bas van fraassen les lois et la symétrie

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Michel Ghins Bas van Fraassen: les lois et la symétrie In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 95, N°4, 1997. pp. 738-754. Citer ce document / Cite this document : Ghins Michel. Bas van Fraassen: les lois et la symétrie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 95, N°4, 1997. pp. 738-754. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1997_num_95_4_7062

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Leis da simetria

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  • Michel Ghins

    Bas van Fraassen: les lois et la symtrieIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 95, N4, 1997. pp. 738-754.

    Citer ce document / Cite this document :

    Ghins Michel. Bas van Fraassen: les lois et la symtrie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 95, N4,1997. pp. 738-754.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1997_num_95_4_7062

  • Bas van Fraassen: les lois et la symtrie*

    Comme Bas van Fraassen le dit lui-mme, Lois et symtrie poursuit un triple objectif. Le premier consiste montrer que les tentatives de fonder philosophiquement la notion de loi de la nature se sont soldes par un chec. Le second est de mettre mal les principes pistmolo- giques invoqus dans les arguments en faveur de la ralit des lois de la nature. Le troisime objectif, le plus cher mon cur, est de faire uvre constructive et de contribuer une pistmologie et une philosophie antithtique toute notion mtaphysique, comme celle de loi de la nature1.

    D'emble, van Fraassen, en tant que philosophe des sciences, revendique son appartenance une tradition philosophique empiriste, nominaliste et oppose la mtaphysique. Mais, contrairement ce que pourrait faire croire une lecture superficielle, van Fraassen ne s'inscrit pas en faux contre la possibilit de toute dmarche mtaphysique, mais seulement de certaines d'entre elles. Il crit dans sa Prface: Je n'ai pas de got pour la mtaphysique, quoique ce manque de sympathie ne s'adresse pas la mtaphysique en gnral, mais seulement la mtaphysique pr-kantienne et de plus seulement quand cette dernire est pratique aprs Kant. Mais je me suis efforc de faire en sorte qu'aucun de mes arguments ne dpende de mon sentiment sur ce point (p. 64). Il s'agit alors d'laborer une philosophie des sciences qui soit totalement indpendante d'une ontologie ou d'une mtaphysique, au sens traditionnel du terme.Ici van Fraassen suit la tendance contemporaine dominante qui tient la science et la mtaphysique pour des domaines spars. Il semble en effet difficile aujourd'hui de fonder la science sur la mtaphysique (comme le pensait Descartes) ou de tirer une mtaphysique de la science (comme le pensaient certains matrialistes et scientistes).

    Dans la premire partie du livre, Bas van Fraassen s'attaque aux conceptions contemporaines de la notion de loi de la nature qui font prcisment appel des notions mtaphysiques et qui sont dfendues par, entre autres, Lewis, Armstrong, Dretske et Tooley. van Fraassen passe d'abord en revue une douzaine de critres qui ont t traditionnellement utiliss pour caractriser les lois de la nature. Parmi ceux-ci, cinq sont particulirement importants: II s'agit de ceux qui ont trait la ncessit,

    * Bas van Fraassen, Lois et symtrie. Traduction et prsentation de Laws and Symmetry (Oxford University Press, 1989) par Catherine Chevalley. Un vol. 22 x 14 de 520 pp. Paris, Vrin, 1994. Prix: 245 FF. Tim Budden et Bas van Fraassen m'ont apport de prcieux claircissements pour la rdaction de ce texte: je voudrais les en remercier vivement.

    1 Prcis of Laws and Symmetry in Philosophy and Phenomenological Research, Vol. LIII, 2, June 1993, p. 411.

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    l'universalit et l'objectivit (indpendance par rapport au contexte), et de ceux qui requirent l'existence d'une relation significative entre loi et explication et entre loi et science (p. 1 14). Toute conception adquate des lois de la nature ne doit pas obligatoirement satisfaire tous les critres mais devra fonctionner comme un concept-faisceau {cluster- concept, une notion introduite par Wittgenstein): (...) tout expos de la notion de loi devra se conformer au faisceau de ces critres pris comme une totalit (p. 98). van Fraassen fait ensuite remarquer que toute thorie philosophique sur ce qu'est une loi de la nature doit tre susceptible de rsoudre deux problmes, le problme de V inference et celui de l'identification (p. 1 14-5). Tout d'abord, en vertu de la signification mme de la notion de loi, on doit satisfaire Y inference Si l'nonc A est une loi de la nature, alors A est vrai (ncessit de la consquence). En second lieu, comme tous les noncs vrais ne sont pas des lois de la nature, on doit pouvoir identifier le fondement des caractristiques spcifiques qui confrent un nonc vrai le statut de loi. Par exemple, si une loi est dfinie comme une vrit ncessaire (ce qui rsout immdiatement le problme de 1' inference), il faut identifier le type de fait concernant le monde susceptible de fonder cette ncessit. Or, la solution d'un des problmes entrane de srieuses difficults pour la solution de l'autre.

    Examinons de plus prs la conception de David Lewis qui est celle qui sacrifie le moins la mtaphysique (p. 116) et se rapproche le plus de la conception empiriste selon laquelle les lois ne sont rien d'autre que de simples rgularits phnomnales auxquelles il est vain de vouloir trouver un quelconque fondement mtaphysique. On sait que Lewis ne pche pas par excs de temprance ontologique puisqu'il pose l'existence de la totalit des mondes possibles. Mais il n'est pas indispensable de postuler ici leur existence: il suffit d'entendre par monde un modle de notre langage (p. 122). Le seul ingrdient mtaphysique auquel Lewis sacrifie dans sa conception des lois est l'anti-nomina- lisme (p. 121).

