yahya michot, rashīd al-dīn et ibn taymiyya : regards croisés sur la royauté

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  • 8/4/2019 Yahya Michot, Rashd al-Dn et Ibn Taymiyya : regards croiss sur la royaut

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    Rashd al-Dn et Ibn Taymiyya :

    regards croiss sur la royaut

    (Art ic le publi in Mohaghegh Nma . Collected Papers Presented to ProfessorMehdi Mohaghegh on his 70th Birthday and in Appreciat ion of his 50 yearsAcademic Act ivit ies . Supervised by B. KHORRAMSHH and J. JAHNBAKHSH, 2 t . ,

    Thran, S innegr , 2001 , t . 2 , p . 111-137)

    Les points diacritiques ont t enlevs de la prsente version pdf.La pagination diffre parfois dune ou deux lignes de celle de la version imprime

    Yahya MichotFaculty of Theology

    Oxford University

    Le Professeur Mehdi Mohaghegh est un des rares chercheurs stre intresss luvre thologico-philosophique al-Majmat al-Rashdiyya, pour la plupart encoreindite, de Rashd al-Dn Fadl Allh (c. 646/1247-718/1318)1. Ce mest un grandplaisir de lui offrir, en humble tmoignage dhommage et de reconnaissance, cetarticle rapprochant le fameux vizir persan de lun de ses contemporains mamlks lesplus illustres.

    Le thologien damascain Ibn Taymiyya (661/1263-728/1328)2 sentretint________________

    1. Sur Rashd al-Dn, voir D. MORGAN, art.Rashd al-Dn Tabb, in Enc. de lIslam, Nouv. d.,t. VIII, p. 458-459 ; RASCHID-ELDIN, Histoire des Mongols de la Perse. Texte persan, publi,traduit en franais. Accompagne de notes et dun mmoire sur la vie et les ouvrages de lauteur par. QUATREMRE, Paris, Imprimerie Royale, 1836 (rimpression anastatique : Amsterdam, OrientalPress, 1968). Pour un rapide tableau de la diversit et de lampleur extraordinaires de ses intrtsintellectuels et scientifiques, voir S. H. NASR, The Status of Rashd al-Dn Fadlallh in the Historyof Islamic Philosophy and Science, in The Islamic Intellectual Tradition in Persia. Ed. by M. A.RAZAVI, Richmond, Curzon Press, 1996, chap. 20, p. 228-236. Sur la Majma Rashdiyya, voir. QUATREMRE,Histoire, p. CXIX-CXX ; J. VAN ESS, Der Wesir und seine Gelehrten : zu Inhaltund Entstehungsgeschichte der theologischen Schriften des Rashduddn Fazlullh (gest.718/1318), Abhandlungen fr die Kunde des Morgenlandes, XLV, 4 , Wiesbaden, Fr. Steiner,1981 ; M. MOHAGHEGH, Rashd al-Dn dar dif az Ghazl, in Bist Guftar. Twenty Treatises on Islamic Philosophy, Theology, Sects, and History of Medicine. With an English Introduction byJ. VAN ESS, Wisdom of Persia, XVII , Montreal, McGill University - Thran, Institute ofIslamic Studies, 1976, p. 77-92.

    2. Sur Ibn Taymiyyya, louvrage fondamental reste H. LAOUST, Essai sur les doctrines socialeset politiques de Tak-d-Dn Ahmad b. Taymya, canoniste hanbalite n Harrn en 661/1262, mort Damas en 728/1328, Recherches darchologie, de philologie et dhistoire, t. IX , Le Caire,I.F.A.O., 1939. Voir aussi son La biographie dIbn Taymya daprs Ibn Kathr, in Bulletin

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    personnellement avec Rashd al-Dn lors de la premire invasion de la Syrie par

    llkhn Ghzn Mahmd (Rab I -Shabn 699 / dcembre 1299 - mai 1300).Vraisemblablement le vit-il dj dans lentourage du monarque mongol lorsquecelui-ci, marchant sur Damas, reut al-Nabk une dlgation de notablesdamascains dont il tait membre, le jeudi 6 Rab II 699 /31 dcembre 1299. Parailleurs, quelles que soient les imprcisions entourant la rencontre entre llkhn etIbn Taymiyya au camp imprial de Marj al-Rhit en Rab II 699 / janvier 1300,il ne fait aucun doute que le vizir accorda alors au moins une audience authologien3.

    Lorsque, une douzaine dannes plus tard, Ibn Taymiyya sera amen voquer la figure de Rashd al-Dn dans un de ses fetwas anti-mongols, cest doncune personnalit avec laquelle il aura pu sentretenir de visu quil appellera : leur impudent vizir dnomm al-rashd le bien dirig , ce sclrathypocrite, hrtique4 , le plus grand de leurs vizirs, selon les vues de qui ils________________

    dtudes Orientales, t. IX (Anne 1942-1943), Beyrouth, Institut Franais de Damas, 1943, p.115-162, et notreIBNTAYMIYYA , Les intermdiaires entre Dieu et lhomme (Rislat al-wsita baynal-khalq wa l-Haqq). Traduction franaise suivie de Le Shaykh de lIslam Ibn Taymiyya : chroniquedune vie de thologien militant, Fetwas du Shaykh de lIslam Ibn Taymiyya, I , Paris,A.E.I.F. ditions, 1417/1996.

    3. Sur cette invasion de la Syrie par Ghzn et les rencontres entre Ibn Taymiyya et Rashd al-Dn, voir les tmoignages du thologien syrien mme traduits dans nos Textes spirituels dIbnTaymiyya. XI-XIII. Mongols et Mamlks : ltat du monde musulman vers 709/1310, in Le

    Musulman, Paris, A.E.I.F., n 24 (oct. 1994), p. 26-31, n 25 (jan. 1995), p. 25-30, n 26 (sept.1995), p. 25-30, et dans notre IBN TAYMIYYA. Lettre un roi crois (al-Rislat al-Qubrusiyya).Traduction de larabe, introduction, notes et lexique, Sagesses musulmanes, 2 , Louvain-la-Neuve, Academia - Lyon, Tawhid, 1995. Aux rfrences consultes dans ces travaux, ajouter : J.SOMOGYI, Adh-Dhahabs Record of the Destruction of Damascus by the Mongols in 699-700/1299-1301, in J. SOMOGYI - S. LWINGER (d.), Ignace Goldziher Memorial Volume,Budapest, 1948, t. I, p. 353-386 p. 370-371 ; LI GUO, Early Mamluk Syrian Historiography. Al-Ynns Dhayl Mirt al-zamn, 2 vol., Islamic History and Civilization. Studies and Texts,21 , Leyde, Brill, 1998, t. I, p. 147-148. Al-Ynn (ob . 726/1326) et Shams al-Dn al-Dhahab(ob . 748/1348) confirment tous deux les audiences accordes Ibn Taymiyya par Ghzn, puis parses vizirs Sad al-Dn et Rashd al-Dn, le jeudi 20 Rab II 700 / 14 janvier 1300, au camp imprialde Marj al-Rhit.

    4. Voir lextrait traduit dans notre Textes spirituels XII, p. 28. Voir aussi notre Un importanttmoin de lhistoire et de la socit mamlkes lpoque des lkhns et de la fin des Croisades : IbnTaymiyya (ob . 728/1328), in U. VERMEULEN & D. DE SMET (d.), Egypt and Syria in the Fatimid,Ayyubid and Mamluk Eras. Proceedings of the 1st, 2nd and 3rd International Colloquium organizedat the Katholieke Universiteit Leuven in May 1992, 1993 and 1994, Orientalia LovaniensiaAnalecta, 73 , Louvain, Peeters, 1995, p. 335-353, dans lequel nous tudions un texte dIbnTaymiyya relatif la fameuse cabale ayant frapp Rashd al-Dn. Le tmoignage du thologiendamascain mriterait dtre ajout aux documents mamlks concernant Rashd al-Dn analyss parR. AMITAI-PREISS,New Material from the Mamluk Sources for the Biography of Rashid al-Din, in J.

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    davoir empoisonn llkhn ldjyt, le frre et successeur de Ghzn. Et alors

    que les ossements de Rashd al-Dn furent exhums vers 1400 et transfrs dansun cimetire juif, la tombe dIbn Taymiyya, lorsque nous la visitmes en 1995,tait labandon, dans une cour arrire de la maternit de lhpital universitairede Damas, au milieu de dtritus.

    Reste quIbn Taymiyya et Rashd al-Dn sont deux des plus grands noms delIslam la charnire des VIIe/XIIIe et VIIIe/XIVe sicles. Do lide deconfronter leurs vues sur un phnomne dont lun et lautre, par leur fonction ouleur destin, durent forcment tre des observateurs privilgis et propos duquelils sexprimrent effectivement : al-mulk, la royaut.

