APPEL DE L’AU-DELÀ OU APPEL À L’AU-DELÀ ?

Tanguy Châtel

Presses universitaires de Grenoble | « Jusqu’à la mort accompagner la vie »

2015/2 N° 121 | pages 83 à 88 ISSN 0768-6625ISBN 9782706122965DOI 10.3917/jalmalv.121.0083

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-jusqu-a-la-mort-accompagner-la-vie-2015-2-page-83.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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revue jalmalv n° 121 ✹ juin 2015

appel de l’au-delà ou appel à l’au-delà ? ✹ tanguy châtel, chercheur au groupe de sociologie des religions et de la laïcité (cnrs – école

pratique des hautes études) et accompagnant bénévole à l’association pour le développement des soins palliatifs (asp)

Quand on aborde la question de la communication autour de la mort, il faut déjà distinguer le fait de parler aux morts

en général, qu’on nomme spiritisme et qui révèle un rapport complexé à la mort, et le fait de parler à un mort en particulier, qui est la suite plus ou moins chaotique d’une histoire singulière avec une personne décédée. Mais il faut aussi souligner que la relation aux morts ne saurait remplacer le dialogue essentiel avec les mourants, qui constitue toujours un temps de vie d’une grande intensité.

parler aux morts

Parler aux morts ? La chose est littéralement extraordinaire. Derrière l’idée que des vivants puissent communiquer avec les morts, qui est à proprement parler renversante, n’y aurait-il pas le rêve insidieux qu’il pourrait être possible de s’affranchir de la finitude ? Notre angoisse radicale du néant pourrait-elle enfin cesser ? Parler aux morts, n’est-ce pas paradoxalement tenter d’abolir la mort ? N’est-ce pas finalement la manière la plus démonstrative de la conjurer, de la nier, de la refouler ? N’est-ce pas implicitement reconnaître qu’elle nous terrifie ? Vouloir convoquer les morts dans le monde des vivants, c’est rêver disposer d’un pouvoir sur eux, et au-delà d’eux, sur la mort elle-même qui serait ainsi vaincue. C’est en même temps

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tenter de banaliser la mort en la réduisant à un simple voile, à une imposture. Le fait de pouvoir encore leur parler ne signi-fie-t-il pas que les morts ne le sont pas tout à fait ? Qu’ils se prolongent quelque part sous une forme subtile mais encore accessible ? Cela ne signifie-t-il pas que nous sommes alors nous aussi promis à un avenir ? Le dialogue avec les morts porte en soi l’espérance d’un au-delà tout en révélant, dans cette tension et cette attention à un ailleurs, une angoisse et une certaine misère du ici et maintenant et, de fait, une peur de vivre.

parler avec le mort : du monologue au dialogue

À l’inverse, parler avec le mort semble être une chose bien natu-relle et probablement bien nécessaire. Le mort est d’abord une personne, un visage, une présence, une histoire. Le mort, c’est celui qui nous manque, celui qui, in fine, nous a abandonné. Par la mort de l’être aimé, celui qui reste est livré à lui-même, confronté à l’abandon, à la béance. Il rencontre le silence et la soli-tude, une solitude parfois annoncée, mais une solitude toujours insensée, injuste. Il croit mourir à son tour. À quoi bon vivre ?Il y a un chemin entre savoir qu’il est mort et sentir qu’il est mort. Celui qui reste est plongé dans un vécu paradoxal où il oscille entre l’évidence de l’absence et l’intuition d’une présence qui se prolonge autrement. « Comment faire pour que sa présence se transforme en absence, puis que cette absence à son tour nous devienne présence ? » se demande Jean-Claude Ameisen (2003). Plus exactement, comment faire pour que cette absence soit en même temps présence, autrement présence ? Ce chemin, c’est celui du deuil qui est, pour celui qui reste, le véritable contact avec la mort. Dans ce travail de deuil, sur ce chemin semé d’épines, se sentir accompagné est une nécessité. Mais, comme le mourant connaît en fin de vie une inexorable solitude que même l’accompagnement le plus juste ne peut totalement combler, l’endeuillé ne peut lui non plus être totalement com-pris. Il connaît le vide, un vide que nul vivant ne peut combler.

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appel de l’au-delà ou appel à l’au-delà ?

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Seul le mort le pourrait puisque c’est lui qui manque à l’appel. Dans le deuil, ce sont souvent, comme en miroir, les morts qui, à leur manière, accompagnent les vivants. Car « nos » morts ne nous quittent pas, ils ne se laissent pas bannir. Parce que nous avons encore besoin d’eux, parce que nous avons besoin de continuer à leur parler, nous les maintenons vivants en nous.