    Pour Lewis, les lois sont des noncs qui dcrivent les rgularits communes toutes les thories vraies et qui ralisent une combinaison optimale de simplicit et de force, la force tant entendue comme contenu informatif (p. 118). Lewis rsout ainsi, trivialement, le problme de l'infrence. Mais il existe d'innombrables thories vraies (ensembles dductivement clos d'noncs vrais). Comme les thories sont dfinies comme des ensembles d'noncs remarquons qu'il ne s'agit pas ncessairement de thories scientifiques , la simplicit d'un nonc sera relative au type de langage utilis. Pour que le critre de lgalit soit applicable il faut spcifier le type de langage correct et les prdicats admissibles dans celui-ci. Selon Lewis le langage correct

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    est extensionnel et ne peut contenir comme prdicats primitifs que des prdicats se rfrant des classes naturelles et relles; les autres prdicats sont introduits par dfinition. Le critre de simplicit n'est appliqu qu'aux seuls noncs formuls l'aide des prdicats primitifs. On retrouve ici la distinction entre les classifications relles ou naturelles et les classifications purement verbales ou nominales, qui spare les ralistes du Moyen-Age tardif des nominalistes (p. 120). C'est grce ce recours une forme (minimale) d'antinominalisme que la conception de Lewis permet d'apporter une solution au problme de l'identification.

    Pour Lewis, si A est une loi, alors A est une vrit ncessaire (la proposition II est ncessaire que A est galement vraie), c'est--dire vraie dans tous les mondes (modles smantiques) physiquement possibles, van Fraassen examine la manire dont Lewis dfinit la possibilit (physique) partir de sa notion de loi et conclut que la ncessit physique ne suit pas de 1' quilibre optimal entre la simplicit et la force. Et si l'on abandonne l'exigence que les lois soient des vrits ncessaires, la conception de Lewis perd beaucoup de son intrt, et ce d'autant plus que Lewis ne demande pas que les lois soient des vrits universelles.

    Voyons prsent si les lois, au sens o Lewis les entend, permettent d'expliquer les phnomnes. Tout dpend, bien videmment, de ce que l'on entend par explication. Pour van Fraassen, comme il l'expose dans The Scientific Image2, une explication dpend du contexte, des questions auxquelles nous souhaitons apporter une rponse en fonction de nos intrts du moment. Une explication satisfaisante est une rponse correcte une question Pourquoi ...?. Rien ne garantit dans ces conditions que 1' quilibre optimal de simplicit et de force aille toujours de pair avec le pouvoir explicatif souhait dans un certain contexte. Il peut se faire que, selon la situation, nous soyons prts temprer nos exigences de simplicit au profit de davantage de contenu informatif. De plus, nous pourrions demander, dans certains cas, que d'autres facteurs que la simplicit et la force soient pris en considration. La critique de van Fraassen dcoule, sur cette question comme bien d'autres, d'un pragmatisme sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.

    Les lois sont-elles ce que la science se donne pour but de dcouvrir? C'est ce que pense Lewis. Mais a-t-on des raisons de croire que les catgories fondamentales de la science correspondent aux classes naturelles (natural kinds)! van Fraassen rpond par la ngative. Son argumentation passe par deux objections l'antinominalisme qui, on l'a vu, permettait Lewis de rsoudre le problme de l'identification. En premier lieu, van Fraassen note que la capacit de distinguer les couleurs

    2 Oxford University Press. 1980.

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    (des qualits secondes qui n'ont depuis longtemps qu'un statut de second rang en sciences), est bien plus utile notre survie que bon nombre de distinctions scientifiques. Dans ces conditions il n'est pas trs plausible de recourir une version de l'pistmologie volutionniste pour soutenir que nous sommes pourvus de la facult de discerner les classes naturelles des classes purement verbales. Deuximement, supposer que nous soyons dots de cette facult, il n'est pas sr que les thories scientifiques qui remportent davantage de succs (empiriques) soient celles qui sont formules dans un langage correct. En effet, il se peut que les scientifiques dcident de prfrer une thorie parce qu'elle est plus simple et plus informative, mme si certains de ses prdicats ne se rfrent pas des classes relles. On ne peut donc pas s'appuyer sur la science elle-mme pour laborer une argumentation en faveur de l'antinominalisme. Et mme s'il tait possible de justifier une forme d'antinominalisme sans faire appel aux sciences, ce serait alors la relation des lois avec la science qui deviendrait problmatique. Car, encore une fois, les catgories utilises par la science ne correspondent pas ncessairement aux catgories relles.

    Au dpart, Lewis n'oprait pas de distinction entre les thories scientifiques et les autres. Mais si son antinominalisme est problmatique, une manire d'identifier les lois serait de montrer qu'elles sont ce que contiennent nos thories scientifiques, du moins terme. Le lien avec la science serait alors tabli et l'une des cinq conditions de la lgalit la plus importante aux yeux de van Fraassen serait remplie. Mais la science telle qu'elle se fait converge-t-elle effectivement vers des thories qui contiennent, titre de lois, des noncs qui possdent cette pondration optimale de simplicit et de force si chre Lewis? L'tude de l'histoire des sciences nous apprend que les notions de simplicit et de force sont loin d'tre indpendantes du contexte, de la situation historique dans laquelle s'effectue le choix entre des thories rivales. Le cinquime critre pour une conception satisfaisante des lois de la nature, savoir l'objectivit, n'est plus satisfait. Et van Fraassen de conclure: la science n'a pas pour but de dcouvrir les lois de la nature, mais de construire des thories empiriquement adquates, qui sauvent les phnomnes. On retrouve ici une composante centrale de son empirisme constructif. (...) le processus de la science conduit des russites empiriques plus grandes, toujours obtenues au moyen de constructions intellectuelles plus belles, si tout va bien (...) [mais ne conduit pas] aux lois au sens de Lewis (p. 140).

