darbon méthode d'hamelin
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LA MÉTHODE SYNTHÉTIQUE
DANS L' « ESSAI» D'O. HAMELIN
INTRODUCTION
Le jour où la doctrine de l'Essai' fut soutenue en Sorbonne
(car ce maître ouvrage é ta it un e thèse de doctorat!) aux élogesenthousiastes de Brochard, qui vantait ses vastes proportions et
ses larges perspectives « C 'e st l e malheur de l'œuvre », réponditHamelin, avec ce hochement de tête qui l ui éta it familier.
Quoique Brochard eût bien raison de s'indigner de ce pessi-misme, il y avait pourtant un écueil dans l'immense étendue de
son plan, et nul mieux que son aut eur n'en connaissait la gravité.Sans r ien ignorer du risque, il avait pourtant accepté de le courir.
Pour l'expliquer, il ne suffirait pas d'invoquer des raisons
a cci de nte ll es. San s doute nous ne devons pas oublier que l'œuvre,si e lle ne fut réalisée que dans l'âge mûr, a ét é conçue de trè s
bonne heure, à l'âge des vastes pensées. Mais Hamel in n'en a pasmodifié l'économie en cours de route; il n'a r ien fait pour alléger l a tâ ch e trè s lourde qu'il s'était imposée, et comme il n'en a pas
toujours supporté le poids sans lassitude, il a bien fal lu qu'unmotif puissant l'ait déterminé à persévérer da ns son dessein.
Il avait le goût du travail achevé et f ini; et, à suivre certaines
de ses inclinations, i l eût préféré se consacrer à des études pluscirconscrites, où l 'on maîtrise plus aisément tous les é léme nts d'un
sujet. Il était même impatient de pouvoir s'attacher à d es problèmes
plus bornés, et il nous a confié quel sentiment de sécurité et de
délassement il eûtéprouvé
à le faire. Mais il a eu tout juste le
temps d'écrire l 'Essai. S'il a d onné le meilleur de sa v ie à la cons-
1. Essai sur les éléments principaux de la représentation. Nous citons d'aprèsla deuxième édition (Alcan, 1925).
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truction d'une métaphysique, ce n'est pas non plus qu'il a it eu
une confiance aveugle dans le pouvoir de la raison abstraite. Sa
philosophie n'est pas dogmatique, en dépit de certaines appa-
rences el le s e nomme elle-même un probabilisme1. Sans doute
Hamelin s'engage avec beaucoup de décision dans là voie qu'il
s'est tracée; il développe délibérément to ute s les conséquences
de se s hypothèses initiales, sans les atténuer ni les dissimuler,
lors m êm e qu'elles ont un air de paradoxe. Mais c'est pour lu i le
moyen de mettre ses principes à l'épreuve et d e bien sav oir ce
qu'il pense. En même temps, il est disposé à reconnaître
la valeur
de toute pensée philosophique qui, obéissant à d'autres inspira-
tions, reste ferme dans ses desseins, se développe avec vigueur
et prend bien conscience d'elle-même. Ces tentatives multiples lui
apparaissaient comme la condition du progrès en philosophie;
elles enr ichissent notré expérience, et, à défaut d 'un fi l conducteur
infaillible, elles nous enseignent jusqu'où la v oie e st libre, où elle
se ferme, nous offrant ainsi la seule chance de découvrir peu à peu
l'issue du labyrinthe. Hamelin n'était pas d e ces métaphysiciens
imperturbables, qui s'enfoncent dans leur propre pensée et s'ima-
ginent qu' ils n'ont qu'à s'abandonner à son mou vemen t in té rie ur
pour atteindre l'absolu. Quelque crédit qu'il accordât à la raison
pure, il savait que la réflexion philosophique doit prendre d'abord
pour matière les faits et les notions que dégagent les sciences
à l'ai de de mét hode s plus empiriques. Et il a toujours expressé-
ment recommandé de se préparer à la philosophie par une éduca-
tion scientifique et l'acquisition d'un savoir positif. S'il appartenait
lui-même à une génération qui n'avait guère reçu cette éducation,
i l f it un effor t louable pour se l a donner en partie.
Mais, dans un li vre aussi vaste que le sien et qui touche à tant
de problèmes, il était presque impossible d'atteindre partout à la
pleine compétence technique, et l'auteur a ce rta ine me nt sen ti que
ses exposés n'étaient pas toujours exactement égaux à la science
d e son temps. C'est ce sentiment, croyons-nous, qui a ralenti la
composition et t ant retardé la publication de l'ouvrage. Au
moment même où il était presque achevé, Hamelin ne se montra
pas fort empressé de le donner au public, e t i l fal lut des sollicita-
tions pressantes pour l'y décider enfin. Nous touchons « au
1. Essai, p. 512.
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malheur de l'œuvre ». L'esprit d'analyse lui conseillait de limiter son horizon; l'esprit de synthèse de l'étendre. Il avait à choisir
entre deux maux et l 'on aperçoit sans peine pourquoi celui qu'ilc hoi sit l ui parut le moindre.
Tout s'enchaîne et tout se tient nul autant que lui n'a été
pénétré de cette idée. En e lle se résume la philosophie de l'Essaisa méthode en est issue; son style, dense et tendu, manifeste
l'effort d'une pensée sans cesse occupée à relier et à coordonner
ses diverses affirmations, et l 'on admire que pas une phrase, pasun mot n'aient été écrits sans que l'auteur n'ait envisagé leurs
répercussions les plus lointaines. On trouverait dans t out e la
littérature philosophique peu d'exemples de d oct rine s a ussi puis-samment organisées, e t don t les parties se soutiennent aussi
exactement les unes les autres. Dans le sens le plus complet du
terme, la philosophie de l'Essai forme un système. Nous savons
bien que tout le monde ne lui en fera pas un mérite, et que le mot
peut se prendre en mauvaise part. Mais nous ne cherchons pasencore à souligner le mérite de l'ouvrage; nous cherchons seule-
ment à rendre compte de son plan. Or, ce plan embrasse tous les
problèmes, et Hamelin nous a déjà averti lui-même qu'il ne se
félicitait pas de ses proportions. S'il s'est pourtant décidé, contre
toute prudence, à l es conserver, c'est qu'il n'aurait pu détacher
aucune partie de sa doctrine, fût-ce pour en donner une exposi-tion plus poussée et plus nourrie, sans la mutiler c'est que, si
l'on coupe les fibres qui re li ent l es uns aux au tre s les différents
chapitres de l'Essai, ils perdent toute signification, les premiersn'ont plus de portée et l es derniers restent sans soutien. Le livre
est un tout et H amelin ne pouvait penser les parties sans les
situer da ns le tout. « Le savoir est systématique », répète l'auteur
de l'Essai, et ceci il n e le conçoit pas seulement comme une vérité
abstraite il l'affirme c omme la première exigence de son tempé-rament intellectuel. Mais quand un esprit est plein de cette pensée
que les notions ne se comprennent que dan s le urs rapports et le
système qu'elles forment, il faut bien qu'il essaye d'embrasser,
pour saisir l 'ordre intelligible qui y règne, le champ entier de la
représentation. Et voilà pourquoi, à une époque où l'étendue du
savoir positif et l'impuissance où nous sommes d'acquérir une
compétence universelle imposaient à la philosophie elle-même
l'ha bit ude de l imite r ses recherches, l 'E ssai, par une exception à
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peu près unique, se présentait encore comme une tentative de
synthèse totale e t ne laissait, sans tâcher au moins de le situer,
presque aucun problème de quelque importance.
C'était une terrible tâche, et celui qui l'entreprenait a dit lui-
même que le temps n'était plus où l'on pouvait excuser la raison
de se montrer orgueilleuse. Sans doute il professait que les
choses sont intelligibles, et n'opposent à la pensée aucun fond
mystérieux où celle-ci ne peut absolument pas pénétrer. Mais, en
même temps, il reconnaissait, autant que personne, que l'esprit
humain est petit, qu'il ne possède qu'un « infime capital de con-
science » et qu'il lui faut beaucoup d'efforts pour en accroître si
peu que ce soit la valeur. Aussi ne s'est-il fait aucune illusion sur
l'importance du succès auquel son œuvre pouvait prétendre. Il a
nommé son livre un Essai et il n'a rien promis de plus qu'une
« ébauche misérablement fautive ». Son but serait atteint si, dans
le procès dialectique, dont il travaillait à retrouver la forme et à
marquer les principaux moments, nous reconnaissions avec lui,
en dépit de bien des lacunes et de bien des infidélités, une image
même lointaine de l'ordre intelligible; si le pressentiment de
l'ordre vrai nous aidait à mieux définir certains problèmes essen-
tiels, et à frayer la voie qui conduit à leur solution.