    Les rois, quand ils entrent dans une cit, la corrompent , lit-on dans le

    Coran

    8

    . Les Musulmans furent cependant loin de bouder linstitution royale aucours de leur histoire. Plusieurs de leurs penseurs en proposrent mme desdoctrines thoriques comme des approches pratiques. Que lon songe parexemple aux plus clbres, le Nasihat al-Mulk - Le Conseil des Rois9 dAbHmid al-Ghazl ou le Siysat-Nmeh - Trait de Gouvernement10 de soncontemporain Nizm al-Mulk. Quelque deux sicles sparent cependant le grandthologien et le vizir le plus fameux des Seldjoukides dIbn Taymiyya et deRashd al-Dn, durant lesquels la situation politique connat au Moyen-Orient unretournement complet : du califat shite ismlien des Ftimides on passe engypte-Syrie au sultanat sunnite des Mamlks ; du sultanat sunnite desSeldjoukides on passe en Iran un lkhnat mongol peine converti du

    paganisme un Islam trs ouvert ou, parfois mme, explicitement acquis auShisme. poque et contexte diffrents, royaut diffrente ? En labsencedune histoire systmatique de la royaut en Islam, on ne peut faire beaucoupplus que le suggrer11 . Cela dit, notre ambition dans le prsent travail se limitera ________________

    8 . Coran, XXVII, 34.9. AL-GHAZL, Book of Counsel for Kings (Nashat al-Mulk), trad. F. R. C. BAGLEY,

    University of Durham Publications , Londres, Oxford University Press, 1964.10. NIZM AL-MULK, Trait de gouvernement - Siyaset-Name. Traduit du persan et annot par

    Ch. S CHEFER et prfac par J.-P. ROUX, La Bibliothque Persane , Paris, Sindbad, 1984.11. Sur la royaut en Islam, voir A. AL-AZMEH, Muslim Kingship. Power and the Sacred in

    Muslim, Christian, and Pagan Polities, Londres - New York, Tauris, 1997. Indpendamment de sonindniable intrt, cette tude de lnonciation et de la reprsentation du pouvoir royal ne peuttre considre comme dispensant de lhistoire systmatique ici souhaite. Sur la royaut mamlke,voir P. M. HOLT, The Position and Power of the Mamlk Sultan, in Bulletin of the School ofOriental and African Studies, XXXVIII, Londres, 1975, p. 237-249 (concerne surtoutlorganisation politique et sociale du sultanat) ; A. LEVANONI, The Mamlk Conception of theSultanate, in International Journal of Middle East Studies, 26, Cambridge, 1994, p. 373-392

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    finalement, un examen crois des regards que le vizir persan et le thologien

    mamlk y portent chaque fois sur la royaut.

    I. Rois, mirs et courtisans

    Dans le premier texte que nous retenons, Rashd al-Dn rapporte une scnerelativement trange dont il a sans aucun doute t tmoin. Trois ans aprs ledbut du rgne dldjyt, les grands mirs de llkhnat tiennent lui exprimerleur inquitude. Contrairement son frre et prdcesseur, Ghzn, qui nhsitaitpas leur dire rgulirement leur quatre vrits13 , le nouveau souverain ne leur aencore formul aucun reproche. Est-ce par indulgence quil agit ainsi ? Ou parcalcul, afin de mieux svir ultrieurement ? Dans sa rponse leurs interrogations,llkhn ne se contente pas de dcerner un satisfecitgnral aux grands serviteursde son trne mais voque sa conception de la fonction royale.

    Dans un deuxime texte, Rashd al-Dn dresse le sombre tableau des jalousiesdchirant le milieu des courtisans et rappelle les consquences nfastes quunetelle situation a souvent sur lorganisation de ltat, surtout en cas de changementde rgne. Le vizir de se fliciter, cependant, que ce nait point t le cas lavnement dldjyt.

    Le premier crit dIbn Taymiyya que nous nous proposons de mettre enregard de ces deux textes du vizir lkhnide concerne la servitude (ubdiyya) etrfre plus particulirement au paradoxe des relations du matre et de lesclave,qui vaut pour les affaires politiques comme en amour.

    Dans un second texte, le thologien mamlk dnonce ouvertement les effetspervers que les dissensions entre responsables religieux et politiques ont sur ledevenir de la communaut musulmane.

    A. Rashd al-Dn, al-Rislat al-sultniyya, f 213 r., l. 19-30

    Il est arriv, cette poque-ci, que les grands mirs, les justes Qu[t]lughshh,Jbn et Bldh14, ainsi quun autre groupe dmirs, se runirent dans la salledaudience (kirys), se consultrent et parlrent la majest sultanienne en cesens :

    Auparavant, au temps de ton excellent frre15, chaque anne, chaque mois,

    ________________13. Voir par exemple lextrait du discours de Ghzn ses mirs traduit par I. P. PETRUSHEVSKY,

    Conception, p. 155.14. Sur ces trois mirs mongols, voir D. MORGAN, art. Kutlugh-Shh Noyan, in Enc. de lIs-

    lam, Nouv. d., t. V, p. 559, et notre Roi crois, p. 14, 174. Bldh devient Mly dans certaines sources mamlkes.

    15. Ghzn Mahmd, lkhn de Perse de 694/1295 703/1304.

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    tous les jours, nous faisions lobjet de reproches pour nos manquements et pour

    la ngligence qui en tait la cause, sagissant des affaires de la royaut, et il nousrabrouait abondamment. Maintenant par contre, trois ans ont pass depuis que leSULTAN DE LISLAM Dieu rende ternelle sa royaut ! sest assis sur le trne dusultanat16 et aucun dentre nous, troupes de serviteurs [que nous sommes], naencore fait lobjet de reproches ; il ne sen est encore pris aucun dentre nous,ni ne la accus de faute. Aussi ne savons-nous pas : ce qui conduit cela, est-celindulgence et le fait quil patiente jusqu ce que nos fautes soient multiples,pour sen prendre ensuite nous cause delles toutes ? Ou bien navons-nouspoint de fautes et aucun manquement na-t-il t commis par nous ? Nous vou-drions le savoir et en tre aviss, afin de connatre notre situation, dassumer lesobligations de notre service et de notre servitude (ubdiyya) comme il convientet de savoir comment donner [ dautres de] la puissance17 .

    Le SULTAN DE LISLAM Dieu rende ternelle sa royaut ! ayant entenduleurs paroles jusqu la fin et sachant ce quoi ils faisaient allusion, leur dit danssa rponse :

    Ce nest pas parce que je regarderais vos visages, aurais honte devant vouset aurais peur, si je faisais dchoir lun de vous de son rang, de ne point trouverqui mettre sa place, que, lorsque de lun dentre vous manerait une faute, je ladissimulerais et lui ferais indulgence son propos. Mais tant au fait de la bontde vos consciences et de la puret du fond de vos curs, je sais que par aucundentre vous na t commise de faute qui rendrait ncessaire de sen prendre

    lui, non plus quune chose laquelle sappliquerait le nom de faute . [Ceci tant], comment serait-il possible que des manquements ne soient pas

    commis par des serfs (abd) et des serviteurs ? Mais un manquement que lonappellerait faute ou un manquement qui aurait t commis par lun dentrevous et vis--vis duquel nauraient pas exist [quelques] espces de puissance18 , jenen ai pas trouv en vous et cest pour cette raison que je ne vous ai pas fait dereproches ni ne men suis pris vous. Si javais connaissance de quelque chosede ce [type], je vous en tiendrais coupables19 puis men prendrais vous de lamanire la plus terrible. Si en effet manait de lun dentre vous une faute, pourquelle raison patienterais-je son gard et ne men prendrais-je pas lui, aveccette consquence que les affaires de la royaut se dsorganiseraient ?

    Le Rel Trs-Haut ma dlgu (fawwada) cette royaut et men a confi les________________16. ldjyt est mont sur le trne en 704/1304.1 7 . wa narifu kayfa nut l-quwwa.1 8 . wa lam yjad f muqbalati-hi anw min al-quwwa.19. mudhnibna : qad bnuyna (?) P

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    affaires afin que je me conduise son propos la manire des rois justes et la

    prserve de la meilleure faon, empche les injustes dtre injustes, secourevictorieusement les victimes dinjustice et chemine sur la voie de la justice et delquit (insf). Si donc une faute tait commise par lun dentre vous, je neprserverais point son cur, ni ne regarderais son visage. Je ne vous connaiscependant pas de faute.

    Quand ils entendirent cela, les mirs se rjouirent les grands et les petits ,se mirent sous la protection de son rgne et leurs invocations redoublrent pourleur sultan.

