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Étude grammaticale d’un texte français antérieur à 1500
Rapport présenté par Nathalie Koble (syntaxe, b ; lexique) ; Pierre Nobel (phonétique et
graphies, syntaxe a) ; Christine Ferlampin-Acher (traduction, morphologie et remarques
générales).
Chrétien de Troyes, Erec et Enide, édition Mario Roques, Paris, Champion, v. 14591496.
I. Traduire le texte du vers 1459 au vers 1474 (4 points)
II. Phonétique et graphies (4 points)
a) Étudier l’évolution de o du latin au français moderne dans *prode > preu (v. 1466)
et cor > cuer (v. 1494).
b) Étudier la fonction et la valeur de la lettre s dans les mots suivants : oste (v. 1459),
estoit (v. 1463), plest (v. 1467), volantiers (v. 1469, nes (v. 1473), mains (v. 1477),
mains (v. 1478), feisoit (v. 1481), preïssent (v. 1482), eslire (v. 1490), beles (v.
1495), asanbla (v. 1496). Mener l’étude jusqu’au français moderne.
2. Morphologie (4 points)
a) Étudier les adjectifs qualificatifs soulignés selon un classement raisonné.
b) Donner le paradigme en ancien français de granz dolçors (v. 1474). Étudier son
évolution jusqu’au français moderne.
3. Syntaxe (4 points)
a) Étudier le pronom personnel li dans le texte.
b) Étudier la syntaxe du vers ne puet müer qu’il ne la best (v. 1468).
4. Lexique (4 points)
a) Étudier de bon aire (v. 1465) et debonereté (v. 1486).
b) Étudier eslire (v. 1490).
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Remarques générales
La moyenne des copies ayant traité le sujet est de 7,05. Les notes s’échelonnent de 0
à 19. Les copies ayant obtenu 6 et moins (30%) correspondent à des candidats dont la
préparation était de toute évidence insuffisante, dans la mesure où les questions étaient
en général traitées à partir de vagues connaissances du français moderne, souvent
erronées par ailleurs. À l’inverse les copies obtenant plus de 10 (35 %) correspondent à
des candidats ayant préparé l’épreuve avec sérieux : en général dans ces copies le sens
du texte est compris, le système médiéval est maîtrisé dans ses grandes lignes, et les
catégories grammaticales sont en place. Les meilleures copies (3% des copies ont obtenu
16, 17, 18 ou 19) ont réussi à traiter l’ensemble des questions et remplissent parfaitement
le contrat.
L’enjeu de l’épreuve d’ancien français est à la fois de tester la capacité des
candidats à comprendre la langue d’un texte médiéval (aptitude nécessaire à qui enseigne,
à quelque niveau que ce soit, la littérature des siècles anciens aux programmes) et à
comprendre le système linguistique de ces textes, son fonctionnement et son évolution
jusqu’au français moderne (aptitude nécessaire à qui enseigne la langue française).
Comme l’année passée, l’épreuve d’ancien français présentait, dans la
formulation des questions, des aménagements, qui ne modifiaient fondamentalement ni
son principe ni le contenu scientifique à maîtriser. L’épreuve d’ancien français visait à la
fois à tester la connaissance que les candidats ont du (des) système(s) de la langue au
Moyen Âge et de l’évolution de celle-ci jusqu’au français moderne, et leur aptitude à
mener une réflexion grammaticale.
Lire les énoncés est nécessaire : la traduction ne portait que sur un extrait :
certains candidats, sans réfléchir, ont traduit l’ensemble du texte, et se sont trouvés
pénalisés car la durée de l’épreuve (2h30) ne permet pas de perdre du temps. Cependant
cette nécessaire rapidité ne signifie pas que les candidats doivent se précipiter et réciter
mécaniquement un savoir qu’ils plaqueraient artificiellement sur le sujet. L’épreuve
impose de réfléchir, de sélectionner les connaissances, de les classer et de les adapter à
l’énoncé. Cette nécessaire réflexion exclut la récitation de fiches apprises
superficiellement (pour la traduction, pour le vocabulaire en particulier). Une
connaissance mûrie, réfléchie, de la langue française, de ses origines, de son histoire, de
l’évolution des systèmes est nécessaire. Le français moderne reste l’horizon vers lequel
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tend l’épreuve d’ancien français. C’est pourquoi l’étude du passage de l’ancien français
au français moderne occupe une place importante dans le sujet.
I. Traduction
Nous proposons deux traductions possibles, qui rendent compte de la latitude de choix
laissée au traducteur :
- Traduction de René Louis (Paris, Champion, 1954)
Erec prend congé de son hôte, car il lui tarde fort d’arriver à la cour du roi. Il se réjouit de son
aventure ; et s’il est heureux de son aventure, c’est qu’il a une amie d’une extraordinaire beauté,
sage, courtoise et généreuse. Il ne peut se rassasier de la regarder ; plus il la regarde, plus elle
lui plaît. Il ne peut se retenir de l’embrasser ; il prend plaisir à s’approcher d’elle et se sent en
repos rien qu’à la regarder. Il ne cesse d’admirer sa tête blonde, ses yeux riants et son front
clair, le nez, le visage et la bouche, et ce spectacle est pour lui d’une douceur qui touche son
cœur.
- Traduction de P. F. Dembowski (Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994)
Erec se sépare de son hôte, car il est très pressé d’arriver à la cour du roi. Il est heureux de cette
aventure qui lui a mérité une amie d’une beauté extraordinaire, sage, courtoise et bien née. Il ne
peut se rassasier de la regarder : plus il la regarde, plus elle lui plaît. Il ne peut se retenir de
l’embrasser. À grand plaisir, il s’approche d’elle, il se sent restauré rien qu’à la regarder. Il
contemple sa tête blonde, ses yeux rieurs, son front clair, son nez, son visage et sa bouche, et
tout ce qu’il voit lui est doux et lui touche le cœur.
Barème et notation : la traduction était notée sur quatre points. Le texte était court : une
traduction soignée et rigoureuse était donc attendue. En particulier toute impropriété dans la
langue, toute faute de grammaire ou d’orthographe a été pénalisée. À côté de copies
catastrophiques (dans lesquels il apparaît que le candidat ne connaissait pas du tout le contexte
— l’un ignorait qu’Erec était un homme — ), la plupart des traductions étaient correctes et
témoignaient d’une relative maîtrise de l’ancien français.
Les diverses fautes ont été sanctionnées selon un barème précis
: contre sens : 0,5 vers faux ou omis : 0,5
faux sens, barbarisme : 0,25
omission d’un mot: 0,25
traduction inexacte: 0,25.
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Les choix de traduction particulièrement bienvenus ont été valorisés positivement.
Quelques erreurs fréquentes à éviter :
- les textes médiévaux passent souvent du passé au présent (et inversement) : la traduction
doit le plus souvent aligner les temps ;
- conserver les termes médiévaux et adopter un style «troubadour » peu approprié (« son
chef blond »).
II. Phonétique et graphie
a) Étudiez l’évolution de o du latin au français moderne dans *prode > preu (v.
1466) et cor > cuer (v. 1494).
Les correcteurs ont constaté, avec satisfaction, un net progrès dans le traitement de la
question de phonétique. En effet, si les années précédentes, certains candidats, malgré la
formulation de la question, s’étaient appliqués à retracer l’évolution du mot entier du latin au
français moderne, il n’en va plus de même. Dans la majorité des copies, c’est bien l’évolution
de deux phonèmes qui a été traitée, preuve que la mise au point, ferme, du rapport de l’an passé
fut efficace. Il s’agissait cependant de voir que malgré l’apparente identité des phonèmes en
latin et en français moderne, l’évolution du o est différente dans les deux mots. La graphie du
texte donne de précieuses indications sur la quantité du phonème dans la langue source et sur
son traitement.
Le système vocalique latin opposait les voyelles par leur quantité. On distinguait ainsi
deux types de o, un o bref et un o long. D’autre part, la langue connaissait un accent de mot.
C’est ainsi que dans cor, la voyelle était tonique, mais brève ; dans *prode, attesté en latin
vulgaire, o était tonique, mais long. Les deux voyelles vont connaître une diphtongaison
spontanée, normale dans *prode puisque la voyelle est en position libre, mais aussi dans cor où
elle est entravée. En effet, les voyelles, même entravées, se diphtonguent dans les monosyllabes.
évolution du o de cor
/ / : la voyelle est brève et accentué
/ø'/ : Ier siècle de notre ère, bouleversement
vocalique. Les voyelles brèves s’ouvrent
/u'ø/ : IVe siècle, diphtongaison romane.
La diphtongue existe toujours en italien : cuore
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/u'´/: XIe siècle, le second élément de la
diphtongue passe à la série antérieure ;
/u'ø/ devient /u'´/. La diphtongue est
conservée en espagnol : fuego ‘feu’, muerte ‘mort’
La graphie ue est fréquente en ancien français. On la trouve dans cuer
/y'Ø/ : labialisation du second élément de
la diphtongue et palatalisation du premier.
La graphie ne rend pas compte du
changement ; on écrit toujours cuer
/¥Ø'/ : au XIIIe siècle, l’accent se déplace
sur le second élément de la diphtongue.
Le premier élément se ferme en
semiconsonne antérieure labialisée
/Ø'/ : la semi-consonne s’amuït et la
diphtongue est totalement réduite au XIVe
siècle.
On trouve plusieurs graphies pour
transcrire le son nouveau qui n’existait
pas en latin. Les scribes soit gardent ue,
graphie conservatrice, soit créent des digrammes : eu ou oeu.
/œ/ : du fait que la syllabe est fermée,
dans le mot cœur, la voyelle s’ouvre au
XVIe siècle, en vertu de la loi de position.
évolution du o de *prode
/ / : la voyelle est longue est accentuée
/o'/ : les voyelles longues se ferment
/o'u/ : VIe siècle, diphtongaison française.
Elle n’est connue que des parlers d’oïl
/e'u/ : par différenciation au XIIe siècle, /o'u/
passe à /e'u/
/Ø'u/ : par labialisation ; sous l’influence de
/u/, le premier élément de la diphtongue, /e'/,
passe à /Ø'/.
La graphie peut enregistrer le phénomène : on
trouve prou, mais aussi pro
/Ø'/ : l’élément inaccentué de la diphtongue
/Ø'u/ s’amuït, peut-être dès le XIIe siècle, et la
diphtongue est donc totalement réduite. La
voyelle restera fermée puisqu’elle est en
position libre. On trouve la graphie preu.
La graphie preux, en –x, du français moderne,
s’explique par une analogie sur les adjectifs heureux,
joyeux, amoureux, etc. qui se terminent tous en –x. Il
s’agit là d’un allographe de –s.
L’évolution des deux o illustre le traitement traditionnel de la plupart des voyelles
accentuées libres latines, en français, qui connaissent d’abord une diphtongaison, puis une
différenciation par passage de l’un des éléments à la série antérieure ou postérieure, finalement la monophtongaison.
b) Étudier la fonction et la valeur de la lettre s dans les mots suivants : oste (v.
1459), estoit (v. 1463), plest (v. 1467), volantiers (v. 1469), nes (v. 1473), mains
(v. 1477), mains (v. 1478), feisoit (v. 1481), preïssent (v. 1482), eslire (v. 1490),
beles (v. 1495), asanbla (v. 1496). Mener l’étude jusqu’au français moderne.
En latin, la lettre s transcrivait une fricative dentale, toujours sourde (Caesar, rosa). Elle
servait aussi de morphème grammatical, notamment pour marquer la deuxième personne du
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singulier des verbes (cantas, venis, etc. ≠ amat, venit, etc.), ou de constituant de morphème
grammatical (cantamus, venimus ≠ cantatis, venistis ; dominus, dominos ≠ domini). Le
phonème transcrit par s était toujours prononcé.
Dans les mots proposés pour l’étude, sa valeur et sa fonction varient suivant sa position
dans le mot.
1/ la lettre s, en position intervocalique, transcrit une fricative dentale : feisoit, asanbla et
preïssent.
Elle ne transcrit cependant pas la même fricative dans les trois cas. En effet, cette dernière est
sonore dans feisoit, sourde dans asanbla.
La lettre s est ambivalente : elle a deux réalisations phonétiques, soit /s/, soit /z/.
Le problème de l’ambiguïté est résolu dans preïssent, puisque le scribe a eu recours au
digramme ss pour transcrire la sourde /s/.
La lettre s et le digramme ss sont allographes : ils transcrivent tous deux la fricative
dentale sourde /s/.
En français moderne, l’ambiguïté sera résolue par la généralisation du digramme pour transcrire
le phonème /s/ : assembla, prissent. S est réservé à la transcription de la sonore : faisait.
2/ la lettre s, en position implosive, transcrit la fricative dentale qui s’est amuïe ou est en
cours d’amuïssement. À la suite de ce phénomène, elle aura des fonctions différentes.
a/ dans le cas de eslire, le phonème transcrit par s est amuï à l’époque du texte. On retient
généralement la date de l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, après la
bataille d’Hastings (1066), comme terminus ante quem de l’amuïssement de s devant sonore.