On dit que les livres ont leur destinée. La destinée de celui-ci
fut d'être médité et composé à une époque qui se montrait aussi
peu favorable que possible à ce genre d'entreprise. Hamelin, nous
l'avons dit, n'était pas de ces philosophes qui, à la manière de
Hegel, font table rase de la science de leur temps, et ne comptent
que sur leur propre méthode pour construire, des fondements
jusqu'au faîte, l'édifice du savoir. Il a toujours pensé que le manie-
ment d'une logique synthétique était extrêmement délicat et si peu
familier à notre esprit que nous ne saurions en faire la plus petite
application, à moins de travailler sur une matière déjà élaborée,
sur des notions déjà éclaircies par d'autres moyens. Si, en droit,
la synthèse précède l'analyse, en fait et dans l'histoire humaine
c'est le contraire qui a lieu si les vérités rationnelles dominent
l'expérience, les êtres bornés et dépendants n'ont pourtant d'autre
ressource que de les déchiffrer dans le texte de l'expérience. AussHamelin n'a-t-il jamais cru que la philosophie pût se passer de la
collaboration de la science ou mieux faire que réfléchir sur ses
résultats. Mais la science est en perpétuel devenir elle se fait et
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se défait, et nulle période ne fut plus agitée que c elle de l a compo-sition de l'Essai, ne remit en qu esti on pl us d'idées fondamen-tales. La courbure de l'espace, le nombre de ses dimensions, les
postulats de la géométrie faisaient l'objet de discussions depuis lestravaux de Riemann et de Lobatchewsky, et les philosophesavaient pris conscience de leur importance et s'interrogeaient sur leur signification. La notion de nombre où la pensée claire aurait
pu chercher son dernier refuge subissait dans l'analyse moderneun développement au terme duquel le nombre entier semblait sesubordonner à une notion plus générale et devenir une espèced'un genre plus étendu. Et la philosophie n 'ignorait plus ce
fait considérable depuis que Couturat, par exemple, l'avait exposéen dé ta il d ans l'Infini Mathématique et avait cherché à en tirer la moralité. Les principes de la mécanique ne parvenaient pas àse fixer les différents chapitres de la-physique s'inspiraient tan-tôt de l'atomisme, tantôt de l'hypothèse des forces centrales,tantôt de notions nouvelles de l'énergétique, et dans l'Évolutionde la Mécanique, dans beaucoup d'autres écrits, Duhem profitaitde ces incertitudes pour préconiser une méthode qui, renonçantà atteindre la réalité des choses, se bornerait à représenter les
phénomènes et à les classer le plus économiquement possible.
Cependant, le métaphysicien, qui s'était c onsacré à une œuvre detrès longue haleine et confié à une tradition plus ancienne,
voyait quelques-unes d e se s doctrines compromises ou dépassées par les mouvements incessants d e l a pensée scientifique. Il ris-
quait tout au moins de perdre contact. Et tandis qu'il s'appliquaità rattacher les notions les unes aux autres relation, nombre,
temps, espace, mouvement, par les jeux d if fici les des opposi-tions, ca r te lle é ta it sa méthode, il était à peu près dans la situa-
tion de celui qui s'exercerait à réussir un puzzle, des pièces
daquel un malin génie modi fie rai t sans cesse la forme et les
dimensions. Plusieurs théories scientifiques nouvelles sont venues
inquiéter H amelin au cours de ses méditations. Envers elles il a
surtout pris une attitude de défense e t sans n ier leur valeur etleur importance il s'est surtout appliqué à limiter le risque qu'ellesfaisaient courir à certaines parties de sa construction. Mais i l est
dangereux de garder trop longtemps un livre sur le métier et les
positions adoptées p ar lu i, qui paraissaient solides au momentoù il conçut le plan de l'Essai, inspiraient moins de sécurité,
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quand il en écrivait la dernière ligne, un quart de siècle plus
tard.
Dans l'intervalle, la pensée philosophique, elle aussi, s'engageait
dans de nouvelles voies, ou gravitait autour de nouveaux centres
d'intérêt, posait de nouveaux problèmes ou des problèmes anciens
en termes nouveaux. Des courants se créaient, assez heurtés, car
la pensée moderne est riche, mais confuse et il faut bien cons-
tater que tous, ou presque tous, venaient battre le vieux rationa-
l ism e dont le rationalisme de l'Essai était un authentique rejeton.
Ribot, et beaucoup d'autres après lui, cherchait da ns le s disposi-
tions affectives et les tendances conscientes ou plus souvent
inconscientes le primum movens de l a v ie psychologique tout
entière. La sociologie française s'enquérant avec Durkheim de
l'origine non plus logique mais historique des « catégories de
l'ent en demen t. ), croyait découvrir qu'elles se sont élaborées au
sein de la pensée rel igi eu se , que la science les a empruntées à la
religion, et que les facultés intellectuelles se sont formées « par
un pénible assemblage d'éléments empruntés aux sources les
plus différentes, les plus étrangères à la logique et laborieusement
organisées » . Dans un tout autre domaine de recherche, des
physiciens et des mathématiciens philosophes, réfléchissant
sur
les méthodes e t la valeur de leur science, arrivaient à cette con-
clusion que les principes et les lois n'expriment pas
la nature des
choses, mais que l'esprit les façonne et les adopte à titre de
règles qui, en fait, se montrent utiles, soit pour classer les
données innombrables de l'expérience et soulager la mémoire,
soit pour « créer une langue bien faite ). Ils ébauchaient un nou-
veau nominalisme, et semblaient conclure que la pensée ne mord
pas sur le réel. Ou bien, si e ll e veut y réussir, enseignaient
d'autres philosophes, il faut qu'elle se détourne des procédés de
l'intelligence, asservie aux exigences de l'action, pour se faire
intuition et sympathie. Ces doctrines d'inspirations fort diffé-
rentes, et que nous rapprochons seulement parce qu'elles ont eu
toutes un éc ho assez profond dans la pensée contemporaine,
s'accordaient pour condamner sans rémission une philosophie
qui s'aviserait d'installer la logique au cœur des choses ou de
l'esprit, et pour juger entièrement v ain e e t sa ns objet toute tenta-
tive destinée à assouplir et enrichir les procédés de la pensée
discursive en vue de relier les éléments de la représentation et
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d'en former un système. Aussi Hamelin a ppa raî t-i l, parmi ses.
contemporains, comme un penseur solitaire. Certes, il a une
parenté i llustre dans le passé, et même dans un passé récent.
Ma is l a race à laquelle il appartient n'a guère produit de rejetons
à l'époque moderne. Quoi qu'il ait gardé contact avec la philoso-
phie de son temps, et que son information soit étendue, on sent
bien qu'il a résisté à son influence. Dans l'Essai il ne désigne, on
le sait, les contemporains que par des allusions il y a là peut-
être un symbole. La source où il puise est ailleurs. A la vérité, il
faut la chercher pour u ne b onne part dans la philosophie clas-
sique , qu'il a beaucoup étudiée, dont il a souvent renouvelé
l'intérêt par une in ter prét at ion plus pén ét rant e et dont il s'est
assimilé toute la substance. Quoiqu'il la juge d'un esprit libre,
il en a beaucoup retenu et comme il met à profit l'expé-
rience accumulée par elle, son œuvre présente un caractère de
très grande maturité. Il continue la philosophie classique; il y
ajoute, mais il ne rompt pas avec elle. On pourrait donc penser
que les perspectives de sa doctrine doivent nous devenir vite
fa mili ère s. En fait, c'est le contraire qui se produit. Soit que le-
lecteur ait trop appris, soit qu'il ait trop oublié, il a de la peine
à se remettre au ton de l'ouvrage et à considérer les problèmes
sous l 'a ngl e qu i est le sien. Aussi, et bien qu'il fût précédé d'une
grande réputation, i l n 'a pas atteint, au moment de sa publica-
tion, un public très étendu, ni marqué aussi fortement sa place
qu'en raison de s a valeur intrinsèque il eût mérité de le faire.
