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DE L'EUROCENTRISME À UNE VISION POLYCENTRIQUE DU MONDE : PLAIDOYER POUR UN CHANGEMENT DE PARADIGME Adama Samassékou Presses Universitaires de France | « Diogène » 2010/1 n° 229-230 | pages 214 à 230 ISSN 0419-1633 ISBN 9782130580010 DOI 10.3917/dio.229.0214 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-diogene-2010-1-page-214.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 11/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 11/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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DE L'EUROCENTRISME À UNE VISION POLYCENTRIQUE DU MONDE :PLAIDOYER POUR UN CHANGEMENT DE PARADIGME

Adama Samassékou

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2010/1 n° 229-230 | pages 214 à 230 ISSN 0419-1633ISBN 9782130580010DOI 10.3917/dio.229.0214

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-diogene-2010-1-page-214.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Diogène n° 229-230, janvier-juin 2010.

DE L’EUROCENTRISME À UNE VISION POLYCENTRIQUE DU MONDE :

PLAIDOYER POUR UN CHANGEMENT DE PARADIGME

par

ADAMA SAMASSÉKOU1

J’aimerais saisir l’occasion qui m’est offerte pour exprimer une préoccupation fondamentale qui m’occupe depuis plusieurs années, à savoir la nécessité de remettre en question l’approche eurocen-trée qui caractérise notre discipline.

Lorsque deux cultures ou deux peuples d’horizons différents se rencontrent, leur échange est non seulement marqué par leur de-gré de compréhension – ou d’incompréhension – mutuelle, mais également influencé par les idées préconçues que chacun se fait de l’autre. Cela est vrai aussi pour les sciences humaines quand elles sont abordées d’un point de vue européen, africain, asiatique, etc.

Ma contribution portera sur les fondements des sciences hu-maines telles qu’elles sont pratiquées et plaidera en faveur d’un changement de paradigme : de l’eurocentrisme à une vision poly-centrique du monde. Je procèderai en trois étapes. J’essaierai d’abord de définir l’eurocentrisme en identifiant ses principales manifestations telles que je les vois. Je m’intéresserai ensuite à la crise actuelle qui n’est pas seulement d’ordre financier et économi-que, mais également sociétal. Enfin, j’aborderai la question de la diversité culturelle et linguistique qui devrait servir de base au polycentrisme à venir.

De l’eurocentrisme

Jusqu’à maintenant, les sciences humaines on adopté une ap-proche qui place l’Europe au cœur du débat scientifique, au détri-ment d’autres continents et par conséquent d’autres cultures du globe, reléguées à la périphérie de la dynamique de la réflexion intellectuelle et de sa production. Selon Gérard Leclerc (2000: 15-16),

la culture européenne a utilisé plusieurs stratégies intellectuelles pour penser ce qu’elle croyait être la supériorité de l’Europe, et

1. Ce texte représente une version légèrement révisée de l’intervention présentée lors du Forum Mondial des Sciences Sociales de Bergen (Norvè-ge) en mai 2009.

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l’occidentalisation du monde, c’est-à-dire l’hégémonie de l’Europe sur les autres civilisations. […] Dans le cadre d’une telle approche, l’ensemble des groupes humains est rangé le long d’une ligne droite temporelle qui est aussi une échelle du progrès, et qui voit l’Homme passer lentement de la Sauvagerie à la Barbarie, puis au stade civilisé. Si toutes les sociétés sont vouées à progresser le long de cette ligne, certaines sont plus avancées que les autres: certaines mènent la cour-se, d’autres forment un peloton, d’autres enfin traînent à la queue.

L’Europe est située tout naturellement en tête de la Civilisation (el-le est la Civilisation par excellence), les autres « civilisations » (Islam, Inde, Chine) étant restées « retardataires », tandis qu’à la traîne, on rencontre les sociétés sauvages ou « primitives », lesquelles n’ont même pas droit au titre de « civilisations », et doivent se contenter du statut de « cultures » […].

Les autres grandes civilisations ne diffèrent que sur des points de détail de l’état passé de la civilisation européenne, et vont bientôt s’assimiler les traits majeurs de cette dernière. Elles sont condamnées à périr, au plan de leur spécificité culturelle (en particulier religieuse), et à s’adapter, au plan de la technologie. L’entrée dans le monde mo-derne – ou comme on disait alors, dans la civilisation – passe par l’uniformisation et par l’appropriation de la science et de la technologie. L’analyse des relations entre l’Afrique et l’Europe fournit quel-

ques-unes des meilleures illustrations de l’eurocentrisme. En té-moigne le texte de la Charte Culturelle de l’Afrique adoptée en 1976 par les Chefs d’État et de Gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine, réunis en leur Treizième Session Ordinaire à Port Louis (Île Maurice), qui rappelle que

sous la domination coloniale, les pays africains se sont retrouvés dans la même situation politique, économique, sociale et culturelle ; que la domination culturelle menait à la perte d’identité d’une partie des populations africaines, falsifiait leur histoire, dénigrait et combat-tait systématiquement les valeurs africaines, et tentait de remplacer progressivement et officiellement leur langue par celle du colonisa-teur ; que la colonisation a encouragé la formation d’une élite qui trop souvent est aliénée de sa culture et susceptible de s’assimiler [à l’oppresseur] et qu’un gouffre important s’est creusé entre ladite élite et les masses populaires africaines.

