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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)

22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ

INTERNATIONALE ARTHURIENNE, 22nd CONGRESS OF THE

INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY

Rennes 2008

Actes Proceedings Réunis et publiés en ligne par

Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher

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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)

Ce roman « n’est pas de la Reonde Table » : réhabilitation de la part ludique de la Continuation de

Gerbert de Montreuil

Définie par Gérard Genette comme le « principal investissement de l’imitation sérieuse1 », la continuation est une pratique que le poéticien distingue de la parodie, opération de transformation qui privilégie plutôt le régime ludique. Les romans de Gerbert de Montreuil semblent fournir la preuve que les romanciers du XIIIe siècle étaient conscients de la spécificité de ces deux types de narration hypertextuelle. Se proposant d’une part de s’inscrire dans un rapport de continuité, il est aussi l’auteur du Roman de la Violette, récit qui s’écrit au rebours de la tradition puisqu’il repose sur un refus de la matière arthurienne : aux vers qui, dans le prologue, annonçaient « un conte biel et delitable » qui « n’est pas de la Reonde Table, / Dou roi Artu ne de ses gens2 », répondent ceux de la fin du récit où, décrivant le faste des noces d’Euriaut et de Gérard, le narrateur prétend que « onques li rois Artus en Gales, / A Pentecouste n’a Nouel / Ne tint onques si riche ostel » (v. 6588-6590)3. Si les effets de distanciation à l’égard de ce que l’on pourrait appeler le roman « traditionnel » sont plus apparents dans la Violette que dans l’austère Continuation, le roman arthurien de Gerbert de Montreuil n’est pas pour autant dépourvu d’humour et il lui arrive, comme l’a fait remarquer Mireille Séguy, de s’ouvrir à l’« espace du carnaval4 ».

1 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 222. 2 Gerbert de Montreuil, Le Roman de la Violette ou de Gérard de Nevers, édition Douglas Labaree Buffum, Paris, Honoré Champion, coll. « Société des Anciens Textes français », 1928, v. 33-35. 3 Sur l’attribution des deux romans, on peut consulter Maurice Wilmotte, « Gerbert de Montreuil et les écrits qui lui sont attribués », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, classe des lettres, no 3, 1900, p. 166-189 ; Charles François, Études sur le style de la Continuation de Perceval par Gerbert et du Roman de la Violette par Gerbert de Montreuil, Paris, Droz, 1932 et Amida Stanton, Gerbert de Montreuil as a Writer of Grail Romance : An investigation of the date and more immediate sources of the Continuation of Perceval, University of Chicago Dissertation, 1942. 4 Mireille Séguy, « L’ordre du discours dans le désordre du monde : la recherche de la transparence dans la Quatrième Continuation », Romania, t. 113, nos 1-2, 1992-1995, p. 182.

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ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008

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S’accusant lui-même d’être fols, musars, durs, rubestes, sos et pervers5, le Perceval mis en scène par Gerbert de Montreuil n’a d’ailleurs rien de l’élu « canonique » et souffre sinon d’amnésie du moins d’étourderie : s’il oublie de prendre avec lui les barillets contenant le baume magique de la « laide creature » (v. 5529), il omet aussi de poser une série de questions (D’où vient cet écu ? Qui me l’envoie ? Pourquoi ces chevaliers sont-ils calcinés ?)6, dont la multiplication tend à suggérer une reprise parodique de son silence initial au Château du Roi Pêcheur. Il arrive aussi que cette écriture du détournement touche au merveilleux : là où, comme l’a montré Sébastien Douchet7, les vaissel contenant l’onguent aux trois Maries se posent comme des avatars parodiques du Graal, la présence de Perceval ne procure aucun soulagement à Mordrain, dont l’incessante hémorragie devait pourtant être stoppée par la venue de l’élu du Graal (v. 10536-10556).

