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Introduction critique ` a la m´ em´ etique Emmanuel Dion To cite this version: Emmanuel Dion. Introduction critique ` a la m´ em´ etique. R´ ef´ erence, INSEE Pays de la Loire, 2003, pp.9-14. <hal-00765151> HAL Id: hal-00765151 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00765151 Submitted on 19 Feb 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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Introduction critique a la memetique

Emmanuel Dion

To cite this version:

Emmanuel Dion. Introduction critique a la memetique. Reference, INSEE Pays de la Loire,2003, pp.9-14. <hal-00765151>

HAL Id: hal-00765151

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00765151

Submitted on 19 Feb 2014

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements d’enseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

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Introductioncritiqueà la mémétiqueEmmanuel DionProfesseur permanent à Audencia Nantes.École de Management.

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Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité.Démocrite

cité en épigraphe du livre de Monod “le hasard et la nécessité”

Introduction ■

D’un point de vue épistémo-logique, la théorie desmèmes se trouve sans équi-

voque associée au nom du biolo-giste Richard Dawkins, auquelchacun s’accorde à attribuer la pa-ternité du terme de “mème” dansle célèbre ouvrage de 1976, “TheSelfish Gene”. Une telle originerévèle d’emblée son inscription ausein d’un très large – et très con-testé – mouvement de “biologisa-tion”, voire de naturalisation (ausens de “réduction à l’état de na-ture”), d’un certain nombre de phé-nomènes traditionnellement dé-crits jusqu’alors par les scienceshumaines (les mécanismes d’évo-lution des cultures, les dynamiquessociales), la philosophie ou la re-ligion (le rapport du signe et dusens, la justification de l’altruisme,le rapport à l’altérité). À ce titre,elle est très inégalement acceptéeou reconnue dans les différentscénacles des sciences dites “dures”(biologie, informatique, épidémio-logie) ou humaines (ethnologie,anthropologie, sociologie, psycho-logie).

Préambule ■

Un bon exemple valant parfois mieux qu’un long discours, j’auraispu rédiger cet article au moyen d’un simple “copier/coller” degrande ampleur. D’excellents textes d’introduction à la mémétique

abondent sur le web, anonymes ou non, en intégralité ou en pièces déta-chées, de site miroir en listes de liens. J’aurais sans doute pu trouver monbonheur dans quelques secteurs suffisamment reculés de la toile. Si toute-fois j’avais jugé une telle opération trop osée, j’aurais pu limiter les ris-ques en procédant principalement à partir de textes traduits de l’anglais,puis en broyant le corpus ainsi obtenu au niveau de granularité souhaité.

Mais je n’ai pas voulu agir de la sorte. Je n’ai rien copié/collé. Nul nesera poursuivi pour plagiat.

Car comme tout un chacun je n’ai reproduit que des idées.

J’y ai même ajouté certaines des miennes. Je les ai mélangées avec quel-ques lieux communs acceptés sur des sujets voisins. J’ai encore sélec-tionné, à la manière discrétionnaire, vaniteuse et égocentrique de nom-breux auteurs, quelques options plus originales. J’ai figé le tout dans unplan de présentation. Et voilà le travail.

Ai-je pour autant échappé aux règles de la reproduction mémétique desidées ? Sans doute pas. Car nommer le phénomène, tenter de le définir, dele circonscrire, de le critiquer même, ne suffit pas à s’en débarrasser. Endéfinitive, ce sera à vous de juger, à la fin de votre lecture. Et si vousn’êtes pas convaincus alors, de l’intérêt d’une approche scientifique dela dynamique de diffusion des idées, peut-être serez-vous au moins... enpartie contaminés par elle !

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La question qui se pose alors est dedéterminer si la mémétique consti-tue une simple présentation à lamode de thèmes déjà connus, seu-lement déguisés derrière une termi-nologie arbitraire mais nouvelle, oubien une authentique révolutionconceptuelle. Pour l’instant, le dé-bat est encore ouvert, et si les parti-sans et les opposants de la théoriedes mèmes se recrutent en des terri-toires convenus, il est encore trop tôtpour savoir qui l’emportera finale-ment, et même simplement si leterme de “mème”, que ce soit pourdes raisons relevant d’une théorie del’évolution élargie ou non, survivraà la décennie. Il n’est donc pas vainde s’intéresser aujourd’hui à la ques-tion pour tenter de s’en faire uneopinion personnelle.