En règle générale, dans le champ des sciences humaines et so-ciales, l’ethnocentrisme a donné lieu à une approche « ethnolo-gisante » qui a forgé, entre autres, des termes tels que « tribus », « clans » afin de décrire l’organisation sociale des peuples non eu-ropéens observés d’un point de vue surplombant, de façon idéologi-que plutôt que scientifique. Aussi, en termes d’économie, si l’on analyse le cas spécifique de l’Afrique, selon Edem Kodjo (1986 : 15-16), ancien Secrétaire Général de l’Organisation de l’Unité Africai-ne, l’Afrique est « vouée à l’inessentiel qui produit ce qu’elle ne consomme pas et consomme ce qu’elle ne produit pas. »

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Une telle appréciation peut s’appliquer à toutes les anciennes colonies à travers le monde, où les territoires dominés ont servi de fournisseurs de matières premières aux métropoles européennes et de consommateurs de produits manufacturés en provenance de ces mêmes centres urbains. De plus, toutes les infrastructures maté-rielles installées par le système colonial allaient de l’intérieur des terres à la côte, l’océan, plus rarement d’un territoire à l’autre. De même, les télécommunications reliaient les territoires aux métro-poles, de sorte que les communications interterritoriales devaient nécessairement transiter par elles.

Dans le domaine de l’organisation administrative et sociopoliti-que, on constate dans la plupart des pays qui ont connu la colonisa-tion européenne une reproduction d’un modèle européen imposé au départ et qui fait fi de l’immense héritage des grands empires et royaumes qui ont connu bien avant l’Europe des structures admi-nistratives stables sur plusieurs siècles et ordonnées par un cadre « juridique ».

L’histoire de l’Afrique, ce continent qui constitue le berceau de l’humanité et de la civilisation, bien qu’il soit à l’heure actuelle fortement éprouvé, montre comment, au fil des siècles, des valeurs ont été transmises et une grande tradition de consensus léguée à l’humanité. Jugez-en par vous-mêmes à la lumière du Serment du Mandé (Manden Kalikan) :

Les gens d’autrefois nous disent : « L’homme en tant qu’individu fait d’os et de chair, de moelle et de nerfs, de peau recouverte de poils et de cheveux, se nourrit d’aliments et de boissons ; mais son “âme”, son esprit vit de trois choses : voir ce qu’il a envie de voir, dire ce qu’il a envie de dire et faire ce qu’il a envie de faire. Si une seule de ces choses venait à manquer à l’âme, elle en souffrirait, et s’étiolerait sûrement. » En conséquence, les enfants de Sanènè et Kòntròn déclarent : chacun dispose désormais de sa personne, chacun est libre de ses actes, dans le respect des « interdits », des lois de sa Patrie. Tel est le serment du Mandé A l’adresse des oreilles du monde tout entier.

On appelle aussi ce serment la « Charte de Kurukanfuga », du nom de la plaine où, au XIIIe siècle, se tint le Congrès qui établit ce

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qu’on pourrait appeler la Déclaration Africaine des Droits Hu-mains, bien avant 1948 ! Cette Charte, véritable instrument de régulation sociale, détermine non seulement l’étendue et les limites des relations entre individus, mais est aussi un instrument de ré-gulation administrative qui définit ce qui relève de la sphère publi-que et ce qui appartient à la sphère privée. Elle constitue par conséquent une des formes les plus anciennes de contrat social au sens où l’entend Hobbes.

Transmise de génération en génération, cette Charte a, pendant huit siècles, prêché le respect des droits humains fondamentaux, la paix, la tolérance, l’amour et la justice, l’égalité entre nos peuples et tous les peuples du monde. Ainsi est née à la fois la liberté et l’invitation générale, malgré les différences de statut, à adhérer à la cohésion sociale, au respect de la propriété collective et privée, au respect de la nature et à la gestion avisée de ses ressources, en un mot, au respect des êtres humains et de leur environnement social naturel. Depuis cette époque existait ce qui perdure au-jourd’hui dans le « Jatigiya » au Mali et le « Teranga » au Sénégal, autrement dit la légendaire hospitalité africaine, mais aussi dans le « sanankuya », c’est-à-dire cette relation à plaisanterie, véritable soupape de sûreté sociale et instrument de démocratisation des relations interpersonnelles.

Dans le domaine de l’éducation, l’eurocentrisme a abouti à rayer du système éducatif les langues parlées par la plupart des peuples que les Européens ont colonisés. Ainsi l’Afrique demeure le seul continent où, dans la majorité des États qui le composent, lors-qu’un enfant va à l’école, on exige de lui qu’il accède à la connais-sance – en particulier celle qui structure l’intelligence et la person-nalité – et à la science dans une langue qu’il ne parle pas au sein de sa famille !

Il est par conséquent essentiel de rappeler qu’aucun peuple, au-cun pays au monde n’a jamais progressé privé de sa langue et de sa culture. Comme le dirait le professeur Joseph Ki-Zerbo avec le sens de l’humour qui le caractérise, « si les langues européennes impor-tées en Afrique sont des ponts vers le monde globalisé, il reste qu’il est difficile d’abandonner sa maison pour vivre sous ou sur un pont. » Seule la langue maîtrisée par celui qui apprend peut lui permettre de comprendre qui il est, d’affirmer son identité, de prendre de l’assurance, de participer activement à son propre déve-loppement, et pour finir à celui du pays. On ne peut être un acteur responsable et maître du processus de transformation socio-écono-mique lorsque les enjeux de cette transformation sont formulés dans une langue et une culture étrangères et lorsque les solutions quelles qu’elles soient sont à chercher dans ces mêmes conditions.

