introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... ·...

68
Introduction «J'aime votre superbe confiance dans la valeur dramatique des simples faits de la vie. » Oscar Wilde à George Bernard Shaw 292 C'est avec l'Angleterre, plus précisément avec le Royaume-Uni, puisque Oscar Wilde est d'origine irlandaise, que nous terminons notre tour d'horizon européen des dramaturges de l'insignifiance. On peut s'en étonner, non pas tant à cause du particularisme insulaire bien connu de nos voisins d'outre-Manche qu'en raison du conformisme apparent de la dramaturgie wildienne. Ses trois premières comédies de salon, 'L'Éventail de Laaj Windermere (Laay Windermere's Fan, 1892), Une Femme sans importance (A Woman ofNo Importance, 1893) et Un Mari idéal (An Idéal Husband, 1895) sont écrites, lui-même ne s'en cache pas, en vue de plaire au public et d'asseoir une notoriété avantageuse en tant qu'auteur dramatique, aussi bien sur le plan financier que sur celui de la reconnaissance par la bonne société londonienne. Ce n'est que dans L'Importance d'être Constant (The Importance of BeiKg Earnest, 1895 293 ) qu'il fera preuve d'une certaine audace formelle. Nous avons vu que même le modéré Gerhart Hauptmann prétendait à plus de scandale. 292 A propos de Widower's Hoases : « I likeyour superb confidence in thé dramatic value ofthe merefacts oflife ». Lettre à G. B. Shaw envoyée le 9 mai 1893, in The Letters of Oscar Wilde, Londres, éd. Rupert Hart- Davis, 1962, p. 339. 293 La pièce est parfois traduite par une tournure verbale : II importe d'être Constant ; de même, le prénom anglais 'Ernest n'est pas toujours traduit par « Constant » : ce peut être Modeste ou Aimé (dans l'adaptation de Nicole et Jean Anouilh : II est important d'être Aimé, Paris, éd. Papiers, 1985). D nous semble que « Constant », qui sous-entend l'idée d'une fidélité conjugale et sentimentale, est la meilleure transcription possible du prénom-adjectif Ernest/earnest qui signifie sérieux (le jeu de mots du titre de la pièce étant bien sûr crucial). En outre, nous avons choisi de nous référer, pour cette pièce comme pour les trois précédentes, à la traduction de Jean-Michel Déprats dans la Bibliothèque de la 241

Upload: others

Post on 17-Aug-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Introduction

«J'aime votre superbe confiance dans la

valeur dramatique des simples faits de la vie. »

Oscar Wilde à George Bernard Shaw292

C'est avec l'Angleterre, plus précisément avec le Royaume-Uni, puisque Oscar

Wilde est d'origine irlandaise, que nous terminons notre tour d'horizon européen des

dramaturges de l'insignifiance. On peut s'en étonner, non pas tant à cause du

particularisme insulaire bien connu de nos voisins d'outre-Manche qu'en raison du

conformisme apparent de la dramaturgie wildienne. Ses trois premières comédies de

salon, 'L'Éventail de Laaj Windermere (Laay Windermere's Fan, 1892), Une Femme sans

importance (A Woman ofNo Importance, 1893) et Un Mari idéal (An Idéal Husband, 1895)

sont écrites, lui-même ne s'en cache pas, en vue de plaire au public et d'asseoir une

notoriété avantageuse en tant qu'auteur dramatique, aussi bien sur le plan financier

que sur celui de la reconnaissance par la bonne société londonienne. Ce n'est que

dans L'Importance d'être Constant (The Importance of BeiKg Earnest, 1895293) qu'il fera

preuve d'une certaine audace formelle. Nous avons vu que même le modéré Gerhart

Hauptmann prétendait à plus de scandale.

292 A propos de Widower's Hoases : « I likeyour superb confidence in thé dramatic value ofthe merefacts oflife ».Lettre à G. B. Shaw envoyée le 9 mai 1893, in The Letters of Oscar Wilde, Londres, éd. Rupert Hart-Davis, 1962, p. 339.293 La pièce est parfois traduite par une tournure verbale : II importe d'être Constant ; de même, le prénomanglais 'Ernest n'est pas toujours traduit par « Constant » : ce peut être Modeste ou Aimé (dansl'adaptation de Nicole et Jean Anouilh : II est important d'être Aimé, Paris, éd. Papiers, 1985). D noussemble que « Constant », qui sous-entend l'idée d'une fidélité conjugale et sentimentale, est lameilleure transcription possible du prénom-adjectif Ernest/earnest qui signifie sérieux (le jeu de mots dutitre de la pièce étant bien sûr crucial). En outre, nous avons choisi de nous référer, pour cette piècecomme pour les trois précédentes, à la traduction de Jean-Michel Déprats dans la Bibliothèque de la

241

Page 2: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

En outre, il est le seul, parmi les dramaturges que nous étudions, à ne pas voir

ses pièces représentées sur des scènes avant-gardistes ; le Théâtre-Libre — plus tard

Théâtre-Antoine - a monté Henry Becque et, ainsi que le Théâtre de l'Œuvre et la

frète Eùhne de Berlin, Strindberg et Hauptmann. Leur équivalent en Angleterre,

Vlndependent Théâtre (théâtre indépendant) fondé par Jack Thomas Grein en 1891, sur

le modèle de celui d'Antoine, n'a jamais monté aucune des comédies de salon de

l'écrivain irlandais, qui a au contraire eu les honneurs du très respectable Saint James'

Théâtre.

Toutes ces marques de conservatisme formel, loin de remettre en question

l'appartenance du théâtre wildien au courant de l'insignifiance, sont une invitation à

en explorer de manière plus large les implications. En effet, est insignifiant ce qui est

anodin, sans conséquence, ce qui ne bouleverse pas l'ordre établi ; et pourtant, chez

Hauptmann, chez Strindberg, comme chez Becque, une révolte gronde, celle de

l'individu qui cherche à s'affirmer par rapport à un milieu étouffant. Simplement, le

cadre quotidien de l'action dramatique, son absence d'orientation politique et sa

focalisation sur des problèmes personnels au détriment des enjeux historiques et

collectifs sont autant de voiles dissimulant le caractère contestataire du théâtre de

l'insignifiance. Wilde, quant à lui, pousse ce principe de dénonciation en demi-teinte

jusqu'au paradoxe d'une respectabilité subversive : rien, dans ses comédies de salon,

n'est ouvertement révolutionnaire, et pourtant, comme Sos Eltis le souligne dans une

étude récente294, on y perçoit bien des échos de l'anarchisme dont l'écrivain irlandais

s'est parfois lui-même réclamé. L'une des questions qui sous-tendra notre étude sera

Pléiade, in Œuvres, Paris, éd. Gallimard, 1996. Cette édition présente l'avantage de donner le texteintégral de L'Importance d'être Constant, texte qui comprenait quatre actes à l'origine.294 Revising Wilde. Society and Subversion in theplays of Oscar IPW«,Oxford, Clarendon Press, 1996.

242

Page 3: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

donc de savoir comment et en quoi, dans des œuvres apparemment anodines,

représentant des personnages ordinaires dont l'existence ne connaît que des

péripéties sans réelles gravité, le travail de dénonciation peut s'accomplir.

A cela s'ajoute une interrogation esthétique : comment faire une œuvre d'art à

partir de presque rien ? On est tenté d'emblée d'y répondre par la conception

wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en

représentation perpétuelle, qui déclare : «J'ai mis mon génie dans ma vie ; je n'ai mis

que mon talent dans mes œuvres » transpose sur la scène avec une facilité

déconcertante les détails de cette vie qui l'entoure. Il fait de l'art avec du réel, en

l'occurrence la parole dialoguée, matériau de base de l'écriture théâtrale ; et ce faisant,

il confère au réel le statut unique et inimitable de l'œuvre d'art295.

Celle-ci est à elle-même sa justification : ce qui donne de l'intérêt à un sujet

insignifiant, trivial au sens français (vulgaire, ordinaire) ou anglais (frivole, superficiel),

c'est sa valeur esthétique. Une étude de l'œuvre d'Oscar Wilde, même si nous

l'effectuons sous l'angle du réalisme et en prenant en considération ce qui touche à la

mimesis de la vie quotidienne, ne peut donc faire l'économie d'une réflexion sur la

stylisation, et tout particulièrement la manière dont celle-ci se manifeste dans le

dialogue, puisque nous avons affaire à un théâtre essentiellement langagier.

Les quatre comédies de notre corpus nous font en effet pénétrer dans un

univers de conversation, activité principale et favorite des salons mondains

fréquentés par la classe oisive (la « leisure class »). Ceci nous amène à souligner une

différence importante entre le dramaturge irlandais et les autres écrivains de

295 Gide rapporte dans In Memoriam (cité in Oscar Wilde, a collection of critical essays, sous la dir. de RichardEllmann, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1969, p. 28) les propos suivants que Wilde lui aurait tenus :

243

Page 4: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

l'insignifiance : point de gens du peuple ou des classes moyennes sur la scène de

Wilde, mais seulement des krds et des ladies ou des étrangers richissimes, bref des

personnalités du meilleur monde - auxquelles il faut ajouter des représentants du

clergé, des domestiques impeccablement stylés et, l'exception faisant la règle, Miss

Prism, l'inénarrable gouvernante de L'Importance d'être Constant. Les personnages de

l'insignifiance ne sont décidément pas chez Wilde, comme ce peut être le cas chez

Becque, Hauptmann ou Strindberg, les petites gens, mais plutôt des gens dont la vie

ne présente rien d'extraordinaire. Cela se traduit par la banalité des actions décrites

(se servir une tasse de thé ou un morceau de cake) et des paroles échangées.

Du reste, stylisation et volonté de réalisme peuvent coexister. On ne peut nier,

par exemple, la précision mimétique des descriptions (rien n'y manque, depuis la

table à thé et le vase bleu de Lady Windermere jusqu'aux sandwiches au concombre

dans L'Importance d'être Constant). Katherine Worth parle d'ailleurs de «naturalisme296

stylisé » et de « symbolisme » à propos d'une scène située à la fin de l'acte III dans

L'Eventail de Lady Windermere où les gentlemen présents conversent sur les femmes et

où, finalement, Mrs. Erlynne apparaît, isolée et sans protection dans sa robe de bal

décolletée face à ces habits masculins en noir et blanc, livrée à l'opprobre pour avoir

été surprise seule, la nuit, dans l'appartement d'un célibataire. La composition du

tableau serait à rapprocher de l'esthétique symboliste par cette opposition très

« Sais-tu ce qui fait l'œuvre d'art et ce qui fait l'œuvre de la nature ?[...] Sais-tu ce qui les distingue ? —L'œuvre d'art est toujours unique. La nature, qui ne produit rien de durable, se répète toujours. »296 Le terme «natumlism» en anglais signifie généralement «imitation de la nature» plutôt que« naturalisme ». Il ne désigne donc pas exactement le courant existant en Europe continentale.

244

Page 5: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

marquée des groupes et des costumes : la rigidité masculine d'un côté, et de l'autre, la

fragilité des femmes dans une société victorienne injuste à leur égard297.

On peut donc constater chez le dramaturge irlandais une influence des grands

courants esthétiques et idéologiques qui circulent dans l'Europe continentale,

essentiellement par le biais des pièces d'Ibsen, qu'il admirait beaucoup Cl y a quelque

similitude entre Un Mari idéal et Les Piliers de la société, comme Katharine Worth le fait

remarquer298). Mais cette influence est très secondaire. Par exemple, si Wilde tenait en

haute estime les écrits dramatique de George Bernard Shaw, la satire sociale qui est

explicitement à l'œuvre chez celui-ci n'existe que de manière détournée, codée pour

les «happyfew» dans L'Éventail de Laaj Windermm, Une Femme sans importance, Un Mari

idéal ou L'Importance d'être Constant. Oscar Wilde est bien le « rebelle conformiste »

dont parle Norbert Kohi299 ; il ne s'attaque jamais aux institutions de manière

frontale. C'est qu'il appartient à cette catégorie d'écrivains qui ne croient pas dans

leur pouvok de réformer la société, contrairement à un certain naturalisme militant :

si révolution il y a, elle s'effectue à l'échelle individuelle, comme celle d'un Becque ou

d'un Hauptmann.

Partant du principe que l'individualisme de Wilde s'exprime sur fond de

critique implicite des mœurs et des usages sociaux, nous sommes amenée à adopter

dans ce chapitre une démarche dialectique. Nous verrons comment le contexte

littéraire et social de l'époque victorienne et édouardienne, sous couvert d'un

297 Oscar Wilde, London and Basingstoke, éd. Macmillan, 1983, coll. « Macmillan modem dramatists »,pp. 91-92.298 Ibid., pp. 130-131.299 Oscar Wilde, thé ivorks ofa conformist nbel (Oscar Wilde, les œuvres d'un rebelle conformiste), Cambridge, éd.Cambridge University, 1989, trad. de l'allemand David Henry Wilson ; le titre original Oscar Wilde : Dosliterarische Werk %mschen Provokation und Anpassung (Oscar Wilde : L'Œuvre littéraire entre provocation etadaptation) exprime d'une manière moins concise la même contradiction interne. Nous sommes enclineà préférer le titre anglais, qui nous semble résonner davantage comme un paradoxe... wildien.

245

Page 6: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

apparent respect, se trouvent remises en question voire finalement niées ; comment

la dramaturgie spécifique d'un théâtre de conversation contribue à la remise en

question du sens, avec l'effacement du réfèrent au profit d'un signe tout-puissant ;

enfin, une progression inverse, allant cette fois de la négation à l'affirmation, nous

amènera à déceler, au sein même de l'absence de valeurs, les croyances de Wilde,

celles qui donnent un sens à son théâtre de l'insignifiance.

246

Page 7: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

I — Oscar Wilde dans le contexte littéraire de son époque

du conformisme au modernisme

1°) Les influences : le théâtre bourgeois et le mélodrame

© « Pièce bien faite » et théâtre bourgeois

Qu'Oscar Wilde ait pu être inspiré par ses compatriotes des XVIPme et

XVIIIeme siècles, rien n'est plus sûr. Pascal Aquien300 signale des caractéristiques

empruntées au théâtre de William Wycherley, de William Congreve, de Richard

Sheridan — sans même parler de Shakespeare — s'agissant des quatre comédies de

salon. Quant à ses contemporains, il leur emprunte des éléments d'intrigue aussi bien

au-delà de la Manche qu'en deçà. Dans Un Mari idéal, par exemple, le chantage et le

stratagème des lettres volées sont des ressorts dramatiques essentiels, comme dans

bon nombre de pièces bourgeoises du théâtre anglais et français de l'époque. Sir

Robert Chiltem, un politicien très haut placé, est l'objet de pressions de la part d'une

aventurière, Mrs. Cheveley : celle-ci possède une lettre attestant de la participation de

Chiltem à une escroquerie qui lui a permis d'asseoir sa fortune au début de sa

carrière, et elle menace de tout révéler si un douteux projet de canal auquel elle-

même est intéressée n'est pas soutenu par sa victime devant la Chambre des Lords.

Dans L£ Ministre de Pinero (1890), un financier sans scrupule fait chanter l'épouse

d'un ministre en vue de récolter des informations secrètes , là encore, sur un projet

300 Dans sa Préface à Un Mari idéal, Paris, éd. Stock, 1999, coll. « Le Livre de Poche-classique », trad.Albert Savine.

247

Page 8: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

de construction de canal (l'affaire de Panama a bien évidemment marqué les esprits).

Fédora de Victorien Sardou301 présente des éléments identiques, à savoir le vol d'une

lettre et le chantage exercé par une aventurière302.

Notre propos ici ne saurait être de récapituler toutes les pièces, qu'elles soient

anglaises ou françaises, dont Wilde s'est inspiré au moment d'écrire ses comédies303.

L'essentiel est que, sur le plan de la construction dramatique, eËes suivent le principe*

de composition prôné par Scribe au début du XIXeme siècle et résumé dans la formule

« pièce bien faite ». Semblable à un édifice, la pièce de théâtre doit obéir à des lois

d'équilibre calculées ; les attentes du public sont prises en compte de manière

double : tout doit être à la fois préparé, afin que les spectateurs suivent sans peine

l'enchaînement des péripéties, et imprévu, afin de ménager suspens et effet de

surprise. La stylisation et l'artifice sont dans cette conception un présupposé de

l'écriture théâtrale. Elle est aux antipodes du mimétisme photographique et

minutieux prôné par les naturalistes. Elle est au service du divertissement du public,

elle met l'accent sur leplacere.