    B. Al-Rislat al-sultniyya, f 212 v., l. 34 - 213 r., l. 11

    Cest [une chose] sue, vrifie et constate, les gens qui frquentent la cour

    de leurs majests les sultans ne cessent pas de se jalouser les uns les autres. Lesige de la jalousie, pour tout le monde, ce sont en effet les conseils (majlis) dessultans. La douceur de largent (ml) et de la position (jh) [recherchs] ici-bas aatteint une extrmit qui a emport la religion et la raison. Par le biais desobjectifs et des vises [poursuivis] disparat la tendresse [qui devrait] existercontinuellement entre le pre et son enfant, des deux cts, ainsi quentre le frreet son frre. Chacun deux deux a pour vise de faire du mal lautre et veut toutpour lui-mme. aucun dentre eux il ne reste dquit (insf). Tous oublientque les sultans sont comme des soleils dont la lumire tombe sur lensemble desgens sans quelle diminue en rien. La situation des courtisans de la majestsultanienne est pareille ce que lon raconte de loiseau appel Ab Taymr

    et que les Arabes appellent souverain triste (mlik hazn)20 . Cest quil se tientau bord dun marcage en laissant paratre une grande tristesse et dprime maisne boit pas de cette eau, alors quil en a besoin, de peur quelle ne diminue. Iloublie que, mme si cent mille oiseaux pareils lui buvaient de leau de ce ma-rcage, aucune diminution ny apparatrait. Si les courtisans de la majestsultanienne savaient que le sultan se soucie (r) des situations de tous et destineen propre21 chacun dentre eux [quelque] espce de ses gards, il ne leur seraitplus possible de viser se nuire les uns les autres avec [cette] facilit.

    Entre eux peuvent se produire accord (ittifq) et amour (mahabba) mais ilne sagit pas dun amour vritable. Au contraire, leur accord et leur amourmutuel est bti sur le fait quils sont daccord entre eux en visant nuire uneautre personne. Quand donc advient pour eux ce quils dsiraient et devientpossible ce quils voulaient, ils retournent leur jalousie mutuelle et

    ________________20. Il sagit du hron.21. Lire wa yakhussu.

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    [recommencent] viser se nuire les uns les autres. Lobjectif de leur acccord et

    de leur amour a en effet cess dtre. Lorsquils sont daccord entre eux et saiment mutuellement ou que leur

    objectif est de viser nuire quelquun ou de machiner contre lui, chacundentre eux sen tient une machination et manigance quelque chose qui luivient lesprit. Ils se proccupent continuellement de se dmener contre leuradversaire, saisissent, son gard, les moments opportuns, se livrent contre lui [diverses] espces de machinations et sefforcent que le sultan nait connaissancede rien de ce quils recherchent [en fait par leurs calomnies], alors que les sultansont connaissance de pareilles choses du fait des multiples expriences quils enfont. Lorsquils entendent ces choses, ils ne les acceptent pas vite. Il en va en effetcomme les Arabes le disent : Qui coute imagine22! (man yasma yakhal).Quand cela se rpte leurs oreilles, cela exerce [cependant] un effet vident enleurs mes.

    Cest une affaire [que jai] exprimente car les affaires de la royaut furentplusieurs fois dsorganises du fait de pareilles choses, [diverses] espces dedissensions se produisant pour cette23 raison entre les cratures. Chaque anne ou,mme, chaque mois, beaucoup dinfluences de ce type sexeraient et beaucoupde situations changeaient par rapport ce quelles avaient t. Et [de mme] encette poque bnie, ainsi que lensemble des gens lobservent et le savent.

    Or ce24 quil faut ne pas oublier, cest que chaque fois que se produisirentun renversement de royaut (inqilb mulk) et un changement de rgne (intiql

    dawla), beaucoup de sang fut rpandu. Combien dmirs puissants en vinrentalors tre humilis ! Et combien dhumbles mirs devinrent [alors] puissants ! lpoque bnie de ce sultan-ci cependant Dieu rende ternelle sa royaut ! , ilne sest fondamentalement rien pass de cela. C. Ibn Taymiyya, Majm al-Fatw25

    Plus forts sont lespoir que le serviteur a de la faveur de Dieu, de Sa________________

    22. Sur ce proverbe arabe, voir E. W. LANE, An Arabic-English Lexicon, 8 t., Londres -dimbourg, Williams and Norgate, 1863-1893; rimpression offset, Beyrouth, Librairie du Liban,1968, t. II, p. 833 : He who hears the things related of men and of their vices, or faults, willthinkevil of them : meaning that it is most safe to keep aloof from other men : or, according to

    some, it is said on the occasion of verifying an opinion. 23. Lire li-dhlika.24. m + : wa P25. IBN TAYMIYYA,Majm al-Fatw, d. A. R. b. M. IBN QSIM, 37 t., Rabat, Maktabat al-

    Marif, 1401/1981 [MF, F], t. X, p. 184-186 ; trad. dans notre Textes spirituels dIbn Taymiyya.VII : La servitude dadoration, ou la perfection dans la libert du cur, in Le Musulman, n 20,Paris, A.E.I.F., sept. - dc. 1992, p. 10-15 p. 12-13.

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    misricorde, et son esprance26 quIl satisfasse son besoin et repousse de lui les

    dommages, plus fortes sont sa servitude Son gard et sa libert vis--vis desautres choses. De mme que, pour lui, mettre son espoir en la crature impliquencessairement sa servitude son gard, ainsi, pour lui, tre sans espoir vis--visdelle implique ncessairement que son cur est suffisamment riche pour senpasser. Ainsi a-t-on dit : Passe-toi de qui tu veux, tu seras son pareil ! Accorde tafaveur qui tu veux, tu seras son mir ! Aie besoin de qui tu veux, tu seras soncaptif ! De mme, lespoir que le serviteur met en son Seigneur, son espranceen Lui impliquent ncessairement sa servitude Son gard ; tandis que le fait,pour son cur, de se mettre 27 demander autre que Dieu et esprer en luiimplique ncessairement quil se dpartit de la servitude lgard de Dieu. Ilsagit surtout de celui qui espre en la crature et nespre pas en le Crateur, soncur sappuyant soit sur sa situation de chef, sur ses soldats, sur ceux qui lesuivent et sur ses mamlks, soit sur ses gens et sur ses amis, soit sur ses biens et surses rserves, soit sur ses matres et sur ses suprieurs, tels celui qui le possde, sonroi28 , son shaykh, celui quil sert et autres [individus] dj morts ou qui mourront.Or le Trs-Haut a dit : Fie-toi au Vivant qui ne meurt pas, clbre Sa louange ! IlLui suffit de Lui-mme pour tre inform des fautes de Ses serviteurs29 .

    Tout [individu] dont le cur est attach aux cratures pour quelles aident sa victoire, le pourvoient [de quelque chose] ou le guident , son cur leur estassujetti et de la servitude leur gard en vient sy trouver, proportionnel-lement ; mme si, apparemment, il est leur mir, celui qui les gouverne et celui qui

    les rgit. L[homme] intelligent examine en effet les ralits, pas les apparences.Lorsque le cur de lhomme sattache une femme ft-elle licite pour lui , ildemeure son captif, sur lequel elle rgne et quelle rgit comme elle veut.Apparemment il est son matre, puisquil est son poux. En ralit cependant il estson captif et son mamlk, surtout quand elle connat son besoin delle, son amourpour elle, et quelle sait quil ne se dferait pas delle pour une autre. Elle rgnealors sur lui comme le matre dominateur et injuste rgne sur lesclave quildomine et qui ne peut point lui chapper, ou plus gravement encore.

    ________________

    26. raju-hu : raji-hi F27. il : an F28. Selon P. M. HOLT (Position, p. 241), le titre de roi (malik), chez les Mamlks, ne dsigne

    quasiment jamais que le sultan mme. Dans les textes traduits ici, Rashd al-Dn utilise la fois lestermes de sultan et de royaut ou royaume propos dldjyt. Ibn Taymiyya utilisetantt roi (voir le texte IIB), tantt sultan (voir le texte IVC).

    2 9 . Coran, XXV, 58.

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    communaut facilitant sa domination par ses ennemis. De manire intressante,

    lhomme politique lkhnide rflchit en termes de royaut, de cour, dechangements de rgne. Lhomme de religion mamlk parle quant lui en termesde communaut, dautorits religieuses et politico-militaires, dinvasionstrangres. Lun comme lautre, lhabitu des coulisses du pouvoir et le shaykhmilitant, portent ainsi la marque de leurs environnements politiques et historiquesrespectifs.

    II. Vizirs et chambellans

    La prophtologie conduit Rashd al-Dn traiter des relations entre Dieu, leProphte et les archanges. Il compare ces relations aux rapports existant entre lesultan, le vizir et les courtisans.

    Pour illustrer ses ides en matire de monothisme et de mdiations entre Dieuet Ses serviteurs, dont lintercession, Ibn Taymiyya recourt aussi unecomparaison, cette fois avec les chambellans et autres dignitaires intervenant entreles rois et leurs sujets.