Ce relevé des effets de distanciation comique invite au réexamen de ce roman à propos duquel on a conclu trop vite à un moralisme austère8. Il s’agira donc de réhabiliter la part ludique de la Continuation du Conte du Graal de Gerbert de Montreuil en exploitant la valeur heuristique de la figure du contrait (à la fois le paralytique et le difforme ou le contrefait), dont l’étymologie livre à elle seule l’art poétique de l’antiromancier. L’analyse d’un lapsus révélateur du sénéchal Keu devrait ensuite permettre de voir comment, à travers une série de renvois intertextuels au Bel Inconnu, l’auteur parvient à revendiquer son affiliation au courant parodique qui traverse la

5 « Lors s’apense et dist : “Par saint Pierre / Or sui je fols […]” » ; « Dont dist : “Certes je sui musars” […] / Mais je sui si durs et rubestes » ; « Et j’estoie sos et pervers » (Gerbert de Montreuil, Continuation de Perceval, éd. Mary Williams [t. I et II] et Marguerite Oswald [t. III], Paris, Honoré Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 1922, 1925 et 1975, v. 8867, 8890, 8894 et 11028). 6 « Or sui je fols, que n’ai enquis / Ou li escus que j’ai conquis / fu pris, et qui le m’envoia », v. 8867-8869 ; « Certes je sui musars, / Quant je nel di al Roi Hermite : / Bien m’en eüst la verté dite », v. 8890-8892 ; « Onques, fait il, ne me sovint / Du demander ne del enquerre », v. 9038-903. 7 Sébastien Douchet, « “Romancier” et “recomencier”. Motifs merveilleux et poétique de la continuation », dans Francis Gingras (dir.), Motifs merveilleux et poétique des genres au Moyen Âge et L’Écriture de l’espace au Moyen Âge. Étude des Continuations du Conte du Graal (1190-1240), Paris, Honoré Champion, à paraître en 2009. 8 Keith Busby en qualifie le ton de « strongly moralizing », « solemn and sermonizing » (« Perceval and the Grail », dans Glyn S. Burgess et Karent Pratt [dir.], The Arthur of the French. The Arturian Legend in Medieval French and Occitan Literature, Cardiff, University of Wales Press, 2006, p. 229 et 240), alors que Claude Lachet qualifie Gerbert d’écrivain « assurément plus moraliste que mystique » (« Les Continuations de Perceval », dans Annie Rivara et Guy Lavorel [dir.], L’Œuvre inachevée, Lyon, CEDIC, Université Jean-Moulin, 1999, p. 26).

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CE ROMAN « N’EST PAS DE LA REONDE TABLE » ISABELLE ARSENEAU

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production narrative en vers, à partir de la fin du XIIe siècle, et auquel le roman de Renaut de Beaujeu donne son coup d’envoi.

Contraction et contrefaçon On a depuis longtemps remarqué que la Continuation de Gerbert de

Montreuil inscrit au cœur de la fiction des images « globalisantes » capables de métaphoriser « une réflexion sur l’art d’écrire qui la constitue »9. On a largement insisté sur les métaphores associées à la circularité de cette œuvre qui peine à boucler la boucle10 et qui, plutôt que de prolonger les aventures du Graal et de s’afficher ainsi comme une continuation proleptique (« par l’après11 »), s’amuse à repasser sur les lieux de ses principaux hypotextes (le Conte du Graal et ses Continuations). Ainsi, le perpétuel renouvellement des plaies de Mordrain et l’onguent ressuscitatif de la « vieille aux barriques12 » inscrivent dans la diégèse le mouvement giratoire qui informe à la fois la poétique et la structure de l’œuvre.

Les nombreuses métaphores liées au bestornement ont en revanche été peu commentées. Les images servant à illustrer le rapport du romancier à ses sources affleurent pourtant et elles sont le plus souvent confortées par des renvois précis à des récits à haute teneur ludique. L’aventure que le narrateur désigne sous le titre de « la luite de Tristrant » (v. 7018) fournit déjà un premier indice de travestissement parodique et devient pour le romancier l’occasion de se prononcer sur son art. S’il fait emprunter à ses protagonistes un « chemin ancïen » qui doit les mener à la cour du roi Marc (« Tant vont un chemin ancïen / Qu’il sont venu a Lancïen », v. 3843-3844), il insiste cependant longuement sur les préparatifs des chevaliers qui, avant de se mettre en voie, acceptent de se bestorner et de se déguiser en