Avant toute chose, nous pouvons aumoins affirmer que plus encore iciqu’ailleurs, la question de la défi-nition des termes utilisés ne peut setraiter simplement, ni même sépa-rément du reste de la discussion. Eneffet, cette définition provoquel’analyse logique, nourrit le débatet la critique, et la critique amèneen retour à réexaminer les défini-tions, pour les compléter ou lesaméliorer. De ce fait, plutôt que deproposer un plan de présentationcommençant par une définitionacceptée, puis déroulant les termesd’une dialectique classique, il paraîtplus pertinent de procéder par gra-dation, proposant une succession dedéfinitions et d’exemples permettantd’affiner progressivement les con-cepts utilisés, et d’illustrer les voisi-nages et les risques de conflit avecd’autres approches disciplinairesscientifiques ou philosophiques.

Le champ de la mémétique

défini par l’objet ■

Si les termes de “mème” ou de“mémétique” n’ont pas en-core fait leur apparition dans

les dictionnaires usuels de languefrançaise, le Oxford EnglishDictionary définit quant à lui (au

moins depuis 1998) le terme de“mème” de la façon suivante :

“meme (mi:m), n. Biol. (shortenedfrom mimeme... that which isimitated, after GENE n.). Anelement of a culture that may beconsidered to be passed on by non-genetic means, esp. imitation”.

Parmi les douzaines de définitionsdisponibles, celle-ci présente l’avan-tage de la simplicité et de l’intégritépar rapport à la pensée fondatrice.D’emblée, elle situe l’intérêt de ladémarche dans le parallèle établiavec la génétique – ce qui constitueraaussi l’une de ses principales limi-tes. Mais d’emblée aussi, elle tend àrendre perplexe. Par sa généralité,elle englobe en effet un ensemble dephénomènes tellement vaste quenous pourrions a priori considérercomme des mèmes ou groupes demèmes l’ensemble des :

• Langues, dialectes, discours, ci-tations...• Textes écrits, ouvrages de réfé-rence, dictionnaires, définitions,encyclopédies...• Textes informatisés, pages web(contenu et formes, bribes de codeHTML), programmes, virus infor-matiques...• Codes de présentation, conven-tions, règles de politesse, compor-tements sociaux de classe...• Modes vestimentaires, marquescommerciales, styles artisanaux,airs de musique...

La longueur de l’énumération sug-gère au moins que les mèmes nedoivent pas être vus comme desobjets mystérieux, bons ou mauvaisen eux-mêmes, porteurs de promes-ses ou de menaces : il faut au con-traire les considérer comme desconstituants nécessaires et banalsde notre pensée, comme le maté-riau indispensable avec lequel no-tre esprit s’alimente et se construitau quotidien.

Pour affiner l’analyse, il est tout demême capital de relever la grandeimportance de la notion d’imitationdans la définition du concept demème. Ne saurait en effet être con-sidéré comme mème qu’un ensem-

ble structuré (bien que non claire-ment borné) d’informations encap-sulant un principe de réplication parimitation. Or la notion d’imitationest sans doute plus riche et mysté-rieuse qu’on pourrait le croire. Ilimporte en premier lieu de bien ladistinguer de celle de contagion.L’imitation suppose en effet une dé-marche active, ou au moins en par-tie consciente (qui va parfois jus-qu’à l’illusion du libre arbitre) alorsque la contagion agit sur des sujetspassifs ou inconscients. Or, c’estcette distinction essentielle qui sé-pare définitivement le champ de lamémétique de celui de l’épidémio-logie, par exemple. A ce titre, lesnombreuses confusions entre lesnotions de mème et de “virus del’esprit” (comme l’atteste le titreéponyme d’un livre très populairede Richard Brodie) sont assez re-grettables.

C’est aussi la distinction entre lesnotions voisines d’imitation et dereproduction qui, par-delà le paral-lèle avec la génétique, fonde l’auto-nomie du champ de la mémétique.Dans le cas de l’imitation en effet,on comprend bien que l’opérationde sélection de matériau imité seproduit au niveau du sujet imitantqui choisit ce qu’il imite en fonc-tion de critères psychologiques, parexemple celui du rapport critique àla vérité. Le terme de reproduction,plus général, ne suppose pas néces-sairement un tel détour cognitif. Sivous faites une copie de cet articleen 100 exemplaires sur un photo-copieur, vous êtes dans un proces-sus reproductif. Vous n’êtes pas te-nus de passer en revue mentalementle contenu de l’article pendant quela machine travaille. Vous pouveztout à fait penser à autre chose. Enrevanche, si vous tentez d’imiterl’article (par exemple pour le résu-mer à l’attention d’un tiers, ou pourle pasticher), vous devez en entre-prendre un traitement mental.