On ne peut pas atteindre de développement sans respect des langues, des cultures, des arts, des croyances, des modes de pen-

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sée, en d’autres termes toutes ces particularités qui créent de l’harmonie et constituent la beauté d’un Monde diversifié, à facet-tes multiples, varié mais uni. Nous sommes convaincus que la di-versité culturelle ne peut exister sans diversité linguistique. Par conséquent, il faudrait encourager tous les États à renforcer l’introduction des langues maternelles dans le système éducatif, en Afrique en particulier et dans tous les pays du sud en général.

Dans le domaine de la religion, l’eurocentrisme a fait du dogme judéo-chrétien la seule croyance légitime, niant au passage toutes les autres religions. Enfin, dans le domaine intellectuel, la plupart des élites des territoires anciennement colonisés sont formées dans les grandes écoles et universités européennes dont les modules d’enseignement, malheureusement, laissent peu de place à une pensée de tradition africaine, asiatique ou latino-américaine.

En évoquant ici les différentes manifestations de l’eurocen-trisme, j’ai délibérément privilégié le cas de l’Afrique, que je connais le mieux, mais on pourrait certainement observer le même phénomène sur tous les continents où le modèle colonial a été mis en place. Notons que j’emploie le terme « eurocentrisme » dans un sens foncièrement péjoratif pour me référer aux relations de domi-nation exercées par l’Europe sur d’autres pays, à une idéologie de l’exclusion, de négation, bref à un système. Il ne renvoie nullement aux populations européennes en tant que telles, qui peuvent pos-séder et vivre selon des valeurs semblables à celles décrites dans d’autres cultures : il n’est pas dans mon intention de proposer, en guise d’alternative à l’eurocentrisme, un afrocentrisme étroit d’esprit. Il s’agit plutôt de souligner les fondements d’une culture par opposition à un projet né d’une vision dominatrice.

De la crise actuelle

La crise financière que le monde a traversée, et qui a mené à une crise économique grave, pourrait bien se révéler plus durable qu’on ne l’a d’abord pensé. C’est le résultat du modèle eurocentré, qui repose sur une culture du profit, de l’avoir, plutôt que de l’être. Cette culture de « l’avoir » s’exprime non seulement de façon endo-gène dans la société de laquelle elle provient mais aussi de façon exogène dans ses relations avec les autres civilisations. Cela a amené certains penseurs du Nord (Galtung 1971) et du Sud (Amin 1976) à proposer des théories telles que celle de la dépendance (Amin) ou de l’impérialisme structurel (Galtung). Je dirais que ces deux approches conceptuelles s’articulent autour d’une seule et même observation : le comportement inéquitable qui régit les affai-res du monde.

Les différents domaines d’expression de l’eurocentrisme men-tionnés plus haut permettent de mieux appréhender les causes de la crise financière et économique actuelle et de reprendre à zéro le

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débat sur l’eurocentrisme, le capitalisme financier, le libéralisme économique et la mondialisation des marchés. Les dernières dé-cennies ont été marquées par la conviction que le développement économique, au sein des structures du système capitaliste, était l’impératif numéro un des sociétés modernes. Il s’en est suivi que le nord a connu un développement industriel, scientifique et techno-logique exponentiel sans pour autant être capable d’empêcher le monde de sombrer dans la crise financière et économique.

Selon la Banque de France (Documents et Débats 2009 : 12), « l’échelle à laquelle s’est disséminée la crise signifie que nous sommes probablement confrontés à une crise du “système” . Cette crise a revêtu trois dimensions : c’est une crise financière, une crise de l’économie réelle, et une crise du système. Cette dernière di-mension justifie le “retour du politique” dans l’analyse des alterna-tives possibles et des remèdes à la crise. » La Banque de France considère donc que la crise est dorénavant tridimensionnelle. Selon moi, « la crise du système » est la plus marquante.

Il y a moins de quinze ans, Viviane Forrester a publié un ouvra-ge intitulé L’Horreur économique (1996) où elle montrait que l’économie libérale, née de la société industrielle européenne, fonc-tionnait au prix de l’exclusion d’une masse de la population de plus en plus appauvrie et marginalisée, à cause des nouvelles valeurs véhiculées par cette nouvelle société. Ce système a entraîné la mise au rebut des deux tiers de l’humanité, hommes et femmes confon-dus.

Il existe des contrastes frappants entre les différentes régions du monde mais aussi au sein des régions elles-mêmes. On ignore souvent ce dernier aspect mais ce sont les gens à l’intérieur d’un pays qui souffrent le plus des conséquences de la mondialisation qui renforce les fractures entre les diplômés et les analphabètes, entre ceux qui ont accès à l’information et ceux qui en sont privés, entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés… On a donc, d’un côté, les « mondialisateurs » et, de l’autre, les « mondialisés ». Selon le Rap-port Mondial de 2003 sur le Développement Humain, publié par le PNUD, le Programme des Nations Unies pour le Développement, les inégalités de revenus dans le monde créent des « écarts honteux et tendances ambiguës. » Il s’avère que les revenus sont de plus en plus inégalement répartis parmi les habitants de la planète. « Les 5% les plus riches du monde perçoivent un revenu 114 fois supé-rieur à celui des 5% les plus pauvres. Les 1% les plus riches ob-tiennent autant que les 57 % les plus pauvres. Enfin, les 25 mil-lions d’Américains les plus aisés disposent d’un revenu équivalant globalement à celui des quelque 2 milliards d’habitants les plus pauvres de la planète » (PNUD 2003 : 38 ; cf. Milanovic 2002).

