commentaire du phédon

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Platon Commentaire du Phédon Plan du commentaire Introduction Plan du Phédon Introduction Prologue Première partie : L’homme devant la mort Transition Deuxième partie : la réfutation du matérialisme Le mythe final (107d) Epilogue (115b) Commentaire du Phédon Prologue La scène La théorie de Délos La limite de la pensée – Philosophie et limite Position du problème : la responsabilité de vivre I- La philosophie comme meletê thanatou ou entraînement à la mort (63e-69e) II- L’immortalité de l’âme (69e – 77e) L’Antique tradition La réminiscence et le passé antérieur III- La purification philosophique (77e-85b) Le croquemitaine Le Visible et l’Invisible Les deux vertiges Mortel et Immortel Le cycle des réincarnations La catharsis philosophique Conclusion IV- Les réponses aux objections (85c-107d) L’objection de Simmias L’objection de Cébès Intermède La réponse de Socrate La misologie Critique de la thèse de Simmias Critique de la thèse de Cébès Position du problème Autobiographie socratique L’exclusion des contraires L’Âme est la vie V- Le Mythe 1- Le chemin de l’Hadès 2- La Terre a- La Terre d’En-bas b- La Terre d’En-Haut c- Le Monde Souterrain 3- Le jugement des morts Epilogue Commentaire du Phédon Première partie (du début à 69 e) La traduction de référence est celle de Monique Dixsaut, en GF. Un précieux appareil critique, très étoffé, l'accompagne. Pour le texte grec, on se réfère à l'édition de Léon Robin, Paris, "Les Belles Lettres", 1967. Introduction Après la mort de Socrate (février-mars 399 ; époque du pèlerinage de Délos), Platon, compromis, quitte Athènes. Longue période de voyages. Il ne revient à Athènes que douze ans plus tard, en 387, date à laquelle il fonde l’Académie. Les premiers dialogues – tous aporétiques, excepté leMénon – sont alors écrits. Inversement, les dialogues de la maturité – rédigés par Platon enseignant et non par Platon voyageant – édifient une théorie de la connaissance. Socrate ironiste devient Socrate philosophe. Le savoir du non-savoir – docte ignorance – laisse la place à la pensée de la pensée et à la connaissance de l’Idée vraie.

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Page 1: Commentaire du Phédon

PlatonCommentaire du Phédon

Plan du commentaireIntroduction Plan du Phédon Introduction Prologue Première partie : L’homme devant la mort Transition Deuxième partie : la réfutation du matérialisme Le mythe final (107d) Epilogue (115b)

Commentaire du Phédon Prologue La scène La théorie de Délos La limite de la pensée – Philosophie et limite Position du problème : la responsabilité de vivre I- La philosophie comme meletê thanatou ou entraînement à la mort (63e-69e) II- L’immortalité de l’âme (69e – 77e) L’Antique tradition La réminiscence et le passé antérieur III- La purification philosophique (77e-85b) Le croquemitaine Le Visible et l’Invisible Les deux vertiges Mortel et Immortel Le cycle des réincarnations La catharsis philosophique Conclusion IV- Les réponses aux objections (85c-107d) L’objection de Simmias L’objection de Cébès Intermède La réponse de Socrate La misologie Critique de la thèse de Simmias Critique de la thèse de Cébès Position du problème Autobiographie socratique L’exclusion des contraires L’Âme est la vie V- Le Mythe 1- Le chemin de l’Hadès 2- La Terre a- La Terre d’En-bas b- La Terre d’En-Haut c- Le Monde Souterrain 3- Le jugement des morts Epilogue

Commentaire du PhédonPremière partie (du début à 69 e) La traduction de référence est celle de Monique Dixsaut, en GF. Un précieux appareil critique, très étoffé, l'accompagne. Pour le texte grec, on se réfère à l'édition de Léon Robin, Paris, "Les Belles Lettres", 1967.

Introduction Après la mort de Socrate (février-mars 399 ; époque du pèlerinage de Délos), Platon, compromis, quitte Athènes. Longue période de voyages. Il ne revient à Athènes que douze ans plus tard, en 387, date à laquelle il fonde l’Académie. Les premiers dialogues – tous aporétiques, excepté leMénon – sont alors écrits. Inversement, les dialogues de la maturité – rédigés par Platon enseignant et non par Platon voyageant – édifient une théorie de la connaissance. Socrate ironiste devient Socrate philosophe. Le savoir du non-savoir – docte ignorance – laisse la place à la pensée de la pensée et à la connaissance de l’Idée vraie.

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Deux dialogues de la maturité marquent ce tournant : contemporains, tous deux écrits vers 385 – donc tout de suite après la fondation de l’Académie – ils traitent, le premier, de l’Amour – c’est leBanquet – le second, de la Mort – c’est le Phédon. Le Banquet s’interroge sur la nature d’Eros le démon, serviteur d’Aphrodite, qui provoque l’Amour dans le cœur des hommes. Selon Platon, l’Amour n’est pas aveugle mais clairvoyant au contraire. L’Amour est la passion qui soulève le mortel vers l’immortel quand l’immortel fait signe au mortel par la rencontre de la beauté. Eros est en nous le désir de l’immortel que l’Amour nous révèle à nous-même et qui détermine en nous le désir de savoir. Ainsi la passion amoureuse ne fait-elle pas obstacle à la connaissance – qui est la véritable destination de l’âme. Bien au contraire, elle est à l’origine de la recherche : l’âme, soulevée par l’Amour, désire désormais contempler le divin et connaître la vérité. Le Phédon pense la Mort, c'est-à-dire cette frange d’invisibilité – l’Hadès est pour les Grecs le monde de l’invisible – qui fait de notre existence une énigme et de notre vie un pari (91b) ou un « beau risque », un « risque qui vaut la peine d’être couru », kalos kindunos (114d). LeBanquet et le Phédon – l’Amour et la Mort – ont ceci de commun qu’ils pensent tous deux le signe qui appelle à penser. De même que la violence de la rencontre amoureuse est comme un éveil de l’âme qui se ressouvient de l’immortel et du divin, de même la mort est pour chacun de nous un Mystère qui fait de notre vie une question sans réponse, une énigme perpétuelle. Elle est le silence qui fait parler la page blanche sur laquelle nous écrivons, elle est le vide qui nous appelle à créer. C’est ainsi que le Socrate du Phédon apparaît à plusieurs reprises, absorbé par l’énigme, plongé dans le silence : « un silence se fit, après que Socrate eut parlé, qui dura longtemps. Socrate lui-même était absorbé par ce qui venait de se dire – il suffisait de le regarder pour s’en rendre compte – et nous l’étions aussi pour la plupart. » (84c) M. Dixsaut remarque en note que ce silence est exactement le centre du dialogue. C’est aussi le silence – éternel cette fois – qui conclut le dialogue : « L’homme lui découvrit le visage : Socrate avait le regard fixe. Voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux ». (118a) Ainsi, selon le Banquet et le Phédon, l’Amour et la Mort sont les deux maîtres qui enseignent les hommes et les appellent à penser : le premier par la présence de la beauté ; le second par le mystère de l’absence. Dans le Banquet, c’est une prêtresse – Diotime – qui enseigne à Socrate les Mystères de l’Amour. La connaissance est révélée. Dans lePhédon, aucun dieu n’assiste Socrate. La pensée est livrée à elle-même : si les Mystères sont évoqués (62b) – orphiques ou pythagoriciens – c’est à titre de croyance et nullement de connaissance. L’âme est ici-bas en prison, et seul un dieu a pouvoir de la libérer. Ne pas se laisser abuser par l’apparence de la démonstration : le dialogue du Phédon n’a pas pour fonction d’établir un savoir mais plutôt de guérir de la peur de la mort, d’effacer le masque du croquemitaine (77e) qui effraie l’enfant qui survit en nous. La méditation platonicienne s’ouvre ici sur l’infini ; elle interroge l’inconnaissable. La philosophie peut sans doute apaiser la terreur ; elle ne parviendra jamais à la certitude. C’est pourquoi, et malgré la grandeur du « pari » socratique, la conviction demeure chancelante et le saut devant la mort, un risque irréductible. 103c : Cébès : « Et pourtant, je ne dis pas qu’il n’y ait pas encore quelques petites choses qui me troublent. » 107b : Simmias : « … il m’est impossible de ne pas éprouver au fond de moi une certaine réticence à croire aux affirmations précédentes. » Socrate : « Non seulement tu as raison de dire cela à leur propos, Simmias, mais aussi à propos des hypothèses qui nous ont servi de point de départ. » Et c’est parce que la mort demeure, pour notre intelligence, une question sans réponse que lePhédon s’achève sur une histoire, mythos (107d), qui ressemble aux histoires qu’on raconte aux enfants, et que Criton n’a peut-être pas tort d’interpréter comme « paroles en l’air, une histoire que je vous racontais pour vous consoler, vous, et moi en même temps. » (115d)Ainsi, dans le Phédon, le philosophe est à la recherche d’un remède contre l’angoisse mortelle. Le mot qui désigne la ciguë est pharmakon, à la fois remède et poison. Les convives du Banquet boivent le vin de la connaissance : seul Socrate ne sera pas ivre. Mais le Socrate du Phédonboit le breuvage de la mort : anéantissement (poison) ou délivrance (remède) ? Mort ou Renaissance ? Dans le Phédon, plus que nulle part ailleurs, la sagesse philosophique dépasse et s’oppose à la sagesse tragique. Pour le philosophe, la mort est l’énigme qui nous appelle à penser. Elle est une question, et l’enjeu d’un pari, d’un risque à courir. Pour le tragédien, la mort est le seuil du sacré, un au-delà terrifiant qui paralyse et méduse. Elle est menace, que seul peut éloigner le rite de la purification et de l’exorcisme. Selon la tragédie, entre la vie et la mort, l’en deçà et l’au-delà, le profane et le sacré, il existe un équilibre de la terreur, une hostilité qui peut se déclarer à chaque instant. Les morts sont vivants, les trépassés sont revenants, et exigent des vivants un tribut, une rançon. C’est ainsi qu’Iphigénie se venge par le meurtre d’Agamemnon, que venge le meurtre de Clytemnestre. Le retour d’Oreste fait suite à la prière prononcée par Electre sur la tombe de son père : l’incantation tragique ne provoque jamais en vain le retour du refoulé. C’est ainsi encore que le cadavre de Polynice frustre Hadès de sa proie : il faudra que lui soit sacrifiée Antigone, emmurée vive, fiancée au dieu souterrain. Selon la philosophie, ces terreurs sont imaginaires – les morts sont bien morts – elles paralysent la pensée, qui est le meilleur de nous-même. 115c : Socrate se moque du rituel funèbre. Le cadavre de Socrate, qu’on l’ensevelisse ou qu’on le brûle, n’est pas Socrate. Le dialogue philosophique entreprend de guérir la pensée de la terreur du sacré, ce « croquemitaine » qui fait peur aux enfants. Le philosophe est semblable à Thésée victorieux du Minotaure, au centre du labyrinthe. Le pèlerinage à Délos commémore cet événement. (58a). Comme Hercule encore, vainqueur de l’hydre de Lerne (89d), Socrate entreprend de terrasser le monstre de la terreur, de trancher le col de Méduse. Le véritable but duPhédon, ce n’est pas de démontrer l’immortalité de l’âme – pas de certitude ici, un pari seulement – mais d’apaiser la terreur de la mort, d’éloigner de nous la tentation de la misologie (89d) et de nous appeler l’un l’autre à penser.

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Plan du Phédon

Introduction À la demande d’Echécrate, le récit est rapporté par Phédon qui, à l’inverse de Platon, assistait à la mort de Socrate. Le récit commence véritablement en 59c. Prologue : La mise à l’écart de Xanthippe, épouse et pleureuse (60a et s.) ; Socrate poète met en vers Esope et compose un hymne à Apollon (60d et s.).

Première partie : L’homme devant la mort La question du dialogue : l'homme devant la mort. Faut-il aimer la mort ? Pourquoi, alors, condamner le suicide ? Faut-il haïr la mort ? Ne faut-il pas plutôt se révolter contre elle, et la fuir à tout prix ? Face à l’énigme de la mort, le dialogue s’oriente d’abord vers une réponse pratique : comment se conduit le philosophe devant la mort ? Puis vers une question théorique : que pouvons-nous savoir de l’immortalité de l’âme ?

I- Le philosophe devant la mort (63e et s.)L’exercice de la pensée – sa réflexion dialogique – est une purification de l’âme. Il nous prépare à surmonter la peur de la mort, et à demeurer maîtres de nous-mêmes. II- L’immortalité de l’âme (70a)Le second mouvement est introduit par la crainte de Cébès : ne faut-il pas mettre la mort dans l’âme et penser qu’après la mort, l’âme ne se « disperse comme une fumée », et s’anéantisse tout à fait ?a- L’antique tradition (70c) La croyance pythagoricienne en la métempsychose ; la génération se fait par les contraires : selon un parcours circulaire et perpétuel, la mort naît de la vie et la vie de la mort.b- La réminiscence (72e) L’âme préexiste à elle-même, et tout savoir est anamnèse d’un savoir antérieur. Cependant, la méditation – l’incantation – n’est pas encore assez puissante pour exorciser la hantise du Croquemitaine (77e). D’où :c- L’âme et le corps 78bLe corps est un composé, susceptible de décomposition. L’âme est une dans le recueillement de la pensée. Elle est simple, donc incorruptible. En ce point, Socrate marque un temps d’arrêt, et « un silence se fit » (84c). La pensée approche les limites de l’impensable et la parole de Socrate n’est plus démonstrative mais musicale, à la façon du chant qu’entonnent les cygnes, oiseaux d’Apollon, à l’approche de la mort (84e).

Transition Puis la rumeur de la méditation – nécessairement infinie – reprend : « Cébès et Simmias dialoguaient à voix basse » (84c).Objection de Simmias (85c) : L’harmonie survit-elle à la lyre ? L’âme survit-elle au corps ?Objection de Cébès (87d) : L’âme ne connaît-elle ni la fatigue ni la vieillesse ? Ne s’use-t-elle pas comme un vieux vêtement ? Tout ce que l’usure atteint ne doit-il pas, en fin de compte, mourir ?Intermède : « Après qu’ils eurent parlé, tous ceux qui les avaient écoutés ressentirent une impression pénible. » (88c) Si l’âme est désir de l’immortel (Banquet), le matérialisme de la double objection humilie cette espérance et met la mort dans l’âme.

Deuxième partie : la réfutation du matérialismePrologue : Socrate prend son temps pour répondre. Phédon coupera-t-il ses cheveux en signe de deuil (89b) ? Ne pas haïr la pensée ; ne pas céder à la tentation de la misologie (89d). Le pari de Socrate : il faut croire, contre l’hypothèse matérialiste, que la mort n’est pas une fin (91b).I- Réfutation de Simmias (91c) : L’Harmonie est accord et unisson ; l’âme au contraire est capable de résistance et d’opposition (ainsi Ulysse exhortant son propre cœur). II- Réfutation de Cébès (95a) : la critique du matérialisme d’Anaxagore (96a). Principe d’identité : toute existence est conforme à son essence, et ne saurait la renier.L’âme est la vie ; une âme morte – ou fatiguée et mourante, « grise » – est aussi irréelle qu’un cercle carré. Ici encore, la méditation s’achève sur l’énigme (Simmias : « Il m’est impossible de ne pas éprouver au fond de moi une certaine réticence à croire aux affirmations précédentes » (107b). Le chemin qui conduit à l’Hadès est inconnaissable et mystérieux (108a). La conclusion ne sera donc pas démonstrative mais fabuleuse et mythique. De même que la vie de

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l’homme s’achève dans la mort, de même le dialogue du Phédon s’achève dans le mystère et dans le mythe.

Le mythe final (107d)Le Phèdre, qui à la suite du Banquet pense l’Amour, donne lieu à un mythecéleste. Le Phédon, qui pense la mort, donne lieu à un mythe terrestre. Selon Platon, le séjour de l’âme n’est pas au ciel, mais bien sur la Terre. Il faut distinguer trois régions dans la Terre :

1. Le séjour des hommes (109b) : lieu intermédiaire ; cavités remplies d’eau et de brouillard ; la vision est brouillée.

2. La « vraie » Terre (110b) : terre d’émeraude et de diamant qui resplendit dans la lumière. Ici, les hommes communiquentdirectement avec les dieux.

3. Le monde souterrain (111c) : le Tartare et les quatre fleuves de l’Enfer. Géographie Infernale. Le châtiment des âmes coupables.

Conclusion de Socrate : « Certes, prétendre à toute force qu’il en va exactement comme je viens de le dire, cela ne convient pas à un homme qui a quelque intelligence » (114d) … mais c’est un « beau risque à courir ». Socrate conclut sa vie sur le pari de l’immortalité.

Epilogue (115b)Les « orphelins » de Socrate qui penseront après sa mort. Le rituel funèbre : son peu d’importance. Le serviteur des Onze, exécuteur irresponsable. La dernière prière : « Que le sort soit favorable à ce changement de séjour. » Le dernier sacrifice : « Nous devons un coq à Asclépios. »

*****

Commentaire du Phédon

Prologue

La scène Elle se passe à Phlionte, dans le Péloponnèse. Au Ve siècle – vers 450 – les sectes pythagoriciennes, installées en « Grande Grèce », sont chassées à la suite de révoltes populaires. Les groupes émigrent alors en Grèce, et s’établissent surtout dans deux villes : Thèbes, et plus encore Phlionte. Le cercle pythagoricien de Phlionte a été fondé par Philolaos de Crotone (v. 470 – v. 380) dont Socrate nous apprend (61d) qu’il fut le maître de Cébès et de Simmias (tous deux venant précisément de Thèbes). Echécrate, auquel Phédon va rapporter le récit de la mort de Socrate, aurait été lui aussi, selon Diogène Laërce, l’élève de Philolaos, et appartient certainement au cercle pythagoricien de Phlionte. C’est pourquoi il avoue son désarroi après la double objection de Simmias et de Cébès, et son attachement à la théorie de l’âme-harmonie : « C’est étonnant, en effet, l’emprise qu’exerce sur moi, à présent et depuis toujours, cette thèse que notre âme est une sorte d’harmonie » (88d). Ainsi peut-on deviner le lieu où se déroule l’entretien du Phédon : sans doute la salle de réunion de la secte pythagoricienne de Phlionte. Pourquoi ce choix ? De Pythagore lui-même (VIe siècle avant notre ère), nous savons peu de choses. Hérodote raconte pourtant (Enquête II 81 & 123) que c’est Pythagore le premier qui enseigna, après avoir été initié aux Mystères d’Egypte, que l’âme est immortelle : elle se réincarne selon le cycle de la métempsychose – tantôt humaine, tantôt animale – et Pythagore prétendait, dit-on, se souvenir de ses vies antérieures. Ses élèves affirmaient à sa suite que la mort n’est qu’un passage d’une vie à une autre vie, et que la vie renaît de la mort. Le même Hérodote raconte l’histoire de Salmoxis, qui fut l’esclave, puis l’élève de Pythagore (EnquêteIV, 95) : « Il leur enseignait que ni lui, ni ses convives ni leurs descendants ne mourraient, mais qu’ils iraient vers un lieu où, continuant à vivre pour l’éternité, ils jouiraient de tous les biens. Or, tandis qu’il faisait tout ce que je viens de dire, et tenait ces propos, il faisait aménager un appartement souterrain ; quand cet appartement fut achevé, il disparut de la société des Thraces, et descendit dans l’appartement souterrain, où il vécut trois ans. On se mit à le regretter et à le pleurer, en croyant qu’il était mort. Puis, au bout de trois ans, il réapparut aux Thraces qui dès lors eurent foi en tout ce que Salmoxis disait » (Présocratiques, Pléiade, 54). On lit dans Diogène Laërce une histoire semblable, mais qui concerne cette fois Pythagore lui-même : « Arrivé en Italie, Pythagore se serait fait construire une habitation souterraine, et il aurait demandé à sa mère de consigner sur une tablette les événements qui allaient se produire, et leurs dates, puis de lui faire parvenir ces notes sous la terre jusqu’à ce qu’il remonte. Ce que fit sa mère. Après un certain temps, Pythagore remonta, maigre et squelettique. S’étant rendu à l’Assemblée, il déclara qu’il revenait de l’Hadès, et de plus il rappela à ceux qui étaient là ce qui s’était passé. Secoués par ce qui venait d’être dit, ces derniers fondirent en larmes, gémirent et crurent que Pythagore était un

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dieu, de sorte qu’ils lui confièrent leurs femmes pour qu’elles apprennent quelque chose de ses doctrines » (VIII, 41 ; Vie et doctrines des philosophes illustres, La Pochothèque, 1999, p. 972-973). Au IVe siècle, à l’époque où Platon écrit le Phédon, la puissance de la secte est déclinante : le cercle de Phlionte vit en vase clos et le centre de la vie intellectuelle est ailleurs, à Athènes. Aussi y a-t-il un accent de regret dans les paroles d’Echécrate : « Parmi nos concitoyens de Phlionte, il n’y en a autant dire pas un qui, pour l’instant, fasse régulièrement le voyage d’Athènes. Et cela fait un bon moment qu’il ne nous arrive de là-bas aucun étranger » (57ab). Phédon, élève de Socrate, mortel, se rend donc chez Echécrate, élève de Philolaos, élève de Pythagore, immortel. Selon Diogène Laërce, c’est Pythagore qui serait l’inventeur du mot « philosophe ». Cependant, « philosophe », Pythagore ne l’est pas comme Socrate. Au dogmatisme – qui dérive si aisément du charlatanisme – des sectes, Platon oppose donc la recherche et le travail de la pensée. Pythagore se fait passer pour savant ; Socrate avoue son ignorance. Le premier se dit initié au Mystère ; il prétend avoir résolu l’énigme de la mort. Le second n’apporte aucune révélation, aucune vision de l’au-delà : contre la peur du Croquemitaine, il ne connaît que l’exercice de la pensée réflexive. Il convient donc d’opposer le lieu de la narration au lieu de l'action.Phlionte : chambre des mystères, temple d’une initiation plus qu’humaine.Athènes : la cellule d’un condamné à mort. Un châtiment injuste qui frappe un innocent. Si Pythagore voulait se faire passer pour un dieu, il est clair que Socrate enseigne une sagesse seulement humaine. Le philosophe n’est plus un initié, il devient un penseur. La mort de Socrate en plein centre du cercle pythagoricien marque la mort des idoles et le commencement de la pensée.

La théorie de Délos L’exécution du condamné est retardée par la fête d’Apollon, dieu de la purification, pendant laquelle la cité ne peut être souillée par aucune mise à mort. Tout le dialogue – avec d’autres – place ainsi la figure de Socrate sous le signe d’Apollon. Dans l’Apologie, c’est l’oracle de Delphes, dans le temple d’Apollon, qui déclare Socrate le meilleur des mortels, et le plus sage d’entre eux. Dans le Premier Alcibiade, c’est encore dans le temple d’Apollon que se trouve inscrite la maxime socratique : « Connais-toi toi-même ». Dans le Phédon, Socrate en prison compose un hymne à Apollon. Sa méditation sur la mort est comparée au chant des cygnes d’Apollon, dans le sanctuaire du dieu, à Délos. Enfin, les derniers mots de Socrate sont pour adresser une offrande à Asclépios, fils d’Apollon. La révolution qui, d’Apollon, conduit à Socrate marque la fin de l’ère des religions et le commencement de l’ère de la philosophie. Apollon, dieu du soleil visible ; Socrate, ministre et accoucheur du soleil invisible, qui est la lumière intérieure de la pensée. Ce que le mythe adorait dans l’extériorité, la philosophie le médite dans l’intériorité. Le culte apollinien estphilosophie inconsciente : le soleil ne lui paraît un dieu que parce qu’il réfléchit sur son éclat le soleil maïeutique de l’esprit et l’illumination de la réminiscence. C’est ainsi qu’avec Socrate la vérité du dieu s’élève à la conscience d’elle-même. L’un et l’autre ont partie liée : Socrate ne peut mourir pendant la fête du dieu, mais il doit boire le poison quand le pèlerinage s’achève, à l’heure où le soleil se couche. Le Banquet – méditation sur Eros, l’amour – se déroule du coucher du soleil à son lever : dialectique ascendante qui s’élève des ténèbres à la lumière. Le Phédon – méditation sur la mort – se déroule du lever du soleil à son coucher : la pensée s’achemine vers l’impensable, jusqu’à la limite au-delà de laquelle l’évidence n’est plus possible, mais seulement le pari. Apollon, dieu de la purification : Oreste, matricide, se réfugie en son temple (Les Euménides). A la purification rituelle du culte apollinien, le philosophe substitue la purification intellectuelle de la recherche et du dialogue. La purification rituelle passe par le sacrifice qui rétablit l’équilibre des échanges et apaise la colère du dieu. La purification intellectuellepasse par la réciprocité du dialogue enseignant qui cultive la réminiscence et la puissance maïeutique de l’esprit. Thème constant du Phédon : la réflexion est la véritable catharsis. Ce n’est pas en faisant des sacrifices aux dieux que l’homme apaisera la terreur de la mort, mais en cultivant en lui-même l’amitié de la pensée. C’est pourquoi le thème de la catharsissera lié au thème de la monnaie, c’est-à-dire de l’économie des échanges (69a et s.) : la véritable monnaie de l’échange purificateur, ce n’est pas l’animal sacrifié mais la parole enseignante, c’est-à-dire le signe qui appelle à penser. De l’homme à Dieu, le lien était de crainte, et de vénération. De l’homme à l’homme, réunis dans la communauté enseignante – la cité véritable – le lien est la parole vive, et l’amitié de la connaissance.

