dalla bernardina, sergio - l'invention du chasseur écologiste

10
Terrain 13 (1989) Boire ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Sergio Dalla Bernardina L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Sergio Dalla Bernardina, « L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien », Terrain [En ligne], 13 | 1989, mis en ligne le 17 juillet 2007, consulté le 26 novembre 2013. URL : http://terrain.revues.org/2963 ; DOI : 10.4000/ terrain.2963 Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/2963 Document généré automatiquement le 26 novembre 2013. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Propriété intellectuelle

Upload: bashevis

Post on 31-Dec-2015

18 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

Terrain13  (1989)Boire

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Sergio Dalla Bernardina

L'invention du chasseur écologiste : Unexemple italien................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Référence électroniqueSergio Dalla Bernardina, « L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien », Terrain [En ligne], 13 | 1989,mis en ligne le 17 juillet 2007, consulté le 26 novembre 2013. URL : http://terrain.revues.org/2963 ; DOI : 10.4000/terrain.2963

Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’hommehttp://terrain.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://terrain.revues.org/2963Document généré automatiquement le 26 novembre 2013. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'éditionpapier.Propriété intellectuelle

Page 2: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 2

Terrain, 13 | 1989

Sergio Dalla Bernardina

L'invention du chasseur écologiste : Unexemple italienPagination de l’édition papier : p. 130-139

1 Je tiens à remercier ici Christian Bromberger qui a accepté de revoir le texte français de cetarticle.

2 Les situations de la chasse en France et en Italie présentent, au-delà de nombreusesdifférences, plusieurs analogies. Dans les deux pays, par exemple, coexistent des régionstraditionnellement sensibles aux problèmes de la sélection et de la gestion du patrimoinefaunistique (l'Alsace et la Lorraine, le Haut-Adige) et d'autres — la plupart — qui commencenttout juste à considérer le gibier sous la forme d'un bien à protéger (que l'on songe aux partisansde la chasse printanière aux tourterelles dans le Languedoc, ou aux passionnés de la chasseà l'adorno — sorte de faucon migrateur — en Calabre). Mais le trait commun aujourd'huile plus saillant est l'homogénéisation progressive du discours tenu par les pratiquants surl'activité cynégétique : nature, tradition et écologie, constituent désormais les mots clés de toutcommentaire des chasseurs sur leur pratique (faut-il rappeler que le récent mariage entre lachasse, la nature et la tradition, vient d'enfanter un véritable parti ?).

3 L'emploi de ces mots est aujourd'hui tellement généralisé, que même dans les régions oùdominent des formes de prélèvement «  non sélectif  » (telle la chasse aux petits oiseauxeffectuée par les roccolanti du frioul ou par les chileurs provençaux), on entend souventcélébrer l'épopée de ce tout nouveau «  personnage d'antan  »  : le chasseur-traditionnel-écologiste.

4 Nous nous proposons d'analyser l'émergence de cette nouvelle figure chez les chasseursdes Préalpes de Vénétie, dont les attitudes, pour adapter leur image aux exigences de la« modernité », ne diffèrent guère de celles qu'adoptent aujourd'hui les pratiquants dans laFrance rurale.

5 Depuis combien de temps le chasseur aime-t-il et protège-t-il la nature ? Depuis toujours,répondent en chœur les associations cynégétiques et leurs adeptes  : «  Les chasseurs sontles véritables défenseurs de l'environnement, puisque la nature est leur cadre d'activité et sadégradation ne permet pas la reproduction du gibier2. » Un tel consensus se prête au moins àdeux interprétations différentes : on peut y voir la preuve d'un réel écologisme ante litteramprofessé par les disciples de Nemrod, ou bien les effets d'une stratégie défensive soigneusementorchestrée par les responsables des organismes nationaux. On objectera que cette secondehypothèse dénie au chasseur de base (l'informateur « naturel » des enquêtes ethnologiques)

Page 3: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 3

Terrain, 13 | 1989

toute autonomie de jugement. Mais pourquoi ne devrait-il pas en être ainsi  ? En quelquesannées la masse des amateurs s'est vue obligée de justifier à l'opinion publique une pratiquequi depuis toujours allait de soi. Face aux attaques des écologistes et des « amis des animaux »,ils ont dû tout à coup rendre compte en termes « scientifiques » d'une série de coutumes dontle bien-fondé n'avait jamais été mis en doute. Or, où trouver des réponses simples, plausibleset déjà prêtes sinon dans la presse cynégétique ?

6 L'impact médiatique des journaux spécialisés constitue un facteur à ne pas sous-estimer.Il cacciatore italiano (sans parler du Chasseur français qui est acheté aussi par les non-pratiquants), touche régulièrement les foyers des 900 000 adhérents à la Federazione italianadella caccia3 : un score que seulement Famiglia cristiana et quelques autres hebdomadairespopulaires arrivent à dépasser. Tout cela pour rappeler que c'est la presse cynégétique, en finde compte, qui est le véritable idéologue du chasseur de base. Croire que les témoignageslivrés par ce dernier sont exempts d'une telle influence serait pour le moins naïf.