    A. Rashd al-Dn, al-Rislat al-sultniyya, f 223 v., l. 30 - 224 r., l. 1

    Le Dieu Trs-Haut a ordonn aux anges rapprochs, Gabriel le fidle, Israfelet Izrael, dtre Ses courtisans (mulzama) afin que les affaires dont il neconvient pas que le [Prophte] sur lui la paix ! se proccupe lui-mme et propos desquelles [il ne convient] pas quil adresse de demande son Seigneur

    par la voie de lascension (mirj) et de la conversation (muklama), il interroge leur propos ces anges rapprochs Gabriel et les autres. Ils vont donc vers le RelTrs-Haut et reviennent vers [le Prophte] avec la rponse, de manire ce quil[lui] soit possible, par l, dagir au plus vite pour le bien des mondes.

    Un exemple de cela, cest le vizir dun sultan : il lui expose les affaires lesplus universelles et se charge lui-mme de le faire sans quil y ait personne entreeux deux. Et lorsque le sultan se proccupe des affaires du royaume, le vizir semet en qute dun groupe de [personnes] rapproches de la majest sultanienneet leur dit ces affaires quil convient dexposer au sultan, afin quils aillent luiexposer cela et reviennent vers lui avec la rponse.

    Si quelquun se reprsentait que ces [personnes] rapproches-l, parcequelle font parvenir les paroles du vizir au sultan, seraient plus importantes(azam) que ce vizir, ou que le vizir aurait besoin delles, une telle reprsentationserait errone. Nous en effet, nous voyons le vizir [traiter] dimportantes affairesavec le sultan, en des moments dapart (khalwa) auxquels aucune de ces[personnes] rapproches [du sultan] na la latitude dassister, non plus que celledentendre de quoi il retourne alors entre lui et le sultan.

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    [Il en va alors] comme il en allait pour le Prophte sur lui la prire et la

    paix, le salut et les honneurs ! avec la majest du Rel Puissant est-Il, etSuprieur cela !

    B. Ibn Taymiyya, Majm al-Fatw34

    Vous pourriez affirmer quil y a des intermdiaires entre Dieu et Sescratures, linstar des chambellans que lon trouve entre le roi et ses sujets et telsque ce serait eux qui feraient monter vers Dieu les requtes de Ses cratures. Dieuguiderait Ses serviteurs et pourvoirait leurs besoins par leur intermdiaireseulement. Les cratures leur adresseraient donc leurs demandes et eux lesadresseraient Dieu, de mme que les intermdiaires, auprs des rois, adressentaux rois les requtes, pour les gens, du fait de leur proximit par rapport eux :

    les gens leur adressent leurs demandes, la politesse (adab) les empchantdadresser directement une demande au roi, ou parce que demander auxintermdiaires est pour eux plus utile que demander au roi, ces [intermdiaires]tant plus proches du roi que celui qui prsente les requtes []

    Les intermdiaires que lon trouve entre les rois et les gens interviennentdun des trois points de vue [suivants] :

    1) Pour les informer de ce quils ne connaissent pas, sagissant de la situationdes gens.

    Quiconque dit que Dieu ne sait pas la situation de Ses serviteurs, tel pointque ce seraient certains anges qui Len informeraient, ou les prophtes, oudautres, est un mcrant []

    2) Lorsque le roi est incapable de gouverner ses sujets et de repousser sesennemis, sauf grce des aides qui laident. Il lui faut donc, immanquablement,des auxiliaires et des aides, du fait de son dshonneur et de son incapacit.

    Le Dieu Glorifi na, quant Lui, pas [besoin] dassistant, ni de protecteurcontre le dshonneur []

    Tout ce quil y a comme causes dans lexistence, Il en est le Crateur, leSeigneur et le Souverain. Il est le Riche pouvant se passer de tout ce qui est autreque Lui tandis que tout ce qui est autre que Lui est indigent de Lui, la diffrencedes rois qui ont besoin de leurs assistants, lesquels sont, en ralit, leurs associsdans la royaut. Le Dieu Trs-Haut na pas dassoci dans la royaut []

    3) Lorsque le roi ne veut pas tre utile ses sujets, tre bienfaisant envers euxet leur faire misricorde, sauf du fait dun mobile le mobilisant de lextrieur.Quand sadresse au roi quelquun qui le conseille et lexhorte35, ou quelquun________________

    34. IBN TAYMIYYA,MF, t. I, p. 126-129 ; trad. dans notreIntermdiaires, p. 5-7.35. yaizu-hu : yuazzimu-hu F

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    qui lui parle librement, de telle manire quil espre en lui ou36 a peur de lui, la

    volont du roi se mobilise ainsi que sa rsolution, en vue de satisfaire les requtesde ses sujets, soit en raison de ce qui advient en son cur du fait des paroles decelui qui [l]a conseill, exhort, orient, soit en raison de ce qui [y] advientcomme dsir ou comme crainte du fait des paroles de celui qui [lui] a parllibrement.

    Le Dieu Trs-Haut, quant Lui, est le Seigneur de toute chose et sonSouverain. Il est plus misricordieux envers Ses serviteurs que la mre envers sonenfant. Toutes les choses sont par Son vouloir seulement : ce quIl veut est et cequIl ne veut pas nest pas []

    Les intercesseurs qui intercdent auprs de Lui nintercdent quavec Son

    autorisation, ainsi quIl la dit : Qui intercde auprs de Lui, sinon avec Sonautorisation37 ? [] Cest donc vident, aucun de ceux qui sont invoqus ende de Lui ne possde de la royaut, ni de part dassoci dans la royaut, et nestun assistant [de Dieu] ; leur intercession nest point utile, sinon pour celui qui Ilautorise [dintercder].

    Ceci est diffrent [du cas] des rois. En effet, celui qui intercde auprs deuxpossde peut-tre de la royaut, leur est peut-tre associ dans la royaut et estpeut-tre pour eux un assistant, un aide, en ce qui concerne leur royaut. Ceux-lintercdent auprs des rois sans lautorisation des rois eux et dautres queux ! et le roi accepte leur intercession, tantt du fait de son besoin deux, tantt dufait quil a peur deux, tantt pour rtribuer leur bienfaisance envers lui, pour les

    rcompenser, et du fait de leur dvouement son gard. Cest tel point quilaccepte, pour cela, lintercession de son enfant et de son pouse. Il a en effetbesoin de [son] pouse et de [son] enfant, tel point que si son enfant et sonpouse se dtournaient de lui, il en souffrirait. Il accepte aussi lintercession deson mamlk : sil nacceptait pas son intercession, il aurait peur quil ne luiobisse pas ou quil se dmne pour lui nuire. Les intercessions des serviteurs lesuns auprs des autres sont toutes de ce genre : nul naccepte lintercession depersonne sinon du fait dun dsir ou dune crainte.

    Le Dieu Trs-Haut, quant Lui, nespre en personne, ni ne le craint, ni nabesoin de personne. Il est, au contraire, le Riche.

    Les vues thologiques exposes ci-dessus par Rashd al-Dn et Ibn Taymiyyasont diamtralement opposes. la juger en fonction du monothisme strict duthologien mamlk, langlologie du vizir persan ne manquera pas, mme,

    ________________36. Littr. et .3 7 . Coran, II, 255.

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    dapparatre comme de lassociationnisme et, partant, de la mcrance.

    En ce qui concerne la fonction royale, nos deux auteurs semblent plusproches. Lun et lautre reconnaissent en effet limportance du rle delentourage direct des souverains dans lexercice de leur pouvoir, quil sagissedu vizir et des personnes rapproches de la majest sultanienne selon Rashd al-Dn, ou des chambellans, aides et auxiliaires, conseillers et associs, femmes,enfants et mamlks des rois selon Ibn Taymiyya. Quand le thologien parle dunpersonnage conseillant et exhortant le roi, ou lui parlant librement, on ne peutfaire plus que suspecter que cest entre autres au rle quil joue parfois lui-mmeauprs des plus hautes autorits mamlkes quil fait allusion. Les choses sont enrevanche plus limpides quand Rashd al-Dn rfute lhypothse que les prochesdu sultan soient plus importants que le vizir ou que ce dernier ait besoin deux :cest de toute vidence son propre pouvoir quil entend raffirmer38 . Une tellemise en avant de sa propre fonction par le dignitaire persan tmoigne du degr decentralisation du pouvoir dans lIran lkhnide. lire Ibn Taymiyya, la situationapparat fort diffrente chez les Mamlks. Observateur des murs socio-politiques nayant pas plus dindulgence que dillusions, il donne en effet desaisir en toute son ampleur ce quon pourrait appeler le caractre partag ,sinon collectif , de lexercice du pouvoir dans loligarchie militaire mamlke,le roi apparaissant surtout comme unprimus inter pares39 .

    III. Lobissance aux autorits et ses limites

    Rashd al-Dn commence son ptre par un pangyrique dldjyt. cettefin, il interprte le verset coranique IV, 59, relatif lobissance due Dieu, auMessager et aux dtenteurs de lautorit, dans le sens dune exaltation du rang deces derniers, quil rapproche du rang du Prophte.