Le pèlerinage de Délos commémore la victoire de Thésée sur le Minotaure. Athènes devait en effet payer tous les neuf ans un tribut à Minos, roi de Crète : livrer sept jeunes gens et sept jeunes filles au monstre du Labyrinthe. Thésée, le fondateur d’Athènes, tuera le Minotaure avec la complicité d’Ariane. On remarquera que les participants du Phédon – dont la plupart sont muets – sont également « deux fois sept » (58a), quatorze : Phédon, Apollodore – Critobule et son père – Hermogène, Epigène – Eschine, Antisthène – Ctésippe de Péanée, Ménexène – Simmias, Cébès – Euclide, Terpsion. (59b-c) Socrate, comme Thésée, est pour ainsi dire le capitaine de ce navire. Comme Thésée, il nous délivrera du monstre qui effraie nos âmes d’enfant, et nous invitera à explorer avec lui le labyrinthe de la pensée, qui est infini et n’a pas de centre. Méditation sur la mort, le Phédon est lui-même un pèlerinage pour l’inconnu, une navigation périlleuse (Socrate parle plus loin d’une « seconde navigation » – 99cd – à propos de la seconde partie du dialogue, qui doit repenser l’immortalité après les objections de Simmias et de Cébès), périlleuse comme la mort elle-même, qui est peut-être un voyage vers le dieu. Simmias parlera plus loin du « radeau sur lequel on se risque pour faire la traversée de la vie » (85d). On comprend alors que le véritable pèlerinage à Délos, c’est le dialogue même du Phédon : Socrate va

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s’aventurer dans le labyrinthe de la méditation, et terrasser le Croquemitaine comme Thésée le Minotaure. Thésée fonde Athènes ; Platon, l’Académie. Le premier purifie par le sacrifice ; le second par l’amitié du dialogue. Thésée devait annoncer sa victoire en déployant une voile blanche ; mais, distrait par le souvenir d’Ariane, il laisse la voile noire. Son père Egée se tue en apercevant ce signe de défaite. C’est ainsi qu’Athènes met à mort Socrate, l’interprétant comme le signe d’un déclin et d’une défaite de la cité ; mais, selon Platon, Socrate est au contraire un signe de victoire, et annonce une ère nouvelle, celle de la philosophie.

Que dire des compagnons de navigation de Socrate ? Le cercle pythagoricien réunit les fidèles dans l’unité du dogme ; l’interrogation socratique féconde diverses pensées, diversement critiques et jamais dogmatiques. Pythagore se fait adorer comme un dieu vivant ; Socrate ironise toute idolâtrie. En énumérant les quatorze, Platon a sans doute voulu représenter les divers courants de pensée qui, se réclamant de lui, s’épanouiront après sa mort. Il y a là des néo pythagoriciens – Simmias et Cébès – qui s’inspireront de certains traits de la philosophie platonicienne, en particulier du Timée. Hermogène, sans doute un sophiste, et grammairien, interlocuteur du Cratyle, partisan de la nature conventionnelle des noms.Antisthène, fondateur de l’école cynique. Euclide de Mégare, fondateur de l’école sceptique. Aristippe, fondateur de l’école cyrénaïque, qui fait du plaisir l’unique raison de vivre. Et Phédon ajoute : « Platon, je crois (oîmai) était malade ». Formidable ironie de cette remarque, puisqu’elle est écrite par Platon lui-même ! Comment faut-il l’interpréter ? Platon n’a pas voulu s’inscrire dans la liste des adorateurs de Socrate (certains, tel Apollodore, étaient connus pour leur attachement exclusif, et peut-être stupide. De même, le Banquetnous apprend qu’Antisthène marchait pieds nus pour imiter son maître). L’auteur du Phédon n’est pas un disciple aveugle de Socrate : le Socrate de Platon est surtout une allégorie de la pensée, et Platon se préoccupe fort peu de l’exactitude historique. Platon a 28 ans quand meurt Socrate. Il est, ce jour-là, « malade » : il traverse la crise qu’entraîne la mort du père, qui est le passage de la dépendance infantile à l’autonomie de la raison. La « maladie » de Platon est crise génératrice, à la fois mort et résurrection, vie qui naît de la mort. Platon est malade parce qu’il se détache de Socrate et, écrivant le Banquet et le Phédon, commence de naître à lui-même. N’est-ce pas de cette façon qu’il est paradoxalement fidèle à Socrate ? Socrate, maître ironique, qui appelle non à la vénération, mais à son dépassement : accoucheur et non mage, il conduit la pensée à penser par elle-même, et non par son maître. Il nous apprend que la vie véritable de l’esprit n’appartient qu’à ceux qui ont su renaître de la mort. Les participants, adorateurs bientôt des orphelins, écoutent l’ultime leçon de Socrate ; Platon, philosophe, écrit le Phédon.

La limite de la pensée – Philosophie et limite En méditant la mort même, le Phédon porte la méditation au seuil de l’impensable. Comme les disciples qui attendent à la porte de la prison le lever du soleil (59d), la réflexion attend sur le seuil de l’immortalité un signe d’Asclépios, le dieu de la résurrection auquel est consacré le coq, qui chante au lever du soleil. C’est pourquoi Platon souligne ici l’ambivalencede la pensée – ou du sentiment – à la limite des mondes, entre vie et mort, en-deçà et au-delà, entre plaisir et douleur : « J’étais envahi, dit Phédon, par un sentiment déconcertant, curieux mélange où entrait certes du plaisir, mais aussi de la douleur quand me revenait à l’esprit que cet homme-là, tout à l’heure, cesserait de vivre. Et nous tous qui étions présents nous trouvions à peu près dans le même état, tantôt riant, parfois pleurant » (59a). Déconcertant : átopon, littéralement utopique, c’est-à-dire : d’aucun lieu ; parce que de plusieurs lieux à la fois. La pensée de la mort est une pensée de nulle part. C’est de la même façon que, quelques lignes plus loin, Socrate s’étonnera de ce que sa jambe engourdie, libérée de la chaîne, éprouve au même instant un sentiment de plaisir (hêdonê) et un sentiment de peine (lupê). N’est-ce pas ainsi que l’âme, délivrée par la mort de la chaîne, et de la prison du corps – soma / sêma – est partagée entre le souvenir de son ancienne résidence et l’appréhension de son futur séjour ? L’ambivalence des sentiments est ici le pathos du passage, la Passion du seuil et de la transgression. C’est précisément parce que la pensée se porte à la limite que le dialogue cesse d’être démonstratif, et devient poétique. L’entendement (dianoia) est incapable par lui-même de résoudre l’énigme de la mort ; il s’agit ici de penser plutôt que deconnaître. C’est pourquoi un autre langage prend le relais : celui de lamusique, de la poésie et du rêve. « Tout au long de ma vie, le même rêve m’a visité ; ce que je voyais dans mon rêve pouvait varier d’une fois à l’autre, mais ce qu’il disait, c’était toujours la même chose : Socrate, disait-il, compose de la musique et mets-toi au travail ! » – mousikên poíei kai ergazou (60e). Mousikê, non seulement la musique, mais l’art des Muses en général : il s’agit aussi bien, par exemple, de la poésie que de la musique proprement dite. Dans d’autres dialogues, Platon critique la pensée intuitive – « l’inspiration » du poète – et reconnaît pour seule légitime la pensée réflexive, et rationnelle. Or, voici que parvenu à la limite entre vie et mort, Socrate se fait poète. Le rêve, la musique, la poésie connaissent par communication directe avec le divin. Au seuil de l’inconnu, la raison reconnaît sa relative impuissance : l’inspiration poétique semble devoir lui succéder. Pourtant, la poésie socratique elle-même n’échappe pas à l’ambivalence : Socrate en effet entreprend à la fois de versifier à la manière des fables d’Esope – genre populaire et comique – et de composer un hymne à Apollon – genre aristocratique et lyrique –. Sur le seuil de l’au-delà, Socrate se fait musicien comme les cygnes d’Apollon se font chanteurs. Mais sa poésie n’échappe pas au pathos de l’ambivalence, partagé entre rire et pleurs, entre plaisir et peine. La fable d’Esope elle-même ne serait-elle pas cette allégorie de l’ambiguïté qu’imagine Socrate pour exprimer l’engourdissement du corps délivré par sa chaîne ? « Si on poursuit l’agréable et qu’on l’attrape, on peut presque dire

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qu’on est obligé d’attraper toujours aussi l’autre (le sentiment de peine) ; comme si, bien qu’étant deux, ils étaient attachées à une unique tête. Il me semble que si Esope avait réfléchi à cela, il en aurait fait une fable : le dieu, voulant faire cesser cette guerre entre eux et ne pouvant y parvenir, attacha leurs deux têtes pour en faire un seul morceau. Moralité : Quand l’un vous arrive, l’autre accourt à sa suite » (60bc). Socrate, entre Esope et Apollon, entre le ridicule et le sublime, occupe une place intermédiaire, comme à la fin du Banquet entre Agathon et Aristophane, entre tragédie et comédie. La philosophie dépasse l’antinomie du comique et du tragique : comme la comédie, elle choisit de rire de ceux qui se disent sages. Socrate ironiste n’est pas sans faire songer au masque du bouffon. Mais comme la tragédie, elle questionne le divin et se porte jusqu’à la limite du surhumain. Elle ne prétend pas savoir ; elle revendique le droit de penser. Souffrant la passion du passage, Socrate est partagé entre l’invention bouffonne d’un hybride imaginaire et la prière qu’on adresse au dieu. Que le Phédon ne soit pas une comédie, point n’est besoin de le préciser : la mort n’est plus un jeu. Le clown se relève toujours après la bastonnade ; Socrate meurt à jamais. Que le Phédon ne soit pas unetragédie, Platon éprouve au contraire le besoin de le préciser : « Je ne ressentais nulle impression de pitié (eleos), comme il eût pu sembler naturel chez le témoin d’un deuil » (59a). Eleos : le mot est péjoratif pour les Grecs. Il désigne le sentiment qu’éprouve le spectateur de la tragédie qui se laisse prendre au jeu de l’acteur, qui se laisse posséder par la magie de la mimésis. Platon, au livre X de la République, fait la critique de ce phénomène de contagion imaginaire : par une étrange perversion, nous éprouvons du plaisir à pleurer. La pitié (eleos), qu’il faut distinguer de l’amitié (philia), n’est peut-être qu’un apitoiement sur soi-même. Aristote, dans sa Poétique, affirme que la mimésis tragique fait naître deux passions opposées : la pitié et la terreur, eleos kai phobos. Si Phédon précise ici qu’il n’éprouve aucune pitié, c’est parce que Platon veut signifier que les disciples réunis dans le cachot ne sont pas les spectateurs d’une tragédie, mais les participants d’une méditation. La tragédie, par la transgression et le sacrilège – la démesure (hybris) de l’acte tragique – inspire l’effroi de l’au-delà. La philosophie au contraire dissipe les hallucinations de l’épouvante – croquemitaines qui ne font peur qu’aux enfants, c’est-à-dire à ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. De l’autre côté de la mort, du miroir, il n’y a pas un dieu inhumain qui réclame des sacrifices, mais un silence éternel qui appelle à penser. La mort n’est pas la limite entre ce monde et l’autre monde, mais plutôt l’énigme qui ouvre le monde sur l’infini. Ainsi convient-il, pour commencer de penser, de congédier le choeur des pleureuses : « Dès que Xanthippe nous aperçut, elle éclata en lamentations et se mit à tenir le genre de propos habituels aux femmes : "Ah ! Socrate, c’est la toute dernière fois que tes amis vont pouvoir parler avec toi, et toi avec eux". Socrate jeta un coup d’œil à Criton : "Criton, dit-il, que quelqu’un la reconduise à la maison" » (60a). Misogynie ordinaire dans une société d’hommes ? Pas uniquement. Xanthippe se « lamente » :aveuphêmêsé de aveuphêmeìn qui signifie plutôt maudire, lancer des paroles de mauvais augure. Quelques lignes plus loin : « elle hurlait en se frappant la poitrine », boôsán te kaì koptomenèn. Il ne s’agit pas de l’expression d’une douleur non maîtrisée, mais plutôt d’un comportement rituel. Dans l’Antiquité, le cortège funèbre était précédé par des « pleureuses professionnelles ». La lamentation de la pleureuse fait entendre un gémissement étrangement inhumain : il ne s’agit nullement de mimer hypocritement la douleur, mais plutôt de faire entendre la voix de l’au-delà. La pleureuse est en quelque sorte une prêtresse de la mort, elle est possédée par le défunt qui gémit en elle, qui fait entendre par sa voix l’épouvante de l’Hadès. C’est pourquoi la pleureuse est femme : la femme donne la vie ; elle seule peut entrer en communication avec les morts. Par les gémissements de la pleureuse, les morts sont des revenants qui hantent les remords des vivants. Faire taire Xanthippe, c’est donc mettre fin à cette voix de l’au-delà qui terrorise la pensée. C’est comprendre que le lieu de la mort n’est pas l’enfer, mais plutôt le silence et l’énigme. C’est pourquoi dans les LoisPlaton veut interdire les hurlements de la pleureuse, cette possédée qui déchire ses vêtements et se frappe la poitrine (Lois, XII, 958a-960a). C’est seulement quand nous aurons surmonté la double possession de la pitiétragique et de l’épouvante qu’inspire la pleureuse que nous pourrons commencer de penser. Sans pitié ni terreur, le Phédon est une anti-tragédie. La mort de Socrate n’est pas tragique, elle est ironique et nous lègue, sur le seuil, l’abîme d’une question sans réponse.

Position du problème : la responsabilité de vivre Le dieu des philosophes – à l’inverse du dieu des tragiques – ne menace pas de mort les vivants, mais leur délègue au contraire la responsabilité de vivre, non de mourir. C’est en ce sens que Platon interprète la célèbre formule pythagoricienne à laquelle Cébès faisait sans doute allusion plus haut (61 e), quand il se référait à son maître Philolaos : « Nous, les hommes, sommes dans un poste de garde (phroura), et c’est notre devoir/honneur de ne pas nous en défaire (luein) ni de l’abandonner (apodidráskein) ». Cette formule, ajoute Socrate, a de la grandeur (megas), mais il est difficile de l’élucider (62b). Contresens ordinaire : on interprète phroura non pas au sens de poste de garde mais dans le sens de lieu lui-même gardé donc prison, ou cachot. On retrouve alors un jeu de mot pythagoricien rapporté par Platon et qui sera appelé, dans la tradition chrétienne, à une grande fortune : sôma – sêma : le corps est un tombeau. En traduisant phroura par « assigné à résidence », Monique Dixsaut cède à cette interprétation : l’âme de l’homme serait, pendant sa vie, emprisonnée par le dieu en un corps. Il est vrai qu’on trouvera cette image plus loin dans le Phédon. Dans le Gorgias (493a), Platon fait dire à Socrate : « Quant à moi, j’ai entendu un jour un sage – sophos – dire qu’en réalité nous sommes morts et que notre corps est un tombeau… » Clément d’Alexandrie, chrétien du IIIe

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siècle, renchérit : « Les anciens théologiens et devins témoignent eux aussi que c’est en punition de certaines fautes que l’âme a été attelée au corps et ensevelie en lui comme en un tombeau » (Stromates, III, 11). Cependant, il ne s’agit nullement ici de sêma (qui, par ailleurs, veut aussi bien dire signe, ou présage), mais de phroura, poste de garde, ou de guet. Aussi bien, les dieux n’ont nullement emprisonné les hommes, mais les ont placés plutôt aux avant-postes de l’inconnu. C’est ainsi que l’homme est comme la sentinelle de l’au-delà, ou bien encore le veilleur de la mort, qui est absence et silence. C’est une formule en effet grande et sublime (megas), mais difficile à élucider, car nul ne sait le sens de cette « mission », ni son issue heureuse, ou malheureuse. On la retrouvera chez Athénagoras, philosophe athénien du IIe siècle, converti au christianisme : « Philolaos, affirmait que Dieu a enfermé toutes choses dans un poste de garde – phroura – » … et chez Stobée, doxographe du Ve siècle, qui l’attribue à Antiphon le sophiste, contemporain de Socrate : « D’Antiphon : la vie ressemble à une garde d’un jour, et la longueur de la vie à un unique jour, pour ainsi dire, où, après avoir levé les yeux vers la lumière, nous laissons leur tour à d’autres, qui prendront notre relève. » (Présocratiques, 1111-12). La vie et la pensée nous sont données comme échoit à la sentinelle son tour de garde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. De même que le philosophe monte la garde au seuil de l’au-delà, de même les dieux tiennent les hommes sous leur sauvegarde : « Ce sont des dieux qui sont nos gardiens à nous et nous, les humains, formons une partie des troupeaux que les dieux possèdent » (62b). La garde de l’inconnu : c’est ici une métaphore – « grande » – pour nommer la pensée. Dans la « navigation » de la méditation, le philosophe est l’homme de vigie qui garde et regarde l’horizon – qui est la limite du visible. Cette pensée – pesée de l’incompréhensible, ou conscience de l’énigme – est en l’homme plus qu’humaine. Elle est la « part divine » – theía moíra (58e) – dont chacun, en tant qu’homme, reçoit la responsabilité. C’est pourquoi chacun doit respecter ce sanctuaire intérieur de la pensée dont on lui a confié la garde (remarquer le sens aisément religieux du mot « garde » : « Notre Dame de la Garde » ; « que Dieu nous ait en sa sainte garde »). C’est pourquoi le suicide est le pire des crimes : l’assassinat obéit à l’aveuglement personnel (« nul n’est méchant volontairement ») ; le suicide profane le temple intérieur de la pensée. Il porte atteinte à la vie elle-même. Il déserte la garde. D’où le paradoxe socratique : exercé à scruter l’horizon mortel de la vie, le philosophe ne craint pas la mort, qui est pour lui absence et nonapparition, énigme et non croquemitaine. La mort donne à penser à Socrate, on pourrait dire qu’elle lui inspire de la curiosité : où conduit ce passage, à quelles rives accoste ce voyage ? Peut-être une autre rive, meilleure que celle-ci, puisque nous éprouvons l’étrange sentiment que « la vraie vie est ailleurs » : « Je crois devoir arriver auprès d’autres dieux, sages et bons, mais aussi auprès de certains morts : hommes qui valent mieux que ceux d’ici (…) Cet espoir là, je l’ai (elpizô), mais je ne le défendrai pas jusqu’au bout (…) J’ai bon espoir (eúelpis) qu’après la mort il y a quelque chose. » (63bc) C’est sur cette même espérance que s’achève l’Apologie. Socrate parle ici en penseur, c'est-à-dire en peseur d'énigme, non en initié. Pourtant cette curiosité de l’au-delà – qui incite chacun à penser par soi-même – ne conduit nullement à la mort volontaire, mais au contraire à une vie authentiquement humaine, qui consiste en l’exercice de la pensée. Si, comme le pense Platon, vivre, pour l’homme, c’est penser, alors la mortne nie pas la vie, mais l’affirme au contraire en donnant à penser son énigme infinie. Il n’y a de vie véritable, pour l’homme, que par la conscience de sa condition mortelle, et par la méditation qu’elle suscite. Oublier la mort, c’est vivre sans penser, c’est donc, pour l’homme, ne pas vivre. Et il est étrange que les hommes aient davantage peur de mourir que de ne pas vivre.

Cébès ne comprend pas : si la vie est sous la sauvegarde des dieux, comment pouvons-nous nous consoler de sa perte ? Si Cébès est sous la sauvegarde de Socrate, comment pourra-t-il se consoler de sa mort ? Si le disciple est sous la sauvegarde du maître, que deviendra-t-il une fois orphelin ? Simmias commente l’objection de Cébès : « Aussi, selon moi, est-ce toi que Cébès vise dans son raisonnement » (63a). Et Socrate : « Je dois me défendre de ces accusations comme devant un tribunal » (63b). Cébès ne pense pas par lui-même : il pense par un maître, Philolaos ou Socrate. Cébès ne sait pas encore que la pensée n’a d’autre maître qu’elle-même, ou plutôt que son maître est la mort – maître absent et silencieux, qui demeure à jamais pour chacun, au plus intime de lui-même, une question sans réponse. La pensée ne récite pas une leçon pour un maître qui l’interroge, elle pèse le poids de l’inconnu et se ressouvient de ce qu’elle ne peut comprendre. Cébès, qui a peur des croquemitaines (77e), hallucine dans l’au-delà des spectres et des idoles : il ne sait pas encore qu’il est seul à penser, et qu’il est seul à mourir. Platon, malade ce jour-là, traverse cette crise : il effectue ce passage – mourir à l’enfance – qui le fera philosophe, et maître de lui-même, et non disciple de Socrate.

C’est ainsi que Socrate, l’homme de la vigie, se lève et plonge son regard dans l’abîme de sa propre mort. Sans maître ni croquemitaine pour refouler l’énigme, Socrate médite. Il est d’abord couché, quand son corps sort progressivement de l’engourdissement qui est un effet de l’enchaînement. Il s’assoit ensuite (« tout en disant cela, il posa les pieds sur le sol, s’assit au bord du lit et c’est dans cette position qu’il continua de dialoguer. »-61d-). Peut-être, après la mort, se lèvera-t-il et prendra-t-il son essor, comme font les cygnes d’Apollon… (84e et s.) Socrate, qui a reçu en partage du dieu la lumière de la pensée, veut descendre dans la tombe les yeux ouverts. Pour que le poison soit actif, et que la mort soit douce, il vaut mieux ne pas y penser, et ne pas s’échauffer inutilement. Ainsi parle le bourreau (63de), serviteur de l’injustice qui, comme son maître, redoute l’éveil de la pensée. « Envoie-le promener », conseille Socrate à Criton (khairein). Socrate n’est pas homme à mourir sans y penser. C’est ainsi que le bourreau est le premier des croquemitaines que la méditation sur la mort envoie par-dessus bord.