7 Or, au cours des dernières décennies, une des principales stratégies d'image adoptées parles responsables du monde cynégétique a été d'insister sur la physionomie « arcadienne » etpresque druidique du « vrai chasseur ». C'est ainsi que le mythe du « chasseur-écologiste »est né. Mais il ne faudrait surtout pas réduire cette relecture idyllique du passé à une banaletentative d'escamotage. Le phénomène est décidément plus complexe  : comme dans toute«  fondation » véritable, les événements mythiques ont été pris au pied de la lettre par les« croyants », qui petit à petit ont fini par revoir leur propre histoire sous un jour écologiste.Parfois, pour mieux souligner le retour aux « traditions ancestrales », ils en sont même venusà adopter des coutumes, des rituels et des vêtements d'origine étrangère. C'est le cas deschasseurs «  traditionnels » de la province de Belluno (Haute-Vénétie), protagonistes d'uneconversion exemplaire dont nous allons retracer les étapes.

« Ramasseurs » de chamois8 Jusqu'à il y a quelques années les chasseurs de chamois des Préalpes de la Vénétie montraient

une claire propension pour des techniques de prélèvement très peu sélectives et encore moins« scientifiquement orientées ». S'il est vrai que dans leur imaginaire, la proie se profilait avanttout comme un précieux objet de dispute, un « trophée » au double sens du mot, il est égalementvrai que sa viande apparaissait comme un bien gratuit, étranger à la dimension strictementproductive : un excédent sacrifiable avec sérénité au cours de banquets « dilapidatoires ». Elleoffrait aussi la matière pour des interminables discussions de bistrot, de véritables exercicesde rhétorique modulés sur les registres les plus variés : psychologie animale, éthologie, artsmartiaux, balistique, exploits individuels et collectifs, jurisprudence, gastronomie, œnologie,etc. La venaison était en somme le pivot autour duquel gravitait une multiplicité d'intérêtsliés à la sociabilité, sans pour autant être un objet de protection. Les passionnés préalpins— dans la mesure où ils participaient d'un horizon culturel qui valorisait le travail agricoletout en dévaluant le produit aléatoire de la chasse et de la collecte — ne raisonnaient nicomme les « éleveurs de gibier » des sociétés nordiques4, ni comme les businessmen modernesqui regardent la nature avec un esprit d'entreprise et considèrent le patrimoine faunistiqueen termes de profit. Pour trouver les traces d'une mentalité de ce genre, jusqu'à une époquerécente, il aurait fallu franchir la barrière des Préalpes et entrer en contact avec des populationsplus proches d'une vision du monde d'Europe centrale. En deçà de ce seuil, la consommationinsouciante de toute ressource disponible constituait une règle de conduite presque générale5

à laquelle même les amateurs dont il est question ici adhéraient spontanément.9 Quelques fragments de nos entretiens menés dans les villages situés au nord de la ville

de Belluno nous renseigneront sur les conditions typiques d'accès au gros gibier. Voici,pour commencer, quelques témoignages concernant la zone de La Muda, dans la vallée duCordevole.

« Ils étaient forts ! Avec le permis de chasse, ils n'étaient que deux ou trois. Après la guerre de14-18, ils avaient récupéré des armes et des munitions... mais seulement pour aller à la chasse.On arrivait à un certain endroit, où ils avaient caché les fusils : des 91 ou des mousquetonsallemands qui étaient très précis ; des fusils courts. Ils allaient les récupérer sous les grilles,

Page 4: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 4

Terrain, 13 | 1989

très bien cachés, et après on partait, les uns par ici, les autres par là, et... avanti baracca ! Auchamois bien sûr. »

« A La Muda il y en avait peut-être quatre ou cinq qui allaient à la chasse avec le permis. Maisquand ils apprenaient que quelque part on avait repéré une chèvre (la femelle du chamois),ou un chamois — à l'époque ils tiraient sur n'importe quoi —, ils se rendaient sur la zone, ilsdirigeaient ces chamois vers les passages obligatoires et ils les tuaient d'une façon ou d'uneautre. (...) Dans la plupart des cas, la chasse était collective. Parfois, à La Muda, c'était tout levillage, eh ! eh ! qui était intéressé à cette chasse. Ils avaient même des signes conventionnels.Si des carabiniers ou des gendarmes arrivaient, parce qu'ils avaient entendu les détonations oubien parce que quelqu'un avait mouchardé, tout était déjà prévu : ils sortaient un drapeau, ungrand drap blanc et ceux qui étaient dans la montagne le voyaient : un signal de danger, ensomme. Alors ils descendaient les mains vides et sans fusils. »

10 La logique de prélèvement qui émerge de ces documents est manifestement celle du « tout,tout de suite » : au fur et à mesure que les chamois apparaissaient, comme s'il s'agissait dechampignons, d'herbes sauvages ou autres dons de la Divine Providence, la communauté sechargeait de les « ramasser »6.