Force est d'admettre que les quatre comédies de salon que nous étudions

obéissent dans leurs grandes lignes à ce principe de composition :

• L'Eventail de ~Lady Windermere : à l'acte I, on apprend que Lord Windermere, qui

semble aimer passionnément sa femme, entretient une certaine Mrs Erlynne. Lady

Windermere, alertée par une amie, en trouve la preuve à la fin de l'acte, en

fouillant dans des papiers de son mari. A l'acte II, le public apprend que Mrs

3011882.302 Ibid., pp. 10-12.303 Pour cela, nous renvoyons par exemple à la Notice générale sur le théâtre écrite par Pascal Aquiendans l'édition des Œuvres d'Oscar Wilde en Pléiade, op. cit., p. 1805, et sur les Notices particulières desquatre pièces concernées ; aux pp. 246-251 pour les trois premières comédies, et pp. 259-260 pourL'Importance d'être Constant, de l'ouvrage de Norbert Kohi, 0. W., thé marks ofa conformist rebel, op. cit. ; àquelques remarques d'Alan Bird in Theplays of Oscar Wilde, Londres, éd. Vision, 1977.

248

Page 9: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Erlynne n'est autre que la mère de Lady Windermere304, qui avait quitté son mari

peu après k naissance de sa fille, et que celle-ci croit morte ; pendant ce temps,

Lady Windermere, toujours persuadée que son mari la trompe, décide de céder

aux avances du dandy Lord Darlington. A l'acte III, Mrs Erlynne parvient à

sauver Lady Windermere du déshonneur en lui permettant de s'enfuir de

l'appartement de Lord Darlington avant que son mari ne la découvre. L'acte IV

est consacré au rétablissement de la situation : les retrouvailles de Lord et Lady

Windermere, désormais assagie, et les adieux de la mère et de la fille, qui ignorera

jusqu'au bout l'identité de Mrs Erlynne.

• Une femme sans importance : à l'acte I, on apprend que le puissant et cynique Lord

Illingworth a pris en affection le jeune Gerald Arbuthnot et veut l'engager comme

secrétaire particulier. Par ailleurs, le jeune homme est amoureux dTIester Worsley,

une jeune et riche Américaine. A l'acte II, qui est là encore celui des révélations, la

mère de Gerald, Mrs Arbuthnot, rencontre Lord Illingworth : elle l'a jadis aimée, il

lui a donné un fils puis l'a abandonnée, elle le hait à présent. Cependant elle se

laisse convaincre par lui : il pourra embaucher Gerald comme secrétaire. L'acte III

est celui de la crise : ayant tenté d'embrasser Hester à la suite d'un pari, Lord

Illingworth est menacé par Gerald ; pour empêcher le drame, Mrs Arbuthnot

avoue à son fils l'identité de l'homme qu'il voulait tuer (ce sont les derniers mots

de l'acte). L'acte IV voit h réconciliation de Gerald et de sa mère, à qui il

pardonne sa faute de jeunesse, et l'annonce de leur départ en Amérique en

compagnie dllester, qui décide d'épouser Gerald. Lord Illingworth, qui vient bien

tardivement proposer à Mrs Arbuthnot de légitimer la situation par un mariage, se

fait éconduire.

• Un Mari idéal : à l'acte I, Sir Robert Chiltern, marié à une femme qu'il adore, et qui

est d'une vertu intransigeante, est soumis par une aventurière, Mrs Cheveley, à un

chantage : s'il n'appuie pas devant k Chambre des lords un projet auquel elle est

intéressée, elle révélera au public l'escroquerie qui a permis à Chiltern d'asseoir les

bases de son pouvoir politique actuel. C'est à k toute fin de l'acte II que Lady

Chiltern est mise au courant de l'affaire par Mrs Cheveley elle-même. L'acte se

304 Wilde, qui voulait conserver cette révélation pour le dénouement, céda à la demande de GeorgeAlexander, l'acteur-vedette du Saint-James Théâtre qui monta le premier la pièce, et la plaça à la fin de

249

Page 10: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

clôt sur une grande dispute entre le mari et sa femme, qui refuse de lui pardonner

sa faute de jeunesse. A l'acte III, Lord Goring, un ami des Chiltern qui courtise

Mabel, h jeune sœur de Robert, arrive à récupérer la lettre compromettante et la

brûle ; à l'acte IV, ce bon génie parvient à persuader Lady Chiltern de pardonner à

son mari, non sans avoir déjoué au préalable un dernier plan machiavélique de

Mrs Cheveley et obtenu de k belle Mabel son consentement à l'épouser.

L'Importance d'être Constant : l'acte I nous introduit dans k vie intime de deux jeunes

gens du meilleur monde, Algernon Moncrieff et John Worthing. On apprend de

celui-ci qu'il mène une double vie : Constant à la ville, il courtise Gwendolen

Fairfax, qui souhaite l'épouser (malgré l'opposition de sa mère Lady Bracknell) à

cause de ce qu'elle croit être son prénom ; John (ou Jack) à k campagne, il est

tuteur de k jeune Cecily Cardew à qui il fait croire que Constant Worthing est son

frère débauché qui habite en ville. En outre, John, enfant trouvé, ignore sa

véritable identité. A l'acte II, Algernon, qui est très désireux de rencontrer Cecily,

arrive à la campagne et fait sa cour à k jeune fille en se faisant passer pour

Constant Worthing. Celle-ci lui apprend alors qu'elle Paime depuis longtemps sans

le connaître, là encore à cause de ce prénom de Constant. A l'acte III, Gwendolen

arrive à son tour : à k suite d'un quiproquo, elle et Cecily se croient fiancées au

même homme ; k vérité, révélée à la fin de l'acte, réconcilie les deux jeunes filles

et les fâche en même temps avec leurs prétendants. A l'acte IV se succèdent, après

l'arrivée de Lady Bracknell, des révélations cruciales : on apprend que John, qui se

prénomme en fait Constant John, est bien le frère d'Algernon... et chacun peut

épouser sa chacune.

© Le mélodrame

Le principe des rebondissements en série, poussé jusqu'au farcesque dans

L'Importance d'être Constant, est emprunté à un genre peu soucieux de réalisme et visant

l'acte II dans un monologue de Mrs Erlynne. V. Alan Bird, op. cit., pp. 101-102.

250

Page 11: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

au départ un public populaire : le mélodrame305. Si le genre repose sur l'art des

situations, il est de fait que les comédies de Wilde s'y rattachent. A plusieurs reprises,

le public est tenu en haleine par des confrontations visuelles et physiques qui créent

un suspens haletant. A la fin de l'acte II, Mrs Erlynne parvient à subtiliser la lettre par

laquelle Lady Windermere, persuadée de la trahison de son mari, lui signifie qu'elle le

quitte; hélas, au moment où survient Lord Windermere, la lettre tombe à terre... Il

la ramasse et reconnaît l'écriture de sa femme... Tout est sauvé grâce au sang-froid

de Mrs Erlynne, mais le spectateur a eu son content d'émotions fortes. Citons encore

le passage de l'acte III d'Un Mari idéa/où Lord Goring reconnaît une broche-bracelet

volée des années auparavant par Mrs Cheveley et la lui fixe au poignet de telle façon

qu'elle ne puisse plus l'ouvrir, comme une menotte...

Ces exemples, que nous choisissons de ne pas multiplier, montrent à quel point

Wilde s'approprie des techniques de fabrication plus artisanales qu'artistiques, et

semble faire le choix de la popularité et du conformisme, au détriment de l'originalité

souvent contestataire qui est la marque de fabrique des autres dramaturges de

l'insignifiance. Mais rappelons que chez Wilde, tout est paradoxe, et que le paradoxe

est l'arme même de la subversion : c'est au moment où il semble se conformer le plus

aux formes préexistantes qu'il prend le plus de distance par rapport à elles. Hélène

Catsiapis souligne le jeu onomastique lié à Lord Illingworth : « celui qui ne vaut (jvortK)

que du mal (ittj » ; en bref, le personnage-type du grand seigneur méchant homme306.

L'excès dénonce les failles d'un système dramaturgique conventionnel ; sous

l'innocent jeu de mots, l'ironie et la parodie pointent déjà.

305 V. Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame, Paris, P.U.F., 1984, coll. « Que sais-je ? », pp. 19-20 etpassim.306 In Ironie et paradoxes dans le théâtre d'Oscar Wilde, thèse de l'Université de Grenoble III, 1973, p. 35.

251

Page 12: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

2°) Une critique sous-jacente des mœurs de son temps

Les enjeux du théâtre de l'insignifiance ne se situent pas à l'échelle sociale,

collective ; ce qu'il est important de considérer chez Wilde, dans notre optique, n'est

donc pas tant la satire en elle-même que la manière dont cette satire s'effectue : dans

le retournement des codes et des situations connues.

L'exemple le plus frappant, parce qu'il revient dans toutes les comédies, est

celui du personnage-type de «la femme avec un passé» («thé woman with apast»).

Dans L'Eventail de Ladj Windermm et dans Une femme sans importance., ce sont des

femmes victimes d'une erreur de jeunesse, abandonnée par leur séducteur et

contraintes à vivre à l'écart (Mrs Arbuthnot) ou dans la dissimulation (Mrs Erlynne) ;

dans Un Mari idéal, cette aventurière sans scrupule qu'est Mrs Cheveley a un présent —

et sans doute un futur — aussi chargé que son passé ; enfin, et de manière bouffonne,

l'erreur de jeunesse de Miss Prism est l'abandon du sac de voyage qui contenait

Constant-John Worthing dans L'importance d'être Constant. L'intérêt de cette

thématique récurrente est d'introduire une revendication liée aux droits de la femme,

telle que la formule Hester à l'acte II d'Une Femme sans importance :

« II est juste qu'elles soient châtiées, mais qu'elles ne soient

pas les seules à souffrir [...]. N'ayez pas une loi pour les hommes

et une autre pour les femmes. En Angleterre, on est injuste pour

les femmes.307 »

307 Œuvres, op. cit., p. 1288. «If is right that thej should bepunished, but don't let them be thé only ones tosuffer[...]. Don 't hâve one laivfor men and anotherfor ivomen. You are injust to ivomen in England. », in ComplèteWorks of Oscar Wilde, Glasgow, éd. Harper Collins, 1994, p. 483. Cette édition, qui présente comme laPléiade l'avantage d'offrir le texte intégral d'origine d'il importe d'être Constant, sera notre édition deréférence pour les citations en langue anglaise.

252

Page 13: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Wilde reprend une interrogation fréquente dans le mélodrame (la femme qui a

fauté dans sa jeunesse peut-elle être pardonnée ?), mais il ajoute au poncif un

reproche cinglant à l'égard des nobles débauchés et débaucheurs de jeunes filles, des

dandies à la mode qui vivent dans l'impunité alors qu'ils ont brisé des vies. C'est déjà

une révolte feutrée, et elle se place du côté de l'individu (le personnage de la femme

exclue du monde) face à une société qui l'écrase308. Mais alors même qu'il utilise ces

rouages quelque peu larmoyants, à l'image du discours typiquement mélodramatique

d'Hester, Oscar Wilde s'en écarte, il s'en joue, il s'en rit. Pensons à la pirouette finale

de L'Éventail de Laaj Windermere : Mrs Erlynne, qu'on pourrait penser réhabilitée

moralement par le service qu'elle a rendu à sa fille et suffisamment récompensée par

les sentiments maternels qu'elle vient de découvrir sur le tard, parvient quand même

à prendre sa revanche sur la société en se faisant épouser par Lord Augustus Lorton,

un vieillard amoureux d'elle... La vertu et les sentiments n'entrent pas dans cette

ultime réussite de la très habile Mrs Erlynne. Et l'on peut réellement parier d'un

renversement des codes du mélodrame.

La preuve explicite de cette volonté parodique de Wilde, deux passages nous la

donnent, un monologue de Lord Goring à l'acte II d'Un Mari idéal, et une réplique de

John Worthing à l'acte IV de L'Importance d'être Constant. Le premier pourrait presque

être qualifié de métadiscours autour de l'expression « femme qui a un passé »,

expression qu'il tourne en dérision en l'associant à une notion frivole, telle qu'une

toilette de bal :

308 V. chap.6, « Idéologiesjdejrinsignifiance », pp. 400-404.

253

Page 14: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

«SIR ROBERT CHILTERN : ...eUe a l'air d'une femme

qui a un passé, vous ne trouvez pas ?

LORD GORING: C'est le cas de la plupart des jolies

femmes. Mais il y a des modes en matière de passé comme il y a

des modes en matière de robes. Peut-être que le passé de Mrs

Cheveley n'est qu'un léger décolleté, ils sont extrêmement en vogue

de nos jours.309 »

Quant au deuxième, c'est un bel exemple d'intratextualité parodique : John

Worthing affirmant à la très prude Miss Prism, dont il se croit le fils illégitime :

« Pas mariée ! Je dois avouer que le coup est rude. Mais

après tout, qui a le droit de jeter la pierre à quelqu'un qui a

souffert ? Est-ce que le repentir ne peut pas effacer un moment

d'égarement ? Pourquoi y aurait-il une loi pour les hommes et une

autre pour les femmes ? Mère, je vous pardonne.310 »

On aura reconnu, dans la phrase que nous avons soulignée, la reprise quasi

textuelle des paroles d'Hester dans Une Femme sans importance. Notons d'emblée

l'évolution de Wilde au fil de ses pièces : la parodie, encore totalement dissimulée

dans la deuxième comédie, apparaît sur un mode léger dans la troisième pour

s'afficher sans vergogne dans la dernière, pièce d'un auteur dramatique au sommet de

sa gloire et qui n'a plus à craindre les attaques... du moins, pas dans le domaine

littéraire.

309 In Œuvres, op. cit., p. 1373-1374. «SIR ROBERT CHILTERN: ...she looks like a mman with apast,doesn't she ?LORD GORING : Mostpretty mmen do. But tbere is afashion inpastsjust as tbers is afashion infrocks. PerhapsMrs. Cheveley's past is merety a sligbtly décolleté one, and they are excessively popular nowadajs. », in ComplèteWorks, op. cit., p. 541.310 In Œuvres, op. cit., p. 1519. « Unmanied!Ido notdenj thatisaserious bloiv. ~But after ail, ivho bas thé right tocast a stone after one ivho bas suffered ? Cannât repentance wipe out an act offotty ? Why sbould tbere be one laivformen and anotherfor rvomen ? Motber, Iforgivejoii. », in Complète Works, op. cit., p. 415.

254

Page 15: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

D'autres conventions sociales légitimées par le théâtre bourgeois - ou

mélodramatique — sentimental sont l'objet d'une ironie cinglante ; nous citerons celle

du mariage, parce qu'elle reflète, là encore, tout le problème de l'individu désireux de

construire son bonheur personnel et contraint de rentrer docilement dans le carcan

des mœurs, devenus synonymes de morale : la vertu n'est plus ce qui est bon en soi,

mais ce qui se fait. On se trouve ainsi face à des personnages de femmes mariées au

nom de l'intérêt financier des familles et dont le mode de fonctionnement est devenu

un cynisme à tout épreuve. Ainsi, dans L'Eventail de Laày Windermere, Lady Plymdale,

une femme du monde, demande-t-elle à son amant Mr Dumby de présenter la

sulfureuse Mrs Erlynne à Lord Plymdale : cette femme, qu'elle trouvait au départ

infréquentable à cause de sa mauvaise réputation, sera une excellente société qui

occupera son mari tandis qu'elle-même vaquera à ses affaires sentimentales. De

manière plus bouffonne en apparence, sans doute plus tragique en profondeur, c'est

toute la vanité d'un univers d'apparence qui est dénoncé dans cette petite réplique de

Gwendolen à son soupirant :

« Quels merveilleux yeux bleus vous avez, Constant ! Ils

sont tout à fait bleus. J'espère que vous me regarderez toujours

comme ça, surtout quand il y aura du monde.311 »

Avant même d'être mariée, la jeune fille ne se fait plus d'illusions sur le

mariage : elle sait qu'il n'est qu'un masque, alors elle s'adapte, essayant d'en tirer au

moins quelque satisfaction de vanité. Décidément, chez Wilde, même les jeunes

premières ne sont plus ce qu'elles étaient...