    Si je me suis attard cette critique de Lewis, c'est parce qu'elle est particulirement rvlatrice de la manire gnrale dont van Fraassen argumente l'intrieur de sa perspective empiriste. Il est illusoire de

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    vouloir rsoudre des problmes de philosophie des sciences, comme celui du statut des lois de la nature, en faisant appel une mtaphysique, mme squelettique, ou une pistmologie elle-mme scientifique, une pistmologie naturalise, comme le prnait Quine.

    Dans les chapitres qui suivent van Fraassen prend pour cible des traitements du concept de loi de la nature davantage chargs de mtaphysique. Les ncessitaristes (Sellars, McCall, Pargetter, Vallentyne) dfinissent d'entre de jeu les lois comme des noncs ncessaires, vrais pour la totalit des mondes possibles, ceux-ci tant considrs comme rels au mme titre que le ntre. Il est clair que le problme de l'infrence ne se pose pas, mais l'identification de la relation d'accessibilit entre mondes possibles se heurte des difficults insurmontables. Lorsqu'il s'agit de lois probabilistes qui sont d'une importance cruciale en science les ncessitaristes dfinissent la probabilit objective d'un vnement comme le rapport de l'ensemble des mondes possibles o cet vnement se produit sur la totalit des mondes possibles. Intuitivement, un vnement a objectivement d'autant plus de chances de se produire dans notre monde s'il fait partie d'un plus grand nombre de mondes possibles. Si l'ensemble des mondes possibles forme un continuum il importe de stipuler, de faon univoque, une fonction de mesure de densit de probabilits objectives sur la totalit des mondes possibles. Or, il existe une infinit de fonctions de ce genre entre lesquelles on ne peut choisir qu'en faisant appel une argumentation a priori, base, derechef, sur une forme d'antinominalisme. Et mme s'il tait possible d'identifier la relation d'accessibilit, il resterait rpondre la question comment et pourquoi nos croyances au sujet des probabilits objectives interviennent-elles dans la formation de la manire dont nous anticipons ce qui va arriver? Le problme du lien entre la probabilit objective et la probabilit subjective constitue le problme fondamental pour tout traitement philosophique du concept de probabilit comme l'avait dj bien vu Peirce3.

    On songe naturellement ici au Principe de Miller. Selon ce Principe, tout individu rationnel attribue la valeur X sa probabilit subjective P de l'occurrence de l'vnement A, s'il croit que la probabilit objective p de A possde cette valeur X : P(A | p(A) = X) = X. Ce principe n'est pas un nonc analytique et van Fraassen montre que sa justification est problmatique dans le cadre d'une mtaphysique des mondes possibles. En quoi ce qui se passe horizontalement dans l'ensemble des mondes possibles, dtermine-t-il verticalement nos attentes subjectives sur ce qui va se passer dans notre monde? Plus gnralement, partir du moment o l'on rifie la probabilit objective, sa connexion avec nos attentes subjectives devient injustifiable.

    3 Voir Putnam: The many Faces of Realism. La Salle, 111. 1987, pp. 80-86.

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    Vient ensuite la critique des conceptions, appeles universalistes par van Fraassen, des lois de la nature et dfendues par des auteurs comme Dretske, Tooley et Armstrong. L'ide centrale est la suivante. Une loi de la nature n'est autre qu'un nonc singulier portant sur une relation ncessaire entre des proprits spcifiques des universaux pris soit en un sens platonicien, si les universaux sont des substances, soit en un sens aristotlicien, si les universaux sont des abstractions obtenues partir d'entits observables. Prenons la loi de Boyle: le produit du volume V et de la pression p d'un gaz est proportionnel sa temprature T. Cela signifie que la proprit conjointe d'avoir le volume V et la temprature T fournit, ncessite, apporte avec elle la proprit d'avoir la temprature pV/k. Ce qu'on crit: pV T = pV/k. Il y a plusieurs manires d'identifier la relation -. Mais ici, le problme pineux est celui de l'infrence. Comment justifier qu'une relation entre universaux (niveau A) implique une relation entre leurs instances (niveau B)? Une manire classique de justifier cette implication est de recourir une relation (de niveau C) entre les niveaux A et B. On voit immdiatement que ceci nous conduit une rgression, la rgression du lgislateur (p. 191) (qui fait rfrence un exemple discut par Dretske), et qui rappelle l'objection dite du troisime homme (p. 195) souleve jadis par Aristote contre la thorie des Formes de son matre Platon. Armstrong est moins platonicien que Dretske ou Tooley puisqu'il admet qu'il ne peut exister des universaux sans instances. Ceci ne lui permet toutefois pas d'apporter une solution, comme le montre van Fraassen, au problme de l'infrence.

    Introduisons ici une remarque critique. Armstrong parat ranger Aristote dans le camp des universalistes. Cependant, mme si l'on fait des premiers principes aristotliciens des lois de la nature (ce qui n'est peut-tre pas si vident), il est douteux que ces principes noncent des relations entre des abstractions partir desquelles on puisse infrer le comportement des subtances dans le monde. C'est plutt parce que les substances naturelles se comportent d'une certaine manire que nous sommes habilits, dans certains cas, noncer des relations ncessaires entre certaines de leurs proprits. De plus, les rgularits observes dans la nature peuvent toujours, selon Aristote, comporter des exceptions: la nature engendre (parfois) des monstres... Il est vrai que si des substances se comportent de faon rgulire c'est parce qu 'elles possdent rellement certaines proprits. Si les chenilles engendrent (en gnral) des papillons ce n'est pas en vertu du nom qu'elles portent. La Scolastique inspire d' Aristote n'est certainement pas antinominaliste. On peut bien entendu soulever une foule d'objections contre l'existence de classes naturelles. On peut aussi discuter du pouvoir explicatif des

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    formes substantielles dans le cadre de la physique (ce qu'avait dj fait Leibniz). Mais on ne peut pas, comme le fait van Fraassen, reprocher aux Scolastiques de justifier les rgularits en faisant appel certaines autres lois reliant les attributs [universaux] aux particuliers [substances] (p. 225). Un atomiste du 17e sicle peut parfaitement prtendre propos des atomes que leurs rgularits postules ne sont fondes sur aucune ralit plus ultime les atomes sont ainsi, tout simplement (p. 225) tout en tombant d'accord avec les Scolastiques, du moins sur le point prcis du rejet du nominalisme, condition de vouloir dire que les atomes sont rellement ainsi et pas seulement baptiss tels.