11 Un même esprit de coopération et de désintéressement pour l'aspect reproductif des ressourcesen question (un trait important qui nous permet de saisir le statut particulier assigné à cetteforme de prédation par rapport au travail proprement dit) émerge d'un témoignage collectédans la zone de Bolzano Bellunese : « ... Le boom du chamois a démarré après la guerre de14-18. Viel Gioacchino (un ancien chasseur local) disait que dans les Pale del Balcon, il yavait quarante à cinquante chamois. De quoi tirer un sac à dos de cartouches. A cette époque,dès qu'ils ont eu la possibilité de se choisir quelques fusils calibre 91, ils tiraient un sac decartouches à chaque fois : cinq, six, sept, même huit chamois abattus dans une seule journée.Après ils faisaient monter toutes les femmes des vallées et ils sortaient les chamois. Ils lesvidaient sur-le-champ, puis ils les prenaient et, allez ! Après ils donnaient de quoi mangerà toutes les vallées, comme ça, tu sais... Un peu s'en allait dans les festins, et s'il y en avaitbeaucoup... un morceau pour chacun, tout le monde était content. »

12 Attardons-nous un instant sur les aspects les plus évidents de ces évocations. Participationintense de la communauté, consommation et destruction périodiques de biens appartenant à lacollectivité7, imprévoyance et prodigalité. On repérera ici aisément les ingrédients constitutifsde la fête. « La fête, écrit Clara Gallini, se structure selon un code qui s'oppose à celui desrapports de production normaux moyennant la valorisation de la consommation et du gratuit8. »Quant à nous, nous venons d'observer que la communauté villageoise, bien qu'opposée augaspillage, dilapide son patrimoine faunistique en refusant de le considérer selon la logiquequi oriente l'activité productive ordinaire. Et Vittorio Lanternari ajoute  : «  Dans la fête,les manifestations de gaspillage institutionnalisé visent à exorciser la précarité et l'aléatoirede l'existence et à fonder, sur le plan symbolique et rituel, une condition de plénitude etd'abondance pour tout le monde (1983 : 69)9. »

13 Dans ce contexte, le gibier nous semble occuper un rôle décisif  : conçu comme étranger àla dimension productive10, il peut être un objet de dépense sans pour autant porter préjudiceaux frêles équilibres de l'économie domestique. En d'autres termes, si à travers le gaspillageinstitutionnalisé, les sociétés traditionnelles visent à « exorciser la précarité et l'aléatoire del'existence », le recours au gibier semble leur permettre d'alimenter la « machine festive »sans, en réalité, rien gaspiller (ou mieux, sans toucher aux biens proprement dits)11. Dans cecas, en effet, l'imprévoyance et la prodigalité ne concernent pas le produit du travail quotidien,mais les fruits d'un « non-travail » consommés dans un contexte non ordinaire. L'abondancealimentaire, en somme, est ici évoquée, actualisée et invoquée, en ayant recours non pas à lanourriture habituelle, mais à une sorte de substitut symbolique12.

Des « cuites solennelles »14 Le caractère festif de ces formes populaires de chasse se lit aussi, pour paraphraser Lanternari,

dans « le caractère itératif des actions » et dans « l'annulation temporaire et symbolique de

Page 5: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 5

Terrain, 13 | 1989

l'ordre » qu'elles comportent. Les témoignages de deux anciens chasseurs nous donneront unaperçu de l'atmosphère qui régnait au cours de ces réunions.

« Bon, les chasseurs avec le permis se rencontraient au bistrot ou bien dans la maison dequelque copain. Les vieux décidaient le type de chasse qu'il fallait faire, les endroits où passer,où se poster. Et plus tard, naturellement, dès qu'on avait abattu le chamois, sortaient ces vieillestraditions de lui mettre une fleur dans la bouche ou des trucs comme ça. Après on l'amenait enbas et... c'était la grande fête. Naturellement tout cela finissait par une cuite solennelle. »

... « La peau et les cornes du chamois revenaient à celui qui l'avait tué. On lui mettait un citrondans la bouche et on le portait sur les épaules, on liait les pattes de devant avec celles dederrière, façon sac à dos, et les plus jeunes le descendaient. Q. : "Mais pourquoi le citron dansla bouche ?" R. "Parce qu'il lui donne du parfum. Mais je ne suis pas sûr." Une fois, dans lavallée du Mis, on a pris un chamois avec deux "affaires" comme ça ! Et une femme — voussavez, les femmes sont toujours curieuses — demande : "Quel âge peut-il avoir ce chamois ?"et moi : "Prenez le couteau et coupez. Là-dedans il y a son certificat de naissance". »

15 La cuite de rigueur en dit long sur le climat « dionysiaque » qui caractérisait les banquets de finde battue. S'y mêlent facétie et grivoiserie autour des testicules du chamois : plutôt malséantesdans une autre situation, elles sont acceptables dans l'ambiance permissive promue par lecontexte cynégétique13. Il est d'ailleurs bien connu que dans le monde à l'envers, instauré parl'expérience festive, le langage licencieux est non seulement toléré, mais prescrit14. A l'instarde la fête à l'époque précapitaliste analysée par M. Bakhtine et bien d'autres spécialistes, lachasse apparaît finalement comme un moment d'homologation sociale vers le bas, le retour àun état « plus naturel » à travers l'adoption d'un code de conduite et d'un langage régressifs. Defaçon symptomatique lors des battues, les chasseurs ne portaient pas de vêtements recherchésqui auraient souligné leur personnalité sociale.

