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La mise en forme bureaucratique de lâaction associativeen Tunisie
Damiano de Facci
To cite this version:Damiano de Facci. La mise en forme bureaucratique de lâaction associative en Tunisie : Les instrumentset lâorganisation du travail caritatif Ă Sfax. Ămulations : Revue de Sciences Sociales, 2021, 37, pp.37- 55. ïżœ10.14428/emulations.037.03ïżœ. ïżœhalshs-03190174ïżœ
La mise en forme bureaucratique de lâaction associative en Tunisie
Les instruments et lâorganisation du travail caritatif Ă Sfax Damiano De Facci
Ămulations - Revue de sciences sociales, 2021, n° 37, « Associations et bureaucratisation : perspectives africaines ».
Article disponible Ă lâadresse suivante
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Pour citer cet article
Damiano De Facci, « La mise en forme bureaucratique de lâaction associative en Tunisie. Les instruments et lâorganisation du travail caritatif Ă Sfax », Ămulations, n° 37, Mise en ligne le 19 mars 2021. DOI : 10.14428/emulations.037.03
Distribution électronique : Université catholique de Louvain (Belgique) : ojs.uclouvain.be
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Ăditeur : Ămulations â Revue de sciences sociales / Presses universitaires de Louvain https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations ISSN Ă©lectronique : 1784-5734
REVUE DE SCIENCES SOCIALES
La mise en forme bureaucratique de lâaction associative en Tunisie
Les instruments et lâorganisation du travail caritatif Ă Sfax
Damiano De Facci1
[RĂ©sumĂ©] Ă travers les cas de deux associations caritatives de la ville de Sfax, en Tunisie, lâanalyse se focalise sur trois instruments dâaction â le livre comptable, lâorganigramme et la base des donnĂ©es des bĂ©nĂ©ficiaires â, afin de mettre au jour les tensions et les ambiguĂŻtĂ©s des dynamiques de mise en forme bureaucratique de lâaction associative. Ces tensions et ambiguĂŻtĂ©s montrent que la dĂ©finition des instruments dâaction associa-tive ouvre davantage de marges de manĆuvre pour les responsables des associations. Dans ce cadre, la conformitĂ© des procĂ©dures de lâassociation aux normes imposĂ©es par lâĂtat, qui lui assure la lĂ©gitimitĂ© de son action, semble moins le rĂ©sultat dâune rĂ©elle volontĂ© de collaboration avec lâĂtat quâune appropriation des logiques Ă©tatistes de la part des responsables des associations. Ces responsables jouent un rĂŽle grandissant, en devenant Ă la fois des managers de la charitĂ© et les garants du fonctionnement de la chaĂźne sectorielle. La mise en forme bureaucratique de lâaction associative se rĂ©vĂšle ainsi ĂȘtre un processus de passage des associations de la fonction dâintermĂ©diation idĂ©ologique et clientĂ©liste Ă une forme de gouvernement personnalisĂ©e, fondĂ©e sur les responsables-managers des associations.Mots-clĂ©s : associations, Tunisie, instruments dâaction publique, bienfaisance, bureau-cratie
The bureaucratization of organisational action in Tunisia. The instruments and the organisation of charity work in Sfax[Abstract] The analysis stems from the case of two charitable associations in the city of Sfax, Tunisia, and focuses on three instruments â accounting books, organisational charts, and databases of beneficiaries â to highlight the tensions and ambiguities within the bureaucratic form of organisational action. Such tensions and ambiguities demons-trate how the instruments of organisational action increase the margins of manoeuvre of charitiesâ managers. In such a context, the adherence of organisational procedures to State norms, and thus the legitimacy of these organisations, rests on the appropriation of State logics by charitiesâ managers, rather than on a real will to collaborate with the State. These managers come to play an increasingly central role, becoming at the same time the managers of their charities and the guarantors of the whole charity sector. The bureaucratic form of organisational action thus reveals a shift in the role of organisa-tions, from serving the function of ideological mediation and the mediation of clienteles, to embodying a form of personalised government, based on the managers-guarantors of organisations.Keywords: civic associations, Tunisia, public action instruments, charity, bureaucracy
La rĂ©volution tunisienne et la chute du rĂ©gime de Ben Ali le 14 janvier 2011 ont Ă©tĂ© suivies par un essor des associations. Entre 2011 et 2013, des milliers dâassociations 1 CESSMA, Paris.
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sont crĂ©Ă©es2 dans la foulĂ©e des mouvements sociaux de la rĂ©volution et dans le double contexte du soutien institutionnel et Ă©conomique international Ă la transition dĂ©mo-cratique, et de lâorganisation du pluralisme politique. Dans ce cadre, une multiplicitĂ© dâacteurs associatifs, privĂ©s, Ă©tatiques et internationaux participent Ă la mise en forme de lâaction associative Ă travers lâĂ©laboration de normes et de procĂ©dures qui assurent sa lĂ©gitimitĂ© et son financement.
En opposition aux normes en vigueur sous le rĂ©gime autoritaire, lâenjeu des proces-sus de bureaucratisation (Bayart, 2013 ; Hibou, 2013) dĂ©finissant le statut, le cadre dâac-tion et de financement des associations, prĂŽnĂ©s notamment par lâĂtat et par les acteurs internationaux est la crĂ©ation de normes pour une action associative dĂ©mocratique. GrĂące aux formations assurĂ©es par les bureaux de lâĂtat3, par les organisations inter-nationales, ou par des consultants privĂ©s, les associations « absorbent » les recomman-dations et les principes classiques de la « sociĂ©tĂ© civile internationale » (FerrĂ©, 2018 ; SigillĂČ, 2016), et formulent des discours critiques concernant leur propre action.
Le plus souvent, les activistes associatifs rencontrĂ©s affirment que les associations doivent garder une neutralitĂ© par rapport Ă lâĂtat et aux partis politiques : voilĂ le pre-mier principe auquel celles-ci devraient se conformer. La conscience de leur propre rĂŽle passe Ă©galement au travers de la critique des pratiques dâavant 2011. Le discours dâune agente de terrain de lâUTSS (Union tunisienne de solidaritĂ© sociale), ancienne structure de distribution dâaides et de dĂ©veloppement qui essaie de se renouveler aprĂšs le 14 janvier 2011, peut servir dâexemple Ă ce propos.
Avant la rĂ©volution, on Ă©tait toujours liĂ© Ă la politique de lâĂtat, maintenant on peut choisir les domaines dâintervention. Avant il y avait un certain pilotage ; plus ou moins, hein ! Mais aujourdâhui on se sent plus libre. [âŠ] CâĂ©tait toujours les autoritĂ©s locales qui intervenaient pour proposer les noms des bĂ©nĂ©fi-ciaires : elles nous donnaient les listes et on se retrouvait obligĂ© dâaccepter ça, on ne pouvait pas dire non. Maintenant on peut dire non. (Entretien avec AĂŻda, Kasserine 20/05/14)4.
Le discours accompagnant la bienfaisance est mis en contraste avec les pratiques clientĂ©listes des autoritĂ©s publiques, et la libertĂ© des associations est attribuĂ©e Ă la fin de la violence illĂ©gitime du rĂ©gime autoritaire. Au-delĂ dâune simple opposition entre nouvelles et anciennes associations â libertĂ© contre autoritarisme â, la rupture tempo-relle distingue surtout la lĂ©gitimitĂ© des pratiques des associations.
En se focalisant sur les instruments dâaction associative, soit sur les dispositifs qui en structurent les programmes en composant des logiques dâaction et des conceptions du rapport Ă lâĂtat multiples, le prĂ©sent article traitera des processus de bureaucratisation
2 Au cours de lâannĂ©e 2011, la Tunisie enregistre la crĂ©ation de plus de 2000 nouvelles associations, alors quâelle en comptait seulement 9600 en 2010 ; lâannĂ©e 2012 voit la crĂ©ation de prĂšs de 3000 associations (FFF, 2013).3 Notamment par le Centre dâinformation, de formation, dâĂ©tudes et de documentation sur les associations (IFEDA), crĂ©Ă© en 2000 et placĂ© sous la tutelle du Premier ministĂšre. 4 Pour une analyse politique du rĂŽle de lâUTSS sous le rĂ©gime de Ben Ali, voir les travaux de BĂ©atrice Hibou (Hibou, 2006).
