1979, notamment en tant que secrétaire général adjoint : « Chaque fois que nous mentionnions le nom de la CEI au Secrétariat central de l’ISO, c’est comme si un orage éclatait » (Latimer, 1997, p. 30). Ces tensions apparaissent aussi au sein des archives du COPOLCO où l’on peut noter, par exemple, qu’en 1981, la CEI refuse initialement la demande du COPOLCO de publier conjointement avec l’ISO d’un guide sur les essais comparatifs (ISO(COPOLCO 56, 1981). De même, en 1990, lors de la discussion du COPOLCO à propos des « questions de consommation au sein de la CEI », une représentante anglaise souligne « (…) l’attitude négative de certains experts techniques à l’égard de problèmes posés par les consommateurs » (ISO/COPOLCO 205, p.6). On peut aussi noter qu’en 1997, le COPOLCO prend une résolution estimant que « (…) la représentation des consommateurs au sein de la CEI serait renforcée si la CEI reconnaissait le COPOLCO au même titre que l’ISO le reconnaît (…) » (Résolution 8/1997, ISO/COPOLCO 326, 1997, p. 13).
Chapitre 6 239
plus précisément dans la section suivante, nous nous proposons ici d’étudier plus en
détail le COPOLCO en vue de comprendre comment y est défini le consommateur et
selon quels critères intervient sa représentation. En bref, il s’agit d’obtenir une
première image de la participation des associations de consommateurs aux travaux
de normalisation.
Notons d’emblée deux limites importantes du COPOLCO : alors qu’il a pour mandat
d’étudier comment les normes peuvent servir les consommateurs et « (…) les
moyens susceptibles d’améliorer leur participation aux travaux de normalisation
nationale et internationale », ce comité n’a aucun accès direct aux travaux des
comités techniques. Autrement dit, toute association de consommateurs désireuse
de participer à l’écriture des normes doit être renvoyée à l’organisation nationale de
normalisation en vue d’accéder aux travaux de rédaction des normes
internationales. On identifie alors clairement l’une des limites de ce comité
consultatif qui vise à soutenir la participation dans des arènes où il n’a lui-‐même pas
accès ! Ensuite, alors que son mandat le charge aussi de « donner des avis au Conseil
quant aux points de vue consolidés des consommateurs », l’application de la
machinerie des comités techniques au COPOLCO n’offre aucune garantie quant aux
points de vue représentés au sein de ce comité puisque ses membres sont, à l’instar
des membres de n’importe quel comité technique, les organisations de
normalisation nationale et les délégations nationales correspondantes qui peuvent
inclure ou non des associations de consommateurs. Si elle permet d’éviter l’épineuse
question de la définition des parties prenantes habilitées à représenter le
consommateur au sein du COPOLCO, les limites de l’application de la machinerie des
TC se font jour à diverses occasions. C’est par exemple le cas lorsque le COPOLCO
décide d’élaborer des indicateurs de performance pour mesurer l’effectivité de son
action et qu’il inclut parmi ceux-‐ci le nombre de délégations nationales comportant
un représentant des consommateurs, alors que selon les procédures ISO cette
distinction ne fait pas sens, puisque les délégations nationales sont censées
représenter la position consensuelle élaborée par l’ensemble des parties prenantes
actives au niveau national. Afin de souligner les limites et ambiguïtés des
mécanismes de représentation en vigueur dans les arènes de normalisation
internationale, revenons tout d’abord sur la diversité des acteurs impliqués aux
travaux du COPOLCO et des comités techniques de l’ISO.
Chapitre 6 240
Variété des représentants des consommateurs au sein du COPOLCO 2.1Les participants aux réunions annuelles du COPOLCO illustrent la variété des
acteurs qui parlent au nom du consommateur tout comme la position minoritaire
des associations de consommateurs au sein de ce comité d’orientation stratégique.
Malgré l’augmentation relativement constante du nombre des membres du
COPOLCO et des participants aux réunions annuelles (graphique 1), on constate
qu’en général moins du tiers des délégations nationales assistant à la réunion
annuelle comporte un représentant d’une association de consommateurs reconnu
par Consumers International (graphique 2). Soulignons aussi d’emblée que les
salariés des organisations nationales de normalisation occupent une place
prépondérante au sein des délégations nationales présentes lors des réunions du
COPOLCO, qu’il s’agisse des directeurs de ces organisations, des ingénieurs, des
responsables des comités consommateurs ou d’autres départements au sein des
ONN. On trouve ensuite très fréquemment des représentants des administrations
publiques206 ainsi que, dans une moindre mesure, des représentants de l’industrie,
qu’il s’agisse d’entreprises207 ou d’associations professionnelles208. Les premières
années du COPOCLO attestent aussi de l’importance de l’enseignement ménager et
206 Du côté des gouvernements, on trouve fréquemment des représentants des ministères du commerce et des questions de consommation. Citons parmi les nombreux exemples issus des procès-verbaux des réunions plénières du COPOLCO, la Consumer Product Safety Commission américaine (en 1987,1990, 1993 et 1994), le département du commerce américain (1990, 2010, 2011), le ministère japonais de l’économie, du commerce et de l’industrie (2007, 2008, 2000, 2003, 2007, 2008, 2011), le Ministère français de l’industrie (1981) ou de l’économie (1981), le département de l’industrie canadien (2008), le ministère de l’industrie et du commerce tchèque (1997, 2001, 2004), l’administration nationale finlandaise de la consommation (1991, 1993, 1994, 1995, 1997) ou encore le ministère indien de l’alimentation et des questions de consommation (2000, 2005, 2006). 207 Les procès-verbaux des réunions plénières du COPOLCO mentionnent par exemple 3M (1994), Microsoft (2009), Siemens (1985), Motorola (2002), ou encore Polaroïd (1998). Ces entreprises sont parfois indiquées comme « observateur » au même titre que Consumer International. Ces données sont issues des PV COPOLCO correspondants aux années mentionnées. 208 On peut citer, toujours sur la base des procès-verbaux des réunions plénières du COPOLCO, l’Association fédérale de l’industrie allemande (de 1978 à 1987), l’Institut allemand pour l’assurance de la qualité et le marquage (RAL) (de 1978 à 1993), de l’HOTREC (2001) ou de l’IH&RA (2003), le centre patronal français (1978), la Fédération des importateurs et grossistes suédois (1981 et 1983) ou de l’industrie suédoise (1994), l’Association électrique canadienne (1995), ou encore l’Association des industries forestières finnoise (1994).
Chapitre 6 241
des centres de recherche dédiés aux questions de consommation209. Enfin, bien que
les associations de consommateurs soient minoritaires, elles illustrent la diversité
des mouvements à l’origine de ces associations.
En effet, en moyenne moins d’un tiers des délégations comptent un représentant
issu des associations de consommateurs. Cette observation n’échappe pas à une
représentante britannique qui souligne à propos de la « composition du COPOLCO »
que « toute délégation devrait comprendre au moins un représentant des
consommateurs »210. On peut cependant noter que dès l’entrée en vigueur des
accords de l’OMC en 1995, la représentation des associations de consommateurs ne
descendra plus en dessous de 20% des délégations nationales d’une part et que,
d’autre part, leur représentation géographique s’élargit. Confinée aux pays d’Europe
de l’Ouest (France, Allemagne, Danemark, Autriche, Pays-‐Bas) et aux pays anglo-‐
saxons (États-‐Unis, Canada, Angleterre) durant les premières années du COPOCLO,
la participation des AC s’étend alors aux pays asiatiques (Japon, Malaisie, Corée,
Singapour, Chine, Vietnam), à l’Amérique du Sud (Argentine, Chili, Uruguay) ainsi
qu’à l’Europe de l’Est (Tchéquie, Slovaquie, Bulgarie, Albanie).
209 Du côté de l’enseignement ménager, notons la présence aux plénières du COPOLCO du Conseil de l’économie domestique du gouvernement danois (1978-79, 1981, 1983-87), l’Institut pour les recherches ménagères néerlandais (1978), un centre de recherche finlandais sur l’économie domestique et les questions de consommation (1978-79), l’Institut suisse de recherche ménagère (1982) ou encore la Fédération britannique de l’économie domestique (1994). Ces données sont issues des PV COPOLCO correspondants aux années mentionnées. 210 PV COPOLCO, 1978, p. 3.
Chapitre 6 242
Graphique 1: Représentation des consommateurs aux réunions annuelles du
COPOLCO
Source : PV COPOLCO 1978 – 2011.
Les associations de consommateurs présentes lors des réunions du COPOLCO
illustrent les divers courants à l’origine du mouvement consommateur. On retrouve
ainsi des organisations de consommateurs salariés issues du mouvement
syndical211, des organisations féminines212, des organisations familiales, et bien
211 Principalement au sein de la délégation française avec la présence de l’Association Force Ouvrière Consommateurs de 1978 à 1980, de l’Association « études et consommation » de la Confédération française démocratique du travail (ASSECO-CFDT) en 1985, 1987 et 1989, et de l’Association pour l’information et la défense des consommateurs salariés de la Confédération générale du travail (Indécosa-CGT) en 1986, 2010 et 2011. Ces données sont issues des PV COPOLCO correspondants aux années mentionnées. 212 À l’instar de l’Union féminine civique et sociale au sein de la délégation française (en 1987 et en 1989), de la Swedish Housewifes Association Home and Society (en 1991) ou encore des Shufuren japonais (association de femmes au foyer) présents en 1997, 2000, 2002, 2010 et 2011. Ces données sont issues des PV COPOLCO correspondant aux années mentionnées.
0.00
10.00
20.00
30.00
40.00
50.00
60.00
70.00
80.00
90.00
100.00
110.00 1978, Genève
1979, Genève
1980, Tel Aviv
1981, Paris
1982, Genève
1983, Copenhague
1984, Genève
1985, Berlin
1986, Göteborg
1987, Toronto
1988, Genève (pas de pv)
1989, Ankara
1990, Floride
1991, Helsinki
1993, Genève
1994, La Haye
1995, Bejing
1996, Genève (pas de pv)
1997, Londres
1998, Tunis
1999, W
ashington
2000, Kyoto
2001, Oslo
2002, Port of Spain, T&T
2003, Bangkok
2004, Prague
2005, Toronto
2006, Kuala Lum
pur
2007, Salvado de Bahia
2008, Seoul
2009, New Dehli
2010, Bali
2011, Londres
Nbr de membres (ONN) du COPOLCO
Nbr de délégation assistant à la réunion annuelle du COPOLCO
Nbr de délégation avec AC
Chapitre 6 243
évidemment les organisations des consommateurs réalisant les tests comparatifs, à
l’instar de la Stiftung Warentest qui publie le magazine « Test » en Allemagne, du
Consumentenbond aux Pays-‐Bas, de Which? au Royaume-‐Uni, de l’Organisation
autrichienne de consommateurs ou encore de la Fédération romande des
consommateurs (FRC) qui publient aussi leur magazine d’essais comparatifs. Enfin,
la représentation internationale des consommateurs est assurée par l’OIUC,
aujourd’hui Consumers International (CI) qui assiste à presque toutes les réunions
du COPOLCO213 où elle a un statut consultatif (organisation de liaison dans le
vocabulaire ISO) au même titre que l’OCDE par exemple. Présentons au préalable la
participation des AC aux comités techniques de l’ISO. La sous-‐représentation des
associations de consommateurs au sein d’un organe dédié à sa représentation laisse
augurer de leur présence dans les comités techniques de l’ISO.
Graphique 2: Délégation au COPOLCO avec un représentant d’une AC
Sources : PV COPOLCO 1978 – 2011.
213 À l’exception de 1978 et 1990. Voir PV COPOLCO 1978 et 1990.
0.00 10.00 20.00 30.00 40.00 50.00 60.00 70.00 80.00 90.00 100.00
1978, Genève
1979, Genève
1980, Tel Aviv
1981, Paris
1982, Genève
1983, Copenhague
1984, Genève
1985, Berlin
1986, Göteborg
1987, Toronto
1989, Ankara
1990, Floride
1991, Helsinki
1993, Genève
1994, La Haye
1995, Bejing
1997, Londres
1998, Tunis
1999, W
ashington
2000, Kyoto
2001, Oslo
2002, Port of Spain, T&T
2003, Bangkok
2004, Prague
2005, Toronto
2006, Kuala Lum
pur
2007, Salvado de Bahia
2008, Seoul
2009, New Dehli
2010, Bali
2011, Londres
Chapitre 6 244
Représentation des consommateurs dans les comités techniques de 2.2l’ISO en 2012.
Dressons ici brièvement un tableau de la participation des consommateurs aux
activités de normalisation internationale en 2012. Pour ce faire, nous nous
appuyons sur le « répertoire ISO sur la participation des consommateurs de
2012 »214. Ce répertoire porte sur la participation des consommateurs dans les
instances dirigeantes de la normalisation nationale, dans les comités techniques
internationaux, puis dans les comités nationaux et offre un aperçu des moyens
logistiques mis en œuvre pour soutenir la participation. Nous traiterons ici des
données concernant la participation des consommateurs aux travaux
internationaux. En guise de préambule, soulignons que le COPOCLO a réalisé
plusieurs études de la participation des consommateurs aux travaux de
normalisation. Cependant, les études les plus abouties à ce jour sont celles réalisées
en dehors du COPOLCO, soit par le TC 73 à l’occasion du forum de Londres ou celles
réalisées par un stagiaire de l’ANEC en 1997215. Sans entrer dans le détail des
enquêtes réalisées par le COPOLCO de 1982 à 1984, en 1990 ou encore 1998, il faut
souligner que ces enquêtes ne débouchent jamais sur un rapport écrit et se limite le
plus souvent à une collecte d’informations partielles et pénibles à obtenir. On trouve
ainsi dans les documents de travail des réunions du COPOLCO uniquement les
courriers rédigés par les ONN en réponse à ces enquêtes. Ces enquêtes souffrent
alors des limites identifiées ci-‐dessous à propos de l’usage du répertoire ISO de la
participation des consommateurs mis en place en 2009216. De même, l’année suivant
le lancement de ces enquêtes, on trouve souvent une résolution enjoignant les
membres qui ne l’auraient pas encore fait à répondre. Il faut cependant attendre
2008 pour qu’un groupe de travail du COPOLCO soit chargé d’évaluer la
participation des membres du COPOLCO à ses enquêtes et surtout les moyens de
l’améliorer ; comme le souligne le rapport de ce groupe de travail : « There is
214 Disponible à l’adresse : http://www.iso.org/sites/COPOLCOdirectory/pages/index.htm . Ce répertoire a été mis en place sur la base de la résolution 13/2009 du COPOLCO, voir PV COPOLCO 2009. 215 Voir Langmann, 1997. Au sein du rapport annuel de l’ANEC de 1996, M. Langmann est indiqué comme stagiaire auprès de l’organisation (ANEC, 1998). En 1998, il apparaît comme fonctionnaire technique (technical officer). 216 On peut s’étonner de la mise en place d’un tel outil plus de trente ans après la création du COPOLCO, alors qu’en 1990, une représentante anglaise demande déjà : « Serait-il possible d’obtenir une liste des représentants des consommateurs au sein des comités techniques ? » (PV COPOLCO, 1990, p. 6).
Chapitre 6 245
frequently a low response rate to consultations sent out by the COPOLCO secretariat
to COPOLCO members, and this is of great concern »217.
Le répertoire ISO sur la participation des consommateurs de 2012 appelle plusieurs
remarques préliminaires importantes relatives à la fiabilité des données. Tout
d’abord, les données répertoriées sont soumises par les ONN et non les
représentants des consommateurs. Ceci explique probablement que certains pays
ne bénéficiant d’aucune structure de soutien à la participation des consommateurs
affichent une participation internationale nettement supérieure à celle de la plupart
des pays offrant un soutien public à la participation218. Ces données sont partiales et
n’offrent aucune indication quant à l’implication réelle des consommateurs aux
travaux des comités techniques internationaux. Par exemple, huit pays indiquent
une participation des consommateurs au comité technique ISO 228 sur le tourisme ;
cependant au cours du projet INTERNORM et de notre participation aux réunions de
ce comité international en 2011, 2012 et 2013, nous n’avons rencontré que deux
représentantes des consommateurs : l’une en provenance du Royaume-‐Uni et
absente du répertoire, l’autre en provenance d’Espagne… …mais représentant
l’ANEC ! On peut aussi remarquer que le format des données varie considérablement
en ce qui concerne les représentants : certaines réponses mentionnent un nom sans
aucune appartenance organisationnelle, d’autres indiquent des données obscures219
ou simplement le nombre de représentants220 ; de même, les informations fournies
217 Voir DT COPOLCO, 2009, « Participation in copolco and its working groups: a paper to analyze the problems and some suggested positive actions » (annexe 4 à COPOLCO 18/2009, p. 5). 218 Au sein du répertoire ISO de la participation des consommateurs dont les informations proviennent des ONN, l’Allemagne (DIN) indique par exemple une représentation des consommateurs auprès de 4 comités techniques internationaux, tout comme le Danemark (DS), Les Etats-Unis (ANSI) annonce 2 comités internationaux, le Royaume-Uni (BSI) 9 comités, la France (AFNOR) comités, et la Suède (SIS) ou les Pays-Bas (NEN) ne mentionnent qu’un seul comité international avec une représentation des consommateurs. À l’inverse, le Bostwana, la la Barbade, le Sri Lanka, l’Arabie Saoudite ou l’Inde mentionnent une représentation des consommateurs au sein de plus de 10 comités techniques internationaux. S’il y a ici probablement une surestimation de la participation internationale, l’inverse existe aussi, puisque la Suisse (SNV) n’annonce aucune participation internationale des représentants des consommateurs au niveau international, alors que le projet INTERNORM est impliqué aux travaux de deux comités techniques internationaux. De plus, la Suisse mentionne une représentation des consommateurs dans le comité national miroir dans le domaine du tourisme, quand bien même ce comité est dormant et qu’il n’a tenu aucune réunion depuis l’inscription du projet INTERNORM à la SNV en avril 2011. 219 Comme le bureau indien de normalisation qui indique représentant « TED 24 », « CED 24 », « MHR 3 », ou encore « ETD 06 ». À côté de ces indications inintelligibles, on trouve cependant aussi VOICE (Voluntary Organisation in Interest of Consumer Education) qui est membre de CI. 220 C’est par exemple le cas du British Standard Institute (BSI) qui ne fournit aucun nom.
Chapitre 6 246
quant aux intérêts représentés sont parfois contradictoires221. Enfin, autre limite
très importante de ce répertoire (et donc de l’analyse en découlant) : ces données
portent sur la participation aux comités techniques de l’ISO et non sur la
participation à leurs groupes de travail où les normes sont effectivement rédigées et
où les commentaires soumis par les délégations nationales sont discutés.
Dans ces conditions, on peut questionner l’étude de la participation aux travaux
techniques internationaux sur la base de ce répertoire. Les résultats exposés ci-‐
après permettent cependant de confirmer certains constats de l’étude de la
participation au COPOLCO dans la mesure où ils laissent apparaître une sous-‐
représentation des consommateurs, mais illustrent aussi la variété des acteurs qui
parlent en son nom et des perspectives et intérêts représentés par ces différents
acteurs. Ensuite, et peut-‐être surtout, une telle étude permet de souligner la
continuité entre la participation aux activités qualifiées de politique, c’est-‐à-‐dire le
COPOLCO et aux activités des comités techniques conventionnels.
Le graphique suivant atteste de la sous-‐représentation des représentants des
consommateurs au sein des travaux de normalisation internationale. Sur la base des
données indiquées dans ce répertoire, on constate en effet que sur les 224 comités
techniques de l’ISO actifs en 2012, seuls 18% ont une représentation des
consommateurs. Si moins d’un cinquième des comités techniques internationaux
compte un représentant des consommateurs, une mesure plus fine observant les
quelque 2’500 groupes de travail couverts par ces comités techniques donnerait très
certainement à voir un graphique monochrome. Le répertoire de l’ISO comporte les
réponses de 61 ONN, un peu plus de la moitié des membres du COPOLCO ont donc
transmis des données relatives à la participation des consommateurs (le COPOLCO
compte 108 membres en 2012). Si plus de la moitié des réponses (34/61) indiquent
une participation à un ou plusieurs comités techniques à l’échelle internationale,
rapporté au nombre de membres total du COPOLCO, seul un tiers de ses membres
ont une activité internationale. De plus, près du tiers des 34 organisations de
normalisation nationale indiquent une participation à un seul comité international,
celui sur la responsabilité sociétale qui développe et suit la norme ISO 26000. Si les
221 Le Canada indique l’une des représentantes des consommateurs tantôt comme « Occupational Health and Safety Representative (Chair) », tantôt comme « consultante ».
Chapitre 6 247
thèmes prioritaires fixés par le COPOLCO figurent en bonne place comme nous le
verrons dans le chapitre suivant, notons aussi la participation éparse des
consommateurs dans des comités techniques concernant par exemple les machines
à coudre (ISO TC 148), les réfrigérateurs (ISO TC 86), concernant l’amidon (ISO TC
93) ou les tracteurs et machines agricoles (ISO TC 23). Ces deux derniers thèmes
peuvent a priori surprendre, mais leur présence étonne moins lorsque l’on se
penche plus précisément sur les acteurs indiqués comme représentant les
consommateurs dans ce répertoire.
Graphique 3: Représentation des consommateurs dans les comités techniques
de l’ISO en 2012
Sources : http://www.iso.org/sites/COPOLCOdirectory/pages/index.htm, état au 21.05.2012.
En effet, le répertoire ISO de la participation des consommateurs confirme à
nouveau l’existence d’une variété d’acteurs qui s’expriment au nom du
consommateur. On y trouve bien évidemment des associations de consommateurs
et des professionnels des organisations de normalisation nationale, mais aussi des
entreprises, des consultants, des administrations publiques et des laboratoires de
recherche. L’absence de données exhaustives et uniformes empêche ici une analyse
plus poussée de la diversité des acteurs représentant les consommateurs.
Cependant, une observation ressort, celle du continuum de la participation entre les
activités politiques et techniques, c’est-‐à-‐dire entre la participation au COPOLCO et
aux travaux techniques ! C’est notamment le cas en Allemagne dont plusieurs
représentants au COPOLCO sont impliqués dans les travaux techniques
internationaux. Le cas de Günter Cornelissen, secrétaire du DIN-‐VR, qui participe
82%
18% Comité ISO sans représentation des consommateurs
Comité ISO avec représentation des consommateurs
Chapitre 6 248
aux travaux du COPOLCO depuis 1994 et est toujours impliqué à certains de ses
groupes de travail en 2012 et une retraite prise en 2006222. En 2012 on le trouve
cependant comme « représentant volontaire » du DIN auprès d’un comité technique.
De même, le Dr. Peter Sieber, lui aussi actif au COPOLCO en tant que président du
DIN-‐VR et directeur de la SW est aussi impliqué aux travaux du comité technique
élaborant ISO 26000. C’est aussi le cas de Singapour où un seul et même
représentant de l’association nationale de consommateurs participe aux travaux du
COPOLCO de 2005 à 2010 et est indiqué au sein du répertoire comme participant à
quatre comités techniques internationaux différents. De même, Linda Golodner,
représentant l’ANSI auprès du COPOLCO est aussi impliquée aux travaux du comité
sur la responsabilité sociétale. En Autriche, le responsable du comité consommateur
national assure la majeure partie de leur représentation dans les comités techniques
internationaux. Sans poursuivre la liste, on aperçoit que la rupture organisationnelle
introduite entre les activités du COPOLCO et celle des comités techniques survit
difficilement à la pratique des agents. Là où l’organisation établit une distinction, les
représentants des consommateurs établissent des ponts qui sont, comme nous
allons le voir, déterminants pour comprendre la sélectivité de la participation des
représentants des consommateurs. Notons enfin que les quelques exemples
mentionnés ci-‐dessus laissent augurer de l’ambiguïté des mécanismes gouvernant la
participation et la représentation des consommateurs au sein des arènes de
normalisation.
L’ambiguïté des mécanismes participatifs : le cas du COPOLCO 2.3L’ambiguïté des mécanismes de représentation au sein du comité consommateur
établi par l’ISO s’illustre tout d’abord par les multiples casquettes de certains
participants. Durant les dix premières années d’existence du COPOCLO, Consumers
International est, à une exception près, toujours représenté par un membre d’une
délégation nationale, en l’occurrence par l’association de consommateurs
britannique (en 1979 et 1980), par la Stiftung Warentest au sein de la délégation
allemande (en 1981-‐82 et 1984-‐85) ou par le Consumentenbond au sein de la
222 Le COPOLCO adopte alors une résolution pour le remercier du travail accompli et lui souhaiter une heureuse retraite (résolution 10/2006, voir PV COPOLCO, 2006, p.16).
Chapitre 6 249
délégation néerlandaise (1983)223. Il est dès lors difficile de savoir si le participant
en question s’exprime au nom de la position nationale ou au nom de l’OIUC, dont le
statut est consultatif. La multipositionnalité de certains représentants des
consommateurs accentue un peu plus l’ambivalence concernant les intérêts et/ou la
perspective représentée (pour reprendre la distinction établie par Ruwet, 2009)224.
Certes elle dépend in fine de la dénomination choisie par le participant lorsqu’il
indique l’organisation représentée sur la feuille de présence et on aperçoit ici l’une
des limites du travail de catégorisation qu’implique l’analyse de la participation des
consommateurs à l’élaboration des normes225 . Cependant, certains acteurs du
COPOLCO semblent être des entrepreneurs politiques et rappellent l’une des
caractéristiques des collèges invisibles : la multipositionnalité des experts (Crane,
1969; Demortain, 2011). Sans passer en revue l’ensemble des biographies des
participants aux réunions du COPOLCO, on peut ici bien évidemment mentionner
Raymond Frontard, l’un des principaux artisans du TC 73, de l’ISCA et du CERTICO
223 Il intéressant d’observer que la première fois que l’OIUC est représentée par un membre indépendant d’une délégation nationale en 1986, aucune intervention de ce dernier n’est répertoriée au sein du PV, contrairement au années précédentes (et suivante !). En 1987 c’est le Dr. R Hüttenrauch, indépendant de la délégation allemande, qui représente l’OIUC, tout comme en 1989 où il est accompagné de Mme Hellman-Tuitert, qui a déjà participé à la première réunion du COPOLCO. En tant que responsable de la délégation néerlandaise et directrice de l’institut néerlandais de recherche technique pour le ménage. Notons que notre bibliographie comporte son ouvrage au sujet de l’éducation du consommateur rédigé pour l’OCDE. Il est aussi intéressant de constater que la plupart des auteurs que nous avons cités (Farquar, Biswell, Basset) et dont les travaux portent spécifiquement sur la participation des consommateurs à la normalisation assistant un jour ou l’autre à une réunion du COPOLCO. Voir PV COPOLCO 1986, 1987, 1989. 224 Cette multipositionnalité est en partie intrinsèque aux mécanismes de régulation ‘volontaire’ dans la mesure où ces derniers ne subviennent pas aux frais des participants et implique une activité principale pour le compte d’une autre organisation. 225 Ainsi, une déléguée britannique participe en 1979 au nom du comité consommateur du BSI, de l’OIUC et de l’association de consommateur nationale, puis uniquement au nom de cette dernière en 1984 et enfin en tant qu’ « experte en questions de consommation » en 1989. De même, une représentante américaine désignée en tant que « consommateur » et « défenseur des consommateurs » (en 1994 et 1997) apparaît en 1989 ou en 1999 au nom du département de la marine américaine, et plus précisément de son laboratoire de recherche sur les habits et les textiles. On peut aussi citer le cas d’un représentant batave qui agit au nom de l’OIUC et de son association nationale de consommateur (1983), puis en tant que président du comité consommateur de l’organisation nationale de normalisation (1989) ou encore d’un représentant suédois est inscrit tantôt en tant que représentant de l’association de consommateur nationale, tantôt au nom d’une association pour les personnes handicapées, tantôt pour l’organisation nationale de normalisation. Voir PV COPOLCO 1983, 1989.
Chapitre 6 250
dont la carrière débuta à l’AFNOR où il s’occupa de la marque NF226. On peut aussi
mentionner le cas de Bénédicte Federspiel, représentante du Conseil danois des
consommateurs et active au COPOLCO dès 1984, encore présente en 2013227,
présidente de l’ANEC (1996-‐2005) puis trésorière (2006-‐2011), aussi membre du
comité économique et social européen et nombre de comités y relatifs228, du conseil
exécutif de l’organisation danoise de normalisation, de même qu’elle est impliquée
aux travaux de l’European Organisation for Testing and Certification ou de l’Institut
danois d’étiquetage informatif229. On peut aussi souligner la multipositionnalité
d’une représentante américaine, Linda Golodner230 présidente et directrice de la
National Consumer League de 1985 à 2007, appointée par le président Bill Clinton
dans la mise en place d’un code de bonne conduite dans l’industrie textile (qui
débouche sur la création de la Fair Labor Association où elle siège au conseil de
direction), membre du conseil d’administration de l’ANSI et de son conseil
consommateur, du conseil consultatif des consommateurs de Underwriters
Laboratories, du comité technique consultatif de l’Association des industries du
jouet aux États-‐Unis, ou encore vice-‐présidente du Conseil de la qualité de l’eau et de
la santé. On peut enfin mentionner le cas du professeur Lothar Maier qui jusqu’en
2009 donne un enseignement sur la politique des consommateurs et de méthodes
les concernant (par exemple les tests comparatifs) à l’université des sciences
226 Voici la biographie de R. Frontard qui illustre bien les multiples fonctions qu’il exerçait : « Administrateur, Président de filiales puis Président-directeur général de la société Linvosges (1948-82), Président-directeur général de la Société franco-anglaise de lubrification et de protection (1967-89), Directeur général adjoint (1965) puis Directeur général (1968-77) de l’Association française de normalisation (Afnor), Président (1968-75) du Comité du développement de l’organisation internationale de normalisation (ISO), Président (1972-74) du Comité européen de normalisation, Président (1977-80) du Réseau international de documentation sur les normes et documents normatifs Isonet, Président (1977-82) de l’Association française de terminologie et Membre (1977-80) du Haut-Comité de la langue française, ancien vice-président (1983) de l’Agence linguistique européenne, Administrateur (1958), Président du comité technique (1978-82), Vice-président (1981-83), ancien président de la commission tiers-monde (1983) de l’Association française pour la qualité, Membre du conseil de surveillance de Contrôle et Prévention (Cep) (1980-92), missions et consultations diverses dans 20 pays, notamment Consultant technique de l’Onudi (1978-82) et de l’Agence de coopération culturelle et technique (1982-88) ». Disponible à l’adresse : http://www.whoswho.fr/decede/biographie-raymond-frontard_10950, accès le 30 avril 2014. Voir aussi la notice biographique des auteurs de la Revue Culture et Technique, 1994. 227 PV COPOLCO, 1984, 2013. 228 http://memberspage.eesc.europa.eu/Detail.aspx?id=2021256&f=0&s=0&o1=0&o2=0&o3=0 229 VOIR DT COPOLCO, 1993, « Enquête sur la représentation des intérêts des consommateurs au sein d’organes traitant de questions d’évaluations de la conformité » (ISO/COPOLCO 234, p. 5). 230 Voir : http://www.waterandhealth.org/about-us/linda-f-golodner/, accès le 30 avril 2014.
Chapitre 6 251
appliquées de Hamburg231. Dès le début des années 1990, il intègre la présidence du
conseil consommateur du DIN et en est le président de 2002 à 2011232. Il assure en
outre la présidence du Conseil consultatif des consommateurs (CCC) de la
commission européenne de 1991 à 1994 où il est à l’origine de la proposition dite
« Maier, Koehne et Bosserhoff » pour l’établissement d’une structure de
représentation des consommateurs dans la normalisation européenne233. Durant
cette période, il est aussi membre du conseil de la Stiftung Warentest (1993-‐1996)
et sera par la suite le président de l’ANEC (2007-‐2011)234 . Il participe à de
nombreuses réunions du COPOLCO entre 2003 et 2011 et atteste ainsi à nouveau de
la multipositionnalité de certains représentants des consommateurs au COPOLCO.