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I- La philosophie comme meletê thanatou ou entraînement à la mort (63e-69e) « Que Philosopher c’est apprendre à mourir » (Montaigne, Essais, I, 20) Socrate, sur le seuil de l’au-delà, se dit « plein de confiance et d’espoir ». Il a bon espoir, eúelpis (64 a 1). Le philosophe, qui sait que la réminiscence passe nécessairement par le torpillage de l’opinion, exprime ici pourtant une opinion 64 d 1 : « Examine s’il te paraît possible de partager les opinions (xundokein) qui sont les miennes ». Plus loin (66b), définissant la mort comme une purification de l’âme, il présentera ses propos comme une simple croyance ou opinion (doxa). Ainsi pas de démonstration mais un pari, pas de certitude mais une espérance. 67c : « Ce voyage, celui qui à présent m’est prescrit, s’accompagne d’une bonne espérance, agathè elpis ». Navigateur de l’au-delà, comme la trière qui prend le large vers le temple d’Apollon à Délos, Socrate s’apprête à passer « le cap de Bonne Espérance ». L’opinion, qu’elle soit commune ou philosophique, naît de l’habitude, ou de l’entraînement. Mais l’exercice(meletè) ou la pratique philosophiques inversent les habitudes du sens commun : l’opinion commune, captivée par le sensible, en oublie la pensée ; l’habitude philosophique au contraire, réfléchissant la pensée en elle-même, se détache du sensible. Exercice étrange que celui de la réflexion philosophique : il renverse toutes les valeurs et fait de la mort une vie, et de la vie une mort. Gorgias 492e : « Au fait, je me demande, dit Socrate, si Euripide n’a pas dit la vérité dans le passage que voici : "qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre" ? » Socrate répond ainsi à Calliclès qui l’avait accusé plus haut (481c) : « Si tu parles sérieusement et si ce que tu dis est vrai, c’est de quoi renverser notre vie sociale, et nous faisons, ce me semble, tout le contraire de ce qu’il faudrait. » C’est ainsi que l’exercice philosophique inverse la vie sociale, et que l’opinion du philosophe est une opinion à rebours. Dans le monde à l’envers de la philosophie, la vraie vie est quelque chose qui, aux yeux de l’opinion commune, ressemble à la mort. Tel est leparadoxe indémontrable que Socrate s’apprête ici à soutenir. D’où le rire de Simmias (64b), provoqué par la logique de l’inversion et le comique dumonde à l’envers : les deux mondes – de l’opinion sensible et de l’opinion intelligible – bien que contraires, se rencontrent pourtant par le quiproquo de la mort : le philosophe se prépare à mourir – mais c’est par désir de vivre vraiment. « Les gens de chez nous » (63b) le condamnent à mort – mais c’est pour lui refuser le droit de vivre, et cela par haine de la pensée, qui est pourtant la vraie vie.

Socrate part pourtant ici de l’opinion commune : « la mort n’est pas autre chose que la séparation de l’âme avec le corps », è tên tês psukhês apo toû sômatos apallagên (64c). Apallagê : « divorce », mais aussi « délivrance » ; « mettre fin à une union pénible ». Socrate se réfère ici à la croyance populaire. Le corps est matière inerte comme on le voit en un cadavre. L’âme est principe de mouvement. Elle anime le corps et lui communique le souffle de la vie. Ainsi psukhê – sôma s’opposent comme : la vie et la mort, l’élan et la pesanteur, le mouvement et l’immobilité. En ce sens, l’accouplement de l’âme et du corps fait songer à ce rite célèbre, qui lie les morts et les vivants : les prisonniers que les Etrusques précipitaient à la mer attachés au corps d’un homme mort (le jeune Aristote, fragment 60 : Ross,Aristotelis fragmenta selecta, Oxford, 1964 ; Augustin, Contra Iulianum, IV, 15, 78). Ainsi l’âme fait-elle le saut de la vie liée à un corps qui n’est pourtant, par lui-même, qu’un cadavre. Cette croyance, Platon la purifie – terme clé de tout le passage : l’âme ne s’oppose pas au corps comme le mouvement à l’inertie mais plutôt comme la réflexion à la passion et la pensée à l’inconscient. Deux moments :

1. Le corps passionné est orienté vers l’extériorité ; l’âme réfléchissante est orientée vers l’intériorité.2. Le corps irréfléchi est mêlé et confus ; l’âme qui se connaît elle-même est pure et lucide.

1- L’essence de l’âme, c’est en effet de se tourner vers elle-même, de se convertir en son intériorité. L’acte propre de l’âme est la pensée –phronêsis – qui est la faculté de se connaître soi-même, selon la devise qui marque le seuil du sanctuaire intérieur, le temple apollinien de l’esprit. En réalisant son essence – le mouvement réflexif de la réminiscence – l’âme trouve en elle-même son point d’appui, elle se convertit en son centre, trouve son équilibre et est à elle-même sa propre mesure. C’est pourquoi l’exercice de la pensée (phronêsis) engendre la tempérance(sôphrosúnè) – cf. 68c – égalité d’âme et sérénité du sage. En outre, en se considérant elle-même, et ne considérant qu’elle-même, l’âme s’épure (catharsis) de tout ce qui lui est étranger, et se fait ainsi transparente à ses propres yeux : seul est lucide le regard de l’âme réminiscente. L’essence du corps, c’est au contraire de s’orienter vers l’extériorité, de chercher au dehors sa satisfaction et l’apaisement de son désir. Si l’âme se retrouve en revenant à elle, le corps, toujours hors de lui-même, se perd et se méconnaît. Cette extraversion somatique vaut autant pour la vie biologique que pour la vie sociale : Vie biologique : le corps ne s’entretient que par le boire et le manger (plaisir de nourriture ou de boisson : 64d), c’est-à-dire par les relations qui l’unissent à son milieu, par les échanges nutritifs sans lesquels il périrait. Une économie physiologique maintient le corps en vie. La vie biologique est un phénomène rationnel. Vie sociale : le corps est cette part de nous-même qui se manifeste dans le monde et se montre aux regards. 64d : « Acheter des manteaux et des chaussures qui soient distingués, ou des accessoires servant à embellir le corps, crois-tu que le philosophe y accorde quelque importance ? ». Au livre II de la République, Platon relie la décadence des cités à l’ostentation séductrice du corps : le corps se met en spectacle et « les fabricants d’articles de toilette féminine » (373c) prolifèrent dans la cité « prise d’inflammation », irréversiblement corrompue par les simulacres de l’imitation,

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par les métastases du virtuel. Il ne s’agit plus de vivre, mais de surveiller son image et de soigner son « look ». Le corps fait de mon existence la proie des autres. Il parade sur les tréteaux comme le poète revêtu de pourpre et d’or (Ion). Il se donne en spectacle, revêtu d’habits chamarrés, et règne sur la démocratie (République, VIII), que Platon décrit comme une société du spectacle et de l’ostentation – vie sociale du corps – et une société de consommation illimitée – vie biologique du corps. République VIII, 555b-562a : la société démocratique – qui met la vie de chacun en spectacle, et l’expose à l’opinion publique – est poikílos, variée, diverse, bigarrée, mais aussi maquillée et chamarrée, couverte de peintures et d’ornements. 557c : « Comme un manteau bigarré (poikilon) nué de toutes sortes de couleurs, ce gouvernement bariolé de toutes sortes de caractères pourrait bien paraître le plus beau ». Beauté tapageuse et tape-à-l’œil du corps, qui se donne en spectacle revêtu du manteau d’Arlequin. On le comprend : le culte du corps – la satisfaction de ses désirs et le soin de son image – est au principe de la société démocratique. Loin de la foire démocratique, où tout est jeté en pâture au public, la pensée réflexive fait retraite en son intériorité, et n’est attentive qu’à elle-même.

2 - Si penser, c’est penser par soi-même, l’acte propre de l’âme consiste donc à abstraire la pensée de la spectacularité corporelle. Paradoxe de la conversion philosophique : c’est l’aveuglement du corps qui fait l’âme voyante ; et c’est inversement la surdité du corps qui réduit le monde au silence et met l’âme à l’écoute de la vérité. 65ab : l’extraversion sensible – la vue et l’ouïe du corps vivant – fait obstacle (empodion, qui entrave les pieds et empêche la marche) à l’introspection intelligible. En aveuglant les yeux sensibles, la conversion philosophique illumine l’œil de l’âme et découvre une vision plus lumineuse, plus claire et distincte, que celle, mouvante, qui nous fait rencontrer le monde. Descartes, début de laMéditation troisième : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. » Le renversement réflexif est une purification du regard. 67cd : « Unepurification – katharsis – est-ce que par hasard ce n’est pas justement ce qu’énonce la formule d’auparavant : séparer le plus possible l’âme d’avec le corps… etc. ». Platon évoque alors l’exemple des poètes : « est-ce que cela ne se passe pas comme même les poètes ne cessent de nous le rabâcher ? » (65b). Les poètes et les prophètes ne sont-ils pas des aveugles voyants ? L’aveuglement est le signe d’une initiation à l’invisible : Homère le poète, Tirésias le prophète/devin, sont aveugles selon le corps et lucides selon l’esprit. Il convient cependant de distinguer ici le poète du philosophe : le poète et le devin sont des possédés. Tirésias est créature d’Apollon et ne s’appartient pas à lui-même. Inversement la pensée trouve en elle-mêmeson centre de gravité, sa mesure et son équilibre. L’ivresse philosophiqueest tout intérieure ; la philosophie est une pensée rationnelle, elle est la vie de l’esprit en proie au travail de réminiscence. C’est précisément parce qu’il ne s’appartient pas lui-même que le corps voit mal. Sa vision est hétérogène, oriente l’esprit vers le spectacle des apparences, et divertit l’intérieur par l’extérieur. Par ce mélange, le corps brouille la vue de l’âme et en corrompt la pureté. Dès lors le corps n’est pas seulement cette part de nous-même tournée vers l’extériorité, mais aussi ce regard, cette perspective dont la vision est confuse et toujours leurrée par lesapparences : « chaque fois que l’âme se sert du corps pour tenter d’examiner quelque chose, il est évident qu’elle est totalement trompée par lui » (65b). Ainsi, le corps est deux fois coupable : d’abord parce qu’il se donne en spectacle ensuite parce qu’il est lui-même victime du spectacle des apparences. C’est le corps, et non l’âme, qui se laisse prendre au théâtre du phénoménal, et prend le décor pour la vérité. République X, 602c : « Les mêmes objets paraissent brisés ou droits selon qu’on les regarde dans l’eau ou hors de l’eau, concaves ou convexes suivant une autre illusion visuelle produite par les couleurs, et il est évident que tout cela jette le trouble dans notre âme. C’est à cette infirmité de notre nature que la peinture ombrée – skiagraphia – l’art du charlatan – goêteia – et cent autres inventions du même genre s’adressent et appliquent tous les prestiges de la magie ». Si le corps se laisse abuser par le phénomène, l’âme inversement discerne l’essence. Le désir du corps le conduit à se perdre dans le monde, à enliser l’âme dans le bourbier/marécage des apparences. 69c : « Quiconque arrive dans l’Hadès sans avoir été admis aux Mystères et initié sera couché dans le bourbier – en borborô ». Inversement le désir de l’âme – l’Eros philosophique – tourne son regard vers la définition des essences, soit vers la connaissance de ce qui est et demeure. C’est ainsi que pour « voir » l’essence du cercle, l’esprit doit se détourner des ombres ou images sensibles qui représentent en ce monde le cercle aux yeux du corps, et formuler l’exacte définition. Le désir de l’âme elle-même – et non celui de l’âme mêlé au désir du corps – estdésir de savoir et aspiration à la vérité. 65c : l’âme aspire au réel, désire ce qui est (orégètai tou ontos). 65e : l’âme veut connaître l’essence, « c’est-à-dire ce que précisément chaque chose est » ; 66e : « Ce que nous désirons et affirmons que nous sommes amoureux : la pensée. »,phamen erastai einai, phronêseôs. 68a : « Ce dont toute leur vie les philosophes ont été amoureux – et c’était de la pensée qu’ils étaient amoureux », èrôn phronêseôs. Enfin le corps ne se connaît que médiatement : obscur à lui-même, il ne saurait se connaître lui-même et ne se connaît que par l’objet qu’il rencontre. Essentiellement aliéné, il apprend toujours d’un autre la vertu qui est la sienne. Les yeux seraient demeurés aveugles si le jour ne les avait illuminés, l’oreille sourde si la voix ne l’avait appelée, le tact ensommeillé si la caresse ne l’avait éveillé, le goût grossier si la saveur ne l’avait excité, l’odorat indifférent si le parfum

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ne l’avait enivré. Sans la rencontre qui fait naître en lui le jour du désir, le corps, livré à lui-même, demeure dans les ténèbres. 67a : « C’est une chose insensée – aphrosunê – que le corps ». Le corps est voué à l’inconscience de lui-même. Abusé par l’apparence extérieure, il n’est sensible lui-même qu’à sa propre apparence externe, et ne se connaît que par la sensation de l’épiderme. Cf. Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » (L’Idée fixe, in Œuvres II, p. 215). Inversement l’âme connaît immédiatement et absolument, elle voit directement l’essence même des choses, sans que rien ne s’interpose entre elle et son objet. L’essence du cercle ne lui apparaît pas comme unphénomène extérieur, mais comme l’idée qui naît au plus intime d’elle-même par l’attention de la réminiscence. C’est alors seulement qu’elle peut se lancer à la « chasse de l’être », de ce qui est, non de ce qui paraît – ê tou ontos thêra (66 c 2) – puisque c’est seulement au plus profond d’elle-même qu’elle discerne, par fulgurances renouvelées, le sillage de la torpille. Chasse et non prise : à l’image de ce poisson qui, semblable à Socrate, se dérobe à l’instant même où l’on s’en saisit, la mort ne laisse entre les mains du penseur que la trace d’une absence. La proie que poursuit le Phédonest une ombre, qui donne sans doute à penser mais ne se laisse jamais comprendre, ni prendre. Ainsi s’accomplit la purification philosophique : non pas, comme dans la catharsis tragique, par la mise à mort du sacrilège, mais par l’épuration de l’entendement qui ferme le cercle de la conscience de soi.Meletè thanatou : l’âme s’exerce au dialogue silencieux qui l’entretient avec elle-même, elle se rassemble en son plus intérieur. 67cd : « Séparer le plus possible l’âme du corps, l’habituer à se rassembler elle-même en elle-même à partir de tous les points du corps, à se ramasser et à vivre, dans le moment présent comme dans celui à venir, isolée en elle-même autant qu’elle le peut, travaillant à se délier du corps comme on se délie de ses chaînes. » La catharsis tragique est épouvantée par le risque de lacontamination,ou de la contagion de la souillure. Elle souffre de la phobie du contact avec l’au-delà. C’est à elle que, par ironie, fait allusion Socrate en 67b : « Car ne pas être pur et se saisir du pur, il faut craindre que ce ne soit pas là chose permise. » Il faut alors comprendre que la catharsis philosophique est le remède et l’analyse de la névrose tragique : dès ici-bas, dans le monde impur (c’est-à-dire mêlé et confus) de la sensation, l’âme peut, en se rassemblant en elle-même, participer au pur, c’est-à-dire à la connaissance des essences. A la terreur tragique de l’au-delà, la chasse philosophique substitue l’écoute du signe, et la réminiscence attentive. Tout homme, dans le temps qu’il pense, est alors assez pur pour être devin à son tour. C’est à ce recueillement dans le sanctuaire de la pensée qu’on reconnaît le véritable philosophe : comment prendrait-il peur du divorce de l’âme et du corps puisque c’est précisément à cette séparation qu’il s’est exercé sa vie durant ? Tel est le signe de reconnaissance – tekmêrion (68b) – le test et la marque certaine qui distingue le philosophe.

On comprend alors : 1- que la véritable vertu – la clé et le fondement de toute excellence – consiste dans l’exercice de la réminiscence elle-même. Telle était déjà la leçon du Ménon. Seule la pratique de la réflexion nous donne le vraicourage – 68c : andreia – qui purifie la mort de toute crainte imaginaire. Et la vraie modération – 68c : sôphrosunè – la paix de l’âme qui a trouvé son équilibre intérieur. Au livre IV de la République, Platon énumère les quatre vertus cardinales de la cité : la sagesse (sophia), le courage (andreia), la modération (sôphrosunè) et la justice (dikaiosunè), dans cet ordre. De même, dans le Phédon en 69c, Socrate cite aussi la justice, avec la modération et le courage. 2- que la vertu de réminiscence est la valeur fondamentale qui détermine la valeur de tout le reste. Elle est la valeur-or de la sagesse humaine. A l’économie marchande– ou économie de consommation – qui tend à satisfaire le désir illimité du corps, Platon oppose une économie spéculative qui mesure la valeur de toute chose selon la pureté de la pensée qui la conçoit. Si la valeur de l’objet sensible est toujours relative, la valeur de la pensée réflexive – la réminiscence trouvant en elle-même sa propre mesure – est absolue. Ainsi faut-il distinguer la vertu relative – être courageux par peur de la mort, être tempérant par crainte de la maladie – de la vertu absolue – être courageux et tempérant par fermeté d’âme et inébranlable sérénité (cf. 69ab). Selon l’économie de marché, la valeur fluctue selon l’offre et la demande et les variations saisonnières de l’opinion publique. La valeur est ici valeur d’échange dépendant à chaque instant des cotes et des cours. Mais à l’échange marchand, l’économie spéculative substitue l’échange dialogique : pour le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même seules ont de la valeur les essences que la réflexion discerne et définit. La connaissance vaut alors par elle-même – elle est à elle-même sa propre raison – et non selon les fluctuations de l’opinion. Seule la société philosophique, ou communauté enseignante, fonde les échanges sur la reconnaissance d’une valeur absolue et non, à la différence des sophistes, sur le trafic d’une valeur relative.

Socrate enfin termine cette méditation par l’évocation des Bacchantes qui sont les possédées de Dionysos (69c). La réflexion philosophique intériorise l’ivresse dionysiaque : sentinelle de l’inconnu, l’âme du philosophe – qui est amoureux de la connaissance – est toute tendue vers l’au-delà. Pourtant, cet au-delà n’est pas hors d’elle-même mais au contraire au plus profond d’elle-même. A l’extraversiondionysiaque, Socrate substitue l’introversion philosophique. La philosophie transpose la vérité des Mystères dans le secret de l’intériorité méditante. Le philosophe est l'inspiré, le bacchant de la conscience de soi. La connaissance est le soulèvement, l’élan de l’esprit qui s’enivre de lui-même. C’est pourquoi dans le Banquet (215a et s.) Alcibiade compare successivement Socrate à Silène puis à Marsyas, tous deux suivants de Dionysos. La pensée, comme la danse orgiaque, est une expérience de la transe : mais tandis que la possession dionysiaque abandonne l’âme à l’inconscience et au vertige, la réflexion philosophique l’illumine au contraire dans la clarté de la conscience de soi. Comme le montre l’épilogue duBanquet, seul Socrate peut boire infiniment sans sombrer dans l’inconscience.

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Commentaire du PhédonDeuxième partie (69 e - 89 a)

II- L’immortalité de l’âme (69e – 77e) Après la pratique de la conversion philosophique – la meletê thanatou – Socrate va maintenant développer une théorie de laréminiscence et de l’immortalité. Théorie cependant purement conjecturale : au sujet de la mort, le philosophe renonce à la certitude et se résout au risque du pari. Pas de démonstration donc, mais « un immense et bel espoir » (70a) qui prend appui sur l’opinion et non pas sur lascience : évoquant la réversibilité de la vie, de la mort, Socrate conclut : « c’est mon opinion à moi » – ôs emoi dokei – (72a) ; et il invite plus loin Simmias à partager sur ce point son « opinion » – sundoxa – (73b). A défaut de preuve, il faudra donc nous contenter de cela même que demande Cébès, « une parole qui rassure », « une justification », « une consolation » : paramuthia (70b), c'est-à-dire une pensée proche – à côté de – du mythe, presque une histoire. Ce presque mythe se divise lui-même en deux moments :

1. D’une part, le rappel d’une antique tradition – palaios lógos (70c) – « Veux-tu qu’à ce propos nous nous mettions à raconter tout un mythe, diamutholegein (70b) ? » demande alors Socrate. Il s’agit pourtant plus que d’une fable, et l’opinion se soutient de la logique de la conversion, ou de la transformation des contraires.

2. D’autre part, l’expérience de la réminiscence est une expérience des limites : le fils de Sophronisque le sculpteur, fait marcher les statues et réveille les morts. La réminiscence est passage de la mort à la vie, et ressouvenir de l’au-delà. Il semble bien que notre présent procède d’un passé antérieur. Précédemment, la réminiscence était penséecomme déliaison/détachement de l’âme d’avec le corps. Elle est maintenant vécue comme une initiation de l’au-delà, et pressentiment d’une vie d’avant la vie.

L’Antique tradition Faut-il prêter foi aux légendes ? Les « poètes comiques » (70c) – l’Aristophane des Nuées par exemple – jugent que la dialectique n’est qu’un vain bavardage. Ils ne se riraient pas de Socrate, qui touche ici à la mort. Pourtant, sa parole n’a jamais été moins fondée, ni plus problématique. Les « poètes comiques » ne sont guère philosophes : ils respectent les légendes et raillent les pensées. Cette légende, la voici : « … une antique tradition, dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes arrivées d’ici existent là-bas, puis à nouveau font retour ici même et naissent à partir des morts » (70c). D’où Socrate/Platon sait-il cela ? On cite, parmi les présocratiques, Empédocle, et, remontant plus loin, l’orphisme ou le pythagorisme. Hérodote raconte (Enquête, II, 123) que cette doctrine remonterait plus loin encore et nous viendrait de la sagesse de l’Egypte. Dans les Lois, Platon ne fait-il pas l’éloge de l’art hiératique des Egyptiens ? La croyance en la palingénésie, ou dans le cycle de la métempsychose, existait encore en Inde : Platon s’y serait-il rendu au cours de ses voyages ? On le comprend : cette antique tradition erre depuis toujours parmi les hommes. Elle trouve sa source non dans des récits rapportés mais dans une disposition naturelle de l’esprit humain : tout devenir en effet – genesis – est transition entre les contraires ; seule la permanence est la répétition du même. Devenir, c’est toujours devenir autre et passer de la veille au sommeil comme du sommeil à la veille (71c). Par cette instabilité, cette altération qui marque la condition des mortels, les contraires sont comme l’endroit et l’envers de la médaille de notre existence. C’est ainsi que dans le Théétète Socrate se demande si le rêve n’est pas la veille, et la veille le rêve ; et dans le Gorgias, nous l’avons vu, si la mort n’est pas la vie, et la vie la mort. N’oublions pas que, dans la mythologie des Grecs, Hypnos, le Sommeil, enfant de la Nuit, est aussi le frère jumeau de Thanatos, la Mort. La transformation des contraires introduit l’ambiguïté dans l’existence : tout ce qui devient demeure le même en devenant un autre. Vie et Mort sont les réciproques d’un même théorème, et comme les deux pôles d’une relation réversible : toute vie est mourante, et la mort est le prélude du revivre. Par ce renversement, nul ne peut savoir s’il est mort ou vivant. Socrate n’affirme-t-il pas que le réveil est transport dans l’au-delà, et que la vraie vie est ailleurs ? La Nature est cyclique et permute les contraires : la genesis est un Eternel Retour. Toute vie s’achemine vers la mort, et toute mort est le prélude d’un « revivre » – anadiôskesthai (71d) – être rappelé à la vie, être hissé (ana) vers la vie. Nous sommes ici en effet dans le Temps de « l’antique légende », le temps cyclique des mythes, l’anneau de l’année qui se commémore sans fin. Le devenir mythique est circulaire, et le mythe est le mémorial de l’origine, sa perpétuation et sa réactivation. Mais le temps historique, physique, est linéaire, et son mouvement est irréversible. C’est pourquoi l’univers de la science physique, à l’inverse de l’univers mythique qui célèbre le renouveau annuel – solstice d’hiver ou équinoxe de printemps – est un univers en voie d’épuisement. La seconde loi de lathermodynamique (loi de Carnot-Clausius) assujettit le devenir d’un système physique à la croissance de l’entropie : le monde évolue irréversiblement vers un état stable d’énergie minimale. Nous savons que le soleil lui-même doit s’éteindre. Mais, s’il faut en croire le Platon du Timée, le cosmos est au contraire un vivant éternel. Le mythe situe la condition de l’homme – comme de tout être vivant – en accord avec l’harmonie cosmique et la révolution stellaire : comme le soleil qui renaît avec l’aurore, les trépassés renaîtront d’entre les morts.