Quelques-uns, si même ils n'approuvaient pas ses tendances, ont
bien com pris qu' il enfermait une r iche expérience philosophique,
qu'il apportait sur tous les sujets des analyses extrêmement
pénétrantes, et offrait à la réflexion une m atière très dense et très
él abo rée . Il s en ont fait un livre de travail. Mais il aurait pu
avoir une des tinée plus large.
On l 'a ac cusé d'a voir u n ca rac tè re archaïque. Au vrai, on peut
compter parmi les « malheurs » du l ivre qu'il é tait un peu plus
ancien que sa date de publication. Mais il semble presque
inévitable que les œuvres de large synthèse comme celle-ci
retardent sur leur époque en quelques-unes de leurs parties. Et il
convient de se ra ppel er qu 'e n raison de l'étendue de son plan et
de quelques autres circonstances parmi lesquelles la santé de
l'auteur et l es exigences de son enseignement occupèrent la,
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première place, un intervalle de temps d'une longueur inusi-
tée s'étendit entre la conception de l 'Essai et sa réalisation;
que, pendant cet intervalle, les préoccupations du public phi-
losophique s'étaient déplacées, et certaines des notions scien-
t if iques, auxquelles Hamel in s'é ta it confié, avaient un peu
vieil li . Dès son apparition, il aurait eu b esoin de certains ajus-
tements, et, de plus, il ne pouvait pas se flatter de répondre au
goût du jour. Cependant, un ouvrage aussi abstrait et méta-
physique supporte mieux que d'aut res de n'êtr e pas d e la der-
nière actualité. Ce défaut, si c'en e st un, s'a tt énue av ec le temps,
et sa carrière déf init ive n 'en dépe nd pa s. L'accusation d'archaïsme
ne serai t grave que si elle visait une manière de philosopher
décidément périmée. Mai s le c oura nt d'idé es auquel se rattache
la philosophie de l'Essai ne nous paraît pas destiné à se tarir.
Au milieu des incertitudes de la pensée métaphysique, en dépit
de bien des f luctuations et grâce à des retours, il durera sans
doute autant que l'humanité. Si même notr e époque n'est pas
disposée à accueillir sans scepticisme les ambitions d'un
rationalisme radical, un l iv re profond et l ong uemen t médi té ,
qui s 'efforce d 'en organiser la doctrine, et n ous aide à prendre
conscience de ses exigences mieux qu'on ne l'avait jamais fait, ne
peut manquer d'avo ir une importance considérable. Qu'importe
que l'ouvrage ne soit pas venu à l'heure la plus favorable 1
Qu'import e que , dès le moment de sa publication, il ait paru avoir
quelques rides Il eût mieux valu qu'i l parût quelques décades
plus tôt. Nous souhaiterions qu'au jou rd'hui, grâ ce à un recul
suffisant, on l e lût comme un o uvra ge cl assiq ue, au que l nous ne
demandons ni de mettre à profit le savoir le plus récent ni de
faire écho à nos souc is l es plus neufs, mais qui contient de riches
enseignements, parce qu'il développe en force, avec les res-
sources qui sont l es sciences, et dans le style qui e st le sien, un
des thèmes de la pensée.
LES SOURCES DE LA DOCTRINE
Une lecture fructueuse de l'Essai suppose qu'on se place dans
son plan, qu'on se remémore les doctrines philosophiques qui ont
le plus fixé l'attention d'Hamelin, et les dif ficultés devant lesquelles
elles restaient muettes qu'on s'interroge sur l a direction où, après
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elles, mais en retenant d'elles tout ce qu'elles paraissaient avoir de solide, il semblait opportun d'enga-er la réflexion philosophiqueafin d'éviter les obstacles qui les avaient arrêtées.
Pour comprendre l'hi stoi re de la philosophie, a dit B. Russell , i lfaut savoir philosopher. Hamelin eût ajouté à cette formule judi-cieuse que , pour apprendre à philosopher, il faut étudier attenti-
vement l'hi st oir e d e la philosophie. Et, en effet, il serait facile de
montrer, par des exemples concrets, que, pour avoir négligé cette
précaution, de bons esprits ont réédité, sous couvert de nou-
veautés, de très vieilles choses depuis longtemps jugées et dépas-
sées. Il y a un progrès en philosophie et nul n'est autodidacte
impunément. L'autodidacte découvre qu'il fait jour en plein midi
et quelquefois i l le nie. Cependant, la nature du progrès philoso-
phique n'est pas telle que l'on puisse, comme le fait souvent, mais
non sans dommage, l'enseignement des sciences exactes, négli-ger le passé et s 'en teni r au x expositions les plus récentes. Nuln'est dispensé de reconnaître les étapes. Aussi Ha me li n a -t- il
consacré beaucoup de son temps à l'histoire des doctrines. Soit
qu'elle ait figuré au programme de so n enseignement (et alors il
s'attachait même au d étail et le scrutait avec minutie), soit qu'il
y ait sur tout cherché un profit personnel, i l en a étudié de nom- breux chapitres, toujours avec une attention pénétrante. Mais
il l'a fait moins pour éclairer l'histoire que pour éclairer la philo-
sophie. Il ne s'intéressait pas également à toutes les causes qui
expliquent la fo rma ti on d'une doctrine. Au delà des circonstances
proprement historiques, il cherchait des raisons qu'il jugeait les
plus importantes, parce qu'i l prenait l 'effort de la philosophieau sérieux; la nature des problèmes, les exigences des principesadoptés, l 'é vol uti on d'une pensée qui mûrit, les tendances pro-fon des d e l'esprit auxquelles celui-ci obéit parfois à son insu et aux-
quelles il risque d'être infidèle quand il n'en a pas pris clairement
conscience. Et quand il observait certaines de ces infidélités, il se
plaisait à opposer, quelquefois au « Descartes de l'histoire » ouà « l'Aristote de l'histoire » le « vrai Descartes » ou le « vrai
Aristote ». C es expressions trop platoniciennes pourront fairesourire les purs historiens. Mais on en comprend le sens sous
la plume de celui qui voulait observer dans l'histoire des doctrinesle
développement de l'intelligence philosophique, les progrèsd'une pensée qui se cherche, hés ite, mais n'est vraiment elle-
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même qu'au m oment où elle s'est enfin trouvée. Aristote lui avait
ap pris q ue l'esse nce d'un ê tre c'est sa fin.
Hamelin a bien co nnu dan s son ensemble la philosophie clas-
sique. Il suffit de parcourir l'Essai pour juger combien
elle lui
était familière et combien, au moment opportun, le texte uti le se
présente spontanément à son e sp rit . Ma is il est quelques doctrines
par la méditation desquelles il s 'est particulièrement préparé,
et
qui l'ont aidé, soit par ce qu'elles contiennent,
soit par ce qui leur
manque car r ien ne s timule davantage l'esprit de recherche que
le sentiment d 'une lacune à combler à poser, comme il l'a fait,
le problème de la connaissance. Nous retiendrons les noms
d'Aristote, de Kant, de Hegel et de celui qu'il nomme son
maître, Ch. Renouvier.
On s'étonne peut-être qu'un moderne, qui ne considérait pas
seulement l'œuvre d'Aristote comme un grand monument histo-
rique, mais qui voulait apprendre à philosopher;
se soit attardé
longtemps dans le commerce de la philosophie péripatéticienne.