À la suite de la conquête, une série de mots français ont été adoptés par l’anglais. Le s y est
chaque fois amuï devant sonore. On signalera simplement isle, island, blame (où s n’est
cependant plus orthographié), etc. En français, le s, même amuï, est conservé graphiquement,
jusqu’à la troisième édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1740. Il est clair que, jusque là,
il servait de lettre diacritique pour signifier la réalisation en /e/ de la lettre e. À partir de 1740,
l’accent aigu le remplacera dans cette fonction lorsque e est en position atone.
b/ dans le cas de estoit, plest, oste, /s/ est devant consonne sourde. Il s’est amuï un peu plus
tardivement que devant sonore, sans doute au XIIIe siècle. Là encore, il sera conservé
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graphiquement jusqu’au XVIIIe siècle. Dans estoit et plest, comme dans eslire, il servira donc
de diacritique : pour signifier la réalisation de e en /e/ dans estoit, en /ε / dans plest.
Dans oste, le s a été maintenu aussi. L’amuïssement du phonème avait provoqué
l’allongement de la voyelle qui précède : /o:/. Il signifie cet allongement et a donc valeur de
diacritique.
À partir du XVIIIe siècle, s sera remplacé comme diacritique dans estoit, par l’accent aigu qui
signifie la réalisation /e/. Dans plaist, c’est le digramme ai qui doit permettre la lecture /ε /.
L’accent circonflexe, adopté en 1740 aussi par l’Académie (troisième édition du Dictionnaire,
mais les règles d’usage sont fixées en 1762 (quatrième édition), est la simple survivance du s
de plaist. Il ne note pas d’allongement puisqu’on prononce /plε /. En vertu des principes adoptés
par le Conseil supérieur de la langue française en 1990, la graphie il plait est d’ailleurs autorisée
(cf. Grevisse, §763d), sur le modèle de il tait.
On signalera simplement que s garde encore sa valeur de diacritique dans la forme est, 3e
personne du présent de l’indicatif de être. La graphie *et eût été ambiguë, du fait de la confusion
possible avec le coordonnant ; *èt n’est pas possible non plus du fait que et transcrit
à lui seul /ε /.
Le s, qui a allongé la voyelle /o/ dans oste, au moment de son amuïssement, a été remplacé par
l’accent circonflexe qui note actuellement cet allongement. On prononce /o:t/.
3/ la lettre s en position finale transcrit la fricative dentale qui s’est amuïe ou est en cours
d’amuïssement, mais remplit aussi d’autres fonctions :
a/ dans nes, s fait partie du radical du mot. Il a dû s’amuïr au cours du XIIIe siècle, mais ne
disparaît pas de la graphie parce qu’il remplit une fonction diacritique, signifiant la réalisation
en /e/ de e. Il est remplacé dans ce rôle par z au cours du moyen français et la graphie nez sera
reçue dans le Dictionnaire de l’Académie dès sa première édition, en 1694. En français
moderne, z de nez a donc la même fonction que dans assez, dans chez, ou dans le morphème de
deuxième personne du pluriel des verbes (chantez). La lettre diacritique a dû l’emporter sur
l’accent pour éviter la confusion entre nez et né.
Z final sera conservé dans les mots et morphèmes précédents par la quatrième édition du Dictionnaire de
l’Académie (1764), qui l’a supprimé ailleurs : amitiez > amitiés, bontez > bontés, etc.
b/ dans mains et beles, s, qui ne fait pas partie du radical, remplissait deux fonctions aussi
longtemps qu’il était prononcé. D’une part, il transcrivait un phonème, mais d’autre part il avait
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aussi un statut de morphème grammatical, puisque dans ces mots il signifiait le pluriel. Après
son amuïssement, il n’a plus que cette dernière fonction et a été conservé tel quel en français
moderne, pour des raisons de système : sa présence permet de distinguer graphiquement le
pluriel du singulier.
c/ mains et volantiers, tous deux adverbes, présentent un –s final qui fait aussi partie du radical,
mais dont l’origine est différente dans chacun des mots. Dans le premier, il est dû à l’étymologie
latine (minus) et a donc été conservé tout à fait normalement derrière consonne, une fois que la
voyelle finale /u/ s’était amuïe. En revanche, il n’apparaît pas dans l’étymon voluntarie. C’est
par analogie que ce dernier adverbe a reçu un –s qui a pour fonction, justement, de signifier sa
nature d’adverbe. En effet, l’ancien français manifeste une tendance à pourvoir les adverbes
d’un –s sur le modèle de ceux qui en possédaient un, étymologiquement, comme moins, plus.
On trouvera ainsi sempres ‘toujours’ et… merveilles (v. 1460 de notre texte). Il s’agit là d’une
marque signifiant l’appartenance à un groupe particulier de lexèmes et que l’on appelle « s
adverbial ». Il a été conservé dans les adverbes qui ont survécu, sans pour autant remplir la
même fonction en français moderne, où sa présence relève des lois de l’orthographe.
Dans les mots soumis à examen, le s remplit donc des fonctions variées. À l’origine, il
transcrit toujours un phonème. Celui-ci peut se maintenir ou s’amuïr. En cas d’amuïssement, s
se maintient graphiquement, jusqu’à une date récente, pour jouer un rôle de diacritique, avant
d’être remplacé par les accents aigu ou circonflexe, à moins que n’apparaisse un autre
diacritique comme z. Il peut aussi avoir une fonction grammaticale et signifier le nombre ou
l’appartenance à un groupe particulier de lexèmes. Dans ce cas il est maintenu par
l’orthographe. C’est la phonétique en revanche qui dicte sa présence à l’intervocalique où le
système graphique actuel permet de faire le départ entre la qualité sonore ou sourde du
phonème. Sa fonction grammaticale et son rôle phonétique, qui a pu changer au cours des
siècles, expliquent sa présence ou son remplacement par un autre signe en français moderne.
III. Morphologie
a) Étudier les adjectifs qualificatifs soulignés selon un classement raisonné.
La question de morphologie nécessite la mise en évidence des spécificités du système
médiéval. Etant donné qu’il s’agit d’étudier un système linguistique, les copies qui ont proposé
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des classements du type adjectifs du texte au singulier / adjectifs au pluriel, ou adjectifs au
féminin / adjectifs au masculin, n’ont pas rendu compte d’un système, mais du texte dans sa
particularité, sans que cela permette de comprendre le fonctionnement de la langue. De telles
réponses témoignent d’une absence de préparation complète de la part des candidats et ont été
pénalisées. Les confusions entre approche syntaxique et approche morphologique ont été très
nombreuses (certaines copies ont proposé, à tort, un classement par fonction syntaxique,
différenciant par exemple les adjectifs épithètes, les adjectifs apposés, les adjectifs attributs).
Par ailleurs le terme paradigme paraît ignoré par un certain nombre de candidats (un paradigme
est l’ensemble des formes prises par un mot ; il correspond à la déclinaison d’un nom, d’un
adjectif, d’un pronom, à la conjugaison d’un verbe à un temps donné). Le traitement de la
question nécessitait un plan (introduction, classification, conclusion). On notera que de
nombreuses copies oublient le neutre (utilisé en cas d’accord avec ce par exemple).
Introduction :
Les adjectifs qualificatifs ont en ancien français une déclinaison héritée du système latin
simplifié, parallèle à celle des substantifs, à cette différence près qu’elle présente trois genres,
le neutre n’étant représenté que par le singulier. Le critère de classement retenu est : la présence
ou l’absence d’un marquage de l’opposition masculin/ féminin. D’où les catégories suivantes :
- les adjectifs variables en genre, marquant le féminin par un –e final
- les adjectifs invariables en genre ou épicènes, ne discriminant pas le masculin et
le féminin, possédant un –e dans les deux genres ou sans –e dans les deux genres.
1) Les adjectifs dont le féminin, différent du masculin, est marqué par le morphème
grammatical –e
Formes du texte : liez, bele, cortoise, cler, blanche, boen.
Nota bene : tous ces adjectifs remontent à des adjectifs de la première déclinaison latine (bonus,
-a,-um). Pour cortois, cortensis (épicène latin), on note un changement de déclinaison.
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS Base + s Base Base + -e Base + -es Base
CR Base Base + s Base + -e Base + -es Base
Exemple :
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Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS clers cler clere cleres cler
CR cler clers clere cleres cler
La présence d’un –s ou d’un –e peut entraîner ou non des variations phonétiques de la finale du
radical.
- Adjectifs sans variation phonétique : cler, boen (contrairement au français moderne,
où le radical de bon et celui de bonne sont différents, du fait de la dénasalisation
partielle à partir du XVIe siècle)
- Adjectifs avec variation phonétique devant –s de flexion : bele, liez :
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS
beaus, biaus bel bele beles bel
CR
bel beaus, biaus bele beles bel
Au CSS et CRP masculin, vocalisation du l devant le –s, apparition d’un a de transition,
formation d’une triphtongue par coalescence.
Des variantes graphiques peuvent apparaître : beaus, beax, beaux.
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS liez lié liee liees lié
CR lié liez liee liees lié
Au CSS et CRP masculin, la dentale finale latente du radical se combine avec la désinence –s
pour donner [ts] graphié z ; elle s’est effacée en finale ou en intervocalique aux autres formes.
- Adjectifs avec variation phonétique devant –e : cortoise
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS cortois cortois cortoise cortoises cortois
CR cortois cortois cortoise cortoises cortois
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Le –s final est sourd ([s]) au masculin et au neutre, il est sonore ([z]) car intervocalique au
féminin.
On notera que le [s] de désinence se confond avec le [s] final du radical au masculin dans cortois
: cortois est indéclinable au masculin.
- Adjectifs avec variations phonétiques devant –s et devant –e
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS blans blanc blanche blanches blanc
CR blanc blans blanche blanches blanc
Au CSS et CRP du masculin, le [k] final s’amuït devant le –s de désinence : blans Au
féminin, [k] devant –a de la désinence latine se palatalise.
2 Les adjectifs dont le féminin n’est pas marqué Formes
du texte : saige, granz, leal
- Adjectif avec –e au masculin et au féminin : saige
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS sages sage sage sages sage
CR sage sages sage sages sage
- Adjectifs épicènes sans –e : granz, leal Désinences :
Masculin sg. Masculin sg Féminin sg Féminin pl Neutre sg
CS -s ∅ -s -s ∅
CR ∅ -s ∅ -s ∅
Dans le cas de granz, la dentale finale se combine avec [s] de la désinence pour donner [ts] noté
z.
Masculin sg. Masculin sg. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
CS granz grant granz granz grant
CR grant granz grant granz grant
Dans le cas de leal, le [l] final se vocalise devant le [s] de la désinence, d’où formation d’une
triphtongue par coalescence
Masculin sg. Masculin pl. Féminin sg. Féminin pl. Neutre sg.
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CS leaus leal leaus leaus leal
CR leal leaus leal leaus leal
Conclusion : Ne sont pas représentés ici les adjectifs à deux radicaux.
Au cours du moyen français, l’opposition morphologique en fonction des cas disparaît et -e se
généralise au féminin : le système moderne résulte d’une réorganisation.
b) Donner le paradigme en ancien français de granz dolçors (v. 1474). Étudier
son évolution jusqu’au français moderne
singulier pluriel
CS granz dolçor(s) granz dolçors
CR grant dolçor granz dolçors
En ancien français :
- apparition d’un paradigme en –e, analogique de la première classe d’adjectifs, le
morphème -e étant considéré comme la marque caractéristique du féminin (première
attestation dans Alexis).
singulier pluriel
CS grande dolçor(s) grandes dolçors
CR grande dolçor grandes dolçors
- tendance à l’alignement sur la déclinaison 1 des substantifs féminins, indéclinable au
singulier (forme commune au CSS et CRS grant dolçor).
En moyen français :
- disparition des déclinaisons, maintien du CR. L’opposition des formes (avec –s ≠ –s)
marque le nombre
- pour l’adjectif, maintien exclusif des formes en –e, sauf dans quelques expressions :
grand-mère, grand-rue, grand-messe. D’où : grande douceur au singulier, grandes
douceurs au pluriel.
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IV. Syntaxe
a) Étudier le pronom personnel li dans le texte.
La question de syntaxe reste la plus mal traitée de l’épreuve et on ne peut que le déplorer.
Les candidats n’identifient pas toujours un pronom personnel, puisque li de li uns (v. 1483, v.
1494) figure très souvent dans le relevé. Ailleurs, ils se contentent d’indiquer que le pronom est
complément d’objet direct ou indirect, qu’en français moderne on emploierait un direct à la
place de l’indirect : li toche (v. 1474) se dirait le touche… Les deux systèmes ne sauraient être
confondus ou analysés l’un par l’intermédiaire de l’autre. Il existe une tendance manifeste aussi
à interpréter les phrases à partir de la traduction. Souvent li dans li estoit tart a été considéré
comme un pronom personnel sujet, sans doute parce que les traductions consultées proposaient
« il avait une hâte extrême » ou encore « il est très pressé », qui substituent un verbe personnel
à l’impersonnel… Même lorsque les notions grammaticales sont connues et utilisées, elles sont
mal appliquées, preuve évidente qu’elles n’ont pas été assimilées.
Rappelons quelques évidences : le traitement de la question exige que l’on ait compris
la phrase, les emplois particuliers et les expressions. Plaquer une traduction sur le texte source
et effectuer une analyse à partir de la première ne peut aboutir qu’à des erreurs d’interprétation.
On est aussi en droit d’exiger de futurs enseignants du secondaire qu’ils possèdent quelques
notions de grammaire qu’ils seront chargées d’enseigner.
Proposition de corrigé :
les occurrences dans le passage : car mervoilles li estoit tart (v. 1460), quant plus l’esgarde
et plus li plest (v. 1467), volantiers pres de li se tret (v. 1469), an li esgarder se refet (v. 1470),
dont granz dolçors au cuer li toche (v. 1474), qu’il feisoit li par contançon (v. 1481).