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Le premier signe d’un comportement symbolique, chez l’homme, n’est-il pas précisément l’inhumation orientée selon l’axe Est/Ouest ? En revendiquant son autonomie, l’homme a rompu avec les mythes, il s’est dissocié du cycle naturel : son temps sera désormais linéaire – bien que le cadran de nos montres soit toujours circulaire – et devenir irréversible vers la mort. Platon, païen, pour qui l’univers est divin, ne saurait se résigner à l’entropie. 72b : « Si les choses en devenir ne s’équilibraient pas perpétuellement les unes les autres, tout à fait comme si elles opéraient un parcours circulaire, si au contraire il y avait une sorte de devenir en ligne droite, allant seulement d’un terme vers son opposé, sans jamais faire retour vers le premier terme ni décrire le tournant, tu vois bien que toutes choses finiraient par offrir le même aspect, par être déterminées par la même qualité, et qu’elles en auraient cessé de devenir. » C’est ainsi que le perpétuel renouveau de la Nature et l’inépuisable beauté de l’univers sont, pour le païen Platon, les garants de notre immortalité. Sinon, ajoute Socrate, « la nature serait boiteuse » – khôlè estai è phúsis – (71c), ce qui est rigoureusement impossible, puisque en contradiction avec sa beauté manifeste. Seul l’homme qui, tel Œdipe, proclame son autonomie et se dissocie du monde peut « boiter ». La Nature, qui est l’image du divin, ne saurait, quant à elle, défaillir : elle ne meurt que pour revivre et se transforme sans jamais s’épuiser. La croyance en la génération spontanée ne sera vraiment réfutée qu’au XIXe siècle. On la retrouve exprimée dans le De Natura Rerum de Lucrèce : la vie naît spontanément de l’inerte et des vers se forment dans le bois humide et pourrissant. Cependant, Socrate affirme ici davantage encore : la perpétuation de l’identité de l’âme par delà le cycle de ses renaissances. Remarquons qu’à propos de ce cycle, Platon compare l’éternel retour de la vie au tournant, marqué par la borne, des courses de chars : « décrire le tournant » (72b). On retrouve cette image dans un passage d’Homère cité par Platon dans le Ion. Les courses humaines sont comme une imitation des révolutions stellaires ; ne dit-on pas qu’Apollon conduit le char du soleil ?

Enfin l’hypothèse de l’entropie, bien que jugée déraisonnable pas Platon – « quel moyen d’éviter que tout ne soit à la fin englouti dans la mort ? » (72d) – lui évoque une image mythique : une fois la force vitale épuisée, la Nature serait le château de la Belle au Bois dormant, semblable au sommeil éternel d’Endymion, aimé de Séléné, la lune, et qui conserve pour toujours la beauté de sa jeunesse : « Suppose que d’un côté "s’assoupir" existe mais que "s’éveiller" n’advienne pas à partir de "être endormi" pour rétablir l’équilibre : tu vois bien que toutes choses finiraient par être dans un état en comparaison duquel l’aventure d’Endymion ne serait qu’une aimable plaisanterie » (72 bc). Alors tout reposerait dans l’univers assoupi, que les dieux auraient abandonné. Endymion, dormeur au clair de lune. Amant de la lune – qui est un astre mort – enfant lunaire, Endymion est comme l’image dédramatisée de la mort, ce repos/sommeil éternel. L’analogie, mentionnée plus haut, de la vie et de la veille, de la mort et du sommeil, est ici reprise par la légende. Hypnos, le Sommeil, n'est pas étranger au destin d'Endymion : une légende tardive raconte qu'Hypnos, amoureux d'Endymion, lui aurait accordé le don de dormir les yeux ouverts, pour pouvoir regarder sans cesse les yeux de son amant. N'est-ce pas ainsi que rêvent les yeux ouverts tous ceux que le torpillage socratique n'a pas arrachés au sommeil ? De cette évocation fantastique de la vie crépusculaire d'Endymion, comme d'une vie subliminale dont nous nous ressouvenons vaguement, nous pouvons nous hisser maintenant dans le cercle de la conscience, dans le jour de la réminiscence.

La réminiscence et le passé antérieur N’avons-nous pas été nous-mêmes comme Endymion ? L’âme qui se connaît elle-même n’est-elle pas issue de l’inconscience ? A moins que, selon la réversibilité du devenir, nous ne soyons présentement ensommeillés, et ne faisions que rêver un savoir qui fut le nôtre en d’autres temps ? C’est à Cébès qu’il revient d’introduire alors le thème de la réminiscence : « … la formule que tu as l’habitude de répéter : que pour nous, l’acquisition d’un savoir se trouve n’être rien d’autre qu’une réminiscence » (72e). La réminiscence ouvre en l’âme l’abîme d’un « temps antérieur » – en proterô khronô (72e) – vie antérieure, passé antérieur – comme s’il appartenait au destin de l’esprit de toujours se précéder lui-même. Cébès propose le thème ; Simmias l’interroge. Tous deux, cependant, lui sont tout à fait étrangers, et cette citation, par Platon, de Platon lui-même, n’est pas dénuée d’ironie. L’intervention de Cébès ressemble à la récitation de l’élève appliqué qui a sans doute appris sa leçon, mais sans n’y rien comprendre. Pourtant, tout y est, et Cébès fait même allusion au Ménon : « Si on met quelqu’un en face de figures géométriques ou d’une autre réalité de ce genre, c’est alors que… » (73b). Cependant la réminiscence n’est plus ici qu’une formule que Socrate a l’habitude de répéter, et non l’expérience, effectivement vécue par la conscience, de son infinité maïeutique. La réminiscence, qui est la connaissance de l’intériorité, est elle-même devenue un savoir extérieur. Ce paradoxe se renforce davantage encore avec l’intervention de Simmias : ne déclare-t-il pas avoir oublié la thèse de la réminiscence ? Simmias ne se ressouvient plus du ressouvenir : « Ce dont j’ai instamment besoin, c’est d’apprendre en quoi consiste l’acte dont tu parles : se ressouvenir » (73b). Simmias a besoin d’apprendre à apprendre. Simmias, élève de Philolaos, n’est pas encore à lui-même son propre maître : il demande paradoxalement à Socrate de lui enseigner comment se passer de maître. Est-ce bien paradoxal ? Et n’est-ce pas précisément là la leçon socratique ? Ainsi Platon semble ici considérer avec mélancolie la stérilisation de sa propre pensée devenue progressivement un dogme, mécaniquement répétée par des disciples sans génie. Le platonisme n’est plus qu’une leçon apprise (Cébès) et bientôt oubliée (Simmias). Autre pensée sur la mort : la pensée dépérit quand elle est rabâchée, et non recréée. La réminiscence n’est plus alors qu’une récitation « sans âme ». Plus loin, en 76d, Socrate reprendra la même pensée à propos de la doctrine des Idées : « S’il existe, comme nous le rabâchons sans cesse, un beau, un bien… »

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Il faut donc distinguer deux sortes de répétition : – L'éternel retour de la résurrection : régénérescence et recréation ; la répétition est alors principe de vie, et source perpétuelle. – Le rabâchage sans âme qui finit par sombrer dans l’oubli. La répétition est alors principe de mort et vaine monotonie. La répétition véritable n’est donc ni imitation ni copie, mais recréation et renouvellement (« reprise », et non répétition). Tel est le destin dialectique de la pensée : demeure fidèle à Platon non le bon élève qui, tel Cébès, récite sa leçon, mais Aristote, qui pourtant polémique avec Platon et se l’approprie. La véritable mémoire est créatriceet non reproductrice.

Socrate va donc reprendre à son tour la méditation sur la réminiscence, mais en la rendant sensible à ses interlocuteurs, en les incitant à l’intérioriser, et à la vivre. Il ne s’agira donc plus, pour Simmias et pour Cébès, comme pour l’enfant du Ménon, de se ressouvenir de la diagonale du carré, mais pour Cébès de se ressouvenir de Simmias, et pour Simmias de Cébès. Socrate : « Bien sûr, c’est pareil aussi dans le cas où, voyant Simmias, il arrive – assez souvent ! – qu’on se ressouvienne de Cébès » (73d). Les deux amants font la paire, et chacun est comme le double de l’autre. Il faudrait méditer sur ce couple métaphysique, cette indissociable dualité qui est l’interlocuteur essentiel du Phédon. Cébès, qui demande une parole qui rassure (70b), qui craint comme un enfant le masque du croquemitaine (77e), se lamente devant la mort. Simmias paraît moins affecté, et trouve même ici matière à rire (64ab). Cébès et Simmias recommencent, dans le microcosme du Phédon, le couple Héraclite/ Démocrite, Jean qui pleure/Jean qui rit : « Nous tous, qui étions présents, nous étions à peu près dans les mêmes dispositions, tantôt riant, parfois au contraire pleurant » (59a). Ils forment la double figure, et contraire, de l’âme qui ne s’est pas retrouvée en elle-même et, déstabilisée, verse d’un côté ou de l’autre sans jamais trouver son équilibre. Cébès récite la leçon de la réminiscence, leçon rabâchée que l’âme aurait désertée : il donne, de la pensée de Platon, l’image d’une dépouille vide, une défroque abandonnée. Simmias a oublié la leçon ; il est l’image de la pensée devenue absente à elle-même, et qui a disparu dans l’inconscience. Cébès, le Mélancolique ; Simmias l’Etourdi. C’est ainsi que Cébès et Simmias sont comme le manteau abandonné et le corps absent qui le porte, comme la lyre délaissée et les doigts absents qui la font résonner. 73d : « Or, tu sais bien ce qu’éprouvent les amants à la vue d’une lyre, d’un manteau, ou de n’importe quel objet utilisé habituellement par celui qu’ils aiment : dès qu’ils perçoivent la lyre, aussitôt ils forment dans leur pensée l’idée du garçon à qui la lyre appartient. Eh bien, c’est cela une réminiscence. Bien sûr, c’est pareil aussi dans le cas où, voyant Simmias, il arrive – assez souvent ! – qu’on se ressouvienne de Cébès. » La lyre : les instruments de musique ont une « âme ». Abandonnés du musicien, ils sont comme le cadavre de la musique enfuie. On sait ailleurs que, plus loin, Simmias lui-même comparera précisément le corps à la lyre et l’âme à l’harmonie qui naît de l’instrument, quand des doigts habiles s’en emparent (85c et s.). La réponse à Simmias sera alors l’occasion pour Socrate de proposer une nouvelle variation sur le couple Simmias/Cébès, cette fois comparé à un couple mythologique, celui de Cadmos et d’Harmonie (95a). Le manteau : défroque vide, vêtement inhabité, fantôme du disparu. La longue tunique antique, soulevée par le vent, évoque une apparition fantomatique et lunaire. Le fantôme – qui est un revenant – naît de la rêverie sur le drap qu’un souffle de vent semble vouloir incarner. Hallucination du linceul qu’une vie nouvelle ferait miraculeusement mouvoir, pressentiment délirant d’une résurrection. Pour rendre sensible l’énigme de la réminiscence, qui semble réfléchir une vie antérieure, Socrate évoque l’idée de la ressemblance, ou représentation mimétique – la mimésis étant cette magie qui rend présent les absents : « Est-il possible qu’en voyant le portrait de Simmias, c’est de Simmias lui-même qu’on se ressouvienne ? » (73e). Cébès, qui ne retient que les dépouilles sans âme, rêve devant la lyre, le manteau, le portrait de Simmias – Simmias qui a des absences et ne se ressouvient pas de la réminiscence. Il convient cependant de distinguer la mimésis du peintre, qui fascine l’esprit et le fait tomber dans l’idolâtrie, de la mimésis de la réminiscence qui découvre à l’esprit l’infinité de sa puissance maïeutique. La mimésis de l’art provoque l’illusion de la présence réelle ; laressemblance que suggère la réminiscence donne à penser et rend consciente la participation du sensible à l’intelligible. Remarquons que, par la série de ces images, Socrate lie l’éveil de la réminiscence à la rêverieamoureuse : les amants séparés rêvent l’un de l’autre par les marques (la lyre, la tunique ou le portrait) qu’ils ont laissées de leur absence. Ainsi l’âme, exilée dans le corps, plongée dans le bourbier de la sensation, se ressouvient de l’immortel qui est l’objet véritable de son désir, et s’élève, du sensible, à l’intelligible. C’est ainsi que le Banquet est venu corriger ce qu’il y avait d’encore formel dans la démonstration du Ménon : la lyre, plus encore que la diagonale. Tel Endymion, qui dort les yeux ouverts et voit son amant comme en rêve, l’âme se ressouvient de l’idée – ou de la forme parfaite et immortelle – en considérant le théâtre d’ombres des apparences. Le phénomène est la cause occasionnelle qui nous fait nous ressouvenir – comme en songe – des formes idéales, ou essences. D’où nous vient donc l’idée de l’Idée, demande alors Socrate ? 74b : « D’où tirons-nous ce savoir que nous avons de l’égal en soi ? » Certes pas de l’expérience : l’empirisme, qui fait de la sensation l’origine de l’idée – l’idée ne serait qu’une sensation généralisée (curieux oxymore : la caractéristique propre à la sensation, n’est-ce pas précisément d’être absolument singulière ?) – ignore l’incommensurabilité du monde des phénomènes – multiple et toujours en devenir – et du monde des essences – où les formes immortelles demeurent identiques à elles-mêmes. C’est pourquoi le relatif ne saurait être la source de l’absolu, ni l’expérience l’origine de l’essence : la géométrie, propédeutique à la philosophie, fait découvrir à l’âme le continent de l’intelligible et l’habitue au développement autonomede l’essence. Les idées valent par elles-mêmes, et non relativement aux choses sensibles qui

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n’en sont que des projections approximatives. C’est ainsi que, dans le monde de l’expérience sensible, il n’est pas « deux bouts de bois », ni « deux cailloux » (74b) qui soient exactement identiques.Cailloux et bouts de bois : ne s’agit-il pas d’objets qui peuvent tenir lieu de pions dans ce jeu – to pessòn – qui est, aux yeux de Platon, une image de la dialectique elle-même (Charmide 174 b ; Rép I 333 b, II 374 c, VI 487 c, X 604 c ; Politique 299 e ; Lois IV, 723 e, V 739 a, VII 820 c, X 903 d), et aux yeux d’Aristote, une image de la communauté des citoyens (Politique, I) ? L’égalité dont parle Platon serait donc l’égalité politique, qui vaut comme Idée (Egal en soi) que la diversité des individus empiriques ne saurait contredire. « L’égal en soi » ne vaut, en toute rigueur, que pour les objets intelligibles et jamais pour les objets sensibles. Dans le monde du devenir, tout diffère en effet et devient autre que soi-même. On comprend alors que, dans le monde à l’envers de la conversion philosophique, l’idée – qui vaut par elle-même – ne saurait être issue par généralisation d’un sensible toujours approximatif et relatif ; c’est inversement le monde sensible qui ne prend sens et valeur que par le ressouvenir de l’idée qui se réfléchit en lui : ce n’est pas en considérant des cailloux, ou des bouts de bois semblables, que j’ai conçu l’idée du nombre ou de « l’Egal en soi », mais c’est inversement parce que j’ai tiré de mon propre fonds l’idée de l’Egal que je peux compter des cailloux et « calculer » des rapports. Dès lors, pour l’âme réminiscente, seul est réel le monde des idées – il vaut par lui-même et demeure égal à soi-même – et nullement le monde de l’expérience sensible – irréel comme un rêve, ou une ombre qui passe. Seul l’Idée est réelle et véritable ; le bourbier de la sensation est fantôme et simulacre, tel le songe d’Endymion. Pourtant, à l’âme capable de réminiscence, le second évoque le premier, comme Cébès évoque Simmias, le manteau le corps qui s’en est dépouillé et la lyre silencieuse, l’idée de l’harmonie. Pas d’ascétisme platonicien, il ne s’agit pas d’humilier, ni de nier le sensible, mais plutôt de la transfigurer par le ressouvenir de l’essence, et de l’élever ainsi à la dignité du mythe. Aussi faut-il opposer l’eidôlon – idole, simulacre, fantôme – sensible fascinant qui subjugue la pensée et l’enchaîne à la présence immédiate, à l’eikôn – icône ou représentation de l’intelligible, image réfléchissante qui incite à la réminiscence et ne vaut que par sa ressemblance à l’Idée. Pour l’âme qui aspire à l’immortel, la forme sensible suggère toujours un sentiment de manque (endein 74d) : « elle reste en défaut et elle est impuissante à être égale de la même façon que l’autre [l’idée d’Egal en soi], en vérité elle est plus imparfaite (phaulóteron) » (74de). Ainsi la « déficience » sensible est la rencontre paradoxale qui suscite, dans l’âme des mortels, le ressouvenir de l’immortel, et en fait naître le désir. Il faut donc nécessairement que l’essence précède le phénomène, comme l’original la copie ou le modèle le tableau : « Il est donc nécessaire que nous ayons eu un savoir de l’égal avant ce temps où, pour la première fois, à la vue d’objets égaux, nous avons réfléchi qu’ils aspirent tous à être semblables à l’Egal, mais qu’ils restent passablement déficients » (74e-75a). C’est ainsi que la sensation n’est identifiable et signifiante que dans la lumière de l’Idée qui la précède et l’éclaire. C’est ainsi que la vie de l’esprit se précède toujours elle-même : son présent est issu d’un passé antérieur, sa vie actuelle s’affirme par le ressouvenir d’une vie antérieure. C’est par cet en deçà qui nous devance que nous pouvons accéder à la science des essences, et suppléer à la déficience des phénomènes, car « notre raisonnement présent ne porte pas plus sur l’Egal que sur le Beau en soi, le Bon en soi, ou le Juste, ou le Pieux – en un mot, sur tout ce à quoi nous imprimons la marque « ce que c’est », autò o ésti (75cd). Tout le visible prend alors valeur de mythe, inspirant l’amour de l’immortel, il évoque, il invoque l’intelligible et représente l’essence parfaite par le phénomène déficient. Notre existence présente semble n’être que le reflet, ou l’ombre portée, d’une réalité qui la transcende, tout comme à l’horizon de notre savoir – le cercle de l’encyclopédie – s’élève un autre savoir, encore inconscient, où puise la réminiscence. Ce savoir-là, dit alors Socrate, « il est certain que nous ne le possédons pas en naissant » (76d), pour la raison fort simple que nous ne le possédâmes ni ne le posséderons jamais, puisqu’il excède toujours nos savoirs, et transcende nécessairement toute connaissance acquise. La science est dans la chasse, non dans la prise, par cette ouverture infinie que pratique dans la pensée le dévoilement – alêtheia – de la réminiscence.

Cébès le mélancolique craint alors que l’âme – dont la réminiscence révèle la préexistence – ne subsiste pas après la mort, et « que le vent n’aille tout de bon éparpiller l’âme et la disperser au moment où elle sort du corps » (77d). En d’autres termes, que l’antériorité de l’âme se trouve sans postérité. Mais « l’ancienne parole » qui disait la génération des contraires – la vie et la mort étant comme l’envers et l’endroit d’une même médaille, la figure réversible d’une même réalité – avait affirmé la perpétuité du cycle : Cébès le Mélancolique, tout comme Simmias l’Etourdi, l’avaient oublié. La méditation sur la réminiscence précise et enrichit le mythe : au dogme de l’Eternel Retour, elle substitue l’expérience intérieure de la transcendance.La réminiscence est comme une intuition de l’en deçà (qui est un au-delà), et comme la science infuse de l’immortel. La réminiscence anticipe, ici et maintenant, le mystère à venir de notre renaissance. On le voit : Platon ne renonce pas aux anciennes légendes ; il les intériorise plutôt, selon la conversion du « connais-toi toi-même », et fait paraître ainsi leur signification philosophique. Il élève le mythe, cette philosophie inconsciente, à la conscience de lui-même. Le devenir cyclique du mythe n’est donc que l’interprétation naïve et figurée de l’événement intelligible de la réminiscence – c’est-à-dire de cette prescience de laquelle toute science provient. Socrate n’a nullement démontré l’immortalité : il n’a fait qu’interpréter le mythe en termes philosophiques et se ressouvenir, par-delà la légende, de l’intuition intellectuelle qui est à sa source.

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III- La purification philosophique (77e-85b) La partie précédente tendait à fonder philosophiquement l’espoir d’une l’immortalité pour l’âme. Il s’agit maintenant d’élaborer une véritablemédecine de l’âme pour que, pure, elle puisse s’élancer vers l’immortel. Après la reconnaissance, par l’âme, de son immortalité, voici la voie qui y conduit et les moyens pour l’atteindre.

Le croquemitaine Cébès le Mélancolique craint pour le salut de son âme. Il donne la parole à cet enfant, en nous, qui s’effraie de la mort comme d’un Croquemitaine (77e). Les enfants, dit-on, s’effraient du masque qu’ils ont eux-mêmes barbouillé. Ainsi les hommes s’effraient de la mort qu’ils ont imaginée. Triompher de la mort, c’est triompher des angoisses de l’enfance et trouver la sérénité par l’équilibre de la réflexion. Le christianisme fait de l’agonie le mystère incompréhensible de notre condition. La mort est scandale. Platon considère la terreur de la mort comme une simple frayeur d’enfant. La mort est passage, et délivrance. La dialectique platonicienne est une pédagogie de la sérénité et de l’apaisement : il faut éloigner de l’âme les spectres qui pourraient l’envoûter – repousser la tentation de la possession – pour que l'âme puisse se retrouver et se connaître elle-même. La folie est aliénation. La sagesse estretour en soi. République II, 381c : « Que les mères, persuadées par les poètes, n’effraient pas leurs enfants en leur contant mal à propos que certains dieux errent, la nuit, sous les traits d’étrangers de toutes sortes ».République III, 387b : « Tous les noms terribles et effrayants relatifs à ces sujets sont à rejeter : ceux de Cocyte, de Styx, d’habitants des Enfers, de spectres, et d’autres du même genre qui font frissonner ceux qui les entendent ». Ici, le « Croquemitaine » : mormolukeia, de mormô – figure grimaçante de femme, monstre épouvantail pour enfant, tête de Méduse, etlukeia – de lukos, le loup. La grimace de la louve. D’où vient que les enfants ont peur du loup ? Le hurlement du loup, comme celui de la pleureuse, provient de l’au-delà. Au clair de lune, le hurlement du loup berce le sommeil éternel d’Endymion. On associait Mormo à Gélo – âme en peine d’une jeune morte qui volait des enfants ; à Lamia – monstre qui ravissait les enfants pour les dévorer. (Grimal, Dictionnaire de la mythologie ; et Erwin Rohde, Psyché, Tchou, 1999, « appendice n° 5 », p. 607-611). Quant à Mormolycée – Mormolukè – la louve Mormô, elle est un génie effrayant dont on menaçait les enfants. Elle passait pour être la nourrice de l’Achéron, en relation avec le monde des morts et des fantômes. Très anciennes figures de la mort, et de ses angoisses. La damnation du monstre est l’image inconsciente de notre propre terreur. Reconnaître l’apparition, c’est la dissiper et se réveiller d’un songe. Devant les maléfices de l’enfer, la contagion du délire et de la transe, l’âme doit recourir à l’incantation philosophique (77e) pour retrouver son équilibre. Socrate, l’ironiste, se fait ici enchanteur, magicien qui dissipe les mauvais rêves, exorciste et médecin des âmes. La mort (la ciguë :pharmakon) est à la fois le poison de l’hallucination et le remède contre l’angoisse. Socrate : magicien sans magie, exorciste sans secret. Pas d’initiation ni de sagesse révélée. L’unique enchantement : l’amitié dialogique et la réflexion de la pensée : « Soumettez-vous vous-mêmes à une mutuelle recherche (zètein) ». (78a) La pensée analyse le phantasme, le fantôme. L’intelligence fait reculer la menace de l’inhumain. L’ironie philosophique du charme dialectique dépouille l’enchanteur de son faux prestige. Ménon 80b : « M’est avis, Socrate, que tu fais bien de ne pas naviguer et voyager hors d’ici ; car si, expatrié dans quelque autre ville, tu te livrais aux mêmes pratiques, tu ne tarderais pas à être arrêté comme sorcier. »

Le Visible et l’Invisible Après cette irruption du monstre au cœur du dialogue – apprivoisé maintenant par l’incantation philosophique – Socrate reprend le fil du discours. Distinction entre l’essence permanente et une (« l’égal en soi, le beau en soi », 78d) et le phénomène changeant et multiple (« les multiples choses qui sont belles », 78d). La réminiscence s’élève du phénomène à l’essence, de l’image au modèle. C’est dans l’Hippias Majeur (287c) qu’on trouve pour la première fois la formule : « C’est par le beau que toutes les choses sont belles. » A Socrate qui veut savoir ce qu’est la beauté, Hippias répond : « Sache donc, Socrate, puisqu’il faut te dire la vérité, que le Beau, c’est une belle fille » (287e). Sur quoi Socrate fait convenir Hippias que peut être belle encore une cavale, une lyre, une marmite… Hippias ne discerne pas entre le phénomène et l’essence. Cette opposition fonde pourtant la distinction de l’âme et du corps. Le monde phénoménal est aperçu par le corps. Il est visible, multiple, changeant et périssable. Le monde des essences est aperçu par l’âme. Il est invisible, un, permanent et immortel. Le royaume des esprits n’est pas de ce monde et l’âme est cette part de nous-mêmes qui a communication avec l’au-delà, l’invisible et l’immortel.