Goût de l'archaïsme, diront certains. Hamelin a éprouvé que les
Analytiques, la Physique et la Métaphysique méri taient encore
d'être méditées et fortifiaient la pensée de celui qui se les re nd
familières. Cependant, la philosophie d'Aristote est peu accessible
et n'y pénètre pas qui veut. Elle l 'é ta it moi ns e nc ore au moment
où il en entreprit l 'é tude . Pas de traductions vraiment utilisables,
peu d'ouvrages substantiels. Il estimait la Métaphysique d'Aristote
de Ravaisson, mais jugeait ce commentaire presque aussi obscur
que le texte. Aussi pensa-t-il que, pour retrouverle se ns des écrits
péripatéticiens, il convenait de s'adresser aux commentateurs
anciens, plus près de la source et qui avaient misa profit une tra-
dition, de s'aider de leurs travaux pour préciser la valeur des
termes, reconstruire la suite des idées d ans les passages diffi-
ciles, ou pour comprendre les allusions; et il inaugura, en France
du moins, une mé tho de d ont sa traduction et son commentaire du
livre II de l a Physique nous montrent un échantillon remarquable.
Nous n'enlevons rien au mérite de Rodier en - rapp ela nt qu'il
apprit à pratiquer cette méthode sous la
direction de Hamelin
à la Faculté de Bordeaux c'est elle qu'il appliqua plus tard
avec m aîtr ise dans son beau Traité de l'Ame, do nt Broc har d disa it
qu'il étai t au moins l'égal des meilleurs ouvrages de la
science alle-
mande. Mais, ce qui nous intéresse ici, c'est de savoir ce qu'Hame-
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lin a surtout retenu de la philosophie péripatéticienne. Il suffirait
de voir la place faite à la logique dans le Système d'Aristote pour
se douter qu'il a étud ié le s é cr its logiques a vec un e particulièreattention. Kant avait dit que la logique n 'ava it rie n appris et
n'avait rien à apprendre d'essentiel après Aristote. Hamelin, quin'a pas pris cette déclaration à la lettre, a voulu pourtant remon-
ter à la source. C'est au «théoricien de la pensée analytique » qu'ils'est d'abord attaché et c'est en traduisant, c omme nta nt e t c rit i-
quant son œuvre qu'il a d'abord réfléchi pour lui-même à beau-
coup de questions importantes: le rôle de la médiation dans la
pensée, la nature et la fonction du moyen terme, le sens des pro-
positions universelles et particulières, les différentes formes de
l'opposition, l 'insuffisance d 'une conception analytique de la cau-
salité. Ainsi se formaient des pièces e ssentielles de sa propre doc-
trine. Mais il y a mie ux à d ire c ' es t une inspiration plus générale
qu'il a puisée dans l'Aristotélisme. Le chapitre de l'Essai sur
l'Hist oire de la Mét hode synthétique ne consacre que quelques
lignes au « théoricien exact de la méthode analytique », pa rce qu esi celui-ci « en a connu les l imites mieux que personne », ce fut
« pour conclure à l'existence de thèses indémontrables, de genres
séparés, qu' il n 'appar tient qu'à l'expérience de procurer et
d'unir' ». Cependant, il y a une autre face de l'Aristotélisme.
« Le monde n'est pas seulement (pour lui) une juxtaposition de
catégories il est encore et surtout une hiérarchie d'essences de
plus en plus formelles ». Or, remplacez dans cet te phrase le mol
« essences » par le m ot « concepts », ce qui peut se faire sans être
trop in fidè le à l'esprit de cette philosophie si vous pensez que son
« ontologie est dans le fond conceptualiste ou idéaliste2 ». Renoncez
à voir dans le concept, comme on l'a fait trop souvent, une chose
ou l'image d'une chose, pour ne retenir que le « concept-fonc-tion », unité d 'une multiplicité, « qui occupe dans le système le
plus déplace et dont la logique et la dialectique s'occupent en fai t
à peu près exclusivement »3. P our définir la hiérarchie des
essences, invoquez les notions de forme et de matière, m ais sou-
venez-vous qu'Aristote n'a pas conçu la matière comm e une choseen soi, un absolu4; que, dans la form ule célèbre où se résum e le
1. Essai, p. 24.2. Système d'Aristote, p. 267.3. Id., p. 123.4. Id., p. 264.
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48 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE E T DE MORALE .
meilleur de sa pensée, il la nomme un corrélatif; v ós 1
comprenez bien qu'une hiérarchie est tout autre chose qu'une jux-
taposition de termes; que la forme et la matière s'adaptent exacte-
ment l'une à l'autre; que l 'art du charpentier ne peut descendre
dans une flûte et qu'il faut à toute forme une matière appropriée,
. Alors, si vous ne découvrez peut-être pas le
« vrai Aristote » derrière l' « Aristote de l'histoire », vous entre-
verrez du moins un passage du plan de la Métaphysique au plan
de l'Essai, et comment, en approfondissant la philosophie péripa-
téticienne, en la délivrant de ses hésitations et de ses incertitudes,
Hamelin a pu voir se dessiner peu à peu les traits de sa propredoctrine. En pénétrant la pensée antique, il apprenait à philoso-
pher. Il lui restait à découvrir comment les termes d 'une hiérar-
chie peuvent se subordonner les uns aux autres, à inventer, pour
les unir, un procédé régulier de synthèse. Pour cela, Aristote ne
pouvait lui être d'aucun secours; et, à cet égard, il n'occupe qu'une
petite place dans l 'histoire de la méthode synthétique. Mais
Hamelin avait déjà compris qu'au sommet de la hiérarchie devait
se situer l'être le plus concret et le plus réel, que la pensée doit pou-
voir l'atteindre non pas directement, mais par étapes, en ratta-
chant progressivement à une notion d'abord très pauvre et comme
exténuée des notions de plus en plus riches et compréhensives, de
plus en plus formelles, peut-on dire, car, pour donner au mot« forme » sa pleine valeur et sa dignité, il faut lui conserver pré-
cieusement le sens que lui a communiqué la philosophie péripatéti-
cienne. De tout cela il s'est toujours souvenu en étudiant la philo-
sophie de Kant. Et Aristote lui a fait sentir vivement les défauts
du formalisme kantien.
On sait que, dans le langage de Kant, le terme « forme » change
beaucoup de sens. Il désigne dans cette philosophie très attachée
à l'extension les déterminations les plus générales et, partant,
puisque l'extension et la compréhension sont e n raison inverse
l'une de l'autre, les. moins compréhensives. Or cette inversion du
vocabulaire marque déjà une tendance caractéristique de la doc-
trine. Lorsque Kant, que l'empirisme ne pouvait satisfaire, envi-
sagea avec une pleine conscience le difficile problème du savoir
a priori, il comprit tout de suite que, s'il était question de con-
1. Système d'Aristote, p. 265.
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A. DARBON. LA MÉTHODE SYNTHÉT IQUE DANS L'« ES SA I » . 49
REV. MÉTA. T. XXXVI (n° 1, 1929).4
n aît re l es choses telles qu'elles sont en elles-mêmes et dans leur nature absolue, une pareille tâche s'avérait comme tout à faitimpraticable. S'agissait-il, au contraire, de les connaître tellesqu'elles sont pour nous et dans leur nature relative, on pouvaitdu m oins affirmer, avant toute
expérience, qu'elles satisfont auxexigences de l'esprit ou bien celui-ci ne pourrait les prendre
pour objet de sa pensée, elles resteraientétrangères à son expé-rience, et ne seraient rien pour lui. Cetteremarque très s im pledéplaçait l'axe de la théorie de la connaissance au lieu de gra-viter autour de l'objet chose, elle gravitait autour du sujet pen-sant. Au lieu de se
demander ce que sont les choses, i l suffi t dedéterminer quelles sont les lois de l'entendement. Car la naturedoit se soumettre à sa législation. Et, sous le nom de table decatégories ou de principes, c'est le code de
l'entendement, dontdérive celui de la natureempir ique, qu' il importe
d'abord de pré-senter. Ainsi le problème de la connaissance doit s'énoncer enlangage idéaliste, et Hamelin, malgré ses réserves sur les suites dela doctrine, jugera que le mérite durable de
l 'Analytique transcen-dantale est de l'avoir excellemment établi. Mais, malgré cesservices r endus à la cause de l'idéalisme, il subsiste dans la penséede Kant un vieux fond de réalisme d ont ell e ne parvient pas à se
dégager. Pas d'apparences sans quelque chose qui apparaisse. Sansdoute l'expérience ne s'achève qu'en s'accommodant aux fonctions
intellectuelles, mais elle ne débute qu'avec des impressions quitouchent la sensibilité. Bref, la connaissance dérive de deuxsources les concepts, produit de la spontanéité de l'entendement,les intuitions sensibles que le sujet reçoit et qui s'imposent à lui.Les deux facultés de l'esprit collaborent et doivent collaborer l'uneavec l 'autre; chacunes'exerçant pour son propre compte reste-rait impuissante. « Des pensées sans intuition sont vides desintuitions sans co nce pt sont aveugles. » Kant affirme avec beau-
coup de force la nécessité de cette collaboration. Mais dansl'Analytique transcendantale il n'en assure en aucune fa çon le svoies et les moyens. Là résident t ou te s le s difficultés du forma-lisme. Certes, elles
n'ont pas échappé à la sagacité de K ant. Ils'estappliqué à les atténuer, et si l'on suit avec soin l'évolutionde sa pensée dans les trois Critiques, on s'aperçoit sans peinequ'il cherche à réduire l'opposition radicale d e la matière et de la
forme, à « jeter un pont entre les deux rives du savoir. Mais il
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50 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE
ET DE MORALE.