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des associations du point de vue de leur quĂȘte de lĂ©gitimation et de distinction par rap-port aux pratiques autoritaires. Ă partir de cas empiriques issus dâun travail de terrain ethnographique5 rĂ©alisĂ© entre 2014 et 2017 dans la ville de Sfax en Tunisie, lâarticle se focalisera sur les ressorts et les tensions rĂ©sultant de lâorganisation bureaucratique du travail caritatif dans le cas dâun rĂ©seau dâassociations qui essaient de coordonner leur action. AprĂšs avoir, dans une premiĂšre partie, situĂ© historiquement lâessor des asso-ciations tunisiennes et avoir prĂ©cisĂ© le concept dâinstruments de lâaction associative, la deuxiĂšme partie abordera notamment lâanalyse de deux trajectoires dâassociations caritatives de Sfax. Lâanalyse mettra en exergue le rĂŽle de certains instruments dâaction dĂ©finis par les associations â comme le livre comptable, lâorganigramme, la base des donnĂ©es des bĂ©nĂ©ficiaires â et les marges de manĆuvre que ces instruments donnent aux acteurs associatifs. La troisiĂšme partie sera consacrĂ©e Ă une discussion des proces-sus de bureaucratisation et de lâarticulation entre gouvernement technique, gouver-nement partisan et gouvernement personnel que lâanalyse des instruments dâaction associative rĂ©vĂšle.
1.â EntrelibĂ©ralisationetdĂ©mocratisation :delâassociation-instrumentauxinstrumentsdelâactionassociative
Lâessor des associations entre 2011 et 2013 a Ă©tĂ© soutenu par la politique de lâĂtat en matiĂšre dâemploi, et notamment par le programme de Service civil volontaire (SCV)6 de lâANETI7, qui prolonge le Fonds national de lâemploi 21.21 instituĂ© en 1999 pour lâin-sertion des demandeurs dâemploi. Suite Ă la rĂ©volution, le ministĂšre de lâIntĂ©rieur com-mence Ă donner les autorisations trĂšs vite aux nouvelles associations. La promulgation en septembre 2011 de la nouvelle loi8 rĂ©gissant les associations simplifie les procĂ©dures administratives et rend effectif le rĂ©gime de dĂ©claration au Premier ministĂšre, en met-tant les associations Ă lâabri du contrĂŽle du ministĂšre de lâIntĂ©rieur. Par ailleurs, la nou-velle Constitution de janvier 2014 adopte des dispositions qui consacrent le principe de subsidiaritĂ©, la communalisation de lâensemble du territoire, la gĂ©nĂ©ralisation des Ă©lec-tions dans les collectivitĂ©s locales et la participation citoyenne aux dĂ©cisions locales.
Dans ce cadre, la participation des associations Ă lâaction publique devient un enjeu de rĂ©forme de lâĂtat dans un sens dĂ©mocratique (PNUD, 2015). NĂ©anmoins, elle nâest pas un fait de la rĂ©volution : elle a un double ancrage historique. Les premiĂšres ouvertures
5 Ce terrain faisait partie dâune plus grande enquĂȘte empirique, menĂ©e entre fin 2013 et mi-2017, en vue de la prĂ©paration dâune thĂšse de doctorat en sociologie sur la participation des associa-tions Ă lâaction publique en Tunisie postrĂ©volutionnaire, et soutenue en 2019. Lâethnographie a consistĂ© en de longs sĂ©jours sur place, des observations systĂ©matiques des activitĂ©s associatives et des entretiens approfondis avec les responsables et les activistes des associations. Une partie des entretiens analysĂ©s dans cet article a Ă©tĂ© menĂ©e en Ă©quipe avec Fabio Merone et Ester SigillĂČ.6 Il sâagit dâun stage en association destinĂ© aux diplĂŽmĂ©s du supĂ©rieur primo-demandeurs dâemploi, avec une indemnitĂ© de 200 DT et la sĂ©curitĂ© sociale.7 LâAgence nationale pour lâemploi et le travail indĂ©pendant (ANETI) est un Ă©tablissement placĂ© sous la tutelle du ministĂšre de la Formation professionnelle et de lâEmploi.8 Loi 88-2011 du 24 septembre 2011.
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libĂ©rales du rĂ©gime de Ben Ali, entre 1987 et 1992, ont entraĂźnĂ© pour la premiĂšre fois une poussĂ©e du nombre des associations, dans le contexte plus large des transforma-tions socioĂ©conomiques entamĂ©es Ă partir de la deuxiĂšme moitiĂ© des annĂ©es 1980 avec lâajustement structurel. Ă partir des annĂ©es 2000 notamment, les politiques publiques sâappuient de plus en plus sur des acteurs associatifs pour mener des actions sociales et de dĂ©veloppement de proximitĂ© (Allal, 2016 ; Ben Amor, 1994 ; Laroussi, 2009). En effet, les rĂ©formes successives au Programme dâajustement structurel de 1987 avaient produit des effets imprĂ©vus en affectant le niveau de vie des catĂ©gories sociales Ă faibles revenus et, de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, en Ă©branlant les structures de protection sociale. Cela a incitĂ© lâĂtat Ă construire un discours politique trĂšs ouvert aux exigences internationales de « bonne gouvernance » et dâappui Ă la sociĂ©tĂ© civile (Laroussi, 2009). NĂ©anmoins, la quasi-totalitĂ©9 de ces associations faisait partie du dispositif autoritaire de contrĂŽle sur la population, ainsi que de lâappareil de lĂ©gitimation du rĂ©gime (Ben Achour, 2011). Elles Ă©taient Ă la fois encadrĂ©es par le rĂ©gime, infĂ©odĂ©es par le parti au pouvoir, ou encerclĂ©es par les pressions judiciaires et policiĂšres, et empĂȘchĂ©es dâavoir accĂšs aux populations auxquelles elles sâadressaient (Ben Achour, 2011 ; Redissi, 2007). En revanche, le boom associatif des annĂ©es 2011 et 2012 relĂšve des transformations po-litiques qui ont suivi le 14 janvier 2011. Il se situe Ă la fois dans la rupture du 14 janvier â avec lâappropriation de lâhĂ©ritage des revendications des mouvements de rĂ©volte â et dans la continuitĂ© des transformations nĂ©olibĂ©rales de lâĂtat et de lâaction publique.
Instruments des politiques publiques libĂ©ralisĂ©es depuis les annĂ©es 1980, notamment dans le champ de lâemploi (De Facci, 2016 ; HĂ©ly, 2009 ; Simonet, 2010), les associations doivent dĂ©sormais participer Ă lâaction publique en tant quâacteurs de dĂ©mocratisation (De Facci, Som-1, 2017 ; Laville, Salmon, 2015). Dans ce cadre, la dĂ©finition dâinstruments dâaction publique (Halpern, Lascoumes, Le GalĂšs, 2014 ; Lascoumes, Le GalĂšs, 2004) de la part des associations permet dâanalyser lâessor des associations tunisiennes non seu-lement par le haut des politiques gouvernementales, mais aussi par le bas des registres dâaction des acteurs associatifs, de leur expĂ©rience et de leurs pratiques (LefĂšvre, 2008). En particulier, lâentrĂ©e par les instruments permet dâanalyser les processus de bureau-cratisation associative par les jeux des acteurs qui participent Ă la construction des instruments, et par les effets du travail des instruments sur lâaction associative et sur la reconfiguration de lâĂtat. Cette analyse reprend la dĂ©finition dâinstrument dâaction publique donnĂ©e par Pierre Lascoumes et Patrick Le GalĂšs : « un dispositif technique Ă vocation gĂ©nĂ©rique porteur dâune conception concrĂšte du rapport politique/sociĂ©-tĂ© et soutenu par une conception de la rĂ©gulation » (Lascoumes, Le GalĂšs, 2004 : 14). NĂ©anmoins, son usage dans le cadre de lâaction associative veut aller au-delĂ de lâana-lyse de lâassociation-instrument. Parler dâinstruments dâaction associative signifie non seulement se dĂ©centrer de lâanalyse des objectifs des politiques publiques en mettant lâaccent sur les dispositifs qui en structurent les programmes, mais aussi de rĂ©flĂ©chir sur la multiplicitĂ© dâacteurs qui dĂ©finissent les instruments dâaction publique, sur les 9 Ă lâexception notamment de cas remarquables comme la LTDH, lâATFD, lâAFTURD, le CNLT, Amnesty International.