9 Alexandre Leupin, « La faille et l’écriture dans les Continuations du Perceval », Le Moyen Âge, vol. 88, no 2, p. 257. 10 Ce que dit bien le titre de Matilda Bruckner, « Looping the Loop through a Tale of Beginnings, Middles and Ends: From Chrétien to Gerbert in the Perceval Continuations », dans Keith Busby et Catherine M. Jones (dir.), Por le soie amisté. Essays in Honor of Norris J. Lacy, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 33-51. Annie Combes parle pour sa part d’une œuvre parfaitement circulaire : « This work, perfectly circular, does not aim to close the story but rather to continue it » (« The Continuations of the Conte du Graal », dans Norris J. Lacy et Joan Tasker Grimbert [dir.], A Companion to Chrétien de Troyes, Arthurian Studies, vol. 63, 2005, p. 197). 11 Gérard Genette, op. cit., p. 242. 12 Keith Busby, « “Estrangement se merveilla”. L’autre dans les Continuations de Perceval », dans Jean-Claude Faucon (dir.), Miscellanea Mediaevalia. Mélanges offerts à Philippe Ménard, Genève, Slatkine, 1998, p. 291.

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ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008

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ménestrels (« Il fait ses compaignons lever / Et lor asfaire bestorner », v. 3801-3802)13. La réécriture n’est donc possible qu’au prix d’un dévoiement — d’un bestornement — des codes anciens, droit de péage dont doivent s’acquitter ceux qui choisissent d’emprunter les voies (trop) souvent parcourues du roman arthurien. Cette leçon de poétique romanesque se poursuit au château de Parsamant, personnage félon qui entretient la male coutume de faire tirer par les chevaliers qu’il a défaits au combat une charrette dans laquelle gît un contrais. L’idée qu’un chevalier arthurien ait un jour accepté de s’avilir en montant, par amour pour sa dame, dans une charrette infamante semble avoir marqué l’imagination des auteurs subséquents à Chrétien de Troyes, Gerbert de Montreuil le premier.

L’étude comparative menée par Charles François a cru faire apparaître que la Quatrième Continuation n’empruntait guère au Chevalier de la Charrette14, conclusion que ne vérifie aucunement l’examen de la circulation des motifs et des personnages. Au contraire, le récit de Gerbert reconduit l’association problématique du chevalier et de la charrette, au préjudice, cette fois, de Sémiramis, personnage qui n’intervient en amont qu’au Tournoi de Noauz15 et qui subit ici une sorte de chemin de croix parodique. Déchaussé et vêtu de sa seule chemise16, Sémiramis s’avance sous les huées de la vilonnaille qui l’affuble d’un sobriquet désignant sans ambages l’hypotexte principal de l’épisode : « Vez chi le chevalier du char ! » (v. 7712), annoncent les garçons qui le menacent de savates, de poumons et de vessies de bœuf gonflées d’air, armes anti-chevaleresques servant à signaler l’obéissance au principe matériel et corporel qui régit le carnaval17. Le continuateur s’amuse d’ailleurs à permuter l’ordre du monde et, prenant au pied de la lettre le surnom imaginé par Chrétien de Troyes, il

13 Voir Keith Busby, « Der Tirstan Menestrel des Gerbert de Montreuil und seine Stellung in der algranzösischen Artustradition », Vox Romanica, vol. 42, 1983, p. 144-156 ; Jonna Kjær, « L’épisode de “Tristan menestrel” dans la Continuation de Perceval par Gerbert de Montreuil (XIIIe siècle) : essai d'interprétation », Revue Romane, 1990, vol. 25, no 2, p. 356-366 et Francis Gingras, Érotisme et merveilles dans le récit français des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 90-93. 14 « On ne trouve pour ainsi dire nulle trace de ce roman de Chrétien de Troyes [Le Chevalier de la Charrette] dans les deux poèmes de Gerbert » (Charles François, op. cit., p. 102). 15 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, édition et traduction Charles Méla, dans Romans, Paris, Librairie Générale française, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1994, v. 5796 (« Li uns a non Semiramis »). 16 « un chevalier, / qu’il avoient fait despoillier / en chemise et si fu deschaus » (v. 7705-7707). 17 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p. 29.