n'aurait pu le faire avec un plein succès
sans modifier du tout au
tout ses premières positions. Comment l'art de' l'entendement
peut-il descendre pour l'organiser et la penser
dans l'expérience
sensible? voilà le problème, transposition en termes épistémolo-
giques d'un très vieux problème
de la philosophie antique.
Il est remarquable que tout d'abord Kant l'écarte autant q u'il le
peut; il se dit sans doute que le problème comporte
une solution,
puisqu'en fait nous pensons
le monde de l'expérience, et qu'ici
possession vaut titre. Mais il ne s'applique
même pas beaucoup
dans l'Analytique à en préciser les
termes. Car , pour le faire, il
faudrait s'expliquer aussi exactement que possible sur le sens du
mot « mat iè re », et il n'en est pas, dans la langue de Kant,
de plus
équivoque, et qui se prête
à plus d'interprétations différentes. On
aurait bien du m al à rétablir l'accord entre les différents passages
qui en ébauchent la définition. Tantôt les données
sensibles, qui
forment la matière de la connaissance, nous apparaissent
comme
une pure diversité d'éléments disjoints. Elles semblent
alors se
réduire à u ne poussière impalpable; et l'on peut croire que
l'inten-
tion de Kant est de réserver à l'entendement toute faculté
de
synthèse et de liaison'. Mais on se souvient
aussitôt que l'enten-
dement pur détermine seulement l'ordre le plus général,
la
natura formaliter spectata, et qu'il est tout
à fait impuissant à
anticiper, dans ce qu'elles ont de
propre et de spécifique, les-
riches productions de la nature. Où donc, si cette première
inter-
prétation était définitive, serait la source
de l'ordre c oncret ? Ni
dans l 'entendement, puisqu' il est formel, ni dans l'intuition sen-
sible, puisqu'elle n'est pas ordonnée.
C'est dire qu'on ne la trou-
verait nulle part. Tantôt , quand on a pris conscience
de ces dif fi-
cultés on est tenté de rattacher cet ordre concret de l'expérience
à la matière de la connaissance. Mais, outre que l'on se met en
contradiction avec les déclarations les plus décidées de Kant,
tout
l'esprit de la déduction tra nsce nda nta le s'y oppo se .
Car s i le
donné avait son ordre propre, l'entendement serait bien obligé
de compter avec lui, et i l ne pourrait plus
affirmer a p riori qu'il
se laissera embrasser docilement
par
ses concepts, sans jamais
manifester de résistance. « Savoir, c'est faire » , pense
Kant;
l'esprit connait le monde de l'expérience en se servant
de ses
1 « La liaison (Conjunctio) d'une diversité en général ne peut jamais
venir
des sens. » Cf. Raison pure, Barni, I, p. 158.
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A. DARBON. LA MÉTHODESYNTHÉTIQUE DANS L'« ESSAI ». Si
concepts comme d'instruments de synthèse, et selon un planqu'il a spontanément produit. Il y a un donné, mais pas d'objetdonné car, dans ce cas, la repr ésen tat io n dev rai t à coup sûr serégler sur lui, a u l ieu qu'il se réglât sur elle. Tout savoir seraitempirique. Reviendrons-nous donc à la première interprétation,et serons-nous ramenés à dire que le donné sensible consiste enune pure multiplicité? La vérité nous paraît être que la penséede Kant oscille de l'une à l'autre de ces deux interprétationscontraires qu'elle retient quelque chose de chacune d'elles bienquelles soient incompatibles. Et ce sont ces incertitudes quirendent si
difficiles l'intelligence de l'Analytique. Le formalismene saurait sans doute s'en dégager.
Le formalisme kantien r éduit la connaissance a priori à uneconnaissance toute formelle, et par conséquent il fait à l'empi-risme de grandes et d 'importantes concess ions . Mais, ces con-cessions, il les r eti re en partie, à mesure qu'il atténue l'opposition
brutale de la matière et d e la forme et cherche au contraire à lesrapprocher. Déjà cette tendance se manifeste dans
l'importantchapitre sur l'Usage régulateur des idées. Pour n'en retenir quel'essentiel, la nature n'avait d'autre devoir que de se soumettreaux lois de
l'entendement; mais elle fait plus que son devoir. En produisant cet ensemble admirable de genres et d'espèces où
chaque genre se subordonne à un genre plus étendu, et chaqueespèce se divise en espèces nouvelles, ce continuum formarumoù l'on passe par degrés insensibles d'un terme à l'autre, la naturainaterialiter spectata réalise un ordre plus riche, plus ingénieuxet plus complet que celui qui lui était imposé par la dictature del'entendement, et elle travaille spontanément à rendre possiblel' « unité systématique du savoir ». Sans doute la raison humaineignore jusqu'où s'étend cette bonne volonté de la nature; maiselle pose en principe que nous n'en trouverons jamais les l imit es etque nous nous lasserons plutôt de concevoir que celle-ci d'offrir une occasion favorable à nos concepts. Sans doute un tel
principe n'est pas constitutif, mais régulateur il n'a pour objet
que de
guider le savoir e t d e lui assurer la plus grande extension possible. Mais peut-être est-il permis ici de ne pas exagérer l'importance de ces distinctions prudentes puisqu'un principerégulateur ne serait d'aucun usage s'il prétendait guider l'espritsans adapter sa recherche au caractère de son objet et que,
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52 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
comme le dit à peu près Kant lui-même, nous n'aurions que
faire d'une règle économique qui n'exprimerait pas en quelque
manière « une loi interne de la nature » puisque, d'autre
part, certaines expressions énergiques
du chapitre auquel nous
faisons allusion montrent bien que son
auteur est un peu
plus assuré du succès qu'il ne l'avoue.lui-même
« la raison
commande, elle ne se borne pas à prier
». Toutes ces idé es se
trouvent précisées et confirmées dans l'Introduction de la Critique
du Jugement, dans la théorie justement
célèbre du jugement
déterminant et réfléchissant et dans l'ensemble de l'ouvrage.
L'accord de la sensibilité et de l'entendement se manifeste sous la
forme de plaisir esthétique et celui-ci c'est l 'heureuse surprise de
découvrir que la nature concrète, dans ses libres productions,
est plus intimement et plus subtilement
ordonnée que ne l'exigent
les lois formelles, et, par une complaisance gracieuse, tient plus
qu'on ne lui avait demandé. C'est en particulier
l'étonnement
d'une philosophie formaliste qui avait mis, un peu artificiellement
sans doute, d'un côté la matière de la connaissance, de l'autre
l'ordre et la forme, et qui s'aperçoit, avec satisfaction, que l'ordre
se retrouve encore du côté où o n ne l'avait pas mis. Aussi lorsque
Kant, dans ce dernier ouvrage, nous livre la dernière expression
de sa pensée, il laisse entendre que quelque
chose de l'ordre
intelligible transparaît dans le monde sensible; que les choses
sont l'œuvre d'un entendement archétype, qui va du général
synthétique au particulier, et que,
dans notre expérience, l'image
de cette subordination des parties au tout se découvre so us les
espèces de la finalité.