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relations entre associations et Ătat et sur les formalitĂ©s qui font exister lâassociation en tant quâacteur collectif. Ă partir de ce cadre analytique, le cas de deux associations tunisiennes permettra de mettre en lumiĂšre les tensions et les ambiguĂŻtĂ©s qui Ă©mergent autour de la mise en place des instruments du travail caritatif.
2.â DeuxtrajectoiresdâassociationsĂ Sfax
La configuration dâactions associatives Ă©tudiĂ©e dans le prĂ©sent article se situe au premier abord Ă lâintersection de lâactivisme politique et des pratiques religieuses. Lâanalyse se focalisera en particulier sur deux associations de Sfax faisant partie dâun rĂ©seau dâassociations Ă rĂ©fĂ©rent islamique « La main dans la main10 », aux activitĂ©s rela-tivement hĂ©tĂ©rogĂšnes, mais plutĂŽt centrĂ©es sur la charitĂ© religieuse et la prĂ©dication. La plupart des membres fondateurs et des activistes de ces associations sont issus du parti islamiste Ennahdha (Merone, Soli, 2013 ; SigillĂČ, 2020a). Parti dâopposition aux rĂ©gimes de Bourguiba et Ben Ali, beaucoup de ses militants ont subi la rĂ©pression, la prison et lâexil. LĂ©galisĂ© aprĂšs la rĂ©volution, Ennahdha gagne les Ă©lections de 2011 et participe Ă tous les gouvernements qui se sont succĂ©dĂ© depuis 2012.
Lâassociation « La source de la charitĂ© de Sfax » naĂźt dĂ©but 2012. Son prĂ©sident et fondateur est Habib, un ancien militant dâEnnahdha. Habib commence Ă militer au sein du parti pendant les annĂ©es 1980. Ă partir de 1999, il dirige la cellule des « affaires sociales » dâEnnahdha pour lâensemble du gouvernorat de Sfax. Il sâagissait de sâoccu-per des familles des prisonniers et des anciens prisonniers politiques du mouvement islamiste. Le groupe est composĂ© par quelques militants qui ont un rĂ©seau de contacts dans lâensemble du gouvernorat, rĂ©coltent lâargent et le redistribuent : tout le travail est menĂ© en cachette, dans une cellule isolĂ©e et seulement par transfert monĂ©taire. AprĂšs la rĂ©volution, ce noyau constituĂ© par la cellule des affaires sociales dâEnnahdha de Sfax se transforme en association â les membres de la cellule font partie du bureau de lâassociation â, en changeant sa raison dâĂȘtre : il sâagit dâaider tout le monde, et non seulement les camarades. Lâaide consiste dĂ©sormais en biens alimentaires, Ă©quipe-ments et vĂȘtements. Habib Ă©tablit une continuitĂ© forte entre son expĂ©rience passĂ©e et son association :
Lâassociation existait dĂ©jĂ en pratique, mais on a eu lâacceptation officielle seu-lement fin 2011 dĂ©but 2012. Avant elle nâĂ©tait pas formalisĂ©e, on travaillait en cachette. Mais la structure Ă©tait dĂ©jĂ lĂ . Maintenant on peut travailler librement. [âŠ] Aujourdâhui je prĂ©fĂšre lâassociatif au politique, parce que dans le travail poli-tique il y a des limites, il faut faire attention ; avec lâassociation je peux travailler avec tout le monde. Pour nous câest lâaide pour lâaide, ce nâest pas pour le gain, câest une valeur religieuse, je veux aider toute personne nĂ©cessiteuse. On arrive Ă rĂ©cupĂ©rer pas mal dâargent, les gens me connaissent, parfois ils mâappellent pour donner de lâargent, ils savent que je ne le fais pas pour moi, que jâaide les gens. (Entretien avec Habib, Sfax 29/04/15)
10 Les noms des acteurs et des associations enquĂȘtĂ©s ont Ă©tĂ© anonymisĂ©s.
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LâexpĂ©rience du travail en clandestinitĂ© est trĂšs importante, puisque Habib et ses ca-marades ont pu connaĂźtre les familles des prisonniers politiques et les prisonniers po-litiques eux-mĂȘmes, et ont pu constituer un rĂ©seau, en sollicitant parfois des hommes dâaffaires.
Le changement de la situation politique du pays permet de formaliser lâassociation et de travailler pour atteindre « tout le monde », sans sĂ©lection a priori. Il reprĂ©sente une bifurcation, dans laquelle Habib affirme avoir choisi lâassociatif. Selon lâexplication fournie, le politique implique des limitations au travail associatif et Ă lâuniversalitĂ© de lâaide : si, avant 2011, il sâagissait dâun horizon obligĂ©, la chute du rĂ©gime reprĂ©sente une opportunitĂ© de choix. Dâailleurs, ce choix de dĂ©tachement du politique est liĂ© Ă la spĂ©cialisation dans le travail dâaide, surtout dans son cĂŽtĂ© le plus organisationnel :
On Ă©tait douĂ©s pour ce genre de travail et on avait une vĂ©ritable connaissance des rĂ©seaux. Câest pour cela que notre association travaille mieux que les autres associations, mais en mĂȘme temps câest complĂštement diffĂ©rent. Il sâagit dâaider tout le monde, mais on arrive Ă aider beaucoup moins de personnes. Avant, il y avait 8 000 prisonniers politiques Ă Sfax : on arrivait Ă aider la plupart des familles. Aujourdâhui, la logique est diffĂ©rente. (Entretien avec Habib, Sfax 25/05/17)
Lâ« Association de bienfaisance de Sfax », quant Ă elle, est fondĂ©e en 2011 sous le nom de Rahma, la « misĂ©ricorde », nom Ă forte connotation religieuse (Ben NĂ©fissa, 1992)..Son histoire est liĂ©e Ă celle de Skander, directeur gĂ©nĂ©ral de lâassociation depuis 2013. Ancien militant dâEnnahdha, Skander part en Allemagne en tant que rĂ©fugiĂ© po-litique dans les annĂ©es 1980. Il fait des Ă©tudes professionnelles pour le travail social et commence Ă travailler Ă la Diaconie, la structure caritative de lâĂglise protestante allemande, comme assistant de direction Ă Duisburg. Dans ce cadre, il a lâopportunitĂ© de participer Ă la gestion des rĂ©percussions de la fermeture de la grande usine de la Thyssen :
Il fallait gĂ©rer la fracture sociale, puisque la fermeture de lâusine avait provoquĂ© des millions des chĂŽmeurs dans le bassin sidĂ©rurgique. Pour lâencadrement et la gestion sociale de la crise, il y a eu lâalliance entre lâĂglise, lâĂtat et les partis politiques. (Entretien avec Skander, Sfax 20/01/16)
Par la suite, il travaille pour une fondation syndicale proche du parti social-dĂ©-mocrate allemand et pour lâOrganisation internationale des migrations (OIM) Ă DĂŒsseldorf, Hambourg et Berlin. AprĂšs la rĂ©volution, il intĂšgre lâĂ©quipe de lâOIM en Tunisie et sâoccupe du dĂ©veloppement de la politique de lâimmigration. Il revient Ă Sfax en 2013 et commence un travail de rĂ©organisation de Rahma. Son expĂ©rience dans les organisations caritatives protestantes et sa proximitĂ© avec le mouvement islamique tunisien lui donnent un modĂšle crĂ©dible et la lĂ©gitimitĂ© pour le proposer. En effet, ses missions sont le changement de nom et de structure de lâassociation : lâassociation de-vient ainsi « Association de bienfaisance de Sfax » et son chantier prioritaire devient le soutien aux orphelins. Par la suite, le travail de Skander se concentre surtout sur le marketing de lâorganisation :
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Il faut dĂ©finir des stratĂ©gies de communication, les produits, les clients. ContrĂŽle en input et output : en input par une convention avec le donateur ; en output par un compte rendu de la comptabilitĂ©. On stipule une convention avec les donateurs, le 12,5 % est la partie qui reste Ă lâassociation, selon le droit religieux. (Entretien avec Skander, Sfax 20/01/16)
Sa rĂ©organisation de lâassociation part donc du langage et des dispositifs de finan-cement et vise Ă crĂ©er la confiance autour de lâassociation par les compĂ©tences dans la gestion des projets.