    La conclusion de cette premire partie est qu'aucun traitement philosophique satisfaisant des lois de la nature n'a t, jusqu' prsent, propos et que la mtaphysique ne nous est ici d'aucun secours. Mais cette situation n'empcherait pas de dfendre l'ide qu'il doit y avoir des lois de la nature et d'autre part, que nous devons croire que de telles lois existent (p. 229), sous peine de sombrer dans le relativisme irnique ou le dsespoir sceptique, van Fraassen montre, dans la deuxime partie, que le recours aux lois, sous quelque forme que ce soit, est injustifi, que l'on en appelle une forme d'induction (dont la justification est notoirement problmatique) ou une inference la meilleure explication. Si les lois sont les propositions qui figurent dans la meilleure explication des phnomnes, cela n'implique nullement qu'elles soient vraies. En effet, nous n'avons aucune garantie que l'ensemble des explications disponibles parmi lesquelles nous choisissons la meilleure est exhaustif.

    La critique de van Fraassen ne se limite pas 1' inference la meilleure explication mais s'tend toute tentative de justifier l'utilisation d'une rgle contraignante, qu'elle soit ampliative ou non, qui partirait des donnes empiriques pour aboutir une croyance nouvelle. Un Baysien4 ajuste sa probabilit personnelle P(A) propos d'un vnement donn A, quelle que soit la valeur initiale qu'il attribue celle-ci, en fonction du tmoignage des donnes B en se conformant une rgle logique, purement analytique, dite de Conditionnalisation simple (p. 268). L'ajustement de l'opinion en fonction de nouvelles informations s'effectue ici de manire unique et non-ampliative. Mais si nous dictons une rgle, par exemple sous la forme d'une inference la meilleure explication, permettant d'augmenter les probabilits a posteriori davantage que ne le permet la conditionnalisation simple, nous sommes amens nous comporter de manire incohrente. On peut construire des situations, analogues celles du fameux pari hollandais {Dutch

    4 Signalons que la formule de Bayes donne dans la Prsentation (p. 21) ne vaut que pour le cas particulier o l'hypothse H et l'exprience E sont indpendantes.

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    Book), dans lesquelles le calcul des esprances mathmatiques (l'esprance mathmatique est gale au produit de la probabilit par le gain attendu) l'aide de ces probabilits augmentes conduit l' auto-sabotage: quelle que soit la dcision prise, sous forme de pari, on est certain de perdre. La dcision d'obir, en toute circonstance, une rgle amplia- tive nous conduit l'incohrence et l'irrationalit. Donc, si et quand nous dcidons de suivre une rgle pour rviser nos opinions, celle-ci doit tre non-ampliative (p. 282). Il est clair que la dcision de toujours nous plier des rgles non-ampliatives limiterait considrablement notre capacit d'anticipation du futur.

    Mais van Fraassen ne croit pas que l'exigence de rationalit en ce qui concerne nos dcisions pistmiques impose l'obissance une rgle, ampliative ou non. Le dfi qu'il se propose de relever est celui-ci: comment caractriser le comportement pistmique rationnel, tout en vitant les cueils du relativisme irnique et du scepticisme? En s'inspirant de Pascal et des pragmatistes amricains, van Fraassen esquisse une pistmologie sans lois, libre de l'idal justificationniste et dfensif d'une certaine tradition pistmologique, en particulier no-positiviste. La question cruciale n'est plus de lgitimer une anticipation rationnelle du futur en prenant appui sur des lois ou des rgles, mais de s'engager dans un mode d'action cognitif qui nous conduise prendre des dcisions pistmiques correctes, sans pour autant liminer, ce qui serait illusoire, tout risque d'erreur.

    van Fraassen opte en faveur d'une conception librale de la rationalit, parallle au concept anglais, oppos au concept prussien, de loi. Selon le concept prussien, tout ce qui n'est pas explicitement permis est interdit, tandis que selon le concept anglais tout ce qui n'est pas explicitement interdit est permis (p. 279). Et il poursuit: Ce qu'il est rationnel de croire inclut tout ce que l'on n'est pas rationnellement contraint de refuser de croire. Il en va de mme pour le changement d'opinion: les modes rationnels selon lesquels un individu peut changer d'opinion incluent tous les modes qui restent dans les limites de la rationalit limites qui peuvent tre trs tendues. La rationalit n'est que l'irrationalit tenue en bride (p. 280).

    Rien ne nous oblige suivre une rgle. Si nous dfendons une opinion, c'est sur la base d'une dcision libre, en fonction du tmoignage de l'exprience et de nos opinions antrieures. Ce faisant, nous nous exposons la critique, qui n'est pas ncessairement de nature logique, de la part d'autres agents rationnels qui, sur la base de la mme vidence empirique, peuvent rationnellement soutenir des opinions contraires aux ntres. Cette attitude pistmique n'est pas essentiellement diffrente de la manire dont on se comporte dans des domaines autres que cognitifs.

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    En choisissant le volontarisme ou le pragmatisme en thorie de la connaissance et de l'opinion, on reconnat implicitement les critres de critique qui s'appliquent d'autres sortes d'entreprises (p. 284). D'autre part, van Fraassen se dit probabiliste, quoique non baysien, car il n'accepte pas le diktat de la rgle de conditionnalisation et accepte la possibilit de sauts ampliatifs. Comment aurions-nous pu sinon, adopter jamais rationnellement la haute opinion dans laquelle nous tenons aujourd'hui les thories de Darwin, d'Einstein et de Bohr, dont les implications empiriques s'tendent toutes les dimensions de l'histoire du monde, passe et future? (p. 281).