Les deux vertiges Comme Hercule à la croisée des chemins (Prodicos), l’âme peut également se tourner vers le visible ou vers l’invisible, se mettre hors d’elle-même, ou revenir à elle-même. L’âme orientée vers le corps, vers le visible et le phénoménal, est comme ivre, « en proie à l’errance, au trouble, au vertige, comme si elle était ivre » (79c). Dans le Timée (42d-44d), le mythe raconte comment l’âme, dès l’instant où elle fut enchaînée au corps, devint folle (anous, insensée, démente : 44 b 1 ; démence dont nous apprenons plus loin, en 86 b, qu’elle peut revêtir la double forme de la

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folie – mania – ou de l’ignorance – amathia), en proie à une agitation désordonnée, emportée dans le tourbillon véhément de la sensation. Folie dionysiaque qui égare l’esprit et le livre à l’inhumain (cf. Euripide, Les Bacchantes). La seule sensation n’est que le rêve du réel. Séduite par l’apparence, l’âme fascinée devient passive, et soumise. Triomphe du Croquemitaine, c’est-à-dire de l’inconscience : vertige mortel pour la pensée, ivresse du multiple. Platon lui oppose, non l’équilibre ni la sérénité, mais au contraire l’élan et ledésir de l’immortel : « elle s’élance là-bas (ekeise), vers ce qui est pur et ce qui est toujours, qui est immortel et toujours semblable à soi » (79d).Ivresse intérieure de l’unité, vertige de l’immortel, essor de la connaissance. On se rappelle comment plus haut, en 69d, Socrate avait comparé le philosophe au Bacchant. Le corps est vertige mortel : fascinée par la sensation, l’âme sombre dans l’inconscience. Elle succombe devant la présence des choses. Elle s’enlise dans le bourbier d’Hadès. L’âme est vertige immortel : la maïeutique accroît le degré de l’intelligence, la connaissance éveille l’esprit. L’âme est de plus en plus vivante. On comprend que l’opposition corps/âme est l’opposition de deux mouvements : l’un – le corps – tend vers le bas, s’enlise et s’immobilise progressivement ; l’autre – l’âme – tend vers le haut, se régénère et s’anime toujours davantage. Tout mouvement matériel se fatigue et finit par s’immobiliser. La dynamique du corps est entropique. L’élan spirituel au contraire s’alimente lui-même et ne cesse d’accroître sa portée. La dynamique de l’âme estrésurrectionnelle, ou palingénésique. Par delà cette opposition, c’est la question de l’unité de l’âme que pose ici Platon : l’âme est-elle simple ou composée, une ou multiple, homogène ou hétérogène ? Ce sera aussi la question centrale de laRépublique : toute possession est dispersion, toute concentration estunification. L’âme n’est pas une : elle doit se faire une, et sauver ainsi l’humain du vertige de l’inhumain. De nombreuses « images » distinguent, chez Platon, des parties dans l’âme : République IX, 588b et s. : l’âme est un sac en lequel sont enfermés une chimère monstrueuse – le désir – un lion – le courage – et un sage – la pensée. Phèdre, 246a et s. : l’âme est un char conduit par deux chevaux – l’un blanc et docile, l’autre noir et furieux – et conduit par un cocher. Il semble ainsi que l’âme, selon Platon, soit tripartite : pourtant, ces trois font un, quand le sage gouverne, quand le cocher dirige. C’est pourquoi Platon ouvrait ce passage en posant la question du simple impérissable et du composé décomposable : 78c : « N’est-ce pas à ce qui est composé qu’il convient par nature de subir cet accident : se décomposer ». Ne pas opposer ici le corps corruptible à l’âme incorruptible, mais plutôt l’âme envoûtée par l’ivresse de la sensation, comme possédée, déchirée, lacérée et dispersée hors d’elle-même – vouée au multiple corruptible – et l’âme ramassée en elle-même, rassemblée en son centre par l’acte de la réflexion – se faisant une et immortelle. C’est pourquoi l’âme n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle revient à elle-même, « dans cet état qu’on appelle la pensée » 79d.Phrónêsis : pensée, réflexion, retour sur soi. Platon invente l’homme, animal raisonnable. Il fonde l’humanité par le recueillement de la conscience de soi.

Mortel et Immortel L’opposition visible / invisible, l’âme divertie dans l’extériorité sensible ou convertie dans l’intériorité intelligible, se renforce alors d’une relation d’autorité et de hiérarchie. L’âme n’est une qu’à la condition de sesoumettre à l’autorité de ce qui la fait une : le recueillement de la réflexion. L’âme commande et dirige ; le corps est esclave. 80a : « La nature (phusis) prescrit à l’un d’être asservi et commandé, à l’autre de commander et diriger ». Il existe donc un gouvernement de l’âme (éthique), comme de la cité (politique) : l’hydre et le lion obéissent au sage ; les chevaux au cocher. La relation d’autorité obéit à l’ordre « naturel ». Aristote ne dira pas autre chose. La Nature est la disposition de l’épanouissement maximal. L’humanité n’est jamais autant accomplie en l’homme que lorsqu’il exerce son esprit au travail de la réflexion. Le modèle ou paradigme de l’autorité : le divin ou l’immortel qui se révèlent à l’âme réminiscente. Dès lors s’opposent : l’histoire du corps – qui, de son propre mouvement tend à la chute, au déclin puis à l’immobilité. Le corps vieillit en se racornissant, « corps émacié et décharné à la façon des momies d’Egypte » (80c). L’immortalité du corps, c’est celle des squelettes noircis qu’on retrouve dans les tombes, « os, tendons et choses du même genre qui, même quand le corps se putréfie, sont pour ainsi dire immortelles » (80d). Immortalité matérielle des restes. Immortalité sinistre de la sibylle de Cumes, devenue insecte et désirant mourir. Le corps est principe de mort.Et l’histoire de l’âme, « qui s’élance vers l’Invisible véritable, Hadès pour le nommer, le dieu bon et sage » (80d). L’âme ne cesse de rajeunir, ivre de savoir et multipliant la clarté de son intelligence. La vigueur du corps dépérit ; la connaissance ne cesse de s’accroître et d’augmenter. « L’âme fuit le corps, en ne cessant de se concentrer en elle-même, c’est là, toujours, l’objet de son exercice » (80e). La mélétê thanatou – l’exercice de la mort – déleste l’âme de la pesanteur corporelle et libère son mouvement ascensionnel. L’immortalité de l’âme lui ouvre la perspective d’un accroissement infini de lucidité. L’âme est principe de vie. La philosophie est alors la médecine de l’âme, la chirurgie de l’esprit qui délie, qui sépare le mortel de l’immortel, la pesanteur de l’élan, le déclin de la renaissance, que la réminiscence anticipe. La médecine hippocratique – ou école de Cos – se développe au IVe siècle, quand écrit Platon. Médecine rationnelle et « naturelle », qui se substitue à la magie et aux incantations de la médecine archaïque. Le « connais-toi toi-même », pour l’âme, se redouble ainsi d’un « soigne-toi toi-même », pour le corps. La maladie naît du désordre qu’un élément étranger introduit dans l’ordre naturel. Ainsi la sensation trouble l’âme, l’enivre et la rend malade. Le médecin socratique se propose donc de purifier

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l’âme contaminée par l’ivresse du corps. La dialectique est la gymnastique spirituelle qui permet à l’âme de retrouver santé et vigueur. La ciguë est toujours nomméepharmakon dans le Phédon : à la fois poison (pour l’âme enivrée de sensation, l’angoisse de mort suscite les spectres et les croquemitaines) etremède (pour l’âme recueillie par l’acte de la réflexion – qui est un « exercice de la mort » – l’angoisse se dissipe et l’immortalité se découvre). L’âme est empoisonnée par le corps, alourdie par l’angoisse et le mauvais rêve : « cela pèse, c’est lourd, terreux, on en a plein la vue » (81c). L’âme ainsi envahie par le corps, engorgée par la sensation, subit la fixation du phantasme, reste attachée au monde des apparences, des apparitions, des fantômes et des simulacres. « Elle traîne à l’entour des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d’âmes, simulacres (eidôla) produits par des âmes mortes… » (89d). Le cimetière est l’empire de l’imagination et de l’hallucination. L’âme impure – qui ne pratique ni la géométrie ni la philosophie – demeure fascinée, hypnotisée, par les apparitions. Il faut donc opposer l’imaginaire – univers des ombres errantes, visible irréel et fantomatique, hallucination de l’angoisse et de l’envoûtement – à la pensée– phronêsis – univers de l’invisible, des essences réelles et immortelles, réminiscence de la joie de penser, de l’ivresse du savoir et de la connaissance. Renversement platonicien : le monde des fantômes et des morts, c’est ici-bas. Le phantasme est le cimetière de la pensée et l’âme fascinée par l’apparence est une âme en peine, errante sans jamais trouver son repos. Inversement le monde d’Hadès, « le dieu bon et sage » (80d), est lumineux et non souterrain. Territoire de l’invisible (le casque d’Hadès rend invisible) et de l’intelligible, il ouvre une voie d’immortalité. La philosophie devient ainsi un étrange monde à l’envers où « vivre » c’est mourir, et « mourir » c’est vivre (Gorgias). A l’errance apatride de l’âme hallucinée, Platon oppose la vertu et l’équilibre (la tempérance) de l’âme qui se retrouve en elle-même, reprend ses esprits et reconnaît sa vraie patrie.

Le cycle des réincarnations Le mythe – « l’ancienne parole » – présentait l’Eternel Retour – c’est-à-dire la transformation réversible des contraires – comme une promesse d’immortalité. Par un retournement radical, ce prétendu salutdevient ici damnation : la réincarnation est un cycle de pénitence, la roue d’Ixion qui supplicie l’âme incapable de prendre son essor. Ce qui s’oppose désormais au devenir-pour-la-mort, au déclin entropique, ce n’est pas l’Eternel Retour du mythe – principe de répétition et non principe de vie – c’est l’élan de l’âme vers l’immortel, le progrès infini de la connaissance, la perpétuelle régénération du savoir. On obtient ainsi trois modèles de devenir – ou d’immortalité :

1. Le déclin irréversible ou l’immortalité du corps2. L’Eternel Retour de la réincarnation ou l’immortalité cyclique de la répétition.3. L’élan, ou l’essor infini, ou l’immortalité de la pensée

Le mythe d’Er le Pamphylien (République X) raconte le rituel infernal du choix, par les âmes, de leur réincarnation : Orphée choisit la vie d’un cygne, Ajax d’un lion, Agamemnon d’un aigle, Thersite d’un singe (620 ac). Le mythe de la métempsychose humanise les bêtes ou bestialise les hommes : ainsi se constitue un bestiaire moral – chaque animal devenant l’incarnation exclusive d’un tempérament – dans lequel puiseront les fabulistes, à commencer par Esope dont Socrate s’inspire en prison, obéissant au rêve (Phédon 61b). Ainsi les « injustes » (82a) – déstabilisés par l’attrait de la sensation, avides d’honneur et de richesses – deviendront-ils « loups, faucons, milans ». Voyez le Calliclès du Gorgias. Les sociables, modérés en toutes choses deviendront « abeilles, guêpes ou fourmis » (82b). Critique de l’idéal de l’honnête homme, modèle d’amitié civile et de convivialité qui constituera, aux yeux d’Aristote, la forme la plus accomplie de l’humanité. Pour Platon, contrairement aux sophistes comme à Aristote, la vie sociale n’est pas la plus haute vie et la fin dernière de l’humanité. La fin dernière de l’humanité en l’homme n’est pas dans la cité mais dans la connaissance, non dans la communauté politique, mais dans la communauté enseignante. Le citoyen n’est pas l’homme : il n’est encore que la fourmi. Voyez Ménon, l’élève de Gorgias, qui confond la cité des hommes avec la ruche des abeilles (72 b). Quant aux âmes pures – qui ont trouvé leur patrie en elles-mêmes et non dans l’apparence – elles serontdéifiées (82 bc), vouées à la connaissance, également indifférentes « aux honneurs et à la célébrité », au pouvoir comme à la reconnaissance sociale. Trois degrés, donc, dans cette échelle d’immortalité :– La volonté de puissance des bêtes de proie.– La reconnaissance sociale, le rayonnement « médiatique » des bêtes civiles.– L’ivresse du savoir des dieux immortels.

La catharsis philosophique Socrate médecin délie l’âme du corps et ainsi la purifie. Le pur est ici ce qui est sans mélange : l’âme est pure quand « elle se met à l’écart » (82c), quand « elle prend ses distances » (82c). L’âme mêlée au corps est impure ; l’âme réfléchie en elle-même est pure. La mélétê thanatou semble répondre, chez Platon, à une véritable obsession de la pureté. Ainsi la cité est-elle pure par sa fermeture sur soi et par son autarcie. Ce superbe isolement, ce catharisme de la connaissance, est-il facteur d’immortalité, ou de stérilité ? Reprenant le jeu de mots pythagoricien – le dialogue est rapporté par Phédon lui-même dans le cercle pythagoricien de Phlionte – Platon évoque l’âme enchaînée dans la

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prison du corps (82e), autosuppliciée, garrottée par elle-même dans les liens de la sensation : « c’est l’enchaîné lui-même qui coopère de la manière la plus efficace à parfaire son état d’enchaîné » (82e-83a). Ainsi des liens qui se resserrent fatalement à chaque mouvement que fait le condamné. Le Croquemitaine est fixation, à la fois angoisse et hypnose : l’âme succombe par la force de l’apparition. Inversement, l’analyse est délivrance, incantation, apaisement. Elle rompt le charme et libère l’élan. La philosophie est une psychanalyse de l’angoisse (de angustus, resserrement, étranglement). C’est ainsi que l’oubli de la pensée – l’oubli de la réminiscence – enchaîne l’âme dans l’étau des sensations. Un autre supplice semble évoqué ici pour rendre compte de l’incarcération de l’âme dans le corps : celui de la crucifixion. 83d : « Chaque plaisir, chaque peine, c’est comme s’ils possédaient un don avec lequel ils clouent l’âme au corps ». Toujours cette idée d’une chute infinie, d’une souffrance infinie, comme la pensée est un essor infini, une béatitude infinie. L’âme et le corps, les deux infinis, l’un mauvais, l’autre bon. Ici, le supplice de la crucifixion n’est pas encore l’image de la condition des hommes mais bien au contraire le symbole de la déchéance de l’âme. Image d’horreur, dont Platon se détourne avec dégoût. Voir également République IV, 439e et s. : Léontios, fils d’Aglaïon, fasciné malgré lui par le spectacle des crucifiés : « A la fin, maîtrisé par le désir, il ouvrit de grands yeux et courant vers les cadavres : "Voilà pour vous, mauvais génies, emplissez-vous de ce beau spectacle !" » Ainsi l’âme vaincue par la fascination du spectacle, réfléchissant inconsciemment sur le corps des suppliciés le secret de son propre écartèlement. Enfermée dans la prison des apparences, l’âme est alors incapable de trouver le chemin de la liberté : elle est condamnée à la répétition de la réincarnationrecommençant toujours la même errance, tournant en rond dans sa prison. Ainsi Pénélope délaissée est encore assujettie à « un travail interminable » défaisant la nuit ce qu’elle avait fait le jour (84 a). L’Eternel Retour est un châtiment infini. Pour échapper au cycle de la répétition, pour apaiser « la mer agitée » de la fascination, l’âme doit donc se dissocier du corps et se convertir en son intérieur. L’âme est « apparentée » à l’intelligible, affirme Platon en 84 b : « s’en allant rejoindre ce qui lui est apparenté et pareil » (suggeneia : de même race, de même sang). Le catharisme platonicien met à l’écart l’étranger, prend ses distances d’avec le dissemblable. L’âme, pure, ne doit se nourrir que d’elle-même. Elitisme de cet impératif de la purification : « ce ne sont pas là les raisons du plus grand nombre » (83e). La théorie platonicienne de la connaissance est aristocratique et élitiste : seuls les purs, qui sont de bonne race, auront accès à l’immortel.

Conclusion « Un silence se fit. » (84c) Au milieu exact du dialogue, un blanc, une lacune dans le discours. La mort est ce silence que Socrate interroge, l’énigme qui appelle à penser, et ne livre pas son secret. En cette limite, le dialogue se suspend. En musique, un silence est une « pause ». La parole de Socrate en effet, se fait ici chant plutôt que raisonnement, poème plutôt que démonstration, « hymne apollinien » que, obéissant à son rêve, Socrate compose en prison (60d) – et non développement rationnel. Hymne philosophique adressé à la lumière de l’intelligible, poésie de l’ivresse spéculative. C’est pourquoi le discours du philosophe-poète est semblable au chant du cygne qui s’élève au moment de sa mort (85a). C’est toujours dans la proximité du silence, de l’innommé, de l’inconnaissable au-delà, que s’élève le chant de la poésie. Les cygnes d’Apollon se trouvaient à Délos, sur le lac sacré : quand les Athéniens s’y rendaient en pèlerinage, Socrate ne pouvait être mis à mort. Comme Orphée (République X), Socrate se métamorphose en cygne en passant du côté de la mort. Son chant n’est pas de peine – nostalgie de l’ancien séjour – mais de joie – ivresse de l’inconnu. Dans l’imminence du passage, par la proximité de l’énigme radicale, Socrate, âme-cygne, ailée et chantante, se fait poète, prophète et devin. « Interroge-moi » dit Socrate à Simmias. A l’article de la mort, l’ironiste disparaît tandis qu’apparaît le prophète de l’invisible.

IV- Les réponses aux objections (85c-107d) A l’approche de la mort, Socrate l’ironiste se fait devin et chante l’immortalité. La métamorphose de la réincarnation est sur le point de s’opérer, et Socrate de renaître sous la forme du cygne. Cependant, Socrate s’adresse à une assemblée de philosophes, et non d’initiés. « Pensez par vous-mêmes, cherchez ensemble », conseille Socrate à Cébès que le Croquemitaine épouvante. Le cercle du Phédon n’est pas la secte pythagoricienne de Phlionte : Philolaos sait, Socrate sait qu’il ne sait plus. C’est pourquoi nul Dieu ne vient répondre au chant du cygne. Le « silence » (84c) qui se fait alors est le silence qui tombe sur les oracles quand commence la philosophie. Désormais l’au-delà n’est plus un dogme, et la mort est pour toujours une question sans réponse. C’est pourquoi Simmias rappelle qu’ici il faudrait, pour mettre fin au doute, une parole divine (logos theios : 85d). Le silence des dieux nous appelle à penser. Il faut désormais, selon Simmias (85 c), mathein : s’instruire, apprendre par soi-même ; eurein : trouver, découvrir ; labein : choisir, parmi les discours des hommes, les meilleurs. D’abord apprendre ce qu’on ignore, puis découvrir du nouveau. Enfin, choisir et parier, quand les deux voies de la connaissance – apprendre et chercher – ne mènent nulle part. Pour ce qui est de la mort, il faudra nous résigner à cette troisième solution : l’immortalité n’est pas l’objet d’un savoir mais d’un pari, affirmé par deux fois par Socrate (91b & 114d). La parole du devin est semblable à la trière du pèlerinage de Délos qui met le cap sur le temple du dieu. Le

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dialogue philosophique est une navigation hasardeuse, où l’on revient en arrière, où l’on fait des écarts ; où le zèle de la recherche se substitue à la certitude de la connaissance. Non pas un navire sacré, mais un « radeau » (skedias) « sur lequel on se risque à faire la traversée de la vie » (85d). Socrate avait évoqué plus haut « le travail interminable de Pénélope » (84a) : il ressemble assez au voyage philosophique, à la navigation dialectique. Il faut donc renoncer à l’ivresse du cygne-devin, et revenir aux doutes, et aux objections.

L’objection de Simmias Simmias se ressouvient de la lyre, qui évoquait l’aède – et par laquelle Socrate avait représenté le mouvement de la réminiscence (73d). Pourtant Simmias l’Etourdi, s’il se ressouvient de la lyre, ne se ressouvient pas du ressouvenir – de la réminiscence elle-même : la lyre n’est plus le signe visible du musicien absent ; elle est le corps vivant dont l’harmonie est l’âme. Le corps est pour Simmias – comme pour Empédocle – le lieu de tension où s’équilibrent les contraires (chaud-froid, sec-humide, etc.) : « notre corps est comme en état de tension interne » (86b). Comme le musicien qui accorde, en variant la tension, les cordes de la lyre, ainsi l’âme maintient-elle l’équilibre, ou l’harmonie, des antagonismes physiologiques. Quand la corde ou le bois se cassent (voyez, sur la nature morte, le luth à la corde brisé, cette autre image de la mort), l’harmonie est perdue et l’âme périt. Remarquons pourtant déjà qu’il est clair que cette interprétation matérialiste de l’âme-lyre oublie la réminiscence et méconnaît ce qui vient d’être dit : selon Simmias, l’âme ne vit que de son rapport au corps sain, comme un musicien jouant de son instrument bien accordé. Selon Socrate, l’âme ne vit au contraire que de son rapport à elle-même, qui est réflexion et ressouvenir de soi.

L’objection de Cébès A l’inverse de Simmias l’Etourdi, Cébès le Mélancolique n’a pas oublié la réminiscence : « Que notre âme ait existé avant d’entrer dans cette forme visible, je ne conteste pas qu’on en ait donné une démonstration tout à fait séduisante » (87a). Mais Cébès refuse de reconnaître en la réminiscence une expérience de l’immortel : il réintroduit le Croquemitaine au cœur de l’anamnèse. La réminiscence, selon lui, montre seulement que l’âme a plus de ressources et de vie que n’en a le corps : elle dure plus longtemps, mais finit pourtant par périr à son tour. Les âmes aussi vieillissent et meurent. Deux hypothèses sont alors formulées : 1- Dans une vie, le corps ne cesse de se transformer et de se régénérer. C’est ainsi que si Phédon coupe ses cheveux en signe de deuil, ils repousseront et se renouvelleront. Le principe vital de cette régénération, selon Cébès, c’est l’âme elle-même : elle ne cesse de retisser ce que le corps de son propre mouvement, décomposa et détruit : « le corps ne cesse de s’écouler et de périr du vivant même de l’homme, tandis que l’âme ne cesse de retisser ce qui est en train de s’user » (87de). Ainsi l’âme est-elle au corps comme le tisserand à sa toile, ou comme Pénélope à son métier à tisser – ou, pourrait-on ajouter, comme Socrate lui-même au travail dialectique. L’existence se réduit alors au labeur absurde d’une âme qui finira tôt ou tard par mourir d’épuisement, et renoncer à sa tâche. 2- Ou bien, si l’on veut donner à l’âme un potentiel vital plus important, on dira qu’une vie n’en vient sans doute pas à bout, mais que le cycle indéfini des réincarnations finira néanmoins par l’épuiser et l’anéantir : « l’âme, au cours de ses multiples naissances, est soumise à rude épreuve et finit lors d’une de ses morts par périr totalement » (88a). Cébès ne considère dans la réminiscence que le signe d’une vitalité supérieure – et non cet accroissement d’être qu’engendre l’ivresse de la connaissance. Le devenir de l’esprit est alors lui-même entropique,et tend vers l’immobilité des momies. Cébès le Mélancolique met la mort dans l’âme. Simmias-Harmonie se souvenait de la « lyre » de la réminiscence (73d) ; Cébès se souvient du « manteau » abandonné qui évoque à l’amant le souvenir de l’aimé (73d). Mais le jeu de l’association réfère ici le manteau au tisserand, c’est-à-dire au travail servile et répétitif qui le produit – légende de Pénélope, autre mythe de Sisyphe ou châtiment des Danaïdes. La vie selon Cébès est un labeur absurde : le manteau ne lui évoque pas le corps désiré, mais le travail harassant. Cébès, envoûté par le Croquemitaine, ne voit que le déclin et la mort, il oublie le désir et son élan. Remarquons enfin que, pour Simmias comme pour Cébès, l’âme travaille pour l’entretien du corps et non pour se connaître elle-même. La réminiscence n’est alors que force vitale, mais non réflexion, ni conscience de soi. L’âme est principe de vie, et non pure clarté de l’esprit se connaissant lui-même. Simmias et Cébès, pythagoriciens, ne sont pas encore philosophes.