la mort n’a pas le pouvoir d’interrompre le dialogue

La mort est un manquement à une intenable promesse de tou-jours cheminer ensemble. Elle est à cet égard un abandon, une trahison et c’est pourquoi elle ne peut avoir le dernier mot. Il faut pouvoir s’expliquer, solder les comptes, dire sa colère comme dire sa peine. Cela demande, sous une forme ou sous une autre, de continuer à s’adresser au défunt. Par peur d’oublier, on pense au début qu’on ne s’en remettra jamais. Oublier serait comme trahir à son tour. Or, faire son deuil, ce n’est pas oublier, c’est continuer, c’est trouver le chemin qui mène de la mémoire au dialogue. Il est possible de parler au défunt autrement que dans le souvenir et le chagrin. La mort n’a pas le pouvoir d’interrompre le dialogue. Elle peut seulement le forcer à muter, à trouver d’autres voix, à emprunter d’autres voies. Passée la stupeur et la sidération, le dialogue renaît car il doit renaître. Mais, pour une personne endeuillée, il y a diverses manières de s’adresser à celui qui manque : il y a une manière amère, blessée, figée, et il y a une manière douce, apaisée, ani-mée. Le chemin consiste à traverser l’une pour découvrir l’autre. C’est aussi cela le chemin du deuil.Dans les premiers temps, le deuil ressemble à un dialogue mais n’en est pas encore. Le monologue, cette manière de briser le silence, est la voie amère qu’emprunte celui qui, par la média-tion de l’absent, cherche d’abord à se parler à lui-même. À la souffrance de la séparation se rajoute la souffrance de ce qui n’a pu être dit, de ce qui n’a pu être fait. Tous les « j’ai man-qué de ceci » et les « j’ai manqué de faire cela » ressurgissent

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impitoyablement. Regrets, remords, actes manqués, actes remis… tout ce que l’on n’a pas osé, tout ce que l’on n’a pas pris le temps, de dire ou de faire, de se dire ou de se faire, revient à la surface pour y être implacablement jugé. Tous ces rêves, avortés d’avoir été trop reportés, comme des âmes en peine, réclament alors justice. C’est le temps du désespoir mêlé de rage, le temps de l’errance. Cette manière d’apostropher le ciel comme le défunt n’est pas un dialogue. C’est juste un cri. Un appel. Un début de soin.

présent malgré l’absence

Les cimetières sont des lieux à part. On y croise côte à côte les dépossédés et les survivants. Les dépossédés sont ceux dont la vie se résume désormais au manque irrémédiable de l’être aimé, ceux qui sont encore dans l’errance du deuil. Les survivants sont ceux qui sont parvenus à en sortir, à reprendre leur route malgré l’épreuve, à rester vivants malgré la mort. L’enfer, le purgatoire et le paradis en quelque sorte se rencontrent là. À quelques pas de la personne hagarde et terrassée sous les larmes, de la personne sans voix, il en est une autre qui parle avec douceur tout en s’affairant à mettre la sépulture en ordre. Elle parle au défunt comme on parle à un être cher qui se tiendrait là. Elle apporte des nouvelles, les siennes, celles de la famille, des amis, du chien… tout en rempotant un hortensia avant de ratisser les contours de la dalle. Ce ne sont ni la nostalgie ni les regrets qui l’animent désormais. Ce sont toutes ces choses du quotidien, survenues depuis le décès, qu’elle rapporte au défunt : les enfants qui grandissent, les nouveaux tracas et les nouvelles joies, les nouveaux amis, toutes ces vies qui se pour-suivent. Son arrosoir dit à lui seul son désir de vivre. Elle n’a pas oublié, certes non, mais elle a dépassé. Elle se tient désormais au-delà de l’épreuve, au-delà du silence. Son cri est redevenu dialogue. Autrement dialogue et pourtant dialogue car il s’agit d’une parole réellement destinée au défunt qui a cessé d’être,

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au moins pour elle, un fantôme, qui est redevenu vivant, autre-ment vivant, présent malgré l’absence.

l’au-delà de soi

Les vivants ont toujours parlé à leurs défunts. Dans le monde rationnel et désenchanté qui est aujourd’hui le nôtre, cela passe pour une folie ou une faiblesse alors que celui qui parvient à traverser le deuil est, au sens propre, un héros tragique. En séparant, la mort engendre une souffrance qui fige d’abord avant de convoquer au dépassement de soi. Toutes les souf-frances sont des appels à l’au-delà – à commencer par l’au-delà de soi –, des appels à se transcender, des urgences à devenir autre, des appels à la vie in fine… Des appels, pas des obliga-tions… Dans le deuil, la mutation n’est pas toujours possible. La mort physique de l’un entraîne parfois aussi la mort psychique de l’autre. Parmi ceux qui sur les tombes ou dans le secret de leur chambre parlent à leurs proches disparus, certains sont parvenus à faire ce chemin du silence au monologue, puis du monologue au dialogue, à suivre la voie qui conduit de la mort à la vie, de l’absence à la présence. La parole est toujours un soin, un chemin. Parler au mort, chose naturelle et nécessaire, est pourtant tellement plus simple quand on s’est dit ce qu’on avait à se dire avant. Alors, pourquoi attendre que l’être aimé soit réduit au silence pour commencer à lui parler ?[…]

✹

RéférenceAmeisen J.-C., Hervieu-Léger D., Hirsch E., Qu’est-ce que mourir ?, Ed. Le

pommier, 2003.

Initialement publié dans le n° 86, septembre 2006

Mots-clés : deuil, souffrance morale, parole

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