Les deux associations ont des dimensions comparables : les deux comportent en 2016 environ une centaine dâadhĂ©rents. NĂ©anmoins, lâ« Association de bienfaisance de Sfax » est beaucoup plus structurĂ©e par rapport à « La source de la charitĂ© de Sfax », qui ne compte quâune assistante sociale salariĂ©e : lâ« Association de bienfaisance de Sfax » a un directeur gĂ©nĂ©ral et un directeur exĂ©cutif salariĂ©s, ce qui lui permet dâorganiser le travail de maniĂšre professionnelle et de gĂ©rer davantage de projets. Les deux asso-ciations sont liĂ©es Ă lâOrganisation tunisienne de dĂ©veloppement social (OTDS) et au Programme dâappui Ă la sociĂ©tĂ© civile (PASC), qui les poussent Ă diversifier le travail caritatif, en mettant en place des projets dâactivitĂ©s gĂ©nĂ©ratrices de revenus.
2.1.â LaremiseencausedelalĂ©gitimitĂ©associative :lelivrecomptable
Pendant la pĂ©riode de 2012-2013, caractĂ©risĂ©e par une conflictualitĂ© sociale et politique aiguĂ«, les associations caritatives sont ciblĂ©es par une sĂ©rie de polĂ©miques politiques et de scandales journalistiques fondĂ©s sur deux accusations principales : dâun cĂŽtĂ©, elles seraient le relais associatif du parti dâEnnahdha auquel elles assureraient une clien-tĂšle, de lâautre, elles viseraient à « islamiser » la sociĂ©tĂ© tunisienne, en Ă©tant mĂȘme un vĂ©hicule dâidĂ©ologies politiques « extrĂ©mistes ». Les deux accusations ont en commun de pointer du doigt le manque de transparence des financements associatifs. Avec le gouvernement « technocrate » de 2014, les activitĂ©s de dizaines dâassociations de chari-tĂ© et de prĂ©dication sont « gelĂ©es », contestant lâopacitĂ© de leurs comptabilitĂ©s (Merone, SigillĂČ, De Facci, 2018).
Tout en mettant lâaccent sur le caractĂšre rĂ©pressif et discrĂ©tionnaire des pratiques de lâĂtat envers les associations, les entretiens rĂ©vĂšlent un repositionnement progressif par rapport Ă ces Ă©pisodes. Câest le cas de Habib, prĂ©sident de « La source de la charitĂ© de Sfax ». Depuis notre premier entretien en 2015, lorsquâil jugeait que le gel des asso-ciations « nâest quâun acte politique criminel ; si câĂ©tait mon association, je nâaurais pas arrĂȘtĂ© le travail, ils ne peuvent rien faire » (Entretien avec Habib, Sfax 29/04/15), Habib a partiellement changĂ© dâidĂ©e. En parlant dâune association qui a Ă©tĂ© sanctionnĂ©e en raison de sa comptabilitĂ© opaque, il Ă©voque la façon dont elle « nâa pas bien gĂ©rĂ© les choses, elle a traĂźnĂ©, et on est arrivĂ© Ă la limite : tu cumules, tu cumules et ça arrive au bout » (Entretien avec Habib, Sfax 15/05/16). Lâaffaire nâest plus jugĂ©e Ă lâaune du conflit politique, mais de la dimension critique de la publicitĂ© :
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Le problĂšme est quâon a toujours Ă©tĂ© habituĂ©s Ă travailler en secret : on a ce problĂšme de confiance mĂȘme aujourdâhui. On Ă©tait en clandestinitĂ© pour trop de temps et on a pris lâhabitude. (Entretien avec Habib, Sfax 15/05/16)
Ce repositionnement est Ă©vident Ă©galement dans les interactions dâenquĂȘte. Pendant mon terrain, au dĂ©but des entretiens, les responsables des associations caritatives me montraient tout de suite le livre comptable, oĂč sont notĂ©es toutes les transactions dâargent : les dons, les financements, les dĂ©penses. Cet acte Ă©tait accompagnĂ© par un discours oĂč ils affichaient le souci de transparence, et leur professionnalisme dans la comptabilitĂ© de lâassociation. Ce geste relĂšve de la construction du discours public des associations caritatives face aux campagnes de remise en cause de leur lĂ©gitimitĂ© (De Facci, 2019).
En effet, lâaffaire du gel des associations met en cause non seulement lâhonnĂȘtetĂ© des responsables associatifs, mais aussi leurs compĂ©tences. Le livre comptable devient ainsi lâenjeu sur lequel sâattachent Ă la fois les soupçons des uns et les justifications des autres. Ă lâĂ©preuve du livre comptable, les associations de charitĂ© mobilisent un registre fondĂ© sur les compĂ©tences, en le centrant sur la gestion de lâassociation. La comptabilitĂ© oblige les associations Ă standardiser leurs procĂ©dures et Ă professionna-liser leurs bureaux, en acceptant les limites imposĂ©es par le cadre juridique. Ces com-pĂ©tences sont mises en avant pendant les entretiens, comme dans le cas du prĂ©sident de lâ« Association de bienfaisance de Sfax » :
Notre association est complĂštement transparente (procĂ©dures claires, papiers en rĂšgle, financements transparents) ; la gestion de lâassociation est strictement contrĂŽlĂ©e, nous travaillons de maniĂšre professionnelle. Nous sommes en train dâobtenir une certification ISO de standard international, on sera la premiĂšre association en Tunisie Ă lâavoir. (Entretien avec Lotfi, Sfax 13/12/14)
Ainsi employĂ©e, la logique des compĂ©tences devient le registre sur lequel est justifiĂ©e la transformation de lâaction associative : « La loi doit ĂȘtre au-dessus de tout, certaines associations nâont pas bien gĂ©rĂ© leur budget. Notre bilan est journalier, on enregistre tout don reçu, matĂ©riel ou financier » (Entretien avec HĂ©di, Sfax 20/04/15). Le nouveau cadre est opposĂ© aux anciennes pratiques, notamment Ă la « politisation » des pratiques associatives : « avant on faisait nâimporte quoi » (Entretien avec Habib, Sfax 15/05/15) ; ou encore, comme lâaffirme Skander, le directeur gĂ©nĂ©ral de lâ« Association de bienfai-sance de Sfax » : « Il faut professionnaliser et centraliser le travail associatif ; surtout il faudrait Ă©viter la politisation des associations, comme câest le risque avec les petites associations » (Entretien avec Skander, Sfax 20/01/16).
Ă travers la maĂźtrise de lâinstrument du livre comptable, les deux associations ana-lysĂ©es sâapproprient les registres de lĂ©gitimation de la compĂ©tence et de la profes-sionnalisation. NĂ©anmoins, ces registres signifient moins lâadĂ©quation Ă des normes standardisĂ©es dâefficacitĂ© et dâaccountability, de calculabilitĂ© et de comparabilitĂ© que de rĂ©guler des rapports lĂ©gitimes entre associations et Ătat, tout en laissant des marges de manĆuvre aux responsables des associations. Lâanalyse de lâorganigramme du tra-vail caritatif et de la base des donnĂ©es des bĂ©nĂ©ficiaires montrera les tensions entre le
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maintien de cette marge de manĆuvre et la mise en forme de lâaction associative selon les logiques de la transparence, de la professionnalisation et de lâefficacitĂ©.
2.2.â LâefficacitĂ©enquestion :lâorganigrammedutravailcaritatif
Au-delĂ de la lĂ©gitimation, le problĂšme dâune approche professionnelle des procĂ©dures de gestion des associations relĂšve de lâorganisation sociale du travail associatif. Un ma-nager associatif comme Skander prĂŽne la rĂ©forme du travail caritatif, avec la fusion des petites associations et la sectorisation des activitĂ©s. Cependant, cette tentative de rĂ©forme du milieu associatif sfaxien rencontre des formes de rĂ©sistance, menĂ©es par les responsables dâassociation engagĂ©s notamment dans une comprĂ©hension plus poli-tique du milieu associatif sfaxien. La scĂšne principale du conflit est le rĂ©seau « La main dans la main », qui ne rĂ©unit pas seulement les associations caritatives, mais tout un ensemble dâassociations Ă rĂ©fĂ©rent islamique, de prĂ©dication, et notamment les asso-ciations des imams.