Hamelin a suivi très attentivement ce développement de
la
pensée kantienne. Et après en avoir compris
la moralité, il a
conclu que le formalisme ne peut être qu'une
attitude provisoire,
et qu'il faut ou bien revenir à l'empirisme
ou le dépasser. Entre
ces deux partis, il a adopté le second.
Il renonce à séparer
l'intuition des concepts, le f ond de la forme. Sa philosophie
devient une philosophie de l'entendement. Mais si l'intelligence
prétend pénétrer le fond même du réel, il faut qu'elle dispose
d'une méthode plus conquérante que l'analyse. Et la critique
d'une autre partie de l'œuvre de Kant lui fait sentir vivement le
besoin de la chercher.
La philosophie de Kant gravite autour de ce problème
central
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A. DARBON. LA MÉTHODE SYN TH ÉTI QU E DA NS L' « ESSAI ». 53
auquel il a don né son nom comment des jugements synthétiqueset nécessaires sont-ils possibles? Elle conclut que de tels juge-ments appliquent au donné les catégories de l'entendement, et
que cel les-ci ont pour fonction de ramener à l'unité du « je pense »
le divers de l'expérience. L'unité transcendantale de l'aperceptionn'est pas elle-même un concept, mai s e ll e e st le « véhicule » de
tous les concepts. C 'e st di re qu'elle participe de ce caractère
d'universalité qui est le propre des formes intellectuelles, et on
la retrouve identique en toute conscience. Mais, alors, de cette
idée si indéterminée et au fond si vague que la c onsci en ce e st
originairement une, il
es t tout à fait impossible de déduire, ausens ordinaire du mot, la nature plus précise des fonctions par l'exercice desquelles cette unité sera sauvée. Et, en effet, si
pour relier des notions les unes aux autres on n e connaît d'autre
mo yen que la déduction analytique, il faut renoncer à comprendre
pourquoi les concepts de l'entendement pur sont précisémenttels ou tels, et déclarer qu'une pareille question nous échappetout à fai t. Sans doute, Kant se f latte d'avoir imprimé à sa
table de catégories un caractère systématique mais commeil s'est borné à la calquer sur celle des jugements, et queles logiciens ont établi cette dernière de façon tout empirique,il est c la ir que la satisfaction de Kant se justifie mal, et
témoigne même de
quelque naïveté. Il y a donc dans la doctrineune lacune grave, et si, comme on nous le déclare, elle était
irrémédiable, nous ne pourrions pas l'accepter d 'un cœur léger,car ses conséquences vont très loin. Nous n'aur ions au cun moyen,en effet, et dans la philosophie k antienne nous n'avons aucun
moyen de reconnaître un concept pur et de le distinguer d'un
autre qui serait empirique; ni, par suite, de distinguer un juge-ment synthétique a priori d'un jugement empir ique. Qu' es t-ce
que l'a priori chez Kant? Il fau t bie n fi nir par en faire l'aveu ce
que l'on baptise de c e n om. Pour éviter ce désastre final, qui
compromet tou s les résultats de la Critique, nous n'avons, penseHamelin, qu'une seule re ssourc e éc art ons une bo nne foi s toutes
lesambiguïtés qu'a
fait na îtr e ce ter me d'a priori si usité et s i mal
compris, dégageons-le en particulier de toute considération sur
l'époque à laquelle apparaît une notion dans la vie d'un esprit, sur le moment où celui-ci en prend conscience une véri té a prioric'est celle qui comporte une démonstration r at ion nel le . Et si les
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vérités synthétiques n'en co mp orta ie nt pa s, nous n'aurions qu'à
renoncer à l'usage de cet te expression, au grand bénéfice de la
c la rté . Pour compléter l'œuvre de Kant, et lui a ssur er un e pleine
portée, il restait à reprendre le problème qu'il avait déclaré
insoluble à rechercher, par exemple, s i l 'on ne voulai t pas trop
s'écarter du plan de sa doctrine, c omment les concepts de, l'enten-
dement pur forment réellement un système, comm ent i ls se
relient
les uns aux autres et tous ensemble à l'unité synthétique de
l'aperception. Ainsi l 'étude de la philosophie kantienne, le senti-
ment très vif de ses lacunes dirigeaient l'attention d'Hamelin
sur l 'économie d 'une méthode synthétique e t ses ch anc es de
succès. Bien que Kant ait donné son nom au problème de
la
synthèse, i l ne trouvait pas che z lui l'id ée d'une pareille disci-
pline mais, plus que personne, celui-ci lui en a fai t sentir le besoin.
Si quelqu'un a conçu d'une façon ferme e t décidée la notion
d'un progrès synthétique de la pensée, c'est assurément Hegel.
Aussi Ham elin reconnait-i l qu'i l occupe une très grande place
dans l'histoire du mouvement philosophique qu'il cherche lui-
même à prolonger. Et l es témoignages d'admiration qu'il ne lui
ménage pas inclineront peut-être certains à l e c onsidé re r comme
un disciple, quelques-uns diront un disciple attardé, de Hegel.
Pourtant un pareil jugement app el ler ait pl us d'une réserve, et
risque de suggérer l'idée la plus fausse de la philosophie de
l'Essai. Avant d'expliquer à quel point les d eux doctrines sont
éloignées l'une de l'autre, il n'est pas inu ti le d'a vert ir l e le ct eur
que notre maître n'a eu qu'une connaissance médiocre des œuvres
de He gel , qu'il les a fort peu l ues et fort peu pratiquées. A
l'exception de deux pages qui lui sont consacrées dans l'Histoire
de la Méthode synthétique, il ne le cite jamais, et ne fait jamais
allusion à telle ou telle de ses conceptions particulières. Lui qui,
dan s son enseignement, s 'est tant occupé de l'histoire des doc-
trines, il n'a jamais, à notre connaissance, choisi la philosophie
hég éli en ne po ur thème d 'une seule de ses leçons. Dans ses notes
manuscrites, que
nous avons e ues entre les mains, le nom de
Hegel n'apparaît que très rarement; e t nou s croy ons q u'il n'a
écrit à son sujet rien d'important, sauf dans u n c ourt c omme n-
t ai re d u mo t de Spinoza determinatio negatio. De toute évidence,
la littérature hégélienne n'est pas familière à Hamelin, et jamais
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A. DARBON. LA MÉTHODE SY NTHÉTIQUE DANS L'« ESSAI ». 55
il n'a eu le dé sir de l a mie ux connaître, ou, du moins, ce dési r n'a
pas été assez grand pour qu'il fît l'effort nécessaire. A une
époque que nous ne pouvons pas préciser, mais s ans dou te
d'assez bonne heure, il a v oulu pourtant se renseigner sur l es
méthodes de la logique hégélienne, et il a lu peut-être la Logiqueet la Philosophie de l'Esprit de l'Enacyclopédie1. Nous ne croyons
pas qu'il soit allé plus avant. Très vite il a aperçu où menait cette
dialectique, et que, d ans son principe comme dans ses conclusions,
elle était i nac ce pta bl e pou r lui. Hamelin en a clairement expliquéles motifs; nous n'avons qu'à les rappeler brièvement, en insis-
tant toutefois sur l'un d'eux un
peu plus qu'il n e l 'a f ait lui-même.