    Mais en disqualifiant, en thorie de la connaissance, tout ralisme mtaphysique et tout fondationnalisme (justificationnisme), le risque est grand de glisser dans le scepticisme ou le relativisme (p. 286). Loin de minimiser ce risque, van Fraassen s'efforce de montrer que son volontarisme probabiliste y chappe. Dans la mesure exacte o van Fraassen refuse de taxer d'irrationnel quelqu'un qui dfend une opinion sans pouvoir en fournir une justification complte, il vite le pige dans lequel un sceptique la Hume voudrait le faire tomber. En effet, le sceptique est celui qui prtend, entre autres, qu'il est irrationnel de conserver des opinions qui ne sont pas justifies (p. 287) et qu'il est irrationnel d'extrapoler vers le futur sans justification (p. 288). Pour chapper au scepticisme il suffit de rejeter les pieuses exigences du sceptique quant la justification, l o aucune justification ne s'impose (p. 288).

    Aprs avoir vit le Charybde du scepticisme ne risque-t-on pas de tomber dans le Scylla du relativisme? Une fois que nous avons renonc la possibilit d'une justification ultime et fait droit l'ide que la confiance dans les opinions antrieures (dment soumises un examen critique, qui peut tre de n'importe quelle nature pourvu qu'il soit cohrent) et 1' ampliation sous la contrainte de rgles sont toutes deux des attitudes rationnelles, n'avons-nous pas fait disparatre tous les critres de rationalit? (p. 289). van Fraassen s'en dfend. Le relativiste prtend qu'il n'existe pas de critre objectif de l'exactitude de l'opinion, ni de critre non-trivial de rationalit n'importe quoi fait l'affaire (anything goes), il n'y a d'autre vrit que ce qui est vrit-pour-moi (p. 286). Or, nos opinions sont correctes ou errones, en fonction des faits rels sur lesquels portent nos jugements. Mme si la certitude est un rve inaccessible, cela n'entrane pas que n'importe quelle opinion soit dfendable. C'est ici qu'intervient le volontarisme. Adopter une opinion ou accepter une thorie relve du domaine de l'action et fait l'objet d'une dcision libre. Cette dcision, pour tre rationnelle, doit pouvoir tre argumente et s'exposer ainsi la critique. Il ne suffit pas de parler d'autorit en premire personne ni, en ce qui concerne la croyance aux lois de la nature, de l'adopter tout

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    en tant incapable d'en fournir une conception philosophiquement acceptable. Toutefois, dans une perspective pragmatique, le dsaccord entre agents rationnels est parfaitement possible et tolerable. Chacun s'efforce de montrer, en argumentant, que l'autre a tort tout en reconnaissant que les faits, mme s'ils sont ambigus et parfois difficilement accessibles, constituent, en dfinitive, l'instance dcisive.

    La science est davantage praxis que theoria. Le but de son activit n'est pas de dcouvrir les lois ultimes de la nature mais de sauver les phnomnes. Pour atteindre cet objectif, le scientifique construit des modles dont certaines parties les sous-structures empiriques sont isomorphes aux phnomnes, du moins si la thorie-modle est empiriquement adquate. Les lois sont vraies en ce qui concerne le modle et, peut-tre, le monde si le modle correspond la ralit. Comme les modles contiennent des parties mtempiriques, il convient, en vertu de la thse de la sous-dtermination des thories par l'exprience, de suspendre son jugement quant l'existence de ralits qui rendraient vraie la totalit d'un modle particulier. Le scepticisme de van Fraassen ne porte que sur ce qui dpasse l'exprience. L'acceptation d'une thorie fait l'objet d'une dcision rationnelle et libre, mais ne comporte pas la croyance en la vrit ni mme en la vrit probable d'une thorie dans son ensemble.

    Une attitude raliste en ce qui concerne les modles et de prtendues lois de la nature est inutile au but poursuivi par la science. L'adoption par van Fraassen, la suite de Weyl, Beth, Suppes, Suppe et de bien d'autres, de la conception smantique des thories scientifiques n'implique donc pas une prise de position raliste. Une thorie scientifique n'est pas un ensemble d'noncs, d'axiomes ou de lois, ventuellement prsents sous une forme hypothtico-dductive mais un modle, ou mieux une classe de modles, ayant en commun une sous-structure empirique. Pour un empiriste constructif comme van Fraassen, la rifi- cation ou l'ontologisation d'un de ces modles, mme si elle n'est pas, par soi, irrationnelle, ne sert en rien les buts poursuivis par la science. Ds lors, il vaut mieux s'abstenir de ce qui n'est qu'un excs de mtaphysique (pr-kantienne) dans le contexte de l'activit scientifique.

    L'attitude pistmique correcte consiste donc en l'acceptation de l'adquation empirique d'une thorie, c'est--dire en la croyance en sa vrit propos des seuls phnomnes observables. Qu'en est-il alors de l'acceptation d'une thorie probabiliste, voire irrductiblement probabi- liste, comme l'est, pour van Fraassen, la mcanique quantique? Accepter une thorie probabiliste consiste dcider de nous laisser guider, dans nos attentes concernant le futur, par les probabilits objectives de cette thorie. Autrement dit, accepter une thorie consiste dcider

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    d'identifier les valeurs de nos probabilits subjectives aux valeurs des probabilits objectives fournies par la thorie, en conformit avec le Principe de Miller. Remarquons qu'il n'existe pas de justification ultime du Principe de Miller, qu'elle soit analytique ou mtaphysique, et sur ce point van Fraassen est d'accord avec Putnam. Rien ne nous oblige l'accepter, pas plus que nous sommes forcs d'accepter une thorie ou de prendre une dcision quelconque. Nous sommes fondamentalement libres. Cela ne signifie pas que l'acceptation d'une thorie soit irrationnelle, du moment que nous puissions argumenter en sa faveur. Par contre, il serait irrationnel d'accepter une thorie probabiliste et en mme temps de refuser d'adopter le Principe de Miller. Nous ne pouvons pas, sous peine de contradiction, la fois accepter une thorie et parier sur l'occurrence d'vnements futurs en utilisant d'autres probabilits que celles fournies par la thorie que nous acceptons.