LâidĂ©e de rĂ©unir les associations a pour objectif de rendre le travail associatif plus effi-cace. « Il y a des obstacles pour les organisations qui restent trop petites : il faut choisir entre une grande institution qui travaille avec lâĂtat et les petites, qui ne peuvent pas dĂ©bloquer des ressources » (Entretien avec Skander, Sfax 20/01/16).
DâaprĂšs Skander, dans un contexte de dĂ©pendance Ă lâargent des bailleurs de fonds, les associations devraient apprendre Ă dĂ©bloquer des ressources tunisiennes et devenir la « banque dâelles-mĂȘmes ». Pour cela, il faut conquĂ©rir la confiance des donateurs et donc montrer la gestion professionnelle de lâorganisation. Mais il faut surtout rĂ©unir les petites associations en une seule grande association qui puisse Ă la fois ĂȘtre parte-naire de lâĂtat et compter sur un historique de bons rĂ©sultats de ses projets. La loi sur les fondations religieuses pourrait ainsi aider cette organisation des associations, moins par la rĂ©institution dâune fondation religieuse de chaque mosquĂ©e11 que par lâinstitu-tion dâune fondation civile, câest-Ă -dire dâune institution rĂ©gionale de rĂ©colte des dons, « qui pourrait arriver Ă gĂ©rer jusquâĂ 50 millions de DT » (Entretien avec Skander, Sfax 20/01/16). Lâorganisation du travail caritatif ne devrait donc pas ĂȘtre rĂ©ticulaire comme elle lâest dans le cadre du rĂ©seau « La main dans la main », car « il nâest pas possible de travailler avec une organisation horizontale » (Entretien avec Skander, Sfax 20/01/16).
Le renouvellement de lâ« Association de bienfaisance de Sfax » est justement pensĂ© pour englober le travail des autres associations du rĂ©seau. NĂ©anmoins, le projet de rĂ©-forme a Ă©chouĂ©. Lâ« Association de bienfaisance de Sfax » est clairement stigmatisĂ©e par certains responsables des associations du rĂ©seau comme « une association qui a une volontĂ© de domination sur les autres associations » (Entretien avec Habib, Sfax 17/01/16). Les accusations dont souffre lâ« Association de bienfaisance de Sfax » arrivent
11 Il sâagit de lâinstitution ottomane du habous, abolie Ă lâindĂ©pendance du pays, qui a fait lâobjet dâune proposition de loi pour sa rĂ©institution Ă lâAssemblĂ©e nationale constituante, entre 2012 et 2014, de la part de dĂ©putĂ©s islamistes et dâune coalition dâassociations, dont les associations du rĂ©seau « La main dans la main » de Sfax.
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jusquâĂ mettre en cause sa lĂ©gitimitĂ©, en insinuant que certains de ses responsables Ă©taient des membres de lâancien rĂ©gime (Entretien avec Habib, Sfax 17/01/16).
Une solution intermĂ©diaire est donc trouvĂ©e avec la constitution du « RĂ©seau des associations de dĂ©veloppement de Sfax », entiĂšrement dĂ©diĂ© Ă la charitĂ© religieuse, au dĂ©veloppement social, et au dĂ©veloppement de la ville (SigillĂČ, 2020b). En partant de lâĂ©chec du rĂ©seau « La main dans la main », organisĂ© comme pĂŽle idĂ©ologique, ce rĂ©seau est reconstruit Ă partir de quelques associations caritatives, donc selon une logique sectorielle. RĂ©unissant six associations de charitĂ©, le rĂ©seau devrait servir Ă partager le travail et les contacts, afin dâobtenir plus de crĂ©dibilitĂ© Ă la fois aux yeux des autoritĂ©s publiques et des possibles donateurs.
Les discussions sur lâefficacitĂ© de lâaction associative mettent en lumiĂšre les tensions entre la volontĂ© dâautonomie et la coordination de lâaction. NĂ©anmoins, le nouvel or-ganigramme entraĂźne des transformations de lâaction elle-mĂȘme : les associations se sectorisent, notamment en sâĂ©loignant des activitĂ©s de prĂ©dication et des initiatives des imams, et en recentrant les activitĂ©s de charitĂ© sur les partenaires, les bailleurs de fonds et les bĂ©nĂ©ficiaires. Comme dâautres associations du rĂ©seau caritatif, lâ« Association de bienfaisance de Sfax » et « La source de la charitĂ© de Sfax » travaillent dĂ©sormais en collaboration avec les institutions administratives locales, notamment la dĂ©lĂ©gation et la municipalitĂ©, dans une logique de subsidiaritĂ©. Des acteurs nationaux et interna-tionaux jouent Ă©galement un rĂŽle important pour le rĂ©seau caritatif : de lâOrganisation tunisienne de dĂ©veloppement social (OTDS) aux organismes de coopĂ©ration comme le Programme dâappui Ă la sociĂ©tĂ© civile (PASC) ou le PNUD. Au sein de ce nouveau rĂ©seau, les activitĂ©s caritatives sont assimilĂ©es Ă un « secteur » dâactivitĂ©, tandis que les activitĂ©s dâĂ©ducation visent dĂ©sormais le plus souvent lâenvironnement, le recyclage, lâĂ©ducation routiĂšre, la citoyennetĂ© active et la gouvernance locale participative, plutĂŽt que la prĂ©-dication religieuse. Dâailleurs, toujours prĂ©sent comme « valeur », le discours religieux tend Ă laisser sa place Ă lâargument du secours aux « pauvres », dans la continuitĂ© des politiques sociales et Ă©conomiques de « sortie de la pauvretĂ© » centrĂ©es sur lâindividu et sa famille.
2.3.â Labureaucratisationdutravailcaritatif :lacoordinationetlabasedesdonnĂ©es
2.3.1. Lacoordinationparlesprocédures
Les tentatives de collaboration entre associations procĂšdent au sein des rĂ©seaux for-malisĂ©s et par contact personnel. Elles aboutissent Ă des mĂ©canismes de coordination du travail caritatif et Ă des procĂ©dures standardisĂ©es dâintervention et dâaccĂšs aux aides. Ă la demande dâaide de la part dâun particulier suivent la constitution dâune fiche dâidentification, une visite de terrain sans prĂ©avis, et lâinsertion Ă©ventuelle dans une liste dâattente. Ces procĂ©dures sont gĂ©rĂ©es par les membres de lâassociation ou par
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des assistantes sociales12, pour la plupart diplĂŽmĂ©es et salariĂ©es Ă travers un contrat de Service civique volontaire (SCV). Lâaide consiste notamment en biens alimentaires, Ă©quipements et vĂȘtements. Il sâagit de dons faits Ă lâassociation, souvent sollicitĂ©s par les responsables auprĂšs de grossistes ou grands vendeurs, ou de produits achetĂ©s par lâassociation, grĂące aux dons reçus en argent, ou aux financements par projets des bail-leurs de fonds internationaux. Les biens Ă distribuer sont stockĂ©s au siĂšge de lâassocia-tion et cataloguĂ©s ; de mĂȘme, les transactions financiĂšres sont enregistrĂ©es sur le livre comptable.
Les associations caritatives sfaxiennes essaient de coordonner leur travail Ă travers lâadoption dâun logiciel commun pour la gestion de la base des donnĂ©es des bĂ©nĂ©fi-ciaires, afin de rationaliser le travail et dâĂ©viter le phĂ©nomĂšne des doubles aides. Ce logiciel reprĂ©sente un vĂ©ritable enjeu pour la professionnalisation du travail caritatif : des tentatives diffĂ©rentes sont menĂ©es en ce sens, sans quâon ait dĂ©passĂ© le seuil de la collaboration entre deux ou trois associations. La coordination passe Ă©galement Ă travers le transfert des ressources entre associations en cas de besoin et lâutilisation de numĂ©ros de tĂ©lĂ©phone en sĂ©rie. De mĂȘme, le territoire de la ville est quadrillĂ© : a priori, chaque association travaille dans un secteur particulier. Ce travail de coordination est certainement le rĂ©sultat dâune volontĂ© de se rĂ©unir de la part des responsables des asso-ciations, mais il a profitĂ© de lâencadrement dâun tissu associatif plus large et du soutien technique dâexperts en management des organisations, « internes » comme Skander, ou « externes » comme Fakhri, prĂ©sident dâune association de loisirs des jeunes de Sfax et consultant en stratĂ©gie des organisations.