    Ibn Taymiyya rfre au mme verset dans le cadre dune rflexion sur leslimites de lobissance dautres autorits que le Prophte.

    A. Rashd al-Dn, al-Rislat al-sultniyya, f 207 v., l. 7-9, f 207 v., l. 29 - 208 r., l. 23

    Le Dieu Trs-Haut a particulirement distingu le Prophte et le sultan et lesa tous deux honors (zayyana) en [nous] adressant Ses paroles Trs-Haut est-Il ! : Obissez Dieu, [obissez] au Messager et ceux parmi vous qui d-

    ________________38. Voir ce sujet le tmoignage du savant persan Shams al-Dn al-Isfahn rapport par al-Safad (ob . 764/1363) : Rashd al-Dn was Ghzns adviser, friend, table companion, comrade,doctor and cook. [Ghzn] would not eat except from his hand and the hands of his son [] Rashdknew about matters [of the Khn] which no one else knew about (trad. in R. AMITAI-PREISS,Material, p. 25).

    39. Voir ce sujet P. M. HOLT, Position, et A. LEVANONI, Conception.

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    tiennent lautorit40 . Nous inaugurerons notre propos en [voquant] cette

    puissance, ce pouvoir, et nous le scellerons aussi de la sorte. Il sagit de [ces]paroles du Trs-Haut : Dis : Mon Dieu, qui possdes la royaut, Tu donnes laroyaut qui Tu veux et Tu enlves la royaut de qui Tu veux. Tu rends puissantqui Tu veux et Tu humilies qui Tu veux. En Ta main est le Bien. Tu es puissantsur toute chose41 []

    Ltiquette (rasm) et lhabitude, la gentilhommerie (mura) et la loyautexigent chacune que les serfs aiment leurs matres et leurs rois, fassent leur logeet leur rendent hommage ainsi que lexigent ses paroles sur lui la prire et lapaix ! : Les curs ont t originellement prdisposs lamour de qui agitbellement leur gard et la haine de qui leur fait du mal42 .

    Cet loge et cet hommage relvent de ltiquette et, de ce point de vue quenous avons voqu, rendre hommage au SULTAN DE LISLAM Dieu rende ternellesa royaut ! est un devoir pour lensemble des cratures. Pour ce serf faible etchtif, cest cependant un devoir plus grand encore que pour pour les autres car ilest, parmi les serfs de la majest sultanienne, un ancien serf, et en est un jusqumaintenant. Il considre par ailleurs [quil y a], au del dun tel hommage, undegr dhommage plus haut encore, savoir ceci : lorsque hommage est rendu la majest sultanienne le Dieu Trs-Haut la fasse crotre en lvation et enhauteur ! , il convient de rapporter, en guise dhommage, ce qui se passeeffectivement et est observable. Il apparatra de la sorte lensemble des gens queces paroles que je dis, je ne les dis pas seulement par obligation et en raison de

    lamour quun serf a de son sultan mais, plutt, par connaissance de la vrit, etque [tout] cela existe de multiples fois en lui, ainsi que le pote la dit :

    Quand nous te rendons hommage pour quelque chose de vertueux,Tu es tel que nous le disons dans cet hommage et suprieur mme ce que

    nous y disons.

    Nos louanges, groupes de serfs que nous sommes, shonorent de [concernerle] SULTAN DE LISLAM Dieu rende ternelle sa royaut ! alors que lui ne serapoint honor par nos louanges, ainsi quil a t dit :

    Alors que quelquun peut ntre point honor par une louange,

    Tu es une personne laquelle une louange shonore elle-mme dtre________________

    4 0 . Coran, IV, 59.4 1 . Coran, III, 26. Suit le passage traduit dans la rubrique IV.42. Cette sentence ne se trouve dans aucun des neuf principaux recueils de hadths. Al-Ghazl

    la cite dans lIhy sans la rapporter au Prophte ; voir AL-GHAZL,La Revivification des Sciencesde la Religion (Le Livre de lAmour). Traduction et notes dA. MOUSSALI, Lyon, Alif - Paris,Ennour, s.d. (1993?), d., p. 12 ; trad., p. 37.

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    adresse43 .

    Les louables qualits et la plnipotence que le Dieu Trs-Haut a donnes auSULTAN DE LISLAM Dieu rende ternelle sa royaut ! sont trop nombreusespour que ce faible serf soit en mesure den rendre compte et de les exposer. Bienplus, si je dcrivais certaines dentre elles, certaines gens ne laccepteraient sansdoute pas. Il en va en effet comme le Dieu Trs-Haut la dit : Mme si vousdnombriez les grces de Dieu, vous nen feriez pas le compte 44 .

    Jai donc, assurment, considr comme un devoir de proposer [tout] celadune faon qui soit patente, obvie, dmontre, intelligible, et dvoquer quelquepeu ses murs agrables et ses apprciables qualits. Son apparence et sonintrieur sont en effet illumins par les lumires divines.

    Une de ces qualits, cest ce dont nous avons rendu compte auparavant etdont le hadth prophtique a prouv la vrit, selon ce quimpliquencessairement ce que nous avons voqu.

    Une autre, cest qu aucun des prophtes qui ont t envoys, et dont lesrangs sont les plus hauts des rangs de lhumanit, rvlation na t donne autemps de leur jeunesse quand bien mme, pareille poque [de leur vie], deschoses tranges, rares, sont apparues en eux, indiquant que la prophtie leurparviendrait par aprs. Certes, les rangs des sultans narrivent pas aux rangs desprophtes. En disant Glorifi est-il ! : Obissez Dieu, obissez au Messager et ceux parmi vous qui dtiennent lautorit45 , le Dieu Trs-Haut a nanmoinstabli, pour les sultans, un rapport aux prophtes et, mme, Sa personne (nafsu-

    hu) sanctifie. En consquence de quoi les sultans ont un haut rang ; et surtoutquand le sultan est parfait, juste, dentre les dous dintelligence (l l-albb).

    Chacun des enfants de sultans ne convient pas [ncessairement] pour laroyaut et le sultanat ainsi quil a t dit :

    Tout ce qui est du fer nest pas de lacier,Toute pierre nest pas de lambre.

    La plupart de ces [enfants], au contraire, courent le risque dtre annihils etde prir, la royaut arrivant seulement celui qui le Dieu Trs-Haut la assignedans lternit. Nul ne sait, durant leur enfance, lequel dentre eux deviendra sul-tan. En tant quils sont enfants de sultans, ils sont gaux les uns aux autres pour

    ce qui est de ce rang. Et combien souvent lun dentre eux, puissant au temps de________________

    43. Ce vers et les suivants sont en persan. Nous remercions C. Bonmariage (Bruxelles) et J.Gurney (Oxford) de nous avoir aid les comprendre.

    4 4 . Coran, XIV, 34.4 5 . Coran, IV, 59.

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    sa jeunesse, en vient-il tre humili quand il grandit. Ou plutt mme, sa

    personne risque alors de prir et est finalement tue. Apparat de la sorte lecaractre judicieux de ces paroles du Trs-Haut : Dis : Mon Dieu, qui possdesla royaut, Tu donnes la royaut qui Tu veux et Tu enlves la royaut de qui Tuveux. Tu rends puissant qui Tu veux et Tu humilies qui Tu veux. En Ta main estle Bien. Tu es puissant sur toute chose46 .

    Mais lenfant de sultan qui est, parmi les sultans, lquivalent de quelquunqui reoit de Dieu un Coran (shib Qurn) cest celui qui des chosesappartiennent qui lui sont propres, en dehors de sa dignit de sultan, par exempletre proche de la majest du Rel Puissant et Majestueux est-Il ! et qui est tel,dans lternit, que [Dieu] lentend et le veut , le Dieu Trs-Haut le cre pourquil soit une mdiation (wsita) pour les affaires importantes ainsi que nouslavons dit et ainsi que le Prophte sur lui la prire et la paix ! y a fait allusiondans le hadth qui prcde et qui concerne les cent ans47 .

    Le signe dun tel enfant de sultan, cest qumanent de lui, alors quil estpetit, des choses qui ressemblent ce qui mane de certains des prophtes, alorsquils sont petits, jusqu ce que leur arrivent la prophtie et la rvlation,graduellement. Abraham par exemple sur lui la paix ! sut par sa [propre]sagacit (fitna), alors quil tait encore un enfant, que son pre et son peupletaient dans le vain. mon pre, dit-il, pourquoi adores-tu quelque chose quinentend pas, ni ne voit, ni ne peut taider en rien 48 ? Voil pourquoi, deltoile, de la lune et du soleil, il passa la ncessit de lExistant ncessaire et de

    Son unicit et, pour cette raison, devint monothiste (muwahhid), ainsi quementionn dans le glorieux Coran49 : Ainsi avons-Nous montr Abraham leroyaume des cieux et de la terre, afin quil ft dentre les convaincus

    B. Ibn Taymiyya, Majm al-Fatw50

    Le Messager, lui obir est ncessaire. Quiconque en effet obit au Messager,obit Dieu. Le licite, cest ce quil a rendu licite, linterdit ce quil a interdit etla religion ce quil a prescrit. Dautres que le Messager les savants (ulam), lesshaykhs, les mirs et les rois , leur obir est seulement ncessaire lorsque, leurobir, cest obir Dieu. Dieu et Son Messager ordonnant de leur obir, leur________________

    4 6 . Coran, III, 26.47. Voir la rubrique IV.4 8 . Coran, XIX, 42.4 9 . Coran, VI, 75. Voir aussi les versets suivants50. IBN TAYMIYYA,MF, t. X, p. 266-267 ; trad. dans notre Textes spirituels dIbn Taymiyya.