Q. : « Comment était-il, l'habillement classique du chasseur de chamois ? » R. : « Eh bien ! jene saurais même pas dire. En général des chaussures cloutées, puisque la chasse au chamois, enparticulier, on la fait pendant l'hiver. Et en hiver il y a de la glace, il y a des endroits dangereuxà traverser. Et après je ne sais pas... je dirais que le seul habillement c'était la veste de chasseur.Pour le reste, vous savez, c'étaient des paysans, ils y allaient avec l'habit de travail. Bref, il n'yavait pas un vêtement particulier. Il y avait, je ne sais pas, les hobereaux, ceux qui avaient despossibilités, qui avaient le chapeau avec les plumes ou les poils de chamois, de type tyrolienen somme. »

16 En voulant dresser un portrait sommaire du chasseur de chamois préalpin, nous pourrions doncaffirmer qu'il penchait pour la battue, bruyante et spectaculaire, effectuée en pleine liberté et endehors de toute préoccupation d'ordre sélectif ou gestionnaire. Le caractère collectif, égalitaireet redistributif qui marquait la physionomie de ces chasses se traduit aussi bien sur le plande l'habillement que sur celui des conduites. Alors que le citadin aisé, sensible aux modes etinfluencé dans ses choix vestimentaires et comportementaux par le stéréotype du gentlemananglais, préférait la chasse individuelle ou en petit groupe avec chien d'arrêt, le chasseur dechamois, d'origine essentiellement paysanne, ne prêtait aucune attention au « style », maisvalorisait, par contre, l'atmosphère de joyeuse promiscuité qui précédait, accompagnait etsuivait les expéditions en montagne.

17 La représentation épique ou humoristique des scènes de chasse les plus mémorables, évoquéesdans le microcosme viril du bistrot, ne constituait nullement une remise en cause desnormes d'austérité et de sobriété qui gouvernaient la vie quotidienne, mais était bien unecomposante essentielle de l'expérience cynégétique. Donc, pour camper les traits principauxde l'« ethnostyle » des chasseurs préalpins, on doit souligner la prédominance du collectifsur l'individuel, du sociologique et du gastronomique sur l'écologique, du physiologique surl'ascétique, de la régénération par le «  bas  » sur l'ennoblissement par le «  haut  », de ladestruction insouciante et joyeuse sur le prélèvement modéré et prudent.

Page 6: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 6

Terrain, 13 | 1989

La naissance du Cacciatore Alpino18 Il ne fait aucun doute que jusqu'à une époque assez récente, le modèle « philosophique »

dominant des chasseurs d'origine rurale-populaire était, pour ainsi dire, de type« dionysiaque ».

19 La situation actuelle présente des caractères tout à fait différents  : les pratiquants ontradicalement modifié leur apparence au nom de la « tradition ». En costume de chasse pendanttoute l'année, bardés de vestes tyroliennes, de chapeaux empanachés ou d'autres gadgetsd'origine autrichienne, les ex-cacciatori sfegatati15 des années 60 se présentent aujourd'huicomme les continuateurs d'anciennes coutumes locales respectueuses du gibier, de sa sélectionet d'autres valeurs d'inspiration écologiste. La tradition dont ils se réclament est celle du soi-disant Cacciatore Alpino (chasseur alpin), une image aussi suggestive que conventionnelle etdépourvue de toute consistance historique. Mais le point essentiel de ce changement n'est passon caractère arbitraire et folklorique. Ce que nous voudrions souligner, c'est que par ce biais,en l'espace d'une décennie, le stéréotype du chasseur modéré et protecteur de la nature estpassé du rang de simple argument défensif à celui de réalité historique officiellement validée.Sur le plan de l'imaginaire, la figure et les exploits du chasseur-écologiste, quoique finalementillusoires, ont acquis de l'authenticité. Les consciences ont graduellement refoulé toute tracede l'encombrant passé hédoniste pour y substituer des souvenirs fictifs célébrant les vertusbucoliques du chasseur d'antan.