2.3.2. Constructionetusagesdelabasedesdonnées :lecasducouffinderamadan
LâactivitĂ© des associations de charitĂ© se focalise surtout sur les quartiers considĂ©rĂ©s comme dĂ©favorisĂ©s. Lâidentification de ces quartiers est fondĂ©e sur un rĂ©cit qui prĂ©sente la marginalisation dâune maniĂšre assez routiniĂšre : les « preuves » en sont « la drogue, lâalcool, la prostitution, les viols, des situations familiales trĂšs critiques, les maisons mal bĂąties » (Entretien avec Habib, Sfax 29/04/15). Dans le cadre de cette identification, la « base des donnĂ©es » de lâassociation est un vĂ©ritable instrument administratif qui façonne le travail caritatif : elle est Ă la fois un instrument de triage des profils et une caution de lĂ©gitimation envers les autoritĂ©s publiques et les bĂ©nĂ©ficiaires.
Notre association a une centaine de membres volontaires, pas toujours dis-ponibles, et une salariĂ©e, une assistante sociale qui sâoccupe de la base des donnĂ©es et des dossiers des familles nĂ©cessiteuses. (Entretien avec Habib, Sfax 29/04/15)
Le choix des bĂ©nĂ©ficiaires est toujours confiĂ© aux rĂ©seaux personnels et supportĂ© par le travail « des femmes » qui sâoccupent de la base des donnĂ©es. Il sâagit des assistantes sociales et des autres personnes â normalement toujours des femmes â qui sâoccupent du triage du matĂ©riel Ă distribuer et qui connaissent les familles qui postulent grĂące
12 Lâusage du fĂ©minin correspond Ă un constat empirique autant quâĂ lâĂ©nonciation des respon-sables des associations.
48 ĂMULATIONS #37 â ASSOCIATIONS ET BUREAUCRATISATION
aux visites de terrain. Cette partie du travail est clairement genrĂ©e dans le cas de toutes les associations caritatives analysĂ©es, les femmes Ă©tant considĂ©rĂ©es comme plus Ă lâaise avec le contact humain, lâĂ©valuation du matĂ©riel et lâallocation des ressources. Ce sont des femmes qui quadrillent le territoire du secteur oĂč chaque association caritative travaille, pour recueillir lâinformation afin dâorganiser lâintervention, en collectant par exemple le nombre dâorphelins, veuves, divorcĂ©es, chĂŽmeurs, fils emprisonnĂ©s par fa-mille (Entretien avec Fathi, Sfax 04/05/15).
Le travail caritatif se construit de plus en plus comme une intervention bureaucrati-sĂ©e. Cette dynamique de bureaucratisation prĂ©sente le double mouvement de la mise en place de rĂšgles et de standards capables de garantir un traitement Ă©gal et imperson-nel, dâune part, et du travail personnel de la mise en catĂ©gorie et de lâapplication des cri-tĂšres, dâautre part. Le cas de la distribution du couffin de ramadan (couffin de denrĂ©es alimentaires destinĂ© aux familles nĂ©cessiteuses pour le mois de ramadan) organisĂ©e par « La source de la charitĂ© de Sfax » est Ă cet Ă©gard emblĂ©matique13. La procĂ©dure est encore une fois standardisĂ©e : le demandeur dâaide prend contact directement avec lâassociation ; par la suite, lâassociation procĂšde Ă la visite du mĂ©nage, par un comitĂ© de contrĂŽle Ă domicile composĂ© de deux assistantes sociales et deux hommes. Les dossiers des mĂ©nages sont insĂ©rĂ©s dans une base des donnĂ©es et, par la suite, une liste des bĂ©-nĂ©ficiaires est Ă©laborĂ©e. En 2017, lâassociation dispose dâenviron 700 couffins : chacun coĂ»te 75-85 DT14. « On a eu 20 000 DT, moins que les autres annĂ©es, puisquâil y a une forte crise Ă©conomique, mais on a rĂ©ussi quand mĂȘme Ă faire plus de couffins : lâannĂ©e derniĂšre on en avait environ 500 » (Entretien avec Habib, Sfax 25/05/17).
Le couffin contient des denrĂ©es alimentaires de base, comme la farine, la semoule, les pĂątes, le lait, lâhuile ; chacun reçoit en outre un morceau de viande de poulet. Les associations commencent la distribution du couffin une dizaine de jours avant le dĂ©but du jeĂ»ne : la campagne dure normalement trois ou quatre jours. Au-delĂ des personnes prĂ©sentes dans la liste Ă©tablie par lâassociation, dâautres noms ont Ă©tĂ© don-nĂ©s par le mouatmad15. Lorsque quelquâun qui nâest pas sur la liste arrive au guichet de lâassociation, son premier acte est souvent la prĂ©sentation de sa carte de soin16 : de cette maniĂšre, il revendique un droit fondĂ© sur une situation reconnue par lâĂtat, ou bien il reconnaĂźt une continuitĂ© entre lâassociation et lâĂtat, dans son caractĂšre dâaide et de sĂ©curitĂ© sociale. En revanche, la justification du refus de lâassociation, qui peut aboutir Ă la dispute, se fonde sur le fait de la sĂ©paration de lâĂtat : les demandeurs dâaide devraient, donc, se diriger vers le omda17 ou le mouatmad.
13 Les analyses suivantes sont fondĂ©es sur les observations menĂ©es avec Ester SigillĂČ lors la deu-xiĂšme journĂ©e de la distribution du couffin de ramadan 2017 au siĂšge de « La source de la charitĂ© de Sfax », Sfax 25/05/17, ainsi que sur les entretiens rĂ©pĂ©tĂ©s avec le prĂ©sident de cette association et les autres entretiens menĂ©s avec les responsables des associations caritatives. 14 Dinars tunisiens. Entre 2014 et 2017 la valeur du dinar tunisien a variĂ© entre 0,5 et 0,3 euro. 15 Il sâagit du responsable de la dĂ©lĂ©gation, une subdivision administrative du gouvernorat.16Il sâagit de la carte des bĂ©nĂ©ficiaires de la Caisse nationale dâassurance maladie (CNAM).17 Il sâagit du responsable du secteur, une subdivision administrative de la dĂ©lĂ©gation.
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« Nous ne sommes pas lâĂtat, nous distribuons aux pauvres et aux nĂ©cessiteux, nous ne reconnaissons ni gouverneur ni dĂ©lĂ©guĂ© ni rien » (Entretien avec Habib, Sfax 25/05/17). Habib se rend compte que beaucoup de gens en auraient vĂ©ritablement besoin, mais il rĂ©affirme que : « lâassociation a ses limites : dĂ©jĂ il y a une liste de 1500 personnes Ă partir de la base des donnĂ©es de lâassociation, tandis quâon a lâargent seulement pour en aider 700. Cependant, certaines personnes prĂ©tendent et ne comprennent pas les explications » (Entretien avec Habib, Sfax 25/05/17).
NĂ©anmoins, au-delĂ du conflit, les responsables de lâassociation Ă©coutent les histoires des demandeurs et se consultent entre eux pour dĂ©cider que faire des situations non incluses dans la liste. Une liste dâattente est Ă©tablie : il sâagit de lâattente de biens Ă don-ner ou du contrĂŽle Ă faire sur la situation des demandeurs, sur leurs conditions de vie et sur les aides Ă©ventuelles perçues dâautres associations. Une autre liste est remplie au cas par cas : elle concerne des personnes qui doivent ĂȘtre aidĂ©es, quand bien mĂȘme elles ne sont pas insĂ©rĂ©es dans la liste. Dans ce cas, les bĂ©nĂ©ficiaires ne reçoivent souvent pas un couffin entier, mais des produits que lâassociation garde en surplus.
Le problĂšme central pour lâassociation est dâĂ©valuer sur le moment la rĂ©elle situa-tion de besoin des demandeurs, et Ă©tablir ainsi la prioritĂ© parmi les demandeurs. Toute lâinteraction entre lâassociation et les demandeurs passe par la mise en rĂ©cit de la vie et de la situation familiale de ces derniers. Dâun cĂŽtĂ©, il sâagit de parler de ses propres « malheurs », avec des exagĂ©rations vraies ou soupçonnĂ©es par les membres de lâasso-ciation ; de lâautre, il sâagit dâexiger la transparence, tout en gardant la discrĂ©tion, et dâaccueillir une histoire Ă classer rapidement dans une catĂ©gorie afin de trouver une solution. Cette histoire peut rester dans la mĂ©moire des responsables de lâassociation, qui affirment connaĂźtre tous leurs bĂ©nĂ©ficiaires et sont Ă leur tour souvent reconnus par le voisinage. Habib, le prĂ©sident de « La source de la charitĂ© de Sfax », est reconnu dans les cafĂ©s Ă Sfax et parfois mĂȘme Ă Tunis18.