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CE ROMAN « N’EST PAS DE LA REONDE TABLE » ISABELLE ARSENEAU

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métamorphose le chevalier en bête de trait et fait ainsi courir à l’homme le risque de la bestialité :

« Or cha ! sire, dist li contrais, Ja vous meterai en teus trais Ou vous arez molt de contraire : Moi et mon char vous covient traire Par les rues […] » Gerbert de Montreuil, Continuation, v. 7715-7719.

Là où la rime entre trais et contrais dit l’humiliation à laquelle doit se soumettre tout chevalier incapable d’abattre le seigneur des lieux et ses quatre fils, celle entre traire et contraire, qui revient à cinq reprises18, pourrait bien faire écho, en s’y opposant, à la formule dont se servait l’auteur d’Erec et Enide pour décrire l’activité du romancier, dont le geste poétique consiste à traire « d’un conte d’aventure / une mout bele conjointure19 ». L’analyse intertextuelle n’est cependant pas indispensable puisque le contrais est déjà en lui-même une métaphore extrêmement productive qui exploite divers jeux étymologiques et homonymiques servant à exemplifier l’art du romancier.

D’une part, l’adjectif substantivé contrais réfléchit le mouvement de contraction (< contrahere) qui donne son nom au perclus. Vu sous cette optique, le terme pourrait refléter la coïncidence des plans diégétique et structurel sur laquelle ont déjà insisté Alexandre Leupin et Keith Busby. En effet, si la nécessité de ressouder les deux parties de l’épée ouvre le récit de Gerbert de Montreuil tout en le soudant à la continuation précédente (Wauchier de Denain), la réparation finale de la brèche que va rajoindre Perceval (v. 17069) concorde aussi avec le raccord à la continuation suivante (Manessier). Grâce à un effort de « conjointure poétique 20», l’auteur ou le scribe parvient donc à insérer ce qui apparaît dès lors comme une interpolation au sein de l’ensemble formé par les Continuations du Graal. Le mouvement de contraction — que l’on peut extraire de l’image du contrait — pourrait aussi servir à rendre compte, plus généralement, de la mécanique intertextuelle, qui repose sur le rapprochement d’éléments empruntés à des sources diverses, les plus attendues (les romans du Graal,

18 v. 7599-7600, 7717-7718, 7795-7796, 12407-12408 et 12547-12548. 19 Chrétien de Troyes, Erec et Enide, édition et traduction Jean-Marie Fritz, dans Romans, op. cit., v. 13-14. 20 Keith Busby, « L’autre dans les Continuations de Perceval… », p. 294 : « L’épée fonctionne comme métaphore de l’acte d’assemblage, de conjointure poétique ».

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tant en vers qu’en prose21) comme les plus surprenantes (Le Bel Inconnu, La Vengeance Raguidel, La Chanson d’Audigier et Meraugis de Portlesguez22).

Pour qu’il y ait hypertextualité, la mécanique intertextuelle doit cependant dérailler. Conformément à la dynamique freudienne du rêve ou du mot d’esprit, toute condensation se paie d’une succession de déplacements, ce dont arrive à rendre compte la polysémie du terme contrait, qui désigne certes le paralytique mais aussi le difforme ou le contrefait, participe passé adjectival issu du bas latin contrafacere et formé sous l’influence de contrait. Bien plus qu’une simple contraction, l’écriture romanesque apparaît donc comme un travail de contrefaçon qui suppose d’abord, conformément au sens du verbe contrefaire (< bas lat. contrafacere), que l’on reproduise en imitant23 et, dès le XIIIe siècle, que l’on déforme ou que l’on déguise (comme on contrefera Renart au siècle suivant24). Enfin, l’homonymie parfaite entre le verbe contraire (< contrahere) et le substantif issu du latin contrarium dit bien le désir d’opposition qui anime le romancier et que résume la rime judicieuse des vers 10645-10646 : « Mais mains hom, ch’ai oï retraire, / Va lïement a son contraire ». La rime entre retraire et contraire doit cette fois être lue par rapport au couple formé par les verbes (es)traire et retraire, principes ordonnateurs du roman arthurien :