255

Page 16: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

3°) L'entreprise parodique : de la prudence à l'audace

Le théâtre de Wilde n'est pas seulement un théâtre individualiste, dénonçant

des codes sociaux qui ont eux-mêmes présidé à l'élaboration des poncifs du théâtre.

C'est aussi un théâtre individuel, où l'auteur affirme sa présence par l'originalité

créatrice qui perce sous le masque de la convention. Marie-Claire Pasquier voit dans

la forme même du retournement, qui est constitutif des comédies de Wilde, à la fois

la marque de son originalité et celle de son regard critique vis-à-vis de l'hypocrisie de

son temps :

« Le retournement sera le principe moteur des comédies de

Wilde. Ce n'est pas nouveau, Molière l'a fait déjà, et le « coup de

théâtre » dit bien ce qu'il veut dire : ce qui renverse l'attente. Mais

il y a là, en plus, chez Wilde, quelque chose qui est constitutif de

son style même. Le retournement est dans l'action et dans les

paroles, il est dans les rebondissements de l'intrigue, et dans la

thèse qui n'est jamais dite mais seulement suggérée. [...]

Le retournement est un procédé qui montre la réversibilité

de toute chose — des principes et des conduites comme des

sentiments - et donc les relativise. Wilde sait bâtir une comédie et

par là même, non pas en même temps qu'il fait rire, mais du fait même

qu'il fait rire, fait œuvre de moraliste, et de critique social.312 »

La forme épouse parfaitement le fond : Wilde critique la société par le biais de

la création esthétique, en démontant les rouages des formes littéraires qu'elle a

311 In Œuvres, op. cit., p. 1450. « Wbat ivonderfully blue eyesjou hâve, Ernest 1 They are quiîe, quite blue. I bopejou wiUahvays look at mejust like that, especiatty wben tbere an otberpeopleprésent. », in Complète Works, op. cit.,p. 369.312 In Œuvres, op. cit., Notice générale sur le théâtre, pp. 1812-1813.

256

Page 17: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

engendrées ; il dénonce ses excès et son insincérité en fondant ses pièces sur le

principe que tout peut être le contraire de tout — ainsi John Worthing peut-il

s'appeler réellement Constant tout en croyant s'appeler John et en feignant de

s'appeler Constant.

© Les trois premières comédies : l'art du contrepoint

Plus conventionnelles de facture, car elles ne poussent pas la parodie jusqu'aux

mêmes extrêmes que Ulmpartance d'être Constant, les trois premières comédies n'en

sont pas moins caractéristiques de ce que Katharine Worth appelle la « subversivité

moderne » de Wilde. Celle-ci est créée par le décalage permanent qui existe entre les

mots d'esprit et la tonalité mélodramatique et qui, loin d'être une incohérence non

maîtrisée, participe de l'art du contrepoint. La plus belle réussite à cet égard est sans

doute Un Mari idéal : l'alternance entre le mot d'esprit qui critique en faisant rire, et le

dialogue sérieux imité du style mélodramatique est au fondement même de l'intrigue.

Elle repose sur le duo des couples, l'un qu'on pourrait qualifier de tragique : Sir

Robert Chiltern et sa femme, l'autre plutôt comique : Lord Goring et Mabel Chiltern.

Le premier, couple déjà marié, est menacé de rupture en raison de l'erreur de

jeunesse de Sir Robert et de la vertu intransigeante de Lady Chiltern, alors que le

second en est au stade du flirt heureux et insouciant qui aboutira à une promesse de

mariage.

Il arrive que le mot d'esprit, le vit- ce terme anglais intraduisible, qu'il faut bien

traduire par « esprit », mais exclusivement au sens où on l'entend dans l'expression

« avoir de l'esprit » - se trouve mêlé plus étroitement encore au discours

mélodramatique. Ainsi du dialogue extrêmement tendu entre Sir Chiltern et Mrs

257

Page 18: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Cheveley, situé à la fin de l'acte I, et où se noue l'action dramatique : c'est là, en effet,

que l'intrigante révèle au politicien qu'elle est en possession de la lettre qui, révélée au

public, peut le perdre. De manière significative, le dialogue se clôt sur une réflexion

plaisante de la jeune femme :

«Je vous ai analysé, bien que vous n'éprouviez pas pour

moi de l'adoration.313 »

... qui rappelle les premiers propos, eux-mêmes assez frivoles, qu'elle lui avait

adressés après qu'on les avait présentés :

« On peut analyser les hommes, les femmes... on ne peut

que les adorer.314 »

Le spectateur, destinataire du discours théâtral, se voit donc incité à ironiser sur

Mrs Cheveley par le personnage lui-même. L'effet de « premier degré » du

mélodrame, qui implique l'adhésion complète du spectateur à l'action (au moins

momentanément), s'en trouve brisé.

A cette mise à distance s'ajoute un jeu sur les procédés communs de

fabrication du mélodrame. Par exemple, un objet ou un geste ordinairement anodin

peut contribuer au rebondissement de l'action. Or Wilde fait de ce procédé de

fabrication, de cette commodité technique, un pivot central de ses intrigues : dans

UHventail de Lady Windermere, l'éventail oublié par Lady Windermere dans

l'appartement de Lord Darlington, alors que son mari s'y trouve, manque de

déclencher la crise et permet à Mrs Erlynne de sauver la situation ; dans Une Femme

313 In Œuvres, op. cit., p. 1357. « I analysedyou, thougbjou did not adore me. », in Complète Works, op. cit., p.529.

258

Page 19: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

sans importance, c'est le baiser que Lord Illingworth tente de donner à Hester qui

déclenche la crise ; enfin, dans 17» Mari idéal, c'est parce que Lord Goring reconnaît le

bracelet-broche porté par Mrs Cheveley comme ayant été volé que celle-ci est mise

hors d'état de nuire. La récurrence est un peu trop appuyée pour ne pas être

volontaire. En douterait-on, que le dénouement cocasse produit par la vision du sac

de voyage où se trouvait John Worthing bébé, dans ^Importance d'être Constant, le

prouverait : la dernière des quatre comédies est comme une démystification du genre

imité dans les trois premières, une auto-parodie.

© L'Importance d'être Constant : aux frontières de la satire

L'ironie à l'encontre des topoi du mélodrame et du théâtre bourgeois est

complète : l'amour, qui était au centre des préoccupations des personnages dans les

trois premières comédies, est tourné en dérision par le personnage d'une Gwendolen

qui veut surtout que son mari se montre amoureux en public, ou d'une Cecily qui n'a

besoin que d'un journal intime pour se fiancer, rompre et se réconcilier avec un

Constant imaginaire. Le bonheur de l'un des héros, John, dépend d'un sac de voyage

et d'une gouvernante distraite, auteur de romans à l'eau de rosé à ses moments

perdus ; quant au deuxième, Algernon, il ne trouve rien de mieux à faire dans

l'adversité que de se gaver de cookies ou de sandwiches au concombre.

Au milieu de cette joyeuse pagaille, les mots d'esprit qui paraissaient être le

signe de la légèreté — de l'insignifiance, au sens : absence de gravité — dans les

comédies précédentes, par contraste avec les dialogues mélodramatiques, ces mots

314 In Œuvres, op. dt., p. 1342. «Men can be analysed, vomen... menjy adored. », in Complète Works, op. cit., p.

259

Page 20: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

d'esprit deviennent explicitement le fond sérieux de la pièce. Par leur absurdité

même, par leur forme paradoxale, ils incitent le lecteur/spectateur à s'interroger sur

le sens de l'univers fictif qui lui est présenté. Comme le fait remarquer Eric Bentley,

Oscar Wilde « n'a pas d'intrigue sérieuse, pas de personnages crédibles. Ses mots

d'esprit sont un soulagement non pas comique, mais sérieux. Ils forment un

contrepoint ironique avec les absurdités de l'action.315 » De fait, Wilde continue

d'appliquer la technique du contrepoint dans L'Importance d'être Constant, mais dans le

sens inverse de celui des trois premières comédies. Dans celles-ci, l'intrigue repose

sur une substance dramatique cohérente (pour invraisemblable ou mécanique qu'elle

paraisse) ; les paradoxes et les marques d'humour ou d'ironie, bref le mt, viennent s'y

greffer comme gratuitement, introduisant une touche d'absurdité. Dans celle-là, c'est

au contraire le wit qui vient donner une cohérence, un sens à déchiffrer, dans une

histoire sans queue ni tête.

Se trouve dès lors affirmée la prépondérance du langage. Résolument affranchi

des codes littéraires dont il s'était au départ inspiré, Wilde construit son propre

théâtre, où les mots se suffisent à eux-mêmes et ne sont peut-être jamais plus chargés

de sens que lorsqu'ils paraissent frivoles, insignifiants.

519.315 In « The Importance of Seing Eanest», Oscar Wilde, a collection of critical essqys, sous la dir. de RichardEllman, op. cit., p. 114.

260

Page 21: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

II — La dramaturgie en paroles

C'est un point commun à tous les écrivains qui font de la vie quotidienne le

matériau de leurs pièces, et donc à tous les dramaturges de l'insignifiance : les grands

événements, les péripéties qui viennent renverser la situation se produisent en

paroles.

1°) La parole — action

Nous entendons le mot action au double sens de l'action dramatique (la

succession des événements, telle qu'elle est agencée par l'auteur et perçue par le

spectateur) et du fait d'agir, c'est-à-dire, pour un personnage, de modifier une

situation donnée.

© Condensation temporelle et technique de la révélation

Plus qu'à un bouleversement extérieur, la péripétie chez Wilde correspond au

changement intérieur d'un personnage, à une évolution psychologique en accéléré.

Les quatre comédies de salon de Wilde comportent, dans la didascalie d'ouverture, la

mention « L'action de k pièce se dérouk en vingt-quatre heures. ». Le temps de la

représentation, comme dans le théâtre classique, excède donc de peu le temps

représenté. Cette contrainte donne à la pièce une tension et un rythme particuliers, et

Wilde, loin d'y être asservi, la met au service de son art. C'est ainsi que le dialogue

subit des inflexions rythmiques à la manière d'un accelerando musical. La fin de l'acte I

dans Laay Windermere est le moment où se noue l'action, puisque la jeune femme

261

Page 22: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

vient d'avoir la preuve que son mari entretient Mrs Erlynne ; c'est aussi un moment

de tension extrême entre les deux époux, car Lord Windermere demande à sa femme

de recevoir cette même Mrs Erlynne qu'elle croit être sa maîtresse à sa réception

d'anniversaire !

«LORD WINDERMERE, au centre côté jardin :[...] Je ne

veux pas me disputer avec vous, mais j'insiste pour que vous

invitiez Mrs Erlynne ce soir.

LADY WINDERMERE, au centre côté cour: Je n'en ferai

rien.

Elle traverse vers le côté jardin.

LORD WINDERMERE, au centre : Vous refusez ?

LADY WINDERMERE : Absolument !

LORD WINDERMERE : Ah, Margaret, faites cek pour

moi ; c'est sa dernière chance.

LADY WINDERMERE : En quoi cek me concerne-t-il ?

LORD WINDERMERE : Comme les femmes vertueuses

sont dures !

LADY WINDERMERE : Comme les hommes dépravés

sont faibles !316»

316 In Œuvres, op. cit., pp. 1177-1178.«LORD WINDERMERE (L. C.) : Iivon't argue utithyou, but linsistuponjour asking Mrs. Erlynne to-night.LADY WINDERMERE (R. C.) : I sball do nothing ofthe kind. (Crossing L. C.)LORD WINDERMERE : You nfuse ? (C.)LADY WINDERMERE : Absolutelj !LORD WINDERMERE : Ah, Margaret, do thisfor mj saké ; it is her last chance.LADY WINDERMERE : Wbat bas that to do with me ?LORD WINDERMERE : Hoiv hardgood mmen are !LADY WINDERMERE : Hoiv weak bad men an !», in Complète Works, op. cit., p. 430. L'oppositionterme à terme est encore plus marquée dans le texte original, l'anglais employant les adjectifsantithétiques « bad» et «good» qui qualifient aussi bien l'être de l'individu que sa moralité, là où latraduction française ne fait apparaître que le second aspect.

262

Page 23: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

L'usage de la stichomythie, les répliques en miroir, autant d'éléments de

stylisation qui soulignent l'intensité psychologique de ce moment. Le vrai, disait

Boileau, peut quelquefois n'être pas vraisemblable : ici le dramaturge n'hésite pas à

sacrifier l'imitation mimétique stricte pour souligner l'intensité émotionnelle d'un

moment. Ce théâtre des mouvements de l'âme est aussi celui du movere, autrement dit,

il ne se contente pas de reproduire les émotions, il les suscite chez le public. Les

grands affrontements du type que nous venons de citer aboutissent, chez d'autres

dramaturges de l'insignifiance comme Becque ou Hauptmann, à une perte de

contrôle de la parole : c'est le bégaiement de Rosé Bemd dans la pièce éponyme

lorsqu'on découvre qu'elle est enceinte de Flamm, ou le silence subit de Blanche

Vigneron lorsque M1™ de Saint-Genis lui annonce qu'elle n'épousera pas son bien-

aimé Gaston, dans Les Corbeaux. Wilde, quant à lui, préfère au chaos ou à

l'interruption la musicalité tourmentée des répliques,

A côté de cette technique de 1:'accelerando, on peut remarquer une technique qui

s'apparente quant à elle au crescendo, et qui apparaît par exemple dans les révélations et

confrontations successives de l'acte II d'Un Mari idéal. A partir du moment où Mrs

Cheveley arrive chez les Chiltem, les paroles tombent, irrévocables, semblant

s'entraîner les unes les autres comme un jeu de dominos : l'intrigante révèle à Lady

Chiltem que son mari a débuté sa carrière par une escroquerie ; Lord Chiltern

confirme à sa femme la vérité de ces propos, et implore son indulgence ; celle-ci lui

répond, impitoyable, qu'elle ne peut plus aimer un homme qui a failli ; il quitte la

scène sur un ultime reproche : en l'idéalisant à l'excès, elle a ruiné sa vie. La cruauté

psychologique atteint ici un paroxysme qui rappelle certains des affrontements

terribles de Strindberg.

263

Page 24: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Mais pour comprendre l'importance dramaturgique de la révélation, il faut

remonter en amont, à une influence commune à Wilde et à Strindberg (ainsi d'ailleurs

qu'à Hauptmann) : celle d'Ibsen. Katharine Worth le souligne particulièrement à

propos de l'acte II à'Un Mari idéal, que nous venons de citer :

« La structure confessionnelle de cet acte rapproche

beaucoup Wilde d'Ibsen ; un aveu conduit à un autre, jusqu'à ce

que nous ayons pénétré plus loin dans les replis de la vie intérieure

qu'il n'aurait paru possible dans les brillantes scènes

d'ouverture317. »

II n'y a pas à s'y tromper : en dépit du vernis mondain des conversations et de

la force ironique du wit, c'est bel et bien une vérité psychologique qui apparaît au

cours des scènes d'affrontement ou de révélation. Comme chez Ibsen, Strindberg ou

Hauptmann, les mots font alors mal et sont lourds de conséquence parce qu'ils sont

porteurs de beaucoup de passé. En quelques répliques se trouvent condensées les

souffrances de toute une vie, comme lorsque Mrs Arbuthnot apparaît en fond de

scène à l'acte II d'Une Femme sans importance, au moment même où Hester, qui ne l'a

pas vue, fustige les femmes adultères - et qu'elle recule sous le choc. Lady

Windermere le dit elle-même dans un poignant monologue du début de l'acte IV :

« Les actions sont la première tragédie de la vie, les mots

sont la seconde. Les mots sont peut-être la pire. Les mots sont

sans pitié...318 »

317 In Oscar Wilde, op. cit., p. 136.318 In Œuvres, op. cit., p. 1215. «Actions are tbe first tragedy in life, mords are thé second. Words areperhaps théivorst. Words are merdless... », in Complète Works, op. cit., p. 455.