20 Ce processus de création mythique collective, alimenté, comme nous venons de le dire, parla presse spécialisée, est aussi renforcé par les nombreuses publications locales à vocationpédagogique. Dans une étude bellunoise consacrée à la chasse et à la protection du chamois,les mécanismes de ce phénomène transparaissent avec une évidence presque frappante. Nousy trouvons instituée d'office l'ethnie des Alto Veneti (habitants de la « Haute-Vénétie »), àlaquelle est attribuée une « conscience nordique » qui correspond assez peu à l'image quenous avons pu tirer des témoignages directs : « Une gestion rationnelle du territoire exige unengagement social du chasseur qui doit, le premier, se battre pour la sauvegarde du gibier qui,chez nous, grâce à la conscience nordique des Alto Veneti et grâce à l'âpreté des lieux, gardeencore en plusieurs endroits son aspect virginal » (Piccolo 1989 : 75).

21 Cette «  conscience nordique  », en contradiction avec la vision rurale-populaire que nousvenons de reconstituer, s'exprime dans un projet « d'entrepreneur » où le chasseur ressemblemoins au représentant de la civilisation paysanne qu'à un sourcilleux banquier genevois etdoit faire preuve d'une conduite irréprochable : « Le chasseur doit en ce sens être garant de latradition de simplicité et de sérieux, car il administre un bien, le gibier, qui appartient à toute lacommunauté, comme l'eau, la roche et le bois. A l'image des pays de l'Europe septentrionale, lasociété des Alto Veneti a délégué aux chasseurs la tâche de protéger et maintenir les populationsd'animaux sauvages à la manière de l'émondeur qui coupe les branches pour obtenir des fruitssains et abondants. Cette conception peut être mieux exprimée en disant que le chasseur doitjouir du fruit et préserver le capital. » (Ibidem, p. 76.)

22 Le caractère équivoque de ce passage est évident  : le chasseur doit se faire «  garant dela tradition  » et, en même temps, à la barbe des véritables coutumes locales, adopter lalogique d'un opérateur économique. Cette contradiction apparaît encore plus clairement dansle fragment suivant, où l'on peut apercevoir d'autres facettes de l'esthétique «  puritaine  »qui anime l'ensemble du projet (centré sur la connaissance, l'esprit de sacrifice, la quête dusilence...) : « Pour obtenir plus de crédibilité et de respect de la part des écologistes intelligents(il y en a  !), et des gens en général (et voici dévoilé un des objectifs majeurs de cettemanipulation de la mémoire collective, le chasseur doit se transformer en gestionnaire dans lesens que l'on vient d'indiquer : gestion d'un patrimoine d'animaux sauvages et revalorisationdes valeurs traditionnelles du pays. Mais cet engagement exige une connaissance approfondie,beaucoup de sacrifices, de silence et d'observation de la nature. » (Ibidem, pp. 76-77.)

23 Ainsi, pour témoigner des «  valeurs traditionnelles du pays  » — qui, nous le savons,n'intégraient nullement la protection — le chasseur Alto Veneto doit-il se transformer en«  gestionnaire  » (se transformer, donc devenir ce qu'il n'était pas). Pour couronner cetteliquidation des valeurs locales, remplacées par des idéaux exogènes tels que l'ascèse,

Page 7: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 7

Terrain, 13 | 1989

l'individualisme et d'autres principes plus conformes à la Weltanschaung germano-protestante,voici un autre passage particulièrement significatif : « Le vrai chasseur ne participe jamais auxdiatribes de bistrot, mais, dès que les occupations familiales le lui permettent, il prend son sacà dos et ses jumelles et monte à la montagne. Il se lève au petit jour et rejoint ses observatoiresdans la paix des monts les plus hauts ou dans le bruissement du bois lorsque le printempsagite avec des frémissements secrets la terre et les animaux. Son allure est sérieuse, calme etsereine ; son habillement est en laine rustique et sans fanfreluches ; il présente aussi un certainstyle et une couleur adaptée à la saison. A ce propos nous ne croyons pas que le chasseur AltoVeneto puisse se passer d'un uniforme personnel comme signe distinctif de sérieux et de bonnetenue. » (Ibidem, p. 77.)

24 En résumant : « Le vrai chasseur ne participe jamais aux diatribes de bistrot », « il se lèveau petit jour », son allure est sérieuse, calme et sereine : une attitude bien différente de celle,débraillée et fêtarde, décrite par les chasseurs que nous avons rencontrés16. »

25 Nous aurions donc affaire à un cas typique d'«  invention de la tradition », pour reprendrela célèbre formule de H.J. Hobsbawm (1983). Ce qui ne veut pas dire que cette inventionsoit dépourvue de retombées concrètes. Peu importe, en effet, si dans quelques cas lerevernissage écologiste demeure imparfait, si les arguments protectionnistes servent parfoisde simple alibi pour couvrir des attitudes peu rigoureuses (rentrant désormais dans la catégoriedes «  bavures  »). Ce qui compte, c'est qu'à force d'endosser le masque du protectionnisteconvaincu, même le pillard le plus invétéré finit tôt ou tard par le devenir vraiment. A l'appui decette impression, on notera que, depuis les années 60, les ressources faunistiques ont beaucoupaugmenté (on parle ici du gros gibier), signe que la transformation du «  look  » est alléede pair avec la transformation des conduites. L'hédoniste, surtout dans les zones en voie dedéveloppement économique, est en train de céder le pas à l'ascète.