On distingue, suivant leur fonction dans la phrase, les pronoms personnels sujets et les pronoms
personnels objets. Par ailleurs, les pronoms peuvent s’opposer :
- par la forme tonique ou atone. La première, dans la fonction objet, se signale le plus
souvent par la présence d’une diphtongue (moi, toi, soi, lui, eux). Ce n’est cependant
pas le cas au féminin, à la troisième personne, où li est une forme aussi bien tonique
qu’atone,
- par l’emploi prédicatif ou non prédicatif. « On dit qu’une forme est prédicative
lorsqu’elle est capable de quitter le plan du verbe, c’est-à-dire lorsqu’elle acquiert par
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rapport au verbe une autonomie qui l’apparente au substantif » (Martin-Wilmet,
Syntaxe du moyen français, §261). Avant déjà, G. Moignet avait souligné que « la
tonicité appartient aux parties de la langue prédicatives, mais n’en est pas le seul
caractère : il faut que s’y ajoute l’autonomie en discours, dont le critère est la
possibilité de s’éloigner du verbe et de faire phrase par soi-même, par exemple en
phrase elliptique du verbe. Un élément tonique sans autonomie ne saurait être
prédicatif » (Le pronom personnel français, p. 86). » Selon l’analyse de P. Skårup, un
pronom sera considéré comme disjoint s’il se situe en dehors de la zone verbale,
conjoint s’il est dans la zone verbale (Les premières zones de la proposition en ancien
français).
Question de terminologie
Nous adopterons, dans la suite de l’exposé, la terminologie de G. Moignet, qui oblige à analyser
le rapport du pronom au verbe, appelé aussi prédicat, et parlerons donc de pronom prédicatif
ou non prédicatif. Rien n’empêche cependant d’utiliser la terminologie de P. Skårup (conjoint
≠ disjoint), ou même d’utiliser les notions de non clitique et de clitique.
1/ Les formes prédicatives
Pour être prédicatif, le pronom — toujours tonique — doit disposer d’une autonomie par rapport
au verbe, qui se manifeste, notamment, par sa position libre, à gauche ou à droite du verbe :
volontiers pres de li se tret (v. 1469)
qu’il feisoit li par contançon (v. 1481) an li esgarder se refet (v. 1470).
L’autonomie se manifeste aussi par l’indépendance du pronom par rapport au verbe. Au
v. 1469, introduit par la locution prépositionnelle pres de, il est complément prépositionnel.
Au v. 1481 l’emploi de la forme prédicative s’explique parce que le pronom reçoit un accent à
fonction contrastive : il désigne une personne par opposition à une autre, en l’occurrence Enide,
par contraste avec le vasal dont il est question au v. 1479.
L’exemple du v. 1470 présente un emploi particulier à l’ancienne langue, qui n’a plus cours
actuellement. La forme prédicative apparaît régulièrement devant un infinitif, dont elle est le
complément direct.
G. Moignet a expliqué cet usage en remarquant que l’infinitif, forme nominale du verbe, n’a
pas la pleine prédicativité d’une forme conjuguée. Le manque de prédicativité « amène, par
compensation, un pronom prédicatif » (Le pronom personnel français, p. 63). Il est d’ailleurs
15
tout à fait possible d’intercaler un complément ou un adverbe, autres éléments prédicatifs, entre
le pronom et l’infinitif :
mialz qu’eles pueent s’antremetent / de li an tel guise amander (v. 1643)
Ce soir fu mout Pitiez engranz / De moi gentiment osteleir (Rutebeuf, La Voie
d’Umilitei, v. 867).
Remarques :
Dans l’exemple du v. 1466 de l’esgarder ne puet preu faire, esgarder peut être considéré comme un
infinitif substantivé. On constate cependant l’apparition de constructions avec forme non prédicative
devant infinitif en ancien français : por les fere a Dieu revertir (Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, v. 11844).
Il pourrait s’agir là de la trace d’une modification du système, qui annonce celui du français moderne. Sur
ce point, on consultera O. Soutet, Mélanges Philippe Ménard, p. 1261 d’où sont tirés l’exemple et
l’explication.
Lorsque l’infinitif joue le rôle d’un verbe conjugué — c’est le cas dans la phrase à modalité injonctive —
c’est le pronom non prédicatif qui apparaît : ne me mentir mie.
La forme prédicative apparaît aussi dans le cas de l’emploi d’un pronom complément d’un participe
présent, forme adjectivale du verbe, qui ne bénéficie pas non plus d’une pleine prédicativité. Il en reste
une trace en français moderne dans soi-disant.
Dans les trois exemples de formes prédicatives analysés, le référent du pronom est Enide. Il
s’agit donc du pronom féminin. Le système distingue, dans ce cas, le féminin li du masculin lui
(cf. une pucele ansanble o lui, v. 1197). En revanche, la forme du complément d’objet direct
est la même que celle de l’indirect, dans le cas du masculin et du féminin toniques (lui masculin,
li féminin).
La forme prédicative tonique féminine est identique à la forme atone non prédicative : li, comme
le montrera le paragraphe suivant. Le pronom prédicatif masculin se réalise, au
contraire, sous la forme tonique : lui (≠ non prédicatif atone : li).
2/ Les formes non prédicatives
Contrairement à ce qui se passe pour les formes prédicatives, la place du pronom, dans ce cas,
est contrainte. S’il n’est pas complément d’un impératif1, il est obligatoirement placé devant le
verbe :
car mervoilles li estoit tart (v. 1460) quant
plus l’esgarde et plus li plest (v. 1467) dont granz dolçors au cuer li toche (v. 1474).
Le pronom complément, ici indirect, du verbe, dépend de lui et se place aussi directement
devant lui. Seul le pronom adverbe en, autre élément non prédicatif, pourrait s’intercaler entre
lui et le verbe, le pronom complément direct non prédicatif se positionnant devant l’indirect.
1 Cf. Dites moi, dolce amie chiere (v. 2511), di moi quel part tu viax aler (v. 5296).
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En revanche, un élément prédicatif comme un adverbe ne pourrait prendre place entre les
pronoms non prédicatifs et le verbe.
Dans les trois exemples, le référent du pronom est Erec. Ce sont donc des formes masculines.
Cette fois le système, contrairement à ce qui se passe pour les prédicatifs, ne distingue pas le
masculin du féminin qui apparaît aussi sous la forme li, dans le cas du complément indirect (car
la robe tant li avint / que plus bele asez en devint, v. 1633). Cette dernière est donc épicène. En
revanche, la forme du complément indirect est différente de celle du direct dans
les deux genres : le ≠ li (masc.) ; la ≠ li (fém.).
Li est donc la forme atone du masculin utilisée dans l’emploi non prédicatif. Elle s’oppose à la
forme tonique lui. Pour le féminin, la forme atone non prédicative est identique à la tonique
prédicative : li.
Le système n’a guère changé en français moderne. Mis à part le cas de l’infinitif sur
lequel nous reviendrons, l’emploi des prédicatifs et des non prédicatifs se fait dans les mêmes
conditions. Nous utilisons simplement lui à la place de li dans le cas du pronom non prédicatif
indirect, qui est une forme épicène. Lui sert toujours dans le cas du pronom prédicatif masculin.
En revanche, à l’opposition lui (masc.) ≠ li (fém.), qui apparaît dans le cas des pronoms
prédicatifs, s’est substituée une opposition lui ≠ elle, du fait de la confusion des formes lui / li
dans une forme unique lui, déjà attestée en ancien français. La langue maintient, dans le cas de
la prédicativité, la distinction masculin ≠ féminin et impose elle pour le dernier. Mais les
emplois sont les mêmes.
Il est un point où le système a connu une évolution : celui de l’emploi du pronom
complément d’un infinitif. Là où l’ancienne langue avait recours à une forme prédicative,
tonique, le français moderne se sert d’une forme non prédicative, atone. Visiblement l’infinitif
a aligné son comportement sur celui des formes conjuguées du verbe. On peut constater une
autre manifestation de ce changement dans la disparition de la libre substantivation de l’infinitif,
caractéristique de l’ancienne langue. L’infinitif a gagné en prédicativité, et par voie de
conséquence la forme du pronom complément de l’infinitif change : elle devient non
prédicative.
b) étudiez la syntaxe du vers : Ne puet müer qu'il ne la best (v. 1468)
Le commentaire syntaxique de ce vers pouvait être organisé de la façon suivante :
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1. propositions :
Le vers est occupé par deux propositions :
- une proposition principale à l'indicatif : ne puet müer
- une proposition subordonnée au subjonctif introduite par le morphème que, dont la
voyelle est élidée devant mot commençant par une voyelle : qu'il ne la best, best étant de
façon régulière au XIIIe siècle la troisième personne du verbe besier/baisier
Cette proposition suborbonnée est une complétive dépendant du verbe müer, lui même
complément d’objet direct du verbe pooir.
2. mode de la subordonnée :
Dans les propositions subordonnées complétives introduites par que, le mode — subjonctif
ou indicatif — est conditionné par la qualité virtualisante ou actualisante de l'idée
signifiée par le groupe verbal régissant, qui peut, de plus, faire l'objet d'une pesée
virtualisante dans certains emplois (Moignet, p. 213). Le groupe verbal régissant est ici
ne puet müer : employé métaphoriquement, le verbe à l'infinitif müer, complément du verbe
pooir, pleinement nié (voir 3.), exprime l'impossibilité de renoncer à faire quelque chose,
l'ensemble du groupe verbal équivalant à un verbe d'empêchement, comme le montre
du reste une construction synonyme quelques vers plus loin dans le texte : or ne leira qu’il
ne la best (1786), où le verbe de la principale équivaut à ne pooir müer.
Les verbes d'empêchement forment une classe à part (Moignet, p. 217) : ils s'apparentent à des
verbes de volonté, si la complétive traduit l'idée d'un résultat visé ; dans ce cas, c'est le
subjonctif qui est présent dans la subordonnée. Ils peuvent aussi amener l'idée d'un résultat
atteint effectivement ou probablement et entraîner l'indicatif.
La présence du subjonctif ici est favorisée par 2 facteurs:
- la complétive traduit le résultat visé, plus qu'atteint (au reste, il est peu probable qu'Erec
embrasse effectivement Enide lors de cette chevauchée : il a peine à se retenir de
l'embrasser)
- la négation qui accompagne le groupe verbal dans la proposition régissante et lui donne sa
valeur d'empêchement insiste sur la qualité virtualisante de l'idée signifiée.
3. négations
L'adverbe de négation non prédicatif ne est présent dans les deux propositions, mais avec
des valeurs différentes dans les deux cas.
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Rappelons que l’adverbe de négation ne est issu d’un traitement atone de l’adverbe latin non :
en emploi proclitique (devant le verbe), l’adverbe latin s’est affaibli pour aboutir à nen devant
voyelle et à ne devant consonne. Ne est donc une forme faible et non prédicative, l’adverbe ne
est presque toujours conjoint et antéposé au verbe : dans la proposition principale, il précède ici
immédiatement le verbe conjugué suivi de son infinitif, complément d’objet direct (puet müer)
; dans la subordonnée, il est simplement séparé du verbe par le pronom personnel atone
(la).
Alors que non nie pleinement ce sur quoi il porte et marque que le mouvement de
négativation a atteint son terme effectivement, l’adverbe ne nie opérativement : il traduit
l’amorce d’un mouvement de négation allant du positif au négatif, sans que celui-ci soit
nécessairement atteint. Il exprime donc des degrés dans la négativation qui peut être plus ou
moins avancée en fonction de ses emplois : ne est ainsi susceptible de fournir en discours quatre
types d’emploi identifiables grâce à leurs propriétés distributionnelles et sémantiques
spécifiques : les deux premiers recouvrent ce que la grammaire traditionnelle nomme
communément la négation « explétive » (qui correspond à une saisie précoce du mouvement
de négativation), les deux autres correspondent respectivement à la négation en système exceptif
(négativation médiane) — l’adverbe ne est alors associé à des morphèmes spécifiques — et à
la négation pleine (négativation tardive).
Au vers 1468, dans la proposition principale, le premier ne opère la négation pleine du procès
: l’adverbe de négation va jusqu’au bout de son mouvement vers la négation, rejoignant ainsi le
rendement sémantique de son double prédicatif, non.
En ancien français, contrairement au français moderne, cet emploi de ne autonome est possible
dans n’importe quel énoncé, les forclusifs éventuels ne venant que renforcer une négation déjà
pleinement réalisée. Certains contextes syntaxiques favorisent cependant clairement cet emploi
de ne : les énoncés en contexte non assertif et la présence des verbes de modalités (ici pooir)
favorisent l'emploi de la négation sans corrélatif.
Dans la subordonnée, la négation est au contraire explétive (= ne minimal discordanciel) :
ce ne très faiblement négatif est, en ancien français comme en français moderne, représenté
dans cinq types de subordonnées :
- circonstancielles temporelles exprimant l’antériorité
- complétives d’imminence contrecarrée
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- complétives de verbes de crainte et de doute
- complétives de verbes d’événements de sens négatif.
La proposition subordonnée du vers 1468 appartient à cette dernière catégorie, puisqu'elle est
complétive d'un groupe verbal signifiant l'empêchement.