En plus des multiples casquettes des représentants des consommateurs,
l’application de la machinerie des « comités techniques » à des questions de
consommation désignées comme politique par l’ISO a des implications importantes
sur la définition des parties prenantes et l’étendue de leur influence235. Comme nous
l’avons souligné dans la première section de ce chapitre, l’application de cette
machinerie a tout d’abord pour conséquence l’absence de questionnements
substantiels sur la composition du COPOLCO, lequel est par définition peuplé de
délégations nationales, c’est-‐à-‐dire d’ONN. Sous cet angle, le COPOLCO peut
potentiellement compter sur l’ensemble des membres de l’ISO pour faire vivre ses
231 Voir http://www.lothar-maier.eu/en/profil.html , accès le 30 avril 2014. 232 Voir : http://www.din.de/cmd?level=tpl-artikel&languageid=de&cmstextid=maier , accès le 30 avril 2014. 233 Cette proposition sera refusée puisqu’elle prévoyait de baser la composition des membres de la nouvelle structure au niveau national, à savoir les conseils consommateurs des organisations de normalisation membres du Comité européen de normalisation (CEN). Voir (ANEC, 1995, pp. 10–11). 234 Voir http://www.lothar-maier.eu/en/ehrenaemter.html , accès le 30 avril 2014. 235 Nous entendons par machinerie des comités techniques la façon dont sont organisés les travaux des comités techniques ISO, c’est-à-dire le principe de la délégation nationale pour y accéder, ainsi que la distinction opérée entre le comité technique et ses groupes de travail qui conduit à la distinction entre le rôle de délégué national et d’expert. Un comité technique est composé de groupes de travail où s’écrivent effectivement les normes internationales. Le premier entérine le programme de travail et les décisions (résolutions) prises par les seconds. Le participant à un comité technique agit en tant que représentant d’une position nationale consensuelle. Le participant à un groupe de travail dudit comité technique agit à titre individuel en tant qu’expert. L’accès au comité et/ou au groupe de travail international intervient par l’entremise de l’organisation nationale de normalisation. Cette machinerie accorde un rôle prépondérant aux organisations de normalisation nationale et consiste donc à différencier le rôle des participants selon la structure à laquelle ils participent. En théorie, la position représentée au sein d’un comité technique ISO sera la même, qu’il s’agisse d’un délégué national membre d’une association de consommateurs, d’une administration publique ou d’une multinationale. À l’inverse, un expert peut potentiellement soutenir une position en désaccord avec le comité miroir national duquel il provient !
Chapitre 6 252
travaux, contrairement à l’ISCA. Dans le même temps, ce même principe de la
délégation nationale empêche un accès plus direct du COPOLCO aux travaux des
comités techniques, comme nous allons le voir ci-‐dessous. Ensuite, la machinerie des
comités techniques implique de dissocier la position nationale de l’expertise portée
par les participants qui ne sont d’ailleurs pas toujours certains de savoir quel est le
rôle lors de la réunion du COPOLCO ou de ses groupes de travail 236 . Ces
questionnements débordent à l’occasion sur la pertinence d’une distinction entre
pays « observateurs » et pays « participants » au sein du COPOLCO puisque les
décisions sont censées être consensuelles237 et que cette distinction renvoie à la
différence entre membres bénéficiant d’un droit de vote ou non.
La prédominance du principe de la délégation nationale dans les travaux de l’ISO
ainsi que les attributions politiques du COPOLCO font alors obstacle à une plus
grande participation des associations de consommateurs dans les travaux de
normalisation, comme l’illustre l’exemple suivant. Dans les années 1990, alors que le
COPOLCO émet le souhait d’une possibilité de participation directe d’un délégué du
COPOLCO aux réunions des comités techniques, le vice-‐président de l’ISO « rappelle
aux participants le rôle du COPOLCO en tant que comité consultatif pour les
questions de politiques en matière de consommation au sein du Conseil de l’ISO. Il
souligne de nouveau les progrès accomplis (…). [Il] fit observer qu’un élargissement
du mandat du COPOLCO ne serait pas approprié. La nomination par le COPOLCO de
représentants de consommateurs à des réunions techniques (‘représentation
horizontale des consommateurs’) engendrera des difficultés »238. Ces difficultés
renvoient en premier lieu à la volonté très ferme des membres de l’ISO de préserver
236 Le président du COPOLCO transmet d’ailleurs une circulaire en janvier 1981 aux présidents des groupes de travail où il observe que « certains membres des groupes de travail du COPOLCO se sentaient obligé de consulter leur organisation ou comité national avant de prendre position (…). Cette attitude entraîne souvent des retards considérables en ce qui concerne les commentaires à soumettre sur des documents (…). Il s’agit là d’une fausse interprétation des activités d’un groupe de travail, lequel est constitué d’experts nommés à titre personnel pour présenter leurs propres points de vue (…) » (ISO Secrétariat, 1981). Cette question est à nouveau soulevée en 1995 en lien avec à la composition du groupe de travail chargé de définir les thèmes prioritaires du COPOLCO par une représentante danoise ayant déjà participé à huit réunions du COPOLCO (en 1984, 85, 87,89, 90, 91, 93 et 94): « elle demande si les participants (…) participent à titre personnel ou représentent leur pays (…) » (PV COPOLCO, 1995, p. 7). 237 La question est soulevée en 1995 et la secrétaire du COPOLCO résume comme suit la discussion : « La légitimité d’une distinction entre membres (P) et membres (O) du COPOLCO, comité qui tend à éviter la pratique du vote et où il n’y a pas de différence hiérarchique entre les membres, est mise en doute » (PV COPOLCO, 1995, p. 13). 238 PV COPOLCO 1991, p. 9.
Chapitre 6 253
le principe de la délégation nationale pour accéder aux travaux des comités
techniques internationaux. Elles renvoient aussi aux attributions politiques du
COPOLCO. En réponse, la représentante danoise d’une association de consommateur
déclarera alors sans succès « que les consommateurs ne veulent nullement être
représentés au sein de chaque comité technique, mais qu’il leur soit permis de
désigner leurs propres représentants auprès de certains comités techniques »239.
Cet isolement des travaux techniques n’empêche cependant pas le président de l’ISO
de déclarer, plus de dix ans après que « Effective consumer participation in ISO is
vital. The ISO Council, TMB, and the Central Secretariat are focusing on ways to
remove barriers to effective participation. » 240 De nos jours, le COPOLCO ne
bénéficie toujours pas d’un accès officiel aux travaux des comités techniques.
On peut identifier plusieurs sources à l’ambiguïté des mécanismes de représentation
au sein du COPOLCO. Comme nous venons de le voir, il s’agit notamment de
l’application de la machinerie technique à ce comité d’orientation stratégique, les
participants représentant tantôt la position nationale consensuelle, tantôt leur
expertise personnelle, des pratiques d’inscription de l’affiliation des représentants
et de leur multipositionnalité. Enfin et surtout, cette ambiguïté est liée à l’absence de
critère de définition des parties prenantes qui résulte en partie de l’application de la
machinerie des comités techniques aux questions de consommation. Comme le
reconnaît la « déclaration de l’ISO et de la CEI sur la participation des
consommateurs aux travaux de normalisation » 241 adoptée par les deux
organisations en 1979 et publiée en 1980 : « les principaux problèmes qui se sont
posés aux comités membres s’efforçant de mettre en application cette résolution
[résolution 48/1964 du Conseil de l’ISO en vue d’encourager la participation des
consommateurs] ont été d’identifier ce qu’était l’opinion des consommateurs (…). »
Si les membres du COPOLCO vont s’accorder temporairement sur une définition du
« consommateur » qui devient par la suite permanente, la question de l’identité du
consommateur et de savoir qui peut parler en son nom est bien présente au sein du
239 Idem. 240 DT COPOLCO, 2003, « Address by the iso president : closing the loop – making consumer participation count » (ISO COPOLCO 45/2003). 241 Disponible dans DT COPOLCO, 1984, « Déclaration de l’ISO et de la CEI sur la participation des consommateurs aux travaux de normalisation (1980)» (annexe 1 à ISO/COPOLCO 110).
Chapitre 6 254
COPOLCO.
Notons tout d’abord que la question de la définition des représentants des
consommateurs se pose déjà au sein de l’ISCA. En effet, lors de la seconde réunion
de l’ISCA en 1970, la représentante de l’OIUC émet le souhait « qu’à l’avenir les
organisations membres de l’ISCA, à l’exclusion de l’ISO et de la CEI, soient désignées
comme des organisations internationales qu’intéresse la normalisation
internationale des biens de consommation, et non pas comme des organisations
internationales de consommateurs (…) l’OIUC est la seule organisation
internationale représentant les consommateurs et autorisée à parler en leur
nom »242.
Comme nous l’avons vu au chapitre 2, le COPOLCO n’a pas de définition officielle des
représentants des consommateurs et la question quant à l’opportunité d’en adopter
une souvent indirectement au sein du COPOLCO, par exemple lors de l’établissement
des thèmes prioritaires de normalisation du COPOCLO et de l’identification des
personnes-‐clés chargées de rapporter de l’état d’avancement des travaux aux
membres, ou lors de la révision de la déclaration d’intention ISO/CEI ou encore à
l’occasion de la définition des indicateurs de performance du COPOCLO ou de
l’élargissement de son mandat. Ce traitement indirect de la question n’est guère
étonnant puisque l’application de la machinerie des comités techniques au
COPOLCO implique de facto que ses membres soient des organisations nationales de
normalisation. La question est alors en partie déléguée aux ONN, comme le souligne
le COPOLCO dans une brochure publiée en 2011 : « Les critères définissant qui
peuvent prétendre au titre de ‘représentant des consommateurs’ varient selon les
ONN et les SDO [standard developing organization] » (ISO, 2011, p. 19). Il faut
d’ailleurs attendre les travaux du comité technique de l’ISO sur la responsabilité
sociétale (ISO 26000) qui élabore en 2005 une définition des « représentants des
consommateurs » pour que celle-‐ci soit reprise de façon plus systématique, mais pas
officiellement par le COPOLCO, notamment au sein de la brochure mentionnée ci-‐
dessus.
Le flou entourant la définition des « représentants des consommateurs » laisse par
242 Procès-verbal non-approuvé de la seconde réunion du comité de directives de normalisation internationale pour les questions de consommation (ISCA), tenue à Genève, Suisse, 6 juillet 1970.
Chapitre 6 255
définition une marge de manœuvre considérable pour leur identification. En 1996,
c’est dans la cadre de la présentation du programme des priorités du COPOLCO
qu’est indiqué quels sont les représentants des consommateurs pris en compte :
« only those persons are considered to be a consumer representative which are
nominated by national or international consumer organisation in connection with
COPOLCO. In cases where the ‘consumer status’ is questionnable, it is up to the key
person to decide »243. L’année suivante, c’est toujours au sein du programme des
priorités que l’on identifie une définition plus substantielle de « qui sont les
représentants des consommateurs ? » : « Consumer representatives shall have no
commercial interest or dependencies of other parties (e.g. manufacturers, trade
representatives) in conjounction with the particular interest they have to represent.
COPOLCO accepts as consumer representatives such persons that are nominated as
consumer representatives by the responsible national consumer body »244. C’est
aussi en 1997 qu’est décidée la révision de la « déclaration d’intention de l’ISO et de
la CEI sur la participation des consommateurs aux travaux de normalisation »245, qui
deux plus tard permet de questionner l’opportunité d’inclure une définition des
représentants des consommateurs. En effet, une participante canadienne souligne
l’absence d’une définition des « représentants des consommateurs » au sein de cette
déclaration. En réponse, le responsable de la délégation allemande (et membre du
groupe de travail sur les priorités) indique qu’une telle définition existe au sein de
l’un des rapports sur les priorités du COPOCLO246. Il s’agit très certainement de la
définition exposée ci-‐dessus247 qui reste néanmoins absente de la version révisée de
243 Voir DT COPOLCO, 1996, « Priorités du point de vue du consommateur - rapport du groupe de travail » (ISO/COPOLCO 287, p. 5). 244 Cette définition est cependant en contradiction avec le paragraphe précédent qui semble décrire à tort l’absence de procédure formalisée pour appartenir au COPOLCO tout en avouant le caractère questionnable de la représentation des consommateurs en son sein : « COPOLCO is not actually a consumer body, but its terms of reference determine consumer representation and consumer protection as its scope. COPOLCO is open to all ISO members. There is no formalized procedure to become member of COPOLCO ». Voir DT COPOLCO, 1997, « Priorités du point de vue du consommateur – rapport du groupe de travail » (ISO COPOLCO 309, p. 7). 245 Décision concrétisée au sein de la résolution 9/1997. Cette révision a pour objectif de donner un « libellé plus positif » à la déclaration (Annexe 2 à COPOLCO 352, 1998, p.1) qui dans l’état confesse encore l’absence « d’un examen approfondi d’une définition plus complète et plus largement acceptable » du consommateur. Voir infra, section 4. 246 Voir PV COPOLCO, 1999, p. 13. 247 Voir DT COPOLCO, 1997, « Priorités du point de vue du consommateur – rapport du groupe de travail » (ISO COPOLCO 309).
Chapitre 6 256
la déclaration publiée en 2001.
La question émerge à nouveau en 2007 lors d’une discussion relative aux moyens de
renforcer la participation des consommateurs et qui aborde entre autres, la mise en
place d’un mécanisme de financement et d’évaluation de leur participation
effective 248 . Afin de pouvoir mesurer l’efficacité des démarches qui seront
entreprises, encore faut-‐il connaître l’état actuel de leur représentation, c’est
pourquoi des indicateurs de performances sont proposés, comme le nombre de
délégation nationale présente à la réunion du COPOLCO par rapport au nombre de
membres officiels de l’ISO ou de délégations comportant un représentant des
consommateurs249. L’exercice d’évaluation de la participation des consommateurs
tout comme l’attribution éventuelle de financement pose donc la question de la
définition des parties prenantes : « Would definitions be appropriate to help
categorize the different stakeholder interest categories at the international
level? »250. Le rapport recommande alors « to establish a stakeholder classification
scheme in order to register the representational affiliation of participants of
meetings. An example for such a scheme is provided in an Annex 1 to this paper,
based on ISO Social Responsibility (SR) work »251. Cependant comme le souligne le
secrétaire général de l’ISO durant la discussion de ce point : « setting on a firm
definition for stakeholders is difficult at the international level »252. Cette définition
n’est d’ailleurs pas reprise au sein des indicateurs de performances dont
l’explication en 2009 précise : « In this analysis, “consumer representative” may
248 Ce travail intervient en relation avec la mise en place du programme stratégique de l’ISO 2005-2010 dont la seconde priorité est d’assurer l’implication de toutes les parties prenantes. Il débouche sur la mise en place d’indicateur de performances pour le COPOLCO, la question du financement étant limitée à la tenue de formation pour les représentants des consommateurs (voir ISO COPOLCO 28/2007, pp. 14-15). 249 Voir DT COPOLCO, 1997, « Papier ISO/COPOLCO sur l’établissement de mécanismes de financement, de comparaison et d’évaluation pour supporter la représentation des consommateurs dans la normalisation, Rapport final et Recommandations » (annexe 1 à COPOLCO 13/2007, 11). 250 Idem. 251 Au sein du groupe ISO travaillant sur la responsabilité sociétale (ISO 26000), les « représentants des consommateurs » sont définis comme des « représentants désigné d’une organisation de consommateurs », ces dernières étant définies alternativement comme « une organisation indépendante qui défend les intérêts des consommateurs devant d’autres organisations et les gouvernements, est à but non lucratif, ne favorise pas des intérêts commerciaux tout en pouvant s’engager dans des activités d’ordre commercial associées à la diffusion d’informations pour les consommateurs et à la promotion de ses propres travaux, n’est pas affiliée à un parti politique, OU une organisation ou agence qui est active dans des questions liées aux consommateurs. Une telle organisation ou agence peut se spécialiser dans un sujet particulier ayant trait aux consommateurs, par exemple les normes, la législation ou la protection des consommateurs » (ISO/TMB/WG SR N48 Rev., 2005). 252 PV COPOLCO, 2007, p. 15.
Chapitre 6 257
include government officials working in consumer affairs as well as representatives
of consumer organizations who are not members of Consumers International
(CI) »253. Il n’est alors guère étonnant que l’analyse trouve une représentation des
consommateurs dans près de 50% des délégations nationales !
Cette absence de définition officielle des « représentants des consommateurs » (tout
comme la multitude de définitions opérationnelles) conduit à des situations
ubuesques comme lors de l’examen en 2008 d’une extension possible des membres
du COPOLCO aux ONG, ou plus précisément aux « organisations (inter-‐
gouvernementales et non-‐gouvernementales) d’intérêt public » (OIP)254. Notons
tout d’abord qu’il revient à l’organisation espagnole de normalisation (AENOR)
d’offrir une critique immanente des mécanismes de représentation dans les arènes
de normalisation internationale : à la question de savoir si les délégations nationales
au COPOLCO devraient intégrer les ONG et organisations inter-‐gouvernementales,
l’AENOR souligne que la formulation de cette question n’est pas appropriée dans le
cadre de la participation à l’ISO fondée sur « le modèle d’une représentation
nationale via la délégation de groupe du comité miroir national où, par définition,
toutes les parties prenantes devraient être représentées !! »255 Ensuite, soulignons
que l’opposition de la plupart des ONN à l’extension est justifiée par la crainte de
voir la voix des consommateurs diluée, alors que dans le même temps la définition
proposée des OIP est moins large que celle des « organisations de consommateurs »
qualifiées par ISO 26000 dont certaines ne pourraient prétendre au statut d’OIP ! En
effet, la plupart des organisations nationales, l’ANSI étant l’exception notable,
s’opposent à l’inclusion des OIP qui risquent d’une part de diluer la voix des
consommateurs, lesquels devraient d’abord être représentés de façon satisfaisante
dans les travaux de normalisation avant que le COPOCLO ne s’attèle à soutenir
d’autres groupes de parties prenantes. D’autre part, plusieurs organisations
253 DT COPOLCO, 2009, « Participation in copolco and its working groups: a paper to analyze the problems and some suggested positive actions » (annexe 4 à COPOLCO 18/2009, p. 4) 254 Cette question est abordée suite à une requête adressée par le conseil de l’ISO au COPOLCO et qui intervient en étroite relation avec l’extension thématique de la normalisation, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. 255 Notre traduction : « This type of question is not appropriately presented in the frame of the current ISO business model based on national representation through delegations of national mirror groups, where yes, all stakeholders should be present!! », DT COPOLCO, 2008, « Results of the questionnaire on possible expansion of COPOLCO's scope » (COPOLCO 38/2008, p. 15).
Chapitre 6 258
soulignent que les OIP ne sont pas un groupe de parties prenantes clairement défini
et que leurs intérêts peuvent être opposés à ceux du consommateur. La question des
critères de définition des OIP est soulevée, le BSI avouant que « There is always
some confusion as to whether single issue consumer organizations dealing with
gender issues or blindness, for example, are NGO’s or consumer orgs »256. Dans le
même temps, l’ANSI, favorable à cette extension, propose une définition des IOP qui
élargit les questions de consommation, mais semble dans le même temps plus
restrictive que la définition des « organisations de consommateurs » d’ISO
26000 !257 Ainsi le risque d’une dilution de la voix des consommateurs n’est pas tant
lié à l’inclusion des ONG et autres organisations inter-‐gouvernementales au sein du
COPOLCO qu’à l’absence d’une définition précise et partagée des « représentants des
consommateurs ». Enfin, on peut s’étonner qu’après 35 ans d’existence, le COPOLCO
n’ait toujours pas élaboré de définition des « représentants des consommateurs »
dont la référence provient du groupe chargé d’élaborer la norme spécifique ISO
26000 !
Comme nous allons le verrons par la suite, la définition du « consommateur », qui a
certes le mérite d’exister, mais n’aide en rien à l’identification des organisations
autorisées à parler en son nom, est aussi influencée par les travaux de l’ISO dans le
domaine de la responsabilité sociétale. L’absence de critères de définitions des
parties prenantes est une source importante de l’ambiguïté des mécanismes de
représentation dans les arènes de la normalisation internationale. L’opportunité
d’une définition des parties prenantes ayant en partie émergé dans le contexte de
l’octroi de soutien financier, il convient ici d’aborder cette question qui est au cœur
des explications conventionnelles de la sous-‐représentation des associations de
consommateurs.
256 Ibid., p. 6). 257 L’ANSI propose de définir les OIP comme « an organization that: 1) has an interest in international standards initiatives related to one or more of the following: consumer protection, health and safety; sustainable consumption; ethical trade and supply chain; environmental protection; social assessment, labelling or certification, and 2) provides information and expertise that serves the interests of consumers, and 3) has no institutional commercial stake in standards initiatives. (ISO/COPOLCO 38, 2008, p. 5). Bien que l’absence exigée d’intérêts commerciaux et les activités de labélisation et de certification soient contradictoires, cette définition est plus restrictive que la seconde option proposée au sein d’ISO 26000 (voir supra, note de bas de page 152) qui ouvre la porte à toute organisation « active dans des questions liées aux consommateurs » et n’implique ni un certain degré d’expertise ni l’absence d’intérêt commerciaux !
Chapitre 6 259
3. Le rôle du financement public, une condition suffisante ?
Il convient ici de revenir sur les obstacles classiques à l’implication des
consommateurs aux travaux de normalisation. La traduction opérationnelle suggère
que bien que les ressources financières, temporelles et cognitives soient nécessaires
pour une action de normalisation, celles-‐ci ne sont pas suffisantes pour expliquer la
sélectivité de la participation des associations de consommateurs. Nous défendons
ici l’idée que la capacité des AC à articuler les activités de normalisation
internationale, avec d’autres activités connexes, comme la recherche, la certification,
et plus largement avec les activités réglementaires est centrale pour comprendre
leur implication. Cette capacité est au cœur de la traduction opérationnelle qui
conduit à l’implication de certaines associations de consommateurs dans les travaux
de normalisation internationale. Les AC semblent en effet devoir intégrer la
normalisation comme une activité faisant partie de l’ensemble plus large de leur
action de régulation qu’elle ait lieu sur la place du marché ou dans les coulisses des
administrations publiques. Avant d’explorer la capacité des AC à établir des ponts
entre les normes internationales et leurs différentes activités, précisions d’emblée
les limites d’une explication conventionnelle de la participation fondée sur
l’importance des financements publics.
L’octroi de financement public afin de soutenir la participation des consommateurs
aux travaux de normalisation témoigne de l’importance des normes pour la société,
du rôle qu’elles occupent au sein de la législation et plus généralement de
l’importance de la participation pour la reconnaissance des normes internationales
(Boström, 2006; Schepel & Falke, 2000). Ce financement peut être assimilé à une
reconnaissance publique de l’autorité des normes et à un mécanisme public de
financement du privé dans la mesure où les normes élaborées en présence du
monde associatif sont par la suite vendues et certifiées par des organisations
privées. S’il est difficile d’obtenir des renseignements exhaustifs quant à la hauteur
des financements accordés, l’ANEC identifie dans un rapport sur les arrangements
nationaux publié en 2001 que seuls 8 pays accordent un soutien financier parmi les
18 pays passés en revue, dont 15 membres de l’Union européenne et 3 pays
Chapitre 6 260
membres de l’AELE 258 . Selon ces études, les montants à disposition varient
fortement, entre les consommateurs finlandais qui disposent d’environ 25’000€ et
le conseil consommateur du DIN qui bénéficie de plus de 700’000€ ou encore le
Royaume-‐Uni où plus de 600’000€ sont dédiés à la représentation des
consommateurs (voir tableau 1). Ces financements couvrent en général les frais de
déplacements et d’hébergements des représentants des consommateurs lors des
réunions des comités techniques, les salaires des employés du comité
consommateur établi au plan national ou encore certaines activités de recherche
comme nous le verrons. Il est cependant intéressant de constater au regard de ce
tableau que même lorsque des soutiens financiers importants sont accordés par le
gouvernement, ceux-‐ci ne couvrent pas tous les coûts de la participation, les
associations utilisant aussi leurs propres ressources comme dans le cas danois où
plus de 67’000€ sont alloués par les organisations représentant les
consommateurs ! On peut enfin signaler l’existence de sources de financements
publics et privés aux États-‐Unis, au Canada et en Australie (Tanguay & Farquhar,
258 Parmi les pays où un financement public est accordé, mentionnons, l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Finlande, la France, la Norvège, la Suède et le Royaume-Uni. À l’inverse, aucun soutien financier n’est disponible dans les pays suivants : Belgique, Espagne, Grèce, Italie, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Suisse. Signalons que les chiffres diffèrent autour de cette même source, à savoir « ANEC: Rapport de mai 2001 relatif à la participation des consommateurs dans la normalisation (ANEC2001/GA/014)». Ainsi le rapport du COPOLCO en 2007 relate cette source en mentionnant un soutien dans sept et non huit pays. Consumers International (2005) souligne l’existence d’un tel soutien dans 9 pays. Le rapport de l’assemblée générale de l’ANEC, auteur du rapport, confirme cependant qu’il s’agit bien de huit pays). Bien que certains chiffres ne correspondent pas à la référence mentionnée, les études préalables de l’ANEC sur les arrangements nationaux publiés notamment en 1999 et 2000 mentionnent bien 9 pays ayant un soutien financier. Le rapport de 2001 ne mentionne plus les Pays-Bas, le soutien financier ayant cessé avec la dissolution de la « plateforme indépendante des consommateurs néerlandais pour la normalisation » qui assurait la coordination des consommateurs dans les travaux de l’organisation néerlandaise de normalisation (NNI) (ANEC, 2000, p. 47). Seul le rapport 1996 liste sept pays obtenant un soutien financier dans la table des matières du document.
Chapitre 6 261
2006, pp. 56–61), de même qu’en Asie259.
Tableau 1 Support financier accordé à la représentation des consommateurs
dans les arènes de normalisation, 1999
Source : Consumer participation in standardisation. A review of the European arrangements for co-‐ordinating consumer representation – 1999 » (ANEC, 2000, p. 62)
259 Au sein du rapport Langmann (1997), le Japon indique offrir un soutien financier aux représentants des consommateurs (p. 48), de même que la Mongolie (p. 51). De plus, la création en 2004 de l’« Asia and Pacific Consumer Policy Committee » (AP-COPOLCO), devenu en 2006, l’ « Asian Network for Consumer in Standardization » (ANCO), et qui regroupe notamment la Malaisie, le Japon, la Chine, la Corée du Sud, la Thaïlande, le Vietnam, l’Indonésie ou encore l’Australie, offre un soutien financier pour la tenue de formation des représentants des consommateurs aux travaux de normalisation et pour leur participation aux activités du réseau ; cependant : « Following the economic crisis in 2008 and 2009, the Ministry of Economy, Trade and Industry of Japan (METI) which was graciously providing partial funding for participants to attend the ANCO workshops decided to withdraw the funding and thus the co-chairing arrangement of the ANCO. The Malaysian Association of Standards Users, in an effort to provide sustainability to the efforts of the ANCO and to continue to promote the importance of consumer participation in development of standards among Asian developing countries, decided to continue the work of ANCO. » Voir DT COPOLCO, 2010, « Developments of consumer interest in the Asia-Pacific: Report by a representative of the Asia-Pacific members of COPOLCO » (ISO COPOLCO 24/2010, 2010, p. 1).
Consumer Participation in Standardisation 1999 62
Financial support
COUNTRY Financial support (since)
Source of finance Value for 1999 (in local currency)
Value for 1999 (in EURO)
Use of own resources
since
Value of own resources used
AUSTRIA Yes
(1991) government ATS 2,527,700 183,000 - -
BELGIUM No - 0 0 - - DENMARK Yes
(1991) government 400,000 DKK
53,758 1970s 67,200 Euro
FINLAND Yes (1992)
government 150,000 FIM
25,200 1988 Staff time and administrative costs
FRANCE Yes (1988)
government
1,243,235
189,500 1970s
GERMANY Yes (1975)
government DIN
1,38 Mio 705,500 60 volunteers
GREECE No - 0 0 1995 4,515 Euro
ICELAND No (stopped in
1996)
government 0 0 1993 10% of a full time job
IRELAND No - 0 0 1995/96 staff time ITALY No - - 1980s 2,000 Euro
LUXEMBOURG No - - - information exchange NETHERLANDS Yes government Not specified Yes 35,000 Euro NORWAY Yes
(1992) government 250,000
30,800 1992 1,5 man-year
PORTUGAL No - - studies and tests SPAIN No - - ad hoc SWEDEN Yes
(1973) government 1 Mio SEK
112,886
SWITZERLAND No
- 0 0 1960s staff time, travel
UK Yes (1950s)
partly government/partly
BSI
440,000 £
644,000 1950s 75 unpaid volunteers
ANEC
Yes (1995)
Commission (and EFTA)
34 Mio BEF 852,000
In 9 EU and EFTA countries, funding is available on a regular basis for consumer representation in standardisation. A comparison with 1998 shows that two of the 9 countries managed to receive an increase in 1999 (France and Germany) and two countries saw a reduction in their 1999 budget (Austria and Norway). Denmark, while maintaining its annual financial support, increased the value of its own financial resources used for standardisation work. The overwhelming source of financial support for consumer representation in standardisation comes from governmental sources. This is positive in that it frees the consumer representatives from political pressure that could be associated with direct financial support from the standards-setting organisations themselves. In fact, many of the groups which are inside their national standards bodies have reported that they are independent in their decision-making, which bodes well for the consumer. However, in an era of ever-shrinking public budgets and increasing pressure to fight deficits, funding from governmental sources is coming under increasing threat. In Iceland, funding was stopped in 1996 and in the Netherlands, funding ceased in 1997 and in several other
Chapitre 6 262
La question du financement de la participation des associations des consommateurs
aux travaux de normalisation nationale ou internationale est récurrente au sein du
COPOLCO260 . Bien que l’absence de ressources financières soit unanimement
mentionnée par les associations de consommateurs comme le principal obstacle à
une plus grande participation et que les financements publics accordés aux
associations de consommateurs pour leurs activités de normalisation soient un
soutien indéniable à leur engagement, ces ressources financières ne sont pas
suffisantes pour expliquer la sélectivité de la participation du monde associatif.
260 Cette question est déjà abordée au sein de la déclaration ISO/CEI sur la participation des consommateurs aux travaux de normalisation qui recommande que « Là où la représentation des consommateurs est gênée par manque de moyens financiers, il convient que les comités membres fassent tous leurs efforts pour rechercher des solutions permettant de surmonter ces difficultés » et propose en annexe des « moments clés » pour assurer la participation efficace des consommateurs en cas de ressources « limitées » (ISO/CEI, 1980, Annexe 1 à ISO/COPOLCO 110, 1984). Elle revient lors de l’étude de la participation réalisée par le COPOLCO en 1982 et où il est estimé que « le financement de la représentation des consommateurs au niveau national (…) ne présente pas actuellement de problèmes réels en ce sens que les consommateurs sont bien représentés au sein des comités nationaux (…) », par contre il y a davantage de problème au niveau international en raison des « coûts afférant » et il est estimé qu’ « à moins que le consommateur ne soit présent pour soumettre le point de vue des consommateurs, justice ne pouvait alors être faire » (PV COPOLCO, 1982, p. 13). En 1985, une enquête de l’AFNOR (malheureusement absente des documents de travail) souligne que parmi les 33 pays sondés, 20 pays n’accordent aucune indemnisation financière; sur la base de cette étude, l’AFNOR a cependant pu obtenir du gouvernement français « une indemnisation de la participation des consommateurs aux travaux de normalisation » qui sont désormais « dédommagés pour les frais de transports et de participation » (PV COPOLCO, 1985, p. 11). Les contraintes financières de la participation sont aussi soulignées en 1991 lors d’une enquête réalisée par le COPOLCO auprès des ONN pour connaître la représentation des consommateurs au sein des délégations nationales ; bien que seul 3 des 16 réponses obtenues soulignent les difficultés de financements, dans le même temps il n’y a que 4 ONN qui mentionnent précisément les comités /sous-comités techniques internationaux auxquels un représentant des consommateurs a participé. Voir DT COPOLCO, 1991, « Représentation des consommateurs au sein des organes techniques de l’ISO » (ISO/COPOLCO 215 et annexes). En 1997, le rapport du COPOLCO (préparé par l’ANEC) en matière d’arrangements nationaux des pays membres du COPOLCO souligne aussi le manque de moyens financiers dans plus de la moitié des quelque 40 arrangements nationaux passés en revue (Langmann, 1997, p. 19). La question financière apparaît évidemment au sein des rapports annuels de l’ANEC et de l’évaluation des arrangements nationaux (1995, 1999, 2000) qui sont par la suite repris par le groupe de travail du COPOLCO établi en 2004 pour examiner « les pratiques et limites de la représentation des consommateurs » (PV COPOLCO, 2004, pp. 15-16). En 2007, Les travaux de ce groupe débouchent sur des propositions concrètes en matière de moyens de financement, comme le prélèvement d’une taxe sur les activités de certification ou d’une part des cotisations des membres nationaux ou encore la mise en place un fond similaire à celui récemment mis en place pour le développement d’ISO 26000 – l’idée est de récolter des fonds auprès de donneurs, entreprises ou gouvernements, pour soutenir financièrement la participation des parties prenantes les plus faible. Pour les propositions du groupe de travail du COPOLCO, voir DT COPOLCO, 2006, « Papier ISO/COPOLCO sur l’établissement de mécanismes de financement, de comparaison et d’évaluation pour supporter la représentation des consommateurs dans la normalisation, Rapport final et Recommandations », (annexe 1 à COPOLCO 13/2007) ; pour le mécanisme de financement mis en place durant le développement d’ISO 26000, voir « ISO SR Trust Fund, ISO/TMB/WG on Social Responsibility », 2008, disponible à l’adresse : http://isotc.iso.org/livelink/livelink/fetch/2000/2122/830949/3934883/3935096/07_gen_info/pdf/N111_rev2.pdf,accès le 30 avril 2014. Enfin, cette question apparaît fréquemment à l’occasion de la discussion de thèmes spécifiques pour lesquels les consommateurs ont un intérêt. En 2012, la question était toujours en suspens et le soutien financier accordé par le COPOLCO concerne la formation et l’éducation des représentants des consommateurs.