Le « vrai seigneur »26 Arrêtons-nous sur le rapport qui lie cette étrange conversion collective aux traits biographiques

des chasseurs concernés. Leurs caractères communs sont l'origine paysanne et l'abandon decet horizon pour s'intégrer à la réalité citadine. L'éthos qui oriente leurs mouvements nes'inspire plus du communitarisme villageois, mais bien du modèle néo-capitaliste centré surla compétition, l'efficacité, la rationalité et le prestige (un prestige à obtenir et à affichermoyennant la consommation ostentatoire des biens qui caractérisent les « gagnants »). De cepoint de vue leur trajectoire individuelle est comparable à une sorte de fuite en avant dontles étapes coïncident avec la suppression progressive des traits gestuels et vestimentaires quicaractérisaient les phases précédentes. Dans cette course-poursuite vers le modèle à imiter(celui du citadin « arrivé »), les racines rurales ne constituent qu'une fastidieuse entrave.

27 Il va sans dire que, dans un tel contexte, les formes de chasse collectives, destinées à célébrer— dans l'excès alimentaire et dans les conduites transgressives — l'immersion régénératricedans ce pays de cocagne qu'est la nature prodigue en dons, finissent par acquérir unephysionomie négative. Même l'apparence prospère, une forte corpulence — autant de signes derespectabilité et d'aisance dans de nombreuses sociétés rurales — perdent ainsi leur caractèrepositif, en devenant des indices qui trahissent l'inadéquation sociale de ceux qui en sontpourvus.

28 Un fragment de conversation recueilli au bistrot au cours d'une réjouissance d'après-battuenous donnera quelques renseignements supplémentaires sur cette évolution. L'un des convives,un homme plutôt corpulent, insiste pour offrir à boire à son voisin, ouvertement réticent. Untroisième personnage, aussi « prospère » que le premier, en lui tapotant allusivement le ventres'exclame : « Mais laisse-le tranquille, qu'est-ce que tu crois ? Lui, c'est un vrai seigneur, pasun cochon comme toi. » Sur le moment nous serions tentés d'interpréter cet échange commeune manifestation de «  langage de place publique », rétif à toute prétention instituant unehiérarchie et valorisant les références corporelles et collectives (M. Bakhtine). Mais un examenplus précis nous révèle que le « réalisme grotesque » animant cette séquence, tout en gardantsa forme, a en réalité changé de fonction. A l'encontre de ce qui se passe dans un contextede « perception carnavalesque du monde », l'auteur de la plaisanterie ne regarde pas vers le

Page 8: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 8

Terrain, 13 | 1989

« vrai seigneur » avec l'œil dépréciateur de son propre compère (et il ne vise qu'en apparence leconsentement de ce dernier) ; en revanche, il regarde vers lui-même et son propre compère avecl'œil critique et exigeant du « vrai seigneur ». En d'autres termes, dans l'univers du chasseur-écologiste, les attitudes qui caractérisaient la fête populaire apparaissent désormais commedéplacées : la logique du « monde à l'envers » a perdu toute légitimité. Il n'y a plus de placepour des conduites et des corps étrangers à l'éthique et à l'esthétique modernes.

29 Bref, le modèle hédoniste, corporel et carnavalesque n'est plus perçu comme approprié. Le« vrai seigneur », ascétique, longiligne et abstinent, l'a supplanté pour y substituer son style devie sobre et austère. S'agirait-il d'un processus de nivellement par le haut ? Peut-être, mais ondirait plutôt un déplacement progressif du seuil de différenciation sociale. Dans l'après-guerre,il suffisait de posséder le permis de chasse pour étaler sa propre émancipation de l'état denécessité. Mais aujourd'hui ce laisser-passer n'est plus suffisant. Il devient alors indispensablede renier le fusil à deux coups pour la carabine à lunette (en passant ainsi du prélèvementen groupe au prélèvement individuel), de s'habiller en « vrai montagnard » pour exprimersa parfaite adaptation au contexte. Les incursions à quelques kilomètres de la maison nepayent plus : il faut donc se rendre à l'étranger, en Yougoslavie, en Hongrie, en Allemagne...Et c'est justement en Allemagne comme visiteurs mais plus souvent comme immigrés, quede nombreux chasseurs des Préalpes de la Vénétie sont entrés en contact avec l'austérité, la« naturophilie » et l'ascétisme de leurs collègues transalpins. Et c'est vraisemblablement de làqu'ils ont importé le modèle du soi-disant Cacciatore Alpino.

L'« alpinité » : une réhabilitation posthume30 Il y a enfin un autre facteur qui peut nous aider à comprendre les raisons d'une transformation

des identités cynégétiques tellement rapide et profonde. Si le monde paysan, dans saproverbiale résistance au changement, a du mal à traiter les ressources faunistiques en destermes strictement économiques, l'adhésion aux valeurs de la modernité s'exprime aussi àtravers l'extension de la logique productive aux réalités interstitielles qui en demeuraientexclues. C'est en somme le changement d'habitus d'une population désormais vouée auxvaleurs de la société industrielle, qui a fini par bouleverser les pratiques cynégétiques et leurimage rétrospective.