    VI : La foi et lamour : du tawhd thorique sa mise en uvre effective, in Le Musulman, n 19,Paris, A.E.I.F., juin - sept. 1992, p. 11-16 p. 12-13.

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    obir rentre sous lobissance au Messager. vous qui croyez, a dit le Trs-

    Haut, obissez Dieu, obissez au Messager et ceux parmi vous qui dtiennentlautorit51 . Il na pas dit : obissez au Messager et obissez ceux parmivous qui dtiennent lautorit . Bien plutt, il a fait rentrer lobissance auxdtenteurs de lautorit sous lobissance au Messager, obir au Messager tantobir Dieu. Il a rpt le verbe propos de lobissance au Messager et non delobissance aux dtenteurs de lautorit. Quiconque obit au Messager obit eneffet Dieu.

    Il nappartient personne, lorsque le Messager lui ordonne quelque chose,dexaminer si Dieu le lui ordonne ou non. Il en va diffremment avec lesdtenteurs de lautorit. Ces derniers peuvent en effet ordonner un acte dedsobissance Dieu et, en leur obissant, toute personne nest donc pas en traindobir Dieu. Ou plutt mme, concernant ce quils ordonnent, il fautimmanquablement savoir si ce nest pas un acte de dsobissance Dieu etexaminer si Dieu la ordonn ou non, de quelques dtenteurs de lautorit quilsagisse, savants ou mirs relvent aussi de cela, en effet, limitation des savants,lobissance aux mirs de palais, etc. []

    Beaucoup de gens aiment un calife, un savant, un shaykh ou un mir et enfont un pareil de Dieu, alors mme quils disent, peut-tre, laimer pour Dieu.Quiconque rend ncessaire dobir un autre que le Messager, en tout ce quilordonne et prohibe, allt-il lencontre de ce que Dieu et Son Messagerordonnent, en fait un pareil du Trs-Haut. Parfois mme ils le traitent comme

    les Nazarens ont trait le Messie, ils linvoquent et lappellent au secours, ils sontles amis de ses amis et les ennemis de ses ennemis, rendant ncessaire de lui obiren tout ce quil ordonne et prohibe, autorise et interdit52 ; ils linstallent la placede Dieu et de Son Messager. Ceci participe de lassociationnisme aux adeptesduquel ce dit du Trs-Haut sapplique : Il est des gens qui adoptent, en de deDieu, des pareils de Celui-ci et les aiment comme on aime Dieu. Ceux quicroient ont cependant un amour plus intense de Dieu53 .

    Les lectures du verset IV, 59 proposes par nos deux auteurs sont pour lemoins contraires. Et de mme, partant, pour le regard quils portent chacun sur laroyaut. Pour Rashd al-Dn, les rangs respectifs des prophtes et des sultans nesont certes pas identiques. Par le verset IV, 59, Dieu a cependant confirm le hautrang de ceux-ci et tabli lexistence dun rapport, non seulement deux aux________________

    5 1 . Coran, IV, 59.52. Gengis Khn est selon Ibn Taymiyya le parangon de ce type de despote absolu ; voir les

    pages traduites dans notre Textes spirituels XII, p. 25-26.5 3 . Coran, II, 165.

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    premiers, mais aussi Lui-mme. Et le vizir de traiter alors de laccession la

    royaut relativement llection au prophtat : lenfant de sultan ne deviendralui-mme roi que parce que, de toute ternit, Dieu lui a donn dtre proche deLui et la cr pour un rle de mdiation. Mme sil ne lcrit pas explicitementici, pour Rashd al-Dn, obir lautorit royale est un devoir religieux.

    Autant Rashd al-Dn flatte le prince dans un pangyrique de llkhn dont ilest le vizir, il pourrait difficilement agir diffremment , autant Ibn Taymiyyadsabsolutise, non seulement le pouvoir royal, mais toute forme dautorit autreque celle de Dieu et de Son Messager : califes, savants et shaykhs, mirs et roisCe quil retient du verset IV, 59, cest que seule lobissance au Prophte, tellelobissance Dieu, est inconditionnelle. Dans tous les autres cas, il en va commede lamour en ce sens quun examen critique simpose au pralable, poursassurer quobir telle crature nimplique pas de dsobir au Crateur.Procder autrement signifierait donner des pareils Dieu et des substituts auMessager, ce qui participe de lassociationnisme et de la mcrance. Il est clairque, pour le thologien damascain, la lecture rashdienne du verset IV, 59 seraittout fait inacceptable.

    Ibn Taymiyya comme Rashd al-Dn poursuivent un objectif particulier,courtisan pour le premier, thologique pour le second. Il est nanmoins permis decroire que ce nest pas seulement pour ce motif que le vizir se montre aussifavorable une forme de sacralit de la royaut tandis que le shaykh de lIslamrecommande une telle mfiance vis--vis de la fonction. Leurs dires respectifs

    vont en effet largement dans le sens de ce que lon sait de lidologie absolutistedes despotes gengiskhnides dIran pour le premier et, pour le second, de lanature souvent incertaine pour ne pas dire plus de lautorit et des pratiquesroyales dans le sultanat mamlk.

    IV. Le renouvellement sculaire de la religion

    Dans son pangyrique dldjyt, Rashd al-Dn ne sinspire pas seulement duCoran mais de la Tradition prophtique. Il nhsite en effet point prsenterllkhn comme le rformateur de la religion dont un hadth annonce lenvoi parDieu au dbut de chaque sicle.

    Le mme hadth intervient chez Ibn Taymiyya dans deux missives destines

    des altesses. La premire est la lettre quil envoie vers 703/1304 au Sire Johan deGiblet, un roitelet crois rfugi Chypre, en faveur de prisonniers musulmans54 .voquant lchec des tentatives mongoles denvahir la Syrie la charnire desVIIe/XIIIe et VIIIe/XIVe sicles et la puissance grandissante de lIslam mamlk, il________________

    54. Voir notre Roi crois.

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    cite littralement le hadth mais ne prcise pas lidentit du rformateur concern.

    En 705/1305, le thologien adresse au sultan al-Nsir Muhammad b. Qalwn unrapport sur une expdition contre les Shites de la montagne syro-libanaise danslaquelle il vient de jouer un rle prpondrant55 . voquant le renouvellementsculaire de la religion, il met clairement celui-ci en rapport avec le rgne du

    jeune sultan cairote.A. Rashd al-Dn, al-Rislat al-sultniyya, f 207 v., l. 9-29

    Le Rel Trs-Haut et Trs-Saint, dirons-nous ensuite, de par ce quexigentSon vouloir et Sa volont qui ne sont que lorsquelles sont de la faon quiconvient Sa volont est la bont (salhiyya) mme de toute chose et la bont detoute chose est Sa volont mme a fait apparatre de visu en ce temps bni, ainsi

    quIl la voulu, choisi et permis de par ce quexigent Ses paroles Trs-Haut est-Il ! : Tu donnes la royaut qui Tu veux , le secret des dires du Prophte surlui la prire et la paix ! : Le Dieu Trs-Haut mandera cette communaut, audbut de chaque centaine dannes, quelquun qui renforcera sa religion56 .

    Lorsque nous suivons les informations et les hadths prophtiques, nousconstatons que chacun dentre eux se ralise de la manire dont [nous] en ainforms le [Prophte] vridique, le digne de confiance, aucun dentre euxntant suprieur un autre pour ce qui est de la ralisation de ce qui est exigpar lui. Et pourtant, le hadth rappel [ci-dessus connat] une ralisation plusmanifeste et est dune vidence plus grande que dautres, ceci relevant desprodiges et des miracles prophtiques ainsi que de la perfection du SULTAN DE

    LISLAM dont les ordres sont excuts dans les sept climats, signe de la misricordedivine, pitom du secret du sultanat, ombre de la providence ternelle, qui faitapparatre le flux misricordial, possde le monde, rpand la justice, conquiert lesroyaumes, renforce la religion du Rel, soulve les tendards du bel-agir, rendlumineuses les lumires de la foi, pose les bases de la pondration, aplanit lesaffaires du royaume, honore les trnes du sultanat et la couronne, rend manifestesles secrets et les dcisions sultaniennes, mer de la misricorde, sige de lacompassion, mine de la libralit et de la gnose, secours du bas-monde et de lareligion, sultan des khqns, ljyt Sultn Muhammad Dieu lve sa dignit lEst et lOuest et rige les piliers de sa [gloire] au moyen des dits de la

    justice !