Chapitre 6 263
Comme le souligne notre entretien avec le secrétaire général de l’ANEC, malgré
l’existence d’une infrastructure qui finance la participation et forme les
représentants des consommateurs aux procédures de normalisation, « le problème
c’est de trouver quelqu’un qui a l’expertise et qui peut donner de son temps »261. Ce
constat est partagé par le représentant suédois des consommateurs lorsqu’il
souligne que « some people are exaggerating... we don’t have enough resources to be
part of a lot of standards where we would want to be, but we also don’t have enough
of money to participate in a lot of legislative processes, we make priority (...) and if
you can justify it there, I guess you can justify in the standards as well. »262 Enfin, le
projet INTERNORM, en mettant à disposition un financement pour la participation
du monde associatif, a confirmé l’insuffisance de l’incitation financière pour
comprendre la sélectivité de la participation des associations de consommateurs et
des représentants des organisations de la société civile. La capacité des AC à
articuler les activités de normalisation internationale avec d’autres activités
connexes, comme la recherche ou la certification et plus largement avec les activités
réglementaires, semble centrale pour comprendre les raisons de leur implication.
Abordons maintenant le travail de problématisation, d’intéressement, d’enrôlement
et de mobilisation qui soutiennent la dynamique participative du monde associatif.
4. Une zone de problématisation du « consommateur »
Bien que le consommateur soit reconnu comme un acteur susceptible de porter les
préoccupations « du grand public », et qu’il soit à ce titre un acteur légitime de la
normalisation internationale, sa définition officielle au sein de l’ISO souligne avant
tout sa capacité d’acteur économique. Cette définition fait néanmoins l’objet de
contestation et témoigne sous cet angle de l’existence d’une « zone de traduction »
(Barry, 2013) balisée par la figure du consommateur-‐citoyen et du consommateur-‐
client (voir chapitre 4). La première définition du « consommateur » adoptée durant
la réunion initiale du COPOLCO penche cependant largement en faveur d’une
perspective économique du consommateur : « Le COPOLCO, provisoirement et à
défaut d’un examen approfondi d’une définition plus complète et plus largement
261 Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010. 262 Jens Henriksson, International officer, Sveriges Konsumenter, communication personnelle, Stockholm, 10 septembre 2010.
Chapitre 6 264
acceptable, entend par le terme « consommateur » un membre individuel du grand
public qui achète ou utilise les marchandises, la propriété ou les services à des fins
privées » (italique ajouté)263. Cette définition évoluera très peu. Elle est publiée telle
quelle en 1980 au sein de la déclaration ISO/CEI dont la révision conduite en 2001 à
supprimer la partie que nous avons soulignée, c’est-‐à-‐dire le caractère provisoire et
l’absence d’un examen approfondi de la définition du consommateur. On comprend
aisément qu’après plus de vingt ans d’existence, l’honnêteté intellectuelle de la
définition originale puisse apparaître comme un manquement du COPOLCO. Cette
définition connaîtra une autre évolution mineure264 en 2010-‐2011 suite aux travaux
de l’ISO sur la responsabilité sociétale et où le consommateur est défini comme
« membre individuel du grand public qui achète ou utilise la propriété, les produits
ou les services à des fins privées »265. Le COPOLCO entérine cette nouvelle définition
en 2011266 . Bien que le consommateur soit reconnu comme représentant les
préoccupations « du grand public », il est avant tout envisagé comme un acteur
individuel plutôt que collectif au sein de ce public. Cette définition n’offre d’ailleurs
aucune information quant à la nature de ses préoccupations, qu’il s’agisse de la
santé, de la sécurité, de la protection de l’environnement ou encore de l’information
et du choix. La référence à l’achat situe clairement le consommateur dans la sphère
économique des échanges contractuels. L’emphase sur « les fins privées » pour
lesquelles il achète ou utilise un produit laisse dans l’ombre la dimension collective
des pratiques d’achat ou d’usage des produits qui interviennent toujours dans un
263 Cette définition est inspirée de la proposition suédoise qui offrait néanmoins une nuance supplémentaire en indiquant que l’achat et l’usage soient « essentiellement » à des fins privées. L’autre proposition émane du BSI et insistait sur la position de faiblesse du consommateur dont les achats « pour son usage particulier et sur une échelle restreinte, ne lui permettent pas d’influencer le marché » (PV COPOLCO, 1978, p.17). Bien que le président du COPOLCO propose que cette question soit inscrite à l’ordre du jour de la prochaine réunion, en 1979 cette question n’est pas abordée. 264 En effet, la modification concerne l’usage du terme de « produits » à la place de celui de « marchandises » puisque selon les discussions, le premier couvre aussi bien les marchandises que les services (PV COPOLCO, 2010, p. 12). Le terme service est cependant maintenu. 265 Il s’agit ici d’une traduction de la version anglaise de la définition du consommateur présente dans la norme ISO 26000 publiée en 2010 : « individual member of the general public purchasing or using property, products or services for private purposes » (disponible sous https://www.iso.org/obp/ui/fr/#iso:std:iso:26000:ed-1:v1:en ). La version française diverge de façon importante, ignorant l’appartenance au grand public et la référence à la propriété : « particulier achetant ou utilisant des biens, des produits ou services à des fins privées » (disponible à l’adresse https://www.iso.org/obp/ui/fr/#iso:std:iso:26000:ed-1:v1:fr , accès la 30 avril 2014). Sous cet angle, l’exercice de traduction des normes internationales semble offrir une possibilité officieuse pour en influencer le contenu ! 266 PV COPOLCO, 2011, p. 17.
Chapitre 6 265
contexte social particulier donnant sens à ces pratiques. Si le consommateur existe
en dehors de la relation contractuelle, c’est par l’usage qu’il fait des produits, un
usage qui n’implique pas nécessairement la propriété et permet de distinguer
l’acheteur effectif de l’usager final, par exemple dans le cas des jouets pour enfant.
Cette référence à l’usage vient cependant souligner l’importance des notions de
fonctionnalité et d’aptitude à l’emploi bien plus qu’elle ne sanctionne la nature
sociale de l’usage des produits, tout en permettant de réaffirmer le consommateur
comme se situant de l’autre côté de la production.
Malgré la faible évolution de la définition du consommateur, les divergences dont
elle fait l’objet lors de son élaboration en 1978 ou lors des révisions ultérieures
illustrent l’existence d’une zone de problématisation, plutôt que d’une
conceptualisation univoque de la figure du consommateur. Cette zone de
problématisation où s’affrontent différentes définitions du consommateur est en
partie balisée par les idéaux types développés par Cohen (2003), la capacité d’acteur
économique rationnel du consommateur ou au contraire sa vulnérabilité étant mise
en avant. Ces idéaux types ne permettent cependant pas de rendre compte du conflit
entourant les compétences cognitives des consommateurs ni de la façon dont ses
préoccupations sont dénationalisées par l’entremise d’un nouveau consommateur,
celui du XXIe siècle. En effet, nous verrons que la problématisation des liens entre les
normes internationales et le consommateur contribue à renforcer l’autorité des
normes internationales, dans un premier temps, en soulignant les bénéfices des
normes pour les consommateurs, en appelant les gouvernements à en faire usage
dans leur politique de protection des consommateurs ou encore en soulignant les
garanties apportées par la certification pour le consommateur. Puis, dans une
seconde période, cette problématisation prend une tournure plus globale et les liens
entre la figure du consommateur et les normes internationales échappent en partie
au contexte national.
Bien que la problématisation des liens entre le consommateur et la normalisation
internationale soit avant tout fondée sur une perspective économique du
consommateur, elle est contestée et reflète l’existence d’une « zone de
problématisation » plutôt que d’une problématisation univoque et partagée de tous.
Cette zone de problématisation où s’affrontent différentes perspectives des liens
entre les consommateurs et les normes internationales semblent en partie délimitée
Chapitre 6 266
par les idéaux types développés par Cohen (2003) qui parfois se chevauchent
parfois entre en conflit. La figure du consommateur-‐client est clairement évoquée
par le président du COPOLCO lors de son allocution d’ouverture de la réunion
inaugurale du COPOCLO : « le consommateur est un partenaire économique à part
entière capable de faire connaître sa demande et d’exprimer sa volonté. À côté des
producteurs (…), les consommateurs constituent progressivement une sorte de
levier actif qui agit, par sa demande, sur la conception des produits et leur
adaptation aux usages qu’ils demandent »267 . À l’inverse, l’année suivante un
représentant de l’association force ouvrière consommateur268 envisage avant tout
l’apport des normes internationales pour l’homme de la rue sous l’angle du
consommateur-‐citoyen, qu’il s’agisse de la sécurité qui relève « des pouvoirs publics
qui ne sauraient renoncer à aucun moment et au profit de quelque intérêt ou
organisme que ce soit à ce qui est la responsabilité majeure de l’État à l’égard du
citoyen »269, de l’aptitude à l’emploi conçue comme une exigence universelle qui ne
devrait pas être subordonnée à l’application volontaire des normes 270 ou de
l’innovation : « Ne serait-‐il pas possible de faire en sorte que la norme s’attache
davantage à accompagner l’évolution technique, à encadrer les objectifs, à en définir
les contraintes protectrices ? Si elle ne doit pas prétendre au contrôle de
l’innovation, du moins est-‐elle fondée à en limiter les risques et les coûts »271.
Ces préoccupations restent cependant absentes du discours officiel du COPOLCO,
comme en témoigne la brochure ISO/CEI intitulée « les normes et le
consommateur » publiée en 1981. Au sein de cette dernière, les « exigences
concernant les consommateurs dans une norme » sont limitées à la vérifiabilité des
267 Annexe 1 à PV COPOLCO, 1978, p. 1. 268 À la demande des participants, la déclaration faite par ce représentant en 1979 est transmise par écrit et annexée au PV de l’année suivante. Voir PV COPOLCO 1980. 269 Et de poursuivre : « Mais les normalisateurs sont tout désignés pour rechercher sous le contrôle et par délégation des pouvoirs publics les solutions techniques de la sécurité (…). Ceci étant, il est bien clair que l’appréciation des risques ne doit pas conduire à des arbitrages en faveur des intérêts économiques (…) », DT COPOLCO, 1980, « programme à long terme du COPOLCO. » Voir DT COPOLCO, 1980, « Les objectifs pour la normalisation » (Annexe 2 à ISO COPOLCO 50). 270 « Si les choix individuels doivent être préservés en tant qu’élément de la liberté de chacun, ils ne doivent pas avoir à s’exercer entre des produits qualifiés et d’autres qui ne le seraient pas. L’intervention de la norme (…) se doit d’être homogène dans son élaboration concernant aussi bien les biens intermédiaires utilisés par les professionnels en mesure de faire prévaloir leurs exigences que les biens de consommation courante pour lesquels les consommateurs ne sont pas placés dans une situation d’égalité à l’égard des professionnels » (idem). 271 Voir DT COPOLCO, 1980, « Les objectifs pour la normalisation » (Annexe 2 à ISO COPOLCO 50).
Chapitre 6 267
valeurs et caractéristiques des produits, aux méthodes d’essai, d’échantillonnage et
de contrôle, au marquage et étiquetage, aux documents accompagnant le produit et
aux emballages. De même, la section titrée « possibilité d’utilisation des normes
internationales dans l’intérêt des consommateurs »272 souligne d’abord le rôle
important des consommateurs pour la mise en application des normes : « (…) en
encourageant l’achat de produits conformes à des normes et en faisant agir les
organisations de consommateurs, les gouvernements, les organisations
d’information sur les produits et d’essais comparatifs, les organismes de
certification »273. La brochure souligne ensuite le rôle des gouvernements qui « dans
leur désir de supprimer les obstacles techniques au commerce, d’assurer la
régularité des transactions, la protection de la santé, de la sécurité et de
l’environnement (et par là du consommateur) » sont encouragés à faire « référence
à des Normes internationales particulières dans les règlements pertinents ». C’est
enfin aussi par l’entremise de la certification que les normes internationales sont
utilisées dans l’intérêt des consommateurs car elle offre « la preuve impartiale » de
la conformité aux normes274. On peut alors questionner l’intitulé de cette section
dont la substance renvoie plutôt à la possibilité d’utiliser le consommateur pour
promouvoir les instruments de la normalisation internationale qu’à l’opportunité
d’utiliser des normes pour promouvoir les préoccupations des consommateurs.
La lutte entre une conception individuelle ou collective du consommateur, limitée
ou non à la sphère privée, transparaît aussi au cours des discussions du COPOLCO
concernant l’adoption de la définition du consommateur élaborée au sein d’ISO
26000. Le comité technique en charge d’ISO 26000 ayant développé une autre
définition, le COPOLCO décide au terme d’un « vif débat » de créer un sous-‐groupe
de travail pour examiner cette question terminologique275. Ce sous-‐groupe mène
alors une enquête auprès des membres du COPOLCO dont les trois quarts
soutiennent l’adoption. Notons tout d’abord que la plupart des arguments à
272 Il s’agit en l’occurrence du titre de l’une des sections de la brochure ISO/CEI intitulée « les normes et le consommateur », publiée en 1981 et reproduite dans DT COPOLCO, 1984, « Brochure ISO/CEI ‘Les normes et le consommateur’ » (annexe 2 à ISO/COPOLCO 111). 273 Ibid., p. 9. 274 Idem. 275 DT COPOLCO, 2010, 2010, « Developments of consumer interest in the Asia-Pacific: Report by a representative of the Asia-Pacific members of COPOLCO » (ISO COPOLCO 24/2010, p. 12-13).
Chapitre 6 268
l’encontre de la nouvelle définition, exposés ci-‐après, pourraient tout aussi bien
porter sur la définition originale du COPOLCO qui ne répond pas non plus aux
oppositions soulevées 276 . Selon les opposants à l’adoption de cette nouvelle
définition, celle-‐ci est trop étroite. Elle ne permet pas selon un commentaire de
couvrir le cas d’un commerçant qui achète un téléphone et qui, en cas de problème,
devrait pouvoir bénéficier des mêmes protections qu’un consommateur (Nouvelle-‐
Zélande). Tel est cependant aussi le cas de la définition originale. Côté norvégien on
questionne la nécessité d’une telle définition, puisqu’en fonction du sujet traité par
un comité technique, la définition du consommateur doit pouvoir être modifiée, de
même qu’il est proposé d’ajouter une précision quant à un achat ou un usage
« essentiellement » à des fins privées277. Là aussi, la définition originale ne répond
pas à cette préoccupation. Le Chili propose de définir le consommateur comme une
personne légale qui « en vertu d’une transaction légale payée » fait usage de biens
ou services, subordonnant ainsi l’existence du consommateur à la passation d’un
contrat, alors qu’à l’inverse le Costa Rica propose d’ajouter à l’achat ou à l’usage, « la
réception d’information et la suggestion d’achat » afin de couvrir les pratiques
publicitaires278.
Malgré la faible opposition à l’adoption de la définition utilisée au sein d’ISO 26000
lors de cette enquête (5 voix sur 28), les remarques exposées durant la réunion
plénière de 2010 permettent d’approfondir les enjeux entourant la définition du
consommateur. Durant la réunion plénière de 2010, une déléguée danoise souligne
à nouveau l’étroitesse de la mention à l’usage ou l’achat à « des fins privées » qui
peut de plus faire l’objet de diverses interprétations279. Le représentant de la CEI
présent à la réunion recommande à l’inverse de ne pas supprimer la référence au
« privé ». Cependant, comme nous l’avons vu, cette restriction à la sphère privée
ignore un pan entier du consommateur, sa capacité d’agent politique. Ce point est
276 En l’occurrence par les comités membres représentant la Nouvelle-Zélande, le Chili, la Norvège, le Japon et le Costa Rica. 277 Une précision déjà présente dans la proposition suédoise faite en 1978, voir note de pas de page 15. 278 Enfin, l’opposition japonaise concerne le temps des verbes et souligne l’incertitude du comité miroir sur la question. Ainsi débute le commentaire japonais : « First of all, the marked “NO” above means a weak “no”, more precisely, like between Yes and No actually ». Voir DT COPOLCO, 2011, « results of the survey of copolco: definition of “consumer”» (Annexe 3 à ISO/COPOLCO 2011,). 279 Si l’interprétation néo-zélandaise exclut les professionnels, on peut aussi dire que cette définition exclut les achats réalisés par le monde associatif.
Chapitre 6 269
d’ailleurs souligné par la représentante de CI lorsqu’elle évoque la discussion du
groupe ISO 26000 sur les termes « membre individuel du grand public » qui a
débouché sur le maintien du terme « individuel », préféré à une référence à un
groupe de consommateurs280. On peut ici à nouveau identifier les idéaux types de
Cohen à l’œuvre. La très faible évolution de la définition du consommateur ne reflète
cependant pas les changements plus larges entourant la figure du consommateur.
Si l’on trouve l’expression de la République des consommateurs (Cohen, 2003)281
dans les travaux de normalisation, c’est-‐à-‐dire d’un consommateur envisagé comme
citoyen-‐acheteur qui remplit une obligation civique en assouvissant ses désirs
personnels, c’est à l’approche du second millénaire qu’un « nouveau
consommateur » est explicitement mentionné au sein du COPOLCO. Ainsi,
l’allocation d’ouverture prononcée à l’occasion de la journée d’étude du COPOLCO
dédiée au commerce équitable souligne : « The expectation of the new consumer is
not limited only to quality and performance but is extended to other aspects such as
safety, health, environment, ethics and management systems »282. De même, au
cours de la séance plénière, il est souligné que « the 21st century consumer is:
international, has difficulty in validating information, can be more elderly, poorer,
and more concerned by ethical behaviour »283. Sadie Homer, représentante de
Consumers International s’y rapporte comme suit, dans un article du Bulletin ISO :
« In addition to having higher expectations of the products and services themselves,
many consumers are now also expressing social and environ-‐ mental concerns
about the way their goods and services are being produced » (Homer, 2003, p. 30).
280 L’intervention de Sadie Homer, représentante de CI est la suivante: « There was also discussion about the use of the term "individual member of the general public" rather than a group of consumers; the term "individual" was maintained. » (PV COPOLCO,2010, p.12). 281 Le bien-être de la nation, en l’occurrence américaine, est étroitement associé au consommateur comme en témoigne Underwriters Laboratories à l’occasion d’une enquête sur la participation des consommateurs aux travaux de la CEI : « Supporting the Nation’s critical need to regain our Nation’s competitiveness in foreign markets is everyone’s job and consumers play a critical role. That role is to help, through their purchases, support American industry as it develops new products that are competitive in export as well as domestic markets. » Voir DT COPOLCO, 1990, « Questions de consommation au sein de la CEI »(annexe 6 à ISO/COPOLCO 188, p.2). 282 « Consumer confidence and the role of standards. Principles and ethical practice. COPOLCO Workshop, Bangkok (Thailand), 9 September 2003, « Summaries of papers to be delivered and in annex biographical sketches of the speakers, moderators and rapporteurs » 283 PV COPOLCO, 2003, p. 16.
Chapitre 6 270
Ce « nouveau consommateur » 284 semble d’une part demander de nouvelle
protection sur le marché global et, d’autre part, porter sur de nouvelles
préoccupations à l’instar de l’environnement, du commerce équitable ou de la
responsabilité sociétale. Il se rapproche en partie du citoyen-‐client de la République
des consommateurs, comme le suggère ce commentaire paru dans le magazine de
l’ISO et écrit par Jai Ok Kim, président du COPOLCO (2006-‐2009) et membre de
l’association coréenne de consommateurs: « Standards allow consumers to act as
citizens, contibuting to society through their purchasing acts » (Kim, 2007, p. 1).
Sous cet angle, la prise en compte des nouvelles préoccupations sociétales passe
clairement par l’acte d’achat individuel, l’une des caractéristiques majeures de la
République des consommateurs. À l’inverse, l’obligation civique attachée à l’acte
d’achat ne s’inscrit plus dans un contexte national, mais relève de préoccupations
globales. Sous cet angle, les préoccupations de ce nouveau consommateur
apparaissent comme largement dénationalisées (Sassen, 2006), justifiant d’autant
plus l’élaboration de normes internationales pour les couvrir. C’est d’ailleurs aussi
ce nouveau consommateur qui permet d’envisager une extension du mandat du
COPOLCO aux ONG, comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre suivant.
Comme on le voit, la définition du consommateur est un enjeu susceptible d’affecter
sa représentation et la définition des acteurs autorisés à parler en son nom (Hilton &
Daunton, 2001; Trentmann, 2006). Les idéaux types développés par Cohen laissent
cependant dans l’ombre un enjeu central au sein des arènes de normalisation, celui
de l’expertise (Loya & Boli, 1999; Mallard, 2000a). Au mieux, on peut s’accorder
avec Trumbull (2006) pour souligner que le consommateur, comme acteur
économique à part entière et portant une part des risques liés aux transactions, a
droit à une information privilégiée sur les produits. Cette perspective, largement
supportée par le COPOLCO, ne permet cependant pas d’attribuer au consommateur
une expertise autre que celle très personnelle de choisir. Cependant, là encore, cette
problématisation du consommateur est contestable et contestée et le
284 Toujours dans un article du Bulletin de l’ISO, on trouve mention explicite de ce nouveau consommateur : « The new consumer has new needs. The 21st-century consumer has evolved and is better informed and more demanding than in the past. The national consumer has become an international consumer, and demographic shifts worldwide, with a growth in the numbers of elderly people – and of the poor – have had, and are having, considerable influence on consumer trends. This new consumer is far more aware of social issues, such as corporate social responsibility or the environment » (ISO, 2003, p. 30).
Chapitre 6 271
consommateur-‐expert est aussi représenté aux réunions du COPOCLO par
l’entremise d’instituts de recherches ménagères (Chatriot et al., 2006). Comme nous
le verrons plus en détail au cours du chapitre 8 dédié à l’influence des
consommateurs sur les travaux de normalisation, leurs compétences cognitives font
l’objet de diverses interprétations, allant d’une absence totale de connaissances
techniques à la reconnaissance des qualifications universitaires de leurs
représentants. Il suffit ici de noter que les compétences attribuées aux représentants
des consommateurs font l’objet d’une lutte qui n’est pas sans conséquence sur les
modalités de leur représentation, un constat plus largement étayer dans l’avant-‐
dernière section de ce chapitre.
En résumé, les éléments à retenir de la problématisation du consommateur et de ses
représentants légitimes par le COPOLCO sont les suivants. Premièrement, le
consommateur est défini de façon étroitement économique au sein de la déclaration
ISO ; aucune précision quant à ses compétences, ni à ses préoccupations en matière
de santé ou de protection de l’environnement, ni à son droit à l’information ou à la
sécurité, ni à sa position de faiblesse sur les marchés. Il ne faut pas pour autant
conclure à l’absence de conflits quant à l’identité du consommateur et de ses
représentants. Il existe clairement une zone de contestation de la problématisation
des liens entre le consommateur et les normes internationales. Cette zone porte sur
la nature individuelle ou collective de ses revendications et la place de la norme
dans l’encadrement des marchés : s’agit-‐il de choisir entre un produit qualifié et non
qualifié ? Où placer la limite entre les caractéristiques exigées par la loi et celles
contenues dans les normes volontaires ? Deuxièmement, à cette définition étroite du
consommateur correspond l’absence de définition, ou plutôt une définition à
géométrie variable des parties prenantes autorisées à parler en son nom. Une
grande variété d’acteurs représente les consommateurs et l’absence persistante
d’une définition des « représentants des consommateurs » est en partie une
conséquence de l’application de la machinerie des comités techniques qui permet
aux membres de l’ISO de préserver leurs prérogatives dans la canalisation de la
représentation. On notera cependant que lorsque la question de l’inclusion d’autres
parties prenantes surgit, comme les ONGs, une définition implicite des véritables
représentants des consommateurs se fait jour pour défendre la voix du
consommateur. Troisièmement, cette même machinerie est à son tour une limite
Chapitre 6 272
importante d’un dispositif tel que le COPOLCO puisqu’elle ne permet pas une
représentation horizontale des intérêts des consommateurs, l’accès des comités
techniques étant gardé par les ONN. On voit ici le caractère paradoxal de la mission
du COPOLCO qui consiste pour partie à étudier et renforcer la participation des
consommateurs aux travaux de normalisation sans toutefois avoir une définition
précise des représentants des consommateurs – sur quelle base l’étudier alors ? – ni
un accès aux travaux techniques – autrement dit, le COPOLCO doit encourager la
participation des consommateurs tout en leur demandant, en cas d’intérêt, de passer
par une autre organisation, en l’occurrence les ONN ! Quatrièmement, si l’absence de
définition des parties prenantes est une source majeure de l’ambiguïté de ces
mécanismes participatifs, la multipositionalité des représentants des
consommateurs accentue un peu plus l’incertitude entourant les intérêts et/ou les
perspectives représentés (Ruwet, 2010). On comprend mieux, dans ces conditions,
l’importance des mécanismes d’intéressement qui justifient pour les associations de
consommateurs de dédier une part de leurs ressources aux activités de
normalisation et de faire mentir le diagnostic du manque d’expertise.
5. Intéressement et enrôlement des représentants des
consommateurs : la marque de la médiation marchande ?
Les archives du COPOLCO, les entretiens réalisés avec des représentants des
consommateurs impliqués dans les travaux techniques et le projet INTERNORM
démontrent l’importance des mécanismes d’intéressement pour comprendre la
sélectivité de la participation des associations de consommateurs. La
problématisation du consommateur en tant que figure économique favorise les
dispositifs de médiation marchande supportant l’individualisation du choix. Une
large gamme de mécanismes au cœur de la « médiation marchande », c’est-‐à-‐dire
des dispositifs qui permettent la rencontre entre le produit et le client (Cochoy,
2002b; Dubuisson-‐Quellier, 2009a), se trouvent à l’agenda du COPOLCO. Le
COPOLCO crée ainsi divers groupes de travail pour aborder des questions telles que
les normes pour les emballages (1980), les pictogrammes et symboles graphiques
(1980), les instructions d’emploi (1981), la certification (1984) notamment chargés
d’élaborer des guides à l’intention des comités techniques. D’autres dispositifs de
médiation marchande sont aussi à l’ordre du jour des travaux du COPOLCO à l’instar
Chapitre 6 273
des essais comparatifs, des informations sur les produits de consommation, des
marques de conformité aux normes, ou encore de l’étiquetage de la consommation
d’énergie, des sujets qui apparaissent dès la seconde réunion du COPOCLO. Comme
nous le verrons, les tests comparatifs occupent une place particulièrement
importante pour saisir les dynamiques participatives des représentants des
consommateurs. Ces tests dont la pratique se généralise auprès des associations de
consommateurs (Wassermann, 1973) contribuent certes à construire le
consommateur comme un acteur rationnel confiant dans le soutien que la science et
l’expertise technique offrent à la décision d’achat (Aldridge, 1994; Kleinschmidt,
2010; Myrvang, 2011). Cependant, le consommateur est aussi intéressé aux activités
de normalisation en tant que figure politique ; comme le résume le représentant de
l’association autrichienne des consommateurs lors de la deuxième réunion du
COPOCLO : « les organisations de consommateurs ont besoin de normes dans deux
situations : lorsqu’une loi est discutée et lorsque des essais sont réalisés »285.
Comme nous allons le voir, la réalisation des essais comparatifs et l’identification
plus du rôle des normes au sein d’une variété de mécanismes de régulation sont
souvent à l’origine de la participation effective des représentants des
consommateurs à leur élaboration.
Les tests comparatifs sont un important dispositif d’intéressement et d’enrôlement
(Callon, 1986b) des associations de consommateurs aux travaux de normalisation
internationale. Les essais comparatifs et les méthodes normalisées d’essai
d’aptitude à l’emploi (MNEA) sur lesquelles ils se fondent sont une préoccupation
persistante des AC. Leur publication est à l’origine de revenus substantiels pour les
associations de consommateurs comme nous l’avons vu au chapitre 2. En outre, leur
réalisation permet un examen critique des normes et MNEA pour les produits de
consommation. Les organisations d’essais comparatifs, de par les connaissances
qu’elles développent et leur sensibilisation aux enjeux des spécifications techniques,
apparaissent comme des soutiens importants pour les organisations de
normalisation régionale et internationale, qu’il s’agisse de supporter l’adoption des
normes internationales, de proposer de nouveaux objets de normalisation ou de
renforcer la participation des représentants des consommateurs. Ainsi, lors de la
285 PV COPOLOCO, 1979, p. 13.
Chapitre 6 274
première réunion COPOLCO, le membre britannique d’une association de
consommateur souligne que « les organisations d’essais comparatifs qui emploient
souvent des normes, les organisations de consommateurs, peuvent jouer un rôle
dans l’application des normes de biens de consommation » et que les projets portant
sur la réalisation d’essais comparatifs, souvent établis conjointement par les
organisations internationales de consommateurs et les organisations des pays en
voie de développement, sont une « occasion de promouvoir la normalisation parmi
ces consommateurs »286.
Les travaux de l’ISO affectent la réalisation des tests comparatifs principalement à
deux titres. Le premier concerne les méthodes normalisées d’essais et d’aptitude à
l’emploi (MNEA). Le second concerne la réalisation des tests comparatifs pour
laquelle l’ISO met à disposition, moyennant finance, un guide de bonnes pratiques
applicables indépendamment du type de produit testé. Les MNEA287 concernent la
définition des caractéristiques à évaluer en vue d’assurer l’aptitude à l’emploi d’un
produit spécifique, la spécification de la méthode d’essai correspondant à chacune
des caractéristiques (échantillonnage, appareillage nécessaire, mode opératoire,
reproductibilité, tolérances, conditions générales d’essais telles que la température,
l’humidité, etc.) et la présentation des résultats288. Elles figurent déjà en bonne place
dans les discussions de l’ISCA289 et concernent une part importante des « priorités
286 PV COPOLCO, 1978, p.8 et p.15. 287 Voici la définition des MNEA selon le Guide 4 :1975 de l’ISO, « Préparation de méthodes normalisées d’essais d’aptitude à l’emploi des biens de consommation » qui a été élaborée par l’ISCA et adopté par le Conseil de l’ISO en 1973 : « Méthodes d’essais qui ont un rapport évident, soit direct soit indirect, avec l’aptitude à l’emploi d’un produit lors de son utilisation pratique, et qui sont destinées à être utilisées comme base d’information pour les consommateurs sur les caractéristiques d’aptitude à l’emploi du produit. » Voir DT COPOLCO, 1979, « Futur du guide ISO 4 Préparation de méthodes normalisées d’essai d’aptitude à l’emploi des biens de consommation (MNEA) » (annexe à ISO/COPOLCO 32, 1979). 288 Idem. 289 À tel point que le représentant du comité miroir américain de la CEI s’interroge « sur le concept que le principal centre d’intérêt des organisations de consommateurs est la définition de méthodes normalisées pour la mesure de l’aptitude à la fonction et il est en général admis que tel n’est pas le cas » (ISCA Secrétariat 8, mars 1968, p. 4). La discussion qui suit laisse cependant une place prépondérante aux MNEA, M. Frontard déclarant que « le Comité [ISCA] a pour premier objectif d’étudier les méthodes (…) » et un représentant anglais soulignant « Reste à décider du choix des produits et des caractéristiques dans les méthodes normalisées pour la mesure de l’aptitude à la fonction, qu’il s’agisse d’essais comparatifs ou d’étiquetage d’information. » (PV ISCA, 1968, p. 5). Les propositions de nouvelles normes faites par l’ISCA porteront d’ailleurs toutes sur des MNEA, qu’il s’agisse des « bicyclettes, tricycles et vélomoteurs », des « tapis faits à la main », des « tapis faits à la machine», des « peintures et vernis », des « voitures d’enfants et poussettes » ou des « machines à coudre » (voir PV ISCA, 1970).