D'abord il y a dans la logique hégélienne un paradoxe qui a tou-
jours scandalisé et qui mérite en effet de scandaliser les espritssoucieux de logique et de clarté. La contradiction devient, on le
sait, le moteur de sa dialectique. Alle s ist en tge gen gese tz t. Mai s,
par un raffinement très subtil, il pense que si tout est pénétré de
contradiction, celle-ci ce pen dant f rapp e infailliblement de mort
ce qu'elle touche. Or, ce qui expire ainsi, c'est l'être fini, c'est toute
essence que la pensée cherche à déterminer et à circonscrireelle s'évade dans sa contradictoire, qui s'affirme en la niant, mais
qui, à son tour, dès qu'elle semble prendre corps, révèle son néant
et s'échappe dans la négation d'elle-même. Pourtant, au terme
de cette fuite
éperdue
à travers le rien, on est censé atteindre
l'être absolu, l'infini qui repousse le fini de toutes ses forces,en vérité pense Hamelin l'être sans nom et sans forme
d e la théologie négative, l 'i nef fabl e du Guide des Égarés, et sans
doute la réalité la plus creuse qu'ait jamais conçue la pensée
philosophique da ns son e ffo rt pour transcender ce qui a forme,
déterminations assignables et contours. Ensuite, la doctrine de
Hegel, co mme c el le de Spinoza et pour des m otifs analogues,
appartient encore à la philosophie de la chose. Il n'a pu com-
prendre ce que sont le sujet, l'être pour soi, la conscience. Car
une doctrine nécessitaire, comme l'est la sienne, doit renoncer
à sai si r la racine de cette forme singulière d'existence qu'estl'existence pour s oi. Dans le jeu d'un déterminisme infaillible, où
il n'y a place ni pour une hésitation, ni pour un choix, ni pour
1. L'analyse que Hamelin donne de la méthode hégélienne dans l 'Histoire dela Méthode synthétique ne fait guère allusion, nous a-t-il semblé, qu'à destextes qui se rencontrent dans ces deux ouvrages.
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une initiative véritable, la conscience n'a rien à faire. Seule une
perspective d'avenir, tenue en quelque sorte en suspens, et qui ne
s'actualise tout à fait que si une volonté s'abandonne à elle, nous
aide à comprendre ce qu'est, dans le sens le plus propre du mot,
une représentation. Mais le torrent, qu'entraîne aveuglément le
poids de ses eaux, ne donne naissance ni au moi, ni a u non-moi,
ni à ce mode suprême d'existence qu'exprime l'opposition de ces
mots, ni à la pensée si celle-ci se caractérise par la conscience,
comme Descartes l'a voulu, au lieu de se définir sur le m odèle de
la chose. Bref, chez Hegel, on ne trouve pas le sujet.
Sa dialectique de st ruc ti ve é li mi ne tou r à tour les déterminations
de l'être, parce qu'elle ne connaît qu'une seule forme d'opposition,
la plus brut al e de toutes, celle des contradictoires et que ceux-ci,
s'excluant absolument, ne peuvent se réunir en une synthèse.
Hamelin, au contraire, cherche à en concevoir une autre, qu'il
appelle l'opposition réelle, parce que ses termes, au lieu de se
frapper mutuellement d'interdit, s'appellent, se donnent la main et
sans absurdité logique collaborent pour former une m ême réali té .
En particulier il demandera à cette méthode nouvelle les
moyens de concilier le déterminism e rationnel, sans lequel la
pensée n'aurait pas d'objet et se perdrait dans l'arbitraire, et la
liberté au s ens le plus authentique du mot, celle qui enveloppe un
élément irréductible de contingence, qui seule peut être source
de pensée personnelle, génératrice du sujet, et par laquelle seule
s'effectue, comme les volontaristes l'ont compris, le passage de
l'essence à l'existence « Êt re c'e st êtr e voul u ».
On voit sur quels points essentiels la doctrine de l'Essai
s'oppose à l'Hégélianisme. Mais si quelqu'un a protégé Hamelin
contre son influence, l'a convaincu de respecter le principe logique
de contradiction, d'en tre pren dre, mal gré le mépris de Hegel, une
philosophie de l'entendement, c'est- à-di re du fini, enf in de m ettre
la personnalité au rang suprême des catégories, c'est certainement
celui qu'il aime à appeler son maître, c 'est Charles Renouvier .
Pour comprendre la formation de sa pensée philosophique il faut
se rappeler tout ce qu'il doit à celui-ci; mais il est tout aussi
nécessaire de ne pas oublier pourquoi, de bonne heure, il s'est
séparé de lui, et sur des points de doctrine si i mp orta nts qu'on
n'ose pas sans beaucoup d'hésitations et de réserves le nommer
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A. DARBON. LA MÉTHODE S YN THÉ TI QUE D ANS L' « ESSAI ». 57
un disciple. « Disciple indépendant », disait l'Année philosophique
dans l'article nécrologique que cette revu e l ui a consacré. Peut-être, mais à la condition de mettre l'accent sur le second de cesmots, et d'atténuer le sens du premier. Si, avant la publicationde l 'E ssai , Ham elin passait, en effet, pour un néo-criticiste, cetouvrage ne nous permet pas de douter que la philosophie de sonâge mûr appartienne à un autre type que cel le de Renouvier. Sansdo ute , i l est toujours demeuré profondément reconnaissant enverscelui qui avait contribué plus que personne à l'é vei l de sa con-science philosophique; et dès les premières lignes des leçons qu'illui a
consacrées, il a tenu
à rendre hommage à la doctrine qui avaitété pour lui l'objet de longues méditations, ajoutant que le peude pensée personnelle qu'il avait pu se créer était sorti de ce s de r-nières. Il aurait aimé rester plus fidèle qu'il ne pouvait le faire àla pensée du philosophe qu'il appelait son maître, e t i l répugnait à
-souligner les divergences graves qui, de bonne heure, l'avaientséparé de lui Aussi, à l'époque o ù il n'avait encore que peu écrit, etoù il do nnai t t ous ses articles-ses rares articles à l 'Année phi-losophique, l'opinion put s'accréditer qu'il continuait les Essaisde c rit ique gé né ral e. Hame lin ne fi t rien pour la détruire. Pourtantcette réputation qu'on lui avait faite un peu légèrement n'était passans lui causer quelque gêne, car elle tra dui sa it tr ès mal l'orienta-tion
générale de ses
recherches, et donnait le change sur sesintentions. Mais il hésitait à publier son désaccord avec le néo-criticisme. Et au moment où on lu i co nfia le rendu-compte de la
Philosophie analytique de l'Histoire, il était fort embarrassé pour s'acquitter d'une tâche qui semblait lui revenir de droit mais quil'obligeait, par souci de sinc éri té , à prése nte r d 'i mp orta nte s ré serv essans qu'il voulût rompre trop ouvertement avec cel ui d ont on le
jugeait encore le disciple. Ces scrupules ont pu jadis entretenir des malentendus. Pour l es dissiper tout à fait il vaudrait mieuxrenoncer à ranger Hamelin parmi les néo-criticistes. Malgrél'influence considérable que la lecture de Renouvier a exercéesur la formation de sa pensée, la moi tié au moins de son œuvre s'yoppose absolument.
De la partie la plus négative des enseignements de son maître,la critique de la substance, de la Chose e n soi, de la causali té t ran-sitive, Hamelin a tout retenu, et comme lui il se déclare phéno-méniste. Il conserve la loi du nombre, et maintient la condamna-
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tion de l'infini actuel sous tou tes ses formes, que le néo-criticisme
en a déduites avec tant d'acharnement. En outre, le sentiment si
vif que J. Lequier et Ch. Renouvier possédaient de
la liberté
humaine, s'est communiqué à lui, et l'idée que la personne
se,
conquiert elle-même par de libres initiatives, que la certitude
est
et ne peut être que l'œuvre personnelle du sujet pensant,
ces
doctrines si considérables ont été recueillies par lui, et sont
devenues, à ses yeux, des vérités définitives. Mais, en même
temps, il repoussait comme un déni de raison la partie
la plus
caractérist ique, peut-être, mais aussi la plus fragile du néo-criti-
cisme.La philosophie de Renouvier
cherchait à se maintenir dans une
position d'équilibre singulièrement instable. Conservant l'idée
kantienne des lois a priori universelles et synthétiques
de la
représentation, mais convaincu comme Kant et plus que lui que,
devant ces synthèses primitives, toute perspicacité nous aban-
donne décidé, d'autre part, à renverser l'idole d'un monde
nouménal, dont le mystère servait au moins d'excuse à toutes les
difficultés du système kantien, et dans l'obscurité duquel il avait
la ressource de se réfugier pour échapper aux questions trop
embarrassantes, Renouvier s 'acharnait, avec ce mélange de luci-
dité et de parti pris qui était le fond de son tempérament
intel-
lectuel, à présenter ces lois
générales de la
représentation
comme
de simples faits qu'il fallait recevoir à titre de faits1, et il interdi-
sait à la pensée philosophique toute recherche ultér ieure, toute
exploration de leurs sources, lesquelles étaient destinées à se
dérober toujours, non pas parce qu'elles étaient secrè.tes et inac-
cessibles à la raison humaine, mais pour un m otif bien plus fort
et parce qu'à la lettre elles n'existaient nulle part. L'expérience
était donc dominée par des lois qu'elle vérifiait toujours,
mais en
4. « L a critique dégagée de préoccupations ontologiques ne verra dans les
catégories. que des phénomènes constants et généraux. qu'il s'agit unique-
ment de constater. » (Log gén., I, p. 222.) Les catégories sont les lois les plus
générales de l a représentation. Mais il faut se souvenir que Renouyier a donné
de la loi la définition la plus empirique possible le phénomène constamment
produit (Log. gén., I, p. 125.) Commentant cette définition, dans son cours sur
la Philosophie de M. Renouvier, Hamelin ajoute « Il n'est pas peu significatif
devoir un penseur qui n'est pas, et, tant s 'en faut, un pur ompiriste, éviter
d'employer le mot de « nécessité » pour définir la loi et restreindre plus tard,
autant qu'il le peut, le caractère de nécessité qu'il ne peut plus refuser à la
loi » (5e leçon). Ce désaccord au sujet de la définition de
la loi marque le
moment précis où Hamelin se sépare du néo-criticisme.