Parmi les récentes publications consacrées à la crise actuelle, il

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faut noter la contribution éclairante de Henri Sztulman qui, se concentrant sur la place de la psychanalyse dans le monde contem-porain et les raisons de son rejet actuel, fait référence à « l’impitoyable uniformisation des modes de vie en communauté », à la « standardisation des grandes métropoles mondiales ». Cette standardisation « est source de subjectivation, parfois même de dépersonnalisation. » Il affirme que ce nivellement de nos modes de vie va de pair avec « le triomphe, apparent et annoncé, de l’économie libérale débridée » et poursuit :

La globalisation actuelle conduit à des sujets interchangeables, anonymes et solitaires, la dissolution des formes traditionnelles de l’organisation des sociétés produit un affadissement prononcé (de la famille, du village, de la transmission intergénérationnelle des appren-tissages et des connaissances). Il n’y a [donc] pas à s’étonner que, privé de ses repères, l’homme postmoderne manque de structuration et d’une organisation interne robuste et durable ; sans identifications il ne peut y avoir de construction durable de l’identité ». (Sztulman 2008 : 26-29.)

Sztulman remarque également que le libéralisme concernait à l’origine la liberté d’expression et de pensée. Cependant, « le XXe siècle a vu le cœur du libéralisme se déplacer de l’Europe vers les États-Unis, du politique à l’économique, des droits de l’homme aux lois du marché. » La nouvelle pensée économique dominante

a pu s’imposer sans point d’arrêt, avec ses conséquences implaca-bles de déshumanisation, de marchandisation, d’uniformisation, d’anonymisation […] ; cette double révolution économique (marchandi-sation de tout, y compris [de] l’éducation, la santé, la culture, d’une part, recherche de plus-values plutôt que production de nouvelles ri-chesses, d’autre part) n’est pas sans effet sur les économies psychiques individuelles et collectives […]. Ainsi après l’homme comportemental apparaît l’homme économique, formaté par des règles non naturelles mais sécrétées par l’environnement économique. (Sztulman 2008 : 75-79.)

L’eurocentrisme et la mondialisation nous propulsent par conséquent vers l’uniformisation des cultures du monde et vers une idéologie dominante.

Le capitalisme financier en crise, avec ses faillites bancaires en série, ses milliards de dollars envolés dans la nature, sa croissance mondiale au point mort, ses gouvernements démunis, nécessite de reconsidérer la place de ces sociétés qui développent une culture de « l’avoir » face à celles dont la culture privilégie « l’être », pour re-prendre les termes du professeur Joseph Ki-Zerbo. Cette remise en question est plus urgente que jamais. Aussi, les sciences humaines et sociales ont-elles aujourd’hui un rôle crucial à jouer pour lancer le débat. Plus que jamais leur apport est nécessaire pour identifier des perspectives afin de revoir l’équilibre entre les cultures du monde et les civilisations.

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Les sociétés africaines ont toujours mis « l’être » au cœur de leur développement. En effet, certaines sociétés non européennes se caractérisent par une cosmovision qui considère « l’être » – ce que nous sommes plutôt que ce que nous possédons – comme la clé du processus par lequel nous entrons en relation avec le monde. Cette vision se manifeste par la recherche d’interactions harmonieuses et non conflictuelles et tend à cultiver un consensus avec les autres et avec l’environnement au sens large du terme. De ce point de vue, en Afrique, la culture de « l’être » est fondée sur ce que j’ai appelé l’humanitude, notre ouverture permanente à l’Autre, notre relation d’être humain à être humain, qui exige une solidarité soutenue et désintéressée, un élan spontané d’accueil de l’Autre… cette huma-nitude qui permet de « relier l’homme à l’homme », selon la belle expression d’Aimé Césaire. C’est ce concept d’humanitude que j’utilise pour rendre le sens de ce qu’en Afrique on désigne sous les termes de maaya, neddaaku, boroterey, nite, ubuntu, tous situés aux antipodes de la culture de l’« avoir » qui, elle, mène à des rela-tions fondées sur le conflit, la cupidité et la domination.

Dans un texte remarquable intitulé Ubuntu ou « l’homme com-me remède de l’homme », le Professeur Ki-Zerbo affirme avec auto-rité : « l’essentiel donc pour l’exercice auquel nous sommes invités, c’est de porter au sommet de l’agenda et des luttes sociales plané-taires aujourd’hui le concept, la question, la cause, le paradigme d’ubuntu comme antidote axial et spécifique de la mercantilisation de tout l’homme et de tous les hommes, par le néolibéralisme parti-san de la société de marché » (Ki-Zerbo 2007 : 114). Analysant le paradigme d’ubuntu, il poursuit : « Ubuntu peut être l’outil le plus performant de cette tâche primordiale ; mais surtout, il doit consti-tuer le but et le sens de la paix. Il ne s’agit pas ici de verser dans un culturalisme anthropologique ; mais face au rouleau compres-seur de la pensée unique, il est urgent de désamorcer les conflits dont la violence structurelle du statu quo porte la charge… » (ibid.)