    Pour bien comprendre la position, particulirement subtile et lgante, de van Fraassen, il importe de souligner les points suivants. Tout d'abord, la dfense et non pas, encore une fois, la justification sous forme de preuve du Principe de Miller propose par van Fraassen vaut pour toute conception de la probabilit objective. La probabilit objective n'est que l'pithte honorifique dont nous gratifions les probabilits dans les thories que nous acceptons (p. 308). On sait que van Fraassen a labor dans The Scientific Image (p. 194) une interprtation originale frquentielle et modale de la probabilit. Mais la dfense pragmatiste du Principe de Miller qu'il propose et ce n'est pas son moindre mrite est indpendante d'une interprtation quelconque de la probabilit. Par contre, van Fraassen montre que toute interprtation raliste de la probabilit objective, toute rification de celle-ci, est impuissante, par elle-mme, rsoudre le problme de Peirce: une fois opre une sparation mtaphysique de l'objectif du subjectif, la connexion entre les deux devient un problme insurmontable. L'acceptation d'une thorie n'implique d'ailleurs nullement la croyance en la ralit des probabilits objectives. Assiste-t-on alors une sorte de sub- jectivisation de la probabilit objective? En aucune manire. Quand la physique affirme qu'un atome de radium a une probabilit de 50% de se dsintgrer en 1600 ans, elle dit quelque chose sur ce qu'est le monde, elle ne dit rien sur l'opinion. Mais le fait d'accepter une thorie ne fait pas toujours intervenir le fait de croire tout ce que dit cette thorie (p. 314). Enfin, van Fraassen n'a aucune peine reconnatre que l'acceptation d'une thorie scientifique peut comporter des degrs. Toutefois, pour pouvoir comprendre en quoi consiste l'acceptation mitige il faut disposer au pralable d'une conception claire de ce qu'est l'acceptation sans rserve d'une thorie.

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    Les troisime et quatrime parties de Lois et symtrie sont consacres l'tude du contenu et de la structure des thories scientifiques en gnral (p. 334). Nous en arrivons aux aspects plus constructifs que critiques de l'uvre de van Fraassen et qui concernent l'tude des modles proprement dits, du monde que nous construisons dans les thories. C'est l pour van Fraassen la question fondationnelle par excellence, un terrain sur lequel peuvent se rencontrer tous les partisans de l'approche smantique, qu'ils soient ralistes ou antiralistes. La voie d'accs la plus clairante la structure des modles n'est pas le concept, charg de mtaphysique, de loi de la nature mais celui de symtrie.

    La troisime partie dbute par un rappel des traits essentiels de l'approche smantique, par opposition l'approche syntaxique, dj dveloppe dans The Scientific Image, van Fraassen enrichit sa prsentation de nombreux exemples, principalement tirs de la physique. Les thories ne sont pas, en premier lieu, des ensembles d'noncs, comme l'ont soutenu les positivistes logiques, mais des structures mathmatiques destines rendre compte des phnomnes observables. Les modles sont des structures mathmatiques, qui ne sont dits tre modles d'une thorie donne qu'en vertu du fait qu'ils appartiennent la classe dfinie comme la classe des modles de cette thorie (note 1, p. 341). Cependant, pour rendre compte des apparences, il est possible de construire une plthore de modles parmi lesquels il nous faut choisir. L'exprience est ambigu et prsente une pluralit de facettes. Tout d'abord, l'exprience est chaotique, et se prte, au niveau mme des structures empiriques, un large ventail de modlisations. A ce niveau, il y a une sous-dtermination vidente des modles empiriques par rapport l'exprience. Le processus d' abstraction peut conduire plusieurs formes de structures manifestes dans l'exprience, selon les aspects retenus comme pertinents. Une fois obtenu un modle des donnes (Suppes), il faut le plonger {embed) dans une classe de modles pour qu'il acquire le statut de sous-structure empirique. Ici encore, les possibilits sont multiples et, en pratique, la classe des modles doit tre restreinte en fonction de certains desiderata, de nature exclusivement pragmatique. Une rflexion sur les formes de structures possibles dfinissables partir de la runion d'observations exprimentales fournit 'd'en bas' des contraintes sur la forme gnrale des thories; cette classe des modles peut alors tre rduite 'd'en haut' par l'imposition de lois gnrales postules, de contraintes de symtrie, etc. (p. 349). Pour van Fraassen, les thories nouvelles se construisent sous la pression de phnomnes nouveaux (p. 349)5. Cette pression

    5 Remarquons que, contrairement ce que van Fraassen dit, ce n'est pas toujours le cas: les travaux sur les thories des cordes, par exemple, rpondent une recherche de

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    des phnomnes suscite une raction en deux tapes qu'on peut distinguer logiquement, sinon chronologiquement. La premire consiste largir le cadre thorique existant de manire faire droit la possibilit des phnomnes nouvellement pris en considration. La seconde consiste rduire le cadre thorique (p. 349) afin d'augmenter le contenu empirique et de restaurer le pouvoir prdictif de la thorie.

    On peut en dfinitive distinguer trois tapes dans la construction thorique: celle de l'abstraction, celle du plongement et celle du rtrcissement {narrowing down). La premire tape, celle de Y abstraction, consiste dgager une structure d'une situation empiriquement donne. Mais van Fraassen donne peu d'indications sur la manire dont les donnes peuvent tre modlises et sur le rle ventuel de considrations de symtrie ce niveau. Or, il s'agit de l'tape initiale de la construction thorique, celle qui conditionne toutes les autres, et qui de surcrot est essentielle pour une pistmologie qui se veut empiriste.