Ce ne discordanciel est très faiblement négatif. Trois critères permettent de le distinguer de la
négation pleine et du ne semi-négatif :
- il est employé exclusivement en subordonnée (comme le ne semi-négatif)
- il est facultatif et peut toujours être omis (si on le supprime, pas de modification
sémantique notable de l’énoncé) : ne puet müer qu'il la best, syntaxiquement
possible, est synonyme
- il est en relation antonymique avec les séquences du type ne...pas / ne... ja : son
emploi est incompatible avec celui des forclusifs (pas, mie, etc.), contrairement au
semi-négatif.
V. Lexique
Le sujet proposait aux candidats deux mots de l’extrait, dont il s’agissait de restituer
l’histoire, la polysémie et le sens en contexte. Les deux termes, l’adjectif debonere et son dérivé
debonereté, et le verbe eslire, étaient bien représentés dans le corpus étudié. Il présentent dans
leur formation et leur évolution sémantique des éléments qui permettaient aux candidats de faire
valoir des connaissances de base dans l’étude du lexique : la richesse des procédés de dérivation,
la polysémie des termes, qui sont ici soumis à restriction de sens de l’ancien français au français
moderne, l’importance du contexte dans l’évaluation du sens des mots constituaient les grandes
lignes attendues dans l’étude. Si les ouvrages consacrés au vocabulaire médiéval sont des
instruments de travail précieux pour les candidats, rappelons que l’étude de lexicologie aide
surtout de futurs enseignants à se familiariser pendant la préparation au concours avec l’usage
des grands dictionnaires de l’ancien français et du français moderne et contemporain
(notamment le Trésor de la langue française), et permet de confronter et d’enrichir, au gré des
lectures et de la réflexion sur les textes, les synthèses proposées par les « fiches » de vocabulaire,
loin de tout apprentissage mécanique. Consciencieusement préparé, ce travail sur la langue
20
donne aux professeurs de Lettres une méthodologie indispensable à l’analyse des textes
littéraires.
Dans l’étude du lexique, les périodes de l’ancien et du moyen français sont, non pas
transitoires, mais centrales pour saisir le fonctionnement de la langue française : les corpus
médiévaux permettent de mettre au jour la grande vitalité de la formation du lexique, les
mécanismes de déplacement sémantique, le déploiement polysémique des mots, pour en
comprendre l’histoire et la portée signifiante, jusqu’au français d’aujourd’hui.
DEBONERE (FRANÇAIS MODERNE : débonnaire) – debonereté (débonnaireté)
1. ORIGINES
Le substantif debonereté est un dérivé par suffixation de l’adjectif debonere dont il suit le
spectre sémantique.
L’adjectif debonere/debonaire est un mot composé résultant de la lexicalisation d’un
groupe prépositionnel introduit par de, qui traduit une relation large d’appartenance, suivi
du substantif (masculin ou féminin en ancien français) aire, qualifié par l’adjectif épithète
bon.
L’ancien français a deux homonymes aire :
- l’un est hérité du latin area (« l’espace », au sens propre et au sens figuré, à l’origine «
espace où l’on bat le blé, cour »)
- l’autre étymon parfois avancé (Trésor de la langue française, mais récusé par le FEW,
t. XXV) serait hérité du latin ager – agru avec un développement phonétique
semisavant, « fonds de terre, domaine agricole » : il aurait donné en occitan agre « nid
d'oiseau » (Arnaud Daniel), et « famille, extraction », qui ne peut donc remonter à area.
En ancien français, on retrouve bien le substantif (h)aire dans le sens de « nid d’aigle »
:
- « En chascune isle a un rochier, Iluec suelent aigle nigier, Faire lor niz et tenir haire »
(Wace, Brut)
Les deux étymologies peuvent être admises, l’idée d’espace, de lieu clos, étant le sème
dominant dans les deux étymons
21
L’adjectif est présent dès les plus anciens textes (Chanson de Roland). Dans les manuscrits
du XIIIe siècle, le terme apparaît avec des graphies différentes (de bon aire, debonaire,
debonere) : l’agglutination fréquente des trois éléments du lexème confirme sa
lexicalisation dans la catégorie des adjectifs.
ANCIEN FRANCAIS
En ancien français, l’adjectif, uniquement appliqué à des êtres animés, a un sens positif, lié
à la portée valorisante de l’adjectif bon, quel que soit son contexte d’emploi.
1. son sens le plus courant est d’ordre sociologique : debonaire qualifie une personne
bien née, de noble origine, par déplacement métonymique ou métaphorique du sens de
l’étymon. Dans Erec et Enide, debonere est en collocation avec gentil et franc, ses
parasynonymes pour qualifier la noblesse sociale :
« Biax hom estoit, chenuz et blans, / Deboneres, gentix et frans » (Erec, v. 378).
« Car des Gales jusqu'an Anjo/ N'an Alemaigne n'an Peito/ N'ot chevalier de grant afeire/
Ne gentil dame deboneire,/ Don les meillors et les plus gentes Ne fussent a la cort a Nantes,/
Que li rois les ot toz mandez. » (Ibidem, v. 6592).
« Mes la dameisele li prie Et loe et comande et chastie,/ Come gentix et deboneire,/ Qu'il
se gart de folie feire » (Yvain, v. 1305).
De l’idée d’espace clos, au figuré associé à celle d’origine, le substantif aire a élargi son
sémantisme à celle de « nature, espèce » : l’adjectif composé qualifie alors autant l’origine
sociale que la noblesse du comportement. Au XIIe siècle, debonaire recouvre les attributs
de l’être courtois et traduit l’ensemble des vertus morales associées à la noblesse —
mesure, éducation et bonnes manières pour les femmes, largesse et fidélité à la parole
donnée pour les hommes.
L’œuvre romanesque de Chrétien de Troyes présente de nombreuses occurrences de
l’adjectif :
« Mout estoit liez de s'avanture,/ Qu'amie a bele a desmesure,/ Saige et cortoise et
debonaire. » (Erec et Enide, v. 1465) : bien éduquée, distinguée et noble…
« Mout an merci/ Le roi et la reïne ansanble,/ Et vos qui estes, ce me sanble,/ Deboneire et
bien afeitiez ». (Ibidem, v. 4081) : noble et instruit…
22
Dans Yvain, le lion du héros, qui a un comportement chevaleresque, est qualifié de
debonaire :
« Oez que fist li lyons donques,
Con fist que preuz et deboneire,
Com il li comança a feire
Sanblant que a lui se randoit,
Que ses piez joinz li estandoit
Et vers terre encline sa chiere » (v. 3386-91)
2. Par extension, dans le vocabulaire psychologique, debonaire qualifie un trait de
caractère ; il traduit la bienveillance et fonctionne souvent en parasynonymie avec dolz :
« Comant ? Set donc Amors mal faire ?/ Don n'est il dolz et debonaire ?/ Je cuidoie que il
n'eüst/ En Amor rien qui boen ne fust,/ Mes je l'ai mout felon trové. » (Cligès, v. 660).
« Ne perdroiz mie vostre voie, Car tot son mautalant et s'ire / Vos pardonra li rois mes sire,
/ Tant est il dolz et deboneire. » (Ibidem, v. 2155).
la construction : Debonaire à / vers aucun = "Animé de bonnes intentions à l'égard de
qqn".
Il est donc souvent difficile de trancher, en contexte, entre l’acception large renvoyant
à la noblesse du comportement, et une acception plus restreinte, de nature
psychologique, qui privilégie le point de vue en qualifiant la nature de la relation que
la personne entretient avec son entourage ou son interlocuteur. C’est le contexte, et la
présence fréquente d’adjectifs parasynonymes qui permettent souvent de préciser le
sens de l’adjectif :
« Quant el mantel n'ot que refere,/ La franche dame debonere/ La pucele au blanc cheinse
acole/ Et si li dist franche parole : /« Ma dameisele, ce bliaut,/ Qui plus de .c. mars d'argent
vaut,/ Vos comant cest cheinse changier/ : De tant vos voel or losangier (...). » (Erec et
Enide, v. 1612).
« Tant fu gentix et enorable,/ De saiges diz et acointable,/ Debonere et de boen atret,/
Onques nus ne sot tant d'aguet/ Qu'an li poïst veoir folie/ Ne malvestié ne vilenie. » (Erec,
v. 2415).
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SENS CONTEXTUELS
Dans Erec et Enide, l’adjectif debonere est récurrent ; en revanche, l’extrait proposé donne
l’unique emploi du substantif debonereté dans l’ensemble de l’œuvre de Chrétien de
Troyes.
Dans l’extrait, l’adjectif intervient dans la description d’Enide, qui présente toutes les vertus
de la dame courtoise qu’Erec va épouser : l’adjectif qualifie cependant moins l’origine
sociale (au reste assez modeste, pour Enide) que ses qualités morales, comme en témoignent
les adjectifs auxquels de bon ere est coordonné (« saige », « cortoise ») : « de bon ere »,
dans ce contexte, traduit donc aussi bien la générosité, la bienveillance, la bonté que révèle
le comportement de la jeune femme, que l’excellente éducation que traduit son maintien
aux yeux du héros.
Ce portrait d’Enide montre donc un personnage qui allie perfection physique (« bele a
desmesure ») et morale, au regard de l’esthétique et de l’éthique courtoises ; cette double
face idéale de l’être courtois, féminin ou masculin, est reprise quelques vers plus loin pour
mettre en valeur la perfection comparable des deux héros du roman : la « grant debonereté
» des héros, en collocation avec biauté, et avec des substantifs relevant du vocabulaire moral
(maniere, mors, ou l’hyperonyme corteisie), traduit la noblesse du comportement. Certains
philologues restreignent ici l’emploi de debonereté au sens de "générosité, bonté foncière".
PARADIGMES
a) paradigme morphologique
- debonaire a deux antonymes en ancien français : deputaire/de put aire, et de mal aire
Comme debonaire, deputaire, plus fréquent que de mal aire, qualifie d’abord,
négativement, l’origine d’une personne, conformément à l’emploi figuré de l’adjectif hérité
du latin putidus, « qui sens mauvais, repoussant » : « de sale race, de sale engeance »
(fréquemment employé pour faire référence aux sarrasins dans les chansons de geste) puis,
en parlant d’une personne ou d'une chose personnifiée, il entre dans le vocabulaire
psychologique et moral : "mauvais, pervers" :
« Li nains s'estut enmi la voie,/ Qui mout fu fel et de pute ere. » (Erec, v. 171) «
Dex, quel enui et quel contraire/ Nos a fet la morz deputaire ! » (Cligès, v. 5720).
b) paradigme sémantique
24
- sens 1 : franc, noble, gentil, cortois, etc.
- sens 2 : dolz, franc, bon.
2. FRANÇAIS MODERNE
L’adjectif, toujours vivant, a fait l’objet d’un affaiblissement de sens et d’une restriction
d’emploi :
1. lié à l’évolution du substantif aire, vieilli, son emploi s’est limité au vocabulaire
psychologique. Le sens propre, sociologique, est tombé en désuétude au profit du sens de «
bienveillant, bon, généreux » :
« Devoirs envers les autres, (...) être toujours loyal, débonnaire et même fraternel, le genre
humain n'étant qu'une seule famille » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet, t. 2, 1880, p. 168).
2. mais l’adjectif a aussi fait l’objet d’un affaiblissement de sens : il qualifie surtout « une
personne accommodante, facile à vivre » (Dictionnaire historique de la langue française), et
peut être appliqué à un animal de compagnie. Cette évolution s’explique en partie par la
confusion sémantique de aire et air, au sens d’ « apparence, manière d’être ».
Par déplacement métonymique, l’adjectif peut qualifier des inanimés, choses, situations
ou comportements, jugés positivement pour leur aspect ou leur nature bienfaisante : « Un gâteau
architectural, aussi débonnaire et familier qu'il était imposant » (Proust, A l’ombre des Jeunes
filles en fleurs, 1918, p. 506)
« Les habitudes de la maison étaient patriarcales et débonnaires » (Flaubert, Éducation
sentientale, 1845, p. 25).
3. Selon ses contextes d’emploi, l’adjectif peut être assorti d’une nuance péjorative, par
déplacement de l’effet à la cause, une gentillesse excessive pouvant être interprétée comme le
résultat d’une faiblesse de tempérament ou d’intelligence : il apparaît à partir du milieu du
XVIIe siècle comme synonyme de « niais, sot ».
Le dérivé débonnaireté, encore vivant, a suivi la même restriction d’emploi que l’adjectif
: le sens de noblesse a disparu au profit du sens psychologique de « bonté » :
« Je suis niais à force d'indulgence, et toujours dupe de ma débonnaireté » (Amiel, Journal,
1866, p. 321).
Parfois assorti d’une nuance péjorative à partir de la fin du XVIe siècle, il est synonyme de
mollesse ou de bêtise :
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« Souffrirai-je (...) qu'elle se moque de moi avec son amant! Faudra-t-il que tout Verrières
fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté ? » (Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, p. 125)
Les antonymes deputaire et demalaire sont sortis d’usage.
ESLIRE (FRANÇAIS MODERNE : élire)
1. ORIGINE
Le verbe eslire est issu du latin vulgaire *exlegere, réfection du latin classique eligere, luimême
dérivé de legere, qui signifie au sens propre, cueillir, et au sens figuré recueillir, passer en
revue, et par spécialisation lire, son sens le plus courant. Le préfixe ex- rajoute au sémantisme
du verbe simple la notion d’extraction : eligere, en latin classique, c’est au sens propre «
arracher en cueillant, enlever, trier », et au sens figuré, « choisir ».
2. ANCIEN FRANÇAIS
Pendant toute la période de l’ancien et du moyen français, le verbe eslire présente les deux sens
concret et abstrait de son étymon.