Dans ces conditions, on peut obser-ver que si l’imitation constitue unmoyen de diffusion plus lent (carmoins mécanique) que la reproduc-tion, ou a fortiori la contagion, elle

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présente en contrepartie des avan-tages considérables en termes demutation. Chaque relais de la dif-fusion du mème agissant comme uncontributeur (plus ou moins créatifou talentueux il est vrai), le proces-sus évolutif fait en réalité totale-ment corps avec le processus dediffusion.

Pour reprendre la métaphore biolo-gique, on peut donc dire que le pro-cessus sélectif à l’œuvre n’a alorsplus rien de Darwinien. Ce n’est plusla séquence BVSR (Blind Variation,Selective Retention) qui est àl’œuvre, mais une séquence de typeARET (Assimilation, Retention, Ex-pression, Transmission) qui fait l’ob-jet de nombreuses analyses de la partdes chercheurs en mémétique. Orcette différence d’approche a desconséquences essentielles sur le planthéorique, en ce que non seulementelle autorise, mais elle exige pour ren-dre compte de la dynamique desmèmes le recours à une théorie trans-formiste de l’évolution de typeLamarckien1, radicalement différentede celle développée pour rendrecompte de l’évolution des espèces.

Aussi bien pourrait-on dire que sila notion de mème reste intrinsè-quement une notion complexe,composite, multiple et par consé-quent difficile à appréhender, lamémétique en tant que projet scien-tifique n’en est pas pour autant dé-pourvue d’intérêt. ParaphrasantBourvil commentant l’eau ferrugi-neuse, nous pourrions proposercomme slogan : “les mèmes, non ;mais la mémétique, oui”.

Le champ de la

mémétique défini

par l’exemple ■

Pour fixer les idées, nous pou-vons à ce stade de l’exposéproposer une liste sélective

de quelques objets culturels ou phé-nomènes de communication pou-vant effectivement être considéréscomme des phénomènes méméti-ques, liste suivie d’une autre, toutaussi nécessaire à la juste appréhen-sion du champ, qui énumère cer-tains objets ne pouvant cette foisprétendre à cette qualification, pourdes raisons relevant de leur nontransmissibilité par imitation.

• Hare : ce petit mème de deux pho-nèmes seulement prononçablesdans la plupart des langues, com-prend un puissant principe impli-cite de réplication à l’intérieur dela secte, puisqu’aux termes de sesrègles, chaque membre doit le ré-péter le plus souvent possible. Al’extérieur du groupe, l’avalanchede répétitions attise suffisammentde curiosité pour aboutir à un nom-bre de conversions permettant l’ex-pansion du mème.

• Les paradigmes scientifiques, ausens où ceux-ci ont été définis parle... paradigme de Kuhn “ensembleparticulier d’idées auxquelles lacommunauté souscrit à un momentdonné”. Il n’est qu’à observer l’im-portance dans les revues scientifi-ques du respect des normes (biblio-

graphies convenues, structuresfixes, étroitesse des lignes éditoria-les), respect relayé et souvent ren-forcé dans une logique de suren-chère à la fois par les contributeurset les éditeurs, pour se convaincrequ’il s’agit là d’un processus d’évo-lution de type lamarckien.

• Les ouvertures aux échecs : com-binaison subtile de mimétisme et deréflexion individuelle, ce phéno-mène a fait l’objet d’une intéres-sante étude publiée dans le Journalof Memetics.

• Les formules de politesse à la findes courriers administratifs : biensouvent, on se contente d’un sim-ple copier/coller, informatique oumnémonique, pour reproduire unestructure de signes sur laquelle ons’interroge peu, mais auxquelles onpeut à l’occasion apporter des mo-difications susceptibles ou non dedonner naissance à une nouvelledescendance.

• Les horoscopes : la combinaisond’un rapport à la vérité aléatoire, dela sensibilité de l’audience à certai-nes formulations psychologique-ment efficaces et de l’exigence d’unrenouvellement régulier ne peut quecontribuer à faire émerger, inten-tionnellement ou non, des structu-res répétitives descriptibles dans lecadre mémétique.