Intermède Nouveau silence : « Après qu’ils eurent parlé, tous ceux qui les avaient écoutés ressentirent une impression pénible » (88c). Non plus le silence inspiré qui prolonge le chant du cygne (84c), mais le silence lourd de menaces qui précède la venue du Croquemitaine, et le retour du refoulé. La mort sans remède se fait insistante, et frappe à la porte. Echécrate intervient alors et rompt le récit de Phédon (88c), Echécrate le pythagoricien mentionné par Diogène Laërce comme un élève de Philolaos et membre du groupe des pythagoriciens de Phlionte (Vie et doctrine des philosophes illustres, « Pythagore », livre VIII, § 46). L’âme-harmonie est en effet une croyance pythagoricienne : c’est le cosmos tout entier qui est semblable à une lyre bien accordée. Le mouvement des sphères produit une musique céleste, qui est l’âme divine de ce monde. On comprend alors que la réfutation de Simmias aura également la valeur

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d’une réfutation du matérialisme mystique – et pré-philosophique – de Pythagore. C’est pourquoi Echécrate, et tous les pythagoriciens avec lui, se reconnaît dans l’image de la lyre : « c’est étonnant, reconnaît Echécrate le pythagoricien, l’emprise qu’exerce sur moi, à présent et depuis toujours, cette thèse que notre âme est une sorte d’harmonie » (88d).

Commentaire(troisième partie : 89 a jusqu’à la fin)

La réponse de Socrate S’il faut porter le deuil – pour Phédon, couper sa chevelure – c’est pour la perte non d’un ami cher, mais plutôt de la vérité elle-même. Insoucieux des rites – voyez ce que Socrate répond plus loin à Criton au sujet de son ensevelissement (115c) – Socrate n’est soucieux que de savoir, et ne désire que l’immortel. A l’inverse de Simmias comme de Cébès, il ne se résigne pas à la mort. Plus que jamais la philosophie manifeste ici sa fonction cathartique : penser pour vaincre la mélancolie, connaître pour affirmer la volonté de vivre. Le projet spéculatif de la philosophie est aussi un projet pratique : affirmer la vie contre la mort, la joie contre la tristesse, la liberté contre la servitude ou l’accablement. Socrate évoque alors un Héraklès-solaire qui lutte avec le jour – « tant que le jour brille encore ! » – contre les menaces de la nuit (89 c). Quant au Croquemitaine, il prend cette fois la forme de l’Hydre de Lerne : on le croyait vaincu, et le voici qui revient et recommence le combat. Il se peut que le travail de la pensée soit semblable à celui de Pénélope, ou bien encore du tisserand à son métier : mais ce n’est pas le corps que l’âme ainsi restaure sans cesse, c’est la joie de penser et l’audace de connaître. Ce combat – la dialectique – est sans fin : ivresse croissante, élan palingénésique, et non répétition absurde ni fatigue entropique. Il ne faut pas s’en désespérer mais s’en réjouir au contraire et prendre garde à latentation de la misologie.

La misologie Il s’agit d’une « certaine affection », ti páthos (89c). La misologie – haine de la pensée plutôt que haine du discours – n’est pas une action de l’âme mais au contraire une passion, c’est-à-dire une réaction et unressentiment. Volonté dérivée, ou seconde, non originaire : l’âme, d’elle-même, ne hait pas la pensée. Bien au contraire, le désir propre de l’âme est le désir de l’immortel qui se porte vers l’intelligible et le monde des essences. Tel est l’Eros philosophique et le désir qui amorce la recherche dialectique. Mais parce que la dialectique est un travail de Pénélope, et que la chasse de l’Etre est une poursuite infinie, il se peut que le désir de vérité soit déçu, et que l’amour de l’intelligible se tourne en haine de la pensée. Cette méditation sur la misologie intervient en ce point du dialogue où le retour du Croquemitaine impose de recommencer la démonstration. Le misologue alors renonce : il s’avoue vaincu par l’hydre de Lerne dont les têtes repoussent toujours, et contre laquelle le combat est sans fin. Platon vise sans doute ici les divers courants sceptiques qui se réclameront de Socrate et feront école après sa mort : Euclide de Mégare (59 c) et le scepticisme logique ; Antisthène (59 b) et le scepticisme cynique ; Aristippe et le scepticisme moral (absent mais nommé en 59c). Platon veut au contraire édifier la philosophie comme un tombeau ou un mémorial pour Socrate. Le scepticisme est un renoncement ; la philosophie est un commencement : elle commence d’occuper cet espace de pensée que la mort de Socrate découvre et libère. On devine ici chez Platon un impératif éthique de la philosophie : ne pas renoncer au combat contre l’absurde, penser pour ne pas céder devant l’offensive du Croquemitaine. La philosophie sceptique est toujours, en fin de compte ou bien une pensée de l’absurde ou bien la légitimation du conformisme. Platon ne se résigne pas à cette défaite : « Notre âme doit se fermer entièrement au soupçon que, peut-être, les raisonnements (logoi) n’offrent rien de sain » (90e). Tel est le pari (logizomai : je calcule, je mise sur, je compte sur…) du philosophe (91b) : contre la tragédie (« Qu’il est terrible de savoir », gémit le Tirésias d’Œdipe-Roi : v. 316), Socrate mise qu’il vaut toujours mieux savoir qu’ignorer, et penser que sommeiller : si l’âme est immortelle, le reconnaître sera une joie ; si la mort est néant : « Eh bien, au moins, je n’importunerai pas de mes lamentations ceux qui m’entourent » (91b). La philosophie – c’est-à-dire la réflexion de l’âme en elle-même – résiste victorieusement, à l’inverse de Xanthippe, contre la tentation de la lamentation : elle donne à la fermeté d’âme et au courage leur véritable point d’appui. En deçà des sceptiques, c’est sans doute les sophistes eux-mêmes que vise Platon par ce procès de la misologie. Les misologues, dit en effet Socrate, « ce sont surtout ceux qui passent leur temps à mettre au point des discours contradictoires », antilogikos logos (90e). Selon Diogène Laërce, Protagoras lui-même aurait écrit un livre sur les Antilogies – technique oratoire qui permet de faire triompher tantôt la thèse tantôt l’antithèse, puisque la vérité est indifférente et que les contradictoires se valent. C’est ainsi que la sophistique devient une virtuosité gratuite, et dégoûte la pensée d’elle-même : la maîtrise sophistique conduit en vérité au renoncement sceptique. Le Vrai, le Beau, le Bon « sont alors emportés dans une sorte d’Euripe ballotté par des courants contraires, impuissant à se stabiliser pour quelque durée que ce soit » (90c). Protagoras engendre Gorgias, qui engendre Polos, qui engendre Calliclès contre lequel les sceptiques ne peuvent plus rien. Euripe : détroit entre la Béotie et l’Eubée parcouru par des courants contraires. Telle est bien l’interprétation platonicienne de la leçon de Socrate : l’ironie socratique ne condamne pas

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l’âme à l’ironie sceptique, elle lui découvre au contraire la violence de son désir de savoir : Socrate, abeille de l’intelligible, qui meurt en laissant dans l’âme l’aiguillon de la recherche (91c). Opposer l’abeille spéculative à la fourmi civique. Cependant, la critique de la misologie n’est pas seulement pour Platon l’occasion de se distinguer de ceux qu’on appellera « les petits socratiques ». Elle pose plus profondément la question du Mal. Pourquoi les Athéniens ont-ils mis Socrate à mort ? Comment les hommes peuvent-ils haïr le meilleur d’entre eux, c’est-à-dire le meilleur d’eux-mêmes : le bonheur de penser et l’ivresse de savoir ? Comment l’homme peut-il en venir à haïr l’humanité elle-même ? Le Diable n’est pas une idée grecque. Il n’y a pas pour Platon de volonté intrinsèquement perverse : tout désir est désir de l’immortel, et la volonté ne se soulève en nous qu’à l’appel de la connaissance. « Nul n’est méchant volontairement » (1) : à l’inverse du pervers, le méchant veut le bien mais, leurré par l’apparence, se laisse abuser et fait le mal (qu’il choisit pourtant librement, et non sous la contrainte). La haine de la pensée – et des penseurs – n’est en vérité que l’amour déçu de cette même pensée. Platon est peut-être ici bien naïf : il y a pire que la misologie, il est des haines qui ne sont pas l’effet d’une désillusion amoureuse, mais qui sont haines pures, et haïssent pour haïr. Certains brûlent non ce qu’ils ont adoré, mais pour le seul plaisir de brûler. Le procès de Socrate ne pouvait-il inspirer la pensée d’un mal plus radical, la haine aveugle de l’esprit sans esprit qui sort son revolver chaque fois qu’il entend le mot « culture » ? Mais Platon, dans le Phédon, veut nous donner des raisons d’espérer. La haine misologique est relative, non absolue, elle est inversion de l’amour, elle n’est pas indifférence ni oubli, et moins encore pure exécration, plaisir de détruire et d’humilier. La misologie n’est pas un ennemi vraiment redoutable : elle fait encore de la philosophie quand elle se moque de la philosophie. C’est ainsi que les sceptiques rivalisent d’ingéniosité démonstrative pour démontrer la vanité de toute démonstration. Le scepticisme est la maladie infantile de la dialectique, dont la philosophie est le vrai « remède ». Cependant, la misologie selon Platon est un autre visage de la misanthropie : la haine de la pensée est la haine de l’humanité elle-même, l’humanité qui naît de l’amitié que l’esprit éprouve pour lui-même. Seule l’écoute dialogique peut fonder la confiance entre les hommes. Le scepticisme antique est toujours agressif, symptôme du déclin de la cité et du relâchement de l’amitié. Il n’y a de cité véritable que la cité enseignante. Quelle est donc la cause de la misologie, amour déçu de laphilosophie ? Platon esquisse une réponse : l’expérience est toujoursmédiane, mieux : médiocre. Mais la vérité – c’est-à-dire la définition de l’essence – est, elle, extrême, et n’admet ni le plus ni le moins : ceux qui cherchent la vérité parmi les phénomènes où « les extrêmes, d’un côté comme de l’autre, sont extrêmement rares, alors qu’au milieu il y a une foule innombrable » (90a), erreront sans la trouver. Tel est bien le sceptique : amoureux du savoir, mais incapable de sortir de la caverne – paradoxes et diallèles – il tourne en rond et retourne sa fureur contre la pensée elle-même.

Critique de la thèse de Simmias Socrate commence par rappeler ce que Simmias avait oublié : « apprendre, c’est se ressouvenir, ê mathêsis anamnêsis einai » (91e). L’âme préexiste donc à son chant, et l’harmonie à la lyre. La lyre est conçue en vue de l’harmonie, qui en détermine la forme, et non l’harmonie un effet de la lyre, en ce cas née d’un hasard hautement improbable. L’âme est ainsi à elle-même sa propre fin. La réminiscence est pour Socrate la conscience de l’autonomie de la pensée. Simmias ne l’a pas compris, lui pour qui l’âme sans le corps est semblable au musicien sans son instrument. La réminiscence découvre au contraire que l’âme ne chante jamais mieux que lorsqu’elle se convertit en elle-même, lorsqu’elle ne considère qu’elle-même. Simmias, étourdi ou inattentif : oublieux de la réminiscence même, il parle d’harmonie et d’accord, et n’est pas même d’accord avec lui-même. La pensée qui ne réfléchit pas son intériorité, qui n’est pas attentive à se connaître elle-même, divertie, est inconstante et se contredit. « Les raisonnements qui élaborent leurs démonstrations en s’appuyant seulement sur des vraisemblances sont de la poudre aux yeux » (92d). La « vraisemblance » exerce sur la pensée une séduction étrangère et extérieure ; la vérité au contraire est intérieure et se manifeste par l’introspection réminiscente : « c’est vrai en géométrie, mais aussi dans tous les autres domaines », reconnaît Simmias (92d). Ainsi les pythagoriciens : séduits par la beauté de l’univers, ils cherchent la vérité dans l’harmonie extérieure des phénomènes, et non dans l’harmonie intérieure ou intelligible, de l’âme attentive à se connaître elle-même. Ils attribuent au cosmos la dignité qui n’appartient qu’à l’esprit. Deux critiques approfondissent alors ce rejet du pythagorisme :

1. L’harmonie est une résultante ; la pensée est autonome .

A partir de 92 e : « Très bien, mais allons plus loin, Simmias, dit Socrate ». L’idée d’harmonie n’est pas première : elle est relative aux éléments qui la composent, comme l’accord est composé de notes. Le solfège précède le traité d’harmonie, comme la morphologie la syntaxe. L’âme au contraire est à elle-même sa propre raison, et n’a besoin de rien d’autre pour être. L’âme est absolue – provient d’elle-même, d’elle seule, et se réfère à elle-même. La réminiscence – ou pensée de la pensée – réfère l’âme à l’âme et ferme le cercle de l’autonomie intelligible, ou de la conscience de soi. C’est donc l’âme libre qui prononce, qui choisit, quiparie, entre le bien et le mal, le vice et la vertu, et non le bien et le mal qui résultent de l’harmonie ou de la disharmonie, de la consonance ou de la dissonance, dont l’âme ne serait que l’effet. Ni bonnes ni mauvaises, maislibres, les âmes seront encore égales, elles participent à égalité

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– tò íson(93 d 9) – à l’harmonie et à l’intelligible, elles sont également appelées à la chasse de l’Etre. Contre l’élitisme pythagoricien, Platon affirme ici l’égalité des âmes également destinées à se ressouvenir de la vérité qui sommeille en elles. Contre le goût du secret et la nostalgie religieuse de l’initiation, Platon affirme la liberté de pensée qu’aucune Harmonie révélée ne saurait discipliner. C’est à l’esprit autonome de décider par lui-même de ce qui s’accorde et de ce qui discorde et, auteur, de composer seul son Traité d’Harmonie.

2. L’harmonie est un accord ; elle met d’accord .

La pensée est une autorité souveraine, qui questionne – ironise – et contredit, et ne cède pas. L’harmonie veut la paix ; la dialectique est uneguerre de l’esprit avec lui-même. C’est encore la liberté de penser, l’autonomie de l’esprit que, contre le pythagorisme, Platon veut ici souligner. Le musicien veille amoureusement au bon état de sa lyre ; il est le ministre de son instrument. Mais l’âme inversement commande au corps et le soumet à ses raisons. L’angélisme de l’harmonie pythagoricienne planifie les différences : l’âme est accord, elle n’est plus volonté, elle harmonise les tensions, elle n’est plus tension elle-même, elle est apaisement, sérénité et non désir. C’est au contraire le désir et l’élan qui pour le Socrate du Banquet comme du Phédon sont l’essence de l’âme. Loin de se mettre au service du corps comme le musicien à celui de sa lyre, l’âme soumet le corps à ses lois et proclame la souveraineté de son gouvernement. Mieux encore : elle se soumet librement elle-même à la meilleure part d’elle-même, qui est l’intellect s’apercevant lui-même dans la pure clarté de son intériorité. Odyssée, Chant XX : Attendant le moment de la vengeance, dévoré d’impatience et méditant le massacre des prétendants, Ulysse discipline sa colère et contient l’épanchement de son cœur : « Sois patient, ô mon cœur » (94 de).

Avant de passer à l’examen des thèses de Cébès, Socrate compare le couple de Simmias et de Cébès au couple mythologique d’Harmonie et de Cadmos. 95a : « Pour ce qui est d’Harmonie la Thébaine, il semblerait qu’elle nous soit devenue propice (…) Mais pour Cadmos, comment allons-nous nous le concilier ? » Socrate-Thésée se tourne donc vers Cébès-Cadmos. Cadmos, fondateur de Thèbes, est une sorte d’anti-Thésée, sauveur d’Athènes. Guerrier farouche, Cadmos tua le dragon qui gardait la source d’Arès, et de ses dents semées naquirent des guerriers : les Spartoi – « hommes semés » – qui s’entretuent – cinq seulement survivront. A l’origine de la cité d’Athéna, le meurtre du Minotaure ; à l’origine de Thèbes, une obscure et sanglante guerre civile. Pour se purifier du meurtre du dragon, Cadmos sert Arès pendant huit ans comme esclave. Arès, dieu de la guerre, du carnage et du sang. La cité ne sortira de la violence des origines qu’avec les noces – auxquelles assistent tous les dieux – de Cadmos et d’Harmonie, fille d’Aphrodite. La civilisation naît ainsi du mariage de l’humeur guerrière et de la grâce d’harmonie. C’est ainsi que Simmias, superficiel et inattentif, mais soucieux d’harmonie, tempère l’esprit sombre de Cébès, hanté par les revenants et possédé par le fantôme du Croquemitaine. Le trait n’est pas psychologique. Il définit sans doute deux interprétations, contemporaines de Platon et également issues du pythagorisme : l’une, esthétique, célèbre la beauté des apparences et l’harmonie des proportions ; l’autre, tragique, souligne l’abîme qui sépare la condition des mortels de la beauté de l’univers immortel et des astres incorruptibles.

Critique de la thèse de Cébès

Position du problème Socrate commence par rappeler la thèse de Cébès que la critique de Simmias aurait pu faire oublier. Ce « résumé » souligne tout particulièrement deux points : 1- Cébès considère l’âme comme une chose matérielle : « une âme est une chose qui dure assez longtemps » 95c, donc un corps qui viendrait s’ajouter au corps pour restaurer le tissu organique. L’âme tisserande de Cébès n’est au fond rien d’autre que le processus de mitose ou division cellulaire. Matérielle et naturelle – appartenant donc au monde de lagénération et de la corruption, c’est-à-dire à la « cause qui, d’une manière générale, préside à la génération et à la corruption » 95e, l’âme est alorsentropique – seul le mouvement astral est éternel – et s’épuise progressivement : « épuisée à force de vivre cette vie, l’âme devrait, lors de ce qu’on appelle "mort", finir par périr » 95d. Pour réfuter Cébès, il sera donc essentiel de distinguer la pensée – qui est l’acte propre de l’âme – de la matière, ou substance corporelle ; ou bien encore de distinguer les causes intelligibles des causes sensibles ou matérielles. 2- Socrate souligne avec un malin plaisir combien la peur – et non l’amour de la pensée (philologie) ou de la connaissance (philosophie) – motive la réflexion de Cébès. 95b : « Baisse le ton, de peur que le mauvais œil (baskaia, envoûtement, fascination, terme magique d’origine thrace) ne mette en déroute le raisonnement avenir ». 95d : « … cela ne ferait aucune différence quant à la peur qu’éprouve chacun d’entre nous ; car il est normal, à moins d’être insensé, d’éprouver cette peur… » (phobeisthai,phobos). Plus loin, Socrate réussira même à faire rire Cébès le Mélancolique en le plaisantant ironiquement sur sa peur : « Est-ce que tu n’aurais pas peur (de dire que « celui-ci est plus grand que cet autre de la tête »…) ? – Alors Cébès, en riant : « Moi ? dit-il, comment donc ! » (101b). Egalement 101cd : « Mais toi, tu dois avoir, comme on dit, peur de ton ombre… ». Platon veut ainsi nous faire entendre que, si Cébès n’est pasmisologue (il veut savoir et ne hait pas la pensée), il est toutefoislogophobe : il craint la pensée, et appréhende le combat avec l’inconnu, ou avec l’hydre de Lerne. C’est pourquoi, avant de commencer, Socrate l’engage au combat spirituel : « Notre affaire, c’est d’aller, comme dans Homère, au corps à corps avec l’adversaire » 95b.

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Convaincre Cébès, ce sera donc le convaincre de la joie de penser, et de chercher pour soi-même. La santé de l’âme se mesure à sa fécondité maïeutique, et il n’y a pas d’autre remède (pharmakon) à la mélancolie que l’exercice du « connais-toi toi-même ». Mieux encore : une idée vraie est toujours une idée joyeuse, puisque portée par l’élan de la réminiscence. La pensée célèbre la joie d’une perpétuelle naissance – régénération et non épuisement – et l’âme, dont l’acte est la pensée, est principe de vie, et élan inépuisable.