« Reconter d’Arthur, de Gauvain…, retraire une aventure de…, repasser sur les traces déjà existantes mais en imprimant sa marque, mais en dévoyant subtilement les chemins de la

21 Sur la lecture intertextuelle de la Continuation de Gerbert de Montreuil, voir entre autres Keith V. Sinclair, « Gerbert de Montreuil and the Parody Audigier », Romance Notes, vol. 17, no 2, 1976-1977, p. 208-211 ; Antoinette Saly, « Le Perlesvaus et Gerbert de Montreuil », dans Jean-Claude Faucon (dir.), Miscellanea Mediaevalia. Mélanges offerts à Philippe Ménard, Genève, Slatkine, 1998, p. 1163-1182 ; Philippe Ménard, « L’histoire du Chevalier au Cygne dans La Continuation du Perceval de Gerbert », dans Maurice Accarie et al. (dir.), Marginalité et littérature. Hommage à Christine Martineau-Génieys, ILF-CNRS, Université de Nice-Sophia Antipolis, 2001, p. 249-262 et Sébastien Douchet, « Une esthétique de la diversité : la Quatrième Continuation de Gerbert de Montreuil, Études médiévales, vol. 7, 2005, p. 88-101. 22 Héros loufoque d’une chanson de geste à ce point burlesque que Joseph Bédier suggérait de parler, à son sujet, d’« épopée scatologique » (Les Fabliaux, Paris, E. Bouillon, 1893), Audigier est cité au vers 4416. Les allusions au roman de Meraugis de Portlesguez se remarquent quant à elles dans la double mention du héros éponyme et de son compagnon, Gorvain Cadru (v. 3794, 4267 et 4504) et trahissent elles aussi la sympathie de l’auteur pour le courant parodique qui traverse les récits en vers à partir de la fin du XIIe siècle. 23 Le sens est attesté dans Erec et Enide, par exemple : « Tant bele chose faire sot [Nature] / Ne puis tant pener ne se pot / Qu’ele peüst son examplaire / En nule guise contrefaire » (v. 417-420). 24 Le Roman de Renart le Contrefait, édition Guy Raynaud et Henri Lemaître, 2 vol., Genève, Slatkine Reprints, 1975 [1914].

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CE ROMAN « N’EST PAS DE LA REONDE TABLE » ISABELLE ARSENEAU

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tradition, est […] une pratique fondatrice du texte arthurien25. »

La substitution du contrait de Gerbert de Montreuil au « nain cuiver[t] de pute orine » de Chrétien de Troyes (Le Chevalier de la Charrette, v. 354) n’est donc pas innocente puisqu’elle vient parachever les leçons de poétique que dispense le narrateur, depuis la scène de travestissement des chevaliers en ménestrels jusqu’aux affres de la « pucelle as dras envers » (v. 9382-9383). Autrement nommée la « demoiselle au char » (v. 9141) — nouvelle reprise détournée de l’association rendue célèbre par le Lancelot de Chrétien de Troyes26 —, cette dernière traîne dans une charrette le cadavre calciné d’un chevalier, image qui parvient à dire mieux que nulle autre la désuétude de cette ancienne chevalerie dont s’amusaient à reconter jusque-là les romans déjà vieux d’Arthur. Les liens rimiques que la commutation du contrait et du nain permet de tisser entre traire, retraire et contraire demandent donc à être considérés comme autant de compléments à la rime entre romancier et recommencier analysée par Sébastien Douchet. Si, comme le propose l’auteur, cette paire rimique « montre de façon évidente que […] le récit romanesque naît d’un mouvement perpétuel de recommencement27 » et qu’il repose sur d’incessants jeux de réécriture, l’isotopie qui se met en place autour du radical –traire concourt plutôt à redéfinir le genre romanesque comme un double exercice de contraction et de contrefaçon ou, pour emprunter plutôt à une dynamique qui a fait ses preuves, de condensation et de déplacement.