    Au niveau de la construction des modles, les considrations de symtrie jouent un rle crucial. Ce qui gt au plus profond de l'activit thorique, c'est--dire au niveau de la construction des modles, est la recherche des symtries (p. 355). Le premier exemple donn par van Fraassen est le suivant. Si l'on veut dterminer le chemin le plus court pour aller de la ferme au poulailler en passant par la rivire (p. 356), on modlise la situation dans le cadre de la gomtrie d'Euclide et on peut utiliser les groupes de symtrie (d'invariance) de cette gomtrie pour trouver la solution, c'est--dire le point de la rivire qui correspond un trajet minimal. L'argument de symtrie intervient aprs le choix d'un modle ou d'un contexte thorique (p. 358). Dans l'exemple donn, on utilise l'invariance sous le groupe des rflexions pour montrer que la rsolution du problme se ramne trs simplement la question de trouver le plus court chemin (la droite euclidienne) entre deux points. Formuler un problme dans toute sa gnralit consiste parvenir au degr adquat d'abstraction: il faut abstraire le problme lui-mme de l'apparence concrte dans laquelle il est envelopp. Gnralit, abstraction, transformation, quivalence des problmes certaines ides trs anciennes sont mobilises ici sous forme d'une logique nouvelle (p. 358- 59). van Fraassen nonce alors la grande Condition de Symtrie: Des problmes qui sont essentiellement les mmes doivent admettre essentiellement la mme solution (p. 359 et p. 385). Abstraire consiste ici dgager les aspects pertinents au problme (les positions relatives

    plus grande unification thorique, non pas une volont de rendre compte de phnomnes seulement imagins. Il est clair qu'en dveloppant ces thories, on espre, terme, dcouvrir de nouveaux phnomnes. Mais ceux-ci ne jouent videmment aucun rle, ce stade, dans la construction thorique.

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    de la ferme, du poulailler et de la rivire) tout en ngligeant certains facteurs (comme la prsence ventuelle de mares ou de collines sur le trajet du fermier (p. 386)), pour mettre en vidence une structure invariante sous un groupe de symtrie, commune toute une srie de problmes.

    Pour l'empirisme constructif, le grand problme que s'efforce de rsoudre les scientifiques est de sauver les phnomnes. En science, et typiquement dans les sciences physiques, les structures empiriques sont plonges c'est la deuxime tape de la construction thorique dans des structures plus englobantes. Par exemple, une structure de sept points et sept lignes {seven-point geometry) (p. 337) peut tre plonge dans l'espace euclidien. Remarquons que le plongement quivaut ici l'inclusion ensembliste, sans l'intervention de considrations de symtrie, van Fraassen associe galement la notion de plongement celle d'introduction de variables caches. L'largissement du cadre thorique peut tre dcrit de deux manires: soit comme l'introduction d'une structure cache, soit, par 'dualit', comme un plongement (p. 350). Un exemple qu'il donne est celui de la transition de la mcanique cartsienne, purement cinmatique, la mcanique newtonienne, dynamique. L'introduction de paramtres cachs, les masses et les forces, par Newton tablit une connexion fonctionnelle bi-univoque entre les tats de mouvement, dfinis par les grandeurs de positions et de vitesses (diriges), et conduit une capacit prdictive plus grande que celle de la mcanique cartsienne. Le terme" cach' ne fait pas rfrence une absence d'vidence exprimentale. Il signifie que nous voyons dans la solution du problme des paramtres qui n'apparaissent pas dans son nonc (p. 351). Le problme consistait tablir une connexion dterministe entre les tats de mouvement (position et vitesse), problme qui n'a pas de solution dans le cadre de la mcanique cartsienne. Mais van Fraassen ne discute pas le rle que des considrations de symtrie auraient pu jouer dans la rsolution de ce problme, ni les relations ventuelles entre les symtries cinmatiques (cartsiennes) et les symtries dynamiques (newtoniennes).

    Le plongement peut donner lieu une augmentation excessive de la quantit de phnomnes dont peut rendre compte une thorie-modle. Si le plongement n'est autre que l'inclusion ensembliste, il est clair que cette opration peut conduire une foule de modles qui rendent compte de phnomnes supplmentaires. Mais un plongement doit respecter la forme de la sous-structure empirique. En langage mathmatique, cela signifie que le groupe d'invariance du modle dans son ensemble ne peut pas tre plus tendu que celui de la sous-structure empirique, si du moins on admet ce qui parat vident que les sous-structures empiriques doivent tre des invariants. Les relations entre les symtries des

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    sous-structures empiriques et celles des modles mriteraient d'tre tudies de faon approfondies partir d'exemples scientifiques concrets.

    Lors de l'tape finale de la construction thorique, celle du rtrcissement du cadre thorique, la motivation reste, pour van Fraassen, avant tout pragmatique: sauver les phnomnes n'est pas rendre compte de tous les phnomnes, sans quoi on se priverait de tout contenu infor- matif et de toute efficacit prdictive et pratique. Mme aprs que cette opration de restriction ait t effectue, il reste encore un ensemble de modles empiriquement quivalents entre lesquels on ne peut choisir qu'en fonction de critres de commodit purement pratiques, van Fraassen nous enjoint de nous abstenir de rifier ou d'attribuer une existence aux modles, du moins en ce qui concerne les super-structures mtempi- riques. Car, au niveau des sous-structures empiriques, van Fraassen est un raliste, et se situe de surcrot l'intrieur d'une conception traditionnelle de la vrit comme correspondance, voire l'intrieur de ce que certains, comme Michel Foucault, ont appel une epistm de la reprsentation. Une sous-structure empirique reprsente adquatement les phnomnes si elle est isomorphe ceux-ci. Dans ce cas, la sous- structure empirique et les phnomnes qui lui correspondent et la rendent vraie , ont quelque chose en commun: une forme (mathmatique). On croirait entendre le Wittgenstein du Tractatus, ceci prs que seules les formes logiques trouvaient grce ses yeux. (Mais on sait depuis que les mathmatiques ne se rduisent pas la logique).