31 A ce point de l'analyse, il serait bien naïf d'avancer que l'invention du Cacciatore Alpinocorrespond à une sincère impulsion nativiste, au désir authentique d'un retour aux originessous la formule : « Montagnard c'est beau. » Elle est plutôt à considérer comme le résultat finald'un long processus d'élaboration du deuil, puisque c'est seulement démantelée et refoulée quel'« alpinité » peut aujourd'hui resurgir en forme de signe distinctif.

32 Ce mécanisme est d'ailleurs bien connu. Dans son célèbre essai La société de consommation,Jean Baudrillard écrivait  : « Il y a dans la "personnalisation" un effet semblable à celui dela "naturalisation" qu'on retrouve partout à l'œuvre dans l'environnement, et qui consiste àrestituer la nature comme signe après l'avoir liquidée dans la réalité. C'est ainsi qu'on abatune forêt pour y bâtir un ensemble baptisé "Cité verte", et où on replantera quelques arbresqui feront nature » (Baudrillard 1970 : 126.) Et c'est au fond ainsi que le souvenir concret duchasseur de chamois des Préalpes de la Vénétie est balayé pour faire place à la geste improbabledu Cacciatore Alpino : un pur produit de la société contemporaine déguisé en Schützen tyrolienpour « faire plus rustique ».

33 En conclusion, c'est la modernité et non pas la tradition qui est la référence véritable de cetteredécouverte fictive de ses propres racines. L'objectif de cette manipulation est d'ailleurs plutôtclair. En soumettant la mémoire collective à une opération de chirurgie plastique, les self-made-men des Préalpes de la Vénétie ne désirent pas tant rectifier l'image de ce qu'ils ont été,que de faire savoir ce qu'ils estiment être devenus : des interlocuteurs attitrés démontrant, dansla « gestion scientifique » du patrimoine faunistique, leur abandon des étroits horizons de lasubalternité sociale et culturelle.

Page 9: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 9

Terrain, 13 | 1989

Bibliographie

Bakhtine M., 1970. L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous laRenaissance, Paris, Gallimard.

Baudrillard J., 1970. La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël.

Bromberger C., 1980. « Les paysans varois et leurs collines. Les enjeux symboliques d'une passion »in Forêt méditerranéenne, t. II, n° 2.

Dalla Bernardina S., 1987. Il miraggio animale  : per un'antropologia della caccia nella societàcontemporanea, Rome, Bulzoni.

1988. « Hédonistes et ascètes ; Méditerranéens et Nordiques à la chasse au chamois dans les Alpes duPiémont » in Le monde alpin et rhodanien, 1er et 2e trimestre 1988 : 165-185.

1989. « La disparition du gibier comme métaphore de l'apocalypse : un exemple corse » in Actes de latable ronde L'Ile-Miroir, sous presse.

Fabiani J.-L., 1988. « Les prédateurs éclairés. Remarques sur la rhétorique et les pratiques de la gestionrationnelle de la chasse en France » in La chasse hier et demain, Chalon-sur-Saône, Atelier CRC.

Hell B., 1985. Entre chien et loup. Faits et dits de chasse dans la France de l'Est, Paris, ministère de laCulture et de la Communication et Editions de la Maison des sciences de l'homme.

Hobsbawm E.J. et T. Ranger, 1983. L'invenzione della tradizione, Turin, Einaudi.

Lanternari V., 1983. Festa, carisma, apocalisse, Palerme, Sellerio.

Murru-Corriga G., 1984. « Lavoro e tempo libero. Le attivita venatorie nella Sardegna tradizionale »in Angioni G. (ss la dir. de), Il lavoro e le sue rappresentazioni. La ricerca folklorica n° 9, Brescia,Grafo Edizioni.

Piccolo P., 1981. Il camoscio, caccia e protezione, Belluno.

Weber M., 1964. L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon.