1. En emploi transitif, avec un complément renvoyant à un inanimé, eslire signifie
arracher, sortir de terre, en parlant des végétaux, ou ramasser. Par extension, le verbe
renvoie à un processus de sélection et signifie trier, nettoyer.
2. au sens figuré, il présuppose un processus de sélection intellectuelle et signifie «
retenir qch », « préférer », « choisir » : le complément, renvoyant à un inanimé ou à
un animé, suppose un ensemble au sein duquel est isolé l’élément choisi : le verbe est
employé avec des comparatifs, des indéfinis renvoyant à une pluralité.
3. par déplacement du procès à son résultat, avec un complément d’objet direct renvoyant
à un animé humain, eslire signifie « désigner quelqu’un », la fonction ou le titre réservé
à la personne choisie pouvant être précisés par un attribut introduit par a, ou par un
infinitif.
4. suivi d’un verbe complément à l’infinitif, eslire signifie « choisir, décider de » en moyen
français.
SENS CONTEXTUEL
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Dans le passage, qui dresse un portrait conjoint des deux figures héroïques du roman, le verbe,
introduit trois compléments d’objets coordonnés, constitués de trois superlatifs relatifs (« le
meillor », « le plus bel ne le plus sage »). Le verbe eslire fait ici référence au processus de
sélection qui permettrait de départager, entre les deux personnages, celui en qui la qualité
évoquée (valeur, beauté, sagesse) est la mieux représentée : le verbe, complément du verbe
pooir, nié, permet par la négative d’affirmer l’égalité dans la perfection des deux personnages.
Cette égalité est affirmée avec force dans la proposition principale dont dépend la subordonnée
consécutive « que nus qui le voir volsist dire n’an poïst le meillor eslire… » par l’emploi de
l’article un, qui a sa valeur étymologique pleine et fait référence au caractère unique de l’entité
à laquelle il renvoie : « d’une meniere, d’une mors et d’une matiere » = « d’une seule et même
façon, de mêmes mœurs, d’une seule et même matière ».
PARADIGMES
- paradigme morphologique :
Le verbe connaît deux participes passé : esleü, eslit ; eslit, employé comme adjectif,
caractérise la perfection d’un objet ou d’une personne, par déplacement du procès à sa cause
(voir Erec, v. 616).
Le participe passé féminin eslite connaît des emplois substantivés dès l’ancien français : il
désigne d’abord l’action de choisir, le choix (« a vostre eslite » = « à votre choix »), puis ce
qu’il y a de meilleur (« d’eslite » : « de qualité ») ; election, emprunté au latin electio,
apparaît dès le XIIe siècle pour désigner le choix, notamment dans la langue
institutionnelle, electeur apparaît aussi dès l’ancien français.
- paradigme sémantique :
1. cueillir, trier
2. choisir ; préférer n’apparaît dans la langue qu’au milieu du XIVe siècle.
3. FRANÇAIS MODERNE
L’histoire du mot est caractérisée par une restriction des sens du verbe, remplacé dans ses
emplois concrets par cueillir, ramasser, trier, et dans ses emplois figurés par choisir.
27
La langue littéraire garde au verbe élire son sens de « choisir » : il implique alors un choix
fondé sur une préférence manifestée de façon profonde (cf. le peuple élu, l’élu de mon cœur),
ou insiste sur le caractère spontané de ce choix. Suivi d’un complément désignant une chose,
élire implique un sème accusé d’ « appropriation personnelle » (TLF).
Dans la langue courante, le verbe, a le sens courant de « désigner », suivi d’un complément
animé humain : il connaît une vitalité nouvelle et une spécialisation de sens dans le vocabulaire
des institutions modernes et contemporaines :
- transitif suivi d’un complément renvoyant à un animé humain, il fait référence au fait
de choisir qn par voix de suffrage pour le désigner comme représentant ou pour lui
conférer un honneur. La fonction ou le titre peuvent être précisés par un attribut en
construction directe (élire président), ou indirecte introduit par pour (élire pour
président). La préposition à permet de préciser l’institution que la personne est destinée
à rejoindre.
- par métonymie du complément d’objet, élire renvoie au fait de choisir par voie de
suffrages les personnes devant constituer une collectivité ayant pouvoir de délibérer ou
de décider : élire un bureau, une assemblée…
Les termes appartenant au paradigme morphologique d’élire sont bien vivants en français
moderne, notamment dans le domaine institutionnel : élu, élection, électeur, réélire.
Dans la langue courante, élite, qui désigne ce qu’il y a de meilleur dans un ensemble composé
d’êtres ou de choses et s’oppose à masse, a enrichi le paradigme dans la langue du XXe
siècle : élitiste, élitisme, élitaire.
28
ETUDE GRAMMATICALE ET STYLISTIQUE D’UN TEXTE DE
LANGUE FRANÇAISE POSTERIEUR A 1500
Rapport présenté par Jean-Marie FOURNIER, Julien PIAT,
Valérie RABY et Dan SAVATOVSKY
Avec une moyenne autour de 7, 1/20, les résultats se situent à un niveau
équivalent aux années précédentes.
Lexicologie, morphosyntaxe, stylistique : les connaissances et
compétences évaluées ici sont multiples. Certains peuvent y voir une difficulté
de l’épreuve dite « de français moderne », qui, ajoutée à sa brièveté actuelle
(2h30), rendrait les choses tout bonnement impossibles. Néanmoins, le jury se
doit d’adopter une notation « classante », et utilise vraiment toute l’échelle des
notes. Parce qu’une copie de concours n’est jamais idéale ou parfaite, sans
doute faut-il faire du mieux possible, en évitant les erreurs rédhibitoires.
L’épreuve de langue française sera modifiée dès la session 2011, mais
l’esprit demeurera. Pour mieux comprendre les attentes des correcteurs et de
l’institution, nous ne pouvons que conseiller aux futurs candidats la
fréquentation des rapports de concours – et en particulier celui de l’année 2009
: ils y trouveront les enjeux et principes essentiels des différents moments de
l’épreuve, ainsi qu’une bibliographie générale substantielle. Nous nous
contenterons, dans les pages qui viennent, de signaler ce qui, dans la session
2010, était attendu – ce qui, aussi, a pu poser problème.
À la veille de l’introduction d’une nouvelle épreuve de langue française au
Capes de lettres modernes, mieux valorisée encore par sa durée et son poids, on
souhaite insister sur la nécessité qu’il y a, pour un futur enseignant des classes
du secondaire, à posséder des compétences grammaticales et linguistiques
solides : savoir questionner la langue, l’expliquer, c’est être à même de
comprendre les mécanismes les plus fondamentaux dans la construction du sens
– et pouvoir transmettre les outils les plus essentiels dans le déchiffrement du
monde qui nous entoure.
****
LEXICOLOGIE
Rappelons brièvement que la partie lexicologique du questionnaire entend
mobiliser des savoirs et savoir-faire dans deux domaines : la morphologie et la
sémantique lexicales. Face à chacun des mots proposés, il convient donc de
s’interroger à la fois sur la formation du terme (mot simple / mot construit par
dérivation (affixale ou régressive) / mot obtenu par conversion ou
décatégorisation / mot construit par composition (savante ou populaire), etc.) et
sur son spectre sémantique. Sur ce second plan, le candidat doit d’abord
s’attacher à déployer l’ensemble des sens de la lexie en langue ; sont valorisées
les copies qui savent expliquer les glissements de sens : d’un sens propre à un
29
sens figuré par métaphore, par métonymie, etc. ; d’une acception à une autre
par affaiblissement ou spécialisation, etc.
C’est cependant sur l’étude du sens en contexte que l’on souhaite attirer
l’attention, car c’est là que, souvent, les développements sont insuffisants : il
convient de chercher à distinguer les résonances sémantiques du mot en
microcontexte (disons dans sa phrase d’occurrence – où peut intervenir la
construction syntaxique du mot) puis en macrocontexte (par l’intermédiaire de
réseaux sémantiques ou isotopiques notamment).
C’est l’ensemble de ces principes que cherchent à illustrer les pistes de
réflexion suivantes :
Soins (v. 3)
1. Formation du mot
Il s’agissait là de reconnaître un mot simple, non construit, héréditaire (ou
issu du fonds primitif). On rappellera que les indications étymologiques ne sont
pas demandées dans l’exercice de lexicologie. Certains candidats se risquent
cependant à les fournir, non sans risque : le jury attend dans ce cas qu’elles
soient exactes, pour ce qui est du moins ici de l’étymon latin. Certes, les
correcteurs ne sanctionnent pas les étymologies aberrantes, mais ils n’ont
assurément pu s’empêcher de regarder d’un mauvais œil les copies – trop
nombreuses – où le mot soins était dit provenir du latin cura… – alors que le
bon sens phonétique ne devrait pas être cantonné à l’épreuve d’ancien
français…
Soins est en fait hérité du latin tardif sonium, lui-même emprunté au
francique. Ce substantif masculin, ici au pluriel, est sujet du verbe au présent
passif sont connus.
2. Sens en langue
Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 voit dans le soin l’« application
d’esprit à faire quelque chose », à quoi s’ajoute une seconde acception, plus
marquée : « Soin, signifie aussi, Sollicitude, peine d’esprit, soucy ». Un emploi
hypocoristique est également décrit à travers la collocation « Rendre de petits
soins à une Dame, pour dire, S’attacher à luy rendre beaucoup de petits services
qui luy soient agreables ». On trouve également en langue une série d’emplois
semi(?)-figés2, au singulier seulement et sans déterminant, mais avec insertion
possible d’un adverbe ou d’un adjectif : prendre soin, avoir soin (prendre bien
soin, avoir grand soin). On lit, toujours dans l’édition de 1694 du Dictionnaire
de l’Académie : « On dit, Avoir soin de quelqu’un, pour dire, Pourvoir à ses
besoins, à ses necessitez, à sa fortune ».
Une telle distribution sémantique se retrouve dans la langue contemporaine
: « souci, préoccupation relative à un objet » (marqué comme vieilli par le
Trésor de la langue française) ; « intérêt, attention que l’on a pour quelqu’un »
2 On a accepté locution verbale ou expression verbale lexicalisée (voire quasi lexicalisée). «
Lorsque la lexicalisation n’est pas complète, il est possible d’adjoindre un modificateur (par
exemple un adjectif ou un complément de nom), ce qui a pour effet de réintroduire le
déterminant » (Grammaire méthodique du français, p. 166) : prendre grand soin vs prendre
un (?) grand soin de… et prendre le plus grand soin de…
30
; « effort, mal qu’on se donne pour aboutir » ; « acte de sollicitude » ; et, en
emploi absolu : « souci, inquiétude » (vieux selon le TLF).
Des copies ont mentionné d’autres acceptions, comme celles de «
responsabilité qu’une personne doit assumer » (confier/laisser à... le soin de…)
ou d’« actes par lesquels on s’occupe du bon état de quelque chose » (les soins
du ménage). Certains candidats ont aussi mentionné l’expression familière être
aux petits soins (« cajoler », avec valeur hypocoristique et figement).
3. Sens en contexte
Dans le texte, le mot revêt le sens (mélioratif – et rendu ici intensif grâce
au pluriel) de sollicitude, peine d’esprit. Roxane rappelle à Bajazet qu’elle a
pourvu à ses nécessités (vitales), qu’il a bénéficié de ses bienfaits, qu’il lui a
donné bien du souci ; le bénéfice de tous ses soins est repris par l’hémistiche
résomptif en un mot, vous vivez (v. 3). Le mot s’inscrit donc dans le réseau
sémantique des termes de l’échange, qui structure toute la tirade des v. 112 ; il
est l’expression euphémisée de l’amour (v. 7 et 10) de Roxane pour Bajazet.
Les soins qu’elle lui a prodigués, ses bienfaits (v. 7), qui ont un prix (v. 10), ne
sont payés [de mots ?] en retour et en guise de reconnaissance (v. 9) [de dette
?] que d’un amour feint (v. 12).
Reconnaissance (v. 9)
1. Formation du mot. Morphologie
Le mot reconnaissance est construit par dérivation (on a admis déverbal)
sur la base verbale reconnai(ss)- (base du verbe reconnaître, du latin
recognoscere), suivant le modèle : [[reconnaiss-]b.v. (-ance)suf]subst.f.. Il s’agit donc
d’une dérivation propre3 par suffixation en -ance (dérivation exocentrique), ce
suffixe -ance permettant de former des substantifs féminins qui indiquent
l’action, un domaine d’action ou (comme dans le texte) le résultat d’une action.
On a surtout trouvé dans les copies des analyses en morphèmes, de type
synchronique, parfaitement recevables, du type : préfixe re-4 + base verbale
connai(ss)- + suffixe -ance5.
Certains candidats ont aussi évoqué la famille dérivationnelle : connaître,
méconnaître, connaissance, méconnaissance, etc.
2. Sens en langue
Conformément à son origine latine, reconnaître signifie « retrouver », «
rappeler à sa mémoire »6 – acception sortie de l’usage – puis, « avouer sa faute
». En ancien français (Chanson de Roland, 10807), reconuisance désigne un
signe de ralliement, avec une valeur métonymique (« ce qui sert à reconnaître
3 On a refusé (par) conversion et dérivation parasynthétique. 4 Dans la mesure où reconnaître est hérité, on n’attendait pas des candidats de remarques sur
la valeur du préfixe. On en a cependant trouvé dans les copies. Plutôt qu’une valeur aspectuelle
d’itération, le préfixe re- revêt dans reconnaissance le sens de « retour en arrière » (conforme
à l’étymologie). 5 Autrement dit : [[(re-)préf. [connai(ss)-]]b.v. (-ance)suf]subst.f.. 6 A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998. 7 « ‘Munjoie!’ escriet [Carles] pur la reconuisance » (éd. Bédier, 3620).