La crise actuelle du capitalisme financier (et le capitalisme en général) devrait inciter à une remise en question des « valeurs » qu’il défend, c’est-à-dire celles de « l’avoir », et ouvrir la voie à la perspective d’un polycentrisme fondé sur « l’être ».

Aussi la crise mondiale est-elle salutaire puisqu’elle fait ressor-tir les valeurs essentielles de l’« être », axées sur une morale socié-tale et des valeurs culturelles, entre autres, la connaissance de soi, l’ouverture à l’Autre, la solidarité, la mesure, l’humilité, le consen-sus, le respect dû à l’Autre et aux Aînés, qui constituent le socle même de l’espace de compréhension et de convivialité générale-ment représentatif des sociétés africaines. Tous ces concepts se cristallisent dans des termes précis que leurs langues reflètent. Le continent africain jouit d’une grande diversité linguistique et c’est en elle qu’on trouve ses valeurs sociétales fondamentales.

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Face à la crise actuelle, qui est par-delà sa dimension financière et économique est aussi une crise de société et de sens, il devient impératif de trouver une, voire des alternatives pour enrayer le processus de marchandisation et de déshumanisation qui engendre la violence sous toutes ses formes.

D’où cet appel aux sciences humaines et sociales, à leur réta-blissement sur un pied différent et à leur nécessaire participation à cette quête de sens dans nos sociétés contemporaines, afin d’ouvrir des perspectives de définition d’un nouvel équilibre entre les cultu-res du monde et les civilisations.

La diversité culturelle et linguistique : fondement du polycentrisme à construire

Dans la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la Diversité Culturelle, un texte fondamental, l’UNESCO n’a-t-il pas défini la culture comme un « ensemble de traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social » ? Définie de la sorte, la culture s’inscrit au cœur de n’importe quel débat sur l’identité, la cohésion sociale et le déve-loppement d’une économie fondée sur la connaissance et le savoir-faire. Pour cette raison, elle fait partie de l’héritage commun de l’humanité qui doit être préservé. Dans la même Déclaration, la communauté internationale réaffirme avec fermeté l’importance de la diversité culturelle et la nécessité de la conserver. Le respect de cette diversité est la condition sine qua non d’une vie culturelle riche et authentique, à même de satisfaire les aspirations de tous.

L’enjeu de la diversité culturelle et linguistique, en tant que choix politique et philosophique profondément ancré dans la cos-movision africaine, est bien résumé par Amadou Hampâté Bâ :

la beauté d’un tapis réside dans la variété de ses couleurs. S’il n’y a que du blanc, c’est un drap blanc, s’il n’y a que du noir, c’est un pagne de deuil. L’univers tout entier est notre patrie. Chacun de nous est une page du grand livre de la Nature. Dans la vaste communauté humaine lancée à la recherche d’un nouvel équilibre, chaque peuple doit appor-ter la note de son génie propre afin que tout l’ensemble en soit enrichi. Chacun doit s’ouvrir aux autres tout en restant lui-même.

De son côté, David Crystal (2000: 37) écrit :

La diversité occupe une place centrale dans la théorie de l’évolution, car elle permet à une espèce de survivre dans des milieux différents. L’uniformisation présente des dangers pour la survie à long terme d’une espèce. Les écosystèmes les plus forts sont ceux qui sont le plus diversifiés. […] Si la multiplicité des cultures est une condition néces-saire pour un développement humain réussi, alors la préservation de la diversité linguistique est essentielle, puisque les langues écrites et ora-les sont le principal mode de transmission des cultures.

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Ainsi, dans le contexte actuel de la mondialisation, les cher-cheurs en sciences humaines feraient bien de joindre leur voix à celles des sceptiques de la mondialisation et d’étudier les moyens de créer un monde différent, un monde où tous les peuples au-raient accès au commerce mondial, en établissant de véritables ponts entre les cultures et les langues et en garantissant un meil-leur contrôle de ce processus.

Nous devons faire en sorte que la mondialisation ne menace pas la diversité culturelle, cette richesse des peuples. Cela n’est possi-ble que si toutes les cultures, en dépit de leurs différences et de leur éloignement les unes des autres, ont la possibilité de s’exprimer et un rôle à jouer dans la construction d’une société mondiale d’échanges. Nous devons épargner au monde des conflits planétaires (guerres mondiales), des conflits idéologiques qui s’étirent dans le temps (la Guerre froide), des 11 septembre, cela en faisant de la mondialisation un mariage des cultures plutôt qu’un creuset de la pensée unique. Nous devrions éviter les génocides, l’exclusion, les pandémies, faire des technologies de l’information et de la communication (TIC) une passerelle qui rassemble les peuples plutôt qu’un coin qui sert à élargir le gouffre qui les sépare. Pour ce faire, il est essentiel de garantir entièrement à chaque peuple le droit à la vie, à travers l’expression de sa culture et la conservation de sa langue. La langue, en effet, est l’élément fondamental de l’identité. Amadou Hampâté Bâ disait que, de tous les éléments qui caractérisent l’individu, la langue est le plus pertinent.