Autobiographie socratique Anaxagore et le matérialisme : la révolution platonicienne. « Un jour, j’entendis la lecture d’un livre dont l’auteur était Anaxagore » (97bc). Le destin d’Anaxagore préfigure celui de Socrate : malgré la protection de Périclès, il sera exilé d’Athènes à la suite d’un procès pour impiété. Anaxagore de Clazomènes (proche de Smyrne), physiologue ionien. Platon se fait ici historien de la philosophie : parmi tous les physiologues présocratiques, le plus platonicien est encore Anaxagore. La cosmologie d’Anaxagore est en effet la première qui comprend l’insuffisance de l’explication physicaliste (« je fus pris d’un appétit extraordinaire pour cette forme de savoir qu’on appelle "science de la nature" », peri phuseôs historian : 96 a) : elle ne rend compte de ce qui est que par la combinaison des éléments (eau, terre, air, feu), ou des qualités (froid, chaud, humide, sec…), et jamais par la signification,ou par la raisonqui le fait être. La physique – qui ne reconnaît, comme Cébès, d’autre réalité que celle de la matière – répond peut-être à la question « comment ? », mais ne répond jamais à la question « pourquoi ? ». Anaxagore commence d’entrevoir, bien que d’un point de vue strictement physique (connaissance de la nature, et non de la connaissance elle-même) l’insuffisance de l’interprétation physiologique : pour que le monde, pour que l’existence ait un sens – pour que soit réfuté le sentiment de l’absurde qui fait Cébès mélancolique – il faut qu’il soit l’œuvre d’une « intelligence » ou « esprit » –noûs –, c’est-à-dire d’une cause finale et non simplement mécanique : « S’il en est ainsi, si c’est l’intelligence qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses et disposer chacune de la meilleure manière possible » (97c). « Meilleur » ne signifie pas ici que Platon va désormais s’employer à montrer que la disposition de l’univers correspond à celle du meilleur des mondes possibles : le meilleur, pour l’âme, ce n’est pas l’intelligence du monde, mais la connaissance de soi. Il faut plutôt comprendre qu’avec Anaxagore commence le renversement platonicien qui se détourne du sensible et se convertit vers l’intelligible : ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, ce n’est pas sa constitution matérielle mais l’Idée (eidos, « idée » plutôt que « forme ») qui se réfléchit en elle, à laquelle elle participe : la vraie cause est intelligible et non matérielle. C’est ainsi que Socrate est en prison par l’idée qu’il se fait de sa mission, c’est-à-dire par la signification qu’il veut donner à sa propre mort, et non parce que ses os et ses muscles sont disposés de telle et telle façon (98 c-e). C’est ainsi encore que cette chose est belle ni par les couleurs ni par les matériaux qui la constituent, mais par l’idée de la beauté qu’elle exprime : la vraie question que pose la beauté n’est pas celle de sa fabrication technique, mais celle de sa signification. La physique esquive la question du sens en se limitant à la seule mesure de la quantité : elle ne connaît pas les êtres par la raison de leur forme propre, mais en les comparant extérieurement du seul point de vue abstrait de la quantité. Aussi dira-t-elle, « d’un homme grand placé à côté d’un petit, qu’il était plus grand juste de la tête » (96 de) ; mais la beauté, celle du corps comme celle de l’âme, est une proportion parfaite, à laquelle on ne peut rien ajouter ni rien retrancher,summetria que sa qualité définit, non la simple quantité. L’essence définit l’existence par elle-même, c’est-à-dire par la signification de sa forme propre, et non par comparaison avec une autre chose. C’est ainsi que je ne dis rien de Simmias quand je dis qu’il dépasse Socrate, ni de Phédon quand je dis qu’il dépasse Simmias. L’énoncé « Simmias dépasse Socrate » ne formule pas ce qu’il est en vérité » (102 bc). De même, pour comprendre comment une chose peut demeurer la même en devenant une autre – par augmentation ou par diminution – il ne suffit pas de lui ajouter ou de lui ôter telle quantité de matière : il faut encore comprendre comment, plus grande ou plus petite, elle forme un tout qui ne se réfère qu’à lui-même, et comment elle participe à une proportion intelligible qui lui donne forme et signification. C’est le devenir de cetteproportion – ou idée – qui fait véritablement question, et non la variation de la quantité de matière, « lorsque la nourriture fait que de la chair vient s’ajouter à la chair et de l’os aux os » (96 cd). C’est pourquoi il faut repenser l’immortalité de l’âme et tenter, comme le dit ici Socrate, o deuteros plous, « une seconde navigation » (99 d). Comprendre : un changement radical de cap. Pour atteindre le temple d’Apollon, la trière socratique voguait jusqu’à présent vers le couchant : l’âme était interprétée comme une réalité matérielle – donc corruptible et entropique – et non encore envisagée du point de vue de l’intelligible, dont la définition sera la tâche de la République. Elle vogue maintenant vers l’orient : l’âme sera désormais envisagée comme une idée et non comme une chose, comme une signification et non comme un objet dont on analyse la composition. En d’autres termes, il s’agit de substituer à l’étude de l’âme, l’étude de l’idée de l’âme, c’est-à-dire la raison qui la fait être ce qu’elle est, et le sens même de son existence. L’idée de l’âme, c’est-à-dire l’idée que l’âme se fait d’elle-même, ou idée de l’idée, c’est, selon Platon, la réminiscence : l’âme est vivante, elle est le principe de la production des idées et de l’engendrement du sens. L’âme n’est une âme que lorsqu’elle est soulevée par l’élan de la découverte, transportée par la joie de la pensée. L’âme s’élève ainsi à la connaissance de son essence – c’est-à-dire à l’Idée d’elle-même – par l’expérience de la maïeutique, dont Socrate est le ministre. Sa vigueur est croissante, à l’inverse de ce que soutient Cébès, qui accable l’âme d’un labeur épuisant et absurde. Tant que n’est pas opérée cette révolution – ou changement de cap – que prépare le meletê

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thanatou, l’âme, inconsciente d’elle-même, se prend pour un objet : « Est-ce le sang qui est cause que nous pensons ? Ou l’air, ou le feu ? Ou bien encore n’est-ce rien de tout cela, mais plutôt le cerveau ? » (96b). L’âme se méconnaissant elle-même imagine qu’elle pense avec le cerveau. Elle ne sait pas encore qu’il est obscur et confus de dire d’elle-même qu’elle pense avec le cerveau, et clair et distinct d’affirmer qu’elle pense avec des idées. Nous comprenons maintenant, par le renversement platonicien qui substitue la question du sens à la question du fait, que c’est l’âme et non le cerveau qui pense. Cf. Descartes, Dioptrique, discours sixième : « c’est l’âme qui voit et non pas l’œil ». Voyez Roland Barthes, Mythologies, « Le cerveau d’Einstein ». « Il y a là deux choses bien distinctes : ce qui, réellement, est cause ; et ce sans quoi la cause ne pourrait jamais être cause » (99 b). C’est pourquoi l’âme doit être connue par l’idée de l’âme, et non par le cerveau, ni par le feu, ni même par les feux follets, « qui traînent à l’entour des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions, ombres portées d’âmes, et simulacres » (81d). Dès qu’elle méconnaît en elle l’immortalité de la réminiscence, l’âme ne peut s’appréhender que comme une chose mortelle, et ne se penser que par les hallucinations qui hantent les cimetières. Dès qu’elle se détourne de la pensée, et de sa puissance maïeutique, l’âme laisse la mort s’insinuer en elle. Ce renversement méthodique – ou « seconde navigation » – Platon l’exprime par une image, qui peut prêter à confusion si on la réfère mécaniquement au mythe de la caverne : « ceux qui observent une éclipse de soleil » deviennent aveugles s’ils l’observent directement, mais ne perdent pas la vue s’ils l’observent par réflexion (dans l’eau, ou par un autre moyen) : 99 de. Le soleil éclipsé figure la chose sensible, qui n’est pas la beauté elle-même, mais l’image de la beauté éclipsée par la présence matérielle de la chose, qui néanmoins participe plus ou moins à l’Idée de la Beauté. Observer directement les choses sensibles, c’est se laisser fasciner par leur présence – qui « met en déroute » la pensée, comme médusée par un « mauvais œil » ; on en perd la vue, et l’intelligence, et l’on retombe en deçà d’Anaxagore. Observer par réflexion les choses sensibles, c’est les considérer à la lumière de l’Idée à laquelle elles participent, c’est les envisager dans la perspective de l’intelligible. C’est leur donner sens. C’est ainsi que l’univers que décrivent les physiciens est à la fois un monde absurde – privé de sens – et un monde sans âme. Pour échapper au non-sens, l’âme se réfugie alors non du côté de la présence sensible, mais « du côté des raisonnements – eis tous logous kataphugonta – et, à l’intérieur de ces raisonnements, elle examine la vérité des êtres – tôn ontôn tèn alêtheian » (99e). On peut alors dire en effet que c’est par le beau que les choses sont belles ; que c’est par sa grandeur propre, la proportion de l’ensemble, qu’une chose grande est grande ; et qu’enfin c’est par son acte propre – la réminiscence – qu’une âme est une âme : « Tu t’époumoneras à proclamer que tu ne connais aucune autre manière pour chaque chose de devenir quelque chose que d’en venir à participer à la manière d’être propre de chaque réalité dont elle vient à participer » (101c). Importance cruciale de ce passage qui rend compte de la révolution philosophique – substituer la question du sens à la question du fait – tout comme de la vocation philosophique : la question du sens est à l’origine de la rupture accomplie par Socrate (biographie de Socrate, ou de Platon ?). C’est sans doute pour mieux marquer cette « période », que Platon fait à nouveau intervenir Echécrate – non sans ironie par ailleurs : « c’est étonnant comme cet homme-là a réussi à rendre lumineux tout ce qu’il disait, et même, à mon avis, si on n’est pas très intelligent » (102a)… Echécrate, auditeur enthousiaste mais un peu emporté, était accablé après la double objection de Simmias et de Cébès, et le voilà remonté par le retournement socratique. Les objections conduisaient le dialogue dans une impasse ; la révolution platonicienne ouvre une autre voie, une autre « navigation ». Echécrate, revigoré par ce renversement de situation, s’apprête à prendre un nouveau départ, se prépare pour une nouvelle traversée. Retour en arrière : une fois bien comprise la signification du renversement platonicien, le passage difficile (101 de) concernant les questions de méthode ne pose plus de vrai problème : il faut comprendre par hypothèse – hupothesis – non la base ou postulat de la démonstration, mais l’Idée – à la fois forme et signification – dont la chose est l’expression sensible. L’analyse doit alors continuer à la lumière de cette interprétation, jusqu’à se soit épuisée la puissance maïeutique de l’Idée : « …examiner si toutes les affirmations qui, sur son élan (celui de l’Idée ou signification hypothéquée), en ont procédé, sont mutuellement consonantes ou dissonantes », allèlois xumphôei è diaphônei (101d) ; et si, continue Socrate, « on exige de rendre compte de l’hypothèse elle-même » alors « tu poseras une nouvelle hypothèse, en choisissant celle qui te paraîtra la meilleure… ». C’est ainsi que la définition du sens engendre une régression sémantique infinie. Ainsi les deux miroirs que, dans Le Premier Alcibiade, met en abîme le dialogue philosophique, cet entretien silencieux de l’âme avec elle-même. Car si la pensée, révélée à elle-même dans l’acte de la réminiscence, est toujours et nécessairement pensée de la pensée, alors il faut aussi que cette précession de l’esprit ouvre en lui une régrédience infinie, telle qu’en cette profondeur jamais ne pourra s’épuiser « la chasse de l’être ». C’est en vérité la méthode dialectique, précisée dans la République et dans le Phèdre, qui s’esquisse dans ce passage : la chasse de l’être s’accomplit dans l’élément du langage – dia-logos – en reconstituant l’enchaînement infini des significations, significations de l’Idée, maïeutiques donc, et non significations de l’opinion, tautologiques et stériles. Ainsi la valeur herméneutique de l’Idée se mesure à son « élan » – sa force sémantique – et à la « consonance » qu’elle engendre, à la cohérence du discours.

L’exclusion des contraires En substituant l’Idée à la chose, le sens au fait, l’essence à l’existence, on est conduit à formuler en termes nouveaux la question plus haut développée de la génération des contraires (70c et s.). On se souvient en effet que Socrate avait évoqué « l’antique tradition », palaios logos(70c), en laquelle on avait reconnu l’essence de toute pensée

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mythique – selon laquelle le devenir s’accomplit nécessairement de contraire à contraire, par un cycle inépuisable (sinon l’univers se serait assoupi dans le sommeil d’Endymion). Mais le renversement platonicien rejette l’interprétation mythique et découvre l’interprétation philosophique. Le mythe pense les choses mêmes, l’existence sensible – le soleil éclipsé – et non l’idée de la chose, ni l’essence intelligible – la lumière réfléchie. Or, si le devenir de la chose sensible peut en effet s’accomplir d’un état à l’état contraire (le froid peut devenir chaud, et inversement, le grand devenir petit et inversement), l’essence intelligible au contraire ne saurait être susceptible de transformation : c’est ainsi que le nombre peut devenir pair ou impair, mais que l’idée de la parité, ou son contraire : l’idée de la non-parité, ne saurait se contredire elle-même sans incohérence, ou « dissonance ». A l’inverse de la chose, susceptible de transformation, l’idée – signification ou définition – ne saurait sans incohérence devenir autre qu’elle-même : « elle ne consent pas à être autre que ce que précisément elle était » (102e). C’est précisément parce qu’il n’aperçoit pas l’hétérogénéité de l’existence et de l’essence que l’Anonyme (« quelqu’un prit la parole, lequel exactement de ceux qui étaient présents, je ne m’en souviens pas » : 103a) peut objecter, à la permanence de l’Idée, la génération des contraires. La réponse de Socrate est alors parfaitement claire : la chose – l’existence sensible et singulière – peut certes devenir le contraire de ce qu’elle est présentement ; mais le contraire lui-même, c’est-à-dire l’Idée qu’il exprime, ne saurait devenir, sans contradiction, son propre contraire. C’est ainsi que cette pierre, maintenant chaude, peut devenir froide ; mais l’idée du chaud ne pourra jamais s’identifier à l’idée du froid. « Car à ce moment-là on disait : d’une chose contraire naît une chose contraire ; mais on dit à présent : le contraire, en lui-même, ne peut jamais devenir son propre contraire », auto to enantion eautô enantion ouk an pote genoito (103b). Remarquer que, chez Platon, les pronoms autos, éautou, séautou (de soi-même, par soi-même) marquent toujours le mouvement de la réflexion et le retour sur soi de la conscience de soi (gnôthi séauton). Ainsi la révolution socratique abandonne le monde changeant desexistences – en proie à une perpétuelle métamorphose, et objet d’une connaissance mythique de l’Etre – pour le monde fixe et immobile des essences – non contradictoire et consonant avec lui-même, objet de la connaissance philosophique de l’Etre. Une fois écartée l’objection de l’Anonyme, c’est-à-dire une fois réaffirmé le changement de l’orientation, celui de la « seconde traversée », Socrate en vient à sa démonstration – qui tend à faire de la vie (zôê) l’idée même de l’âme.

L’Âme est la vie La question de l’Idée est aussi, nous l’avons vu, celle de sasignification ou définition. Or toute définition est de la forme : S est P, le verbe marquant la participation du sujet à ses prédicats. Deux cas se présentent : ou bien le sujet est une essence (position d’un sens). Il est alors défini par la nécessaire participation de ses attributs : l’essence du cercle se définit nécessairement par l’ensemble des points équidistants d’un même point fixe appelé centre (et le pair pour la parité). Ou bien le sujet est une existence (constat d’un fait). La participation qui le relie à ses prédicats peut alors être nécessaire – la neige est nécessairement froide – ou contingente – cette pierre, froide, peut devenir chaude. Il existe ainsi des choses sensibles (la neige) ou intelligibles (trois) qui participent nécessairement à une essence – la froideur pour la neige, l’impair pour le trois. Tout ce passage passablement enchevêtré tend à montrer que l’âme– existence donnée en fait, rencontrée par l’expérience révélante de la réminiscence – participe nécessairement de la vie (zôê), qui constitue donc un attribut essentiel, ou caractère nécessaire de son existence. C’est ainsi que l’âme est vivante, comme la neige est froide, ou comme le deux est pair. Une âme morte devient alors une contradictio in adjecto, au même titre qu’un cercle carré, ou qu’une neige chaude. « Il est impossible qu’une âme, quand la mort s’approche d’elle, périsse ; car, d’après ce que nous avons dit, la mort, elle ne pourra pas la recevoir et elle ne sera jamais âme devenue morte » (106b). Une âme n’est une âme que par l’élan de la vie qui la soulève : « Donc une âme, quelque soit la chose dont elle s’empare, vient toujours vers elle en lui apportant la vie (zôê) » (105d). L’âme n’est pas vivante, elle est source de vie, elle est la vie elle-même. Cela peut se comprendre encore par la « méthode » évoquée plus haut (101de) : si toute position du sens – hupothesis – suppose une signification antérieure, alors la quête du sens met l’analyse en abîme et découvre l’infinité intérieure de la pensée. La pensée passe toujours la pensée, elle est produite pour l’infini. Elle n’en n’a donc jamais fini avec elle-même, il n’y a pas de « fin » en elle : dialectiquement, la pensée est appelée, elle s’appelle elle-même à vivre, et à toujours vivre davantage. Qu’est-ce alors que l’âme ? L’origine et la source de l’infinité sémantique, l’élan qui anime le discours, le verbe qui délivre la signification. L’âme est vivante, puisqu’elle est l’activité spirituelle qui donne sens à la chose, qui ne reçoit pas la chose comme un fait – simple quantité de matière qu’il suffit de mesurer – mais l’interprète au contraire à la lumière de l’Idée, donc en tant qu’elle participe au sens, à l’essence vers laquelle elle fait signe. La régression infinie du sens suppose nécessairement la vie de l’âme par l’origine toujours régrédiente du discours, ou raisonnement (logos). L’âme est vivante puisqu’elle est la source inépuisable de la parole, l’élan et la joie de la pensée, le principe actif de la délivrance et de l’enfantement. L’Idée elle-même n’est une idée que lorsqu’elle est vivante, recréée par la réminiscence, et non récitée mécaniquement, élan et non forme (par exemple la diagonale du Ménon, dialectiquement reconnue et non dogmatiquement désignée), découverte première qui donne son élan à l’enchaînement démonstratif. C’est pourquoi Socrate peut dire à Cébès que ce n’est pas par lui-même que le corps est vivant, mais que c’est par l’âme – ou l’intelligence – que le corps s’élève à la vie (105c). Le corps est en effet incapable de se donner à lui-même du sens : ce n’est pas le corps, mais bien l’âme, qui pense et définit l’idée du corps. Inversement, l’âme est le principe originaire de la maïeutique mentale : elle est à elle-même son propre sens, elle

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enfante elle-même l’Idée d’elle-même, elle se connaît elle-même et ne se connaît jamais aussi bien que par la joie de la découverte. Le corps est dépendant : il doit boire et manger pour se maintenir dans l’être, pour s’accroître et diminuer. L’âme est autonome, elle est raison, elle se nourrit d’elle-même, se féconde et enfante par elle-même. Elle est autocréatrice et se suffit à elle-même et, comme les dieux, jouit de sa propre perfection. Le corps peut être doué de vie ; mais l’âme est la Vie elle-même. C’est pourquoi la vie ne saurait être un objet d’étude pour le physicien, ou le « naturaliste » : la vie n’est pas matière mesurable – plasma germinatif ou séquence génétique. Elle n’est pas chose, mais l’élan spirituel qui donne sens aux choses, et origine vivante des Idées. Si l’âme est la Vie, elle ne saurait mourir, pas plus que la neige ne saurait être chaude, ou le trois pair. Quand la mort approche, il faut donc que l’âme quitte la place – un contraire chassant l’autre – et s’enfuie ailleurs : « Ce qu’il y a d’immortel s’éloigne et s’en va, intact et sans corruption, après avoir cédé la place à la mort » (106e). On remarque ici que la mort est pour Platon non la privation de la vie, mais une puissance active, non un simple néant, mais une force contraire à la vie. Quelle est-elle ? L’interprétation demeure ouverte. Ne serait-elle pas la mélancolie qui accable Cébès, la lassitude et le renoncement ? La vie est la joie de la pensée, mais la mort répond à l’attrait du désespoir, elle cède à la tentation de l’absurde. Socrate, proche de la mort, console les survivants et leur enseigne qu’il n’est pas de plus haute valeur que la vie, qui est la joie de penser et la dynamique de l’idée. Où s’enfuit donc l’Âme-Vie quand la mort la repousse et la chasse ? A cette question, le mythe apporte la réponse de l’Hadès, refuge des âmes que la mort a chassées. Que dira la philosophie ? Le mythe socratique qui achève le Phédon laisse le dialogue ouvert : ni certitude ni dogme, mais une image qui ne vaut que par l’idée qui s’y réfléchit, par la signification à laquelle elle « participe ». Il ne faut pourtant pas y voir échec ni renoncement : selon la perspective de l’intelligible, la recherche du sens est infinie et la régression vers l’origine met l’analyse en abîme. Il était donc nécessaire que la réflexion de l’âme sur elle-même – ce retour sur soi qui est un « exercice de la mort » – se conclue sur une ouverture et aboutisse à une énigme. Socrate n’a nullement la prétention d’enseigner la vérité : il ouvre la voie d’une recherche, il indique la direction de la chasse. « Simmias : … il m’est impossible de ne pas éprouver au fond de moi-même une certaine réticence à croire aux affirmations précédentes. Socrate : Non seulement tu as raison de dire cela à leur propos, mais aussi à propos des hypothèses qui nous ont servi de point de départ (…). Si vous explorez ces hypothèses suffisamment à fond, vous pourrez ensuite, j’en suis sûr, aller aussi loin que vous conduira le discours de la raison / la marche du raisonnement – akolouthèsete tô logô(akoloutheô, suivre la route, faire route avec, accompagner) – autant qu’il est possible à un homme de le faire » (107b). Un système physique est toujours clos : rien ne s’y perd, rien ne s’y crée, tout s’y conserve. Mais le système des Idées est toujours ouvert : le sens ne cesse de s’y recréer, et le principe qui le produit, « l’hypothèse » qui le pose, s’échappe, par torpillages, jusqu’à l’infini.

V- Le Mythe Le dialogue de Platon s’achève dans la poésie énigmatique du mythe, chant du cygne et dernière ironie de Socrate. Il en va de même à la fin du Gorgias comme à la fin de la République, deux dialogues où le mythe final a la valeur – comme dans le Phédon – d’une descente aux enfers. Il est vrai que le mythe du Phédon est bien davantage la description du paradis terrestre – la vraie Terre – ou bien encore celle du Purgatoire du lac Achérousias, que celle des Enfers. N’en déplaise à Jacques Le Goff, le purgatoire, on le voit ici, n’est pas une invention médiévale. Paradis, Purgatoire, Enfer : le mythe final du Phédon est l’interprétation platonicienne de la Divine Comédie. Ce n’est pourtant qu’un mythe « Certes, prétendre à toute force qu’il en va exactement comme je viens de le dire, cela ne convient pas à un homme qui a quelque intelligence » (114d). Le mythe, faute de mieux, substitue du moins un récit plein de sens au silence de la mort, énigme à jamais irrésolue. Voyez l’ironie qui conclut le mythe final du Gorgias, celui du Jugement infernal : « Bien sûr, il n’y aurait rien d’étonnant à mépriser ce genre d’histoire, si, en cherchant par ci, par là, nous pouvions trouver quelque chose de mieux que cette histoire, et de plus vrai. Mais en réalité, tu vois bien qu’à vous trois, toi Calliclès, et Polos, et Gorgias, vous qui êtes les plus sages des Grecs d’aujourd’hui, vous n’avez pu démontrer qu’on doit vivre une autre vie que celle dont j’ai parlé… » (527ab). L’immortalité n’est qu’un pari (91b). Socrate n’ignore pas qu’il court un risque. Mais, ajoute-t-il, c’est un beau risque – kalos kindunos – (114d), un risque qui vaut la peine d’être couru.

1- Le chemin de l’Hadès A l’inverse du dogmatisme tragique (Télèphe, héros d’une pièce perdue d’Eschyle : 108a) qui fait parler l’au-delà et, par la bouche des prophètes, prétend deviner et connaître la venue de la mort, l’ironie philosophique, privée d’oracle, ne sait plus discerner où conduit le chemin de l’Hadès. Aux yeux de Socrate, il n’est « ni simple ni unique, le chemin qui emporte vers l’Hadès » (108a). On y trouve en effet « des bifurcations et des circuits en grand nombre » (ibid.). Hécate – Hekátê – déesse infernale, préside aussi aux carrefours où l’on dresse sa statue, sous la forme d’une femme à trois têtes : l’une regarde le passé, l’autre le présent, la dernière l’avenir. Le philosophe n’a que deux yeux, et n’écoute d’autre oracle que celui de sa pensée. N’étant plus devin, sa méditation s’égare dans cette succession de carrefours – « le chemin qui conduit à l’Hadès » – où l’intelligence perd la piste qui conduit à l’immortalité. Une succession de carrefours, cela se nomme un labyrinthe : le labyrinthe est le chemin qui conduit aux Portes de la Mort. Minos, juge des Enfers (cf. Gorgias) ne fut-il pas aussi le constructeur du labyrinthe ? Et Socrate lui-même ne prétend-

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il pas descendre de Dédale (Premier Alcibiade) qui fut l’ouvrier du labyrinthe ? Plus nous approchons de la limite, plus le discours, et sa méthode, sont difficiles : il faut à la limite un effort infiniment grand pour progresser d’une distance infiniment petite. Qu’est-ce qu’un labyrinthe, sinon une marche indéfiniment retardée, par méandres et chicanes ? Et le labyrinthe de la pensée est sans issue, ni centre : l’énigme silencieuse de la mort demeure son horizon indépassable. Dans le récit du mythe, Socrate abandonne ses compagnons et s’avance seul à la rencontre du Minotaure. A chaque carrefour, il tire aux dés son chemin et chaque fois parie pour l’immortalité. Socrate, à la fois Dédale et Thésée, se laisse « guider » par l’âme purifiée – l’âme qui s’exerce à la mort et, se recueillant en son centre, fait ainsi l’expérience de son immortalité. Pour s’avancer dans le « dédale », il faut surmonter la peur du Croquemitaine : pour l’âme qui s’est exercée à la mort, Hadès est un sage et Minos, juge d’Enfer, « s’entretient tous les neuf ans avec Zeus pour se faire instruire par le plus sage des Sages » (Minos,dialogue suspect : 319c). Si la tradition prétend de Minos qu’il est « sauvage, cruel et injuste » (id., 318d), c’est par la faute des « poètes tragiques » qui imaginent la mort, et ne la pensent pas. « Dans la tragédie, ajoute le Socrate du Minos ou Sur la loi, nous nous vengeons de ces fameux tributs que Minos nous contraignit à payer » (321a). Le théâtre imaginaire de la Mort se paie au prix des sacrifices humains : apaiser l’angoisse en faisant mourir. Le mythe philosophique veut purifier cette violence. Distinguons donc un labyrinthe d’imagination – la caverne qui descend vers les ombres – et un labyrinthe de méditation – le chemin qui conduit à l’immortel. L’âme souillée, fascinée par les apparences, erre et s’égare dans le premier : « elle erre, solitaire, dans le plus grand désarroi » (108c). L’âme divertie est une âme en peine. Mais l’âme purifiée par la conversion philosophique est un bon guide : en cette navigation, le meilleur compas est celui de la raison, et la conscience de soi est le meilleur éclaireur. Chez Homère, tous les morts sont logés à la même enseigne, âmes traînantes et gémissantes (chant XI). Pour Platon au contraire, les lieux sont différents, et les résidences infernales, comme les chemins qui y mènent, ne sont pas de même nature. Pour chaque âme, selon le degré de sa pureté ou de son impureté, il existe ainsi un lieu qui lui convient : – plongée, comme les poissons, dans l’océan des phantasmes :âme fascinée. – dans la zone intermédiaire, flottant à la surface entre opinion et connaissance : âme réminiscente. – sur « la Terre qui est véritablement la Terre » (110a), dans la lumière impeccable de l’Ether : âme savante. Les trois lieux de l’outre-tombe – où conduit le labyrinthe de l’Hadès – se succèdent donc selon les degrés de la paideia ou de l’ascension de l’âme vers la connaissance. Dans la mer : l’eau où se noie l’imagination. Au bord de la mer : l’air et les brumes où s’éveille la réminiscence. Dans l’air des cimes : l’éther où l’esprit contemple la vérité évidente, éclatante, brillant de tous ses feux et de toutes ses couleurs.