    La construction par abstraction de modles des phnomnes reprend en dfinitive, dans le cadre de la perspective smantique, l'ide ancienne que les donnes sont imprgnes de thorie. Abstraire consiste thoriser le flux de l'exprience, le simplifier et y dcouvrir une structure la fois relle et mathmatique. Il me semble que l'imprgnation thorique ne s'oppose pas au ralisme mais au contraire le renforce. Si les modles des donnes correspondent la ralit et contiennent dj des structures mathmatiques, celles-ci peuvent tre considres comme relles de mme que certaines entits thoriques mathmatises comme certains champs en physique. Bien que van Fraassen n'accorde pas de statut de ralit aux entits inobservables, on peut se demander si sa notion (trs tolrante) d' observabilit ne devrait pas le conduire tenir pour relles des entits thoriques que les positivistes logiques refusaient de reconnatre comme telles6. De plus, si on requiert que les constructions thoriques ne peuvent pas contenir des concepts qui ne soient pas relis

    6 J'ai argument en faveur de cette position ailleurs: Scientific Realism and Invariance. Proceedings of the Third SOFIA Conference on Epistemology. Campinas. July 30 - August 1, 1990. Philosophical Issues (Vol. 2: Rationality in Epistemology). 249-62. California: Ridgeview. 1992.

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    l'exprience, la latitude laisse la construction thorique diminue considrablement et la sous-dtermination disparat dans de nombreux cas (mais pas dans tous). Il ne m'est pas possible ici d'argumenter de faon dtaille en faveur de cette thse. Remarquons simplement que si l'on regarde la science telle qu'elle se pratique ce que van Fraassen lui-mme conseille vivement de faire, et juste titre, aux philosophes , les cas de sous-dtermination forte7 sont relativement rares. Tout le monde est d'accord pour dire que les mondes possibles d'une thorie physique, par exemple la mcanique classique, sont infinis: seule une fraction infime des possibilits permises (les trajectoires des plantes, etc.) par la thorie est ralise. Mais dans tous ces mondes, il y a des forces, des masses, etc. Or, de nombreux exemples de sous-dtermination donns par van Fraassen concernent des cas de ce genre (p. 348, entre autres).

    L'ensemble des noncs invariants d'une thorie ne pourrait-il pas jouer le rle dvolu traditionnellement aux lois de la nature? (p. 416) On a bien une notion de gnralit ou d'universalit puisque certains noncs sont vrais dans une classe de rfrentiels (par exemple inertiels). Mais cette gnralit est contextuelle: elle concerne les modles et non la nature en elle-mme. En outre, nous n'avons dcouvert aucune notion de ncessit. Faisant rfrence Hermann Weyl, van Fraassen fait remarquer que nombre d'aspects contingents du monde (comme le nombre des plantes) sont invariants. Et il conclut cette troisime partie en disant: La triade des concepts symtries-transformations-invariance n'explique ni ne justifie l'ancienne notion de loi elle joue en contrepoint la mme mlodie du ct de la reprsentation (p. 417).

    Plus que les autres, la quatrime partie de l'ouvrage constitue un prolgomne Quantum Mechanics: An Empiricist View*. Elle est en effet consacre au rle jou par les considrations de symtrie dans l'laboration de modles faisant intervenir les probabilits. Historiquement, l'utilisation fconde du Principe d'Indiffrence ou de Raison Suffisante a pu crer l'illusion que certaines probabilits pouvaient tre dtermines a priori. Mais on sait depuis longtemps que la notion de probabilit logique conduit des paradoxes (celui de Bertrand, par exemple). Peut- on, par des rquisits de symtrie, retrouver une fonction de probabilit unique? van Fraassen montre de faon dtaille qu'il n'en est rien et que, de toute manire, c'est l'exprience c'est--dire les frquences effectivement observes qui finalement permet de dcider de l'ad-

    7 II s'agit ici de l'existence de modles quivalents par rapport l'ensemble de tous les phnomnes possibles, et pas seulement ceux qui seraient accessibles une poque donne.

    8 Oxford University Press. 1991.

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    quation empirique d'un modle probabiliste. Pour terminer, van Fraas- sen revient sur la problmatique de la rationalit et de l'obissance une rgle (dj examine dans la deuxime partie) l'occasion d'une discussion serre des rapports entre des considrations de symtrie et certaines variantes de la rgle de Conditionnalisation simple (par exemple, la Conditionnalisation de Jeffrey).

    On le voit, l'ouvrage de van Fraassen brasse avec un brio et une force de persuasion peu communs une quantit considrable de problmes actuels et traditionnels de la philosophie des sciences, et ce dans le cadre d'une pistmologie qui se veut la fois empiriste, prag- matiste et rationnelle. On ne saurait trop en recommander la lecture, surtout aux philosophes de langue franaise qui sont encore nombreux croire que l'empirisme reste engonc dans les habits triqus dont les positivistes logiques l'avaient revtu. L'empirisme constructif de van Fraassen constitue aujourd'hui un dfi majeur qu'aucun pistmologue de tendance raliste ne peut se permettre d'ignorer. C'est dire que Catherine Chevalley, en nous offrant une traduction claire et fidle de Laws and Symmetry, prcde de surcrot d'une Prsentation trs complte et trs clairante, nous a rendu un service apprciable dont on ne saurait exagrer le mrite9.

    Institut suprieur de philosophie Michel Ghins. 14, place du Cardinal Mercier B-1348 Louvain-la-Neuve

    9 Regrettons cependant quelques anglicismes comme croire dans une thorie (to believe in a theory) ou ce point (at this point) ...

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