• Les références à la pensée unique.Très peu définie, cette notion de“pensée unique” est convoquée àl’envi dès qu’il s’agit de discrédi-ter une opinion sans prendre lapeine de la combattre sous l’angledu rapport à la vérité. Le conceptest par ailleurs si flexible qu’il peutfaire l’objet d’un nombre considé-rable de personnalisations ou devariations tout en conservant lemême nom. Il présente les caracté-ristiques idéales d’une diffusionmémétique presque compulsive.

• Le fait de crier Wazaaaa quandon voit de la bière. Cet exempled’un comportement mimétique estl’une des nombreuses expressionsde conformisme assumé habilementrécupérés par les mécanismes demarché et pouvant par ailleurs faire

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NDLR : tous les renvois de cet article dans ces cadres grisés constituent desexemples de mèmes.

(1) Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), naturaliste français ayant vécu undemi-siècle avant Charles Darwin (1089-1882), a été parmi les princi-paux savants de l’histoire à défendre l’idée d’une évolution des espè-ces vivantes, contre les thèses fixistes de l’époque. Le postulat qui luia été attribué, selon lequel les caractères acquis pouvaient se trans-mettre héréditairement -par exemple que les girafes transmettaientun cou allongé à leurs descendants à force d’efforts pour atteindreles branches – a été entièrement contredit par Darwin, qui a au con-traire montré que les mutations individuelles se produisent de façonaléatoire, sans rétroaction de l’environnement ou du phénotype sur legénotype, et que c’est uniquement le principe de la rétention sélec-tive sous contrainte de “fitness”, autrement dit la survie du plus apte,qui détermine les règles de l’évolution naturelle.

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l’objet d’une description de typepsycho-sociologique.

• Les petites chorégraphies des “tu-bes de l’été” comme “Macarena” ou“The Ketchup Song”. Dans ce casprécis, l’apprentissage par imitations’observe en particulier sur les jeu-nes générations lors des fêtes demariage ou des premières boums.

• Les émissions de télé-réalité dansles années 2000. Les codes visuelscolorés, la bonne humeur obliga-toire, le renouvellement permanentdes candidats, la création de toutespièces d’une compétition ou d’uneurgence, tout semble concourir à ladéfinition d’un genre et sa propa-gation sous le critère ultime de“fitness” constitué par l’audimat.

• Les objets informatiques en pro-grammation orientée objet (dansune certaine mesure assimilablesaux agents de la “society of minds”décrite par Marvin Minsky). Cesblocs de code se transportent aisé-ment d’une application à une autre.Dans le cas des codes sourcesouverts (par exemple ceux distri-bués sous licence GNU), le carac-tère public constitue un puissantfacteur de diffusion.

• Dire “allo” quand on répond autéléphone. Au-delà de cet exemplesimple, les enfants semblent inté-grer de multiples formes de conven-tions sociales par le moyen du jeu,dès leur plus jeune âge. Il n’est qu’àobserver des petites filles jouer “àla dame” ou “à la marchande” pours’en convaincre.

Ne sont en revanche pas des mèmesles éléments de la liste suivante, quine font pas l’objet d’une transmis-sion par imitation d’un sujet à unautre :

• Les idées fixes, tics, hallucinationsou obsessions (qui restent en géné-ral personnels)• Les souvenirs inexprimés, ou sim-plement notés sur un journal debord personnel• Les baillements, le rire (qui se pro-pagent en général par contagion)• Les notions d’impératif catégori-que, d’absolu, de solipsime, de Dieu

ment marqué l’essor de la sémioti-que, et l’a condamnée à des analy-ses d’un systémisme un peu stati-que, les chercheurs en mémétiqueont dès l’origine admis que leur lé-gitimité ne pourrait dépendre quede leur capacité à définir le cadred’une théorie de l’évolution élargie,dans laquelle on pourrait établir desrègles permettant de décrire, voirede prédire, les mutations agissantdans l’idéosphère culturelle. Le rap-port à la génétique n’est alors conçuque comme un support utile pourmettre en relief les principes de res-semblance et d’opposition d’unethéorie de l’évolution culturelleavec ce que l’on connaît déjà de lathéorie darwinienne de l’évolutionnaturelle. En outre, l’approchemémétique a plus radicalement quel’approche sémiotique coupé touteprétention d’analyse du rapport en-tre le signe et le sens. Ce que celala conduit à perdre en termes defond, elle le regagne en puissanced’analyse des formes. C’est l’unedes raisons pour lesquelles elle atendance à beaucoup partager lesopinions entre ceux qui la jugentparticulièrement dépourvue d’inté-rêt (et l’on pourrait dire en effet ausens strict qu’elle est d’une certainefaçon totalement dépourvue desens) et ceux qui la jugent particu-lièrement fascinante, en ce qu’on nepeut lui reprocher la moindre dé-rive subjectiviste ou interprétative.