    ________________55. Voir H. LAOUST,Les expditions du Kasrawan sous les premiers Mamlouks, in Bulletin du

    Muse de Beyrouth, IV, Beyrouth, 1942, p. 93-114 p. 103-106 ;Biographie, p. 134-135.56. Voir AB DD, al-Sunan, Malhim, bb 1 (d. ABD AL-HAMD, 4 t., Beyrouth, Dr al-

    Fikr, s. d., t. IV, p. 109, n 4291 ; cdrom Sakhr 3740) : Dieu mandera cette communaut,au dbut de chaque centaine dannes, quelquun qui renouvellera pour elle sa religion.

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    Ce hadth en est venu tre vrifi et dmontr car, depuis cent ans, il na

    pas exist de sultan renforant comme lui la religion de lIslam ; ceci estmanifeste lextrme.

    Bien plus, un groupe des mcrants, des idoltres et des chefs des [diverses]confessions abroges57 se mrent du mouvement de la [bte] sacrifie en vuedun renouveau des [choses] qui taient adores deux (mutaabbadt) [mais]dont les effets se sont effacs et, durant ces cent ans qui ont pass, les faveurs dontces gens [jouirent] et les dsordres quils [causrent] augmentrent de jour en

    jour. Maintenant cependant, ils sont devenus comme lhumidit quand le soleil selve sur elle : elle sen va et se rduit rien, en son ensemble. Cest comme leTrs-Haut la dit : Le Rel est venu et le vain sest dissip. Assurment, le vainest propre se dissiper58 . Les traces de ces mcrants ont donc totalement dis-paru et ils en sont venus avoir le statut du nant grce aux rayons des lumiresdu SULTAN DE LISLAM Dieu rende ternelle sa royaut qui est comme le soleil ! Tranch radicalement fut le peuple qui avait t injuste, et la louange Dieu, leSeigneur des mondes59 !

    La main de ton quit sur loppression de la demeure du monde

    Est la main de Mahmd sur le temple-idole de Smnth60 .

    Grce son rgne (dawla), les affaires de la religion ont gagn en clat etlIslam en hauteur et lvation, ce qui est signifi par ces paroles du Trs-Hautdevenant une ralit : ceux qui croient, quiconque parmi vous renie sa reli-gion, Dieu viendra avec des gens quIl aimera et qui Laimeront, humbles

    lgard des croyants, puissants contre les mcrants. Ils lutteront sur le chemin deDieu et nauront pas peur du blme dun blmeur 61 . [Idem pour] le contenu duhadth prophtique que rapporte Ab Dharr62 Dieu soit satisfait de lui ! quandil dit : Le Messager de Dieu Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! marecommand de ne pas avoir peur, propos de Dieu, du blme dun blmeur63. Tout cela est vident en cette situation.________________

    57. Il est intressant de noter cette allusion de Rashd al-Dn aux religions abroges parlIslam car, lors de la fameuse cabale monte contre lui, il fut prcisment et injustement accus daffirmer lgale valeur de toutes les religions ; voir notre Textes spirituels XII, p. 28-29.

    5 8 . Coran, XVII, 81.

    5 9 . Coran, VI, 45.60. Sur la destruction de ce temple par Mahmd de Ghazna en 416/1026, voir C.

    E. BOSWORTH, art.Mahmd b. Sebktigin, in Enc. de lIslam, Nouv. d., t. VI, p. 63.6 1 . Coran, V, 54.62. Ab Dharr al-Ghifr, compagnon du Prophte (ob . 32/652-653).63. Voir IBN HANBAL, al-Musnad(6 t., Le Caire, al-Bb l-Halab, 1313/[1896] , t. V, p. 159 ;

    cdrom Sakhr 20447).

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    Lorsque nous examinons cela et sa ralit, nous voyons que les mcrants

    entrent dans la religion de Dieu, de jour en jour, en beaucoup plus grand nombrequils y entraient auparavant, ainsi que le Trs-Haut la dit : Lorsque sont venusle secours victorieux de Dieu et la conqute, et que tu as vu les gens entrer parmultitudes dans la religion de Dieu64. Et ils nont pas cess dentrer

    Les messagers qui arrivrent dauprs de Qn65 , du climat dans lequellidoltrie atteint la perfection extrme, choisirent la religion de lIslam, sesoumirent, y entrrent et se circoncirent alors mme quil leur fallaitimmanquablement retourner vers sa majest Qn et quil stait impos leuresprit que lorsquils retourneraient l-bas, on les chtierait pour cela et leur entiendrait rigueur. Un prodige du Prophte sur lui la prire et la paix ! ainsique la force dinfluence de lme pure du SULTAN DE LISLAM firent cependantcesser en eux cette peur et supprimrent les apprhensions attendues en un telcas.

    B. Ibn Taymiyya, Majm al-Fatw66

    Par la suite, lennemi [tatare] se prsenta une seconde fois67 . Il lui futcependant envoy un tourment qui fit prir personnes et chevaux et il se retirarebut, puis68 : Dieu fut vridique en Sa promesse et aida Son serviteur vaincre69 .

    Et le voil maintenant qui connat un intense malheur et un grave revers70. Lemalheur est ce qui lenveloppe, tandis que lIslam connat une puissance qui vaen augmentant et un Bien croissant. Le Prophte Dieu prie sur lui et lui donne

    la paix ! a dit : Dieu mandera cette communaut, au dbut de chaque________________

    6 4 . Coran, CX, 2.65. Qn, forme particulire de khqn, souverain , tait le titre port par les Grands-

    Khns mongols de Qaraqorum et Pkin, successeurs de Gengis Khn ; voir J. A. BOYLE, art.Khkn, in Enc. de lIslam, Nouv. d., t. IV, p. 948. ljyt reut des ambassadeurs du Qn deChine Margha en 703/1304 ; voir V. MINORSKY, art. Margha, in Enc. de lIslam, Nouv. d.,t . VI, p. 487.

    66. IBN TAYMIYYA,MF, t. XXVIII, p. 618-619 ; trad. dans notreRoi crois, p. 178-179.67. Allusion lchec de la deuxime invasion de la Syrie par Ghzn, dbut 700 / octobre 1300

    - mi-700 / fvrier 1301 ; voir notre Roi crois, p. 50-53.68. Voir Coran, LXVII, 4 : Puis, reportes-y le regard deux fois : ce regard te reviendra

    rebut, puis. 69. Voir notamment AL-BUKHR, al-Sahh,Jihd, bb 133 (d. de Boulaq, 9 t., al-Matbaat

    al-Kubr l-Amriyya, 1311[/1893]-1313[/1895], t. IV, p. 57 ; cdrom Sakhr 2773) ; MUSLIM, al-Sahh, Hajj, 428 (d. de Constantinople, 8 t., 1334[/1916], t. IV, p. 105 ; cdrom Sakhr2394) ; IBN HANBAL, al-Musnad, t. I, p. 444 ; cdrom Sakhr 4026.

    70. Allusion la dfaite mongole de Shaqhab en Ramadn 702 / avril 1303 ; voir notre Roicrois, p. 53-62.

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    centaine dannes, quelquun qui renouvellera pour elle laffaire de sa religion.

    C. Ibn Taymiyya, Lettre al-Nsir71 Au nom de Dieu, le Misricordieux, Celui qui fait misricorde. Du missionnaire (d) Ahmad b. Taymiyya au sultan des Musulmans, sous

    le rgne de qui Dieu appuie la religion, ou par le biais du [rgne] de qui Il rendpuissants Ses serviteurs croyants, et sous le [rgne] de qui Il mate les mcrants,les hypocrites et les Khrijites, qui sortent [de lIslam] Dieu lui apporte unsecours victorieux et apporte par lui un secours victorieux lIslam, rforme pourlui et par lui les affaires de llite et du commun et revivifie par lui les marques dela foi, fasse rgner par lui les prescriptions du Coran et humilie par lui les adeptesde la mcrance, de la perversit et de la dsobissance !

    La paix soit sur vous, la misricorde de Dieu et Ses barakas. Nous louonsdevant vous le Dieu en dehors de qui il nest point de Dieu. Il est digne de lalouange et est puissant sur toute chose. Nous Lui demandons de prier sur le Sceaudes prophtes et limm des craignants-Dieu, Muhammad, Son serviteur et SonMessager Dieu prie sur lui et sur sa famille et leur donne la paix !