La langue, à la base de l’identité culturelle – individuelle com-me collective – est aussi le moyen privilégié d’accéder à la connais-sance et de la développer. La langue est le réceptacle et le vecteur, par excellence, de la cosmovision des sociétés humaines. C’est pourquoi il est si important de protéger l’humanité du désastre imminent qui menace cette richesse de connaissance abritée dans les langues du monde entier et de définir des perspectives pour garantir que ce patrimoine immatériel, ce trésor de l’humanité, puisse être mis à l’abri et cultivé. De ce point de vue, il ne fait au-cun doute que le génie créateur d’un peuple s’exprime avant tout par la langue. Pourtant, au XXIe siècle, l’ère des TIC, de l’information et de la société des connaissances partagées, environ 774 millions d’adultes analphabètes dans le monde (Institut de statistique de l’UNESCO 2010) ne laisseront probablement aucune trace de leur savoir ni de leur savoir-faire, car ils n’ont pas plus accès à l’écriture qu’aux outils qui leur permettraient non seule-ment d’entretenir et d’enrichir leurs connaissances, mais avant tout d’assurer leur transmission aux générations futures.

Voilà le XXIe siècle dans lequel l’incroyable potentiel des TIC permet aux jeunes de développer leur créativité et leur génie mais où, malgré tout, à travers le monde, 75 millions d’enfants en âge

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d’être scolarisés n’ont pas cette chance (Institut de statistique de l’UNESCO 2010). Pire encore, dans de nombreux pays, en particulier en Afrique, l’école – espace principal d’acquisition de la connais-sance – ne fait pas partie de l’environnement, séparée de lui à la fois à cause de la langue de l’enseignement et des matières ensei-gnées qui ni l’une ni l’autre ne tiennent compte de la culture ou de l’histoire de la communauté, du pays ou du continent. Combien de gens, jeunes et moins jeunes, à travers le monde, continuent à être confrontés à des barrières de langue qui les empêchent de dévelop-per leurs capacités créatives, d’élaborer de nouveaux savoirs, de les partager avec d’autres et d’accéder à un savoir universel ?

L’importance de la langue va de soi. La langue transmet des va-leurs culturelles et des connaissances locales. Elle est la base de l’identité et le vecteur de transmission des valeurs culturelles. Elle est la gardienne de l’expérience d’une société, de son expression culturelle et naturelle. J’irais jusqu’à dire que le langage fait partie de notre constitution biologique. Parler une langue signifie em-brasser une culture, et promouvoir la pratique des langues signifie donner aux cultures l’opportunité de s’exprimer. C’est pourquoi, dans notre monde globalisé, il est important d’œuvrer au multilin-guisme à travers le rayonnement des langues du monde entier.

De plus en plus, dans un monde où les perceptions tendent à se standardiser, il faut lutter pour préserver une plus grande diversi-té linguistique – et partant culturelle –, en dépit de la mondialisa-tion et grâce, en partie, à un usage raisonné des technologies de l’information et de la communication. On ne peut pas laisser l’approche eurocentrée, dont la matrice est l’uniformisation des cultures mondiales, prévaloir au détriment des langues et des cultures d’autres territoires. Promouvoir les modèles de l’eurocentrisme qui travaillent à l’uniformisation des langues et des cultures du monde équivaut à rompre avec ses racines, puisque la langue est la composante la plus fondamentale de l’identité, le socle de la culture et la matrice de la créativité.

Évoquant cet enjeu vital, Joseph Ki-Zerbo écrit dans son livre À quand l’Afrique ? :

le problème des langues est fondamental parce qu’il touche à l’identité des peuples. Et l’identité est nécessaire pour le développe-ment comme pour la démocratie. Les langues touchent aussi à la cultu-re, aux problèmes de la nation, à la capacité d’imaginer, à la créativité. Quand on répète dans une langue qui n’est pas originellement la sien-ne, on a une expression mécanique et mimétique de soi, sauf excep-tions. (Mais gouverne-t-on pour les exceptions?) On ne fait qu’imiter. Alors que quand on s’exprime dans sa langue maternelle, l’imagination est libérée. (Ki-Zerbo 2003 : 81-82.)

Raymond Renard, lui, dans Une éthique pour la francophonie :

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Questions de politique linguistique (2006) souligne l’importance de sauvegarder la diversité linguistique :

Il est une raison, aussi fondamentale que celle du socle identitaire, pour vouloir sauvegarder la diversité linguistique : c’est à travers leur propre langue que les individus voient le monde et qu’ils en interprè-tent le sens à leur manière, leur assurant ainsi l’accès à l’universel. Toutes les langues participent à l’interprétation de l’universel, car cha-que culture produit des significations de valeur universelle. Et comme l’ont très bien démontré Alain Touraine […] ou Stephen Wurm […], au-cune langue, aucune culture ne peut prétendre représenter l’universel, mais chacune lui apportant sa propre contribution, c’est par le dialogue des langues et des cultures qu’on s’en rapprochera .