Lapsus calami La Continuation de Gerbert de Montreuil s’ouvre d’ailleurs sur ce

qu’on peut être tenté d’interpréter comme un lapsus révélateur du sénéchal

25 Emmanuèle Baumgartner, La Harpe et l’épée. Tradition et renouvellement dans le Tristan en prose, Paris, CDU et SEDES, 1990, p. 26. Pour n’avoir pas reconnu cette spécificité au texte médiéval, Gabriel Roulleau a porté un jugement anachronique sur la faculté d’ « imagination » des auteurs médiévaux, notamment ceux postérieurs à Chrétien de Troyes : « La plupart, trop pauvres d’imagination pour trouver une matière nouvelle, firent circuler “le matériel roulant des romans courtois” selon la pittoresque expression de G. Paris […] », Étude chronologique de quelques thèmes narratifs des romans courtois, Paris, Honoré Champion, 1964, p. 49. 26 L’appellation revient aux vers 9382-9383 : « la pucelle as Dras Envers / Qui le char amaine et charrie ». Sur ce motif, voir Arié Serper, « La demoiselle au char des deux côtés du Rhin », Marche romane, vol. 30, nos 3-4 (Mélanges Charles Foulon), 1980, p. 357-362. 27 Sébastien Douchet, art. cit., p. 98.

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Keu, qui exemplifie parfaitement ce processus en deux temps auquel obéit l’écriture parodique. Au terme de l’épisode du Siège Périlleux — chaiere « d’estrange guise » (v. 1366) que la Fée de la Roche Menor a envoyée à Arthur afin d’enseigner aux chevaliers de sa cour quels tourments attendent ceux qui « plus aiment jovenciaus / que pucele » (v. 1556-1557) —, le sénéchal, pourtant reconnu pour sa médisance chronique, se réjouit de la réussite de Perceval et « fait tel feste », dit le texte, « qu’il chante de joie si rist » (v. 1504-1506). S’amusant à une nouvelle distribution des caractères, l’auteur brouille les cartes et confie cette fois le rôle ingrat du railleur à Yder, le fils de Nut, nouveau rabat-joie qui se moque de cette inhabituelle courtoisie du sénéchal. Piqué au vif, Keu retrouve l’art de la ramposne et sa « langue anuieuse » rappelle à Yder une aventure dont ce dernier a, paraît-il, à rougir :

« Tout quidastes avoir trové Quant vous alastes l’esprevier Por une vielle chalengier qui estoit fronchie et ridee. […] Mais coment avint Quant Erech et Enyde i vint ? Vous lor laissastes l’esprevier » Gerbert de Montreuil, Continuation, v. 1532-1535, 1541-1543.

La mémoire « intertextuelle » du sénéchal semble connaître quelques ratés, hypothèse que conforte la relecture du premier roman de Chrétien de Troyes, où le narrateur, peu prolixe quant au portrait de l’amie d’Yder, ne la désigne que comme « pucele28 ». Entre le premier roman du clerc champenois et la Continuation de Gerbert de Montreuil, Keu semble donc avoir changé d’avis ! Accoudé à la fenêtre avec Gauvain, le sénéchal d’Erec et Enide voit s’approcher « le nain et la pucele » (v. 1102), dénomination neutre qui réapparaît lorsqu’il annonce à Guenièvre, au discours direct, l’arrivée des visiteurs : « Dame […] j’ai veü / venir un chevalier errant / […] Une pucele a avec li. » (v. 1120-1121, 1124).

On ne retrouve donc dans l’hypotexte aucune remarque désobligeante qui justifierait les gouailleries de Keu. La mémoire défaillante de ce dernier semble plutôt relever de ce que Nancy Freeman Regalado a

28 Erec et Enide, v. 779, 794, 806, 1064, 1085. La seule dénomination quelque peu péjorative apparaît au vers 1077, au moment où le narrateur la qualifie de « fille au povre vavasor ».