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A. DARBON. LA MÉTHODE SYNTHÉTIQUE DANS L'« ESSAI ». 59
vertu d'une sorte de docili té gratuite, et cet empirisme, qui ne
l'était pas assez ou qui l'était trop, voulait tailler dans de l 'arbi-
tra ire des loi s universelles et conférer au fait pur une dign it é quine saurait lui appartenir. Bien entendu, Hamelin n'a cc ep te pa s,
et, sans doute, n'a jamais accepté de laisser les lois de la repré-sentation suspendues ainsi dans le vide. L ui qui reproche à Kant
de ne pas opérer une véritable déduction des catégories, puisqu'ilse déclare impuissant à les rattacher les unes aux autres, et à les
organiser en un système où se développerait nécessairement
l'unité originaire de l'aperception, de va it ê tre plus déçu encore
par la carence du néo-criticisme en face du
même problème, etsa prétention, non seulement de l'écarter, mais encore de nier quece fût un problème réel. Nous ne connaissons pas les premières
impressions d'Hamelin à la lecture des Essais de C rit ique gén é-
rale, mai s le s belles leçons qu'il a consacrées beaucoup plus tard
à l'œuvre de Re nou vie r nou s laissentdeviner qu'il fut toujours pro-fondément réfractaire à cette « position empirique de l'a priori1»,
qui e st la méthode propre du néo-criticisme, et que la méditation
de cette méthode l'a surtout aidé à comprendre combien précaire,
fuyante et verbale demeure la notion d'une vérité a priori pour
qui ne cherche pas à la r amener à celle d'une vérité rationnelle.
Car, enfin, si l'on se borne à penser que l 'espri t anticipe certains
rapports généraux, certaines
lois formelles de l'expérience, enquoi un apriorisme ainsi conçu pourra-t-il se distinguer d'un
i nnéi sme ba nal et que Kant avait déjà dépassé, puisqu' il enseigne
que l'apriorité d'une notion ne dé pend pa s d e la date de son appari-tion dans l'histoire d'un esprit individuel2? Si l 'on écarte l'innéisme,en quel sens précis dira-t-on que les lois catégoriques dominent
l'expérience et qu'elles ont sur elle la priorité, quand on professe
1. La philosophie de Renouvier, 5e leçon, p. 7 du manusc rit . « Il y a chezRenouvier . de la façon la plus délibérément voulue, une position empiriquede l'a priori. » Voir Log. gén., I, p. 222 et p 192 « Les vérités de l'ordre le plusgénéral ne se prouvent pas, elles se vérifient ».
2. L'intention de Renouvier était bien de distinguer, pour des raisons ana-
logues à
celles de Kant, la notion de l 'a priori de celle de l'innéité. (Log. gén.,I, p. 125). Mais, tout en prenant acte de ses déclarations, Hamelin ajoute « A lavér ité on peut craindre que la dist inction ne se trouve pas très fermementmaintenue, parce que, dans la manière empirique dont M. Renouvier posel'a priori, celui-ci risque d'apparatre comme un donné brut, et d'être par là,lui aussi, comme l'innéité, selon le mot de M. de Biran, la mort de l'analyse »(6e leçon).
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60 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
avec Renouvier que la loi n 'est qu'un phénomène constamment
produit' qu'on exclut délibérément de sa définition tout carac-
tère de nécessi té intelligible, au profit d'une régularité acquise
et co nsta tée da ns les faits empiriques? Et, enfin, une fois accep-
tée un e noti on aussi empirique de l'a priori, cherche-t-on à
lui opposer les données brutes de l'expérience, à distinguer la
« forme » et l a « matière » de la connaissance? Si l 'on reconnaît
que ce ll e-c i ne se l aisse pas déduire de celle-là, comme le fai t
Renouvier, et qu'elle contient des apports nouveaux, dont la
nature est tout à fait impré vi si ble po ur l'esprit qui n'a que la
connaissance d es loi s formelles2, ne sera-t-on
pas inévitablement
entraîné, dans la déf init ion de l 'é lément empirique de la connais-
sance, à renchérir sur l'empirisme déjà très marqué de la défini-
tion de l 'a priori, à sup poser qu e la matière de la représentation
provient d'une source étrangère à l'être pensant, et s'introduit en
lui du de hors 3? On aboutirait alors à un véritable réalisme qui,
certainement, n'était pas dans les intentions de l 'aut eur . Com-
mentant ces conséquences inattendues de la doctrine, Hamelin
écrivait ces lignes qui nous laissent clairement apercevoir la
réaction que provoqua chez lui l 'é tude attentive de la philosophie
néo-criticiste. « Devant une conséquence si parfaitement rui-
neuse, on comprend que la t ent at ion so it grande d'interpréter le
système dans le s ens d'un idé al isme absolu, et de le transformer
en une sorte d'hégélianisme. Par là, au prix sa ns do ute d 'a ut res
difficultés dont il re st era it à me sure la gravité, on sauve la partie
aprioriste de la doctrine. Quant à maintenir la partie empirique à
côté de l'autre, l'en tre prise pa raî t se heurter à des difficultés
insurmontables. Pour sauver quelque chose de c ette partie empi-
rique il faudrait une manière nouvelle de comprendre la commu-
nication des êtres4. » En somme, Hamelin a reconnu, et s an s
doute de fort bonne heure, que le rationalisme et l'empirisme,
l'idéalisme et le réalisme ne peuvent s'associer dans la philosophie
d e Ch. Renouvier que de la façon la plus précaire et à la fav eur de
1. Log. gén., I, p. 123.2. « Nous sommes contraires à la méthode qui prétend révéler par les antici-
pations de l'esprit le monde de l'expérience et déduire, de la nature du filet jeté
par le pêcheur, l 'individualité des poissons pris dans le filet ». (Critique phil.,
1881, I, p. 211, 212.)3. « La m atière de la représentation, l'expérience. Les phénomènes sortent
du non-soi. »4. 6e leçon.
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malentendus. Si la méditation de cette philosophie a contribué
largement à la formation de sa propre th éor ie d e la conn ai s-
sance, c 'est en lui m ontrant clairement « qu'on ne pouvait faire à
l'empirisme sa part » et qu'il fallait choisir entre les d eux ten-
dances que le néo-criticisme ava it v ai ne me nt che rché à concilier'.
Ne retenant donc qu'une par tie des enseignements d é so n maître,
et ne c onservant de l 'autre que le souve ni r d 'u ne expérience mal-
heureuse, il s'est résolument engagé dans la voie d'un rationalisme
radical affrontant sa ns le s ignorer les nouveaux risqu es qu e com-
portait u ne o rientation aussi d écidée de sa philosophie.
LA LOGIQUE SYNTHÉTIQUE
Nous sommes maintenant sans doute mieux préparés à com-
prendre comment un penseur qui avait retenu les enseignements
de la philosophie kantienne, mais que n'avaient satisfait ni le
formalisme kantien ni le