Il est important de pouvoir construire un monde de culture, une sorte de rencontre des cultures du monde, pour neutraliser les dé-rives de la mondialisation des marchés. Et l’Afrique pourrait contribuer à cette vraie rencontre des cultures dans le monde, par sa cosmovision, par ce que j’appellerai le référentiel africain, les fondements du vivre ensemble des sociétés africaines et qui en a fait des espaces de compréhension et de convivialité constamment irrigués et entretenus par des pratiques qui construisent et déve-loppent entre eux des liens sociaux très forts : par exemple le sa-nankuya, le réseau de relations spécifiques beaux frères/belles sœurs, petits enfants/grands-parents, le rôle de médiation dévolu à des acteurs ayant un statut particulier dans la société (« maîtres de la parole », devins, notables et leaders religieux…). Ce référentiel global dans lequel notre identité prend sa source est partagé par chaque membre de nos différentes communautés culturelles et linguistiques, et les termes de ce référentiel sont quasi identiques dans chacune d’entre elles. Pour la commodité de la démonstration, prenons, par exemple, la communauté mandingue et regardons de près ce qu’elle nous dit en langue bamanan, au Mali.

M"g"tigiya ka fisa f#n tigiya ye La richesse des relations humaines est plus précieuse que celle des

biens matériels.

Maa, n’i !inana i juj"n k", i labanko b’i k"n"gwan Si tu oublies tes racines, tu demeureras perplexe face à ton devenir.

Maa, i b# na maa de bolo, i b# taa maa de bolo C’est dans les mains des hommes que tu viens au monde, ce sont

ces mêmes mains qui te porteront dans ta dernière demeure. An taalan ye !"g"n ye Nous sommes destinés à cheminer ensemble.

An ye !"g"n safun# ye, an ye !"g"n gese ni fale ye Nous sommes savon l’un pour l’autre, nous sommes les fils et la

trame du même morceau d’étoffe.

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F#n saba b# yen, fanga, wari, d"nniya, n’i y’a s"r", n’i m’a min# ni hakili ye, a b# ti!# i bolo

Il y a trois choses au monde, le pouvoir, l’argent et le savoir : si tu les obtiens, conserve-les avec sagesse, sinon ils te mèneront à ta perte.

Hakili ye fanga ye La force, c’est l’esprit.

J#kaf" ani j#kak# ! j#kaf" ye daamu ye

Concertation et coopération ! Tout est dans la concertation.

!"g"nbo!a, !"g"nd#m# ani koto!"g"ntala de y’an ka maaya sinsin-nan ye

Notre maaya – notre humanitude – se fonde sur le respect mutuel, la solidarité et l’esprit de concession mutuelle, de compromis dynami-que et de consensus.

Bo!a b# Mali, karama b# Mali, dit la chanson

« Le Mali est un pays de respect et de déférence », dit la chanson.

Une éducation ancrée dans ces valeurs cardinales nous a per-mis, au fil des siècles, de forger notre comportement et de gagner une réputation de terre de dialogue et de rencontres. Le Référentiel est la vision africaine d’enracinement et d’épanouissement, à l’image du mouvement diastolique et systolique du cœur, symbole de vie et de vitalité ! Nous devons entretenir un tel référentiel, qu’on pourrait trouver dans d’autres sociétés, d’autres cultures, d’autres civilisations, d’autres « centres », un référentiel qui pour-rait constituer le socle d’une « culture de l’être » et contribuer, dans le contexte actuel de la crise, à l’émergence d’un nouveau projet mondial de société. La mondialisation devrait être envisagée com-me un facteur d’enrichissement, un moyen de renforcer les rela-tions interculturelles, alors qu’elle a davantage tendance à être un facteur de destruction de la diversité et du pluralisme culturels. La mondialisation est aujourd’hui une mondialisation de « l’avoir » au lieu d’être une mondialisation de « l’être » et de « l’avoir » ouvrant la voie à un développement économique et social endogène.

À la lumière de ce qui précède, l’approche eurocentrée ne favori-se guère un véritable développement endogène dans les pays du sud en général et de l’Afrique en particulier. En réalité, le concept de « développement » assez chargé et connoté, dont on use et abuse dans un contexte mondial caractérisé par des rapports de domina-tion prenant principalement leur source dans l’histoire tumultueu-se des relations entre un « centre » (des « centres ») porteur(s) du projet colonial de l’époque, donc de l’approche eurocentrée et des velléités de néo-colonisation aujourd’hui, et une « périphérie » (des « périphéries ») de plus en plus marginalisée(s), exige un effort de clarification conceptuelle davantage conforme à la réalité concer-née et davantage respectueuse des dynamiques en question.

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Ainsi le « développement », à mes yeux, renvoie à la maîtrise progressive de l’environnement au sens large : physique, culturel, socio-économique, politique, intellectuel, religieux, spirituel. De ce point de vue, il est une sorte d’accomplissement sur le plan social, économique et politique. Sa nature multiforme est évidente. Il ren-voie à la notion de Maaya / Ubuntu, d’humanitude, pivot de ce nouveau paradigme. On peut donc dire que chaque pays au monde se « développe », puisqu’il s’inscrit dans un processus permanent de contrôle de ses propres réalités. La différence entre les pays réside principalement dans la nature de ces réalités, l’échelle et le degré de contrôle ainsi que les moyens déployés. En fait, tandis que les supposés « pays en voie de développement », « pays sous-développés » et autres « pays émergents » luttent pour permettre à un maximum de gens de bénéficier des droits humains fondamen-taux (le droit à la nourriture, à l’éducation, à la santé, au logement et à un environnement sain, au travail, à la sécurité et à la ci-toyenneté), les prétendus pays « développés », « industrialisés » se battent pour contrôler leurs « Tchernobyl » et autres effets négatifs de l’exploitation débridée et aveugle de l’environnement et des res-sources naturelles de la planète.