Cette posture constitue la position dedéfense sur laquelle ont fini par se

rabattre lesuniversitairesqui travail-lent sur le su-j e t . A u s s ibien le sous-titre du jour-

nal de référence sur le sujet, le Jour-nal of Memetics, est-il EvolutionaryModels of Information Transmis-sion, et non par exemple StructuralModels of Information Patterns.

Dès lors, et en raison de cette pré-occupation temporelle, la méméti-que s’éloigne de la sémiotique. Ellen’en devient pas moins polémiquepour autant.

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(ces notions sont inexprimables, aucontraire des termes qui les décri-vent; comme le disait Victor Hugo :“Prêtres, vous commettez uncrime : notre doute. Sans vous,l’homme croirait en Dieu”)

La mémétique définie

par son projet ■

Comme on le voit et sauf ex-ception, la plupart des for-mes structurées (patterns)

d’information ayant une significa-tion, ou même une simple colora-tion culturelle pourraient être con-sidérées comme objetsmémétiques. De ce point de vue, lerecouvrement apparaît presque par-fait avec le champ de la sémiotique(définie comme science des signes),dont le destin historique contrariéinciterait plutôt à la prudence : mal-gré son ambition unificatrice im-mense en effet, la sémiotique n’ajamais véritablement pu ou su s’éri-ger en branche scientifique auto-nome, et n’a qu’indirectement con-tribué à éclairer, grâce au prestigede quelques uns de ses contribu-teurs patentés comme Roland Bar-thes ou Umberto Eco, un ensemblehétéroclite de savoirs théoriques etpratiques toujours restés en défini-tive sous la coupe d’autres discipli-nes universitaires (sociologie, psy-chologie, anthropologie, linguisti-que).

Ce serait négliger qu’un paradigmescientifique peut parfois gagner àse définir par rapport à son projetdavantage que par rapport à sonobjet. Or, le projet de la mémétiqueest implicitement contenu dans sonrapport à la génétique : il s’agitd’élaborer les termes, non d’unedescription fixe, mais d’une dyna-mique des mèmes. Alors que l’ap-proche structuraliste a très forte-

Nombre de correspondances par mot-clétrouvées sur “altavista.com”, mars 2003

Sémiologie Sémiotique Mémétique GénétiqueFrançais 14.000 12.000 400 140.000Anglais 7.000 69.000 30.000 600.000

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Il n’y a au fond rien d’étonnant àcela. Toute théorie de l’évolution(évolution des espèces ou évolutiondes cultures) a vocation à la con-troverse, et ceci pour une raison fortsimple : le rapport au temps, quirévèle inévitablement la teneur descroyances métaphysiques induites.La croisade de Stephen Gould con-tre les créationnistes américains, quine s’est soldée que sur une victoiretemporaire du courant darwinien,est là pour en témoigner. Il faut sa-voir que selon un sondage de Gal-lup de 1993, 47% des américainscroient toujours que Dieu a créé lesêtres vivants à peu près comme ilssont maintenant (thèse création-niste), et que ce n’est qu’en 1987que la cour Suprême a interdit l’en-seignement du créationnisme dansles Public Schools américaines.