Chapitre 6 275
du point de vue des consommateurs » au sein du COPOLCO290. Enfin, elles sont
centrales dans la réalisation des essais comparatifs, comme en témoigne le comité
ISO/TC 73 qui lors de l’établissement du Guide ISO 12 (1977) « Essais comparatifs
des produits de consommation (…) avait également à l’esprit le fait que l’ISO et la
CEI, au travers de leurs comités avaient lancé un vaste programme d’établissement
de méthodes [MNEA]. Ces méthodes ont pour objet les essais techniques des
produits, destinés aux systèmes d’information des consommateurs, y compris les
essais comparatifs » (ISO Guide 12, 1977) »291. Comme on le voit, la réalisation
d’essais comparatifs par les associations de consommateurs est un puissant moyen
de promotion et de diffusion des normes internationales.
Bien qu’il ne soit pas contraignant pour les comités techniques et les associations de
consommateurs publiant des magazines de tests, le guide de l’ISO concernant les
essais comparatifs est un enjeu important pour les organisations de
consommateurs, à l’instar de l’OIUC, aujourd’hui CI, ou de l’ANEC. Comme le
soulignent les discussions concernant l’opportunité de réviser ce guide « les essais
comparatifs permettent aux consommateurs d’être informés de façon impartiale
(…) » et mettent en lumière « le lien pratique entre les travaux de l’ISO et de la CEI
en matière d’élaboration de méthodes d’essais et ceux des organismes d’essais
comparatifs »292. Le guide original pose de nombreuses exigences en matière de
sélection et de taille de l’échantillon, en matière de méthodes d’essais non
290 Au cours des années 1980, les normes évoquées au sein de ces priorités portent souvent sur les méthodes d’essais, à l’instar des priorités présentées en 1988 et qui incluent (entre autres) les méthodes d’essai pour : les emballages à l’épreuve des enfants, les lits d’enfants, les chaises hautes pour enfant, les taille-haies, les comportements au feu des textiles ou de l’ameublement, les essais de résistance des attelages pour caravanes, les essais de choc avec les piétons pour les structures frontales de voitures, le freinage des motocycles, les essais de lavage des lave-vaisselles et des lave-linges ou encore les « essais pour vérifier la sécurité électrique et la non-propagation du feu dans la cavité des appareils de cuisson micro-ondes ». Voir DT COPOLCO, 1988, « Priorités du point de vue des consommateurs – rapport du groupe de travail » (ISO/COPOLCO 160, pp. 1-3). Dès les années 1990, les priorités sont présentées de façon plus générale et l’intitulé exact des normes couvertes par les comités techniques ne figure plus que rarement dans ces rapports. 291 Ce guide a été développé à l’origine par le TC 73 en collaboration avec l’OIUC voir DT COPOLCO, 1983, « Projet de guide ISO/CEI sur les essais comparatifs » (annexe à ISO COPOLCO 91, 1983). Suite au travail de révision débuté à l’initiative du COPOLCO en 1983, ce guide deviendra en 1985 un guide conjoint de l’ISO et de la CEI, le Guide 46 :1985 « Essais comparatifs des produits de consommation et de leurs services – Principes généraux » (PV COPOLCO, 1983, pp. 5-6). 292 Idem.
Chapitre 6 276
conformes aux MNEA, de droit de réponse des fabricants293, ou encore quant à
l’absence de « toute publicité commerciale » dans la revue où les résultats sont
publiés294 (ISO Guide 4 :1975). Du point de vue du représentant de l’OIUC, il est
important que ce guide puisse être utilisé par tous ses membres dont une part
croissante représente les pays en voie de développement : « Il convient donc d’avoir
un guide qui permette à ces jeunes organisation d’effectuer des essais comparatifs
d’une façon qui leur est possible ; or il semble que le guide actuel ait été rédigé pour
des organisations de consommateurs des pays développés. ». 295 Le guide révisé
contient alors des exigences plus générales et ne mentionne plus, par exemple,
l’absence d’une reprise des résultats à des fins publicitaires.
Les enjeux entourant ce guide ressurgissent dans les années 1990 suite à l’adoption
par l’organisation italienne de normalisation d’un guide sur les essais comparatifs
« très vaguement inspirée du guide ISO » (SECO, 1994a, p. 26)296 et proposée auprès
du CEN comme base pour une norme européenne. À cette occasion, le SECO297, alors
en passe de devenir l’ANEC, s’oppose à ces travaux européens avec succès et
souligne : « Malheureusement, les associations de consommateurs ne semblent pas
avoir été consultées sur l’élaboration de cette norme, dont l’objectif semble, à de
nombreux égards, entraver les activités d’essais comparatifs de ces associations
dans la mesure où elle comporte, entre autres exigences, un droit de réponse
onéreux et des conditions pour le renouvellement des essais » (idem.).
Les archives du COPOLCO illustrent à quel point la réalisation d’essais comparatifs
293 Notons que si le guide recommande d’informer les fabricants des résultats des essais, en cas de désaccord, il revient au fabricant de fournir des justifications et de démontrer que les résultats sont inexacts. Ce point est au cœur de l’opposition. Voir DT COPOLCO, 1983, « Projet de guide ISO/CEI sur les essais comparatifs » (annexe à ISO COPOLCO 91, 1983). 294 Idem. 295 On peut ici préciser que les associations des pays développés n’ont pas toujours les moyens de répondre aux exigences de ce guide : « les pays en voie de développement ne sont pas les seuls à ne pas avoir toujours les moyens nécessaires pour effectuer les essais comparatifs selon le guide 12 » (PV COPOLCO 116, 1984, p. 7). Un exemple est d’ailleurs fourni par l’association néerlandaise de consommateurs qui indique lors d’une enquête sur « la mise en application réussie des normes de consommation volontaires » que dans ses essais sur les grille-pains, « la partie de la norme (…) traitant de la capacité à « griller » n’est pas utilisée, car trop coûteuse à tester. » Voir DT COPOLCO, 1979, « Expériences des comités membres en matière de mise en application réussie des normes de consommation volontaires » (Annexe 2 à ISO COPOLCO 28, 1979). 296 Document disponible dans les documents de travail de la 16e réunion du COPOLCO, 1994. 297 Il s’agit du Secrétariat européen de coordination pour la normalisation, alors sous l’égide du Bureau européen des consommateurs (BEUC).
Chapitre 6 277
peut se trouver à la source de la représentation effective des AC dans les travaux de
normalisation. Par exemple, le rapport annuel d’activité de Consumer International
auprès du COPOLCO souligne que « Consumers International continue de dépendre
largement des ressources de ses membres importants des pays développés, qui
effectuent les travaux d’essais comparatifs qui sous-‐tendent une représentation
efficace »298. De même, un séminaire du SECO tenu en septembre 1993 en « fait la
preuve : les essais comparatifs et les recherches sur la sécurité des produits de
consommation ont un rôle important à jouer dans la représentation et les actions de
lobbying au niveau de la normalisation » (SECO, 1994b). De nos jours, la réalisation
d’essais comparatifs soutient toujours la participation des associations de
consommateurs notamment en permettant aux associations de se familiariser avec
le monde des normes et en leur offrant une source de connaissance à faire valoir
durant les délibérations des comités techniques.
L’importance des essais comparatifs en tant que dispositif d’intéressement aux
activités des comités techniques est aussi confirmée lors de nos entretiens.
L’intéressement réussi des associations de consommateurs aux travaux de
normalisation s’explique en partie par l’enchâssement des normes internationales et
de la pratique des essais comparatifs qui peuvent être à l’origine de revenus
substantiels pour les associations de consommateurs.299 De nos jours, l’empreinte
des tests comparatifs sur la participation des AC est toujours présente comme le
confirment les entretiens réalisés avec les responsables de certaines associations de
consommateurs. Aux États-‐Unis, Consumers Union justifie son implication aux
travaux de normalisation en revenant sur les prémisses des essais comparatifs : «the
vision of the consumer movement in the US was a vision partly that if products were
held to higher standards and scientifically tested, it would be better for the
economy, better for the consumer »300. En Allemagne, il existe aussi une étroite
coopération entre l’association de consommateurs publiant un magazine d’essais
298 DT COPOLCO, 1995, « Activités de Consumers International en ce qui concerne la normalisation – rapport d’un représentant de CI » (ISO COPOCLCO 275, pp.. 299 Par exemple, 88% du budget de la SW provient de la vente du magazine de tests comparatifs (Brackemann, 2009). Pour Consumers Union, ces ventes représentent 92 % de ses revenus en 2008 (Sassen, 2006). 300 Charles Bell, Directeur des programmes "Public Policy and Advocacy”, CU, communication personnelle, Yonkers (NY), 20 août 2009.
Chapitre 6 278
comparatifs, la Stiftung Warentest (SW), et l’institut allemand de normalisation
(DIN), tous deux situés dans le même bâtiment à Berlin. Outre l’étroite collaboration
entre la SW et le DIN lors de l’établissement du conseil consommateur du DIN (DIN-‐
VR) et la présence de la SW au niveau de la présidence du DIN, la SW participe
activement aux travaux des comités techniques301. Comme le souligne le directeur
de la recherche de la SW, les essais comparatifs soutiennent leur participation :
« The scope and achieved quality of the comparative testing work would not be
possible without standardization. Nevertheless, it remains an ongoing task of the
SW to question standards in terms of consumers’ protection and thus to develop and
contribute further to the standardization work » (Brackemann, 2009, p. 36). En
effet, la pratique des essais comparatifs étant liée aux activités de normalisation, il
n’est guère étonnant que leur réalisation permette une évaluation critique des
normes utilisées et contribue à l’élaboration de connaissances à faire valoir par les
associations de consommateurs dans les arènes de normalisation.
La réalisation de tests comparatifs par les AC leur permet de se familiariser avec le
monde des normes et offre une source de connaissances importantes pour soutenir
l’action des consommateurs en normalisation (Mallard, 2007). Comme l’illustre la
présentation réalisée par le SECO à l’occasion d’un séminaire de la Stiftung
Warentest sur les relations entre les essais comparatifs, la certification et la
normalisation : « In this [presentation] the secretariat stressed the important role
that comparative testing results can play in standards representation work. The
secretariat also underlined the need to participate in the standards committees to
build on the improvements in product safety that comparative testing can bring »
(SECO, 1994b, p. 2)302. Plusieurs exemples attestent des apports cognitifs des tests
comparatifs, par exemple lorsqu’une représentante danoise s’inquiète des essais sur
les risques de feu suite à des tests publiés par le magazine Which?303, ou encore
lorsque le SECO expose ses résultats en matière de coordination de la participation
301 Karin Both, Directrice opérationnelle, Conseil consommateur du DIN, communication personnelle, Berlin, 8 juin 2010). 302 Document disponible dans les documents de travail de la 16e réunion du COPOLCO, 1994. 303 Cette représentante « se montre préoccupée quant à une série d'accidents relatés dans le magazine WHICH? publié par Consumer's Association au Royaume -Uni. Ces accidents étaient dus à la poussière des aspirateurs et les machines à laver qui prennent feu, ainsi que des tissus graisseux qui, dans les machines sécher, chauffent au point de créer une auto-combustion » (PV COPOLCO, 1994, p. 14).
Chapitre 6 279
des consommateurs : « Le bénéfice potentiel de l’expérience acquise dans le cadre
des essais comparatifs dans les travaux de normalisation a été illustré par quelques
exemples excellents, concernant notamment les tondeuses à gazon et les taille-‐haies,
et en 1993 les systèmes d’attache pour enfant dans les voitures et les essais de choc
pour les voitures. On constate toutefois l’absence de remontée systématique
d’information entre les essais comparatifs et la normalisation » (SECO, 1994a, p. 8).
Malgré l’absence de remontée systématique des résultats des essais dans les arènes
de normalisation304, les tests comparatifs sont une source de connaissance pour les
AC tout comme ils peuvent offrir l’opportunité aux organisations de normalisation
de lancer de nouveaux travaux, à l’instar des cosmétiques ou des chaussures305.
Certains membres du COPOCLO sont conscients des apports potentiels des essais
comparatifs pour les activités de normalisation et demandent explicitement à ce que
les organismes de normalisation nationale soient « avisés de tout essai développé
par un organisme d’essais comparatifs et non couverts par les méthodes d’essais
nationales existantes, ce afin qu’ils puissent considérer l’inclusion d’un tel essai dans
les normes nationales. »306
Enfin, si nous avons souligné les revenus que la réalisation des tests génère pour les
associations de consommateurs et la source de connaissance qu’ils représentent
pour leur action en normalisation, il convient ici de présenter brièvement un cas
exemplaire de traduction opérationnelle, cas sur lequel nous reviendrons dans le
chapitre suivant. Il s’agit en l’occurrence de l’Association pour le label de qualité des
préservatifs née de la controverse entourant la qualité de ces produits. Cette
304 Dans le cas des essais comparatifs, l’absence de remontée systématique des résultats des essais vers les arènes de normalisation est à relativiser, par exemple dans le cas allemand où il existe une étroite collaboration entre le DIN et la SW. Cependant, la centralisation grandissante de la pratique des tests comparatifs, notamment avec l’International Consumer Research and Testing (ICRT) qui réalise sur une base commerciale des essais pour le compte de bon nombre d’associations de consommateurs conduit potentiellement à faire de ces connaissances un objet de commerce et permet de comprendre cette absence de remontée systématique. 305 Ainsi le COPOLCO invite « le comité d’essais de l’OIUC, qui fait des essais comparatifs sur les cosmétiques, à faire connaître à l’ISO toute méthode d’essai qui doit être normalisée afin de lui permettre de procéder aux essais requis » (DT COPLCO, 1987, « Les consommateurs et la normalisation alimentaire », p. 2). Le COPOLCO souligne aussi la nécessité d’élaborer des « méthodes d’essai reproductibles (…) pour pouvoir vérifier la qualité de la chaussure » (PV COPOLCO, 1987, p. 3). Certaines demandes sont refusées, à l’instar des essais de fatigue et de choc pour les BMX puisque « les délégations n’étaient pas en mesure ou pas désireuses d’assumer les engagements financiers considérables que cela entraînerait » (ISO/COPOLCO 159, 1988, p. 4). 306 DT COPOLCO, 1984, « Futur du guide ISO 12 sur les essais comparatifs de produits » (ISO/COPOLCO 105, p. 1).
Chapitre 6 280
association est exemplaire dans la mesure où elle démontre que la participation
n’est pas uniquement une charge pour une association, mais peut aussi être intégrée
dans les activités d’une association de façon à devenir une source de revenus. En
effet, l’association participe aux travaux de normalisation nationaux et
internationaux depuis sa création et est autofinancée par la vente du label « OK »
dont l’apposition atteste de la conformité des préservatifs à la norme internationale
correspondante ainsi qu’aux exigences supplémentaires définies par l’association.
On aperçoit ici l’une des rétributions possibles de la participation, qui à son tour,
dépend de la capacité d’une association à établir des liens avec des activités
connexes. L’évaluation attentive des rétributions de la participation par le monde
associatif sera d’ailleurs confirmée par l’ANEC dans ses relations avec le World Wide
Web Consortium (W3C), comme nous le verrons par la suite.
En résumé, la réalisation de tests comparatifs fonctionne comme un dispositif
d’intéressement des associations de consommateurs à la normalisation, et
réciproquement : les normes offrent aux consommateurs une base commune et
scientifique pour critiquer l’industrie, les incitant à soutenir le développement de
nouvelles normes d’essais ou améliorer certaines normes existantes. Cependant,
d’autres mécanismes de médiation marchande viennent soutenir la participation
des consommateurs, par exemple la certification et il apparaît dans l’ensemble que
la capacité des AC à établir des liens entre les activités de normalisation et
différentes activités de certification, de recherche, et plus largement de régulation
est importante en vue de comprendre la sélectivité de la participation. Autrement
dit, la capacité des AC à articuler, par exemple, l’environnement légal national et les
normes internationales de nature volontaire est importante pour comprendre leur
implication, comme nous allons le voir dans les sections suivantes.
Participer, c’est-‐à-‐dire ‘en faire plus’ ? 5.1Les liens entre les normes internationales et le cadre réglementaire au sein duquel
elles opèrent peuvent affecter positivement ou négativement l’engagement des
associations de consommateurs dans les travaux de normalisation. Ils démontrent
néanmoins que l’action de normalisation des consommateurs (ou son absence) doit
s’envisager dans le cadre de leurs actions de régulation plus large. Comme le
souligne d’ailleurs l’ANEC : « we do far more than coordinate standards, we try to
Chapitre 6 281
influence legislation, quite effectively, and we spend as much time trying to do that
as actually involved in standards committee and actually we have interest in
assessment as well, so it is not just (…) about organizing a list of experts, anybody
can do that, it doesn’t need a dedicated association… »307. Si l’ANEC, en tant
qu’association dédiée aux activités de normalisation, « fait bien plus » que
coordonner la représentation des consommateurs, le constat est bien évidemment
valable pour l’ensemble des associations de consommateurs impliquées aux travaux
de normalisation. Cependant, « faire bien plus » souligne non seulement l’existence
d’autres activités, mais aussi la capacité des associations de consommateurs à
inscrire les activités de normalisation dans le cadre d’une action plus large de
régulation. On peut alors situer l’implication des AC dans le contexte du « régime
tripartite de la normalisation » au sein duquel les activités de normalisation, de
certification et d’accréditation sont étroitement liées (Loconto & Busch, 2010). Nous
nous proposons ici d’observer tout d’abord comment les articulations entre les
normes internationales et la loi peuvent influencer la dynamique participative pour
ensuite aborder le rôle de la certification.
Les articulations entre la normalisation et la législation affectent la participation des
associations de consommateurs sous plusieurs angles. Elles l’affectent tout d’abord
en fonction des idées, c’est-‐à-‐dire selon la perception qu’ont les associations de
consommateurs des relations à établir entre sphère publique et privée, du rôle des
normes dans la législation et de leurs effets bénéfiques ou négatifs. Ensuite,
l’encadrement institutionnel plus large de la normalisation affecte l’engagement des
associations de consommateurs selon des modalités variées, pouvant soit renforcer
la participation des associations de consommateurs ou au contraire permettre un
retrait de cette même participation. Enfin, comme l’avons vu, l’octroi de
financements publics soutient l’engagement opérationnel des associations, mais ne
suffit cependant pas à rendre compte de la traduction opérationnelle, c’est-‐à-‐dire de
l’environnement plus large dans lequel s’inscrit la participation. À cet égard, le rôle
de la législation et d’autres activités connexes à la normalisation comme la
certification sont importants pour saisir les raisons de l’engagement (ou non) des
représentants des consommateurs en normalisation.
307 Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010.
Chapitre 6 282
La position des associations de consommateurs diverge en partie quant aux liens à
établir entre les normes dites volontaires et la législation. Les liens de
complémentarité entre les normes internationales et les législations nationales ou
l’alternative que peuvent offrir les premières en l’absence des secondes
(Bäckstrand, 2006; O’Rourke, 2006; Tsogas, 2009), soutiennent l’implication des
associations de consommateurs aux activités de normalisation. Par exemple,
l’Association suédoise des consommateurs souligne la complémentarité des normes
dans le contexte des directives européennes « nouvelle approche » pour expliquer
sa participation aux activités de normalisation européenne. Consumers Union relate
aussi son engagement actuel au sein d’un comité technique de l’ASTM traitant des
produits pour enfant en lien avec la loi américaine sur l’amélioration de la sécurité
des produits de consommation adoptée en 2008. C’est dans cette perspective de
complémentarité que se place INDECOSA-‐CGT qui mentionne explicitement les
exigences de la plus-‐value de la normalisation par rapport à la législation : « c’est le
premier étage de notre fusée lorsqu’on démarre dans un groupe de travail de
norme, face aux professionnels, voilà la réglementation existante, qu’est-‐ce que vous
nous proposez en plus ? »308 Il précise qu’il ne s’agit donc pas de « combattre la
normalisation en tant que tel, mais de combattre ce qui pourrait avoir une incidence
sur les codes du travail, ne pas dévoyer le rôle qui peut être fait par la normalisation
en un rôle autre, c’est à dire en lieu et place de la réglementation officielle sous
couvert de volontarisme ». Bien que tous les représentants des consommateurs
interviewés s’accordent pour souligner la primauté de la loi sur les normes
volontaires, certains représentants identifient aussi les apports potentiels des
normes internationales en l’absence de cadre réglementaire.
Les relations entre les normes internationales et les formes traditionnelles de
pouvoir sont ambivalentes et les spécifications techniques peuvent aussi bien venir
augmenter le catalogue des exigences réglementaires que constituer le premier
308 Arnaud Faucon, Secrétaire national, CGT-Indécosa, entretien avec l’auteur, Paris, 20 Avril 2010.
Chapitre 6 283
étage de la « fusée »309. Consumers International, en se plaçant explicitement dans la
perspective des pays en développement souligne l’apport potentiel des normes dans
un contexte où la législation fait défaut : « I think in the developing world, you see a
lot more engagement of the consumer movement with the standard bodies, because
they are looking for consumer protection, they are looking for legislation (…) there’s
a lot movement made to really positive engage, because they can see that has a
positive impact (…). In developed countries, I think it’s very static, (…) because they
see they have more impact on the legislative level, they target more the government
level rather than standardization »310. De même, Kids in Danger, une association
américaine qui milite pour la sécurité des produits juvéniles explique aussi que son
action dans un comité technique de l’ASTM résulte de l’impossibilité d’agir sur le
processus législatif, la normalisation étant « le seul processus disponible » pour son
action311. C’est aussi sous l’angle des relations à établir entre les normes et la
législation nationale qu’une étude canadienne explique le moindre engagement de
certaines associations américaines de consommateurs dans les travaux de
normalisation. D’une part, certaines associations comme Public Citizens s’opposent
idéologiquement au « rôle des développeurs de normes privées dans la régulation
gouvernementale » 312 (Tanguay & Farquhar, 2006, p. 60). D’autre part,
l’encadrement réglementaire plus strict de la reprise, requise par le National
Transfert and Technology Advancement Act313, des normes volontaires par les
administrations fédérales contraint ces dernières à être plus vigilantes quant à la
capacité des normes référencées à répondre aux objectifs des administrations en
matière de santé et de sécurité. Comme le souligne l’étude : « This is a more rigorous
approach than that in the European Union where using a European standards
309 Bien que reconnaissant cette possibilité, le représentant de CGT-Indécosa souligne que ces normes ne peuvent pas affecter les droits fondamentaux : « Là encore, il y deux écoles. La RSE [Responsabilité sociétale des entreprises], l’idée de dire on fait une RSE, ça apporte peu chez nous car il y a déjà une codification importante, mais pour certain pays où il n’y’a rien, là je pense que ça se défend, plutôt que d’attendre une révolution. Mais attention ça ne remplacera jamais les combats pour les nouveaux droits et la reconnaissance des droits syndicaux. La RSE aide au départ, mais la vraie bataille, c’est de reconnaître les droits des travailleurs. » 310 Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010. 311 Nancy A. Cowles, Directrice exécutive, Kids in Danger, communication personnelle, Chicago, 26 août 2009. 312 Notre traduction : « to the role of private standards developers in government regulation ». 313 Voir chapitre 1.
Chapitre 6 284
confers a presumption of conformity with the appropriate legal standards » (ibid., p.
61). On comprend à demi-‐mot qu’une plus forte implication gouvernementale
engendrée par un encadrement réglementaire plus strict de la normalisation
permet, dans le contexte américain, un potentiel désengagement des associations de
consommateurs.
En tant qu’activité connexe à la normalisation internationale, la certification de la
conformité aux normes a un rôle important, mais ambigu pour comprendre la
sélectivité de la participation des associations de consommateurs. Les mécanismes
d’évaluation de la conformité contribuent à asseoir le droit à la sécurité et au choix
(Federspiel, 2003)et permettent d’identifier le caractère plus contraignant des
normes internationales et notamment les implications juridiques qui peuvent se
jouer lors de l’écriture des normes. À ce titre, les mécanismes de certification offrent
un dispositif d’intéressement supplémentaire des associations de consommateurs
aux travaux de normalisation, puisque « sans les normes, l’évaluation de la
conformité n’a aucun sens, et sans normes bien spécifiées, l’évaluation de la
conformité n’a qu’une utilité marginale » (ISO/COPOLCO 18/2001, p. 2)314. Il ne faut
pas pour autant conclure à un soutien inconditionnel des AC aux mécanismes de
régulation privée comme le suggère de facto leur participation dans les arènes de la
normalisation internationale. Autrement dit, la mise en relation des activités de
normalisation et des enjeux d’évaluation de la conformité permet aux AC d’inscrire
leur participation aussi bien dans le système juridique et que dans l’ordre marchand
(Pinto, 2013).
Au niveau le plus général, les mécanismes d’évaluation de la conformité aux normes
comme la certification par une tierce partie ou la déclaration du fabricant, deux
variantes importantes de l’évaluation de la conformité, stabilisent l’intéressement
314 Voir DT COPOLCO, 2001, « conformity assessment » (ISO COPOLCO 18/2001, p. 2). Notons aussi que certains participants aux réunions du COPOLCO témoignent du travail d’inscription des activités de normalisation dans des activités complémentaires. L’étude de la participation des consommateurs au sein d’organismes en charge des questions d’évaluation de la conformité laissent apparaître que les personnes actives dans ces organismes sont aussi actives au sein du COPOLCO (DT COPOLCO, 1993, 1993, « Enquête sur la représentation des intérêts des consommateurs au sein d’organes traitant de questions d’évaluations de la conformité », p. 5). Elles représentent ainsi les consommateurs dans les arènes de normalisation internationale et dans des organismes tels que « exemple de noms d’organisation ». De même, au cours de nos entretiens, Linda Golodner, présidente de la ligue nationale de consommateurs (NCL) aux États-Unis de 1985 à 2007, mentionne sa participation à la « commission nationale de certification des auxiliaires de santé », une association à but non lucratif reconnue comme la seule organisation de certification des auxiliaires de santé aux États-Unis (voir http://www.nccpa.net/About).
Chapitre 6 285
des associations de consommateurs aux activités de normalisation. D’une part, les
marques de conformité offrent un dispositif qui « peut aider les consommateurs à
prendre des décisions mieux informées lors de leurs achats »315. Elles sont un
moyen pour asseoir le droit de choisir du consommateur et sous cet angle, la
question de l’intelligibilité de la marque de conformité est centrale. Il s’agit d’éviter
d’induire le consommateur en erreur, par exemple lorsque la norme servant de base
à la certification ne couvre qu’une partie des caractéristiques du produit, « les
limitations des normes et de la marque correspondante doivent être clairement
énoncées »316. De même, la certification à des systèmes d’assurance qualité portant
sur l’organisation (type ISO 9001) peut induire en erreur en faisant croire aux
consommateurs que « la qualité du produit lui-‐même a été évaluée » (idem.). D’autre
part, la certification soutient le droit du consommateur à la sécurité ; en effet : « la
première exigence des consommateurs étant d’être protégé contre des risques
inacceptables, la certification doit apporter la confirmation que le produit est
conforme aux normes de sécurité applicables »317. Sous cet angle, la question de la
crédibilité du système d’évaluation de la conformité est centrale et il s’agit de savoir
si le contrôle de conformité doit être réalisé ou non par un organisme indépendant.
Il n’est donc pas étonnant de voir que le COPOCLCO suit, étudie, et prend position
sur les questions d’évaluation de la conformité et des apports de la certification pour
le consommateur318.
Derrière la question de la crédibilité des systèmes d’évaluation de la conformité se
joue en fait l’articulation des prérogatives publiques et privées dans l’encadrement
des marchés. Les divergences des représentants des consommateurs quant à la
faveur à accorder aux mécanismes d’évaluation par une tierce partie indépendante
315 DT COPOLCO, 1986, « Déclaration de l’ISO sur la certification », p.1. 316 PV COPOLCO, 1990, p. 2 317 Idem. 318 Le thème de la certification et de l’évaluation de la conformité figure chaque année à l’ordre du jour des réunions du COPOCLO depuis 1980. Le COPOLCO a notamment étudié cette question en lien avec la participation des consommateurs en 1993 pour identifier les arrangements en place dans les « pays les plus susceptibles d’avoir une représentation des intérêts des consommateurs au sein d’organes traitant d’évaluation de la conformité » (DT COPOLCO, 1993, « Enquête sur la représentation des intérêts des consommateurs au sein d’organes traitant de questions d’évaluations de la conformité » , p.5) et lors de des deux journées d’étude, l’une organisée en 1984 et intitulée « La certification et les consommateurs: systèmes actuels et tendances futures » et l’autre en 1988 et consacré à « la qualité sur le marché – comment répondre aux besoins du consommateur ? ».
Chapitre 6 286
ou, au contraire, basés sur la seule déclaration du fabricant, illustrent ce point.
Comme nous l’avons souligné, les représentants des consommateurs s’accordent sur
la primauté à accorder aux lois, mais reconnaissent aussi que « de nombreux
produits de consommation présentent des problèmes de sécurité qui ne sont pas
ainsi réglementés » et accueillent en conséquence favorablement l’établissement de
normes internationales de sécurité (ISO COPOLCO 123, 1985, p.2). L’enjeu n’est
alors pas de savoir, par exemple, si les questions de sécurité des produits relèvent
de l’action publique ou privée, mais selon quelles modalités s’articulent les
prérogatives publiques et privées dans le contrôle du respect des normes
internationales319. Dans le cas du contrôle de conformité par une tierce partie
indépendante, les administrations publiques ont un rôle d’encadrement en amont
du marché, puisque les organisations de certification sont habilitées à certifier par
l’organisme national d’accréditation, la plupart du temps en mains publiques. Cette
méthode d’évaluation accorde in fine un rôle de supervision important à l’État. À
l’inverse, dans le cas de la déclaration de conformité par le seul fabricant, l’État
occupe avant tout un rôle de contrôleur en aval du marché, c’est-‐à-‐dire au travers
des dispositions juridiques qui permettent de sanctionner les déclarations erronées,
comme nous allons le voir. Quelle que soit la méthode de contrôle de conformité
choisie, les acteurs publics ont donc un rôle important à jouer, mais celui-‐ci diffère
selon qu’il se situe en amont ou en aval des transactions marchandes et selon qu’il
favorise le modèle de protection insistant sur l’encadrement public des pratiques
d’évaluation de la conformité ou le modèle de l’information demandant une
information intelligible et crédible pour assurer l’égalité des parties contractantes.
Les activités d’évaluation de la conformité dénotent de la capacité des associations
319 Dès 1980, l’OIUC souligne par exemple que « la déclaration du fabricant n’est pas satisfaisante pour les consommateurs et que l’OIUC préfère la certification par une tierce partie, c’est-à-dire par un organisme indépendant », position partagée par le délégué sud africain (PV COPOLCO, 1980, p. 10). À l’inverse, En Allemagne, le directeur du DIN indique que « la tendance est de ne pas avoir une trop grande surveillance et de s’en tenir la déclaration du fabricant » (idem., p.11) ; en France, de « nombreux produits sont vendus sans certification par une tierce partie (…) qui entraînerait à son tour une augmentation des prix » (p. 11) ; et « en Finlande le consommateur ne souhaite pas payer plus cher un produit pour que la certification soit effectuée par un organisme indépendant à l’exception toutefois de cas où la sécurité est concernée » (idem., pp. 10-11). Plus récemment, l’enjeu de l’évaluation de la conformité était au cœur du développement de la norme ISO 26000 publiée en 2010, puisque l’un des préalables à l’acceptation du développement de cette norme par les industries était précisément de s’accorder sur le fait quel celle-ci n’était « pas destinée ni appropriée à des fins de certification ou à une utilisation réglementaire ou contractuelle » (ISO 26000 :2010, p.1).