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CE ROMAN « N’EST PAS DE LA REONDE TABLE » ISABELLE ARSENEAU

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baptisé « an art of misquotation » (un « art de la citation inexacte »), où les erreurs présumées — le malentendu dont Yder fait les frais, par exemple — apparaissent comme autant d’agrammaticalités qui servent à amorcer un jeu de pistes intertextuelles29. L’auditeur/lecteur qui se laisse prendre au jeu se rend vite compte que l’auteur est allé piger ailleurs que dans les « œuvres complètes » de Chrétien de Troyes : le résumé avilissant qu’entreprend le sénéchal de la Continuation condense (contracte) les épreuves de l’épervier telles qu’elles apparaissaient dans Erec et Enide et dans Le Bel Inconnu et, ce faisant, confond les aventures respectives des fils de Nut et de Do. La pucelle « fronchie et ridee » dont Yder30, aux dires de Keu, se serait fait le champion, ferait dès lors écho à Rose Espanie, demoiselle « molt laide et frenchie » (v. 1727) que Girflet, abusé par Amour, soumettait au concours de beauté dans le roman de Renaut de Beaujeu :

[…] et s’amie, Qui avoit non Rose Espanie, En coste celui cevaucoit Un palefroi, qui buens estoit. Molt estoit et laide et frenchie31.

Une série de renvois au roman de Guinglain traverse d’ailleurs l’œuvre du continuateur et autorise la lecture qui fait la part belle à l’intertextualité. Le premier adversaire que doit affronter le Gallois chez Parsamant porte un écu au lion d’hermine, « d’or et d’azur […] bendés » et de « gueles broudez » (v. 7814-7817), renvois explicites aux armes de Guinglain (« et ses escus d’asur estoit / d’ermine un lion i avoit », Le Bel Inconnu, v. 73-74), lesquelles ont permis l’identification de l’auteur du Bel Inconnu avec la famille de Bâgé32. On se rappellera aussi qu’à Beaurepaire, le lit de Perceval est décoré d’un « riche covertoir » (v. 6505) qui a été confectionné dans l’Île de Gernemue par la fée Blanchemal (v. 6509) —

29 Voir Nancy F. Regalado, « Villon’s Legacy from Le Testament of Jean de Meun: Misquotation, Memory, and the Wisdom of Fools », dans Michael Freeman et Jane H. M. Taylor (dir.), Villon at Oxford: The Drama of the Text, Amsterdam, Rodopi, 1999, p. 282-311. 30 Yder, cité aux vers : v 5555 (Li rois Ydés / qui donnoit a trestols adés : il fu de pouvre acointement / mais large fu a tote gent…) 5649, 5679. Positif 31 Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, édition et traduction Michèle Perret et Isabelle Weill, Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classique », 2003, v. 1723-1727. 32 Sur les armoiries des Sires de Bâgé, voir l’édition de G. Perrie Williams (Paris, Librairie Honoré Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 1983 [1929], p. VII-VIII) et l’article d’Alain Guerreau, « Renaut de Bagé : Le Bel Inconnu. Structure symbolique et signification sociale », Romania, t. 102, 1982, p. 28-82.

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ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008

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maîtresse de Gauvain et mère de Guinglain — et qui doit servir à préserver, entre autres, de la folie et de la goutte (« esvertin ne goute ne mal / n’avra nus qui en soit covers », v. 6510-6511), réduction du motif du sauf-conduit qui témoigne une nouvelle fois de la tentation de la parodie33.

En conjoignant — ou en resaldant (v. 1492) — les aventures d’Yder et de Girflet, le sénéchal commet en quelque sorte un « lapsus par condensation34 » capable de faire la synthèse entre les deux voies du roman en vers qui se dessinent dans le paysage littéraire au moment où Gerbert de Montreuil entreprend la rédaction, peut-être parallèle, de la Continuation et du Roman de la Violette : d’une part, la voie canonique, incarnée par Yder et l’épreuve de l’épervier telle qu’il l’a « véritablement » vécue chez Chrétien de Troyes ; de l’autre, la voie du renouvellement ludique, personnifiée par ce sénéchal qui se permet en quelque sorte de réécrire un épisode d’Erec et Enide… « à la manière » de Renaut de Beaujeu. Le personnage rappelle ainsi à sa façon que toute réécriture non seulement réévalue le « conte par avant » (v. 6355), mais détourne bien souvent l’œuvre ancienne.