La pratique du rĂ©cit de la vie des demandeurs dâaide crĂ©e un lien de reconnaissance, tout dâabord pour les responsables de lâassociation. Dâailleurs, cette pratique sâassocie Ă une forme de contrĂŽle social qui passe par le formatage des histoires de vie des de-mandeurs dâaide et de la zone dâintervention. Ceci se rĂ©vĂšle, par exemple, dans la des-cription stĂ©rĂ©otypĂ©e du quartier des demandeurs, identifiĂ© avec la drogue, lâalcool, la prostitution et la dĂ©linquance. Cette forme de contrĂŽle relĂšve dâune double gĂ©nĂ©alogie. Dâabord, le contrĂŽle peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le rĂ©sultat de lâexpĂ©rience de la clandes-tinitĂ©, lorsque pour Ă©tablir un contact il fallait le connaĂźtre parfaitement :
CâĂ©tait un travail en cachette, tout Ă fait diffĂ©rent de celui que fait aujourdâhui lâassociation : la discrĂ©tion, la capacitĂ© dâinventer des maniĂšres de communi-quer, la capacitĂ© de connaĂźtre beaucoup de monde. Aujourdâhui on demande publiquement de lâargent, si quelquâun a confiance il donne ; avant, quand on contactait des gens, il fallait les connaĂźtre bien, procĂ©der petit Ă petit, faire des petits pas. (Entretien avec Habib, Sfax 25/05/17)
18 Observations pendant les conversations avec lui.
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Dâailleurs, cette forme de contrĂŽle semble Ă©galement liĂ©e aux techniques policiĂšres exercĂ©es sur les mĂȘmes personnes qui aujourdâhui sont responsables de lâassociation. DâaprĂšs lâun des managers associatifs qui travaille Ă la rĂ©forme de la charitĂ© religieuse, cette connaissance des techniques policiĂšres semble Ă©galement sâappuyer sur les relais qui se sont faits dans la prison, notamment avec « les petits criminels utilisĂ©s par lâan-cien parti pour âla casseâ » (Entretien avec Fathi, Sfax 04/05/15).
NĂ©anmoins, cette pratique de contrĂŽle rĂ©sulte plus simplement dâune technique ad-ministrative et bureaucratique, oĂč lâĂ©valuation qualitative, parfois un entretien menĂ© par un fonctionnaire, prĂ©cĂšde normalement le classement par des critĂšres quantitatifs et objectifs. Dans cette approche de proximitĂ©, typique des associations, la diffĂ©rence ne rĂ©side pas forcĂ©ment dans le temps dĂ©diĂ© aux demandeurs dâaide : les hors-liste sont de mĂȘme Ă©valuĂ©s rapidement. Câest en revanche le rĂ©cit lui-mĂȘme qui semble as-sumer une valeur et un poids plus importants par rapport Ă la logique bureaucratique de lâadministration. Par consĂ©quent, le formalisme rĂ©vĂšle des marges importantes de discrĂ©tion et dâarbitraire, que les associations essaient de rĂ©duire en fixant des rĂšgles bureaucratiques.
On a fait trois rĂ©unions pour dĂ©cider les listes : le bureau de lâassociation avec les assistantes sociales, car ce sont surtout elles qui ont la maĂźtrise de la situation. On a fait des listes diffĂ©renciĂ©es avec des prioritĂ©s : dâabord les veuves, puis les familles avec des handicapĂ©s [âŠ]. Comme on nâavait pas assez dâargent, on a essayĂ© de prendre quelquâun pour chaque liste. (Entretien avec Habib, Sfax 25/05/17)
Habib assure que, dâune annĂ©e Ă lâautre, leurs critĂšres se perfectionnent et sâaffinent grĂące Ă lâexpĂ©rience accumulĂ©e : cela se rĂ©vĂšle mĂȘme nĂ©cessaire, car les demandeurs dâaide augmentent plus que les ressources de lâassociation.
Le cas de « La source de la charitĂ© de Sfax » montre comment, autour de la base des donnĂ©es des bĂ©nĂ©ficiaires du couffin de ramadan, se joue Ă la fois une « gouvernemen-talisation » des associations (Hibou, Tozy, 2015), câest-Ă -dire lâadoption et la conforma-tion de cadrages, de normes et de procĂ©dures propres de lâadministration Ă©tatique, et une autonomisation personnelle des responsables des associations. Cette autonomisa-tion ouvre certainement des marges de manĆuvre arbitraires et discrĂ©tionnaires ; elle sâexprime nĂ©anmoins davantage Ă travers les normes et les procĂ©dures que lâassocia-tion essaie de formaliser et dâaffiner.
3.â LestensionsetlesambiguĂŻtĂ©sdelamiseenplacedesinstrumentsdutravailcaritatif
LâentrĂ©e par les instruments de lâaction associative focalise lâanalyse Ă la fois sur les ressorts multiples et sur les consĂ©quences des processus de bureaucratisation sur les associations, en dĂ©centrant partiellement le regard des objectifs et des grands acteurs. Le livre comptable, lâorganigramme et la base des donnĂ©es ne sont pas les seuls ins-truments mis en place dans le cadre de lâaction associative en Tunisie : par exemple, le
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diagnostic, le projet et le rapport comme formes dâĂ©criture codifiĂ©es sont trĂšs courants, ainsi que les dispositifs de formation, de sĂ©lection et de financement. NĂ©anmoins, la configuration sfaxienne et la bureaucratisation des associations caritatives permettent de mieux saisir comment la redĂ©finition des contours du politique entraĂźnĂ©e par les dis-positifs bureaucratiques (Hibou, 2013) sâarticule ultĂ©rieurement avec les dynamiques partisanes, les techniques religieuses et la gestion des quartiers et de la ville.
Loin dâĂȘtre un processus univoque ayant un rĂ©sultat prĂ©dĂ©terminĂ©, la mise en forme bureaucratique de lâaction associative en Tunisie rĂ©pond tout dâabord Ă la demande de sortir les associations de lâamateurisme, de la politisation et de la corruption. Le perfectionnement de la gestion du livre comptable montre que la remise en cause de la lĂ©gitimitĂ© est le moteur premier de la bureaucratisation de lâaction associative. Lâaccountability, la calculabilitĂ© et la comparabilitĂ© sont autant de normes acceptĂ©es pour se dĂ©fendre de la discrĂ©tion, du clientĂ©lisme et des pratiques politiques autori-taires de lâĂtat. Il faut nĂ©anmoins replacer le livre comptable dans une dynamique de plus longue durĂ©e, oĂč lâessor postrĂ©volutionnaire des associations lui-mĂȘme est liĂ© Ă la formalisation et Ă la lĂ©galisation des associations, contre le passĂ© autoritaire. La lĂ©giti-mation par la compĂ©tence et lâappropriation de normes techniques considĂ©rĂ©es comme « neutres » entraĂźne une « managĂ©rialisation » du travail associatif, vĂ©ritable caution de lĂ©gitimitĂ©, notamment pour des associations caritatives soupçonnĂ©es de connivence avec le parti au gouvernement.
La managĂ©rialisation se lie au questionnement sur lâefficacitĂ© de lâaction associative, face aux critiques dâamateurisme et dâinaction issues de lâintĂ©rieur mĂȘme du milieu associatif tunisien. Les controverses et les conflits autour de lâorganigramme du travail caritatif Ă Sfax montrent une dynamique de sectorisation du travail nĂ©gociĂ©e Ă plu-sieurs niveaux. LâĂ©chec de la tentative de fusion des associations relĂšve de lâarticulation entre lâimpĂ©ratif dâefficacitĂ© et la quĂȘte dâautonomie des associations Ă la fois vis-Ă -vis de lâĂtat et des plus grandes organisations. La sectorisation est une voie moyenne qui permet la rĂ©sistance des petites structures associatives, la possibilitĂ© de dĂ©cision de la part de leurs responsables et le maintien du dĂ©vouement et de lâenchantement des acti-vistes (LefĂšvre, 2008), ainsi que leur engagement religieux et politique. Le dĂ©vouement et lâenchantement des activistes ne sont pas en contradiction avec la redĂ©finition de lâactivitĂ© caritative, dâun champ dâengagement religieux Ă une sectorisation compatible avec les politiques publiques.