264

Page 25: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

© L'action par la parole

Dans un univers théâtral où tout se décide dans et par la parole, c'est bien

entendu celle-ci qui confère aux personnages leur force ou leur faiblesse, c'est-à-dire

leur capacité à influer ou non sur le cours des événements. Un bel exemple en est

Mrs Erlynne. On a vu comment le dénouement de la pièce, qui voit sa victoire finale

sur la société qui l'a rejetée pendant si longtemps, grâce à la décision que prend Lord

Augustus de l'épouser, déjoue les attentes du public de théâtre bourgeois, pour qui la

fin logique serait l'isolement repentant de cette mère revenue à la vertu. La cause en

est l'extraordinaire habileté langagière de Mrs Erlynne, qui a véritablement l'art de

dire ce qu'il faut au moment où il le faut : elle a trouvé in extremis une explication à sa

présence chez Lord Darlington la nuit précédente, qui la justifie sans compromettre

Lady Windermere.

« LORD AUGUSTUS [à Lord Windermere] : Oui, mon

cher ami, elle a absolument tout expliqué. Nous avons tous été

infiniment injustes avec elles. Ce n'est que pour moi qu'elle s'est

rendue chez Darlington.319 »

De même, le véritable enjeu d'Ufz Mari idéal n'est pas tant la récupération de la

lettre compromettante (donc une action) que la réconciliation des deux époux fâchés,

Lord et Lady Chiltem. C'est d'elle que dépend leur bonheur, et ce n'est que le

pouvoir de persuasion, l'habileté rhétorique de Lord Goring qui pourront l'obtenir à

l'acte IV. Dans ^Importance d'être Constant, il s'ajoute à ce présupposé une réflexion de

l'œuvre de fiction sur elle-même. Le journal intime de Cecily, où elle a consigné ses

319 ïn Œuvres, op. cit., p. 1228. «My dearfettoiv, sbe bas Kxplmmd evety demmed tblng. We ail wronged berimmensely. It was entirejyformj saké sbe ment to Darlington's noms. », in Complète Works, op. cit., p. 464.

265

Page 26: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

fiançailles puis sa rupture avec un Constant qu'elle ne connaît pas encore, a autant de

vérité que l'intrigue de la pièce ; Algemon, à qui elle le raconte, se prend au jeu et

s'exclame :

« Mais pour quelle raison avez-vous rompu ? Qu'avais-je

fait ? Je n'avais rien fait du tout.320 »

Le langage devient performatif : il est efficace au point de remplacer les actes,

et dire quelque chose revient à le faire321.

Il faut cependant aller plus loin que le simple constat d'une efficacité de la

parole. Certes, le discours théâtral chez Wilde est le fruit d'une observation

méticuleuse et pénétrante des processus psychologiques qui président à nos décisions

et à nos alarmes. Mais il reflète aussi une croyance presque surnaturelle dans le

pouvoir des mots, et certains personnages apparaissent comme de véritables

magiciens du verbe. C'est par exemple Lord Illingworth dans Une 'Femme sans

importance, aussi séduisant qu'il est corrompu ; c'est, là encore, Mrs Erlynne, qui, dès

qu'elle apparaît à l'acte II au bal de Lady Windermere, subjugue tous les participants

— ou les place dans l'impuissance :

• [à Lady Windermere] « Lady Windermere, votre terrasse est

magnifiquement illuminée. Elle me rappelle celle du prince

Doria à Rome. (Lady Windermere la salue froidement). »

320 In Œuvres, op. cit., p. 1491. « Eut wby on earth didyou break it qff? What hadl done ? I had done nothing ataU. », in Complète Works, op. cit., p. 395.321 Oswald Ducrot propose par exemple cette définition de l'énoncé performatif : « je fais ce que je disfaire — par le simple fait que je dis le faire. » (in Dire et ne pas dire, Paris, éd. Hermann, 1991, p. 69).Autrement dit, ma parole n'est plus simplement commentaire sur l'action, mais action elle-même.

266

Page 27: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

• [à Lady Jedburgh] « Lord Allendale me disait pas plus tard

qu'hier, dans le parc, que Mr Graham [le neveu de Lady

Jedburgh] parle presque aussi bien que sa tante.

LADY JEDBURGH, côté cour: Très aimable à vous de

m'adresser ces compliments charmants ! »

• [à Lord Augustus] «Je peux sans peine imaginer quelqu'un

qui passerait sa vie à danser avec vous et qui trouverait cela

charmant. »

LORD AUGUSTUS, plaçant sa main sur son gikt blanc : Oh

merci, merci. Vous êtes la plus adorable de toutes les femmes.322 »

Et ainsi de .suite. Toutes ces répliques, qui n'ont aucune influence directe sur le

cours de l'action et ne visent donc qu'à caractériser le personnage nouvellement

introduit de Mrs Erlynne, se déroulent presque en continu : on a ainsi réellement

l'impression de voir une fée du verbe inspirant le respect ou la reconnaissance grâce à

quelque sortilège. La parole, de vecteur et moteur de l'action, devient alors fin en soi :

le théâtre de Wilde est aussi un théâtre-pour-le-verbe, un théâtre de la contemplation

du verbe.

322 In Œuvres, op. cit., pp. 1186 & 1187.• «MRS ERLYNNE (crossing to her) ; Lady Windermere, hoiv beautifullyyour terrace is illuminated. Remindsme oj"Prince Doria's at Rome.LADY WINDERMERE bows coldly »• « MRS ERLYNNE : [...] Lard Allendale mas saying to me onlyyesterday, in thé Para, thatMr Graham talksalmost as mil as bis aunt.LADY JEDBURGH (R.) : Most kind ofjou to say thèse charming tbings to me ! »• «MRS ERLYNNE : [...]! canfancy a persan dancing through life withyou andfmding it charming.LORD AUGUSTUS (placing his hand on his white waistcoat) : Oh, thankyou, thankyou. You are thémost adorable of ail ladies! », in Complète Works, op. dt., pp. 437 & 438.

267

Page 28: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

2°) Word for word's saké'23 : la virtuosité verbale

C'est à dessein que nous nous inspirons pour ce sous-titre de l'expression « art

for art's saké» qui est l'équivalent du français « l'art pour l'art ». A la suite de Walter

Pater, qui fut son professeur à Oxford, Wilde affirme la suprématie de la beauté

formelle dans le domaine artistique, beauté qui doit suffire à elle seule pour justifier

l'œuvre d'art, indépendamment de son contenu, notamment moral. Esthétique et

éthique, contrairement à ce qu'affirmé la théorie platonicienne, sont dès lors

indépendantes324. Appliquée au domaine de la création littéraire et particulièrement

théâtrale, dont le matériau est le mot, cette théorie a une double implication.

D'abord, le verbe doit être beau par lui-même, il doit pouvoir être l'objet d'une

contemplation et d'une satisfaction esthétiques. Ensuite, la teneur des répliques n'a

aucunement besoin d'être moralisatrice ou instructive — disons le mot : elle peut être

totalement insignifiante.

© La beauté du mot

Croire en l'autonomie du mot revient à conférer à la réplique de théâtre un

caractère qui n'est plus strictement dramatique, c'est-à-dire qui ne vise pas purement

et simplement à faire progresser l'action et/ou à transmettre au public des

informations. Devenu fin en soi, le langage a dès lors l'autonomie d'un poème. L'on

en voit deux exemples frappants, parce que l'un est comme l'écho de l'autre, à l'acte

III de L'Eventail de Lady Windermere et à l'acte IV d'Un Mari idéal Dans les deux cas,

s « Le mot pour l'amour du mot », ou mieux : « le mot pour le mot ».

268

Page 29: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

c'est un personnage dont nous avons souligné la maîtrise langagière qui tente

d'utiliser son pouvoir de persuasion pour en influencer un autre. Nous citerons la

première pièce, au moment où Mrs Erlynne veut convaincre Lady Windermere de

rester auprès de son mari - quand bien même elle continue à le croire coupable -

pour l'amour de son enfant.

« Dieu vous a donné cet enfant. Il exigera de vous quevous lui rendiez la vie agréable, que vous veilliez sur lui. Quelle

réponse ferez-vous à Dieu, si sa vie est ruinée à cause de vous ?

Rentrez chez vous, Lady Windermere, votre mari vous aime ! Il

ne s'est pas écarté un seul instant de l'amour qu'il vous porte,

mais même s'il avait mille autres amours, vous devriez rester

avec votre enfant. Même s'il était dur envers vous, vous devriez

rester avec votre enfant. Même s'il vous maltraitait, vous

devriez rester avec votre enfant Même s'il vous abandonnait,

vous devriez rester avec votre enfant.325 »

Nous n'entrerons pas dans une analyse stylistique précise du texte original,

pourtant remarquable par sa structure rythmique et la sonorité du «you muST STay

withyour chiU», à laquelle l'oreille du spectateur s'achoppe, tout comme la résolution

de Lady Windermere bute sur son devoir maternel. Il est évident, à la simple lecture

de la traduction, que la figure de style préférée ici par Wilde est la répétition (que

324 y_ Waher Pater, Essais sur l'art et la Renaissance, Paris, éd. Klincksieck, 1985, trad. Anne Henry, coll.« L'esprit et les formes », pp. 158-159 etpassim ; Oscar Wilde, Essais de littérature et d'esthétique, Paris, éd.Stock, 1912, trad. Albert Savine, pp. 149-150 etpassim.325 In Œuvres, op. cit., p. 1204. « God gave you tbat child, He mil requin fromyou thatjou make his lifefme,tbatjou ivatch over bim. What ansmer ivillyou make to God if his life is ruined throughyou ? Back toyour bouse,Lady Windermere —jour husband lovesyou ! He bas never swervedfor a moment from thé love he bearsjou. Euteven ifhe had a thousand loves, you must stay with your child. Ifbe ivos harsh toyou, you atust staywith your child Ifhe ill-tnotedyou, you must stay with yout child. Ifbe abandonedyou, jour place iswith your child. », Complète Works, op. cit., p. 448. Notons que 1°) les trois dernières phrases en anglaisont un rythme d'alexandrin (douze syllabes, avec césure à l'hémistiche) ; 2°) le texte anglais introduitune modification dans le dernier membre de phrase de l'exhortation, «jourplace is with your child», c'est-à-dire « votre place est avec votre enfant », ce que ne rend pas la traduction.

269

Page 30: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

nous faisons apparaître en caractères gras), et le parallélisme, les mots ainsi mis en

valeur étant Dieu (l'instance supérieure qui sanctifie la maternité et juge la mère), la

vie, l'amour, l'enfant : bref, la base de l'argumentation de Mrs Erlynne, pour ainsi dire

son squelette. Ce procédé donne à la réplique un pouvoir incantatoire largement

éloigné du réalisme mimétique ou d'un simple besoin d'efficacité persuasive sur le

plan de la communication seconde (de personnage à personnage). Il s'adresse en

réalité bien plus au destinataire premier du discours théâtral, le spectateur ; il participe

d'un movere particulier, celui de l'émotion poétique.

Ainsi, le spectateur est comme invité à l'admiration par un discours adressé

bien plus à lui qu'au destinataire fictif. L'agencement musical des mots et des phrases

est poussé à l'extrême dans L'Importance d'être Constant, au point que W. H. Auden a

pu écrire que c'était là « l'unique pur opéra verbal en anglais326 ». Quant à Un Mari

idéal, le dialogue entre Lord Illingworth et Mrs Allonby qui clôt l'acte I introduit une

réflexion métadiscursive sur sa propre beauté formelle, au point qu'on pourrait parler

d'un narcissisme verbal (nous numérotons les répliques pour la commodité de notre

analyse) :

«1. LORD ILLINGWORTH: Nous allons prendre le

thé?

2. MRS ALLONBY : Vous aimez les plaisirs simples

comme celui-ci ?

3. LORD ILLINGWORTH : J'adore les plaisirs simples. Ils

sont le dernier refuge des esprits compliqués. Mais si vous

préférez, nous pouvons rester ici. Oui, restons. Le Livre de la Vie

commence avec un homme et une femme dans un jardin.

4. MRS ALLONBY : II se termine par l'Apocalypse.

326 In « An improbable life », art. cit., p. 136.

270

Page 31: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

5. LORD ILLINGWORTH : Vous ripostez divinement.

Mais le bouton de votre fleuret a sauté.

6. MRS ALLONBY : II me reste le masque.

7. LORD ILLINGWORTH : II rend vos yeux encore plus

beaux.

8. MRS ALLONBY : Merci. Venez.327 »

1. La demande de Lord Illingworth est d'ordre pedocutoire, elle est une

invitation à le suivre dans le salon, elle appelle donc une action.

2. Mrs Allonby affirme une singularité en rompant le pacte comtnunicationnel

qui attendrait d'elle, sinon un acte, du moins une réponse affirmative ou négative :

elle pose une question, qui — autre subtilité - présuppose que Lord Illingworth est

quelqu'un de complexe, puisque l'on s'étonne qu'il puisse apprécier les plaisirs

simples.

3. Lord Illingworth joue sur un double effet de surprise : d'abord, il répond

dans un sens qui semble annuler le présupposé « Lord I. est complexe » et le

remplacer par un présupposé inverse : « Lord I. est simple » ; ensuite, il annule ce

second présupposé par un paradoxe : « les esprits complexes aiment les plaisirs

simples » qui revient à acquiescer au premier présupposé. Dans la deuxième partie de

327 In Œuvres, op. fit., pp. 1278-1279. «LORD ILLINGWORTH : Shattivego in ta tea ?MBS ALLONBY: Doyou like such simplepleasures ?LORD ïï J JNGWORTH : I adore simple pleasures. They are thé last refuge ofthe complex. But, ifjou ivish, let usstay hère. Yes, kt us stay hère. The "Book ofUfe begins ivith a man and a woman in agarden.MRS ALLONBY: It ends witb Révélations.LORD ILLINGWORTH : Youfence êvinely. But thé button bas corne ofyourfoiLMRS ALLONBY : I hâve stillthe mask.LORD ILLINGWORTH : It makesyour eyes lovelier.MRS ALLONBY: Thankjou. Corne.», in Complète Works, op. cit., p. 477. Un jeu de mots, ou unesubtilité rhétorique, supplémentaire pour Mrs Allonby dans le texte anglais : le terme de« Révélations », en plus du sens religieux d' « Apocalypse », introduit la thématique de la vérité(« révélation »), qui s'ajoute à la constellation métaphorique autour du terme « masque ».

271

Page 32: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

la réplique, la métadiscursivité est introduite par la référence à la Genèse : à l'adresse

du destinataire second, Mrs Allonby, c'est une évocation du code culturel commun à

ces esprits cultivés ; à l'adresse du premier, le public, c'est une manière pour le

dramaturge de souligner l'aspect livresque — voire mythique — de ces personnages,

implicitement comparés à Adam et Eve.

4. Mrs Allonby joue le jeu métadiscursif : elle répond à la galanterie implicite de

Lord Illingworth, qui sous-entend qu'ils pourraient être tous les deux en position de

mari et femme, par une fin de non-recevoir empruntée aussi aux textes religieux

judéo-chrétiens.

5. Lord Illingworth, cette fois de manière explicitement métadiscursive,

commente l'habileté de cette dernière répartie (c'est inviter le public à l'admirer avec

lui), non sans s'offrir le luxe d'une allusion spirituelle grâce à l'adverbe

« divinement »... particulièrement pertinent après deux citations des textes sacrés.

Lord Illingworth choisit ensuite la métaphore convenue du duel au fleuret pour clore

son commentaire sur l'esprit de son interlocutrice : celle-ci fait mouche, mais en

blessant.

6. Mrs Allonby poursuit en acceptant ce langage codé, mais le complexifie par

une métaphore amphibologique : le « masque » est celui de l'escrimeur, mais aussi

celui de la dame costumée pour un bal.

7. Lord Illingworth interprète et adopte à son tour cette nouvelle image, en se

plaçant sur le terrain de la galanterie qu'elle implique, par un compliment.

8. Mrs Allonby clôt cet échange par un remerciement attendu ; mais son

« venez » final souligne bien la gratuité de ce dialogue sur le plan de l'action, puisqu'il

aurait dû logiquement venir à la place de la réplique 2, en réponse à l'invitation de

272

Page 33: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Lord ïïlingworth. Ainsi placé, il ressemble plutôt à l'adieu d'un comédien à son

public avant que le rideau ne se baisse... et le « merci » peut dès lors être interprété

comme un salut dudit comédien au dit public.