Exploitant le même hypotexte, Le Roman de la Violette fournira à son tour une image éloquente de la pratique romanesque de Gerbert de Montreuil. Comme dans Guillaume de Dole, la liste des participants au tournoi de Montargis inclut un nombre élevé de chevaliers historiques35. L’auteur de la Violette se saisit cependant d’un procédé imaginé par l’auteur du Bel Inconnu — qui faisait s’affronter différentes générations romanesques au tournoi de Valendon — et confronte le roman breton et le « beau jeu » des parodistes : au chevalier « de Bretaigne » (v. 5914) qu’il place dans le premier camp répond, dans le second, « li sires de Biaugiu » (v. 5942). Comme pour la coutume de l’épervier, le tournoi deviendra l’occasion de retracer, par la bande, la genèse et la fortune du genre romanesque et de mettre en regard roman et antiroman ou, comme dans le Bel Inconnu, le roman de Perceval et celui de cet anti ou de ce néo-Perceval qu’est Guinglain.

33 Tentation à laquelle cédera aussi le Roman de la Violette puisqu’on y retrouvera un fermail magique devant servir à protéger l’héroïne du vergondage (« Qui l’a au col, chou est la somme, / ja par homme n’ert vergondee », v. 823-824). 34 Voir Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2004 [1904]. 35 Pour une lecture historique du tournoi de Saint-Trond, voir John W. Baldwin, « Jean Renart et le tournoi de Saint-Trond. Une conjonction de l’histoire et de la littérature », Annales. Économies, Société, Civilisation, mai-juin, 1990, vol. 45, no 3, p. 565-588.

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CE ROMAN « N’EST PAS DE LA REONDE TABLE » ISABELLE ARSENEAU

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La Quatrième Continuation a connu une fortune relative et n’a été conservée que dans deux « manuscrits frères36 », où elle s’insère entre les continuations de Wauchier de Denain et de Manessier37. Comme le Roman de la Violette, le roman arthurien de Gerbert de Montreuil s’érige en bonne partie sur une négativité que traduisent bien sa structure et sa matérialité : le terme du récit ramène le lecteur à son point de départ en répétant les quatorze derniers vers de la Deuxième Continuation, auxquels viennent s’accrocher les premiers vers de la Troisième Continuation dans les autres manuscrits. En s’amusant à faire croire à son lecteur que rien ne s’est produit entre le moment où Perceval échoue à ressouder parfaitement l’épée et le passage où il y arrive, le scribe des manuscrits T et V parvient à incarner matériellement la formule d’Aron Kibédi Varga selon laquelle le roman est toujours un anti-roman38, négativité sans laquelle le canon arthurien risquait peut-être la paralysie. C’est d’ailleurs précisément contre cette « perclusion » du roman que semble travailler Gerbert de Montreuil lorsqu’il confie aux chevaliers le rôle de leur monture et leur demande de tirer un char dans lequel gît un contrefait haineux qui joue les « chevaliers de la charrette ». Tout compte fait, ce roman n’était peut-être pas tout à fait, lui non plus, de la « Reonde Table ».

ISABELLE ARSENEAU UNIVERSITÉ MCGILL,

CANADA

36 Alexandre Micha, La Tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, Genève, Droz, 1966 [1939], p. 189 : 37 Il s’agit des manuscrits T (BnF fr 12576, début XIIIe siècle) et V (BnF fr nouv. acq. 6614, fin XIIIe). Voir Keith Busby, Codex and Context : Reading Old French Narrative in Manuscripts, 2 vol., Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 75-86. 38 Aron Kibédi Varga, « Le roman est un anti-roman » Littérature, no 48, 1982, p. 3-20.