31
», en contexte militaire). Dans un développement sémantique ultérieur,
parallèle à celui de reconnaître, le mot désigne « le sentiment de gratitude »
(1190)8.
La suffixation par -ance signifie la disposition et, comme pour tous les
substantifs du même type, proches du participe présent, entraîne « un effet de
présence du procès »7.
Les deux premières acceptions de reconnoissance données par le
Dictionnaire de l’Académie (1694) dans l’entrée « Connoistre »9 sont les
suivantes10 :
i. « Action par laquelle on se remet l’idée, l’image de quelque personne, de
quelque chose » (acception sensorielle ou psychologique) ; ii. « Gratitude,
ressentiment des bienfaits receus. Grande, eternelle reconnoissance. avoir
de la reconnoissance. tesmoigner sa reconnoissance » (acception morale).
3. Sens en contexte
Dans le texte, on est plus proche de la seconde acception (morale, plus
abstraite) donnée par l’Académie (1694) : « (sentiment de) gratitude ».
En microcontexte, la construction syntaxique11 <prép. + déterminant zéro +
substantif>, liée à l’actualisation incomplète du substantif (voir la Grammaire
méthodique du français, p. 167), crée un effet de parallélisme entre les deux
groupes prépositionnels : pour reconnaissance // pour prix. On peut sans doute
comprendre reconnaissance comme un nom sans expansion mais aussi, grâce
à ce parallélisme de construction, interpréter le complément de nom de tant
d’amour comme étant en facteur commun : pour reconnaissance (de tant
d’amour),/ pour prix de tant d’amour.
Des candidats ont cru voir ici une nuance finale, entraînés en ce sens par la
préposition pour. Or, celle-ci – préposition « à tout faire » pour Pierre Le Goffic
(Grammaires de la phrase française, § 294) – est difficilement réductible à un
sens de base stable (Grammaire méthodique du français, p. 373)12. Par ailleurs,
le fait qu’elle ouvre un groupe prépositionnel sans déterminant13 entraîne le
8 Mais en français moderne, la forme en -ant reconnaissant n’est plus sentie comme liée à
reconnaître. 7 D. Corbin, P. Corbin, M. Temple, La formation des mots : horizons actuels,
Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 149. 9 Il n’y a pas d’entrée « Reconnoissance » avant l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie. 10 On a aussi admis les autres acceptions données par le TLF, notamment : « fait de se
reconnaître mutuellement (…) : signe de reconnaissance » ; « opération militaire (…) :
reconnaissance aérienne… » ; « fait de déclarer vrai (…), syn. aveu, confession… » ; « fait de
reconnaître officiellement, formellement (…) : reconnaissance légitime » et, en particulier, «
(…) acte écrit authentifiant une obligation juridique (…) : reconnaissance de dette » ; ou
encore, dans une expression familière, « avoir la reconnaissance du ventre », etc. 11 Les précisions syntaxiques ne sont attendues que lorsqu’elles permettent d’éclairer le
sémantisme du mot. C’est le cas ici. Les copies qui ont ébauché une analyse syntaxique ont
donc été valorisées.
12 Avec une valeur proche de comme ou de en guise de. La préposition est également substituable par
en ou par contre (= en échange de). 13 Le déterminant zéro est ici un marqueur de détermination massive. On a affaire à des emplois
« bien installés en langue avec des noms abstraits à valeur compacte » (N. Fournier, Grammaire
du français classique, § 221).
32
semi-figement de pour reconnaissance, par assimilation avec l’expression
(semi-)figée contiguë pour prix de, et ainsi une accentuation de la valeur
abstraite de reconnaissance.
En macrocontexte, reconnaissance est pris dans le même réseau que soins :
la mise en regard des mots de l’échange (et de l’aveu) dont il fait partie (avec
prix)14 permet d’opposer terme à terme la vérité des sentiments ou des procédés
de Roxane (amour, soins, bienfaits, confiance) et la fausseté de ceux de Bajazet
(amour feint, mépris, fausses couleurs, déguiser, bouche perfide).
****
GRAMMAIRE
a) Les déterminants, du v. 15 (« Ne prétendrais-tu point… ») au v. 22 (« … tout le
mystère »)
Une question de synthèse suppose, rappelons-le, une réponse organisée,
sous forme de classement raisonné : il est donc exclu de traiter des
occurrences les unes après les autres, dans l’ordre de leur apparition dans
le texte – comme on l’a hélas trouvé dans trop de copies. On attend au contraire
des candidats qu’ils classent leurs remarques à partir d’une définition
problématisée de la notion en jeu. Pour dire les choses autrement, un tel
exercice doit être abordé comme s’il s’agissait d’un commentaire grammatical.
À l’écrit du Capes, on attend en effet des candidats qu’ils ne se contentent pas
de repérer des « articles définis » ou des « déterminants démonstratifs », mais
qu’ils sachent définir la catégorie, en expliquent le rôle, et s’arrêtent (surtout)
sur les cas problématiques. C’est ce qu’essaient de montrer les lignes qui
suivent.
Les déterminants sont des constituants essentiels du groupe nominal (GN)
bien formé, lorsque le nom tête est un nom commun. Ils codent une série
d’opérations au terme desquelles la référence d’une expression nominale est
construite (si l’on adopte le point de vue de l’émetteur), ou identifiée (si l’on
adopte le point de vue du récepteur), en prenant appui sur les informations
descriptives (catégorielles) véhiculées par le nom et l’ensemble de ses adjoints.
On comprendra donc qu’il est impropre d’écrire, comme on l’a vu dans
beaucoup de copies, que le déterminant « caractérise ».
Les noms propres, en revanche, sont des dénominations attachées à un
référent singulier auquel ils sont assignés par ce que la Grammaire méthodique
du français appelle un acte de « baptême linguistique » ; ce sont des
désignateurs rigides. Les noms propres n’ont pas besoin d’être précédés d’un
déterminant pour être employés en discours (sauf dans le cas des déterminants
contraints : le Rhône, la Seine, etc.).
14 Par syllepse. En contexte étroit, nous avons le sens plus abstrait (« sentiment de gratitude »)
; en contexte large, par connotation, le sens plus concret : reconnaissance (« le fait de dire
qu’on admet », avouer) est pris dans la série des verbes de parole inaugurée par prétérition par
les v. 1 et 2 (« Je ne vous ferai point des reproches frivoles / Les moments sont trop chers pour
les perdre en paroles » ) : dire (v. 4, v. 19, v. 21), taire (v. 6), nier (v. 14), déguiser (v. 16),
jurer (v. 17), démentir (v. 20), confesser (v. 25).
33
Sur le plan catégoriel, les déterminants peuvent être rangés dans différentes
sous-classes :
articles (au sein desquels on distingue défini, indéfini, partitif), déterminants
possessifs, démonstratifs, indéfinis, interrogatifs, exclamatifs…
Le calcul de la référence est lui-même dépendant de certaines
caractéristiques sémantiques très générales de la dénotation des GN. Les
procédures de calcul ne sont en effet pas les mêmes selon que les GN dénotent
des entités comptables (discrètes) ou massives (avec, potentiellement, la
distinction proposée par Antoine Culioli entre dense et compact).
Les options terminologiques adoptées dans les grammaires sont très
diverses. Celle que l’on choisit ici n’en exclut évidemment aucune autre. On
classera les occurrences du texte suivant que les déterminants actualisent :
1. des GN définis (ie déterminés par un article défini, un déterminant
démonstratif, ou possessif),
2. des GN indéfinis (on ne rencontre que des articles indéfinis dans le
texte),
On s’intéressera pour finir aux
3. déterminants Ø (et/ou à l’absence de déterminant).
Le libellé n’excluait pas la description morphologique ; le jury a donc
valorisé les candidats qui y ont consacré une partie de leur étude.
1. Les GN définis :
Ils sont introduits par des déterminants définis, parfois dits « essentiels »
parce qu’ils ne peuvent pas se combiner entre eux. Ils peuvent cependant
s’associer à d’autres éléments pour former des groupes déterminants.
On peut théoriquement distinguer deux cas :
- soit le référent correspond à une ou plusieurs entités identifiables dans
le contexte (l’ensemble des connaissances partagées – prêtées, alléguées
ou présupposées – par les interlocuteurs), ou dans le cotexte, si l’entité
a déjà été évoquée précédemment. On parle dans ce cas de référence
spécifique ;
- soit la référence est constituée par l’ensemble de la classe des entités
correspondant à la description du GN, on parle dans ce cas de référence
générique.
Tous les emplois du texte correspondaient à des références spécifiques.
1.1. l’article défini :
La procédure d’identification du référent visé suppose :
i) la prise en compte du sens dénotatif du GN (N et ses expansions)
ii) le fait que l’article défini code la présupposition d’existence du référent
visé et son unicité.
La confrontation de ces informations procédurales et sémantiques, et des
informations pragmatiquement disponibles et pertinentes dans la situation
d’énonciation permet l’identification univoque du référent.
34
Dans le texte, on relève :
- la lettre (dans la didascalie) : il s’agit d’une expression définie incomplète,
non autonome du point de vue référentiel. Une seule entité directement
accessible dans la situation d’énonciation correspond à cette description.
Le problème, toutefois, est que cette occurrence apparaît dans une
didascalie. Autrement dit, dans une séquence faite pour être lue. Pour le lecteur
en effet, la référence est anaphorique : il s’agit d’une anaphore infidèle dont le
référent est l’expression nominale démonstrative : cet écrit (si on se limite au
contexte de la scène). La didascalie en effet n’est pas dans le même plan
énonciatif que les tirades des personnages.
- tout le mystère [d’un malheureux amour] (v. 22) : on observe ici une
expression définie incomplète : la référence se construit par anaphore avec le
contexte des deux tirades précédentes de Roxane qui décrivent la dissimulation
de Bajazet : certains candidats ont donc parlé à juste titre d’anaphore
résomptive.
Tout forme ici avec l’article défini un groupe déterminant défini
(Grammaire méthodique du français), qui ajoute à la saisie opérée par l’article
l’indication quantitative de la totalité.
1.2. le déterminant possessif :
- tes fausses couleurs (v. 15) : l’information codée par le déterminant
possessif peut être glosée comme l’équivalent d’une séquence du type : (mon N
=) le N de moi (ce déterminant a ainsi la particularité de varier en genre et en
personne). On peut donc considérer que le fonctionnement sémantique du
déterminant possessif est analogue à (ou se déduit de) celui de l’article défini,
à la différence près qu’il ajoute une information descriptive dans la dénotation
du GN. On peut y voir un autre cas de référence par anaphore résomptive :
aucune expression nominale dans le contexte ne peut fournir le référent de ce
GN (non plus qu’une entité directement accessible dans la situation
d’énonciation correspondant à la dénotation fausses couleurs…) ; la référence
se construit donc par relation avec une séquence discursive plus large, qui
thématise, dans le discours de Roxane, la dissimulation, les mensonges
supposés de Bajazet, en l’occurrence la fin de la première tirade de la scène.
Mais on peut sans doute également admettre que la métaphore est
interprétable directement, sans appui sur le contexte (quoique plus
difficilement). La référence serait alors déictique.
- ton Atalide (v. 18) : l’occurrence méritait qu’on s’y arrête, puisque le
déterminant possessif est ici utilisé devant un nom propre, cas plus rare en
français que dans d’autres langues romanes, mais pas du tout exceptionnel (le
Hugo de 1825 ; j’ai connu une Charlotte autrefois ; un de Gaulle aurait agi
différemment…). Deux points sont cependant à souligner :
• le déterminant ne joue aucun rôle dans l’identification du référent : le nom
propre a par nature une référence particulière unique ;
35
• le possessif a ici une double valeur : il marque la relation affective
entretenue par le « possesseur » et le porteur du nom propre ; et (c’est une
caractéristique de la 2e personne) il est porteur contradictoirement d’une nuance
péjorative.
1.3. le déterminant démonstratif
Sa valeur instructionnelle engage à trouver le référent grâce à des éléments
en relation spatio-temporelle avec l’occurrence du démonstratif et non à partir
de la prise en compte de l’information sémantique véhiculée par le nom-tête
comme le fait l’article défini (de façon plus directe donc qu’avec ce dernier).
Dans son usage standard (dit déictique), le déterminant démonstratif permet la
désignation d’un référent accessible dans la situation d’énonciation mais, par
différence avec l’article défini, qui permet l’identification d’un référent au sein
d’un ensemble hétérogène, le démonstratif code la production d’un geste
d’ostension nécessaire pour identifier un référent dans un ensemble homogène
(c’est-à-dire une collection d’entités identiques, parce que l’instruction
d’unicité ne serait pas valide) : on dit « passe-moi cette gomme » quand on a
plusieurs gommes devant soi.
Toutefois, ce fonctionnement classique ne permet pas de rendre compte des
deux emplois du texte : cet écrit (v. 20) et cette lettre sincère (v. 21).
Dans les deux cas, l’expression référentielle renvoie, dans le contexte de la
situation d’énonciation des deux personnages, à un référent que son unicité
permettrait d’identifier par un article défini.