Chapitre 6 287
de consommateurs à inscrire les activités de normalisation dans le cadre d’une
action de régulation plus large. À l’instar de la « zone de problématisation » où
s’affrontent différentes définitions du consommateur, les dispositifs d’intéressement
supplémentaires fournis par les marques de conformité et la certification donnent à
voir le caractère contesté des divers mécanismes d’évaluation de la conformité qui
soutiennent l’autorité des normes internationales. Si ces mécanismes, en tant que
dispositifs d’intéressement supplémentaires, soutiennent la participation des AC
aux travaux de normalisation, c’est aussi parce qu’ils mettent en lumière les
implications juridiques que les spécifications techniques peuvent avoir et qui se
jouent en partie lors de l’écriture des normes.
La certification et plus généralement les processus d’évaluation de la conformité aux
normes, qu’il s’agisse d’un produit, d’une organisation ou d’une personne, peuvent
être appréhendés comme un point de rencontre entre la loi et les normes
volontaires et permettent une lecture des dimensions plus contraignantes de la
normalisation. En effet, l’évaluation de la conformité met en lumière certaines
implications juridiques de l’écriture des normes internationales. L’exemple suivant
permet de comprendre en quoi la capacité des associations de consommateurs à
identifier les liens entre les activités de normalisation et d’évaluation de la
conformité tend à soutenir leur participation. En 1994, la nature « normative » et
non « informative »320 des procédures d’essais, et plus précisément des marges
d’erreur tolérée, au sein des normes internationales a fait l’objet d’une vive critique
de la part du comité consommateur britannique dont la position est soutenue par le
COPOLCO : « L’enjeu de l’inclusion de tel critère dans une norme a pour effet de
légitimiser le concept de ‘pourcentage défectueux admis’ et de ‘qualité moyenne’. La
conformité à la procédure fixée dans la norme peut être affirmée comme étant une
conformité avec la totalité de la norme, constituant, si nécessaire, une conformité
légale. Les défauts trouvés par la répression des fraudes où les acheteurs seraient
qualifiés par les producteurs comme étant insuffisants pour établir la non-‐
conformité avec la norme – c.-‐à-‐d. la base statistique admissible dans la norme
320 Il s’agit là d’une distinction qui renvoie au contenu d’une norme susceptible de faire l’objet d’une évaluation de la conformité. Seule la conformité aux parties normatives de la norme est évaluée. Les parties informatives peuvent consister en annexe pour orienter l’interprétation de la norme ou offrir des outils pour son implémentation, mais ne font pas l’objet d’une évaluation de la conformité.
Chapitre 6 288
admet le concept qu’une proportion du matériel ou du lot de produits peut ne pas
être conforme avec les exigences de performance/de design de la norme. En fait le
producteur peut prétendre à la conformité (…) (…) il sera difficile, sinon impossible,
de présumer d’une infraction »321. On voit ici que les implications juridiques des
normes internationales peuvent se jouer lors de l’écriture des normes. À cet égard,
une meilleure compréhension des liens ténus qui existent entre les activités de
normalisation et d’évaluation de la conformité peut soutenir la participation des
associations de consommateurs en permettant d’une part, d’inscrire la
normalisation dans un contexte institutionnel et juridique plus large et, d’autre part,
en permettant de saisir les enjeux qui se cachent derrière les procédures arides de
rédaction des normes et des distinctions qui peinent parfois à faire sens.
En résumé, les marques de conformité aux normes, toute comme les liens que les
normes entretiennent avec la législation ou avec la réalisation des tests comparatifs,
offrent des dispositifs d’intéressement importants aux activités de normalisation. Ils
permettent d’identifier les liens ténus qui existent entre la normalisation
internationale et d’autres activités de régulation et soutiennent la capacité des
associations de consommateurs à articuler les normes internationales avec
l’environnement institutionnel dans lequel elles se déploient. Ils sont donc
importants pour comprendre la traduction opérationnelle qui débouche sur la
participation effective des AC à la rédaction des normes. Au sein du projet
INTERNORM, les relations entre les normes internationales et l’environnement
national et international où elles opèrent sont aussi apparues au cœur des
préoccupations des partenaires associatifs. Dans le domaine du tourisme suivi par
INTERNORM, c’est l’influence que les normes ISO développées en matière de
tourisme d’aventure auront sur la législation récemment mise en œuvre en Suisse
321 Notre traduction : « The concern is when the inclusion of such criteria in a standard has the effect of legitimising the concept of ‘ acceptable percentage defectives’ and ‘average quality’. Compliance with the procedure laid down in the standard may be claimed by the supplier as complete compliance with the standard itself, constituting, where necessary, legal compliance. Defects subsequently found by enforcement officers or purchasers would be argued by the manufacturer to be insufficient to establish non-complaince with the standard – i.e. the statistical basis of acceptance in the standard admit the concept that a proportion of the material or product batch may not comply with the standard’s constructional/performance requirements. Yet the manufacturer can claim compliance (…). (...) it will be difficult, if perhaps impossible, to alledge an offense », voir DT COPOLCO, 1994, « Evaluation de la conformité, assurance de la qualité et certification – développement au sein du CASCO » (annexe 3 à ISO COPOLCO 253, 1994).
Chapitre 6 289
qui a été discutée322. Il s’agissait aussi de savoir si l’action dans le domaine du
tourisme devait viser à améliorer l’offre touristique suisse ou au contraire à assurer
la sécurité et la qualité des séjours touristiques en terre lointaine. Le projet
INTERNORM a cependant permis d’observer des éléments supplémentaires
susceptibles d’affecter l’implication du monde associatif aux travaux de
normalisation internationale. Ces observations font l’objet de la prochaine section.
6. Le projet INTERNORM et la mobilisation du monde
associatif323
Une meilleure compréhension de la sélectivité de la participation des AC aux travaux
de normalisation internationale nécessite de prendre en compte une pluralité de
facteurs qui affectent la capacité des AC à intégrer les travaux de normalisation au
sein de leurs activités stratégiques. Depuis le lancement du projet INTERNORM en
2010, plus d’une vingtaine d’associations d’envergure régionales, nationales et
même internationales, ont été contactées en vue de leur possible collaboration au
projet324. Les nombreux échanges avec ces associations ont soulevé des dimensions
supplémentaires susceptibles d’affecter la participation des acteurs associatifs à une
action de normalisation internationale. Ces dimensions confirment à plusieurs
égards l’importance des mécanismes d’intéressement et d’enrôlement identifiés
auparavant. En effet, au sein du projet, nous avons aussi observé que la capacité du
322 La Confédération helvétique vient d’adopter une nouvelle ordonnance sur le sujet qui est entrée en vigueur au 1er janvier 2014 et qui charge la Fondation « Safety in adventures » de certifier certaines activités touristiques dites d’aventure, en l’occurrence les sports de neige hors-piste, le canyoning, le rafting et le saut à l’élastique (voir l’ordonnance sur les guides de montagne et les organisateurs d’autres activités à risque). La fondation a but non lucratif « Safety in adventures » a été créée en 2002 en réponse à la tragédie du Saxtenbach (BE) en 1999 au cours de laquelle 21 personnes périrent dans un accident de canyoning. La fondation a pour objectif l’amélioration de la sécurité dans l’offre commerciale des activités de plein air et d’aventures. Afin de remplir cet objectif, elle a développé le label « Safety in adventures » en collaboration avec l’office fédéral du sport (OFSPO), diverses autorités cantonales, le bureau suisse de prévention des accidents, des acteurs du domaine de l’assurance, et les professionnels concernés (fédération suisse du tourisme, Swiss outdoor association, etc.). Le label délivré par la fondation, à l’origine sur une base volontaire, a donc gagné en autorité suite à l’action du gouvernement et du parlement suisse et illustre à nouveau les liens étroits qui existent entre les initiatives volontaires et la législation. 323 Cette section prend en partie appui les résultats présentés lors du premier congrès du groupe d’intérêt scientifique « Démocratie et participation », voir Hauert et al. (2011, 2013). 324 Ces associations sont la Fédération romande des consommateurs (FRC), Pro Infirmis, Equiterre, le Konsumentenforum (kf), Le WWF Suisse, l’Association transport et environnement (ATE), l’Association romande pour la protection de l’eau et de l’air (ARPEA), la Déclaration de berne, Médecins en faveur de l’environnement, le syndicat UNIA, le syndicat SYNA ainsi que l’Union syndicale suisse (USS), Ingénieurs du Monde, Association vaudoise des laborants et laborantines, Organisation suisse des patients, Pro Senectute, Pro Natura Suisse et Pro Natura Vaud, Uniglobal, ou encore Solidar.
Chapitre 6 290
monde associatif à faire sens des activités de normalisation internationale dépend
pour une part importante des liens qu’ils peuvent tisser avec leurs activités
quotidiennes, certains de leurs thèmes et objectifs stratégiques ou encore avec
l’environnement législatif dans lequel opère la normalisation. L’expérience
INTERNORM permet ainsi d’identifier très concrètement comment ces éléments
suscitent ou non l’enrôlement et la mobilisation du monde associatif. La
participation des acteurs associatifs semble plus spécialement affectée par les six
dimensions exposées ci-‐dessous.
Premièrement, la participation du monde associatif est influencée par la prise de
conscience de l’envergure des enjeux de la normalisation qui portent à la fois sur des
objets et des procédures. À titre d’exemple, un partenaire syndical du projet évoque
comme raison de sa participation l’importance des impacts potentiels des
nanotechnologies sur la santé et la sécurité des travailleurs, mais aussi son intérêt
pour les mécanismes de normalisation en général. Le niveau d’exigence des normes
internationales affecte les possibilités de délocalisation des entreprises à la
recherche d’un environnement réglementaire plus souple et les processus de
normalisation internationale peuvent à ce titre apparaître comme des arènes
pertinentes de l’action syndicale (Hauert, 2014). De plus, les syndicats, tout comme
les associations de consommateurs lors de la réalisation d’essais comparatifs, sont
aussi en prise avec les normes internationales qui ont souvent une incidence directe
sur la santé et la sécurité des travailleurs et dont l’activité se déroule dans un
environnement toujours plus normé. Qu’il s’agisse des masques de protection
respiratoire, des chariots élévateurs, de la largeur des échafaudages ou de la gestion
de la qualité, les normes dites « techniques » sont omniprésentes. On comprend
mieux alors la volonté de ce syndicat de passer d’utilisateur à acteur de la
normalisation internationale. La prise de conscience des enjeux de la normalisation
est à son tour affectée par l’espace dans lequel le monde associatif inscrit son action.
En effet, l’espace d’actions pertinentes des associations est une deuxième dimension
importante pour comprendre la sélectivité de la participation du monde associatif.
Certaines associations contactées ont décliné notre demande car une action de
normalisation internationale n’était pas pertinente au vu de leurs actions locales ou
régionales; à l’inverse, pour les partenaires associés au projet, l’articulation du
national et de l’international occupe une place centrale. Dans le cas du tourisme,
Chapitre 6 291
associations, référents scientifiques et observateurs ont questionné les critères de
choix des normes sous cet angle ; s’agit-‐il de choisir des normes pertinentes pour le
tourisme en Suisse ou plus largement pour le touriste suisse à l’étranger ? Les
requêtes adressées au comité de pilotage au cours des premières réunions du
groupe de travail illustrent aussi cette dimension, puisqu’elles ont porté aussi bien
sur la réalisation d’un aperçu des labels existant à l’échelle internationale en matière
de tourisme écologique que sur l’articulation de la future loi suisse sur les activités
touristiques à risque et de la norme ISO sur le sujet. On voit ici toute l’importance
d’établir des liens entre normes internationales et cadre législatif. Si L’action
législative nationale en matière de tourisme facilite probablement l’établissement
de ces liens, il reste souvent difficile à établir pour de nombreuses associations dont
les activités se concentrent plus à l’échelle locale et nationale qu’internationale.
Autrement dit, il est difficile d’articuler les négociations en cours à l’échelle
internationale à une stratégie orientée par des enjeux nationaux ou locaux et ce
d’autant plus que l’impact des normes en cours d’élaboration sur le contexte
national est le plus souvent incertain.
Troisièmement, les objectifs stratégiques des associations affectent leur propension
à participer aux travaux de normalisation internationale. Par exemple, une
association de patients, essentiellement orientée vers des activités de conseil auprès
de ses membres, a ainsi décliné notre invitation. Inversement, la question de la
labélisation des produits contenant des nanomatériaux est au centre des
préoccupations des associations de consommateurs. De même, les services
touristiques présentent un intérêt pour plusieurs partenaires, notamment les
associations de consommateurs, de protection de l’environnement et de personnes
handicapées, puisqu’ils soulèvent des enjeux importants sous l’angle de la qualité,
de l’information, de l’accessibilité, de la durabilité et de l’impact environnemental ou
de la sécurité. De plus, comme nous l’avons vu, l’existence d’une action législative
nationale dans ce domaine facilite son intégration aux objectifs stratégiques des
acteurs associatifs. On aperçoit ici toute l’importance de l’incitation thématique que
peuvent offrir les objets en proie à la normalisation internationale, un constat au
cœur du chapitre suivant. En effet, les thèmes de normalisation abordés par le projet
INTERNORM sont décisifs pour comprendre la participation ou non des associations
contactées. Ce constat a deux conséquences importantes sur la capacité du mode
Chapitre 6 292
associatif de faire sens des activités de normalisation. D’une part, l’implication du
monde associatif aux travaux de normalisation apparaît comme contingente aux
recoupements possibles entre les thèmes prioritaires à l’agenda des associations et
l’existence de normes internationales en voie d’être élaborées dans ces domaines.
Cette implication est donc fluctuante. D’autre pat, l’horizon temporel des objectifs
stratégiques des associations, souvent fixés sur une base annuelle, et des travaux de
normalisation internationale qui s’étalent sur plusieurs années, est difficile à
concilier. La culture managériale qui s’insinue dans le monde associatif exacerbe
alors cette tension, comme le confirme l’association suédoise de consommateur : « I
think 20 years ago, most people that were employed in the NGO sector did have a
very personal mandate with not very strict policy action plan, not that strict
monitoring of what their exact work was ; there was a much freer way of working….
trying to be more effective with limited resources, you really have to justify your
expenses and your involvement and then when you have to justify, it is a little bit
problematic with standard. »325 En effet, comme nous le verrons ci-‐dessous, l’éthos
de la normalisation rend difficile la justification d’une action dans les comités
techniques et l’évaluation de son influence. C’est ici que l’engagement personnel
d’un membre d’une association peut faire la différence dans la décision de participer
ou non.
En effet, et quatrièmement, l’engagement personnel est parfois à la source de
l’implication d’une association de la société civile à l’élaboration des normes
internationales. Ainsi, une association qui avait d’abord décliné notre invitation en
raison de son espace d’action régionale a pu être associée au projet en raison de
l’intérêt de l’un de ses membres qui aborde les activités de normalisation dans le
cadre de ses activités professionnelles. Sans l’engagement personnel de ce membre,
cette association n’aurait pas pu être associée à INTERNORM. Cette dynamique est
aussi à l’œuvre dans l’implication des syndicats ; après les refus essuyés en
adressant nos demandes de collaboration par la voie hiérarchique, le projet a
contacté un syndicaliste retraité qui avait, selon les informations trouvées sur
internet, participé à une conférence sur les dangers des nanotechnologies en 2005.
325 Jens Henriksson, Responsable international, Sveriges Konsumenter, communication personnelle, Stockholm, 10 septembre 2010.
Chapitre 6 293
Ce dernier a accepté d’activer son réseau de connaissances et c’est ainsi qu’un
syndicaliste, responsable du secteur chimie et ancien étudiant à l’Université de
Lausanne s’est engagé dans le projet (et ce au nom d’un syndicat qui avait
préalablement refusé notre demande). Enfin, la dimension personnelle de
l’engagement est aussi apparue lors de nos entretiens. Par exemple, le sentiment
d’être avec les meilleurs experts lors des réunions des comités techniques a été
mentionné par un représentant des consommateurs pour décrire les raisons
potentielles de leur engagement. De même, le représentant de l’ECOS souligne à
propos d’une organisation membre fondatrice et très active dans les travaux de
normalisation : « Souvent dans les ONG c’est une personne qui détermine s’il y a
participation ou pas et si cette personne part, c’était le cas de [cette association], il y
a quelqu’un qui était très actif, (…), il est parti et personne n’était prêt à faire ce
travail après lui » 326 . La dimension personnelle de l’engagement soulève des
questions importantes quant à l’usage même de la notion de représentation. Si
l’intégration des activités de normalisation dans la stratégie des associations
suppose leur inscription dans un plan d’action et une réflexion plus générale sur la
position de l’association dans le domaine concerné, la dimension personnelle de
l’engagement laisse potentiellement supposer que cette activité ne fait pas l’objet
d’une attention particulière au sein de l’organisation. Autrement dit, en l’absence
d’une perspective développée par l’association, on peut se demander sur quelles
bases les revendications portées auprès des comités techniques sont formulées.
Cinquièmement, le risque d’instrumentalisation de la participation a été souligné à
plusieurs reprises par les partenaires associatifs du projet. Ce risque est d’autant
plus grand que les décisions sont prises selon un mode consensuel et les documents
de travail sont confidentiels ; il est dès lors possible pour les organisations de
normalisation internationale de présenter une norme comme étant le fruit d’une
large collaboration incluant le monde associatif, quand bien même la plupart de
leurs revendications auraient été refusées car ne faisant pas consensus au sein du
groupe de travail ISO. On comprend alors qu’au cours de la séance de lancement du
projet, l’un des partenaires soulève explicitement la question de la contrepartie,
326 Ralf Lottes, Secretary General, European Environmental Citizens’ Organisation for Standardisation (ECOS), communication personnelle, Bruxelles, 23 avril 2010.
Chapitre 6 294
pour le monde associatif, d’une participation à la normalisation qui contribue à la
légitimation de ces arènes. C’est aussi sous cet angle que l’on peut appréhender la
proposition portée par le COPOLCO de prélever une taxe sur les activités de
certification pour financer la participation des consommateurs. En effet, les
nombreux apports proclamés des représentants des consommateurs, qui
permettent par exemple aux normes de répondre aux exigences d’aptitude à l’usage
des produits ou de soutenir la confiance accordée aux mécanismes du marché, sont
avant tout monnayés par les normalisateurs et les certificateurs, et la question d’une
contrepartie financière plus directe ou d’un retour sur investissement est tout à fait
légitime. L’ANEC a d’ailleurs bien conscience des risques d’instrumentalisation et
des contreparties associées à la participation. Sa participation fait l’objet d’une
évaluation attentive, comme le souligne son secrétaire général à l’égard de leur
participation dans le consortium qui élabore les normes destinées aux technologies
de l’internet: « I think W3C welcomed our involvement, but only on the other hand it
was not really proportionate, the return was not proportionate to what we have
invested. »327 Si le retour sur investissement ou son absence affecte la propension
des associations de la société civile à participer à l’élaboration des normes, il faut
souligner que l’éthos de la normalisation rend ce calcul difficile et se dresse comme
un obstacle important à la participation.
Enfin, une sixième dimension est apparue comme centrale pour comprendre
l’implication ou non du monde associatif dans les arènes de normalisation
internationale. Il s’agit de l’éthos de la normalisation que l’on peut définir comme
l’ensemble des règles formelles et informelles qui gouvernent les travaux de
normalisation internationale, principalement le caractère prétendu volontaire des
spécifications techniques et la nature consensuelle des travaux, mais aussi la
confidentialité entourant les travaux de normalisation et les documents y relatifs.
Ces règles constituent un véritable frein à l’engagement du monde associatif en
normalisation. En effet, les associations de la société civile, à l’instar de presque
toutes les organisations, ont des ressources limitées qui les encouragent à cibler les
activités où leur impact peut être le plus important. À cet égard, la dimension
volontaire des normes internationales ne facilite la prise ne compte de ces arènes,
327 Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010.
Chapitre 6 295
puisque comme nous l’avons vu, les normes internationales peuvent certes être
référencées dans les textes législatifs, mais il est souvent difficile de savoir à l’avance
quel sera leur destin législatif et leur influence sur le cadre réglementaire national.
De même, il est très dur de déterminer l’influence des normes sur la pratique des
entreprises dans la mesure où les organisations de normalisation ne diffusent
aucune information relative à l’ampleur des ventes des différentes normes publiées
ou quant aux profils des acheteurs.
Ensuite, la nature consensuelle des travaux rend difficile, voire impossible, pour une
association d’attribuer à son action telle ou telle amélioration substantielle de la
norme. Si le consensus accentue les risques d’instrumentalisation, il rend aussi
difficile pour un représentant des consommateurs de faire valoir une action de
normalisation auprès des membres de l’association ou de sa hiérarchie, « because
it’s not that sexy, and it’s not always that easy to take the full glory of the work you
have put in the work. »328 On comprend alors que les associations favorisent
d’autres arènes où elles ont une action plus directe, plus médiatique et donc plus
facile à mettre en valeur auprès du public. L’aspect volontaire et consensuel des
travaux de normalisation réduit aussi les leviers à disposition du monde associatif
pour se faire entendre. Pour résumer, citons l’un de nos interlocuteurs qui souligne
bien l’obstacle à la mobilisation constitué par la philosophie particulière des travaux
de normalisation : « La normalisation n’est pas très populaire au sein des ONG, parce
que c’est souvent perçu comme une mauvaise alternative à la réglementation, à
cause du ‘green washing’ et de tous les problèmes d’accès, c’est beaucoup plus
difficile de se faire entendre par rapport au niveau législatif où on peut utiliser des
médias, et tous les outils à notre disposition… ça ne fonctionne pas comme ça dans
la normalisation et il y a une réticence à franchir ce pas. »329
Enfin, la question de l’expertise est apparue au sein du projet INTERNORM. L’une
des tâches du comité de pilotage du projet a d’ailleurs été de trouver les experts
nécessaires à une meilleure compréhension des enjeux discutés au sein des arènes
de normalisation ou permettant plus largement d’établir des liens avec le contexte
réglementaire national ou européen. L’expertise est un enjeu transversal qui affecte
328 Jens Henriksson, Responsable international, Sveriges Konsumenter, communication personnelle, Stockholm, 10 septembre 2010. 329 Ralf Lottes, Secrétaire général, ECOS, communication personnelle, Bruxelles, 23 avril 2010.
Chapitre 6 296
aussi bien la sélectivité de la participation, les thèmes de celle-‐ci et l’influence
potentielle des consommateurs dans les travaux de normalisation internationale. Il
convient donc ici de s’arrêter sur l’impact de l’expertise sur la sélectivité de la
participation et les contraintes organisationnelles qu’elle fait peser ou engendre.
7. Du collectif aux consultants : les contraintes
organisationnelles de l’expertise
Nous nous proposons ici de questionner la participation des associations de
consommateurs aux travaux de normalisation sous l’angle de « l’expertise
technique » et de l’obstacle qu’elle représente en vue d’un accroissement de leur
participation. Selon les explications conventionnelles, l’expertise est une ressource
cruciale des travaux de normalisation. Elle fait défaut aux consommateurs et se
dresse donc comme un obstacle à leur participation. On peut en effet rappeler l’une
des limites des soutiens financiers mise en avant par le secrétaire général de l’ANEC:
encore faut-‐il disposer d’un expert !
Contrairement à l’explication conventionnelle présentée ci-‐dessus, nous abordons
ici l’expertise moins en tant que ressource prédéfinie qu’en tant que contrainte
organisationnelle plus large pour les associations de consommateurs. Sous cet angle,
nous verrons que l’expertise nécessaire ne porte pas uniquement sur le contenu des
normes, mais aussi sur les procédures de normalisation ainsi que sur la perspective
et les intérêts à représenter, en l’occurrence ceux des consommateurs. L’expertise
requise est alors plurielle comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre huit
et semble impliquer une certaine continuité de la participation qui complique
l’intégration des activités de normalisation dans l’agenda des AC. Enfin, l’expertise
affecte la participation en conduisant potentiellement à une externalisation de la
représentation des consommateurs. Autrement dit, au recours à un consultant
externe à l’AC pour la représenter. Ce recours n’est potentiellement pas sans
conséquence sur l’identité des associations.
Mais d’abord, une remarque importante. La question de l’influence de l’expertise sur
la participation a été renversée entre les revendications des premières associations
à utiliser les connaissances scientifiques incorporées aux normes et le constat actuel
de leur manque d’expertise technique. En effet, les explications classiques de la
participation envisagent l’expertise comme une ressource et en font un prérequis à
Chapitre 6 297
la participation (Mattli & Woods, 2009a; Steffek, 2010; Wilcock & Colina, 2007),
c’est-‐à-‐dire souvent un obstacle. Il faut cependant insister sur le fait que la
participation des premières associations vise à revendiquer l’accès aux travaux de
normalisation envisagés comme une source scientifique sur laquelle évaluer les
produits (Hilton, 2009; Schlink & Chase, 1927). Autrement dit, c’est l’expertise qui a
fourni en premier lieu un puissant motif à l’implication des AC aux travaux de
normalisation et elle ne représente alors pas un obstacle. Sous cet angle, l’accès à
l’expertise et aux connaissances scientifiques incorporées aux normes est un objet
de lutte qui mobilise les consommateurs et non une ressource acquise en dehors des
processus de normalisation. Il convient donc d’envisager l’influence de l’expertise
sur la participation de façon plus nuancée.
L’expertise nécessaire à la participation porte non seulement sur le contenu des
normes, un élément au cœur des explications conventionnelles, mais aussi sur les
procédures de normalisation et sur la perspective représentée, dans le cas qui nous
intéresse, celle des consommateurs. Comme nous l’avons vu, la réalisation de tests
comparatifs offre une source d’expertise importante pour les représentants des
consommateurs. Cependant, le phénomène de concentration qui est intervenu dans
le monde des essais comparatifs, notamment avec l’ICRT qui élabore bon nombre de
ces tests pour le compte des associations de consommateurs, semble rendre cette
source de connaissance plus difficilement mobilisable. Ce phénomène est d’ailleurs
confirmé par Consumers International : « In Europe, product testing is… any kind of
testing, it’s join-‐testing, you know, you have got less and less physical data. »330
Comme nous l’avons mentionné plus haut, la concentration des activités d’essais
comparatifs et le commerce dont cette activité fait l’objet limitent sévèrement la
possibilité d’une remontée des connaissances ainsi acquises vers les arènes de la
normalisation. D’une part, les AC n’ont potentiellement plus accès aux données
détaillées de ces tests tout comme elles n’ont plus l’occasion se familiariser avec le
langage technique et d’acquérir une expertise technique. D’autre part, cette
concentration des activités de tests rend plus aiguë la question des contreparties de
la participation pour les associations de consommateurs puisque celles-‐ci doivent
330 Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010
Chapitre 6 298
payer et pour obtenir ces connaissances, et pour les diffuser gratuitement dans les
enceintes de la normalisation, sans pouvoir bénéficier d’une contrepartie financière
qui tombe dans la poche des organisations de normalisation lors de la vente des
normes ou des organisations de certification lors des processus d’évaluation de la
conformité. Si certaines associations de consommateurs et comités dédiés comme le
conseil consommateur du DIN ou l’ANEC, ont un budget de recherche pour soutenir
leurs revendications dans les arènes de normalisation, la question des sources de
l’expertise des AC sur le contenu des normes se pose donc pour la plupart des
représentants des consommateurs.
L’expertise perçue comme nécessaire sur le contenu des normes a une influence
ambivalente sur la participation des associations de consommateurs. Selon le thème
de la norme, l’expertise peut être relativement facile à acquérir ou au contraire
représenter un obstacle difficilement franchissable et nécessiter l’engagement d’un
consultant externe. Le premier scénario est illustré par la représentante de
Consumers International à propos de la normalisation des services ou de la
responsabilité sociétale pour lesquels l’expertise des représentants des
consommateurs est plus facile à mettre en forme et à faire valoir : « I think probably
that’s where you’ve probably seen a rise in consumer representation, when talking
about typical consumer issue, like SR and services, you know soft standard, because
it’s easier to be knowledgeable about these without… you know, you can present a
survey as data, and that’s much more easy achieved than hard standards where you
have to have physical data. »331 Sur ces thèmes, les sources d’expertise sur le
contenu des normes sont donc relativement accessibles et les associations de
consommateurs peuvent plus facilement mettre en avant les compétences et
expériences acquises dans le cadre de leur activité quotidienne. À l’inverse, d’autres
thèmes, comme les nanotechnologies par exemple, appellent à un changement des
modalités de représentations des associations de consommateurs dans les travaux
de normalisation, c’est-‐à-‐dire au recours à des consultants et non plus à des
membres du collectif pour représenter les AC.
Il faut ici tout d’abord mentionner le rôle historiquement important des retraités
pour représenter les associations de consommateurs auprès des instances de
331 Idem.
Chapitre 6 299
normalisation. Ces retraités, sensibles aux préoccupations du mouvement
consommateur, peuvent en fonction de leur parcours professionnel offrir un appui
et des connaissances considérables à l’action des consommateurs en
normalisation332. Ce rôle tend cependant à s’effacer sous l’effet conjoint d’un facteur
générationnel et de l’extension des travaux de normalisation aux nouvelles
technologies, comme le souligne le Secrétaire général de l’ANEC : « we have relied
historically on retired people, but again, back to this convergence of technology and
rapidly moving technologies, a) they don’t have the expertise or b) the knowledge
they have becomes very much out of date. So, what we have to do and it’s on our
agenda, is to secure the future of ANEC, to secure its financing long term, so that we
can afford to pay expert. » 333 Le représentant de l’ANEC évoque alors deux
possibilités pour assurer que « l’argent soit disponible pour engager un expert
représentant l’organisation ». Premièrement, la mise en place, par les organisations
de normalisation, d’une « ligne de production séparée » des normes qui intéressent
les consommateurs ou relèvent des directives « nouvelle approche » et à laquelle
serait associée un financement public permettant de payer les experts.334 Ou,
deuxièmement, l’extension des membres de l’organisation à d’autres groupes,
332 Ce point est d’ailleurs souligné par l’ANEC. De même, on peut mentionner qu’au sein du projet INTERNORM, la principale association de consommateurs en Suisse est représentée, dans le domaine du tourisme, par une retraitée de l’association. Il est aussi intéressant de constater que lors de notre recherche biographique sur le premier président du COPOCLO (1978-1983), le français Bernard Vaucelle, celui-ci soit identifié au sein d’un article de L’Express consacré à « Ces seniors qui ne veulent pas dételer » (http://m.lexpress.fr/ces-seniors-qui-ne-veulent-pas-deteler_496243.html, accès le 31 mars 2014). B. Vaucelle est ingénieur de formation, et suite à une carrière de haut fonctionnaire, notamment auprès de l’inspection générale de l’industrie et du commerce puis en tant membre du Cabinet du ministre français de l’industrie Michel d’Ornano (1974-1977), il devient directeur de l’AFNOR (1978-1999) et sera vice-président de l’ISO (1991-1993). Voir http://admi.net/industrie/igic/50ans/content.html, accès le 31 mars 2014, ainsi que Latimer (1997) et ISO (1976). 333 Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010. 334 Dans les termes du secrétaire général : « there should be a separate production line, which instead of having national delegations exclusively, have stakeholder representation, so more like the ISO 26000 process. And of course, those participants should be paid by the commission, because they would be developing standard essentially for commissions’ purposes. So you start to get over the problem of paying an expert ». Il ne tarde cependant pas à évoquer les oppositions nationales à la mise en place d’un processus de normalisation basé sur les parties prenantes : « NSBs will still resist.. they don’t give up any influence, at all. They just want to keep CEN-CENELEC as a club of NSBs. » Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010.
Chapitre 6 300
notamment d’usager335. Cette dernière possibilité illustre comment la question de
l’expertise peut avoir des répercussions plus profondes sur l’identité des
associations. L’usage de consultants externes n’est d’ailleurs pas uniquement
évoqué par l’ANEC, mais aussi par d’autres organisations, comme l’Environmental
Citizens Organisation for Standardization (ECOS) : « Dans les comités techniques,
nous sommes représentés par des experts en environnement, donc par des
consultants, parfois des universitaires, parfois par des architectes ou des ingénieurs
qui ont leur propre bureaux en tant que professionnel libéral, et qui nous
représentent. »336 L’organisation souligne cependant qu’elle ne rémunère pas les
experts au prix du marché et offre un témoignage indirect de l’importance de
l’engagement personnel et des récompenses potentielles de la participation
: « souvent on doit discuter avec des nouveaux experts pour faire accepter le prix,
mais bon, parfois ils ont aussi un certain intérêt à travailler pour nous par rapport à
d’autres clients potentiels ; pour beaucoup c’est un calcul mixte, eux ils sont plus
motivés à travailler pour nous que pour d’autres et ils ont peut-‐être aussi accès à
d’autres contrats. »337 Comme on le voit, l’expertise n’est pas uniquement une
ressource, mais un enjeu qui affecte les modalités mêmes de représentation des
consommateurs dans les arènes de la normalisation internationale.