£> Le paradoxe, ou la leçon du plaisir

La brillante rhétorique ou la beauté opératique du verbe dramatique wildien,

s'ils appellent une émotion esthétique chez le lecteur/spectateur, ne sont pas que des

fins en soi. Ils incitent aussi à la réflexion, ils indiquent qu'il y a, dans ce lieu même

où ils résonnent de la manière la plus harmonieuse ou frappante, un problème à

creuser. Anne Ubersfeld remarque justement que, lorsque le dialogue dramatique,

devenant poétique328, cesse d'avoir ce caractère purement interpersonnel d'échange

d'informations, de menaces, de déclarations, etc., c'est que le discours est adressé par

le locuteur premier à l'allocutaire premier, bref par le dramaturge à son public.

« Le poétique signale un changement dans la situation

d'énonciation. Dans cette énonciation double, qui est celle de tout

dialogue de théâtre, le spectateur entend soudain une baisse dans

le régime interpersonnel, comme si tout lui était adressé

personnellement à lui spectateur. [...] Le spectateur alors adopte

une position d'écoute autre ; il prend ses distances par rapport au

moment précis de l'action et à tout l'univers fabulaire. La fiction

cède le pas au message.329 »

328 Nous parlons ici de la fonction poétique au sens jakobsonien, celle où « l'accent [est] mis sur lemessage pour son propre compte » ; v. Jakobson, Essai de linguistique générale, Paris, éd. de Minuit, rééd.« Double », 1981, p. 218.329 In Lire le théâtre III, Le dialogue de théâtre, Paris, éd. Belin, 1996, coll. « Lettres Sup », p. 120.

273

Page 34: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

On ne saurait mieux dire que, dans leur splendeur apparemment gratuite, les

mots chez Wilde cachent toujours quelque message, quelque avertissement. Si le

placere, et le movere qu'il implique (le plaisir esthétique au théâtre allant de pair avec

l'émotion esthétique), sont primordiaux, ils n'en recèlent pas moins une sorte de

docere : plaisants, émouvants, les mots sont aussi instructifs. Le meilleur exemple en

est le paradoxe. On peut dire que l'auteur de L'Importance d'être Constant a

véritablement érigé au niveau d'un art ce qui est au départ une technique. On a

beaucoup écrit sur le paradoxe wildien ; nous n'entrerons donc pas dans le détail.

Retenons les quatre méthodes qu'Hélène Catsiapis, auteur d'une thèse sur le sujet, a

dénombrées en analysant la fabrique du paradoxe :

« 1°) II s'agit d'un proverbe, d'un cliché ou d'une phrase

courante (surtout à l'époque victorienne) que l'on démembre et

dans lequel on a substitué un mot pour le remplacer par son

contraire. [...]

2°) Une seconde technique [...] consiste à employer le mot

« sauf» ; la chose que l'on exclut étant, selon le sens commun, la

chose essentielle que l'on ne peut en aucun cas excepter. [...]

3°) ...montrer que deux choses opposées reviennent au

même. •[...]

4°) ... une incohérence interne dans une même phrase où

deux mots, ou deux expressions sont absolument

contradictoires.330 »

Cette liste, tout à fait opératoire au vu des exemples, prouve que le paradoxe a

un caractère subversif par essence ; quel que soit l'objet auquel il s'applique, c'est

330 In Ironie et paradoxes dans k théâtre d'Oscar Wilde, thèse, Université de Grenoble III, 1973, pp. 90, 96,98 & 99.

274

Page 35: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

toujours à l'encontre du sens commun, de l'opinion communément reçue. Ce travail

de sape systématique de la doxa rappelle fort la démarche platonicienne : le spectateur

est invité à se dépouiller de ses opinions fausses, donc à réfléchir — et le message du

dramaturge est sans doute qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Le paradoxe est

une des armes les plus subtiles du rebelle conformiste qu'est Oscar Wilde, comme le

montre cette réplique d'Algernon qui fait suite à un dialogue avec son domestique

Lane, à l'acte I de L'Importance d'être Constant :

« Sincèrement, si les couches inférieures ne nous donnent

pas le bon exemple, à quoi diable servent-elles ?331 »

On a affaire ici à la première des techniques selon la classification d'Hélène

Catsiapis : le mot « inférieur » remplace son contraire « supérieur ». Ce sont les classes

supérieures qui devraient donner l'exemple, pour servir à quelque chose, puisqu'elles

sont oisives - et donc socialement inutiles. Remettre en question ce cliché de l'époque

victorienne et post-victorienne, c'est affirmer implicitement que les classes

supérieures ne sont pas vertueuses (ou le sont seulement en façade), et que par

conséquent elles n'ont même pas d'utilité morale... La critique, pour être voilée, est

féroce.

On constate donc que l'arrêt de l'action au profit d'un message autonome a

une importance dramaturgique cruciale : il signe un moment de réflexion ou

d'observation, et fait de Wilde, au même titre que les autres dramaturges de

l'insignifiance, un moraliste332.

331 In Œuvres, op. cit., p. 1437. « ~&eaUj, if thé lower orders don't set us agood example, ivhat on earth is thé use oftbem ? », Complète Works, op. cit., p. 358.

275

Page 36: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

3°) La conversation, ou la parole statique

© Statisme et pièce d'atmosphère

Dans chacune des trois premières comédies, une longue scène au moins est

consacrée à des échanges de propos à caractère mondain ou aphoristique entre les

invités à un bal ou à une partie de campagne. Dans 'L'Eventail de Lady Windermere,

avant l'arrivée de Mrs Erlynne, on assiste à des conversations entre membres de la

bonne société (la Duchesse de Berwick, Lady Stutfield, Mr Dumby...) qui n'auront

absolument aucune incidence sur l'intrigue. Dans Un Mari idéal, le bal chez les

Chiltem (au tout début de l'acte I) est là encore prétexte à des échanges de répliques

qui nous informent, nous spectateurs, sur les us et coutumes de la société et du

milieu dans lequel évoluent les personnages, telles ces deux élégantes que sont Mrs

Marchmont et Lady Basildon — que nous ne reverrons plus dans la suite de la pièce.

Une Femme sans importance fait mieux encore, qui accorde à ce qu'on pourrait appeler

des propos à bâtons rompus une bonne partie de l'acte I et de l'acte IL Tous ces

moments ont un caractère gratuit par rapport à la dynamique de la pièce, à

l'enchaînement des événements ; ils participent d'un statisme, de la mise en place

d'une atmosphère, bref de l'épicisation au sens szondien333 - autant d'éléments

communs aux trois autres dramaturges de l'insignifiance.

On a vu tout particulièrement pour Hauptmann le rôle primordial des

didascalies, aussi bien celles qui dépeignent le décor que celles qui servent à

caractériser les personnages dans leur être global (à la fois hors scène et en dehors du

temps représenté). La didascalie est un intermédiaire entre l'auteur dramatique et le

332 V. chap. 5, « Esthétiques de l'insignifiance », pp. 352-359.

276

Page 37: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

lecteur — ou le metteur en scène, lui-même chargé de transformer l'œuvre écrite en

œuvre visible et audible pour le spectateur. En ce sens, elle ne relève pas de la mimesis

directe qui, selon la Poétique aristotélicienne, caractérise le genre dramatique. Elle

signe donc, dans ce théâtre de la modernité qui emprunte aux romans certaines de

leurs caractéristiques de mimesis indirecte, la présence d'un narrateur. Si les didascalies

descriptives du décor sont en général chez Wilde relativement courtes et sobres, il

n'en va pas de même pour ce qui concerne les personnages.

L'exemple le plus frappant est celui de la scène du bal dans Un Mari idéal Au

fur et à mesure qu'entrent les invités - même ceux dont la présence sera limitée à cet

acte, et qui n'auront donc aucun rôle à jouer dans l'action proprement dite — une

didascalie relativement longue donne au lecteur des indications sur les plus menus

détails de leur apparence, voire sur leurs habitudes de vie en dehors du temps

représenté, ce qui leur confère l'épaisseur temporelle qui, d'ordinaire, est l'apanage du

personnage de roman. On apprend par exemple du vicomte de Nanjac que c'est « un

jeune attaché connu pour ses cravates et son anglomanie ». Quant à Mabel Chiltem,

protagoniste plus importante de l'histoire, ce n'est pas seulement son caractère qui

est résumé dans la didascalie qui accompagne son arrivée sur scène, mais aussi le

regard que le public porte sur elle - façon pour le narrateur, ou l'instance descriptive,

de souligner l'importance du regard social dans l'existence de ces personnages :

«Mabel Chiltern est le parfait exemple de ce que les Anglais

considèrent comme l'archétype de la femme jolie, dans le genre fleur de

pommier. Elle a tout le parfum et toute la liberté d'une fleur. La lumière

ondule dans sa chevelure, et sa petite bouche aux lèvres entrouvertes exprime

l'attente, comme la bouche d'un enfant. Elle possède la tyrannie fascinante de

la jeunesse, et le courage étonnant de l'innocence. Pour les gens raisonnables,

333 V. chap.l, « Hauptmann », p. 48.277

Page 38: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

elk n'évoque aucune ouvre d'art, mais en réalité, elle ressemble à une statuette

de Tanagra, et si on le lui disait, elle en serait contrariée.334 »

Le plus remarquable dans cette description est que le « narrateur » ne se

contente pas de donner des indications objectives sur le personnage de Mabel : il

formule une comparaison esthétique (de la même manière, Lord Caversham

« ressemble à un portrait peint par Lawrence », Robert Chiltem à un modèle de Van

Dyck, etc.) ; plus même, il suppose un dialogue fictif avec Mabel pour lui exposer

l'image qu'elle a fait naître en lui, et la réaction « contrariée » de la jeune fille. C'est

inviter le lecteur — ou le metteur en scène - à réagir en même temps que lui, à être

esthète avec lui. Cette voix descriptive qui vient médiatiser la mimesis est donc celle

d'une sorte de narrateur-personnage335.

Et vice-versa. Certains personnages de Wilde peuvent apparaître comme des

narrateurs, des porte-parole de l'écrivain-moraliste. Le dramaturge ne se contente

pas, en effet, de faire dans ses pièces une chronique de la société de son temps ; il

introduit aussi, dans tous ces temps d'arrêt que constituent les conversations à

plusieurs voix, un certain nombre d'aphorismes totalement autonomes - parmi

lesquels nous avons déjà évoqué les paradoxes - inutiles à la progression de l'intrigue,

et qui pourraient, pris isolément, constituer un recueil. Dans ce cas, la voix du

personnage se superpose à celle du dramaturge, énonciateur premier du discours

334 in Œuvres, op. cit., p. 1337. « MABEL CHILTERN is a perfect example of thé English type ofprettiness, thé apple-blossom type. She has ail thé flagrance and freedom of a flower. There is rippleafter ripple of sunlight in her hair, and thé little mouth, -with its parted lips, is expectant, like thémouth of a child. She has thé fascinating tyranny of youth, and thé astonishing courage of innocence.To sane people she is not reminiscent of any work of art. But she is really like a Tanagra statuette, andwould be rather annoyed if she were told so. », in Complète Works, op. cit., p. 516.335 Cette technique du commentaire est également utilisée par Strindberg dans ses Pièces de chambre (v.chap. 2, « Strindberg», pp. 154-157), même si elle a un but de description psychologique et nond'appréciation esthétique comme chez Wilde.

278

Page 39: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

théâtral. C'est le cas par exemple pour Lord Illingworth dans Une Femme sans

importance, lorsqu'il explique à Gerald que la jeunesse est son atout le plus important —

une affirmation qui revient dans plusieurs écrits de Wilde, aussi bien dans ses

maximes qu'au fil du Portait de Dorian Gray. C'est, de manière plus cocasse, la

correspondance que l'on peut établir entre l'une des Formules et maximes à l'usage des

jeunes gens :

« Ce n'est qu'en ne payant pas ses factures qu'on peut

espérer vivre dans la mémoire des classes marchandes336. »,

et la coutume qu'a John Worthing de ne jamais payer ses notes lorsqu'il dîne en

ville, pour « maintenir la réputation de Constant ». Mais le personnage dont la voix se

superpose à celle de Wilde de la manière la plus flagrante est sans doute Lord Goring.

Sa réplique à l'acte III d'Un Mari idéal:

« S'aimer soi-même est le commencement d'une histoire

d'amour qui dure toute la vie »

est l'écho exact de cet aphorisme que l'on trouve dans les Formules et maximes à

l'usage des jeunes gens :

«S'aimer soi-même, c'est se lancer dans une belle histoire

d'amour qui durera toute sa vie337. »

336 In Œuvres, op. cit., p. 969. «It is only by notpqying one's bills that one can hope to live in thé memory ofthecommercial classes. », in Complète Works, op. cit., Phrases andPhilosophiesforthe use ofthejoung, p. 1244.337 In Œuvres, op. cit., p. 1393 pour Un Mari idéal et p. 970 pour les Formules et Maximes. « To love oneselfisthé beginning ofa life-long romance. », in Complète Works, op. cit., p. 554 (An IdéalHusband) et p. 1245 (Phrasesand Philosophies...). Dans l'édition française de la Pléiade, c'est Dominique Jean qui a traduit lesFormules et maximes, Jean-Michel Déprats les comédies de salon : la correspondance terme à terme n'estdonc pas respectée, bien que la différence soit infime même en français (Dominique Jean a choisi detraduire l'adjectif-gérondif « beginning» par une tournure verbale qui donne plus de dynamisme à la

279

Page 40: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Wilde a donc une conception très libre, ou pour mieux dire très moderne du

verbe théâtral : parfois descriptif, épique au sens aristotélicien, parfois axiomatique, il

s'émancipe bien souvent des exigences de l'action dramatique. La conversation, qui

est véritablement élevée au niveau d'un art, témoigne particulièrement de cette

autosuffisance, de cette existence en soi de la parole.

© Parler pour ne rien dire

On peut penser que Wilde justifie l'insignifiance, c'est-à-dire l'absence

d'importance, du contenu de ses pièces (s'agissant des conversations mondaines dans

les trois premières comédies, ou de la totalité du dialogue dans L'Importance d'être

Constant} par leur valeur sur le plan stylistique : on a vu quelques exemples de la

stylisation de ses répliques, orchestrées magistralement dans leur ensemble,

impeccablement ciselées dans le détail. L'insignifiance quant au contenu est

compensée par la non-insignifiance esthétique338. Le dramaturge, en bon amoureux

de la forme, vante l'élégance et le charme spirituel de L'Importance d'être Constant dans

une lettre qu'il écrit à George Alexander, le directeur du Saint James's Théâtre où il

envisage de faire représenter la pièce: «Le véritable charme de la pièce, s'il faut

qu'elle en ait un, doit être dans le dialogue339. »

phrase, alors que Jean-Michel Déprats a préféré l'équivalent plus classique du substantif). Il n'endemeure pas moins que Wilde a souhaité une intratextualité parfaite, le texte anglais en témoigne.338 Nous retrouvons les deux grandes orientations sémantiques possibles du mot « insignifiance »,telles que nous les avons dégagées dans notre introduction (v. pp. 10-17). Qu'on nous pardonne laformule peu élégante « non-insignifiance », que nous employons pour la bonne cause : le terme« signifiance » est à l'heure actuelle chargé de connotations particulières aux domaines de la sémiotiqueet de la linguistique, et qui n'entrent pas dans notre propos.339 In The Letters of Oscar Wilde, éd. Rupert Hart-Davis, 1962, p. 359. Cité in Alan Bird, The Plays of OscarWilde, Londres, éd. Vision, 1977.

280

Page 41: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Il ne faut pourtant pas y vok une confession d'indifférence quant au contenu.

Si, comme on l'a vu, le signe est souvent considéré comme une entité autonome et

pris indépendamment du réfèrent, c'est pour montrer l'absence de celui-ci ; la

joliesse, le raffinement esthétique du dialogue font d'autant mieux ressortir l'absence

de signification des paroles, dans un univers de masques et d'hypocrisie : les mots,

pour reprendre la forte formule d'Hester Worsley, sont « comme un lépreux vêtu de

pourpre ». La conversation, qui est une pause au sein de l'action, invite alors le

lecteur/spectateur à s'arrêter à son tour pour l'interroger dans son sens autonome -

tout comme les paradoxes. Francis Jacques distingue le dialogue, processus linéaire et

dynamique, et la conversation, processus apparemment fragmentaire et non

progressif :

« La conversation ne se donne pas comme un dialogue[...].