Cependant, la procédure indexicale mise en œuvre par le déterminant
démonstratif a pour effet également un détachement, un isolement de l’objet de
référence (c’est d’ailleurs cet effet qui permet d’atteindre un référent parmi
d’autres identiques dans un ensemble homogène). Cette valeur de détachement
peut justifier à elle seule l’emploi du démonstratif. C’est le cas de la première
occurrence, cet écrit. Le détachement est ici motivé par les affects dont la
désignation du référent est chargée par Roxane (irritation, indignation,
mépris… ; cf également le choix de la dénomination négociée à la réplique
suivante par Bajazet)15.
Dans le second cas, en revanche, on a affaire à un autre emploi classique :
l’emploi du démonstratif met en évidence un nouvel aspect du référent, qui
conduit à en proposer une reclassification16 ; à la dénomination choisie par
Roxane, cet écrit, Bajazet oppose ici cette lettre sincère.
Les démonstratifs de ce type combinent donc deux fonctionnements : un
fonctionnement déictique, et puisqu’il y a reclassification, présentation du
référent sous un nouvel aspect, construction de la référence en appui sur une
séquence antérieure.
15 On peut par exemple penser à un exemple type comme passe-moi ce gâteau, alors qu’il n’y a
qu’un gâteau sur la table, adressé avec irritation à quelqu’un qui le retient trop longtemps pour se
servir… 16 C’est le cas dans une phrase du type suivant : j’ai attendu Pierre tout l’après-midi, cet animal avait oublié
le rendez-vous.
36
2. Les GN indéfinis
On ne rencontre dans le texte que des cas d’emploi de l’article indéfini. On
peut partir de l’observation selon laquelle les articles indéfinis s’emploient
prototypiquement avec des noms comptables.
Une occurrence du texte entre dans cette catégorie : une bouche perfide (v.
18).
La construction de la référence n’est pas indépendante de la prédication.
Dans le cas général, l’article indéfini dont nous avons un exemple ici, sert à
introduire un nouveau référent, parce que celui-ci n’est pas accessible (ou
réputé tel), ou immédiatement identifiable dans la situation d’énonciation (dans
le discours, l’univers des connaissances partagées). Le locuteur ne (pré)suppose
pas chez celui à qui il s’adresse qu’il pourrait avoir accès au référent dont il
veut lui parler, indépendamment de ce qu’il lui en dit (la prédication verbale
principale), ni qu’il en garantit l’existence.
Le référent est ainsi donné comme un exemplaire quelconque de la classe
dénotée par le nom et tel qu’il est porteur des propriétés distinctives dénotées
par la prédication verbale principale.
Ici, le fait remarquable est que le référent est précisément accessible dans
la situation d’énonciation et n’a pas besoin d’être introduit… Roxane pourrait
référer à la « bouche » de Bajazet par d’autres moyens linguistiques : le
possessif (de ta bouche perfide), le démonstratif (avec cette bouche perfide).
Mais tout est là précisément : le référent n’est pas donné comme partie du
corps de Bajazet, seulement comme exemplaire quelconque d’une classe
instanciée par le descripteur nominal et porteur de la propriété dénotée par le
prédicat « prétendre me jurer ». Ce détachement correspond à ce que Spitzer a
appelé l’effet de sourdine dans le texte racinien.
Dans les deux autres occurrences : un amour qui te retient ailleurs (v. 15),
et un malheureux amour (v. 22), on peut noter que le nom est [- comptable].
L’emploi de l’article indéfini n’est possible qu’avec une expansion : qui te
retient ailleurs, malheureux. Cette expansion permet de construire un sous-type
de l’entité dénotée par le nom ; l’article indéfini instancie alors une occurrence
du sous-type. On peut également parler ici d’effet de sourdine (un pour mon).
3. Absence de déterminant et déterminant zéro
On s’attendait à voir rappelée, même succinctement, la problématique
désormais classique, qui distingue selon que le déterminant est restituable ou
qu’il ne l’est pas : c’est en effet l’argument distributionnel qui permet de poser
l’existence d’un déterminant zéro (par exemple dans la construction de
l’attribut, Pierre est président / Pierre est le président).
On doit donc distinguer les cas où le GN est dépourvu de déterminant en
toutes positions syntaxiques, et ceux où l’absence de déterminant est liée à la
position syntaxique.
37
3.1. absence de déterminant en toute position syntaxique
L’absence de déterminant est liée à une détermination référentielle forte :
ici, le cas est prototypiquement réalisé par Ø Atalide (v. 19), qui compose un
emploi standard du nom propre.
Cet emploi est possible ici parce que Bajazet sait que Roxane a une
connaissance préalable de « qui s’appelle Atalide ». L’emploi du nom propre
aboutit en effet à une interprétation correcte dans une situation donnée si les
protagonistes de la situation de communication savent que son porteur se
nomme ainsi.
3.2. absence de déterminant liée à la position syntaxique :
On trouvait dans le texte deux cas d’apostrophe : l’interpellation du
destinataire crée un contexte où le référent est suffisamment déterminé sans
qu’il soit nécessaire d’employer un déterminant, de toute façon impossible avec
le terme d’adresse : Ø madame (v. 19). On peut relever également l’adjectif
substantivé, Ø perfide (v. 20).
Reste l’occurrence ô Ø ciel (v. 19), que l’on peut traiter comme une
interjection (avec recatégorisation du substantif, donc exclue du corpus) : il est
difficile, en effet, d’y voir une apostrophe, puisque la séquence est insérée dans
un discours adressé à Roxane. Une autre analyse pouvait être proposée, comme
apostrophe en emploi autonome.
b) Faites toutes les remarques nécessaires sur : « Me nier un mépris que tu crois
que j’ignore » (v. 14).
La question dite « de détail », bien que notée sur 2 points, est importante dans
l’évaluation de la copie : elle témoigne des intuitions linguistiques du candidat – et,
trop souvent, révèle de lourdes lacunes.
Ce fut particulièrement le cas cette année, dans la délimitation des syntagmes,
et ce, dès la première étape de la réponse, à savoir la description d’ensemble de la
séquence, qui forme une construction infinitive, complément d’objet direct dans une
phrase interro-négative. C’est bien l’ensemble qui est COD du verbe vouloir, et non
pas uniquement un mépris, comme le prouve le test attendu de pronominalisation :
le voudrais-tu ? mais non *le voudrais-tu que tu crois que j’ignore.
On pouvait donc s’interroger d’abord sur le statut du groupe infinitif, et voir,
en conséquence du test précédent, qu’il est en emploi nominal (l’ensemble de la
construction est l’équivalent d’un GN), conservant cependant sa rection verbale
(deux compléments). On a accepté l’analyse en « proposition infinitive », mais dans
l’acception transformationnelle de la catégorie, lorsqu’elle était décrite comme
résultant d’une « réduction infinitive », c’est-à-dire d’une suppression de l’agent en
raison de sa co-référentialité avec le sujet du verbe recteur (*voudrais-tu point
encore que tu me nies…).
Un deuxième point d’intérêt résidait dans la construction du verbe nier, verbe
transitif direct, dont la valence est ici étendue par l’ajout du complément indirect me
38
(datif étendu, parfois dit « d’intérêt »). La double complémentation est aujourd’hui
considérée comme « vieillie » (TLF), mais mentionnée par le Dictionnaire de
l’Académie de 1694 (ex. : vous le dites & je vous le nie), seul dictionnaire du XVIIe
à mentionner cette construction, et dans cette seule édition. Le jury s’est étonné
qu’un plus grand nombre de copies ne remarquent pas que nier n’est pas ici
synonyme de dénier mais a le sens de « refuser à qqn de reconnaître qqch pour vrai
».
Un troisième point consistait à étudier la « relative imbriquée » (ou relative «
du second degré ») dans un mépris que tu crois que j’ignore. Deux analyses, non
exclusives, sont possibles : - soit la proposition relative enchâsse une complétive,
de telle sorte que le pronom relatif a une fonction dans cette proposition enchâssée
(COD de ignore) et non, comme les relatifs habituels, par rapport au verbe de la
relative (crois) ;
- soit, en suivant la Grammaire du français classique de N. Fournier (p. 113),
la construction que tu crois que j’ignore est une construction à objet (le premier
que, relatif) et attribut de l’objet (la séquence que j’ignore). Ce qui soutient le
caractère prédicatif de cette seconde subordonnée est la commutation possible
avec un adjectif ou une construction infinitive : un mépris que tu crois être
ignoré de moi.
Dans les deux cas, il s’agissait là encore de ne pas se tromper dans le «
découpage » des propositions -
****
STYLISTIQUE
On pourrait débattre – l’on débat – de la « stylistique », et de ce qu’elle dit
– ou ne dit pas – sur le « style » ; il n’en reste pas moins que, malgré ses contours
flous (s’agit-il d’aller vers une herméneutique du texte ? si oui, vers laquelle ?
S’agit-il de dégager des caractéristiques témoignant d’un usage de la langue, et
partant, d’une situation au sein d’un état de la langue, littéraire ou non ?), malgré
l’hétérogénéité de ses outils (l’appareillage emprunte aussi bien à la rhétorique
qu’à la syntaxe, au lexique, à la métrique), l’étude stylistique demeure – et
demeurera – l’un des exercices fondamentaux de l’épreuve de langue française
au Capes de lettres modernes.
Il vaut donc mieux, dans un rapport de concours, destiné à présenter aux
futurs candidats les attentes du jury, rabattre de ses ambitions, et se concentrer
sur quelques rappels méthodologiques – ceux que l’on trouve excellemment
exposés dans le rapport 2009 : L’exercice de stylistique n’est ni un pur commentaire littéraire, ni le simple relevé et la
simple analyse de formes de langue remarquables, leur emploi fût-il propre au « style »
de l’auteur dont il faut étudier une page. Certes, il fait partie de l’épreuve intitulée «
Étude grammaticale d’un texte postérieur à 1500 » : il s’agit donc d’abord d’un travail
de type linguistique et grammatical. L’exigence première est bien que les faits de langue
significatifs soient clairement identifiés (et précisément dénommés), puis exactement
analysés. Mais cela ne suffit pas. Le savoir linguistique qu’on mobilise ainsi doit l’être
au service de l’intelligence d’un texte littéraire particulier, de la mise en évidence des
ressources et des procédés d’une écriture singulière et des effets de lecture qu’elle
produit.
39
Plus pragmatiquement, on peut donc signaler aux candidats :
- que le jury sanctionne les relevés et listes dénués de perspectives
interprétatives (cette année, un nombre de copies tout à fait saisissant a
consacré une partie entière du commentaire à des remarques plus ou
moins justes organisées autour de l’étude d’« un texte de théâtre
classique », composé d’alexandrins à rimes plates, etc. : c’était là nier
la singularité de cette page et ne pas se confronter à ses spécificités) ;
- que le jury ne souhaite pas lire de commentaires « littéraires », qui
prennent les faits de langue pour de simples illustrations (typiquement,
ce fut le cas de longs développements sur le lyrisme, qui se contentaient
de rappeler l’« amour » de Roxane pour Bajazet, et n’arguaient que d’un
vague « champ lexical »).
- que les correcteurs ont valorisé les copies articulant sans cesse la triple
exigence de l’épreuve : le repérage de faits langagiers, leur
explication/description, leur commentaire (ouverture interprétative).
Qu’on nous permette ici de conseiller, à nouveau, l’utilisation de titres
manifestant constamment cette double articulation. On ne saurait que
redire aussi l’idéal de la rédaction : sans elle, il est très difficile – voire
impossible – d’aller vers des analyses fines et étayées.
Ce qui suit doit être donc lu comme un ensemble de propositions réunissant
à la fois ce que le jury s’attendait à trouver dans les copies (mais de manière
non exhaustive !) et ce qu’il a pu effectivement lire ici et là.
Il faut insister sur l’importance d’une problématisation du commentaire,
sans quoi les deux ou trois parties proposées ne sauraient s’articuler entre elles
: il s’agit alors de proposer une hypothèse de lecture mêlant prise en compte du
matériau langagier et ouverture interprétative. (Répétons ici qu’il est de très
mauvais ton de trouver dans la copie d’un candidat aux fonctions de professeur
de français un usage fautif de l’interrogation indirecte – il convient ainsi de
bannir les formulations du type *nous nous demanderons comment Racine fait-
il pour…)
Ici, l’intérêt de la page, inscrite dans le dénouement de Bajazet (on est à la
scène 4 de l’Acte V), pouvait être lu à travers les fonctions de la parole, et
plus précisément du dialogue, dont on sait la place fondamentale qu’il occupe
dans l’énonciation théâtrale. Dans cet aveu extorqué auquel on assiste en effet,
les enjeux rhétoriques sont forts, ne serait-ce que dans la reprise de lieux de la
scène judiciaire : mise en accusation de Bajazet par Roxane, exhibition d’une
preuve, constituée par la lettre produite, aveu – qui valide en fait la
condamnation prononcée par Roxane.
1. Un dialogue agonique
1.1 Une répartition déséquilibrée de la parole
Si l’on s’en tient au dialogue même, on peut dégager plusieurs temps dans cet extrait
:
40
. d’abord, une séquence dominée par Roxane (v. 1-13), ce qui se traduit par la
longueur de sa première intervention, avec laquelle contraste la courte
intervention (réaction) de Bajazet ; ce dernier apparaît dans une situation de «
faiblesse », relayée par la modalité interrogative qui couvre l’ensemble du
propos, et par la reprise immédiate de la parole par Roxane – on peut ici noter
le partage significatif de l’alexandrin avant la césure (4//2/6). (Notons que le v.