Une bonne connaissance des procédures est cruciale pour saisir les enjeux des
négociations et les implications de telle ou telle formulation, à l’instar du cas évoqué
précédemment sur la nature normative ou informative des marges d’erreur
acceptées. L’acquisition de cette expertise appelle à une certaine continuité de la
335 Le secrétaire général essaie en effet de convaincre les membres actuels d’ouvrir l’association à d’autres groupes : « what I try to say is ‘look, you know we exist with full public funding, I don’t think that’s a very healthy situation, I don’t think DG SANCO has got the money to support this long term, so I think we need to diversify, and maybe we should look at try to take on boards user groups, who perhaps exist at national level, but needs a Brussels’ embassy, who should have an interest in standardization, but don’t understand it, we could be the intermediaries. » Il mentionne par la suite le cas d’une entreprise de jouet qui a sollicité l’appui de l’ANEC sur des questions éthiques relatives à un univers de jeu virtuel : « they ask me, how can ANEC become involved in trying to help solve some of these ethical problems… and we are not in a position to do this yet, we are still very much looking at toys as a physical product, when we really need to move on and look at play as an entity. So I say ‘ you could actually help me here by telling my general assembly, ‘look, ok toy product safety is still important, but you have got to look at play as a concept. ». Cependant l’option d’élargir la base des membres de l’ANEC fait face à la résistance des membres actuels « who say ‘no, the danger here is we could dilute the purity of the consumer voice ». Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010. 336 Ralf Lottes, Secrétaire général, European Environmental Citizens’ Organisation for Standardisation (ECOS), communication personnelle, Bruxelles, 23 Avril 2010. 337 Idem.
Chapitre 6 301
représentation qui à son tour fait peser des contraintes organisationnelles
importantes sur la participation. Comme le souligne la représentante de Consumers
International : « I think consumers organisations (…) tend to get their funding on a
project basis and it’s very hard to fund a project, that a) last 10 years… and b)…
standard… they don’t’ fit, you know, because the projects tend to be 2 years or 1
year, so you have no impact, you can’t, in standards you have to have continuity »338.
Elle évoque d’ailleurs le processus de développement d’ISO 26000 pour souligner
l’importance de la continuité de l’implication des représentants des
consommateurs.339 De plus, à la connaissance des procédures de normalisation
s’ajoute une foule de compétences comme les capacités de négociation ou l’anglais
qu’il s’agit de maîtriser dans un répertoire technique – un syndicat de travailleur
suédois envoie d’ailleurs à ses représentants en normalisation suivre des cours
d’anglais « technique »340.
Enfin, l’expertise sur la perspective représentée est certes nécessaire, mais pas
suffisante : « I mean you can be an expert on the consumer issues around the
nanotechnologies, but you also do need to understand at least fundamentally about
nanotech. » Cette expertise soulève des questions importantes quant à la possibilité
d’utiliser des consultants. Tout d’abord, cet usage accentue l’ambiguïté des
mécanismes de représentation dans la mesure où d’une part, les possibilités de
contrôle sur le travail du consultant au sein d’un comité technique sont faibles et,
d’autre part, il peut contribuer à inscrire les préoccupations des consommateurs
dans un discours dominant. Il est en tous les cas nécessaire de questionner la
capacité de tels consultants à mobiliser la richesse des expériences collectées par les
associations de consommateurs et à maîtriser leur perspective plus large. De plus,
malgré l’absence de remontée systématique des résultats d’essais comparatifs pour
améliorer les travaux de normalisation, celle-‐ci peut intervenir sur une base ad hoc
grâce aux représentants issus des associations de consommateurs et s’inscrire dans
338 Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010. 339 Comme elle le souligne : « (…) this is one of the strong thing we are saying at ISO SR (…) : ‘don’t send us new consumers every time’, because from the time I’ve got them, working through the process and got them to engage positively, they have gone ! » Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010. 340 Il s’agit en l’occurrence de la confédération des syndicats suédois (LO). Entretien avec Sven Bergström, Department of working life, The Swedish Trade Union Confederation (LO), Stockholm, 9 septembre 2010.
Chapitre 6 302
un réseau d’échange de leurs expériences. L’inscription dans un tel réseau sera
sinon perdue, du moins relâchée. Il est cependant probable de voir la tendance
s’accentuer face au changement générationnel des représentants des
consommateurs. En effet, COPOLCO s’inquiète : « the current cohort of consumer
representatives is growing older. It is important to engage the next generation of
standards developers through various channels: mentoring, universities, engaging
in topics of appeal to all ages, use of the Web and social media, raising awareness of
issues going beyond the traditional consumer areas of concern »341. Cette inquiétude
est d’autant plus compréhensible que la pluralité de l’expertise nécessaire pour
participer aux travaux de normalisation rend la tâche ardue et les candidats rares.
Cette situation pourrait à terme encourager un peu plus le passage de la
représentation du collectif aux consultants.
8. Conclusions
En guise de conclusion, il convient de revenir sur les principaux enseignements de
ce chapitre qui visait à obtenir une meilleure compréhension des raisons et de la
sélectivité de la participation des consommateurs à l’élaboration des normes
internationales. Tout d’abord, notre argument semble largement confirmé puisque
l’usage que les AC font des spécifications techniques permet de mieux comprendre
la sélectivité de leur participation. Nous avons vu à quel point la réalisation de tests
contribue à l’enchâssement des activités de normalisation et des objectifs
d’information et de protection des consommateurs au cœur des AC. Sous cet angle,
la participation à l’élaboration des normes ne peut pas être uniquement considérée
comme une charge, mais peut aussi permettre aux AC d’atteindre leurs objectifs ou
d’obtenir une reconnaissance ponctuelle de leur expertise et de valoriser leurs
recherches comparatives. Les tests comparatifs et les marques de conformité sont
de véritables dispositifs d’intéressement qui permettent simultanément
l’enchâssement des normes dans la pratique des associations de consommateurs
tout en préservant la figure dominante d’un consommateur rationnel et informé qui
justifie le recours à l’expertise scientifique et technique incorporée aux normes. En
effet, la figure du consommateur réduite et transportée dans les arènes de la
341 DT COPOLCO, 2012, « Confirmed minutes of the joint meeting of the copolco working groups on consumer participation and training » (COPOLCO CP 07/2011).
Chapitre 6 303
normalisation est avant tout celle du consommateur-‐client et semble stabilisée dans
les dispositifs d’intéressement que sont par exemple les essais comparatifs ou les
marques de conformité. Si l’on aperçoit ici l’influence des dispositifs d’intéressement
pour comprendre le cadrage et la sélectivité de la participation, des dimensions
supplémentaires sont susceptibles d’affecter la participation.
Bien que la problématisation du consommateur en tant que catégorie légitime de la
normalisation internationale repose sur une définition étroitement économique, il
ne faut pas pour autant conclure à l’absence de conflits quant à l’identité du
consommateur et de ses représentants. Il existe clairement une zone de contestation
de la problématisation des liens entre le consommateur et les normes
internationales. Cette zone porte sur la nature individuelle ou collective des
préoccupations des consommateurs, les relations à établir entre les normes
internationales et la législation, ou la gamme des intérêts potentiellement
représentés par le consommateur. La sélectivité de la participation est alors en
partie liée à la prise de conscience de l’envergure des enjeux de la normalisation
internationale et à la capacité du monde associatif à articuler les normes
internationales à un environnement institutionnel particulier et à des mécanismes
connexes de régulation comme la certification. Cette prise de conscience ne garantit
pas mécaniquement une participation du monde associatif à l’élaboration des
normes, mais elle est un préalable nécessaire pour justifier une action de
normalisation. En effet, la mobilisation du monde associatif repose sur de multiples
éléments comme les objectifs stratégiques des associations, leur espace d’action
pertinent, les gains potentiellement associés à une participation ou encore
l’engagement personnel de certains adhérents ou professionnels des associations.
Cependant, il existe de nombreux obstacles plus substantiels à la traduction
opérationnelle.
Plusieurs observations donnent à voir de sérieuses limites à l’accroissement de la
dynamique participative de la normalisation internationale. Ces limites ne renvoient
que très partiellement à l’absence de ressources financières, puisque comme nous
l’avons vu, la mise à disposition d’un financement et de savoirs académiques n’est
pas une condition suffisante pour expliquer la participation des AC. De plus, ces
explications ne problématisent pas l’expertise alors que cette dernière est autant
une ressource qu’un enjeu de lutte qui a en première instance motivé les
Chapitre 6 304
revendications du monde associatif à l’égard des normes. Les limites à un
renforcement de la participation des acteurs de la société civile concernent bien plus
l’absence de définition des parties prenantes autorisées à parler au nom du
consommateur renforçant les risques d’instrumentalisation de la participation. De
même, l’application de la machinerie des comités techniques aux questions de
consommation renforce l’ambivalence des mécanismes de représentation puisqu’il
est toujours difficile de savoir si un représentant des consommateurs exprime la
position nationale, sa position personnelle ou la position de l’une des diverses
organisations où il est potentiellement actif. Ensuite, le caractère volontaire et
consensuel des normes complique un peu plus le travail de justification de la
participation puisque son impact substantiel sur la norme tout comme l’influence
concrète de cette dernière sur la pratique des entreprises est difficile à évaluer et à
mettre au seul crédit d’un seul acteur. Le caractère peu médiatique des activités de
normalisation et la continuité que requiert la participation entravent alors un peu
l’implication des associations de consommateurs. Sous cet angle, la question de
l’expertise et de son rôle pour comprendre les dynamiques participatives ne peut
pas être résumée à l’existence de compétences savantes sur l’objet normalisé, mais
s’étend aussi aux connaissances des procédures de normalisation et du régime
tripartite de la normalisation qui permet de faire sens des activités de
normalisation. Enfin, il convient de relever l’influence paradoxale que l’identification
des besoins d’un « nouveau consommateur » fait peser sur la participation : d’un
côté, ce nouveau consommateur permet de faire valoir des préoccupations qui
dépassent le cadre national et s’inscrivent dans le contexte des échanges
internationaux et d’un marché mondial. Il appelle alors à une extension des parties
prenantes représentées sous la bannière des consommateurs avec notamment
l’inclusion des ONG. De l’autre, la participation de ce nouveau consommateur reste
canalisée par le modèle de la délégation nationale. Le hiatus entre la figure d’un
consommateur global et des mécanismes de participation adossés au principe de
souveraineté nationale apparaît comme une limite supplémentaire à l’accroissement
de la dimension participative de la normalisation internationale.
Enfin, il convient de revenir sur les apports de la notion de traduction
opérationnelle pour étudier la participation au sein des formes non
conventionnelles de pouvoir. En accordant une attention soutenue à la question de
Chapitre 6 305
la problématisation du consommateur, aux mécanismes d’intéressement comme les
essais comparatifs, et à leur mobilisation, nous avons pu observer de multiples
facettes des dynamiques participatives. Les limites des explications
conventionnelles basées sur les ressources temporelles, financières et cognitives ont
été confirmées et la participation aux formes de pouvoir non étatique semble
largement dépendante de l’enchâssement de ces règles dans les pratiques des
agents et des dispositifs techniques. Ensuite, les dynamiques participatives aux
formes d’autorité privée reflètent plus largement l’ambiguïté de cette forme de
régulation contemporaine. En effet, la participation peut aussi bien s’inscrire dans le
cadre d’un modèle dominant tel que stabilisé au sein de dispositifs
d’intéressement qui contribuent à construire un consommateur rationnel et
informé. Cette figure du consommateur participe alors à la construction de l’autorité
des normes internationales en permettant d’ancrer les spécifications techniques au
cœur du fonctionnement des marchés. Dans le même temps, la participation du
monde associatif peut relever d’une problématisation plus large du rôle des normes
internationales dans nos sociétés contemporaines. La figure du consommateur-‐
citoyen et ses préoccupations quant à l’articulation de l’autorité privée et des
régulations traditionnelles peuvent alors se trouver à l’origine de la mobilisation du
monde associatif. Une mobilisation qui contribue alors davantage à construire
l’autorité des normes internationales en permettant d’enchâsser les normes dans la
société au-‐delà des contributions économiques de leur usage. Il est donc nécessaire
d’accorder une attention particulière à l’identité des parties prenantes qui
conditionne en partie leur contribution à la reconnaissance des formes d’autorité
privée. D’autant plus lorsque cette identité affecte l’étendue des thèmes de la
normalisation internationale, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant.
306
Chapitre 7 307
Chapitre 7 : Où participer ? La traduction thématique de
la participation
Face à la diversité et à l’étendue des travaux de normalisation internationale, la
question des thèmes de la participation du monde associatif à l’élaboration des
normes devient centrale. Comme nous l’avons observé dans le chapitre précédent,
les thèmes de normalisation sont un facteur décisif en vue de comprendre
l’engagement ou non des associations de consommateurs. Certains thèmes de
normalisation facilitent la mise en valeur des expériences accumulées par le monde
associatif, à l’instar de la responsabilité sociétale, alors que d’autres, comme les
nanotechnologies par exemple, induisent potentiellement une délégation des tâches
de représentation à des consultants. De même, ces thèmes affectent la participation
selon qu’ils correspondent ou non aux agendas et priorités des associations de
consommateurs, ou qu’ils trouvent une traduction dans l’environnement
institutionnel national ou régional où ils évoluent, à l’instar du tourisme d’aventure
en Suisse ou des nanotechnologies, qui font l’objet d’une activité réglementaire
grandissante. Bien que les thèmes et les raisons de la participation soient
étroitement liés, nous les dissocions ici afin d’éclairer plus spécifiquement
l’articulation entre les thèmes de la normalisation internationale, toujours plus
nombreux et diversifiés, et la dynamique de la participation des représentants des
consommateurs.
Ce chapitre explore la participation thématique des associations de consommateurs
aux travaux de normalisation internationale. Pour ce faire, nous utilisons la notion
de traduction thématique, qui accorde une attention particulière à l’extension
thématique des travaux de normalisation internationale et aux éventuelles
controverses suscitées qui peuvent affecter les dynamiques participatives (Callon et
al., 2001; Lemieux, 2007; Raynaud, 2003; Vinck, 2007). Autrement dit, il s’agit ici
d’étudier quels sont les thèmes de la participation des associations de
consommateurs, de comprendre comment ils sont choisis, et, sous cet angle,
Chapitre 7 308
d’observer l’influence que les controverses ou l’extension thématique de la
normalisation internationale peuvent avoir sur ce choix. À cet égard, ce chapitre
identifie plusieurs dynamiques, potentiellement contradictoires, qui pèsent sur le
choix des thèmes de la participation. Il s’agit par exemple du travail de définition des
priorités réalisé par les comités consommateurs des organisations de normalisation
ou des controverses qui peuvent entourer certains thèmes de la normalisation
internationale. Bien que l’influence réelle du travail de définition des priorités sur le
choix des thèmes de participation effective des représentants des consommateurs
soit difficile à évaluer précisément, elle suggère un travail de cadrage thématique de
la participation par le haut, ou du moins émanant des enceintes de la normalisation
internationale. À l’inverse, dans le cas de controverses, le choix du thème de la
participation n’est par définition pas cadré par les normalisateurs et répond à des
préoccupations qui émanent de la base des mouvements associatifs. Cette dernière
dynamique est au cœur de l’argument présenté dans ce chapitre qui n’entend pas
réaliser une analyse détaillée de controverses spécifiques (Callon, 1981), mais
s’inspire de cette notion pour éclairer les relations entre la dynamique participative
et les objets en proie aux travaux de normalisation internationale.
Ce chapitre défend l’idée que la dynamique des controverses (Callon et al., 2001;
Lemieux, 2007) est importante en vue d’une compréhension plus fine de
l’engagement thématique des représentants des consommateurs dans les travaux de
normalisation internationale. Plus précisément, nous défendons ici l’argument selon
lequel les controverses entourant les objets normalisés peuvent renforcer la
mobilisation d’acteurs existants et conduire à l’émergence de nouveaux acteurs qui
ciblent les arènes de normalisation comme des arènes politiques où leurs
revendications peuvent être entendues et la controverse en partie épongée. Cet
argument a des implications importantes pour l’étude des formes de régulation
transnationale privée puisque, sous cet angle, les parties prenantes à l’élaboration
de ces règles ne préexistent pas nécessairement à ces initiatives. Il est donc difficile
d’établir a priori la liste des acteurs du « triangle de gouvernance ». Autrement dit, la
traduction thématique permet de souligner que l’objet de l’autorité privée a une
influence sur la constitution du collectif puisque la constitution d’un secteur
d’intervention est susceptible d’engendrer de nouveaux acteurs qui soulèvent de
nouveaux problèmes et offrent des solutions alternatives. L’expertise joue alors un
Chapitre 7 309
rôle clé pour la reconnaissance de ces nouvelles identités, comme nous le verrons.
Ce chapitre procède de la manière suivante. Dans une première section, nous
présentons les thèmes de la participation des représentants des consommateurs
identifiés au cours de nos entretiens, au sein du répertoire du COPOLCO sur la
participation ainsi que du projet INTERNORM. Cette section descriptive donne un
aperçu de la spécificité thématique de l’engagement des représentants des
consommateurs et permet d’identifier la pluralité des mécanismes gouvernant le
choix des thèmes de la participation. Ces mécanismes font l’objet de la seconde
section, dans laquelle nous insistons plus particulièrement sur la manière dont le
projet INTERNORM a choisi les thèmes de sa participation, ainsi que sur le travail de
définition des priorités du COPOLCO. Le travail de définition des priorités, bien
qu’étant apparu comme un préalable nécessaire à la participation dans le cas du
projet INTERNORM, ne semble cependant pas être aussi déterminant que les
controverses pour comprendre la sélectivité thématique de la participation.
Autrement dit, la définition des priorités ne permet pas d’assurer l’existence d’une
traduction opérationnelle (c’est-‐à-‐dire de la capacité de mise en relation des
activités de normalisation avec l’environnement institutionnel plus large où les
activités des associations se déroulent), alors qu’à l’inverse, la dynamique des
controverses relève précisément de l’exploration de telles relations. Les
controverses entourant les objets normalisés et leur influence sur la sélectivité
thématique de la participation font alors l’objet de la troisième section, qui voit
l’argument de ce chapitre confirmé. C’est sur cette base que l’influence de
l’extension thématique de la normalisation internationale sur la participation peut
être mise en lumière dans une quatrième section. Comme nous le verrons, cette
extension peut donner lieu à une modification substantielle du paysage des acteurs
impliqués aux travaux de normalisation, notamment dans le cas de controverses sur
les nouveaux objets normalisés. Cependant, dans la plupart des cas, l’extension
thématique de la normalisation internationale se déroule en l’absence de
controverses et conduit à renforcer les considérations instrumentales et normatives
entourant la participation. Autrement dit, elle permet à l’ISO de se profiler comme
« gouverneur global » plus qu’elle ne conduit à un élargissement de la base
participative à l’élaboration des normes internationales. Nous pourrons alors
revenir, en guise de conclusion, sur les apports de la notion de traduction
Chapitre 7 310
thématique pour l’étude de la participation aux formes non conventionnelles de
pouvoir.
1. Des thèmes de la participation et de leur sélection : une
nécessité peut parfois en cacher une autre
L’implication thématique des associations de consommateurs (AC) couvre une
variété de domaines qui reflètent les préoccupations des consommateurs en matière
de santé et de sécurité, de protection de l’environnement, d’accessibilité, de mobilité
ou de technologie de l’information et de la communication. La nature horizontale de
ces préoccupations a pour conséquence que la plupart de normes élaborées au sein
de l’ISO sont potentiellement pertinentes pour l’action des consommateurs en
normalisation ! Dès lors, une action concrète de normalisation nécessite la
traduction de ces préoccupations horizontales à des projets concrets d’élaboration
de normes internationales. Ce travail de sélection est apparu comme un préalable
indispensable au renforcement de la participation dans le cadre du projet
INTERNORM et apparaît à de nombreux égards comme un point de passage obligé à
la participation. Sous cet angle, ce n’est pas tant les ressources des AC qui sont
limitées que l’ampleur de la tâche à laquelle ils sont confrontés qui font obstacle à la
participation, alors qu’à l’inverse, les entreprises peuvent se concentrer sur un
nombre restreint de normes pertinentes pour leur domaine d’activités. Avant
d’évoquer comment intervient ce ou ces choix, présentons d’abord les thèmes de la
participation des représentants des consommateurs identifiés au cours de nos
entretiens, au sein du répertoire du COPOLCO sur la participation ainsi que du
projet INTERNORM.
La plupart des représentants des associations de consommateurs interviewés
confirment l’importance du thème de la sécurité, et notamment celle des enfants, et
des comités techniques de l’ISO ou d’autres organisations de normalisation comme
l’American society for testing and materials (ASTM). Par exemple, Consumers Union
(CU) participe à un comité de l’ASTM traitant des produits juvéniles et à un autre sur
le matériel de sport, tout comme à un comité de Underwriters Laboratories sur les
Chapitre 7 311
appareils à gaz pour la cuisson en plein air342 . Consumers International (CI)
mentionne les normes internationales sur la facturation des services en réseau et
sur le traitement des réclamations, toutes deux élaborées au sein du comité
technique de l’ISO 176, « gestion et assurance de la qualité »343. L’association
suédoise de consommateurs évoque en outre sa participation à un comité aux
origines olympiques, le comité ISO 25O sur le développement durable dans
l’organisation d’événements344, tout comme sa participation au groupe de travail
sur la norme ISO 26000 en matière de responsabilité sociétale. Ce dernier sujet est
aussi au cœur des préoccupations de la National Consumers League aux États-‐
Unis345 et sera mentionné au cours de la plupart des entretiens. L’association pour la
coordination de la représentation des consommateurs dans la normalisation
européenne (ANEC) mentionne les thèmes de sa participation en suivant les
domaines d’action prioritaire approuvés par son assemblée générale, en
l’occurrence la sécurité des enfants, les appareils à usage domestique, l’accessibilité
(design pour tous), la société de l’information, les services, et, plus généralement, les
normes environnementales346 et l’innovation. Indécosa-‐CGT mentionne aussi des
préoccupations horizontales qui orientent son action en normalisation, à l’instar de
la santé, de l’eau, de l’énergie, des transports, de l’habitat ou de la communication347.
Quant aux thèmes suivis par le projet INTERNORM, c’est-‐à-‐dire le tourisme et les
nanotechnologies, le premier est évoqué par CI pour illustrer les difficultés
342 Charles Bell, Directeur des programmes "Public Policy and Advocacy”, Consumers Union, communication personnelle, Yonkers (NY), 20 août 2009. 343 Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010. 344 La norme « ISO 20121, Systèmes de management responsable appliqués à l'activité événementielle – Exigences et recommandations de mise en œuvre », a été publiée en 2012 et a pour origine la norme britannique « BS 8901 relative à l’organisation d’événements dans le respect du développement durable » publiée en 2007. Comme le souligne l’annonce ISO de la création de ce comité début 2010 : « La proposition en vue de l’élaboration d’ISO 20121 a été soumise conjointement par les membres de l’ISO pour le Brésil (ABNT) et pour le Royaume-Uni (BSI). La nécessité d’une telle norme avait été reconnue à l’occasion de la candidature initiale de Londres aux Jeux olympiques 2012, et la BSI avait élaboré une norme nationale – BS 8901 – qui avait suscité un intérêt international. Parmi les organisations ayant exprimé leur soutien à une norme internationale, figuraient le Comité international olympique (CIO) et le ministère des Affaires étrangères du Danemark accueillant la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique (COP 15). » Voir http://www.iso.org/iso/fr/home/news_index/news_archive/news.htm?refid=Ref1281, accès le 30 avril 2014. 345 Linda Golodner, Président émérite, National Consumers League, communication personnelle, Washington DC, 10 août 2009. 346 Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010. 347 Arnaud Faucon, Secrétaire national, Indécosa-CGT, communication avec l’auteur, Paris, 20 avril 2010.
Chapitre 7 312
auxquelles se heurte la normalisation des services, et plus particulièrement la
résistance de l’industrie face à des normes qui relèvent essentiellement des
préoccupations des consommateurs348. Quant aux nanotechnologies, elles sont aussi
évoquées par CI et les organisations européennes représentant les parties prenantes
de la société civile349 (ANEC, ECOS et ETUI) pour souligner l’extension thématique
de la normalisation internationale et les contraintes liées à l’expertise qu’un thème
comme les nanotechnologies fait peser sur la participation.
On observe en général que les thèmes de la participation des représentants des
consommateurs reflètent l’extension thématique de la normalisation, avec des
thèmes comme les services, les nanotechnologies ou encore la responsabilité
sociétale qui sera toujours évoquée lors de nos entretiens (voir tableau 1). En effet,
les thèmes de la participation des associations de consommateurs reflètent
l’extension du domaine de la normalisation internationale intervenu dès les années
1980 malgré la prégnance de thèmes plus classiques de travail de l’ISO, c’est-‐à-‐dire
les produits. En effet, les comités techniques ISO 22, « véhicule routier »350, de même
que le comité ISO 34, qui travaille sur les « produits alimentaires »351, ont tous deux
été créés en 1947. L’ISO continue par la suite d’étendre son emprise aux produits,
avec notamment la création du TC 157 sur les contraceptifs non systémiques en
1974352 ou encore concernant la sécurité des jouets en 1980. Dès la fin des années
1970, l’ISO aborde de nouveaux thèmes et développe un nouveau type de normes,
348 « I think there is a lot of resistance from industry towards services standards, because they can… as far as information is concerned, they can… again it’s very much consumer-driven mission, so the difficulty is getting them engaged, agreeing to system, and things like tourism… which was a disaster form the beginning… and really a lot of… really strong resistance form industry », Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010. 349 Il s’agit de l’ANEC, de European environmental citizens’ organisation for standardisation (ECOS) et de l’European trade union institute (ETUI). Voir Stephen Russell, Secrétaire général, ANEC, communication personnelle, Bruxelles, 9 juin 2010 ; Stefano Boy, Chercheur senior normalisation, ETUI, communication personnelle, Bruxelles, 23 avril 2010 ; Ralf Lottes, Secrétaire général, ECOS, communication personnelle, Bruxelles, 23 avril 2010. 350 Voir : http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=46706 , accès le 30 avril 2014. 351 Voir http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=47858 , accès le 30 avril 2014. 352 Voir http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=53290, accès le 30 avril 2014.
Chapitre 7 313
les normes de gestion de la qualité, qui portent sur la définition, la mise en œuvre et
le contrôle des procédures et des responsabilités au sein des organisations. Le
groupe de travail ISO correspondant, le comité technique ISO 176, « gestion et
assurance de la qualité », est créé en 1979353 et est notamment à l’origine de la série
ISO 9000. En 1993, c’est le thème de la gestion environnementale qui est abordé,
avec la création du comité technique ISO 207, « management environnemental »354,
qui élabore la série de normes ISO 14000. Les travaux de l’ISO reflètent aussi
l’émergence des nouvelles technologies, avec, par exemple, la création, en 1987, d’un
comité ISO et CEI conjoint, le comité ISO JTC 1, « technologies de l’information »355,
l’un des comités les plus importants de l’ISO avec, à ce jour, plus de 450 normes sous
sa responsabilité directe. À titre de comparaison, le comité sur les véhicules routiers
a 60 normes sous sa responsabilité directe, le comité sur les produits alimentaires
en a 17 et le comité concernant la sécurité des jouets n’a élaboré que 5 normes. Plus
récemment, c’est en 2005 que le thème des nanotechnologies a fait son entrée dans
les arènes de l’ISO, avec l’établissement du comité ISO TC 229, qui traite aussi bien
des questions terminologiques que des risques liés à ces nouvelles technologies356.
Enfin, dès le nouveau millénaire, l’ISO étend ses activités au domaine des services
ainsi que de la responsabilité sociale. Le groupe de travail ISO sur la responsabilité
sociale est par exemple établi officiellement en 2005, après trois années de travaux
préparatoires357. Le thème des services fait aussi son apparition, avec notamment la
création, en 2001, du comité technique ISO 224 sur les « activités de service
relatives aux systèmes d’alimentation en eau potable et aux systèmes
353 Voir : http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=53882, accès le 30 avril 2014. 354 Voir : http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=54808, , accès le 30 avril 2014. 355 Voir http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=45020, accès le 30 avril 2014. 356 Voir http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=381983, accès le 30 avril 2014. 357 Voir http://isotc.iso.org/livelink/livelink/fetch/2000/2122/830949/3934883/3935096/07_gen_info/backg.html
Chapitre 7 314
d’assainissement » 358 , puis, en 2005, du comité technique 228, qui traite du
« tourisme et service connexes ».
Les services ou la responsabilité sociale sont emblématiques de l’évolution des
travaux de normalisation internationale, dans la mesure où l’élaboration des normes
correspondantes ne repose plus sur un travail de laboratoire important en amont
des arènes de normalisation, par exemple pour déterminer les propriétés physiques
ou chimiques des produits et de leurs composants, mais repose plutôt sur les
pratiques existantes et les expériences accumulées par les diverses parties
prenantes qu’elle entend à formaliser. À l’inverse, les travaux de l’ISO dans le
domaine des nanotechnologies donnent à voir la très haute spécialisation des
travaux de normalisation, comme le suggère par exemple l’élaboration d’une norme
sur la « Caractérisation des nanotubes de carbone monofeuillet par microscopie
électronique à transmission » 359 . L’extension thématique de la normalisation
internationale semble alors avoir des effets en partie contradictoires sur la
participation du monde associatif, comme nous le verrons en étudiant les
controverses et le développement de l’expertise.
Enfin, les entretiens réalisés donnent à voir la diversité des normes et domaines
couverts par les associations de consommateurs dans les arènes de la normalisation
internationale : normes de gestion, normes de services, normes de produits, portant
sur la sécurité, l’environnement, l’information ou les questions d’accessibilité. Il est
intéressant d’observer que ces thèmes figurent aussi à l’agenda du COPOLCO à
l’époque de la réalisation de ces entretiens, c’est-‐à-‐dire principalement en 2009-‐
2010360. Les thèmes de la participation des représentants des consommateurs
reflètent l’extension thématique des normes internationales, comme l’illustrent les
neuf comités techniques les plus mentionnés par les membres du COPOLCO ayant
358 Voir : http://www.iso.org/iso/fr/home/standards_development/list_of_iso_technical_committees/iso_technical_committee.htm?commid=299764 , accès le 30 avril 2014. 359 La liste des normes publiées par ce comité est disponible à l’adresse : http://www.iso.org/iso/fr/home/store/catalogue_tc/catalogue_tc_browse.htm?commid=381983&published=on, accès le 30 avril 2014. 360 En effet, parmi les thèmes prioritaires définis par le COPOLCO figurent aussi bien la question de la sécurité des produits relatifs aux enfants, la responsabilité sociétale, les services, la gestion de l’eau, les normes de gestion environnementales ou encore la facturation des services en réseau et les nanotechnologies. Voir DT COPOLCO, 2010, « Working group, Priorities from the consumer’s point of view Priority Programme and Annual Report » (ISO COPOLCO 15/2010).
Chapitre 7 315
une participation internationale en 2012 (tableau 1). Ce tableau montre aussi que la
plupart des thèmes évoqués par les associations de consommateurs figurent en
bonne place au sein du répertoire COPOLCO de la participation des représentants
des consommateurs, à l’instar de la responsabilité sociale, où 31 des 34 membres du
COPOLCO ayant une participation internationale devraient être actifs361. Enfin, ce
tableau confirme la prégnance des questions de sécurité, aussi bien au niveau
alimentaire que relatives aux enfants. La sécurité des enfants est certes au cœur du
comité traitant des jouets, mais apparaît aussi au sein du comité traitant des
emballages résistant aux enfants ainsi que des véhicules routiers, où la question des
sièges pour enfants est traitée.
Tableau 2 : Thèmes de la participation aux comités techniques internationaux – 2012
Source : ISO Directory for consumer interest participation, http://www.iso.org/sites/COPOLCOdirectory/pages/index.htm, accès 30.05. 2012.