2- La Terre L’ensemble de ces trois lieux fait la Terre, où nous vivons. L’au-delà serait donc, chez Platon, la terre et non le ciel. Le Phèdre – dialogue sur l’Amour – donnait lieu à un mythe cosmique sur les cieux et les étoiles. LePhédon – dialogue sur la Mort – s’achève par la description fabuleuse decette Terre. Le voyage dans le labyrinthe est d’abord une exploration de la terre, puis une descente au centre de la terre. Platon ne suggère-t-il pas ainsi que ce monde est l’Autre Monde, et que le vrai Paradis est terrestre ? Pour les Grecs – selon lesquels le monde connu se limitait aux bords de la Méditerranée – la terre contenait encore polloì thaumastoì tópoi, « beaucoup de lieux merveilleux » (108c). 108c-109a : la terre est une sphère au centre du cosmos ainsi stabilisé en ce point d’équilibre. Pas besoin d’Atlas : la terre se soutient elle-même dans le milieu du monde. Cette cosmologie vient d’Anaximandre, physicien ionien : la terre ronde se pose au centre du ciel comme l’agora au centre de la ville quand, vers le VIe siècle, la cité devient autonome politiquement et constitutionnellement gouvernée. (Vernant,Origines de la pensée grecque).

a- La Terre d’En-bas La mer et ses rivages : le monde grec est le monde méditerranéen qui s’étend « du Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule » (109b), c’est-à-dire de la Mer Noire jusqu’au détroit de Gibraltar. Ce monde, tout le monde connu, n’est pourtant qu’une flaque d’eau et les Grecs sur le rivage sont « comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marécage » (109b). Ironie philosophique, ou point de vue de Saturne, celui de Micromégas ou de Gulliver. L’âme ailée de Socrate – l’homme oiseau – contemple la Terre depuis les hauteurs du monde intelligible : « Si l’un de nous parvenait jusqu’aux cimes de l’air, ou si, pourvu subitement d’ailes, il s’envolait… » (109e). L’homme-oiseau, qui contemple dans l’éther, s’oppose à l’homme-poisson, dont la vision est brouillée par l’eau du bourbier. Socrate ironise l’épopée : les Grecs d’Homère sont des héros, ceux de Platon de minuscules fourmis affairées. Périclès, exhortant les Athéniens au début de la guerre qui les opposait à Sparte, faisait l’éloge de la mer, formidable ouverture sur l’extérieur sans laquelle l’impérialisme athénien n’aurait pas connu l’expansion que l’on sait (Thucydide, I, 143). Platon, qui rêve d’une cité pure et close sur elle-même, condamne la mer. Lacédémone – au milieu des terres – a fini par l’emporter sur Athènes. L’eau de la mer est impure : elle corrode et salit tout. Athènes s’est laissée embourber dans la mer. La terre est un corps creusé et corrompu par la mer : elle est d’autant plus pure qu’elle s’éloigne de l’eau, brumes ou vapeurs, et monte vers le ciel dans la pure lumière de l’Ether. Dans l’Odyssée, la mer est le lieu des enchantements et des apparitions. Mirages et magies : Calypso et Circé sont habitantes des îles. La mer est le royaume de l’imagination, non de la raison. La mer est, pour la cité, la constante tentation de la démesure. Lois IV, 704

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et s. : en développant le commerce, la mer corrompt la cité : « En l’infectant de commerce et de trafic en détail, en implantant dans les âmes des mœurs instables et malhonnêtes, elle enlève à la cité la confiance amicale en elle-même » (705a). Chacun le sait : les ports sont mal fréquentés. De plus, la mer développe une marine démocratique, soldatesque turbulente et versatile, « des gens de toute espèce et peu recommandables » (707b). Et si Marathon a rendu les Grecs meilleurs, Salamine les a rendu plus lâches (707c). La mer se trouve même associée, dans le Phédon, à cette image du Bourbier dont on sait qu’elle a sa place en Enfer (69c) : « Dans la mer, rien ne pousse qui mérite qu’on en parle, rien non plus n’a une forme – comment dire ? – accomplie : tout n’est que roche creusée, sable, masse informe de vase impraticable et, dans les endroits où la terre se mêle à la mer, bourbier » (110a). Platon, terrien, amoureux du fixe et de l’exact, considère avec dégoût l’élément mouvant et informe de l’eau. Ainsi l’âme, enlisée dans le devenir, désire passionnément s’en arracher et prendre son essor vers l’immortel. En 108d, Socrate fait par deux fois allusion au secret de Glaucos : on ne peut s’empêcher, bien que le sens ne soit sans doute pas le même, de penser à l’image célèbre de République X (611b – 612a). Ne sommes-nous pas dans l’air comme les poissons sont dans l’eau ? Que verrions nous « une fois émergés et la tête levée hors de cette mer et tournée vers le lieu où nous sommes, à quel point ce lieu se trouve être plus pur et plus beau que celui où il vit avec les siens » (109d) ? Que verrait l’âme de Glaucos, « si, soulevée par un noble élan, elle surgissait de la mer où maintenant elle se trouve, et secouait les pierres et les coquillages qui la couvrent à présent » (Rép. 611 e) ? Ainsi le captif qui s’arrache à la caverne, ou le cocher de l’âme aux confins de l’Empyrée passant d’une tête la limite du monde, et contemplant au-delà la perfection des formes immortelles. Il existe donc une autre Terre – une vraie Terre – que nous n’apercevons pourtant qu’à travers l’eau du devenir et les brumes de l’imagination, « la Terre qui est véritablement la Terre » (110a).

b- La Terre d’En-Haut Platon décrit ici le Paradis Terrestre, le Royaume d’Utopie, le Pays de Cocagne. C’est seulement au XVIe siècle – avec la Contre Réforme – que le mythe du Paradis Terrestre est dénoncé par l’Eglise. Pour nous autres modernes, tous les lieux se valent, plus de terres inconnues ni de contrées merveilleuses, sinon dans la mythologie de pacotille des agences de voyage. Le merveilleux s’est exilé dans l’espace et la fable de l’utopie est devenue science-fiction. Quel est donc le paradis platonicien ? C’est le royaume de l’Evidence, le plein soleil de la Vérité. Paradis optique etchromatique : intensité de la lumière, pays de la couleur « éclatante » et « pure » (110c) : pourpre, dorée, blanche. Pas de noir, ni de gris, mais des couleurs intenses et lumineuses. Le Paradis répond à l’attraction solaire qui s’exerce sur la mythologie et l’imaginaire platoniciens. Les saisons y sont plus tempérées que chez nous (111b). Mais il faut plutôt supposer que, sur la Terre d’En-Haut, règne un éternel été. Le Paradis est fertile : au jardin d’Eden pas besoin de travailler. Il suffit de lever la main pour cueillir les fruits : « Tout ce qui pousse, pousse en proportion : arbres, fleurs, fruits aussi » (110d). Tout y est égal et exact, le phénomène y ressemble davantage à l’essence, la forme à l’Idée, les rochers sont lisses et transparents, les pierres sont des gemmes – sardoines, jaspes, émeraude – (110d). On croira longtemps encore, et pendant tout le Moyen-âge, que les pierres précieuses sont des morceaux de Paradis, ou bien des fragments d’étoiles tombés du ciel. Le paradis platonicien, icône mythique de la connaissance, est aussi le pays de la Beauté : la Beauté est la proximité de l’Idée sous le masque de l’apparence, elle est l’évidence phénoménale de la vérité. Pour une philosophie de la contemplation, le Paradis est le spectacle de l’Evidence : « Et tout cela se déploie au grand jour dans l’évidence de sa nature, avec luxuriance et magnificence en tous les endroits de cette Terre-là, si bien que la regarder est un spectacle fait pour des spectateurs bienheureux » (111a). En ce lieu d’évidence où l’intelligible se fait visible, le mur disparaît qui, dans le théâtre mental de la caverne, sépare les mortels des immortels et les hommes des dieux. Lalumière est l’élément du connais-toi toi-même, comme l’eau est l’élément de l’inconscience. Connaissance immédiate et intuitive : au paradis, la vérité saute aux yeux. Dans le « creux » que nous habitons, le pays des philosophes où l’âme se lance à la chasse de l’Etre, les dieux se taisent ; mais au Paradis, « ils entrent en communication avec les hommes » (111bc). La connaissance est poétique, non dialectique, saisie immédiate du Vrai, « par oracles et prophéties » (111b).

c- Le Monde Souterrain Après l’apogée, l’hypogée. Le mythe plonge dans les entrailles de la Terre, dans les canaux qui la parcourent, comme dans les veines et les artères d’un organisme vivant. Si le paradis est le royaume de l’extériorité et de l’apparence, le mythe explore maintenant le plus intérieur, il voyage au centre de la Terre, dans les Enfers – Inferii – lieux souterrains, inférieurs. Platon se livre alors à une fabuleuse anatomie géologique, il ouvre le corps de l’animal Terre, il ausculte le battement de son cœur : « Tous ces mouvements de montée et de descente, c’est une sorte d’oscillation existant à l’intérieur de la Terre » (111e). Le flux et le reflux des marées trouvent leur principe dans le centre de la Terre. Platon n’est pas bien loin ici du poème cosmologique d’Empédocle d’Agrigente selon lequel le perpétuel brassage des éléments manifeste le conflit de l’Amour et de la Haine, de l’attraction et de la répulsion. Pour Empédocle comme pour Platon, la Terre est animée par une sorte de rythme vital. L’eau, en refluant, chasse l’air, et la Terre respire sous l’effet de ce souffle : « c’est comme dans la respiration : on expire, on aspire, et le souffle ne cesse d’aller et de venir » (112b). Le centre vital du rythme terrestre, le cœur battant de la Terre, c’est alors le Tartare, gigantesque fleuve souterrain qui s’enfonce dans les entrailles de la Terre et la traverse de part en part. Principe de

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mort et de vie, qui retient les damnés et délivre ceux qui sont susceptibles de rachat, il est le balancier du rythme fondamental et la pulsation vitale de la planète, la source de tous les fleuves, l’abîme de tous les effondrements (112a). Tantôt son eau se répand sur la Terre – « produisant ainsi mers, lacs, fleuves, sources vives » (112a) – tantôt elle se précipite dans l’abîme jusqu’au centre de la Terre : « Dans un sens comme dans l’autre, la descente n’est possible que jusqu’au centre de la Terre, et pas plus loin » (112e). Toute la cosmologie mythique de Platon est ainsi orientée vers le centre : la Terre est au centre du monde et l’eau reflue vers le centre de la Terre, centre du centre et source vive du Rythme Universel. Quatre fleuves auxiliaires – soient deux couples contraires – accompagnent et compliquent l’oscillation centrale du Tartare. – Deux fleuves en anneaux : Le cercle est ici symbole de constance et de régularité. Le fleuve dont le cours est circulaire est un fleuve mesuré et discipliné, qui limite et modère. Tel est, d’une part, le fleuve extérieur de l’Océan : il coule à la surface de la Terre et dessine l’ultime limite du monde. Tel est encore le fleuve intérieur et souterrain de l’Achéron : les juges des Enfers livreront à l’Achéron « ceux dont on juge que leur vie se situe dans la moyenne » (113d). Il coule en sens inverse de l’Océan, « il traverse des lieux désertiques et son cours souterrain le conduit au lac Achérousias », bassin de stagnation dans le système de l’écoulement des eaux. C’est sur le lac Achérousias que la barque de Charon emporte les âmes des morts au pays de l’Hadès. Sorte de Purgatoire, lieu intermédiaire où séjournent les médiocres, où stagnent quelque temps ceux dont la vie même fut comme une eau stagnante : ni très bons, ni très méchants. Là, pataugent les tièdes, que vomissent les fleuves des Enfers. – Deux fleuves en spirale : Le cercle de l’anneau est constant et mesuré. Mais la volute de la spirale est tourbillonnaire et désordonnée. Fleuves extrêmes et furieux, de feu et de glace, qui s’enroulent dans la Terre comme les serpents de la damnation : « s’enroulant comme des serpents une ou plusieurs fois autour de la Terre » (112d). C’est en premier lieu le Pyriphlégéton (littéralement : « le feu brûlant »). C’est lui que les volcans crachent sous forme de lave. Peut-être symbolise-t-il la violence et la flamme de la passion. Y sont jetés les parricides, qu’emporte une fureur aveugle (113e-114a). C’est en second lieu le Styx ou Cocyte (stux : froid glacial ; kôkutos : lamentations). Il incarne, semble-t-il, la Haine : stugeô signifie « je hais », « j’ai en horreur ». Les deux tourbillons inverses du Styx et du Pyriphlégéton représentent tous deux la violence passionnelle, l’une brûlante, l’autre glaciale. L’enfer chrétien n’a retenu que le feu ; celui des Grecs était de glace et de feu. Platon ne dit pas, de ces deux tortures, laquelle est la pire : elles sont exactement symétriques et inverses. Des deux fleuves, il semble cependant que le Styx soit le plus redoutable. Les dieux mêmes le craignent et prêtent serment par son eau : le parjure tombe inanimé, sans souffle, pendant un an, et ne peut revenir parmi les dieux qu’au bout de dix ans (Grimal, Dictionnaire de la mythologie, article « Styx »). Les deux fleuves se jettent également dans le lac Achérousias – aux deux extrémités opposées – mais ne mêlent pas leurs eaux (113c). Ainsi, qu’elle soit extériorisée (la flamme) ou intériorisée (la glace), la violence passionnelle envoûte également l’âme et la détourne de la méditation. Selon une interprétation orphique mentionnée par Olympiodore (néoplatonicien alexandrin du VIe siècle) dans son commentaire du Phédon, les quatre fleuves des Enfers platoniciens correspondent aux quatre éléments et aux quatre directions du ciel (Dictionnaire des mythologies, sous la direction d'Yves Bonnefoy, I 350a). Même opinion formulée par Proclus, dans son commentaire du Phédon (Monique Dixsaut, Phédon, GF, note 359, p.406). Pourtant, la géographie des Enfers platoniciens est bien davantage un traité des passions de l’âme qu’une physique des éléments. Le mouvement de marée du Tartare, les cercles de l’Océan et de l’Achéron, le feu et la glace du Pyriphlégéton et du Styx, figurent l’instabilité d’une âme exorbitée, chassée de son centre – qui est le site de sa réminiscence – et précipitée par démesure dans les extrêmes. Il n’y a de repos que sur la Terre d’En-Haut, où l’âme jouit de la vision des formes immortelles, et accroît son savoir.

3- Le jugement des morts Le système des eaux infernales est composé de deux fois deux fleuves. Mais le système des peines infernales ne met en jeu que trois fleuves, et délaisse l’Océan qui ne joue ici que le rôle neutre de la limite. En l’un ou l’autre des trois fleuves, sont jetés les coupables selon le degré et la nature de leur faute. 113d : « Ceux dont on juge que leur vie se situe dans la moyenne sont acheminés vers l’Achéron ». 114a : les meurtriers sont jetés au Cocyte, les parricides (« ceux qui ont commis des actes de violence envers leur père ou leur mère ») au Pyriphlégéton. Quant aux incurables – profanateurs des lieux sacrés ou récidivistes du crime (113) – ils sont livrés au Tartare, et demeurent à jamais prisonnier du flux et du reflux. Il y a là peut-être un souvenir de certaines peines archaïques, le condamné étant jeté, pieds et mains liés, dans un fleuve. Ainsi se dessine l’ébauche d’un système pénal : avec l’établissement de la cité, on passe d’un droit d’exorcisme – purification magique de la souillure – à un droit de responsabilité – où la peine est en proportion de l’intention, et vise à corriger tout autant qu’à châtier. Sur ce point, le rite de disculpation que propose ici Platon est tout à fait étonnant. Ce n’est pas en effet l’écoulement d’un délai proportionné au crime qui autorise la délivrance, mais une rencontre morale et singulière entre la victime et le bourreau : les damnés – qu’ils soient livrés au Styx ou au Pyriphlégéton – passent nécessairement par le lac Achérousias. Ils seront là sauvés s’ils réussissent à se faire pardonner par leurs victimes, qui les voient passer depuis la rive (114b). Le pardon donné prend ici valeur d’absolution. Le salut naît d’une relation intersubjective entre l’offenseur et l’offensé. Oreste, assassin de sa mère, est

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pardonné, selon Eschyle, au nom des lois de la cité – grâce à la voix d’Athéna – et nullement par le fait de Clytemnestre revenue d’entre les morts. Mais les âmes aux enfers sont pardonnées, selon Platon, l’une par l’autre, et seule la grâce de ce pardon peut délivrer une âme des supplices infernaux. Platon n’a peut-être jamais été aussi proche du christianisme. Selon Ménon, la vertu consiste à faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis (71 e). Mais nous ne mettrons fin à l’enfer, selon Platon, qu’à la condition que nous fassions du bien à nos ennemis mêmes. Sauf pour les incurables, l’Enfer de Platon n’est en vérité qu’un Purgatoire : le jugement n’est pas dernier, et la délivrance est possible, si du moins le pardon est accordé. Nul damné ne peut s’échapper de l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance » (Inferno, III, 9). Depuis la fin du paganisme, et le triomphe du christianisme, le Tartare seul est devenu tout l’Enfer, et c’est en Purgatoire que coulent les fleuves de glace et de feu, que repose le lac Achérousias.Sur les Enfers dans la Grèce antique, on consultera avec profit :Dictionnaire des mythologies, article « Enfer (topographie des) », I, 349 et s. (avec bibliographie). Egalement Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, « La cité future et le pays des morts », p. 139 et s.

Epilogue 115a : « Mais moi, pour parler comme un personnage de tragédie, c’est maintenant, déjà, que le destin m’appelle ! » Socrate ironise l’emphase tragique. Et sa mort en effet est ironique plutôt que pathétique : Socrate ne meurt pas ; il disparaît, il s’efface pour que notre pensée demeure seule avec elle-même. Comme la torpille, Socrate est insaisissable : « Comment devons-nous t’ensevelir ? – Comme vous voudrez. A condition du moins que vous réussissiez à m’attraper, et que je ne vous échappe pas ! » (115c). Ses compagnons de cellule ne le comprennent pas, et sont inconsolables de ne pas retenir Socrate. Socrate enseigne à penser par soi-même ; mais les quatorze qui ont fait le voyage du Phédon ne veulent pas le comprendre, et ne pensent que par Socrate : « Nous recommencions à nous étendre sur la grandeur du malheur qui nous frappait. Cela, pensions-nous, revenait purement et simplement à perdre notre père, et à être orphelins tout le reste de notre vie » (116a). Les post-socratiques, qu’on appelle souvent les « petits socratiques », sont condamnés pour toujours à n’être que les orphelins de Socrate. Ils sont semblables aux trois enfants de Socrate et de Xanthippe qui viennent, dans la prison, dire adieu à leur père (116 ab). Platon ne figure pas dans cet équipage. Comme ceux qui sont jetés au Pyriphlégéton, et plus encore comme l’Etranger du Parménide, il s’apprête à commettre un parricide. Aussi est-il malade – traversant une crise féconde – le dernier jour de la vie de Socrate. Lui seul, pourtant, sera fidèle au testament de Socrate, lui qui sera philosophe et non pas orphelin. Les fidèles superstitieux s’inquiètent de savoir comment procéder aux funérailles : inhumation ou crémation ? Le véritable rituel funéraire, c’est pourtant Platon qui l’officiera, en édifiant, sur le sol du connais-toi toi-même, le premier système métaphysique. Nul ne sait où se trouve la tombe de Socrate. Le seul véritable mausolée de Socrate, c’est la philosophie de Platon elle-même. Se souvenir et célébrer Socrate, c’est se ressouvenir de la pensée qui est en nous, vivante, absolument. Au coucher du soleil, sur le déclin d’Apollon, Socrate boit lepharmakon à l’invitation du serviteur des Onze, celui-là même qui ouvrait les portes de la prison au début du dialogue, et qui ouvre maintenant les portes de la Mort. Socrate coule lentement dans le Styx, et son corps se glace. A l’instant où la mort atteint les organes de la génération, Socrate, qui déjà ne fait plus partie du monde des vivants, se recouvre du linceul. Avant de partir tout à fait, il revient pourtant un instant et demande, tirant le rideau et comme à travers le miroir, qu’on fasse un sacrifice pour porter chance à celui qui parie sur l’immortalité : qu’on sacrifie un coq à Asclépios, fils d’Apollon, patron des médecins et si bon guérisseur que, dit-on, il ressuscitait les morts mêmes. Chaque matin, le chant du coq semble prier pour que le soleil se lève, et que des ténèbres renaisse la lumière ; ainsi la méditation du Phédon fut une prière pour que, de la mort, renaisse la vie. Le soleil matinal qu’appelle la prière de Socrate, n’est-ce pas la philosophie elle-même, le soleil intelligible de la réflexion dont l’astre d’Apollon n’est que l’image, le temple intérieur de la conscience de soi dont le temple de Delphes n’est que la représentation extérieure, et comme le mythe sensible ? Et n’est-ce pas l’œuvre de Platon qui naît à cet instant précis où meurt Socrate, l’œuvre de Platon que salue joyeusement le coq d’Asclépios ?

* * *

NOTE1- On remarquera pourtant que cette célèbre formule ne se trouve paslittéralement chez Platon, mais exprimée seulement de façon approchée. Dans le Protagoras, Socrate, surinterprétant, et même mésinterprétant Simonide, affirme : « Pour moi, je suis bien convaincu que, parmi tous les savants, on n’en trouverait pas un seul disposé à croire que jamais homme ne se trompe de son plein gré et fasse volontairement des choses mauvaises et honteuses » (345 de). Et dans le Gorgias, de façon sans doute plus pathétique puisqu’il est alors aux prises avec le silence haineux et buté de Calliclès, Socrate demande : « Réponds-moi, Calliclès, au moins sur ce point précis : dis-moi si, selon toi, c’est à juste titre que nous nous sommes sentis contraints, Polos et moi-même, au cours de la discussion que nous avons eue avant, de nous mettre d’accord pour convenir que personne ne veut être injuste, mais que toutes les injustices qu’on commet, on les commet toujours malgré soi » (509 e).

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