Il y a quelque sens à dire : 'Entre eux ce n'était pas un dialogue,

mais une simple conversation'. .[...] La conversation [...] ne

progresse pas et n'a pas besoin de progresser.340 »

Plutôt qu'une pure gratuité, qu'une autosatisfaction wildienne dans le sens du

plaisir de la forme, nous croyons qu'il faut vok dans la conversation un objet de

réflexion potentiel. Poursuivons avec Francis Jacques le raisonnement distinctif entre

le dialogue et la conversation :

« [Dans la conversation], quelque chose de l'ordre social se

reproduit, avec la situation de force des groupes correspondants.

Le caractère apparemment libre de la conversation cache en réalité

3* In L'Espace logique de lïnterlocution, Paris, P.U.F., 1985, coll. « Philosophie d'aujourd'hui », p. 117 &119.

281

Page 42: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

beaucoup plus de contraintes sociales que le dialogue : à bâtons

rompus mais non sans suite.341 »

Paradoxalement est donc introduite ici la notion de liberté. Les Lady Stutfîeld,

Lord Goring et autres Mrs Allonby sont en fait prisonniers des codes du langage

social alors même qu'ils (se) donnent l'illusion d'être le plus à l'aise : tenir des propos

décousus n'est pas synonyme de dire ce qu'on veut, et l'apparente incohérence du

discours conversationnel cache un véritable esclavage, une soumission des

interlocuteurs au rituel langagier impliqué par leur rang social.

Ainsi, par exemple, des dames mariées qui causent che2 Lady Hunstanton, à

l'acte II d'Une Femme sans importance : la conversation tourne, bien entendu, autour...

des hommes, et les propos lancés pêle-mêle par la provocante Mrs Allonby, la

plaintive Lady Stutfield ou l'autoritaire Lady Caroline n'ont qu'une subversivité de

bon ton. Dire du mal du sexe fort, voilà qui est autorisé, voilà qui soulage d'autant

plus qu'on se pliera à sa loi dès que ces Messieurs seront de retour au salon.

Lorsque Lady Markby présente à Sir Chiltern celle qui ne va pas tarder à

devenir son ennemie intime, Mrs Cheveley, celui-ci lui lance des galanteries typiques

de la conversation mondaine ; or ce petit jeu de séduction entre hommes et femmes

n'a que l'apparence d'une liberté, il est en fait dûment autorisé, et Mrs Cheveley, pour

une fois sympathique, en souligne ironiquement le caractère superficiel :

« SIR ROBERT, s'inclinant : Tout le monde meurt d'envie

de connaître la brillante Mrs Cheveley. Nos attachés à Vienne ne

parlent de rien d'autre dans leurs lettres.

341/&<*,.p. 118.

282

Page 43: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

MRS CHEVELEY : Merci, Sir Robert. Une relation qui

commence par un compliment deviendra à coup sûr une amitié

authentique.342 »

L'exemple est d'autant plus frappant qu'il éclaire l'existence d'un sens second,

d'un second degré pourrait-on dire, au sein des pièces de Wilde. Derrière les

oppositions de personnage à personnage, qui suivent de manière caricaturale les

codes du mélodrame (ici Sir Chiltern/Mrs Cheveley), transparaît une autre

opposition, plus dangereuse, plus pernicieuse, et qui se faufile à travers les répliques

les plus anodines : l'opposition entre l'individu libre émetteur de son discours, celui

qui peut véritablement poser un « je » à la source de ses paroles, et l'être social

conditionné qui ne parle pas mais qu' « on » parle. Pour reprendre la distinction de

Francis Jacques, la conversation, si décousue soit-elle, ne l'est jamais suffisamment

pour laisser échapper le personnage pris dans le jeu social des codifications et des

appartenances ; alors que le dialogue, qui bien souvent chez Wilde n'existe que

comme pastiche du mélodrame, implique une existence individuelle, originale et

authentique des deux individus qui s'y engagent. Comme l'écrit encore Francis

Jacques, « la dialogicité requiert une véritable conversion à l'interpersonnel ». Avoir

un véritable dialogue, c'est apprendre à devenir une personne qui parie à une autre

personne en impliquant son moi unique et en le tournant vers un toi (ou un vous)

unique. C'est transcender le discours impersonnel qui nourrit la conversation, c'est

devenir important pour soi-même et pour l'autre, c'est échapper à l'insignifiance.

342 In Œuvres, op. cit., p. 1341. « SIR ROBERT CHILTERN (bowing) : Every one is dying to knoiv thébrilliantMn Cheveley. Our attachés at Vienna mite to us about nothing else.MBS CHEVELEY : Thankjou, Sir 'Robert. An acquaintance that begms ivith a compliment is sure to develop intoa realfriendship. », Complète Works, op. cit., p. 519.

283

Page 44: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Et la plus grande tragédie de l'insignifiance, c'est L'Importance d'être Constant qui

nous la donne à voir. Peu ou pas de conversation, au sens de : propos à bâtons

rompus proférés par plus de deux personnes ; sur un plan strictement numérique, la

plupart des échanges de répliques se font entre deux personnages, qui sont de

surcroît censés avoir des relations intimes, des rapports interpersonnels forts : les

deux amis Jack et Algernon; les amoureux Jack et Gwendolen, ou Algernon et

Cecily. Mais, paradoxe tragique, ce sont justement ces dialogues qui prennent des

allures de conversations : contaminés par les formules toutes faites, ils enlèvent aux

interlocuteurs toute prétention possible à l'existence en dehors des codes sociaux.

Les personnages de ^Importance d'être Constant sont des fantoches, ils ne sont pas des

personnes. Ainsi Algernon, lorsqu'il voit Cecily pour la première fois — et qu'il est

censé avoir un coup de foudre pour elle — adopte-t-il deux identités sociales

successives pour correspondre à l'image que la vanité de la jeune fille attend de lui :

• Lorsque Cecily lui dit: « ...vous êtes le frère de mon

oncle Jack, mon cousin Constant, ce dépravé de cousin

Constant », Algernon adopte le discours attendu du noble jeune

homme injustement calomnié : « En réalité, je ne suis pas du tout

dépravé, cousine Cecily. »

• Lorsque la jeune fille lui rétorque : «J'espère que vous ne

menez pas une double vie, faisant semblant d'être dépravé, alors

qu'en fait, vous êtes parfaitement vertueux. Ce serait de

l'hypocrisie. », Algernon opte cette fois pour une attitude cynique,

très dandy, donc très à la mode : « Oh, naturellement, je me suis

conduit de façon plutôt irréfléchie. [...] En fait, maintenant que

284

Page 45: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

vous soulevez la question, je me suis conduit très mal dans la

mesure de mes modestes moyens.343 »

Le tour de force dans L'Importance d'être Constant, c'est que l'enchaînement des

répliques peut donner une impression d'incongruité caricaturale, même quand celles-

ci ne contiennent rien que de très réaliste psychologiquement parlant. Ce sont toutes

ces choses de la vie quotidienne, les petits riens, les propos insignifiants, qui mis bout

à bout font ressortir tragiquement le vide de ces existences conditionnées. Le

sentiment d'absurde culmine peut-être dans la scène finale de l'acte III où, après la

rupture et le départ de leurs fiancées respectives, Jack et Algernon s'insultent au-

dessus des muffins et du cake ; le premier voudrait désespérément parler et agir (ce

qui revient au même), alors que le second a parfaitement saisi l'inanité de ce désir, et

s'en tient au très insignifiant sujet de la nourriture :

« ALGERNON : [...] Jack, vous êtes à nouveau en train de

manger des muffins. J'aimerais que vous vous arrêtiez. Il n'en

reste que deux. (Il enlève le plat.) Je vous ai dit que j'étais

particulièrement fou des muffins.

JACK : Et moi, je déteste le cake.

ALGERNON : Alors pourquoi diable en faites-vous servir

à vos invités ? Quelle drôle d'idée vous vous faites de l'hospitalité !

JACK, d'an ton irrité: Oh, là n'est pas l'essentiel. Je n'ai pas

l'intention de parler de cake. (Il traverse la scène) Algy, vous êtes

vraiment exaspérant ! Vous êtes incapable de rester accroché à un

sujet de conversation.

343 In Œuvres, op. cit., p. 1467. « CECILY: You [...]are Unclejack's brother, my mckedcousin Ernest.ALGERNON: Oh !Iam notreally wickedatail, cousin Cedjy. »[...]« CECILY : I bope thatyou hâve not been leading a double life, pretending to be ivicked and being really good ail thétime. That ivould be bypocrisj.

285

Page 46: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

ALGERNON : C'est vrai, ça me fait mal.344 »

Algemon, en affirmant sa frivolité (triviaKt)?), c'est-à-dire son incapacité à se

concentrer sur le thème abordé dans une conversation, revendique un droit à

l'asocialité ; il préfère suivre ses impulsions naturelles, plutôt que de feindre l'intérêt

pour un sujet faussement profond, et en réalité convenu et convenable. Le jeune

dandy a bien raison : il n'est pas plus absurde de parler muffins et cake que de tâcher

d'être sérieux (earnest) dans un univers privé de sens ... ou d'attendre Godot. Beckett,

Ionesco et le théâtre de l'absurde au XX™e siècle semblent trouver ici certaines de

leurs racines. Comme le fait justement remarquer Norbert Kohi, ce n'est pas

seulement dans son usage du langage que Wilde ouvre la voie à la modernité, mais

c'est parce qu'il associe son style théâtral à sa perspective critique, perspective

éminemment attachée à la notion d'individu :

« Son usage éblouissant de l'épigramme et du paradoxe,

ainsi que l'incorporation de la conversation spirituelle pour elle-

même, étaient des caractéristiques originales qui émanaient

directement des dons singuliers qu'il possédait pour la

conversation. La nouveauté de la perspective critique consistait

dans son scepticisme quant à l'efficacité de la communication

ALGERNON[...]: Oh ! of course I hâve been rather nckkss. [...] Infact, nowyou mention thé subject, Ihâvebeen very badin my oivn smattway. », Complète Works, op. cit., p. 378.344 In Œuvres, op. cit., p. 1505. «ALGERNON: Jack,you are eating thé mtffins agcdn ! I wishyou ivouldn't.There are on/y two left. (Removes plate). Itoldyou I ivas particularlyfond of muffins.JACK : Bat I hâte tea-cake.ALGERNON : Why on earth doyou alloiv tea-cake to be served up tojourguests, then ? What ideasyou hâve ofhospitality !JACK (irritably) : Oh ! That is not thé point. We are not discussing tea-cakes. (Crosses). Algy ! You areperfectlymaddening. You never can stick to thé point in anj conversation.ALGERNON: No : it alu/ays hurts me. », Complète Works, op. cit., pp. 404-405. Le texte anglais exprime(dans l'avant-dernière réplique), mieux que l'équivalent français « sujet de conversation », que Jackvoudrait s'en tenir à l'essentiel, au «.point», c'est-à-dire au problème, à ce dont il est vraiment questiondans l'interlocution. Ce qui n'enlève rien à la réussite du traducteur dans le périlleux exercice quiconsiste à traduire un jeu de mots en langue étrangère...

286

Page 47: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

linguistique à une époque où le consensus social devenait de plus

en plus difficile, dans son insistance sur le dilemme de l'individu à

la recherche d'une identité chargée de sens, au sein du fossé

séparant la vie publique et la vie privée, et dans son travail de sape

des conventions traditionnelles. Tout cek surgit en grand dans la

vision moderne de k réalité, et dans les drames modernes de

dramaturges tels que Beckett, Osborne ou Pinter.345 »

La question qu'il nous reste à aborder à présent est celle de l'existence ou non

d'une réalité, d'un réfèrent indépendant du signe, d'une valeur au-delà des

conventions, dans l'univers théâtral wildien.

345 In Oscar Wilde, The Works ofa conformist nbel, op. cit., p. 253.

287

Page 48: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

III — A la recherche du sens perdu

1°) Nomiaalisme et essentialisme

© Les mots et les choses : les trois premières comédies

Dans l'univers des comédies de Wilde, l'on se paye de mots, l'on se gargarise

de conversations, l'on s'esbaudit devant telle heureuse formule. Mais la question

demeure en suspens de savoir ce qui se cache derrière cette virtuosité verbale, s'il

existe une réalité, un réfèrent correspondant au signe qui l'évoque. Le problème est

posé dès le début de la première des quatre pièces, UHventail de Lady Windermere, au

cours de la conversation qui confronte Lord Darlington et Lady Windermere.

Comme le premier a évoqué à mots couverts les relations mystérieuses de Lord

Windermere (sans le nommer) avec Mrs Erlynne, la seconde qualifie un tel

comportement d' « abject » :

«LORD DARLINGTON: Abject est un mot terrible,

Lady Windermere.

LADY WINDERMERE : Et l'être est une chose terrible,

Lord Darlington.346 »

La correspondance terme à terme de ces répliques induit nécessairement dans

l'esprit du spectateur une opposition entre « mot » et « chose ». Nous y voilà :

l'attitude cynique du dandy Lord Darlington, qui ne se fait aucun scrupule de séduire

345 In Œuvres, op. cit., p. 1166. « LORD DARLJNGTON : Vileness is a terrible mord, Ladj Windermere.LADY WJNDERMEEE : Itis a terrible thin& Lord Darlington. », Complète Works, op. cit., p. 423.

288

Page 49: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

une femme mariée et d'employer pour cela le vil moyen de la calomnie, s'oppose aux

principes de la vertueuse Lady Windermere. Pour le premier, une chose — en

l'occurrence un comportement adultère — n'est jamais que le terme qu'on emploie

pour la désigner; pour la seconde, l'essence de la chose, ici le comportement

considéré en fonction d'un absolu moral, détermine le ou les mots qu'on choisira

pour la désigner. Autrement dit, dans un cas, ce sont les mots qui font la chose, dans

l'autre, c'est la chose qui, doté d'une essence indiscutable, d'une existence en soi,

appelle les mots.

Cette distinction paraît cruciale au fil de la lecture des comédies wildiennes.

L'univers qui y est décrit semble en effet tenir très majoritairement du nominalisme

représenté par Lord Darlington dans l'exemple cité ci-dessus. Au point que le fait de

faire primer le mot sur la chose apparaît comme une gloire ; ainsi Lady Hunstanton

dit-elle à la brillante et cynique Mrs Allonby :

« Que vous êtes intelligente, ma chère ! Vous ne pensez

jamais un seul mot de ce que vous dites347. »

Prise au premier niveau de l'interprétation, et extraite de son contexte, cette

phrase pourrait tout simplement signifier : « Mrs Allonby est intelligente parce qu'elle

peut formuler des paroles qui sont contraires à ses pensées ». Mais la tournure même

de la phrase indique qu'il ne s'agit pas d'un simple compliment sur ces capacités de

menteuse, lequel compliment serait plutôt formulé de la façon suivante : « Vous ne

dites jamais un mot de ce que vous pensez ». En réalité, le sens sous-entendu est

celui-ci : dans cet univers, dont Lady Stutfield apparaît comme une digne

347 In Œuvres,op. cit., p. 1285. « Hoiv deveryou an, my dear ! You never mean a single wordyou say. », ComplèteWorks, op. cit., p. 481.

289

Page 50: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

représentante, l'intelligence est inversement proportionnelle à l'adéquation entre le

penser et le dire ; autrement dit, plus on est intelligent, moins on se préoccupe du

sens — et de l'essence véritable — de ce dont on parle. Le mot est essentiel, il prime

sur tout, même sur ce qu'il désigne ou, pour le dire en termes linguistiques, le çigne

prime sur le réfèrent. Et de fait, Mrs AUonby est un des personnages wildiens qui

possède la plus grande virtuosité dans l'art du paradoxe et de la joute verbale.

Il semble y avoir chez Wilde — comme Pascal Aquien le souligne348 —une

croyance dans le caractère mouvant et fluctuant des choses. Dès lors que la réalité n'a

pas de mode d'être durable, la façon de la nommer doit nécessairement changer.

C'est ce que résume fort bien Lord Caversham, le père de Lord Goring, dans des

propos vigoureux, mais pas aussi comiques qu'ils le paraissent :

« [Sir Chiltern vient de refuser un poste dans le

gouvernement, pour racheter sa faute passée]

LORD GORING : Eh bien, père, c'est ce qu'on appelle

aujourd'hui une morale élevée. Voilà tout.