361 L’usage du conditionnel s’impose face aux sévères limites des données du répertoire COPOLCO de la participation, comme évoqué dans le chapitre précédent.
Chapitre 7 316
Cette correspondance entre les thèmes mentionnés par les AC, l’extension
thématique de la normalisation internationale et les priorités du COPOLCO pose
alors deux questions. D’une part celle de l’influence des priorités définies par le
COPOLCO sur la participation des représentants des consommateurs : offrent-‐elles
une incitation à la participation ou, au contraire, sont-‐elles un simple reflet de
l’implication existante des représentants des consommateurs ? D’autre part, celle de
l’influence de l’extension thématique sur la participation du monde associatif. La
première question est traitée dans la section suivante, qui met en contraste la façon
dont les AC définissent les thèmes de leur participation et l’établissement des
priorités au sein du COPOLCO. Nous pourrons alors questionner l’influence de ce
dernier sur la participation. Quant à la seconde question, elle sera traitée en
observant la dynamique des controverses que suscite potentiellement l’extension de
la normalisation internationale à de nouveaux thèmes, et plus généralement en
observant comment ces nouveaux objets viennent affecter la figure du
consommateur et les modalités de sa représentation au sein de ces arènes de
l’autorité privée.
2. Choix et mise en forme des priorités : entre processus et
opportunités
Nous allons maintenant voir plus précisément comment les représentants des
consommateurs et les associations de consommateurs choisissent les thèmes de
leur participation. Pour ce faire, nous nous fondons sur les entretiens réalisés, sur
l’expérience INTERNORM et sur le travail du COPOLCO. Le choix des thèmes de la
participation des consommateurs aux travaux de normalisation relève de
mécanismes variés, plus ou moins formalisés, ce choix pouvant être réalisé sur une
base ad hoc ou, au contraire, suivant une procédure formelle, et faire l’objet d’un
Chapitre 7 317
travail de « priorisation », comme au sein de certains comités consommateurs362.
Dans le cadre du projet INTERNORM, c’est sur la base d’une présélection réalisée
par le comité de pilotage du projet que les partenaires associatifs ont délibéré au
cours de la séance de lancement du projet pour arrêter leur choix sur les thèmes du
tourisme et des nanotechnologies. Le travail de définition des priorités ou de
présélection des normes potentiellement intéressantes pour le monde associatif
trouve a priori une justification pragmatique face au nombre et à la diversité des
travaux de normalisation internationale. Dans le cas du projet INTERNORM, ce
travail est apparu comme un préalable nécessaire au renforcement de la
participation des acteurs de la société civile. Cependant, derrière le travail de
sélection des thèmes, se cachent des intérêts et des dynamiques variés, qu’il s’agisse
de se rapprocher du travail d’élaboration des normes dans le cas du COPOLCO, de
mobiliser les acteurs de la société civile ou, plus simplement, de répondre à la
demande de participation d’un représentant volontaire des consommateurs. Mais
présentons plus en détail comment les associations de consommateurs, le projet
INTERNORM et les comités consommateurs des organisations de normalisation
définissent le(s) thème(s) de leur participation.
Les thèmes de la participation des associations de consommateurs 2.1Du côté des associations de consommateurs, les thèmes de la participation aux
travaux de normalisation rappellent tout d’abord la traduction opérationnelle dans
la mesure où ils illustrent l’importance du travail d’inscription des activités de
normalisation dans un environnement réglementaire plus large tout comme au sein
de leurs objectifs. La traduction thématique donne en plus à voir que le choix de
ce(s) thème(s) pose des difficultés spécifiques au monde associatif, dont les
préoccupations sont souvent de nature horizontale, à l’instar de l’environnement, de
la santé, de la sécurité, de l’accessibilité ou des conditions de travail. Il ne suffit pas
alors d’avoir conscience de l’importance croissante des normes internationales pour
participer, encore faut-‐il pouvoir traduire concrètement des préoccupations
362 Par exemple, le Conseil consommateur du Deutsches Institut für Normung (DIN) définit les comités techniques prioritaires de son action selon une procédure très formalisée et en fonction de l’évaluation de divers éléments tels que les risques pour la santé, l’importance des dangers ou le nombre de personnes potentiellement concernées. Il publie chaque année son programme des priorités. En 2010, ce programme fait plus de 250 pages, dans lesquelles sont présentés le travail des comités techniques et les enjeux pertinents pour les consommateurs (DIN Verbraucherrat, 2010).
Chapitre 7 318
formulées en termes généraux à des projets de normes en cours d’élaboration
(Callon et al., 2001). La tâche est immense, tant les travaux de normalisation
internationale sont nombreux et la documentation produite volumineuse. La
participation effective des associations de consommateurs ne repose donc pas sur
une veille de l’ensemble des comités techniques363, le choix des thèmes intervient de
façon peu formalisée et semble subordonné à l’existence contingente d’une
expertise.
Le travail de sélection des comités techniques n’est pas opéré de « gaité de cœur »,
comme le dira le représentant de CGT-‐Indécosa. Il rappelle en partie la traduction
opérationnelle dans la mesure où il illustre l’importance du travail d’inscription des
activités de normalisation dans un environnement réglementaire plus large.
L’importance des directives nouvelles approches est par exemple au cœur de
l’action de l’ANEC. De même, comme nous l’avons souligné dans le chapitre
précédent, la participation de Consumers Union aux travaux de l’ASTM sur les
produits pour enfants s’inscrit aussi en lien avec l’adoption d’une nouvelle
réglementation nationale. Si l’importance du cadre réglementaire est mentionnée au
cours des entretiens lorsque nous abordons leurs thèmes prioritaires, la manière
dont ils sont fixés conduit les représentants des AC à souligner les liens qui peuvent
exister entre les normes internationales et les objectifs de l’association, comme le
souligne Sadie Homer, représentante de CI : « The way we prioritize now is, that we
have the strategic objective of CI, which change every year and then we look at each
of those priorities, and say if, like sustainable development, we look if there is a
place within the standards world that may provide an ease of consumer protection
tool, but we tend to concentrate either in the policy strategic point, that is COPOLCO,
or at specific standards that come into other objectives. »364 La CGT Indécosa évoque
aussi ses principes fondamentaux pour expliquer sa participation thématique : « De
par notre philosophie, on retient ce qu’on appelle les principes fondamentaux. Ceux
qui font qu’une nation existe, ou au moins que chacun a des droits inaliénables : le
droit à l’eau, à l’énergie, aux transports, à la santé, à l’habitat et maintenant à la
363 Si un tel travail peut être envisagé dans le cas d’une organisation de normalisation internationale spécifique, il semble irréalisable pour l’ensemble des organisations publiant des spécifications techniques internationalement utilisées. 364 Sadie Homer, Responsable principale de la normalisation, Consumers International, communication personnelle, Londres, 10 juin 2010.
Chapitre 7 319
communication. Il y a véritablement six points fondamentaux, et ces six points
correspondent à notre action dans les domaines de normalisation. »365
Le choix des thèmes de la participation des associations de consommateurs semble
dans l’ensemble peu formalisé et témoigne de l’influence des objectifs prioritaires
des associations. Cependant, les objectifs formulés en termes généraux, et souvent
sur la base de considérations horizontales, sont difficiles à traduire en une action de
normalisation concrète. En effet, Linda Golodner, présidente émérite de la NCL,
souligne la difficulté de définir les normes internationales prioritaires du point de
vue du consommateur : « Well they are all important for consumers. I mean, you
may not think that a standard that has to do with vehicle, say a construction vehicle,
would have anything to do with consumers, but certainly it has to do with safety,
and safety of the workers as well as of the consumers. »366 La disponibilité d’une
expertise, les liens tissés entre les objectifs de l’AC et le travail d’un comité
technique, ou encore l’existence d’un représentant volontaire qui exprime son
intérêt à participer à un comité qui ne fait pas partie des priorités de l’association
permettent de comprendre le choix des thèmes de l’implication.
Le choix des comités techniques apparaît en partie contingent à la disponibilité d’un
expert et aux connaissances que l’association a pu développer d’un domaine
particulier. Comme le souligne le représentant de l’association suédoise de
consommateurs : « I think we don’t have a complex way of making priority. It has to
be within our general priorities (…) but in terms of making the choice of which
standard we have to participate in, it’s very much related to where we can find
expert, or we know we can find experts. (…) It’s a little bit ad hoc in terms of… if we
have a voluntary expert in an area, which might not even be a high priority for us,
but still an important issue, we could sort of ‘why not’. »367 À des choix stratégiques
peuvent donc aussi venir se greffer des comités techniques qui ne font pas partie des
priorités, mais pour lesquels un représentant volontaire exprime son intérêt.
Pour Consumers Union, les connaissances accumulées lors de la réalisation des tests
365 Arnaud Faucon, Secrétaire national, CGT-Indécosa, communication personnelle , Paris, 20 Avril 2010. 366 Linda Golodner, Président émérite, National Consumers League, communication personnelle, Washington DC, 10 août 2009. 367 Jens Henriksson, Responsable international, Sveriges Konsumenter, communication personnelle, Stockholm, 10 septembre 2010.
Chapitre 7 320
comparatifs sont déterminantes pour expliquer le choix des comités : « On product
safety, I think one criteria for us is the… product that we know to be dangerous, that
have sort of severe injuries or severe disabling injuries or death, is something that
we prioritize. We will also select committees to participate in based on where we
have expertise, where we have tested the product, we have specific knowledge of it
from our laboratory. » L’association évoque cependant l’une des limites importantes
de la prédominance de l’expertise dans la question du choix des comités techniques.
Son représentant poursuit : « I guess it’s both the good side and not so good side
which is that on one hand we’re going to talk something we have knowledgde of,
and so presume we gave an informed opinion, but the flip side is there’s any number
of things where we probably need to be, but we haven’t tested it or we don’t have
the expertise, we don’t neccessatry have a staff member who is available to go, so…
that means that, you know, we have the best committees that are most appropriate
for us (…), but it doesn’t mean that we are covering the most strategic standards
processes that are going on. I mean even just to monitor, if you look globally, there’s
like 2000 or 4000 discusions in any one time, even just to monitor those and triage
the ones that you thought were appropriate is a pretty daunting task. »368
En résumé, les associations de consommateurs choisissent les thèmes de leur
participation aux travaux de normalisation internationale de façon plutôt ad hoc, sur
la base de leurs objectifs annuels, de considérations horizontales qui orientent leur
action et en fonction de la disponibilité d’une expertise. On identifie ici un obstacle
spécifique à la participation du monde associatif et des ONG, qui ont des
préoccupations horizontales. L’identification des normes internationales en cours
d’élaboration sur la base de préoccupations générales comme la santé ou la sécurité
ne va pas de soi, la plupart des normes pouvant tomber dans cette catégorie. De
plus, l’ampleur des travaux de normalisation, la multitude d’organisations qui
élaborent des normes internationalement utilisées et le volume de la documentation
produite par ces comités techniques compliquent considérablement la capacité à
effectuer une sélection sur la base de travaux de veille des activités normatives. Bien
que limitée aux arènes de l’ISO dans un premier temps, la sélection des thèmes de la
368 Charles Bell, Directeur des programmes "Public Policy and Advocacy”, CU, communication personnelle, Yonkers (NY), 20 août 2009.
Chapitre 7 321
participation d’INTERNORM a d’ailleurs confirmé l’ampleur de la tâche, comme nous
allons le voir. Enfin, soulignons que l’usage d’objectifs annuels en vue de déterminer
les thèmes de la participation aux travaux de normalisation semble peu réaliste en
vue d’une action effective, compte tenu de la durée des travaux de normalisation et
de la continuité requise.
Exploration et mise en forme des thèmes de la normalisation 2.2internationale au sein du projet INTERNORM
Dans le cadre du projet INTENORM, qui a pour objectif de soutenir la participation
du monde associatif à l’élaboration des normes internationales, la sélection des
thèmes de la participation a permis d’observer l’ampleur de la tâche requise avant
même de s’asseoir à la table des comités techniques. Un travail exploratoire
important a été nécessaire en vue d’identifier concrètement les normes
internationales en cours d’élaboration pouvant répondre aux préoccupations des
partenaires associatifs. Lors de la phase préparatoire du projet, le comité de pilotage
a réalisé une analyse des domaines de normalisation susceptibles d’intéresser les
partenaires associatifs, et retenu quatre thématiques présentant une pertinence
pour la société civile : les nanotechnologies, le tourisme, l’éducation non formelle et
l’assurance-‐qualité. Il s’est aussi assuré que le stade d’avancement des projets de
normes relatifs à ces thèmes permette une participation effective des associations.
C’est ensuite sur la base d’une fiche d’information réalisée à l’intention des
partenaires et d’une présentation orale des enjeux potentiels des quatre thèmes
retenus que la sélection des comités pour la participation d’INTERNORM est
intervenue sur une base délibérative au cours de la séance de lancement du projet.
Les partenaires associatifs du projet INTERNORM ont ainsi exprimé, début 2011,
leur volonté de participer aux travaux de normalisation internationale dans les deux
domaines très distincts des nanotechnologies (ISO TC 229) et des services
touristiques (ISO TC 228).
Le choix des quatre comités techniques présentés aux partenaires associatifs du
projet est intervenu sur la base de considérations relatives à la transversalité ou au
caractère générique de leurs travaux, à leur nouveauté, comme dans le cas des
nanotechnologies, mais aussi en fonction du stade de développement des normes, et
plus généralement de leur pertinence pour les partenaires associatifs du projet.
Préalablement à la séance de lancement, nous avions par ailleurs invité, sans succès,
Chapitre 7 322
les associations à soumettre des thèmes qu’elles jugeraient pertinents369. Lors de la
séance de lancement du projet, un tour de table consécutif à la présentation des
comités présélectionnés a permis aux partenaires associatifs d’exprimer leurs
préférences. Ainsi, pour les représentants des consommateurs intéressés par la
plupart des thèmes proposés, le domaine des nanotechnologies soulève des enjeux
importants en matière de santé, de sécurité et d’information du consommateur.
Pour les associations de protection de l’environnement et des personnes en
situation de handicap, le thème du tourisme, et plus particulièrement de
l’accessibilité aux installations touristiques et de l’impact environnemental des
activités touristiques, constitue un enjeu mobilisateur. Pour les syndicats, les enjeux
de santé et de sécurité au travail soulevés par la production et le traitement des
nanomatériaux font l’objet de préoccupations grandissantes. Dans le même temps,
le représentant de l’association suisse de normalisation (SNV), présent en qualité
d’observateur, a souligné que le thème de l’assurance-‐qualité (et du commerce
électronique pour lequel le comité élaborait une norme) serait sans doute le plus
difficile d’accès pour INTERNORM, d’importants efforts devant probablement être
déployés pour entrer dans le comité miroir (rappelons qu’il s’agit du même comité
qui développe la série ISO 9000, une série dont les exigences pèsent sur tous les
travaux de ce comité technique et bien d’autres370). À la suite de ce tour de table, les
nanotechnologies et le tourisme sont apparus comme les deux thèmes qui
suscitaient le plus d’intérêt de la part des partenaires, et ont été retenus pour la
participation du projet INTERNORM.
Les deux groupes de travail établis au printemps 2011 et traitant chacun de l’un des
thèmes retenus, ont sélectionné certaines normes en cours de développement,
porteuses d’enjeux pour la société civile. Parmi ces normes, on citera par exemple la
question de l’étiquetage des nano-‐objets manufacturés, la manière d’élaborer des
fiches de données de sécurité pour les nanomatériaux ou encore, dans le domaine
du tourisme, la mise en place d’établissements respectueux de l’environnement ou
les services proposés aux visiteurs des zones naturelles protégées. Pour certaines
369 Lettre de lancement du projet INTERNORM datée du 29 septembre 2010 (voir annexe). 370 Les contraintes que fait peser la série de normes ISO 9000 sur les travaux de normalisation sont importantes comme nous le verrons dans le chapitre suivant. L’enjeu principal étant de garantir la cohérence des diverses normes de système de gestion élaborées par l’ISO (voir aussi Graz & Hauert, 2013).
Chapitre 7 323
normes, les partenaires associatifs ont choisi d’assumer une fonction de veille, alors
que pour d’autres ils comptent participer activement aux travaux de normalisation.
Le tableau 2 fournit une liste des normes internationales couvertes par ces deux
comités techniques et auxquelles le projet INTERNORM porte ou a porté une
attention particulière. Lorsque ces normes ont été publiées, leur année de
publication est indiquée après le numéro de la norme.
Tableau 3: Normes internationales couvertes par le projet INTERNORM
Nanotechnologies (ISO TC 229) : ISO/TS 12901-‐1 : 2012, Nanotechnologies – Management du risque professionnel relatif aux nanomatériaux manufacturés – Partie 1 : Principes et approches. ISO/TR 13329 : 2012, Nanomaterials – Préparation des feuilles de données de sécurité des matériaux (MSDS). ISO/TS 13830 : 2013, Lignes directrices pour l’étiquetage volontaire des produits de consommation contenant des nano-‐objets manufacturés. CEN Développement nano-‐responsable*. * le CEN (Comité européen de normalisation) travaille aussi à l’élaboration de normes sur les nanotechnologies, le plus souvent sous l’égide de l’Accord de Vienne, permettant une compatibilité entre normes ISO et normes européennes. C’est pourquoi le projet INTERNORM a aussi participé aux travaux du CEN, qui était par exemple à l’origine en charge des questions d’étiquetage des produits.
Tourisme et services connexes (ISO TC 228) :
• ISO 14785 : 2014, Offices de tourisme – Services d’accueil et d’informations aux touristes – Exigences.
• ISO 18065, Espaces naturels protégés — Services touristiques publics délivrés par les autorités des espaces naturels protégés.
• ISO 13811, Ligne directrice pour le développement de normes environnementales pour les établissements d’hébergements.
• ISO 21101 : 2014, Tourisme d’aventure – Systèmes de management de la sécurité – Exigences.
• ISO/TR 21102 : 2013, Tourisme d’aventure – Leaders – compétence du personnel.
• ISO 21103 : 2014, Tourisme d’aventure – Informations aux participants.
Au cours de la phase préparatoire du projet et du travail de présélection des comités
techniques en vue de la participation du projet, le comité de pilotage a été confronté
à l’ampleur de la tâche du travail de veille des comités techniques. En 2010, il y avait
en effet 214 comités techniques actifs à l’ISO, dans lesquels 3 880 projets de normes
étaient discutés. Dans le domaine des nanotechnologies, ce sont près de 40 normes
Chapitre 7 324
qui sont actuellement discutées au sein de l’ISO et une quinzaine dans le tourisme.
De plus, les informations disponibles sur le site de l’ISO et relatives aux travaux des
comités techniques sont parfois disparates ou datent de quelques années371, et de
nombreux contacts ont été pris avec la SNV ou le secrétaire du comité technique
international en vue d’obtenir des informations plus détaillées sur l’avancement des
travaux et/ou l’élaboration de nouvelles normes. Enfin, pour opérer cette
présélection, le comité de pilotage a dû se familiariser avec les procédures et la
nomenclature spécifique en vigueur à l’ISO, une connaissance préalable nécessaire à
la fois pour faire sens des informations contenues dans les documents de
normalisation (procès-‐verbal des réunions, ébauches de normes, commentaires,
résolutions prises par les groupes de travail) et pour identifier les travaux où une
participation effective est possible, c’est-‐à-‐dire les normes internationales qui sont
encore à un stade précoce de développement.
Le travail de présélection réalisé par le comité de pilotage du projet a mis en lumière
l’ampleur des coûts d’entrée dans les travaux de normalisation. Avant même
d’assister à la réunion d’un comité technique, des ressources importantes et une
connaissance des procédures de la normalisation internationale sont requises pour
identifier les thèmes potentiellement pertinents pour les partenaires du projet. Sous
cet angle, une part importante du travail du comité de pilotage concerne la synthèse
et la mise en perspective des travaux de normalisation internationale. Ce travail a
notamment pris la forme d’une fiche d’information réalisée pour chacun des quatre
thèmes présélectionnés (voir annexes 3 à 6). Contrairement aux plans d’action des
comités techniques disponibles sur le site de l’ISO et qui comptent en général une
dizaine de pages, les fiches d’informations réalisées dans le cadre d’INTERNORM
sont concises et tiennent sur une page recto verso. Ces fiches abordent d’abord les
enjeux plus généraux entourant les thèmes présélectionnés et la façon dont ils sont
reflétés au sein des travaux de normalisation. Les travaux en cours du comité
technique sont ensuite présentés dans un vocabulaire accessible et en évitant
371 L’ISO met à disposition le plan d’action des comités techniques. Il s’agit d’un document où est justifiée la création du comité technique sur la base de considérations économiques politique et techniques. Ce document, élaboré lors la création du comité technique et éventuellement révisé par la suite, date souvent de plusieurs années (dans le cas du tourisme, il date de 2007, voir : http://isotc.iso.org/livelink/livelink/fetch/2000/2122/687806/ISO_TC_228__Tourism_and_related_services_.pdf?nodeid=6907286&vernum=-2;, accès le 30 avril 2014). Il ne permet en général pas d’identifier les normes internationales concrètement élaborées au sein des comités.
Chapitre 7 325
d’utiliser le jargon en cours à l’ISO. Les acteurs et parties prenantes de ces comités
techniques, tout comme l’activité du comité miroir national, sont brièvement
présentés. Dans le cas du tourisme, il s’agissait par exemple de souligner la
résistance du secteur hôtelier à toutes normes internationales dans ce domaine ou
encore la présence de représentants des consommateurs en tant que membres de
liaison (c.-‐à-‐d. sans droit de vote). Enfin, ces fiches soulignent la pertinence
potentielle et les arguments en faveur de la participation du projet aux travaux du
comité technique en question.
Nous avons choisi d’exposer ici plus en détail la façon dont les fiches d’informations
INTERNORM ont été réalisées, d’une part pour montrer l’importance du travail de
traduction qu’implique la sélection d’un thème pour la participation, et d’autre part
pour offrir un point de comparaison avec le travail de sélection des thèmes
prioritaires effectué par le COPOLCO, qui fait l’objet de la sous-‐section suivante. Bien
que ces fiches n’aient pas été élaborées en vue de suivre les trois temps de la
traduction (la réduction du grand monde au laboratoire, le travail de laboratoire et
son retour au grand monde), elles semblent néanmoins couvrir ces opérations. En
effet, ces fiches permettent tout d’abord de traduire des préoccupations de nature
horizontale à des travaux d’élaboration de normes internationales en cours.
Autrement dit, elles soutiennent la traduction concrète de ces préoccupations en
actions de normalisation. Elles exposent ensuite de façon compréhensible les
activités des groupes de travail dans les enceintes de la normalisation internationale
et soulignent en général l’influence potentielle que ces travaux pourront avoir sur la
société. La fiche d’information relative aux nanotechnologies souligne ainsi que «
l’aspect horizontal et anticipatif des normes élaborées représente une opportunité
unique en vue d’orienter le développement de ces technologies et indirectement des
régulations y relatives », tout comme le fait que « les connaissances élaborées et
acquises au cours du projet peuvent représenter une ressource à l’action des
partenaires dans le domaine des nanotechnologies » (voir annexe 3). Comme nous le
verrons par la suite, c’est ce dernier élément qui semble faire défaut au groupe de
travail du COPOLCO sur les priorités.
En résumé, le travail de présélection et de choix des comités techniques pour la
participation du projet INTERNORM dans les arènes de la normalisation
internationale a démontré la nécessité et l’ampleur du travail exploratoire
Chapitre 7 326
permettant de saisir les enjeux et de faire sens des activités de normalisation
internationale. Dans le cas du projet INTERNORM, ce travail de choix est apparu
comme un préalable nécessaire à tout renforcement de la participation. La plupart
des normes internationales concernant la société civile à divers titres se trouvent à
des stades d’élaboration variables et sont l’objet de tractations, blocages ou
controverses qui leur sont propres. Il incombe dès lors au comité de pilotage de
mettre en évidence les normes les plus pertinentes pour les partenaires associatifs
du projet et d’en faire ressortir les enjeux principaux. Enfin, ces enjeux ne peuvent
jamais être explorés indépendamment des procédures complexes de la
normalisation internationale impliquant des compétences propres à cette forme de
diplomatie technique et d’une prise en compte plus large des dispositifs
réglementaires entourant le thème normalisé.
Les thèmes prioritaires du COPOLCO : une nécessité peut en cacher une 2.3autre !
Du côté du comité d’orientation stratégique de l’ISO sur les questions de
consommation (COPOLCO), la nécessité d’identifier des thèmes prioritaires peut
s’interpréter comme une activité pragmatique face à l’ampleur et à la diversité des
travaux des comités techniques. Cependant, l’utilité d’un tel exercice au sein du
COPOLCO, qui, rappelons-‐le, n’a pas formellement accès aux travaux des comités
techniques, nécessite d’être questionnée. On aperçoit alors la dimension
instrumentale du travail de définition des priorités, qui doit avant tout permettre au
COPOLCO de se rapprocher du travail concret d’élaboration des normes
internationales. Ce rapprochement des activités techniques de l’ISO pose alors
inévitablement la question de la participation à même de permettre le suivi de ces
travaux. Le travail de définition des priorités souligne alors l’importance et la
nécessité d’une traduction thématique en vue d’encourager la participation. Une
nécessité, celle de définir des thèmes prioritaires, en cache alors une autre, celle du
rapprochement des activités techniques de l’ISO, où se situent plus concrètement les
intérêts des consommateurs.
Afin d’aider le lecteur dans la présentation qui suit, on peut en préambule résumer
d’un point de vue organisationnel le travail de définition des priorités du COPOLCO
en deux phases. Durant une première phase (1981-‐1991), l’établissement des
priorités et l’organisation de leur suivi sont aussi simples qu’inefficaces : sur la base
Chapitre 7 327
d’une liste de critères, le COPOLCO désigne un certain nombre de travaux de
normalisation d’intérêt pour le consommateur, dont le suivi relève des
organisations membres du COPOLCO. Le COPOLCO ne peut alors que déplorer
l’absence de retour de la part de ses membres. Durant une deuxième phase (1991-‐
1998), les priorités sont établies en référence à des critères plus larges, sur la base
des propositions des organisations nationales de normalisation (ONN) et du groupe
de travail du COPOLCO sur les priorités. Plus important, le suivi des travaux
techniques est attribué à une personne clé chargée de rapporter auprès du
COPOLCO, et la question du degré d’engagement des ONN envers le programme des
priorités est traitée. Cette seconde phase est à l’origine du fonctionnement actuel du
groupe de travail du COPOLCO sur les priorités, qui publie, dès 1998, et à la suite de
plusieurs ébauches, un document annuel intitulé « Programme des priorités »372. Il
aura donc fallu vingt ans au COPOCLO pour définir son programme prioritaire, une
situation qui rappelle la lente évolution de la définition du consommateur.
La question des priorités du COPOLCO émerge dès sa réunion inaugurale lors de la
« détermination des objectifs et élaboration d’un programme de travail » (ISO
COPOLCO 15, 1978). Mais c’est en 1981 que la question est traitée de façon
substantielle au sein d’un groupe de discussion qui se réunit en marge de la réunion
plénière cette année-‐là. Le rapport de ce groupe à la plénière identifie « six secteurs
principaux concernant les exigences et les préoccupations de consommateurs »,
parmi lesquels la sécurité, la protection de l’environnement, le meilleur rapport
qualité-‐prix possible, la conservation des ressources, les problèmes
d’interchangeabilité et d’interface, ainsi que les besoins en information (ISO
COPOLCO 65, 1981, p. 14). Des critères de sélection supplémentaires sont aussi
proposés, à l’instar du nombre de groupes prioritaires auquel appartient un projet
de norme, de la fréquence d’utilisation du produit, de l’utilisation possible de
données relatives aux accidents pour montrer la fréquence du danger ou encore de
la pertinence d’un projet pour les PVD (ISO COPOLCO 65, p. 14). La contribution de
ce groupe de discussion débouche sur l’adoption de la résolution 10/1981, qui
372 Ce programme des priorités est en fait le rapport annuel de groupe de travail sur les priorités contenant à la fois une liste des thèmes prioritaires et des comités techniques correspondants, les informations concernant les personnes clés, un rapport détaillé de l’activité des comités techniques dans les domaines couverts et des lignes directrices pour l’établissement des priorités du COPOLCO.
Chapitre 7 328
requiert entre autres qu’un point concernant « l’évaluation des priorités des
consommateurs » soit désormais ajouté de manière permanente à l’ordre du jour
des réunions plénières et que les travaux du COPOLCO s’inscrivent dans le cadre de
ces priorités, qui, du reste, ne sont pas formellement adoptées373 (ISO COPOLCO 65,
1981, pp. 13-‐14).
En effet, le COPOLCO adopte les six secteurs prioritaires mentionnés ci-‐dessus en
1982374 sous réserve de placer les besoins en informations comme seconde priorité
et de remplacer le meilleur rapport qualité-‐prix par l’aptitude à l’emploi – une
substitution compréhensible dans la mesure où il est plus aisé pour l’ISO d’agir sur
l’aptitude à l’emploi des produits que sur leurs prix de vente ! Dans le même temps,
cette résolution accepte aussi la « suite à donner » quant à l’établissement des
secteurs prioritaires. En l’occurrence, il s’agit d’inviter les membres du COPOLCO à
examiner si une priorité suffisante est accordée aux travaux de normalisation
concernés par les six secteurs. Les commentaires des ONN membres du COPOLCO
seraient alors « communiqués aux TC [technical committee] concernés par le biais
des délégations nationales aux réunions desdits TC et un résumé, (…), serait fait par
les membres du COPOLCO à la prochaine réunion, ce afin de permettre au COPOLCO
de juger de l’efficacité de la politique, des principes et des méthodes qu’il a définis et
mis en place » (ISO COPOLCO 83, 1982, « Point 16 de l’odj – examen des priorités
des consommateurs »).
Le rôle prépondérant accordé aux organisations nationales de normalisation
membres du COPOLCO dans l’établissement des priorités et le suivi des travaux
permet probablement de comprendre pourquoi l’examen des priorités disparaît de
l’agenda du COPOLCO en 1983, 1984 et 1985, et ce bien que l’identification de
priorité figure toujours à son programme de travail. En attribuant à l’ensemble des
membres du COPOLCO la responsabilité de commenter et de rapporter sur les
travaux des comités techniques concernés, la méthode de travail proposée semble
diluer les responsabilités. La question des priorités étant l’affaire de tous, elle ne fait
373 Voir DT COPOLCO, 1982, « Examen des priorités des consommateurs » (ISO COPOLCO 83) 374 Ces secteurs sont adoptés par la résolution 12/1982, voir PV COPOLCO ,1982.
Chapitre 7 329
pas l’objet de la désignation d’un responsable375. Il faut attendre 1986 pour que ce
point soit à nouveau traité au sein des réunions du COPOLCO et voir la création d’un
groupe de travail explicitement chargé de l’établissement des priorités.
Lors de la neuvième réunion plénière du COPOLCO en 1986, sa présidente rappelle à
ses membres les résolutions adoptées quelques années auparavant et restées depuis
sans suite. Les critères de sélection ainsi que les critères supplémentaires proposés
au début des années 1980 sont à nouveau confirmés376. Cette résolution précise
aussi que « tout projet susceptible d’entraîner de nouveaux travaux de
normalisation doit satisfaire soit au critère prioritaire « santé et sécurité » soit à au
moins deux autres critères »377. Le COPOLCO décide, dans sa résolution suivante, de
créer un nouveau groupe de travail (GT) principalement chargé de revoir, à la
lumière des critères de priorité, la liste des normes de l’ISO et de la CEI « sur des
sujets présentant un intérêt pour les consommateurs », et ce afin d’identifier les
thèmes prioritaires et, c’est important, « d’orienter les comités techniques
concernés quant aux priorités des consommateurs » (idem). Il s’agit donc d’une part
de traduire les critères de priorité aux travaux en cours, et, d’autre part, d’orienter
les travaux techniques, c’est-‐à-‐dire passer par les membres du COPOLCO, via les
délégations nationales, pour accéder aux travaux des comités techniques de l’ISO. En
effet, au cours de la discussion qui précède cette décision (et qui ne porte plus sur
l’examen des priorités, mais sur l’examen des programmes techniques de l’ISO et de
la CEI), une représentante anglaise souligne la faible progression des travaux
375 Nous avons aussi cherché à comprendre les raisons de cette absence de traitement des priorités entre 1982 et 1986 sur la base d’une modification des participants aux réunions plénières, mais sans succès. En effet, la rapporteuse et l’animatrice du groupe de discussion ayant proposé, à l’origine, les thèmes prioritaires, Mlle Ashworth du BSI assiste toujours aux réunions du COPOLCO, dont elle assume même la présidence de 1984 à 1987. C’est d’ailleurs elle qui, en 1986, rappelle aux membres du COPOLCO leurs décisions antérieures relatives aux thèmes prioritaires. Une autre explication plausible est la tentative d’initier des nouveaux travaux et résistance des ONN. Voir PV COPOLCO, 1986. 376 Les six critères de sélection prioritaires sont alors : la santé et la sécurité ; la protection de l’environnement ; l’aptitude à l’emploi ; la conservation des ressources ; les problèmes d’interchangeabilité et d’interface ; les besoins en information. Parmi les autres critères de sélection non prioritaires se trouvent par exemple la fréquence d’utilisation du produit, de l’utilisation possible d’analyses concernant les risques et de données relatives aux accidents pour montrer la fréquence du danger et de la pertinence d’un projet pour les pays en voie de développement, et, enfin, le volume du commerce international. Ces critères sont à nouveau confirmés dans la résolution 4/1986 du COPOLCO, voir PV COPOLCO, 1986. 377 Ibid., p. 8.