13 est bien un alexandrin, réparti entre deux personnages ; il ne s’agit pas de «
deux vers » ou de « vers incomplets », comme on a pu le lire dans certaines
copies !) ;
. cette même structure se retrouve dans un second mouvement (v. 14-20) : le
discours de Roxane se développe selon un principe d’amplification (avec
reprise du même patron interronégatif) ; la réponse de Bajazet, mêlant
exclamation (dont on sait qu’elle traduit la subjectivité du locuteur) et
interrogation, est interrompue (v. 19-20), ce qui a pour conséquence de mettre
en valeur la domination de Roxane ;
. le dernier temps repose sur la présentation de la lettre ; l’intervention de
Roxane est, cette fois, brève, particulièrement efficace par son rythme heurté
dans le premier hémistiche, puis s’amplifiant dès lors qu’apparaissent les
impératifs : 1/3/2//6. L’aveu de Bajazet clôt le passage – et son importance est
soulignée par l’allongement significatif du discours.
1.2. Une tragédie de la parole
Certains candidats ont été frappés à juste titre par les deux figures de
prétérition à l’entame des deux prises de parole de Roxane et de Bajazet (je ne
vous ferai point des reproches frivoles, v. 1 ; je ne vous dis plus rien, v. 21). Le
discours se développe donc de manière paradoxale, et l’on peut restituer ici un
lien entre prétérition et litote, caractéristique de cet « effet de sourdine » que
Leo Spitzer a pu analyser chez Racine : derrière ces propositions, il faut peut-
être lire, au contraire, une parole puissante.
On peut remarquer que les propos de Roxane thématisent fréquemment la
parole même : les moments sont trop chers pour les perdre en paroles (v. 2), en
un mot (v. 3), je ne vous dirais que ce que vous savez (v. 4), je n’en murmure
point (v. 6). Ces formulations dessinent une parole voulue comme efficace – et
il s’agit de surmarquer sa visée une (numéral un, négation restrictive ne que).
À cet égard, la portée de la négation peut parfois être ambiguë : → au v. 1 (je
ne vous ferai point des reproches frivoles), est-ce une négation de phrase ou
une négation de constituant, portant sur frivoles ? La première analyse va du
côté de la prétérition généralisée, la seconde du côté d’une accentuation des
reproches à venir (s’ils ne sont pas frivoles, c’est qu’ils seront graves).
→ on retrouve cette même ambiguïté au v. 6 (je n’en murmure point) ; deux
interprétations sont possibles : soit l’on s’attache au sème de la /parole/ et à ce
moment, ce qui est nié, c’est encore le développement même du discours ; soit
l’on accentue le sème /à voix basse/ (le sens originel est « se plaindre
sourdement »), et l’on peut alors comprendre que Roxane désigne sa parole
comme véhémente.
De fait, à partir de à ne vous rien taire (v. 6), la parole ne se dit plus comme
empêchée – des marqueurs viennent même souligner qu’elle déborde : mais (v.
9), par exemple, dans un usage proche de son sens étymologique (< magis).
41
L’intérêt est que ces prétéritions donnent le ton des propos respectifs de
Roxane et Bajazet : du côté de Roxane, le reproche ; du côté de Bajazet, l’aveu.
2. Rhétorique judiciaire et rhétorique de l’aveu
2.1. L’ethos de Roxane : entre douceur et violence
D’abord, l’ethos de Roxane se dit à travers le vocabulaire du sentiment
amoureux, que ce soit pour le peindre au haut degré (tant d’amour, tant de
confiance, v. 10), ou pour le dire sur le mode dysphorique, moral (soins, v. 3)
ou physique (faibles attraits, v. 8) – où l’on peut aussi reconnaître le topos de
l’amante blessée ;
Parallèlement, se peint un ethos de la douceur qui se retourne rapidement :
dans ses premiers propos, on relève une série de modalisateurs : peut-être (v.
7), auraient dû (v. 8), mais aussi des marqueurs de dialogisme présupposant
une opposition à l’autre : c’est là le fonctionnement énonciatif de malgré (v. 5)
ou quoique (v. 6)…
On peut aussi commenter dans cette perspective l’emploi de tiroirs
composés à valeur d’accompli (résultatif), comme pour tirer le bilan du
comportement de Bajazet : le passé composé de je n’ai pu vous plaire (v. 5), le
subjonctif passé de vous ayez feint (v. 11-12).
Le glissement du vous au tu (on a trouvé le terme d’énallage) marque une
étape importante dans cette parole accusatrice. La violence des propos de
Roxane culmine ainsi au v. 18, composé de monosyllabes à l’exclusion
d’Atalide, qui constitue l’acmé de cette parolecharge, en même temps que le
nom propre dit sans détour la rivale.
On pourrait aussi remarquer le retour de l’adverbe enfin (v. 9 et 17), qui
souligne la surenchère à laquelle se livre Roxane, tandis que l’usage de la forme
en -rais, niée, dit ensuite l’indignation : voudrais-tu point / ne prétendrais-tu
point.
On identifie bien une gradation dans la véhémence des propos de Roxane.
2.2. Le pathos de la mise en accusation
La mise en accusation de l’autre commence rapidement, à travers un
vocabulaire fortement connoté axiologiquement : par des détours si bas, feint ;
le trait sémantique du /mensonge/ insiste – feint, que vous ne sentiez pas, que
tu crois que j’ignore (avec cette construction complexe qui peut témoigner des
manœuvres de Bajazet dont Roxane se plaint), tes fausses couleurs, déguiser,
démens…
On peut relever la figure de dérivation intéressante entre bouche perfide (v.
17) et l’apostrophe perfide (v. 20) : on passe d’une métonymie avec énallage de
personne (une bouche perfide pour ta bouche perfide) à l’adresse directe, ce qui
veut dire aussi que c’est bien la bouche – et les paroles – de Bajazet qui se
trouvent au premier plan de l’accusation. → la pragmatique de
l’interrogation se révélait féconde pour comprendre les enjeux du dialogue :
les interro-négations de Roxane fonctionnent sur le modèle du trope illocutoire
42
(Voudrais-tu point encore… = mise en garde) ou bien orientent fatalement la
réponse de l’allocutaire, forçant ainsi l’aveu.
2.3. L’aveu de Bajazet se veut explicatif.
On y relève une forte intrication entre les notions de causalité et de
précédence. Le phénomène est particulièrement remarquable dans :
. la rime entre sincère et mystère thématise l’aveu, impression corroborée par je
le confesse, qui reçoit l’accent à la césure ;
. l’appel au pathos de l’autre, à travers un malheureux amour et l’évocation du
tourment, qui passe par :
- la protestation sur la volonté, d’ordre hyperbolique (mille fois, v.
24) ;
- la place du vous, qui essaime phoniquement dans voulu vous
découvrir, comme pour en dire, malgré tout, l’importance ;
- l’insistance sur l’antécédence chronologique du sentiment (devant
que, prévenant, déjà, dès l’enfance), dont on peut remarquer qu’il n’est
pas présenté comme passion, mais contenu dans les limites du sentiment
dominé, précisément dénoté par le sens propre des termes amour, désir,
cœur – à opposer à la métaphore topique de la passion amoureuse chez
Roxane : sa flamme.
- une tension entre tout prêt à s’ouvrir, / Mon cœur (v. 23-24) et à
tout autre désir mon cœur était fermé (v. 28) – de fait, l’antithèse repose
à la fois sur une opposition lexicale entre s’ouvrir et fermer mais encore
entre la représentation aspectuelle prospective dans le premier cas, et
accomplie dans le second.
3. Le théâtre des sentiments
3.1. Une antithèse structurale : l’évidence vs la dissimulation
. l’isotopie du mensonge ponctue l’ensemble du texte, de feindre à mystère et
secret, en passant par les métaphores des fausses couleurs, de déguiser –
jusqu’à forger une redondance dans feint un amour pour moi que vous ne sentiez
pas (v. 12).
. la parole vs les faits
→ on peut sentir un effet d’annonce dans les propos liminaires de Roxane : les
moments sont trop chers pour les perdre en paroles (v. 2) ; d’où la production
de la lettre et le jeu de deixis qu’elle autorise – une preuve qui repose, au sens
étymologique, sur l’évidence.
→ la rime signifiante entre dit et écrit (v. 19-20) ; les précautions autour de la
parole souligneraient donc sa potentialité mensongère, contrairement à l’écrit –
ce que reflète encore le jeu des caractérisants et prédicats attachés à la lettre :
sincère (v. 22), contient tout le mystère (v. 23)
3.2. La primauté de la raison
On peut se souvenir de ce que Spitzer, derrière l’effet de sourdine, montrait
comment, chez Racine, « l’éteignoir de la froide raison vient tempérer l’élan
lyrique ». De nombreux indices concourent à donner cette impression dans le
passage – essentiellement dans la première intervention de Roxane :
43
. l’allongement des phrases, les phénomènes de disjonction, comme pour mieux
rappeler le scandale du mensonge et des « détours » empruntés, ainsi la
disjonction de l’auxiliaire avoir et du verbe feindre par des circonstants (si
longtemps, par des détours si bas, v. 11) ; . la complication par des structures
méta-énonciatives (à ne vous rien taire) et par des configurations rectificatives
;
On pouvait restituer le parcours de l’amante éconduite, des sentiments à la
raison, par exemple dans le court-circuitage du vocabulaire amoureux :
- le lexique amoureux est mis en débat, par recours à des
configurations dialogiques : malgré tout mon amour (v. 5), ce même
amour, peut-être (v. 7) ;
- le vocabulaire moral est substitué au vocabulaire des sentiments,
dans des structures binaires : ce même amour, peut-être, et ces mêmes
bienfaits (v. 7) ; pour prix de tant d’amour, de tant de confiance (v. 10)
+ un verbe significatif : suppléer (v. 8) ;
- des termes marquent l’échange rationnel : pour prix de (v. 10) se
substitue ainsi au sentiment amoureux.
Mais petit à petit, chez Roxane, la parole oublie cette tension vers la raison,
pour se trouver dominée par l’affect (ce qui se manifeste dans une perte de brio
syntaxique ou dans la réduction des interventions…).
3.3. L’« effet de sourdine » (Spitzer) : affirmation et mise à distance
Comme l’a souligné Spitzer, le style racinien repose sur le contraste entre
le forte de l’hyperbole et le piano de la litote, où la sourdine se résout en
accentuation des effets : il s’agissait donc de mettre en avant une série de
contrastes dans :
- le marquage du haut degré
De nombreux candidats ont souligné le rôle de l’hyperbole (adverbes
intensifiants, comme si et tant : trop chers pour ; tant d’amour, tant de
reconnaissance si longtemps, si bas ; variante du déterminant complexe tout le
; indication du haut degré à travers le syntagme adjectival plein d’un amour dès
l’enfance formé…) ;
- le recours à la litote (dire le moins pour faire entendre le plus) ; on
relève ici de beaux exemples, destinés à peindre les sentiments très
violents de Roxane : Mes soins vous sont connus ; en un mot vous vivez
(v. 3) compose un alexandrin gros de menaces (qui établit un lien avec le
contexte que certains ont rappelé : le congé de Bajazet par Roxane
équivaudra à sa mort).
→ l’aveu de Bajazet passe par l’intransitivation du verbe aimer, comme pour
ne pas dire qui est l’objet du sentiment : j’aime, je le confesse (v. 25), ce que
l’on peut lire en contraste avec la négation restrictive dans la bouche de Roxane
: tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide (v. 18) – mais dans cette formule,
c’est le sentiment qui est gazé à travers la référence indéfinie de tout ce que.
→ l’indéfini, pour dire l’amour (un amour pour moi que vous ne sentiez pas, v.
12 ; un malheureux amour, v. 22 ; un amour dès l’enfance formé, v. 27), mais
aussi – et surtout chez Roxane – l’être aimé : une bouche perfide (v. 17). Mais
des éléments rompent avec ce principe de gazage :
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- l’usage des déterminants possessifs : pour dire la dysphorie chez
Roxane : mes soins, mes faibles attraits ; pour dire le sentiment amoureux
chez Bajazet : mon cœur, votre âme, mon espoir, sa flamme, mon cœur…
- le nom propre, Atalide, dans la parole de Roxane, constitue l’acmé
du premier mouvement, après les descriptions indéfinies un amour que et
un amour qui et le floutage par l’adverbe ailleurs (v. 16)
Ainsi, l’enchaînement sur le nom propre (v. 18-19), dans un effet de
chiasme, dit l’opposition es deux personnages.
→ On relève ainsi des désignations différentes de soi chez Roxane et Bajazet :
chez Roxane, une forte prégnance de la P1, sous la forme de pronoms
personnels et déterminants possessifs, jusqu’au datif étendu : me nier un
mépris… ; chez Bajazet, un partage entre la P1, fortement affirmée (j’aime, je
le confesse) et la dissolution du moi dans les métonymies/synecdoques
caractéristiques du discours amoureux et précieux, telle mon cœur, ce qui
équivaut à se peindre comme amant.
Un bon nombre de copies a rappelé la fin de la pièce : le « Sortez » de
Roxane, quelques vers plus bas, résonnera comme une condamnation à mort
pour Bajazet. Une lecture attentive aux enjeux stylistiques de cette scène,
comme elle put apparaître dans un nombre somme toute trop réduit de copies,
devait ainsi permettre de comprendre comment se prépare, toujours dans les
mots, ce dénouement tragique.