Bien avant cela déjà, les thèsesdarwiniennes avaient suscité le dé-bat. Dès le XIXe siècle, si le prin-cipe du “struggle for life” 2 ainsi quela mise au second plan corollaire detout dessein divin ont été bien ac-cueillis dans les milieux libéraux etmatérialistes, les socialistes (en tantqu’ils envisageaient le progrèscomme conquête historique maîtri-sée) et les croyants (en tant qu’ilsl’envisageaient comme réalisationdu projet de Dieu sur terre au moyende l’homme, créé à son image) ontsouvent réagi avec violence à la bles-sure narcissique induite par la dis-parition de toute téléonomie3. Ainsi,ce n’est que quelques années aprèsla publication de l’Origine des Es-pèces (1859) que le britannique Her-bert Spencer, philosophe libéral trèsinfluent de l’ère victorienne, a cher-ché à traduire les principes évolu-tionnistes dans le contexte de la so-ciété humaine (1862). Et c’est dès1879 que le socialiste français EmileGauthier a créé pour s’opposer àSpencer le terme alors péjoratif de“Darwinisme social”. Darwins’étonna en son temps de la récupé-ration politique de ses travaux, enécrivant dans une lettre “Quelle idéestupide semble prévaloir en Allema-gne au sujet des rapports entre so-cialisme et sélection naturelle”.Marx lui-même a en effet pu écrire

que le livre deDarwin lui con-venait parfaite-ment comme basede la lutte histori-que des classes.Et Engels décla-rer, sur la tombede l’auteur duCapital que, siDarwin avait dé-couvert les loisde l’évolution dela nature, Marxavait pour sa partdécouvert les loisde l’évolution del’histoire hu-maine. Preuve que les débats d’au-jourd’hui ne sont pas nouveaux.

En vérité, même si son terrain d’ap-plication est immense, le projet dela mémétique reste modeste. Il sedéfinit principalement par la tenta-tive (ou la tentation ?) de la défini-tion des règles d’une théorie del’évolution de type lamarckien ap-pliqué aux faits culturels, par exem-ple par l’analyse séparée des con-ditions d’efficacité de diffusion desmèmes : Fidélité-Fécondité-Longé-vité4, la focalisation sur chacun deces trois points constituant l’amorced’un programme de recherche.

Dans ces conditions, le modèled’évolution lamarckien étant nonseulement toléré, mais même réha-bilité, on comprendra que c’est faireun bien mauvais procès à la

mémétique, voire commettre uncontresens, que d’essayer de la dis-qualifier en raison d’un prétendunéo-darwinisme borné. Comme ilest fréquent dans le débat épistémo-logique, toute sur-qualification mo-rale du paradigme critiqué mène àdes exagérations dont le caractèreidéologique pénalise l’intégrité.

La mémétique définie

par son voisinage

thématique ■

Une analyse approfondiepourrait montrer que lequestionnement méméti-

que est directement lié aux thèmesphilosophiques suivants :

(2) Le terme est utilisé par Darwin dans “L’Origine des espèces” (1859) etpopularisé par Herbert Spencer quelques années plus tard. A l’inverse,il semble que ce soit Spencer qui ait proposé le premier l’expression“survie du plus apte” (“survival of the fittest”), reprise ensuite par Darwin.

(3) La téléonomie est définie, en philosophie, comme le principe selonlequel l’existence de la matière vivante peut se justifier par sa fina-lité, en d’autres termes qu’il existe une raison au développement de lavie qui ne soit pas réductible à un simple enchaînement contingent decauses et d’effets, mais relève d’un projet. Un tel projet supposantune entité qui en soit l’auteur, toute explication téléonomique est aussinécessairement une explication déiste.

(4) • Un mème est fidèle s’il est peu sujet à la mutation. Par exemple leDécalogue.• Un mème est fécond s’il se réplique rapidement et abondamment.Par exemple un virus informatique.• Un mème est vivace si chacune de ses manifestations persiste lon-guement. Par exemple les églises romanes.

C’est en fonction de l’ensemble de ces trois critères qu’il est possibled’évaluer l’aptitude d’un mème à la survie.

Exemples de mèmes

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• L’opposition nature/culture, syn-thétisée par la question kantienne“qu’est-ce que l’homme ?”, de fa-çon évidente et intrinsèque• L’opposition fond/forme, l’hypo-thèse platonicienne d’un mondeidéal s’opposant à celle d’un sim-ple monisme matérialiste postulantl’univers comme simple évolutionde structures dynamiques au seind’une matrice unifiée• L’opposition ordre/désordre, quipose la question des principes or-ganisateurs du monde, ainsi que desa téléonomie• L’opposition liberté/déterminisme,qui pose en corollaire la question desfondements possibles de l’éthique

On le voit, on peut donc difficilementimaginer questionnement plus centralque le questionnement mémétique.Peut-être s’agit-il là aussi de sa prin-cipale faiblesse, un tel niveau decentralité s’accommodant mal del’empirisme et du souci de l’exacti-tude de détail nécessaires à l’accèsd’un simple mode d’approchetransdisciplinaire au statut de vérita-ble champ disciplinaire autonome.