LORD CAVERSHAM: J'ai horreur de ces nouveUes

expressions à la mode. C'est la même chose que ce que nous

appelions de l'imbécillité il y a cinquante ans.349 »

L'époque contemporaine à Wilde et à la création de ses personnages apparaît

ici comme celle des sentiments d'honneur et d'abnégation, par rapport au temps de

pragmatisme peu scrupuleux situé un demi-siècle auparavant, et qu'évoqué le vieil

aristocrate. Or, cette même époque apparaît dans L'Eventail de Lady Windermere

348 V. la Préface à Un Mari idéal, éd. cit., p. 22.349 In Œuvns, op. cit., p. 1428. «LORD GORING : Well, itis whatis called nowadays a higb moraltone. Thatis alL

290

Page 51: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

comme celle de l'immoralisme le plus absolu, puisque Dumby, l'un des invités au bal

de Lord et Lady Windermere, qualifie ceux-ci de « modernes » lorsqu'il voit arriver

Mrs Erlynne : il est en effet convaincu que le mari et la femme s'accordent

cyniquement sur l'adultère du premier et veulent, en conviant sa maîtresse à leur

réception, préserver les apparences.

Ainsi, les comédies de Wilde font tour à tour de l'époque moderne un modèle

de pragmatisme cynique et un haut lieu des valeurs morales. Il convient néanmoins

de relever que le deuxième cas est moins fréquent que le premier. Dans Une Femme

sans importance., par exemple, la jeune Rester Worsley, même si le ton parfois exagéré

et mélodramatique de ses répliques peut les faire apparaître comme une manière de

parodie, semble avoir une réalité et une authenticité plus grandes que les femmes de

la bonne société londonienne dont elle attaque l'hypocrisie. Le « lépreux vêtu de

pourpre », c'est la métaphore violente d'une société pourrie, gangrenée, en pleine

décomposition, à laquelle s'oppose une Amérique jeune, pourvue de valeurs fortes et

en pleine expansion.

Cette thématique n'est pas indifférente dans le cadre de notre étude sur le

théâtre de l'insignifiance. Wilde, tout comme les autres dramaturges de notre corpus,

est un écrivain du désenchantement : il ne croît pas au pouvoir qu'aurait le poète ou

le dramaturge de réformer la Cité. Ses écrits ne seront donc qu'implicitement

polémiques sur le terrain politico-social, et il n'abordera cette polémique même que

sur le terrain de l'intime et du quotidien — qu'on nous passe l'expression : par le petit

bout de la lorgnette. Mais le thème de la décadence n'en a pas moins d'importance,

puisqu'il influe sur la vie quotidienne et sur la destinée de ses héros de la vie

LORD CAVEESHAM : Hâte thèse new-fangkd names. S âme tbing as m used to call idiocy Jifty jears ago. »,

291

Page 52: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

ordinaire. La dictature de la mode, l'hypocrisie et l'immoralité les soumettent à leurs

lois autant que les personnages de Hauptmann sont soumis à la misère ou à une

fatalité héréditaire, ceux de Strindberg à la névrose, ceux de Becque aux rets de la

société capitaliste, etc350.

© L'importance d'être Constant: mythomanie, bunburysme et autres

créations verbales

Nous avons déjà remarqué que le récit fait par Cecily dans son journal intime

de ses fiançailles avec Constant Worthing acquérait aux yeux de l'intéressé —

Algemon — autant de crédibilité que si les faits décrits avaient eu lieu en réalité. On

ne saurait mieux faire comprendre que les événements existent, qu'ils ont lieu, par et

dans les mots. La mythomanie de Cecily pourrait sembler un phénomène isolé, et la

crédulité d'Algernon, un simple aveuglement d'amoureux, mais voici que Gwendolen

à son tour confie à celle qu'elle croit être sa rivale :

«Je ne voyage jamais sans mon journal. Comme cela, j'ai

toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train.351 »

llla quoque... Le texte anglais dit « quelque chose de sensationnel » (sensational) :

l'emploi de cet adjectif évoque les attentes d'un public avide de rebondissements et

de péripéties en tous genres. L'analogie implicite entre le journal intime et une

certaine conception du roman, plein de péripéties et ne dédaignant pas le recours à

Complète Works, op. cit., p. 578.350 V. chap. 6, « Idéologies de l'insignifiance », pp. 395-410.351 In Œuvres, op. cit., p. 1496. « I never travel without my diary. One sbould abvays hâve something sensational toread in thé trén. », Complète Works, op. cit., p. 398. La traduction exacte de la deuxième phrase serait :

292

Page 53: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

un ton ou à des procédés mélodramatiques, montre encore une fois la préséance de

la fiction sur le réel. Celui-ci n'offre que peu d'intérêt ? Qu'à cela ne tienne : les

jeunes filles le réinventeront, et leurs mots feront vivre l'imaginaire.

Si les mots peuvent faire vivre, ils peuvent aussi tuer : témoin ce pauvre

Bunbury, ami-prétexte d'Algemon lorsque celui-ci veut échapper à ses obligations

familiales. Le jeune homme l'a affligé d'une santé déplorable, afin d'être appelé à son

chevet à chaque fois que cela est nécessaire. Parallèlement, Jack, qui ne pense plus

avoir besoin de son pseudo frère dès lors qu'il est fiancé à Gwendolen, projette de

tuer celui-ci. Mais cette mort devra survenir de façon réaliste (apoplexie ? grippe ?

coup de froid ? — il en discute avec Algernon). Autrement dit, au début de la pièce, la

fiction au sein de la fiction, la création verbale pure et simple, conserve encore

quelque cohérence : les mots priment sur la réalité, mais s'agencent de manière à

garder un sens correspondant à celui que les destinataires premiers et seconds du

discours théâtral sont aptes à comprendre (par exemple, une apoplexie implique une

mort subite : cette proposition peut s'appliquer à une personne réelle comme à un

personnage fictif). Autrement dit, si le signe peut exister sans réfèrent, l'assemblage

des signes est, lui, semblable à ce qu'il serait si leur réfèrent existait.

Mais ce semblant de cohérence est vite pulvérisé, d'abord — à l'acte II - par

l'entrée en scène hautement comique d'un Jack en habit de deuil, annonçant la mort

de son pauvre frère Constant, alors même qu'Algemon vient d'arriver en déclarant

qu'il était ledit frère, ensuite par la mort de Bunbury. L'arrivée inopinée de Lady

Bracknell à la fin de la pièce donne lieu à un dialogue qui est un véritable chef

d'œuvre d'absurde, et dont voici un passage essentiel :

« On devrait toujours avoir quelque chose de sensationnel à lire dans le train » ; Gwendolen érige ainsi

293

Page 54: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

« [Lady Bracknell vient d'apprendre la mort de Bunbury ;

elle demande quand cela a eu lieu]

ALGERNON, d'un air désinvolte : Oh ! J'ai tué Bunbury cet

après-midi. Je veux dire, ce pauvre Bunbury est mort cet après-

midi.

LADY BRACKNELL : De quoi est-il mort ?

ALGERNON: Bunbury? Oh, il a totalement volé en

éclats.352 »

On le voit, Algernon ne se soucie même plus de donner une apparence de

vraisemblance à son mensonge ; Bunbury peut parfaitement exploser comme un

ballon de baudruche, puisque son créateur en a décidé ainsi. Il n'est pas anodin que

ce dialogue, par sa loufoquerie absurde, appelle l'attention du spectateur : selon son

habitude, Oscar Wilde instruit — ou à tout le moins transmet son idée — en amusant.

Et il s'agit ici d'une idée-phare. Elle donne le sens de la pièce elle-même, celui de la

rupture avec l'apparent conformisme des comédies précédentes, peut-être même

celui de l'interrogation existentielle qui sous-tend l'univers théâtral wildien. De fait,

Bunbury explose au mépris de la vraisemblance, de même que ^Importance d'être

Constant est un feu d'artifice verbal qui ne se soucie même plus d'un souci de réalisme

apparent de l'intrigue, ou d'une concordance de ceËe-ci avec des modèles

préexistants. Ce qui serait pour Wilde une manière d'expliquer à mots couverts à son

public que tout ce que les pièces précédentes comportaient d'allégeance aux

traditions n'était que du vent...

son cas en exemple général.352 In Œuvres, op. cit., p. 1509. «ALGERNON (airily) : Oh ! I kilkd Bunbury this qfternoon. I mean poorBunbury diedthis afternoon.LADY BRACKNELL : What did he die of?

294

Page 55: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Mais il y a plus grave, et la mort explosive de Bunbury, si elle signe le passage

résolu dans l'absurde, le non-sens (nonsensè), marque aussi la disparition du

personnage fictif au profit du personnage réel (au sein de la fiction, s'entend), donc,

et à l'inverse, le retour à un principe de raison. Elle évoque le retour au sérieux, à

1!'earnestness qui caractérise le personnage central de la pièce. Jack ne déclare-t-il pas (et

cette réplique clôt la pièce comme un proverbe ou une moralité) :

« .. .pour la première fois de ma vie, je viens de comprendre

l'Importance vitale d'Être Constant.353 » ?

Or, comme le fait justement remarquer Norbert Kohi, pour qui toute analyse

de la pièce doit partir de celle de son titre, ce sérieux est celui qui caractérise l'époque

victorienne, et Wilde ne se fait pas défaut de déclarer dans De Prvfundi/54 qu'il a pour

sa part toujours admiré la frivolité (« triviaHty »). L'opposition figure d'ailleurs dans le

sous-titre de la pièce, qui est « Une comédie frivole pour ks gens sérieux?55 » Si l'enjeu des

personnages est de parvenir à exister, à sortir de l'insignifiance, qui serait ici assimilée

précisément à la frivolité, au mensonge et à l'imaginaire, cet enjeu ne peut s'accomplir

qu'au prix d'une acceptation de la réalité victorienne, cette même réalité d'hypocrisie

et de vénalité que Wilde n'a cessé de dénoncer à mots couverts dans ses comédies.

Comment l'individu pourrait-il s'affirmer et s'épanouir dans un tel contexte ? Et

d'ailleurs, tel qu'il est dépeint par Wilde, n'apparaît-il pas comme plus factice — plus

théâtral — que les fictions du dramaturge ?

ALGEENON: Bunbury ? Oh, he n>as quite exploded. », Complète Works, op. àt, pp. 407-408.353 In Œuvres, op. cit., p. 1525. « ...l've nom realisedfor thefirst time in my life thé vital Importance of&eingEarnest», Complète Works, op. àt., p. 419.354 « La frivolité dans la pensée et dans l'action est charmante. J'en avais fait la clé de voûte d'une trèsbrillante philosophie exprimée dans les pièces et les paradoxes. », in Complète Works, London and

295

Page 56: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

2°) Théâtre dans le théâtre et theattum mundi

La prééminence des créations verbales sur les choses de la réalité est une

caractéristique essentielle du théâtre de Wilde. L'écrivain met l'accent sur le caractère

fictif de sa production dramatique au sein même de la fiction, faisant de ses

personnages des comédiens et de sa scène le lieu d'une seconde représentation, d'un

théâtre dans le théâtre. Tout aussi ambivalents sont ses rapports avec le public réel de

l'époque victorienne. Ils semblent refléter le célèbre paradoxe du Déclin du mensonge :

« La vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie356 ». En effet, les costumes de

scène des personnages, auxquels Wilde attache une attention particulière, ne se

contentent pas de refléter les habits alors à la mode, ils sont aussi conçus pour

susciter eux-mêmes une mode et un phénomène d'imitation de la part des

spectateurs. Katherine Worth357 cite par exemple le cas de la tenue de deuil portée par

l'acteur George Alexander dans le rôle de John Worthing.

Ce chasse-croisé entre réel et imaginaire brouille chez le spectateur le code de

l'interprétation : face au spectacle qu'il est en train de voir, il ne peut choisir

l'adhésion pure et simple à la fiction (suivant le pacte de la vraisemblance), pas plus

qu'il ne peut ignorer ce que ces personnages et ces situations évidemment fictives

comportent de vérité profonde. A mi-chemin entre immersion et distanciation, il

jette un regard à la fois lucide et empreint d'émotion sur ces trop humaines

Glasgow, 1966, pp. 880-881 (nous traduisons), cité in N. Kohi, Oscar Wilde, thé ivorks ofa confomist rebel,op. cit., p. 262.355 «A trivialcomedyfarseriouspeuple».356 in Œuvres, op. cit., p. 791. «Life imitâtes Art far more than Art imitâtes Life », Complète Works, op. cit., p.1082.357 In Oscar Wilde, op. cit., p. 6.

296

Page 57: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

caricatures. Pensons à Lady Agatha dans L'Eventail de Ladj Windermere : promenée par

sa mère de salon en salon, invitée à aller prendre l'air ou à admirer une gravure à

l'autre bout de la pièce dès que la conversation s'avère peu recommandable pour ses

oreilles virginales, la jeune fille répond systématiquement « Oui, maman » avec une

docilité de marionnette. Par une logique aussi implacable qu'ironique, Agatha

répondra tout naturellement « Oui » à la demande en mariage qui lui sera faite par le

richissime Australien Mr Hopper... et sa mère, qui bien entendu tirait les ficelles

depuis le commencement, conclura : « Comme vous avez gardé habilement votre

secret, tous les deux.358 ».

Wilde utilise de manière complexe le processus de la dénégation dans son

rapport dialectique avec la théâtralisation. Rappelons que la dénégation au théâtre est

le processus par lequel le spectateur considère d'emblée, face à un spectacle, qu'il a

affaire à une illusion, à quelque chose d'irréel. Lorsqu'une seconde fiction,

outrageusement invraisemblable (par exemple du fait qu'elle est caricaturale, comme

dans le cas que nous venons de citer de Lady Agatha), est introduite au sein de la

première, celle-ci se trouve ramenée à un statut plus proche de la réalité ; le public

prend alors conscience que son univers quotidien est par maints aspects semblable à

celui qui lui est présenté sur scène, et que véritablement le monde est un théâtre359...

La thématique du theatrum mundi est récurrente dans la bouche de certains

personnages wildiens, notamment de ceux qui possèdent la plus grande maîtrise du

358 In Œuvres, op. cit., p. 1182. «Hoiv éleverjou hâve both keptjour secret. », Complète Works, p. 440.359 V. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., pp. 42-49. En réalité, le phénomène de mise en abyme estcensé produire l'effet inverse de celui que nous relevons chez Wilde : c'est la fiction seconde qui, parune annulation dés dénégations ( moins par moins égale plus), prend une allure réelle. Anne Ubersfeldcite l'exemple de la représentation du meurtre dans Hamlet. Mais elle souligne que ce n'est passystématique. Notre opinion est que ce jeu d'annulation d'une irréalité par l'autre peut selon les casfonctionner dans un sens ou dans l'autre, voire dans l'un et l'autre sens.

297

Page 58: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

langage et portent sur leur condition le regard le plus critique. C'est par exemple le

cas de Lord Hlingworth et Mrs Allonby dans Une Femme sans importance :

«LORD ILUNGWORIH : L'âme naît vieille mais elle

rajeunit C'est la comédie de k vie.

MRS ALLONBY : Et le corps naît jeune, et il vieillit. C'est

k tragédie de k vie.

LORD ILLINGWORTH: C'est aussi sa comédie

parfois.360 »

Ces réflexions, bien plus qu'un constat qui serait fait par les personnages de

leur propre statut théâtral et fictif, sont au contraire une affirmation du caractère

théâtral de la vie. Renversement qui n'a aujourd'hui rien de paradoxal pour nous,

après les travaux de sociologues tels qu'Erving Goffman sur « la mise en scène de la

vie quotidienne ». Dans l'ouvrage qui porte ce titre361, il analyse notamment

l'importance de la notion de consensus dans l'interaction verbale en société. Les

comédies de Wilde, qui regorgent de conversations362, semblent illustrer ses théories

près d'un siècle à l'avance, et l'on ne peut que souligner la parenté entre le moraliste-

observateur et le dramaturge du quotidien. Le deuxième acte d'Um Femme sans

importance montre un échange de répliques entre dames de la bonne société, lesquelles

sont teintées d'un cynisme de bon ton et de bon goût sous la houlette de la très

habile Mrs Allonby ; ses provocations n'en sont plus vraiment, précisément parce

360 In Œuvres, op. cit., p. 1278. « LORD Tl JJNGWORTH : The soûl is born old but grom young. That is thémmedy oflife.MBS ALLONBY : And thé bodj is bornjoung andgroivs old. That is Efe's trqgedj.LORD ILLINGWORTH : Its comedy also, sometimes. », Complète Works, op. cit., p. 476.361 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1.1 : La Présentation de soi, Paris, éd. de Minuit,1973, coll. « Le sens commun », trad. Alain Accardo.362 Nous avons montré en quoi et pourquoi celles-ci différaient d'un véritable dialogue, dans le chap.4, « Wilde », pp. 276-287.