Chapitre 7 330
techniques intéressant le consommateur378, une préoccupation qui justifie la tâche
d’orientation des « comités techniques concernés » attribuée au nouveau groupe de
travail.
En 1987, le groupe de travail379 fait un rapport intérimaire qui souligne que les
critères pour l’établissement de priorités sont trop larges et que les questions de
santé et de sécurité nécessitent par exemple un examen très détaillé pour leur
accorder une juste priorité. L’année suivante, il propose une version révisée des
critères pour l’établissement des priorités avec trois grands domaines : la sécurité et
la santé, l’aptitude à l’emploi et la protection de l’environnement380, ainsi qu’une
liste de 16 thèmes prioritaires couvrant exactement soixante projets de normes
internationales381. Cette liste est alors adoptée et ne connaîtra aucun changement
jusqu’en 1991. En effet, malgré l’existence d’une liste des priorités qui identifie
concrètement les travaux de normalisation en cours, le suivi de ces thèmes
prioritaires souffre toujours d’un retour insuffisant de la part des membres du
COPOLCO, comme en témoigne la résolution suivante qui « encourage les
délégations du COPOLCO à se préparer à rendre compte, lors de chaque réunion, sur
tout sujet découlant des mesures qu’ils prendront au niveau national pour favoriser
des initiatives concernant des questions prioritaires (…) »382. Cette résolution sera
d’ailleurs rappelée plusieurs fois aux membres par la suite383. C’est sur la base de ce
378 La représentante « indique que 31 % des 346 projets ISO figurant dans le document ISO/COPOLCO 131 « Rapport de l’ISO et de la CEI sur des sujets présentant un intérêt pour les consommateurs » semblent progresser de façon satisfaisante (111 projets ont été différé, 73 sont inscrits depuis plus de six ans au programme de travail du comité technique concerné, 30 depuis plus de dix ans et un depuis plus de 18 ans). » Voir PV COPOLCO, 1986, p. 9. 379 Ce groupe est présidé par un membre du BSI et compte un représentant du DIN, de l’AFNOR, de l’ANSI, de l’institut danois de normalisation (DS), ainsi qu’un représentant australien, canadien et thaïlandais et de la CEI. Voir DT COPOLCO, 1988, « Priorités du point de vue des consommateurs – rapport du groupe de travail » (ISO/COPOLCO 160 et annexes). 380 Ces trois critères font eux-mêmes l’objet de sous-critères. Il s’agit pour la sécurité et la santé de : la performance, l’utilisation de l’électricité, les risques incendies, les instructions et les besoins en normes naissant des exigences de la législation. Pour l’aptitude à l’emploi, les sous-critères sont l’efficacité technique, la fiabilité, la durabilité, la préservation de l’énergie et l’information. Enfin, en matière de protection de l’environnement, il s’agit de la pollution, de l’évacuation, de la conservation des ressources et des besoins en normes naissant des exigences de la législation (idem). 381 Idem. 382 Voir résolution 6/1989, PV COPOLCO, 1989. 383 C’est notamment le cas au sein du rapport du groupe de travail en 1990 et 1991. Ce constat sera au cœur de la révision des critères et de la liste des priorités entreprise dès 1991, une révision qui cache, comme nous le verrons, d’autres préoccupations. Voir DT COPOLCO 1990 et 1991, « Priorités du point de vue des consommateurs – rapport du groupe de travail ».
Chapitre 7 331
constat qu’intervient une seconde phase du travail de définition des priorités du
COPOLCO.
Le COPOLCO demande en 1991 un réexamen à la fois des critères et de la liste des
priorités384 . Cependant, derrière ce nouvel examen se cache la question des
modalités de fonctionnement de ce groupe de travail et de la contribution des
organisations nationales de normalisation membres du COPOLCO au suivi des
travaux techniques, et, plus largement, de la participation et de l’influence du
COPOLCO sur les travaux techniques. Tout d’abord, les travaux de ce groupe
permettent de « traiter de la question d’une mise en application concrète »385 du
suivi de l’avancement des travaux techniques avec l’idée, en 1994, de désigner des
personnes clés chargées de rapporter de l’état des travaux techniques et de la
représentation des consommateurs auprès du GT 386 . Le GT aborde ensuite
directement la question de la contribution des membres du COPOLCO aux travaux
de ce groupe en leur soumettant la question et en formalisant quelque peu leur
engagement. En effet, en 1995, le président du groupe de travail propose trois
options aux membres du COPOLCO, c’est-‐à-‐dire a) « un engagement assez général
envers les programmes prioritaires » b) « une déclaration d’engagement (…) avec
fourniture de compétences et de ressources, et la nomination d’une personne clé
chargée de rendre compte de l’avancement des travaux » et c) « un engagement à
caractère obligatoire envers le programme prioritaire, qui devient dès lors un
élément permanent des travaux du COPOLCO »387. La dernière option est retenue
par les membres du COPOLCO, qui adopte dans le même temps la nouvelle liste des
priorités proposées dans le rapport du GT.
Il est ici intéressant de constater que la liste des priorités est arrêtée avant que le
groupe de travail n’ait défini les critères de définition des priorités. L’absence de
liens entre les critères d’établissement des priorités et les thèmes prioritaires invite
donc à questionner plus avant le travail de définition des priorités. Notons tout
d’abord que, dès 1993, le groupe de travail délègue l’identification des thèmes
384 Cette décision est arrêtée par la résolution 6/1991. Voir VP COPOLCO, 1991. 385 Comme le souligne le rapport du GT : « À la lumière de la résolution 6/1989, il est aussi apparu souhaitable de traiter de la question d’une mise en application concrète », voir DT COPOLCO, 1993, « Priorité du point de vue du consommateur – rapport du groupe de travail » (ISO COPOLCO 227, p. 1) 386 PV COPOLCO, 1994, p. 10. 387 PV COPOLCO, 1995, pp. 6-8.
Chapitre 7 332
prioritaires à l’appréciation des comités nationaux membres du COPOLCO388. Ces
derniers 389 reçoivent deux listes distinctes contenant, pour la première, une
vingtaine de produits, et, pour la seconde, une vingtaine de services. Sur la base des
21 réponses obtenues (soit moins du tiers des membres du COPOLCO), le groupe de
travail établit en 1993 une liste de sept produits et cinq services ayant reçu plus de
dix votes, puis, en 1995, une liste de dix priorités390 et cinq thèmes en attente391, qui
sont alors adoptés comme la liste unique des priorités du COPOLCO au cours de la
séance plénière cette année-‐là392.
Quant aux critères d’établissement des priorités finalement approuvés en 1998, ils
témoignent d’une nouvelle identité du consommateur et d’un travail de constitution
d’une « identité collective imaginée » (Djelic & Quack, 2010b, p. 385). En effet,
durant les travaux préparatoires, le GT souligne les « changements de conception
fondamentaux qui se sont produits, semble-‐t-‐il, dans de nombreux pays membres en
ce qui concerne les secteurs de la normalisation qui présentent un intérêt pour les
consommateurs »393. À l’origine de ces changements, le groupe identifie certes « la
mondialisation et les nouvelles configurations économiques », c’est-‐à-‐dire le rôle
croissant des normes internationales dans la réduction des obstacles techniques au
commerce (notamment en Europe et en Amérique du Nord), mais aussi de nouvelles
demandes et préoccupations en matière de qualité des prestations de services, de
388 Si le groupe reconnaît qu’il n’est pas aisé de définir des critères de sélection, il souligne que « c’est la liste des priorités elle-même qui a soulevé le plus de questions et de difficultés en termes de contenu et d’approche ». De plus, le GT considère que la liste des priorités doit être relativement courte et ne se juge pas compétent pour l’établissement d’une telle liste courte ; c’est pourquoi il organise une consultation des membres du COPOCLO en février 1993. Voir DT COPOLCO, 1993, « Priorité du point de vue du consommateur – rapport du groupe de travail » (ISO COPOLCO 227, p. 3) 389 Au cours de la réunion plénière du COPOLCO en 1993, les représentants danois et suédois soulignent qu’ils n’ont pas reçu le questionnaire. Voir PV COPOLCO, 1993. 390 Les dix premières priorités du COPOLCO sont : la qualité de l’air et de l’eau ; les petits appareils domestiques électroniques et électriques, et l’outillage à moteur ; les services médicaux et hospitaliers, et les dispositifs médicaux à usages domestiques ; les produit relatifs aux enfants (les dispositifs à l’épreuve des enfants, les jouets, les articles de soin pour enfants, le matériel des terrains de jeux) ; les cartes à puce et services bancaires ; le matériel pour handicapés ; les systèmes de management environnemental ; les grands appareils domestiques à moteur ; l’étiquetage environnement et énergie ; les dispositifs contraceptifs. Voir DT COPOLCO, 1995, « Étude du COPOLCO sur les priorités en matière de consommation dans les travaux de normalisation internationale », (ISO/COPOLCO 265, p. 7). 391 Ces thèmes sur « liste d’attente » sont les vêtements et équipements de protection, les bicyclettes, le matériel de sport, l’ameublement et les pictogrammes (idem, 1995). 392 Voir résolution 1/1995, PV COPOLCO, 1995. 393Voir DT COPOLCO, 1993 « Priorités du point de vue du consommateur – rapport du groupe de travail » (ISO COPOLCO 227, p. 1)
Chapitre 7 333
durabilité des produits, relatives au vieillissement des populations en Occident, ou
encore aux « dépenses accrues pour les soins de santé dans de nombreux pays »
(1993, p. 2). Ces changements se reflètent dans l’approche adoptée par le groupe
pour définir les critères d’établissement des priorités. D’une part il souligne que les
normes de produits ne sont désormais plus l’unique objet d’intérêt des
consommateurs, ces derniers étant aussi intéressés par les normes de gestion ou la
normalisation dans le domaine des services394. D’autre part, il ne souhaite pas
« répéter à l’excès des critères » et désire favoriser une approche qualifiée
d’horizontale, c’est-‐à-‐dire une approche qui consiste d’abord à établir « des
principes communs pour une catégorie générale de produits, puis à adopter une
démarche descendante en élaborant les normes différenciées exigées (…) »395.
Les travaux de ce GT débouchent sur le premier programme des priorités en 1998,
au sein duquel les critères d’établissement des priorités sont présentés. Un
programme de priorité annuel est publié depuis et n’a pas connu de profondes
modifications396. Ces cirières, toujours identiques en 2012, reflètent les nouvelles
préoccupations des consommateurs. À la liste détaillée des critères qui prévalait en
1988 est substituée, en premier lieu, un ensemble de questionnements généraux
quant à l’établissement d’un nouveau secteur de priorité : il s’agit notamment de
savoir si les problèmes identifiés peuvent être traités de façon appropriée par une
norme internationale ou s’il est « préférable d’allouer des ressources ailleurs ? »397.
Ces questionnements témoignent d’une prise en compte de l’environnement plus
394 Le groupe souligne que les normes produits ne sont « que la première phase d’un processus (…) de commercialisation, processus qui implique également l’évaluation de la conformité et l’assurance de la qualité des systèmes de production, dont l’application peut, à son tour, conduire à une amélioration des produits et de la qualité, au bénéfice ultime du consommateur » (ibid., p. 3). 395 Le GT se réfère par la suite explicitement à la méthode européenne où la normalisation vient appuyer les exigences générales fixées au sein des Directives « nouvelle approche » (idem). 396 Ce rapport connaît un changement de forme à l’occasion du changement du président de ce groupe de travail en 2003. Quant aux priorités couvertes par ce programme, elles évoluent relativement peu, faisant à l’occasion l’objet de regroupement (par exemple l’ameublement fait l’objet d’une priorité distincte en 1998, est mis dans les priorités en veille en 2003 et passe à nouveau dans la catégorie des priorités clés en 2008, mais cette fois concernant le domaine prioritaire de la sécurité des enfants). Parmi les principales évolutions, notons l’apparition, en 2001, d’un thème « marché global », qui couvre les normes de gestion des réclamations et, dès 2003, la responsabilité sociale ; l’apparition des biens de seconde main en 2003 et de la sécurité alimentaire en 2007 ; des cosmétiques en 2008 ; l’apparition des thèmes comme les nanotechnologies en 2008 ou encore des mesures contre la fraude en 2010. À l’inverse, des thèmes comme la dentisterie ou les bicyclettes sont supprimés en 2004. Enfin, notons que les services touristiques sont présents sur cette liste dès 1998 et y figurent toujours en 2012. 397 Voir DT COPOLCO, 1998, « Programme des priorités 1998 » (ISO/COPOLCO 334, p.7 )
Chapitre 7 334
large, dans lequel évoluent les représentants des consommateurs et les associations.
Il ne s’agit pas d’encourager de façon invariable la participation aux travaux de
normalisation, mais de questionner en premier lieu la pertinence d’une telle
participation par rapport aux enjeux soulevés et aux autres arènes possibles de
l’action des consommateurs. Ces questions sont donc plus proches de la réalité des
associations de consommateurs, qui, avant de se demander quelles sont les normes
prioritaires, questionnent d’abord la pertinence d’une action de normalisation dont
l’influence est souvent incertaine, comme nous l’avons vu dans le chapitre
précédent. Ensuite, ces questionnements généraux débouchent sur une liste de huit
critères pour identifier plus précisément les intérêts des consommateurs dans les
travaux de normalisation398. Ces critères reflètent alors la prégnance des questions
de sécurité, de choix, d’information, d’aptitude à l’emploi, ainsi que
d’environnement, mais illustrent aussi les nouvelles préoccupations de l’ISO
relatives aux besoins des pays en développement, tout comme ils reflètent l’idée de
consommateurs plus vulnérables que d’autres en recommandant de porter une
attention particulière aux besoins des enfants, des personnes âgées et des personnes
handicapées.399 Sous cet angle, l’identité présumée du consommateur se reflète dans
l’établissement des critères de définition des priorités.
Les travaux préparatoires de ce GT donnent à voir les multiples enjeux qui se
cachent derrière la définition des priorités et des critères à leur établissement.
Comme nous l’avons vu, la détermination des priorités doit tout d’abord permettre
l’orientation des travaux des comités techniques concernés par les thèmes
prioritaires du COPOLCO400. Derrière la question des thèmes prioritaires se trouve
donc un autre enjeu, celui de l’accès et de l’influence du COPOLCO sur les travaux
398 Ces critères sont, dans l’ordre d’apparence : 1. Les questions de sécurité, 2. La performance (inclus l’aptitude à l’emploi, l’entretien, l’emballage), 3. Les utilisateurs et usages possibles, 4. L’information, 5. Le choix, 6. L’environnement, 7. La distinction des besoins entre pays développés et PVD, 8. Des exigences réalistes et méthodes d’essais. (Ibid.) 399 Le programme des priorités 1998 existe en français, contrairement à toutes les éditions suivantes parues en anglais uniquement. C’est pourquoi nous le citons presque exclusivement. Comme mentionné, ces critères sont identiques dans les éditions suivantes du programme des priorités. 400 En 1981, la question de l’influence du COPOLCO sur les travaux techniques est déjà au centre des préoccupations du groupe de discussion sur les priorités. Le compte rendu du groupe souligne les incertitudes « quant à la capacité des consommateurs d’influencer par l’intermédiaire du COPOLCO l’acceptation des projets prioritaires. La procédure concernant l’évaluation des priorités et le rôle du COPOLCO en la matière doivent être clarifiés. S’il n’y a aucun moyen pratique par lequel le COPOLCO pourrait apporter sa contribution, le groupe s’en préoccuperait. » Voir PV COPOLCO, 1981, p. 14.
Chapitre 7 335
techniques. En 1997, cet enjeu apparaît clairement au sein de l’ébauche du
Programme des priorités. On peut y lire : « La fonction première et principale du
COPOLCO est de fournir des conseils d’ordre politique (…). L’adoption de la
résolution susmentionnée en 1995 [1/1995] confère au comité une seconde
fonction : suivre et promouvoir un programme de priorités, du point de vue du
consommateur, dans les travaux de normalisation ! » Et de poursuivre : « Cette tâche
(…) contribue à donner au COPOLCO plus de substance (…). Elle lui permettra de
repérer les insuffisances soit dans les travaux de normalisation, soit dans la
représentation des consommateurs. Des mesures correctives seront alors possibles,
qui contribueront également à assurer une meilleure représentation des
consommateurs (…). La concrétisation de ces avantages potentiels dépendra des
contributions que feront les membres du COPOLCO. »401 Si le mandat du groupe de
travail attribué en 1991 était de définir les priorités et les critères de leur
établissement, on aperçoit bien ici que le travail de ce groupe déborde de son
mandat pour traiter de l’accès du COPOLCO aux travaux techniques. C’est la
définition de personnes clés et une formalisation de l’engagement des membres du
COPOLCO qui donnent au groupe de travail sa forme actuelle. C’est aussi ces deux
éléments qui permettent au COPOLCO d’avoir un accès, certes lâche et disant, mais
assez stable, aux travaux des comités techniques. Derrière la nécessité de définir des
thèmes prioritaires se cache donc une autre nécessité pour le COPOLCO, celle
d’accéder aux travaux techniques et de donner à voir son influence.
Ensuite, l’accès aux travaux techniques et le suivi des travaux posent in fine la
question de la participation, qui devient dès lors un objectif affiché du programme.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, les personnes clés sont non seulement
chargées d’informer le COPOLCO de l’avancement des travaux, mais aussi de la
représentation des consommateurs dans les comités techniques concernés. Il n’est
dès lors pas étonnant que les travaux du groupe de travail sur les priorités soient à
l’origine de plusieurs tentatives de définition des représentants des consommateurs
(voir chapitre 6, pp. 12-‐13). En 1993, ce groupe souligne d’ailleurs dans son rapport
que, pour contrôler régulièrement l’avancement de travaux sur les questions
401 Voir DT COPOLCO, 1997, « Programme des priorités. Priorités des consommateurs dans les travaux de normalisation internationale » (ISO/COPOLCO 309, p. 2).
Chapitre 7 336
prioritaires, le COPOLCO doit encourager la participation dans les délégations
nationales « afin d’assurer que des ‘observateurs’ délégués par les consommateurs
sont également présents dans les TC les plus importants ». En 1996, le GT souligne
que le programme des priorités « peut être un focus, un centre de gravité, qui,
espérons-‐le, suscite d’autres intérêts, supports et participation, ainsi qu’une
influence fructueuse des consommateurs. »402 De même, en 1998, parmi les objectifs
du groupe affichés dans le « programme des priorités », se trouve l’encouragement
des « organismes nationaux de normalisation et d’autres organisations pertinentes,
notamment Consumers International, à inclure des représentants des
consommateurs dans les comités techniques nationaux et internationaux
pertinents. »403 L’enjeu de la participation permet alors d’observer l’importance
d’une traduction thématique de celle-‐ci.
L’importance d’une traduction thématique de la participation est présente à l’esprit
des membres du groupe de travail sur les priorités. En effet, les membres du GT sont
bien conscients de la difficulté d’identifier les travaux de normalisation pertinents
pour les consommateurs sur la base de préoccupations générales. Ils sont aussi
conscients de la nécessité de présenter le contexte politique plus général dans lequel
un projet de normes intervient pour susciter la participation. En 1995, une
présentation schématique de l’établissement des priorités souligne ainsi
l’importance de « transformer les priorités globales en projets de normes
concrets »404. Au cours de la séance plénière, il est d’ailleurs souligné que « chaque
priorité requiert, non pas une analyse technique détaillée, mais un cadre politique et
une appréciation de l’apport de la représentation des consommateurs. »405 Alors que
la plupart des thèmes du programme des priorités font par la suite l’objet d’un
402 Notre traduction : « It can be a focus, a center of gravity, which, hopefully, attracts further interest, support and participation as well as succesful consumer influence. » Voir DT COPOLCO, 1996, « Programme des priorités 1996 » (ISO/COPOLCO 288, p. 5). 403 Les autres objectifs de ce groupe de travail sont la coordination des représentants des consommateurs et leur mise en réseau, la prise en compte des besoins des pays en voie de développement et la fourniture d’informations « pour aider les représentants des consommateurs à convaincre leurs responsables politiques d'appuyer les travaux dans ces secteurs » (ISO(COPOLCO 334, Programme des priorités 1998, pp. 2-3). Ces divers objectifs, qui, du reste, ne mentionnent pas l’établissement des priorités, témoignent des autres nécessités qui se cachent derrière la définition des priorités. Voir DT COPOLCO, 1998, « Programme des priorités 1998 », (ISO/COPOLCO 334, p. 3). 404 Voir DT COPOLCO, 1995, « Etude du COPOLCO sur les priorités en matières de consommation dans les travaux de normalisation internationale » (ISO/COPOLCO 265, p. 4). 405 Voir PV COPOLCO, 1995, p. 7.
Chapitre 7 337
exposé plus large406, d’autres thèmes ne mentionnent qu’une liste aride de normes
et leurs stades de développement, ou encore la structure du comité technique407. De
plus, la structure et la longueur du document (toujours entre 50 et 90 pages)
n’offrent pas une vue d’ensemble des enjeux très concrets des travaux prioritaires et
l’usage répandu du jargon de l’ISO le rend parfois peu digeste. Si la préparation du
programme des priorités a été en partie orientée en vue de permettre un
accroissement de la participation, l’objectif ne semble que partiellement atteint sous
l’angle de la documentation fournie.
Il est ici difficile de dresser un constat univoque quant à l’influence du GT
« priorités » sur les thèmes de la participation concrète des représentants des
consommateurs aux travaux des comités techniques. Comme nous l’avons vu, selon
le répertoire ISO de la participation, tous les thèmes prioritaires, à l’exception de
deux, sont couverts. Plusieurs éléments incitent cependant à penser que son
influence est relativement faible. Premièrement, la personne clé d’un secteur et le
représentant aux réunions des comités techniques sont souvent les mêmes et sont
presque toujours déjà impliqués dans les travaux du COPOLCO. Sous cet angle, la
définition des priorités semble plutôt refléter l’engagement existant des membres
du COPOLCO dans les travaux des comités techniques que susciter la participation
de nouveaux représentants des consommateurs. En deuxième lieu, rappelons qu’il
n’existe pas de représentant du COPOLCO dans les travaux techniques. Bien que des
commentaires sur les normes en cours d’élaboration puissent être discutés au sein
du GT sur les priorités, la transmission de ces commentaires aux TC concernés passe
par les délégations nationales ou les associations en liaison avec ces comités, comme
CI ou l’ANEC, qui n’ont pas le droit de vote, mais peuvent soumettre leurs
observations. Les discussions au sein du COPOLCO ne débouchent donc pas sur
406 On pense par exemple ici à la sécurité des enfants, telle qu’exposée dans le programme 2012, et qui fait à la fois référence aux nouvelles activités de normalisation dans le domaine ainsi qu’au cadre légal, en l’occurrence européen, avec l’existence de la Directive sur la sécurité des jouets (2009/48/CE), et qui présente, avec des illustrations, une série de risques associés à divers types de produits pour enfants (lits, chaises, duvets, matelas, balançoires…). Voir DT COPOLCO, 2012, « Working group – Priorities from the consumer’s point of view – Priority Programme and Annual Report » (ISO COPOLCO 20/2012, pp. 10-17). 407 On pense ici par exemple au thème des contraceptifs tel que traité dans le programme 2012. Les différences substantielles entre les rapports sectoriels sont liées au travail des personnes clés responsables de leur rédaction. À cet égard, notons que la nature volontaire de leur engagement rend l’ajout de contrainte qualitative sur leur rapport d’autant plus difficile.
Chapitre 7 338
l’élaboration d’une position propre aux consommateurs qui ferait l’objet d’un
consensus au niveau international à faire valoir en tant que tel au sein des comités
techniques. Le projet INTERNORM a d’ailleurs permis de constater que la personne
clé en charge du tourisme ne s’exprimera pas au nom du COPOLCO lors des réunions
du comité technique, ni même ne mentionnera son activité dans le GT, mais prendra
position au nom de l’ANEC.
En résumé, la définition des thèmes prioritaires du COPOLCO peut s’interpréter à
première vue comme une activité pragmatique face à l’étendue de la normalisation
internationale. Les priorités du COPOLCO reflètent l’extension thématique de la
normalisation, avec l’apparition de thèmes comme les services, proposés comme
une catégorie distincte de l’action des consommateurs dès 1993, la responsabilité
sociétale des organisations en 2003 ou les nanotechnologies en 2008, ou de la
dernière priorité ajoutée en 2010 concernant la contrefaçon et le comité
correspondant, créé en 2009 (ISO/TC 247). On peut cependant questionner l’utilité
de l’exercice pour le COPOLCO qui n’a pas accès aux comités techniques. Il peut
certes se comprendre en raison des activités d’orientation du COPOLCO auprès des
instances dirigeantes de l’ISO. Cependant, l’établissement des priorités du COPOLCO
apparaît avant tout comme le moyen par lequel le COPOLCO fait vivre son action au
niveau des comités techniques. Derrière la définition des priorités se cache donc une
« seconde fonction », c’est-‐à-‐dire l’accès, certes lâche et distant, mais relativement
stable, du COPOLCO aux travaux des comités techniques. Une nécessité peut ainsi en
cacher une autre. Cet accès aux travaux techniques semble nécessaire pour assurer
la crédibilité du COPOLCO et pose la question de la participation, qui devient dès
lors un objectif affiché du programme. Le COPOLCO est alors confronté à la
traduction thématique de la participation, qui, pour déboucher sur une participation
effective, nécessite la mise en forme des travaux de normalisation sous l’angle des
intérêts des consommateurs. Si la mise en forme des travaux de normalisation
internationale peut intervenir au sein des comités dédiés, nous allons voir
maintenant qu’elle peut aussi résulter de la dynamique des controverses.
3. Les thèmes controversés de la participation
Soulignons, en introduction à cette section, que les travaux des comités techniques
font rarement l’objet d’une controverse qui déborde des arènes de la normalisation
Chapitre 7 339
sur l’espace public. Nous observons donc ici plutôt des cas exceptionnels, mais qui
ont néanmoins des répercussions importantes sur la compréhension des
dynamiques participatives des formes d’autorité non conventionnelles. En effet, les
controverses peuvent modifier le paysage des acteurs associatifs concernés par les
travaux de normalisation internationale, notamment avec l’émergence de groupes
concernés et de nouveaux acteurs. Elles donnent à voir une certaine contingence de
la participation du monde associatif et des acteurs qui définissent ces régulations.
Sous cet angle, on assiste à une configuration progressive des parties prenantes, des
problèmes et solutions en discussions. De même, dans le cas de controverses, des
enjeux posés initialement comme techniques font l’objet de débordements qui
brouillent la frontière entre ce qui relève des questions techniques et politiques.
L’exploration de ces controverses rappelle certes l’importance, pour le monde
associatif, d’inscrire une action de normalisation dans le contexte réglementaire où
ses membres opèrent, mais elle souligne aussi le continuum qui existe entre les
arènes de normalisation internationale et les formes conventionnelles de pouvoir.
Autrement dit, l’exploration de ces controverses intervient toujours en relation
étroite avec l’environnement politique au sein duquel opèrent les associations. Nous
allons ici présenter la dynamique des controverses identifiée grâce à certains
entretiens, et plus précisément dans le cas de l’association américaine Kids in
Danger et de l’Association suisse pour le label de qualité de préservatif. Ces deux
exemples montrent que la frontière entre question technique et question politique
est remise en question et transgressée par la dynamique des controverses qui révèle
l’existence de nouveaux acteurs concernés et conduit à la reconnaissance de
nouvelles identités et connaissances. Mais auparavant, revenons brièvement sur la
dynamique des controverses telle qu’exposée au sein de la sociologie de la
traduction.
Précisons tout d’abord, en préalable à cette section, que n’entendons pas ici réaliser
une analyse détaillée de controverses spécifiques et une sociologie des controverses
technologiques (Callon, 1981), mais plutôt nous inspirer de cette notion pour
étudier les relations entre la dynamique participative des associations et les objets
en proie aux travaux de normalisation internationale. Nous proposons de définir la
controverse comme « un conflit triadique dans lequel le seul juge est le public des
Chapitre 7 340
pairs » (Lemieux, 2006, p. 196)408. La controverse renvoie donc à des « situations où
un différend entre deux parties est mis en scène devant un public, tiers placé dès
lors en position de juge » (ibid., p. 195). Cette définition conduit à qualifier les
controverses selon que le public des pairs est composé de scientifiques ou au
contraire de profanes409. Il s’agit donc d’appréhender ici la controverse de façon
assez large, comme une mise en débat des choix techniques et scientifiques
impliquant une variété d’acteurs et qui résulte d’événements imprévus. Les
controverses rendent visibles les incertitudes entourant les choix sociotechniques,
c’est-‐à-‐dire les « zones d’ignorances » qui entourent non seulement les choix
techniques et scientifiques, mais aussi l‘étendue des acteurs concernés, des
problèmes soulevés et des solutions possibles (Callon et al., 2001, pp. 47–48). Ces
zones d’ignorance sont mises en lumière par des événements imprévus, des
« débordements », qui déstabilisent notre connaissance du monde – par exemple,
des parents qui s’aperçoivent qu’un produit juvénile est mortel, ou un chimiste qui
se rend compte qu’il n’existe aucune garantie quant à la qualité des préservatifs mis
sur le marché. Ces débordements peuvent alors conduire à une exploration de la
situation, et plus précisément à un triple inventaire, celui des acteurs « qui
s’estiment concernés par les débordements qu’ils contribuent à identifier », des
problèmes en discussions et des solutions possibles (ibid., p. 50). En effet, les
controverses peuvent contribuer à l’émergence de nouveaux acteurs, de « groupes
concernés », qui, en se découvrant affectés, se lancent dans une « accumulation
primitive de connaissances » à faire valoir auprès des scientifiques et décideurs
(Callon & Rabeharisoa, 2008; Callon et al., 2001). La controverse permet alors de
dépasser la double délégation présentée au chapitre quatre, c’est-‐à-‐dire la rupture
408 À l’inverse, Raynaud (2003, p. 8) définit la controverse comme « une division persistante et publique de plusieurs membres d’une communauté scientifique, coalisés ou non, qui soutiennent des arguments contradictoires dans l’interprétation d’un phénomène donné ». En restreignant le différend aux membres de la communauté scientifique, cette définition ne permet pas de prendre en compte le rôle des arguments amenés par les profanes dans ces différends (voir aussi Vinck, 2007, p. 193). Comme le souligne Callon et al. (2001), les profanes ne sont pas uniquement présents sous la forme du publique, mais peuvent aussi intervenir dans la production des connaissances. 409 Lemieux précise ainsi que « Deux figures borneraient, si l’on suit cette définition, la forme « controverse » : en deçà d’elle, les différends privés entre pairs, qui, faute de n’être pas encore pleinement triadiques, ne sont pas encore reconnaissables comme de véritables controverses ; au-delà d’elle, les crises institutionnelles, qui, faute de n’être plus soumises au seul jugement des pairs (puisqu’elles impliquent aussi des profanes et/ou la puissance publique), ne sont plus reconnaissables comme de simples controverses » (2006, pp. 195-196).