Notes

1Cet article fait partie d'une « trilogie ». Dans une première partie, « Hédonistes et ascètes ; Méditerranéens et Nordiquesà la chasse au chamois dans les Alpes du Piémont » (1988), nous avons illustré le cas de deux groupes de chasseurs,les uns « traditionnels », les autres « modernes », évoluant dans le même territoire. Dans la seconde : « La disparitiondu gibier comme métaphore de l'apocalypse : un exemple corse » (1989), nous avons reconstitué les stratégies d'unecommunauté qui simule sa conversion à la modernité pour mieux préserver les traditions indigènes. Ici nous allonsaborder le cas opposé : celui d'une collectivité villageoise qui invente des traditions « ancestrales » pour démontrer sonadéquation aux valeurs du monde contemporain.2Tiré de Il cacciatore italiano, juin 1988, p. 7. Sur la sensibilité écologiste des associations cynégétiques, cf. aussi J.-L. Fabiani (1988).3La Fédération italienne de chasse.4Sur ce point, pour une vision comparative, cf. B. Hell, 1985.5Les réserves de chasse privée mériteraient un développement à part...6Une chasse/cueillette, donc, aux antipodes de la chasse/récolte (ou chasse/moisson, pour ainsi dire), décrite par B.Hell (1985 : 104 et sq).7Le capital de chamois indigènes, au lieu d'être accru, est régulièrement annulé : le « gaspillage » (en s'en tenant auxcritères de l'économie classique), est ici plus qu'évident. Mais on pourrait objecter que les bienfaits sociaux de cetteapparente dissipation contrebalancent les préjudices purement matériels.8Cf. Gallini C., « La festa », in Encyclopedia del teatro del '900, Milan, Feltrinelli, pp. 416-421, citée par V. Lanternari(1983).9Nous voici, incidemment, à une des raisons profondes de l'attitude non écologiste affichée par les chasseurs préalpins,des chasseurs dont le trait saillant, à notre sens, est moins la « méditerranéité » que l'appartenance aux couches populaireset agricoles de la société italienne.10Le gibier ne fournit généralement qu'un surplus aléatoire intermittent et inassimilable à une véritable production.Ce n'est pas un hasard si, lorsque les conditions écologiques le permettent — par exemple la migration régulière etabondante de grives en Corse et en Sardaigne —, la chasse finit par assumer la physionomie d'un véritable travail. Surle prélèvement professionnel de grives en Sardaigne, cf. G. Murru-Corriga (1984).

Page 10: Dalla Bernardina, Sergio - L'invention du chasseur écologiste

L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien 10

Terrain, 13 | 1989

11Nous regrettons de ne pas pouvoir développer ici cette thématique stimulante. Nous aimerions de même insister sur lefait que le statut « à part » affecté au gibier par rapport aux produits du travail, en fait un bien qui peut être tranquillement« sacrifié » (donné, dissipé...) sans pour autant entamer les ressources domestiques.12Ce n'est pas par hasard si dans de nombreux endroits de la province de Belluno (mais aussi dans les vallées vaudoisesdu Piémont, pour ne citer qu'un autre exemple), les compagnies de jeunes organisaient des ripailles à base de chat : ils'agit là d'un animal étranger à l'ordre des biens alimentaires proprement dits, d'une nourriture « anomique » que l'onpouvait consommer librement sans rien soustraire à la famille.13Il va sans dire que, dans ses lignes générales, la réalité que nous sommes en train d'illustrer n'est nullement spécifiqueà l'univers alpin. Sur le rapprochement entre chasse, fête et ambiance carnavalesque, nous renvoyons à l'article de C.Bromberger (1980).14Comme l'écrit M. Bakhtine (1970)  : « La place publique à la fin du Moyen Age et sous la Renaissance formaitun monde unique et entier, où toutes les "prises de parole" (depuis les interpellations à tue-tête jusqu'aux spectaclesorganisés) possédaient quelque chose en commun, étaient pénétrées de la même ambiance de liberté, de franchise,de familiarité. Les éléments du langage populaire, tels que les jurons, les grossièretés, parfaitement légalisées sur laplace publique, s'infiltraient aisément dans tous les genres de fête qui gravitaient autour d'elle (jusque dans le dramereligieux) » (collection Tel, 1980 : 156).15Chasseurs fanatiques. C'est ainsi qu'ils aimaient se définir. Sfegatato vient du mot fegato : le foie.16A l'appui des nombreuses analogies qui semblent lier les vertus managérielles exigées du « vrai chasseur » (austérité,individualisme, esprit de sacrifice), et le code de conduite protestant analysé par M. Weber (1964), voici un fragmentconcernant le rapport ascétisme/mentalité capitaliste : « Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plusgrave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu'un moment, infiniment bref et précieux, qui devra confirmer (festmachen)notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en "vains bavardages" (c'est-à-dire, en vaines diatribes debistrot, n.d.a.), dans le luxe, voire en dormant plus qu'il n'est nécessaire à la santé — six à huit heures au plus — estpassible d'une condamnation morale absolue » (collection Agora, 1985, p. 189).

Pour citer cet article

Référence électronique

Sergio Dalla Bernardina, « L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien », Terrain[En ligne], 13 | 1989, mis en ligne le 17 juillet 2007, consulté le 26 novembre 2013. URL : http://terrain.revues.org/2963 ; DOI : 10.4000/terrain.2963

Référence papier

Sergio Dalla Bernardina, « L'invention du chasseur écologiste : Un exemple italien », Terrain,13 | 1989, 130-139.

À propos de l’auteur

Sergio Dalla BernardinaLaboratoire d'Ethnologie méditerranéenne et comparative, URA 1346 du CNRS, Aix-en-Provence

Droits d’auteur

Propriété intellectuelle

Entrées d’index

Thèmes : animal (monde), environnementLieux d'étude : Italie