298

Page 59: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

qu'elle sont conçues de manière à amuser ou à briller plutôt qu'en vue de choquer. Le

bât ne blessera que lorsque la jeune Américaine, Hester Worsley, fera sa diatribe aussi

sincère que virulente contre une société britannique qu'elle estime être en pleine

décomposition. Goffman souligne justement qu'une assemblée de personnes

appartenant à la même société, en vue d'atteindre le consensus, n'attend pas des

participants qu'ils expriment leurs sentiments sincères :

« On attend plutôt de chacun des participants qu'il réprime

ses sentiments profonds immédiats pour exprimer une vue de k

situation qu'il pense acceptable, au moins provisoirement, par ses

interlocuteurs. Le maintien de cet accord de surface, de cette

apparence de consensus, se trouve facilité par le fait que chacun

des participants cache ses désirs personnels derrière des

déclarations qui font référence à des valeurs auxquelles toutes les

personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage.363 »

Rien d'étonnant à ce que la tirade d'Hester rompe cet équilibre de surface, au

point que Lady Caroline ne trouvera d'autre parade que de faire dévier radicalement

la conversation, en demandant à la jeune fille de lui passer son fil à coudre !...

3°) Une tentative d'interprétation ; les niveaux de sens

Cette scène d'Une Femme sans importance, ainsi que l'opposition qu'elle dégage

entre consensus et authenticité, est à notre avis d'une importance capitale pour une

compréhension synthétique, voire structurale, de l'univers dramatique wildien. S'il

faut chercher, dans le discours adressé par l'auteur à son public, des valeurs absolues,

299

Page 60: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

indépendantes de la création verbale ou imaginaire des personnages — bref, des

valeurs que l'on pourrait qualifier de transcendantes — ces valeurs ne peuvent exister

que par opposition à d'autres valeurs factices, elles-mêmes construites en négation

par rapport à la doxa, à l'opinion courante (c'est le principe du paradoxe). Nous

sommes donc amenée, comme tout au long de ce chapitre, à exposer notre

interprétation de manière dialectique, c'est-à-dire en présentant une progression

oppositionnelle des niveaux de sens.

Ces niveaux s'ordonnent selon les valeurs des personnages (ce en fonction de

quoi ils règlent leur vie et leurs habitudes) et, bien entendu, selon leurs enjeux

personnels (ce qu'ils cherchent à obtenir dans le cadre de l'intrigue dramatique). Pour

ce qui est des valeurs, elles s'établissent en référence à la société dans laquelle

évoluent les protagonistes de la pièce : une société post-victorienne marquée encore

par le puritanisme, mais caractérisée déjà, sous le voile de l'hypocrisie, par le

libertinage, et dans laquelle l'individu peut choisir soit le consensus soit l'affirmation

d'une originalité authentique. Quant aux enjeux les plus importants, ceux des

personnages principaux, ils se situent autour d'un axe double :

1. Le bonheur individuel et l'accomplissement d'un sentiment; il peut s'agir

d'amour filial/maternel (Mrs Erlynne et Lady Windermere, Gerald Arbuthnot et sa

mère), conjugal (le couple Windermere, le couple Chiltern, Gerald Arbuthnot et

Hester Worsley, les six amoureux de L'importance d'être Constant) et même,

comiquement, fraternel (L'enfant trouvé John Worthing découvre qu'il a bel et bien

un frère et que ce frère n'est autre que son ami Algemon).

363 In Erving Goffman, La Mise en scène de la me quotidienne, 1.1 : La Présentation de soi, op. cit., p. 18.

300

Page 61: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

2. La réhabilitation sociale, qui passe en fait au second plan derrière une

réhabilitation affective, celle qui consiste à retrouver l'estime de l'être aimé — et par là

l'estime de soi. Ainsi a-t-on deux personnages de femmes déchues socialement à

cause d'une faute de jeunesse, Mrs Erlynne et Mrs Arbuthnot. Mais la première est

prête à sacrifier le mariage qui la rassiérait dans ses prérogatives sociales par amour

pour sa fille, et la deuxième est bien plus occupée de son amour pour son fils et de sa

haine pour celui qui l'a séduite et abandonnée, que par le souci d'un réintégration

dans les cercles mondains. Lord Chiltern doit aussi se réhabiliter après l'escroquerie

qui lança jadis sa carrière ; mais, comme il l'avoue lui-même à Lord Goring, celle-ci

compte moins pour lui que l'estime de sa femme. Quant à John Worthing, qui évolue

d'ailleurs dans la bonne société dès le début de la pièce, il ne songe à découvrir le

secret de ses origines que quand son mariage avec sa bien-aimée Gwendolen est en

jeu.

A la question « qu'est-ce qui fait courir les personnages de Wilde ? », on est

donc tenté de répondre : le sentiment, toujours le sentiment. Il faut néanmoins

opérer une distinction importante entre les trois premières comédies, dans lesquelles

le procédé de contrepoint fait coexister « drama offeeiïng» et «play ofwit» (« drame de

sentiment » et « pièce spirituelle »), et la dernière, où l'expression au premier degré

des sentiments a disparu derrière un discours de bout en bout paradoxal et spirituel,

souvent teinté de cynisme. Nous choisissons pourtant de la faire entrer dans notre

analyse d'ensemble, car le contexte social, les enjeux et même les valeurs des

personnages sont foncièrement les mêmes que dans les comédies précédentes. On

peut ainsi déterminer une progression en quatre niveaux.

301

Page 62: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

NIVEAU 1

L'arrière-plan chrétien et puritain de la société victorienne

H n'est représenté pour ainsi dire par aucun personnage dans les quatre

comédies. Il implique la vertu des femmes et la fidélité conjugale, qui n'est bien sûr

plus de mise à l'époque dont Wilde se fait le chroniqueur. Le couple modèle des

Windermere, par exemple, apparaît comme anachronique, sauf lorsque la bonne

société s'imagine que Mrs Erlynne est officialisée dans le rôle de maîtresse de Lord

Windermere, suite à son apparition au bal de l'acte II : « Ce cher Windermere devient

presque moderne364 », déclare alors l'un des invités. Il se différencie du niveau 4 (v.

infrd) par le fait qu'il relève d'un héritage culturel et non d'une tendance naturelle de

l'homme.

NIVEAU 2

Le règne de l'apparence, de l'hypocrisie et du consensus social.

Y correspondent l'immense majorité des personnages secondaires des trois

premières comédies : les lords et les ladies qui évoluent dans les salons de Lord

Windermere ou Sir Chiltern, dans la maison de Lady Hunstanton, etc. C'est qu'il

participe de la vision globale de la vie ordinaire que veut donner Wilde, autrement dit

de son travail de dramaturge du quotidien. Toutefois, le trait est souvent poussé, et la

frontière n'est pas étanche entre le moraliste-observateur et le satiriste. Ce deuxième

niveau se définit a contrario par rapport aux valeurs d'honnêteté et de vertu prônées

302

Page 63: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

par le christianisme (ce que nous avons appelé le niveau 1). On en voit un bon

exemple lorsque Mrs Allonby se plaint de la... fidélité de son mari, à l'acte II d'Une

Femme sans importance, ou, dans UEventail de Lady Windermere, lorsque Lady Plymdale

suggère à son amant Dumby d'inviter à dîner à la fois son mari et Mrs Erlynne, afin

que celui-là s'occupe de celle-ci et laisse le couple adultère mener tranquillement son

affaire*, ses affaires.

La thématique du theatrum mundi est bien sûr omniprésente dans cet univers où

chacun joue un rôle. L'invention verbale y est cruciale, puisque les personnages qui

ont le plus de pouvoir sont ceux qui mentent le mieux — il est symptomatique que Sir

Chiltem, dans Un Mari idéal, ait assis sa brillante carrière justement sur un mensonge.

Mais l'emploi des mots reste utilitaire : l'on s'en sert pour se constituer une identité

sociale à l'abri des attaques, sans être forcément virtuose dans l'art de s'exprimer.

Ainsi Lady Stutfield (dans Une Femme sans importance) est-elle affligée d'un tic verbal

qui consiste à répéter chaque adjectif en le flanquant d'un adverbe d'intensité

(« Comme c'est méchant, très méchant de leur part !365 », etc.). De surcroît, certains

personnages qui sont, eux, doués d'un véritable sens de la création verbale, semblent

placés à un niveau supérieur par rapport à la société de fantoches et de pantins qui se

contente d'admirer leurs paradoxes et de les reprendre en les diffusant, leur faisant

ainsi perdre leur caractère subversif— puisqu'on revient du paradoxe à la doxa...

364 In Œuvres, op. cit., p. 1194. « Dear Windermere is becoming almost modem. », Complète Works, p. 441.365 In Œuvres, op. cit., p. 1290. « How very, very horrid ofthem !», Complète Works, op. cit., p. 484.

303

Page 64: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

NIVEAU 3

La création verbale. Premier affleurement d'un sens possible à l'existence

l'amour du langage pour lui-même.

Il est facile d'identifier les personnages appartenant à cette catégorie : ils

semblent faire l'admiration de ceux qui appartiennent au niveau 2, qui ne cessent de

souligner à quel point ils sont brillants, intelligents, etc. C'est qu'ils ne se contentent

pas de suivre la mode et les moeurs, mais ils les créent. Ils affirment ainsi une

originalité qui les rend supérieurs, sans toutefois sortir des cadres de la société qui les

admire (ainsi Mrs Allonby médit-elle des hommes...lorsqu'ils sont absents) : en ce

sens, ils sont des « révolutionnaires conformistes », à l'image de leur créateur. Us ont

aussi ceci de commun avec Wilde qu'ils aiment le langage pour lui-même ; ils le

considèrent comme une fin en soi, et non comme un moyen : en témoignent des

morceaux de bravoure tels que le long dialogue entre Lord Illingworth et Mrs

Allonby à l'acte I d'Une Femme sans importance366. Même s'ils tiennent un rôle

antipathique vis-à-vis des héros ou héroïnes de la comédie, ils relèvent d'un niveau

supérieur de réalité : leur existence est justifiée par leur statut d'artiste. C'est

d'ailleurs une thématique centrale de la dramaturgie de l'insignifiance. Voici la liste de

ces personnages : dans L'Eventail de Ladj Windermere, Lord Darlington et Mrs

Erlynne ; dans Une Femme sans importance, Lord Illingworth et Mrs Allonby ; dans Un

Mari idéal, Lord Goring et Mrs Cheveley ; enfin, dans L'Importance d'être Constant, tous

les personnages principaux sont des créateurs langagiers, que ce soit oralement (John

et Algemon) ou par écrit (Gwendolen et Cecily). Par opposition aux deux jeunes

304

Page 65: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

filles, la gouvernante Miss Prism, auteur de romans de gare ( à tous les sens du terme,

puisqu'elle oublie John bébé dans la consigne d'une gare !), forme dévaluée de la

création verbale, pourrait apparaître comme une représentante du niveau 2, de même

que Lady Bracknell, qui symbolise la convention sociale. Mais la coupure entre lest

deux niveaux n'est pas aussi nette, dans cette pièce où tous les personnages assument

avec cohérence leur absurdité.

NIVEAU 4

Le sentiment, la sincérité et l'expression de soi. Deuxième affleurement d'un

sens possible à l'existence : l'authenticité.

Ce niveau, on l'observera, est radicalement antithétique du niveau 2.

Le fait que ce sont presque toujours les personnages principaux de la pièce qui

relèvent de ce « niveau sentimental » pourrait inciter le lecteur à penser que ses

représentants sont les vrais porte-parole du dramaturge, et que derrière le cynisme et

les paradoxes se cache un plaidoyer pour le langage de l'expression de soi, pour

l'adéquation du penser et du dire, du dire et du faire. Ceux qui l'expriment sont Lord

et Lady Windermere ; Mrs Arbuthnot, son fils Gerald, l'Américaine Hester Worsley ;

Sir et Lady Chiltem. A ceux-ci, il faut ajouter les deux seuls personnages qui joignent

le pouvoir de création langagière à la revendication d'authenticité sentimentale : Mrs

Erlynne (qui, toutefois, ne redécouvrira la force de l'amour maternel qu'au milieu de

la pièce), et Lord Goring, le sauveur de Sir Chiltern. Cependant, outre les doutes

exprimés par nombre de critiques quant à la réelle adhésion d'Oscar Wilde à cet idéal

366 V. notre analyse dans le chap. 4, « Wilde », pp. 266-267.305

Page 66: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

au fond assez rousseauiste de retour à la vérité des sentiments, on ne peut ignorer

que cette valeur transcendante est absente dans ^Importance d'être Constant, comme

hors de portée des personnages, qui se trouvent pris dans le système autoréférentiel

de l'univers dramatique.

306

Page 67: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

Conclusion

Wilde est bel et bien l'homme du paradoxe. Le moindre n'est sans doute pas de

laisser le public de ses pièces face à cette question : faut-il ou non le prendre au

sérieux ?

S'il est incontestable que ses pièces apparemment conformistes recèlent une

satire aussi virulente qu'implicite, il est difficile de savoir quelles valeurs le dramaturge

propose en remplacement des anti-valeurs de la société de son temps, quel modèle de

vie il nous conseille de suivre : est-ce celui de l'esthète amoureux de la forme, qui

veut comme son créateur faire de sa vie une œuvre d'art, et existe indépendamment

de la société, comme supérieur à elle, ne s'en préoccupant que pour lui dicter sa

mode ? Ou bien est-ce celui de la mère aimante, des jeunes gens amoureux, capables

d'assumer et d'exprimer leurs sentiments au mépris du jugement des autres, rejetant

l'hypocrisie et le cynisme de leurs contemporains ? Peut-être Oscar Wilde, convaincu

qu'il était du caractère fluctuant des choses réelles, crut-il tour à tour l'un et l'autre.

L'essentiel est qu'il y a bel et bien dans ces pièces à la tonalité spirituelle et

légère, et qui pourraient passer — tout comme les vaudevilles de Becque - pour un

divertissement, un véritable appel lancé par l'écrivain à son public. Ce dramaturge de

l'insignifiance met tout individu en garde contre le risque du conditionnement social,

de la sclérose de l'expression, de l'abdication des goûts et de l'affect du moi soumis à

la tentation de penser, dire et faire comme tout le monde. L'univers policé des salons

londoniens sécrète un poison subtil, mais tout aussi fatal que l'alcool à trois sous des

prolétaires hauptmanniens, les mères abusives de Strindberg ou les usines de Becque.

Et raffirmation du droit de l'individu à exister pour et par lui-même, dans son

307

Page 68: Introduction - theses.univ-lyon2.frtheses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2001/pailler... · wildienne de la vie comme œuvre d'art. Ce dandy homme du monde, en représentation perpétuelle,

originalité, a été exprimée avec toute la force spirituelle (wttt'asm) dont était capable le

grand écrivain irlandais.

Le fait que toutes ces pièces soient situées dans le milieu de la bonne société

londonienne n'implique en aucun cas que Wilde restreigne audit milieu l'appel lancé à

l'épanouissement de l'individu. Il affirme au contraire, dans L'Ame de l'homme sous le

socialisme, que cet épanouissement est à la portée de tous ; ainsi, après avoir donné le

Christ comme exemple d'un accomplissement individualiste, il ajoute :

« Ainsi donc, est capable de mener sa vie à l'imitation du

Christ celui qui est profondément et absolument lui-même. Ce

peut être un grand poète, ou un grand savant, ou un jeune

étudiant d'université, ou un berger sur la lande, ou un auteur

dramatique, comme Shakespeare ; ou un théologien, comme

Spinoza ; ou un enfant qui joue au jardin, ou un pêcheur qui jette

ses filets en mer. Peu importe ce qu'il est, dès l'instant qu'il réalise

la perfection de l'âme qu'il porte en lui.367 »

L'individualisme pour chacun et le bonheur pour tous : il ne faut pas voir là

l'ironie cynique du dandy, mais bien au contraire, une déclaration de générosité de

l'homme et du dramaturge.

367 In Œuvres, ap.dt., p. 941.

308