Si on comprend le « développement » dans ce sens, nous sommes convaincus depuis longtemps qu’il ne peut y avoir de développe-ment sans développement des ressources humaines ; mais il n’y a pas de développement des ressources humaines sans éducation ou enseignement de qualité. Et il n’y a pas d’éducation ou d’enseigne-ment de qualité sans promotion de la diversité culturelle et linguis-tique. Par conséquent, encourager la diversité linguistique équi-vaut à développer les fondements de la culture mondiale, encoura-geant d’autres cultures, d’autres civilisations, d’autres « centres » que l’Europe, à exprimer sans limites l’immense diversité de nos sociétés, ce qui constitue le seul horizon valable dans le contexte de la mondialisation. Pour ce qui est du référentiel africain, qui de-vrait s’ancrer dans le concept de Maaya / Ubuntu, il peut offrir au monde une alternative, menant à un nouveau projet global de so-ciété capable de rééquilibrer et de réconcilier les cultures de « l’avoir » et de « l’être » et de remplacer la logique mercantile des-tructrice de la compétition par une logique de solidarité et de com-plémentarité, capable de restaurer l’harmonie entre les individus et les espèces et de consolider la paix dans le monde.

Nous savons que la diversité culturelle et linguistique est à la société humaine ce que la biodiversité est à la nature : le ferment, la base de notre humanitude. Si vous voulons mettre un terme au processus continu de déshumanisation, si nous avons l’intention de garantir et de renforcer, à travers le globe, les valeurs civilisation-nelles et sociétales de solidarité, de partage, de consensus et de modération, nous devons faire le choix de préserver ce qui est es-

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sentiel : la diversité linguistique, cette immense richesse des peu-ples, qui nous permet de revivifier nos relations desséchées, la ma-térialisation des contacts humains, et de garantir la communica-tion humaine dont notre monde a si cruellement besoin.

Conclusion

Il est donc grand temps que les sciences humaines et sociales se remobilisent et épousent les valeurs de toutes les sociétés humai-nes. Ces valeurs s’ancrent dans la langue – qui est le vecteur de la culture et de la pensée. Comme nous le rappelle Amin Maalouf (1998 : 189), proclamer « le droit de chacun à préserver son identité et sa langue et à l’utiliser librement » devrait aller de soi.

Les sciences humaines, en particulier la linguistique, l’anthro-pologie, l’histoire, peuvent nous aider à mettre au premier plan les fondements culturels de nos sociétés. La linguistique et la sociolin-guistique doivent plus que jamais s’assurer que les langues mena-cées soient défendues et préservées. Il est encore plus urgent de promouvoir des sociétés scientifiques multilingues afin que les spécialistes en sciences humaines et sociales puissent recourir à leur propre langue dans leurs travaux scientifiques, unique moyen de préparer les sociétés multilingues et multiculturelles du futur.

Pour ce qui est des historiens, ils ont le devoir de rectifier les falsifications de l’histoire universelle et de s’assurer qu’elle n’est pas « entachée par l’ethnocentrisme et l’utopisme » (Leclerc 2000). De ce point de vue, il est significatif que l’eurocentrisme ait refait surface à l’occasion des tentatives récentes de nier les méfaits du colonialisme et de tirer un trait sur l’histoire de l’Afrique. À cet égard, on ne peut que se réjouir des vigoureuses protestations d’historiens éminents, hommes et femmes de science et de culture, Africains et non Africains, qui se sont joints à l’historienne et pro-fesseur Adame Ba Konaré (2008) pour rétablir la vérité historique.

De même, les anthropologues devraient reconsidérer leur rôle tout en conservant les convictions énoncées par René Devisch (2008a : 10-11) :

C’est l’anthropologie qui depuis voici 25 ans lutte pour décoloniser les sciences humaines ayant opposé, comme l’a fait le colonisateur, ville et village, modernité et tradition. L’anthropologie est la science proche du vécu des gens. […] L’anthropologue de demain s’offre comme un es-pace-de-bord interculturel et un espace d’intermémoire entre sociétés d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et de là-bas, du nord et du sud. Pareil an-thropologue est donc un diplomate interculturel et intergénérationnel, et devrait, par conséquent, questionner aussi les modes par trop euro-centrés de sa discipline et de son regard. »

Dans un autre article, Devisch (2008b : 58) adopte une position très claire :

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Une anthropologie radicalement postcoloniale cherche désormais à déconstruire cette polarité eurocentrée nord/sud ou centre/périphérie. Elle reconnaît combien, au regard d’un nombre grandissant de « périphéries » ou de « subalternes », la présomption de domination civi-lisationnelle à partir du « nord » / de « l’Occident » / du « centre » cède la place à une tapisserie d’horizons et de trajets civilisationnels pluriels et en partie rhizomatiques.

Ce dont nous avons besoin aujourd’hui est un vrai changement de paradigme, une refondation des sciences humaines et sociales qui consacre l’indispensable rupture épistémologique, méthodolo-gique et pédagogique avec l’existant. Ce tournant intellectuel est nécessaire à l’émergence de sciences humaines et sociales qui reflè-tent une cosmovision polycentrique et qui dans cette mesure parti-cipent au renforcement du dialogue entre les cultures et les civili-sations, et par conséquent, contribuent à la paix dans le monde.

Adama SAMASSÉKOU. (MAAYA, Bamako.)

Traduit de l’anglais par Nicole G. Albert.

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