La mémétique définie

par son programme

de recherche ■

Voici pour finir quelques ap-plications possibles de lamémétique à certaines pro-

blématiques contemporaines :

Elle pourrait se révéler utile pouraider à distinguer ce qui, dans uneidée ou un système d’idées, relèvedu principe de vérité, de ce qui re-lève du principe de réplication. Parcomparaison et inférence, elle pour-rait développer les outils nécessai-res pour débusquer les hooks par-tout où ils se trouvent, dans les pa-radigmes scientifiques comme dansles idéologies religieuses, dans lesprogrammes politiques commedans les campagnes publicitaires.

Elle pourrait aider à mieux mettreen évidence les fragilités du sys-tème contemporain de réplication

des idées en montrant en quoi lesmoyens modernes de traitement del’information, aux capacités démul-tipliées, offrent un terrain particu-lièrement fertile pour la dissémina-tion des systèmes d’idées en raisonde leur pouvoir de réplication plusque de leur valeur de vérité.

Elle pourrait ainsi justifier la néces-sité d’un retour à la critique, sanslaquelle toute construction intellec-tuelle sophistiquée est toujours sus-ceptible de se trouver balayée parun océan de mèmes solides, bru-taux, simples et résistants. N’est-cepas un tel phénomène qui se pro-duit actuellement sous nos yeux,avec la multiplication de formesd’émission télévisées simplifiées,jouant en général sur l’émotivité, oudans un autre registre de “zones cla-niques” sur internet, au sein des-quelles les discours allusifs, hermé-tiques ou sectaires se développentà l’abri de toute contradiction ?

La mémétique pourrait enfin ouvrirla voie à une théorie générale desstructures répétées (intégrant ther-modynamique, évolution des espè-ces, et dynamiques psycho-socia-les), dont certains instruments ma-thématiques pourraient relever dela théorie des ensembles, de la théo-rie des groupes, de la théo-rie de la forme, de la théo-rie des catastrophes, et dela théorie des fractals.

Comment pourrait-on en-fin définir les contoursd’un programme de re-cherche visant à appliquerl’approche mémétique auxsciences de gestion ? Lespistes ne manquent pas.Nous pouvons citer pêle-mêle :

• Finance : la formalisation desmodèles de sortie de bulles spécu-latives• Économie : la justification théo-rique de certains phénomènes derétroaction positive ou de prophé-tie auto-réalisatrice (par exemple,l’analyse de la notion de con-fiance)• Marketing : la composante socialedu comportement du consomma-teur ; le bouche à oreille ; le mar-keting en réseau ; la vente par dé-multiplication• Management : les effets de modedans le discours managérial• Stratégie : l’analyse des formesde diffusion de l’innovation• Audit : l’analyse de l’émergenceet de la diffusion des normes• Droit : la composante auto-réfé-rentielle du droit, en particulier dansles systèmes jurisprudenciels• Théorie des organisations : la dé-finition des conditions du change-ment organisationnel

Dans une école de commercecomme ailleurs, on voitdonc que la mémétique a

devant elle un espace de dévelop-pement considérable. Il ne lui resteplus qu’à en faire la conquête.

E. D.

Évolutions mémétique et génétique comparées

Mémétique GénétiqueMilieu Culturel VivantEnvironnement Idéosphère Biosphère, EcosystèmeTransmission/diffusion Imitation Reproduction sexuéeÉvolution Lamarckienne (instructive) Darwinienne (sélective)Vitesse Rapide LenteStructure Instruction/comportement Génotype/phénotypeHorloge/tempo Vitesse de traitement informatique ou cognitive MétabolismePlasticité Elevée Faible

Bibliographie

• Charles Darwin, L’origine des espèces, 1859• Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970• Richard Dawkins, The Selfish Gene, 1976• Stephen Gould, Le Pouce du Panda, 1983• Douglas Hofstadter, Metamagical Themas, 1985• Daniel Dennett, Darwin’s Dangerous Idea, 1995

Sites Web

• Journal of Memetics : http://cfpm.org/jom-emit/• Church of virus : http://virus.lucifer.com/• Memecentral : http://www.memecentral.com

����������������������� Numéro 31 • Mai 2003 