Ă travers la construction de la base des donnĂ©es des bĂ©nĂ©ficiaires, la sectorisation pousse lâinstitutionnalisation dâune vĂ©ritable bureaucratie du travail caritatif. En premier lieu, les associations semblent intĂ©grer des relations de subsidiaritĂ© avec les autoritĂ©s publiques, et notamment les collectivitĂ©s locales â la municipalitĂ© et la dĂ©lĂ©-gation. Les associations caritatives sont appelĂ©es Ă collaborer avec lâĂtat dans le cadre de lâintervention dans des zones marginalisĂ©es des quartiers, des villes et des rĂ©gions. Leur capacitĂ© dâattirer des fonds des particuliers ou des organismes internationaux en fait un atout de lâaction publique Ă©tatique, qui peut ĂȘtre sous-traitĂ©e par des associa-
52 ĂMULATIONS #37 â ASSOCIATIONS ET BUREAUCRATISATION
tions financiĂšrement autonomes. La collaboration peut ĂȘtre directe, avec lâorganisation commune dâĂ©vĂ©nements, ou bien indirecte, par le passage des listes des bĂ©nĂ©ficiaires de lâaide des autoritĂ©s aux associations. Il sâagit du « degrĂ© zĂ©ro » de la participation Ă lâaction publique : les associations participent Ă la protection sociale en tant quâacteurs subsidiaires, considĂ©rĂ©s mieux placĂ©s que les administrations de lâĂtat pour rĂ©pondre aux besoins de la population. Ils coordonnent la mise en Ćuvre dâune politique dĂ©cidĂ©e ailleurs grĂące Ă leur expĂ©rience dans le domaine.
Le cas sfaxien montre quâen faisant partie du rĂ©seau de sociabilitĂ© islamiste, les prĂ©-sidents des associations caritatives, le maire et le dĂ©lĂ©guĂ© de Sfax se connaissent : les liens partisans nouent ici des relations dâaction publique. Les associations semblent ainsi devenir des relais des politiques publiques de lâĂtat, suite mĂȘme Ă un changement partiel des administrations locales, qui voient lâentrĂ©e dâun personnel liĂ© au gouverne-ment islamiste. Cette dynamique semble dĂ©samorcer la politisation des associations, tout en gardant le lien partisan redĂ©fini par une rhĂ©torique techniciste. De maniĂšre similaire aux pratiques analysĂ©es dans dâautres contextes dâislamisme municipal (Signoles, 2009), la prise en compte des besoins des citoyens et leur implication dans les processus de dĂ©cision au local nâexcluent pas le contrĂŽle social, politique et moral. Ce contrĂŽle sâopĂšre notamment Ă travers les politiques sociales mises en Ćuvre par les associations et leur quadrillage du territoire.
NĂ©anmoins, au-delĂ de la persistance des relations clientĂ©listes, la base des donnĂ©es montre lâarticulation entre une forme de gouvernement personnel et une forme de gouvernement technique. Dâune part, la base des donnĂ©es relĂšve du modĂšle de la bu-reaucratie dâĂtat : afin dâatteindre lâefficacitĂ© pour soutenir et remplacer lâĂtat, par des relations de subsidiaritĂ©, les associations sâapproprient et affinent les instruments de lâĂtat. La base des donnĂ©es Ă©tablie entraĂźne des conflits entre bĂ©nĂ©ficiaires et associa-tions, et des revendications des bĂ©nĂ©ficiaires potentiels dont lâobjectif est de pouvoir rentrer dans les critĂšres dâayant droit Ă lâaide. Dans ce cadre, les responsables asso-ciatifs jouent un double jeu, en se dĂ©marquant de leur rĂŽle de service public, tout en essayant dâaffiner les critĂšres dâattribution des aides. Dâautre part, cette « gouverne-mentalisation de la sociĂ©tĂ© civile » (Hibou, Tozy, 2015 : 395) nâempĂȘche pas la gestion trĂšs personnelle des associations rĂ©vĂ©lant lâambiguĂŻtĂ© des normes techniques par les marges discrĂ©tionnaires des responsables des associations sur lâattribution des droits Ă lâaide, et donc lâĂ©mergence dâune notabilitĂ© associative.
Les instruments de lâaction associative rĂ©vĂšlent ainsi la configuration dâun mode de gouvernement hybride entre pouvoir technique et pouvoir personnel. La « dĂ©charge » (Hibou, 1999) des fonctions de lâĂtat-providence sur des organisations institutionna-lisĂ©es sous la forme souple de lâassociation permet justement de tenir ensemble une intervention â et la contestation des rĂ©sultats de cette intervention â trĂšs personnelle et discrĂ©tionnaire des mĂ©diateurs avec lâapplication de techniques et outils formalisĂ©s. Formes bureaucratiques en elles-mĂȘmes, ainsi que mĂ©diateurs, les associations se rĂ©-vĂšlent un moyen de rapprochement des instruments bureaucratiques aux activistes
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et aux bĂ©nĂ©ficiaires : elles permettent leur intervention personnelle visant moins Ă re-mettre en cause les instruments quâĂ mieux les dĂ©finir, tout en jouant sur les marges de manĆuvre que cette dĂ©finition mĂȘme ouvre.
Conclusion
Ă travers les cas de deux associations caritatives, lâanalyse sâest focalisĂ©e sur des ins-truments tels que le livre comptable, lâorganigramme et la base des donnĂ©es des bĂ©-nĂ©ficiaires, afin de montrer les tensions et les ambiguĂŻtĂ©s des dynamiques de mise en forme bureaucratique de lâaction associative. Les deux associations ont des trajectoires similaires dâadaptation aux normes de participation Ă lâaction publique, notamment Ă lâĂ©chelle locale, en dĂ©laissant les justifications religieuses, idĂ©ologiques et politiques, et en limitant leur rĂ©seau dâinteraction Ă une chaĂźne sectorielle. Cette dynamique en-traĂźne un ensemble de changements concernant les bailleurs de fonds, les bĂ©nĂ©ficiaires et les partenaires, ainsi que lâĂ©mergence de nouvelles prioritĂ©s comme lâaccountabi-lity, lâefficacitĂ© et la coordination de lâaction. Les ressorts et les consĂ©quences de ces passages sont similaires : nĂ©anmoins, leur bureaucratisation est moins une transfor-mation linĂ©aire quâun processus qui laisse voir des tensions et des ambiguĂŻtĂ©s entre diffĂ©rents registres dâaction.
Ces tensions et ambiguĂŻtĂ©s montrent que la dĂ©finition des instruments dâaction asso-ciative ouvre en elle-mĂȘme davantage de marges de manĆuvre pour les responsables des associations. Lâexpression et lâexercice de ces marges de manĆuvre relĂšvent de lâex-pĂ©rience personnelle, du militantisme, de la clandestinitĂ©, des ambitions et de lâidĂ©e du rĂŽle des associations dans la nouvelle situation tunisienne. Dans ce cadre, la confor-mitĂ© des procĂ©dures de lâassociation aux normes imposĂ©es par lâĂtat, qui lui assure la lĂ©gitimitĂ© de son action, semble moins le rĂ©sultat dâune rĂ©elle volontĂ© de collaboration avec lâĂtat quâune appropriation des logiques Ă©tatistes de la part des responsables des associations â une « gouvernementalisation » au sein de laquelle composent diffĂ©rentes pratiques de contrĂŽle de la population. En mĂȘme temps, la collaboration avec lâĂtat est bien rĂ©elle, au moins au moment oĂč les institutions sont contrĂŽlĂ©es par son rĂ©seau politique. Dans ce cadre, les responsables des associations jouent un rĂŽle grandissant, en devenant Ă la fois des managers de la charitĂ© et les garants du fonctionnement de la chaĂźne sectorielle. La mise en forme bureaucratique de lâaction associative se rĂ©vĂšle ainsi un processus de passage des associations de la fonction dâintermĂ©diation idĂ©olo-gique et clientĂ©liste Ă une forme de gouvernement personnalisĂ©e, fondĂ©e sur les res-ponsables-managers des associations.
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