    Dieu fut vridique en Sa promesse et aida Son serviteur vaincre, renditpuissants Ses soldats et, Lui seul, mit en droute les partis. Dieu a combl le sultan,et les croyants [vivant] sous son rgne, de grces non connues durant lesgnrations rvolues. Il a donn lIslam, son poque, un renouvellement dontlimportance contraste avec les rgnes passs. Sous son autorit est devenue uneralit linformation en laquelle le [Prophte] vridique, dont la vridicit est

    reconnue, le plus minent des premiers et des derniers, [nous] informa durenouvellement de la religion au dbut de [chaque] centaine dannes. Que leDieu Trs-Haut lui alloue, lui et aux Musulmans, la rcompense de ces grandesgrces, pour ce qui est de ce bas-monde et de la religion, et quIl les accomplisseen rendant complte [sa] victoire sur le reste de [ses] ennemis sortant [delIslam] !

    Cest quil sest produit pour la communaut, de par lheureux effet delautorit du sultan Dieu accomplisse la grce quIl lui accorde ! et la bontde son intention, la validit de son islm et de sa croyance, la baraka de sa foi etde son savoir, lminence de son dessein et son courage, en fruit de sa vnration

    de la religion et de sa Voie, en rsultat de sa fidlit au Livre de Dieu et de Sasagesse, quelque chose qui est semblable ce qui se passait aux jours des califes

    ________________71. In Ab Abd Allh IBN ABD AL-HD (ob . 744/1343), al-Uqd al-Durriyya min Manqib

    Shaykh al-Islm Ahmad Bin Taymiyya. d. M. H. AL-FIQ, Le Caire, Matbaa Hijz, 1357/1938, p.182-184.

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    bien-guids et ce que les plus grands des justes imms avaient comme vise,

    sagissant de la lutte contre les ennemis de Dieu sortant de la religion. Ces derniers sont de deux types : [1] Les adeptes de la dpravation et de la tyrannie, se livrant la

    transgression et lhostilit, se dgageant des prescriptions de la foi, parrecherche de la suprmatie sur la terre et de la corruption, dans labandon de lavoie de la guidance et de la bonne direction. Ce sont les Tatars et leurs pareils :tout individu se dgageant des prescriptions de lIslam quand bien mme ilsaccroche aux deux tmoignages de foi ou certaines choses du systmepolitique (siysa) de lIslam.

    [2] Le deuxime type, ce sont les adeptes des innovations, sortant [de la

    religion], livrs lgarement, hypocrites, se dgageant de la Tradition (sunna) etde la communion [des Musulmans], se sparant de la Voie et de lobissance, lexemple de ces gens qui ont fait lobjet dune expdition sur ordre du sultan :les gens de la Montagne, du Jurd et du Kasrawn. Ce que Dieu a accord commeconqute et victoire sur ces populaces-l procde des fermes rsolutions dontDieu a fait la grce au sultan et aux adeptes de lIslam.

    On aura remarqu que Rashd al-Dn inflchit le sens du hadth de la rformesculaire de la religion en parlant, sans plus respecter la littralit de son nonc,de quelquun qui la renforcera (muqaww) plutt que dun rnovateur (mujaddid). Question sans doute de faciliter lapplication de ladite tradition lapersonne dldjyt. Mme pour cause de pangyrique, il aurait en effet t

    excessif de tenter de prsenter ce descendant de Gengis Khn comme lerformateur de lIslam attendu au dbut du VIIIe/XIVe sicle. Quant aux mritesque le vizir lui attribue dans la croissance de lIslam quil constate son poque,cest moins lingniosit du flatteur qui retiendra lattention que loptimismepolitico-religieux dont elle tmoigne en son chef. Lhistorien prendra aussibonne note des diverses qualits et vertus que Rashd al-Dn est prt reconnatre son souverain. Indpendamment de leur fonction dhommage, des expressionscomme ombre de la providence ternelle, qui fait apparatre le fluxmisricordial , ou mer de la misricorde, sige de la compassion, mine de lalibralit et de la gnose , par exemple, colorent dune manire particulire lanature de la royaut lkhnide.

    Alors que Rashd al-Dn change un terme central du hadth de la rformesculaire de manire pouvoir lappliquer son sultan de lIslam , IbnTaymiyya respecte sa littralit mais, dans le texteB, nvoque aucun souverain et,dans sa lettre au mamlk al-Nsir Muhammad b. Qalwn, parle seulement derenouvellement de la religion sous son rgne et son autorit. De la part dunshaykh de lIslam, une telle rserve est bien comprhensible. Plutt que

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    dimaginer un artifice, on pensera donc quil tient ainsi viter de se

    compromettre thologiquement. Ceci tant, lhistorien ne manquera pas detrouver deux choses du plus grand intrt. Primo, loptimisme qui anime leshaykh damascain comme le vizir persan. Alors que leurs apprciations des faitssavrent exclusivement dtermines par leurs environnements politico-idologiques respectifs et, partant, deviennent certains gards contradictoires ,ils se rejoignent dans le sentiment que lIslam connat alors une volutionparticulirement heureuse. Par ailleurs, et plus surprenant que le premier fait, voilquand mme notre austre thologien pris en flagrant dlit dhommage, sinon deflatterie, lgard dune altesse ! Dans son pangyrique, Rashd al-Dn prte ldjyt une srie dattributs de caractre essentiel, inns mer de lamisricorde, sige de la compassion, mine de la libralit et de la gnose, secoursdu bas-monde , et dresse le constat des insignes effets ex officio de sa royalepersonne qui fait apparatre le flux misricordial, possde le monde, rpand la

    justice, conquiert les royaumes, renforce la religion du Rel, soulve les tendardsdu bel-agir, rend lumineuses les lumires de la foi, pose les bases de lapondration, aplanit les affaires du royaume En comparaison, les logesquIbn Taymiyya adresse au sultan al-Nsir semblent moins recourir uneexaltation de sa personne et de sa fonction que rappeler la part primordialerevenant Dieu en ses mrites et linviter une fidlit toujours plus grande lareligion, seul gage de succs. Ainsi le genre et le style de louange adopts par nosdeux auteurs sont-ils eux-mmes typiques de leurs conceptions respectives de la

    royaut. Tout thologiquement orient et moralisant quil soit, lhommage dIbnTaymiyya al-Nsir demeure nanmoins un texte contrastant avec les pages dushaykh damascain tudies plus haut. Pour nen reprendre quun lment,assimiler le rgne du jeune sultan mamlk lpoque des califes bien guidsnest pas anodin. Notre svre critique du sultanat cderait-il lui-mme laurade son prince ?

    * * *Les divers textes de Rashd al-Dn et Ibn Taymiyya approchs ci-dessus ont

    parfois des accents particulirement humains. On pense la comparaison que levizir propose entre les courtisans et les hrons (en IB), son vocation des

    problmes des jeunes princes et des incertitudes pesant sur leur avenir (en IIIA), son assimilation des efforts de renouveau des idoltres et autres mcrants auxmouvements de la bte sacrifie (en IVA) On se souvient par ailleurs duparadoxe de lamour entre lhomme et la femme, tel quenvisag par lethologien (en IC), ou de son vocation de linfluence, sur le sultan, nonseulement de son mamlk, mais de sa femme et de son enfant (en IIB)

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    Si nous nous sommes pench sur ces textes, cest cependant moins du fait de

    tels accents, quel que soit leur attrait, quen raison de lclairage quils apportentsur les royauts lkhnide et mamlke au dbut du VIIIe/XIVe sicle. Certes, encrivant les pages traduites ci-dessus, notre vizir et notre thologien navaient niles mmes loyauts, ni les mmes objectifs. En leurs particularits respectives,leurs tmoignages suggrent cependant que rgner navait pas alors unesignification identique des deux cts de lEuphrate, dans la pratique comme enthorie. lEst, le pouvoir du sultan de lIslam apparat en effet de droit divinet de nature relativement sacrale. Il est dynastique, absolu et trs centralis. Ilsuscite une obissance inconditionnelle. lOuest, le pouvoir du sultan desMusulmans se rvle au contraire moins souverain et indpendant. Il estincertain et partag, sinon diffus. Il na rien dabsolu, face la Loi divine. Ilinspire critiques et interrogations72 .

    Ces quelques impressions devront tre confirmes ou modifies par lexamendun plus vaste chantillon de textes de Rashd al-Dn, dIbn Taymiyya oudauteurs similaires. Nous sera-t-il cependant permis de croire quen ltat, lestextes atypiques qui les ont inspires, alors mme quils ne relvent proprementparler ni de la pense politique religieuse, thique ou philosophique , ni desdoctrines juridiques, ni de lhistoire, ni des belles-lettres, ne devraient pasmanquer dintresser lhistorien de linstitution royale en Islam ?

    Si ce nest le cas, tout le moins deux faits demeureront-ils acquis selon nous,dont la simple dmonstration valait dj la peine. Il y a dabord, pour une priode

    souvent dite de dclin et de dcadence , ce sentiment dun nouvellecroissance de lIslam, sous gide royale, galement partag par le vizir persan et lethologien syrien. Il y a ensuite, dans le chef de ce pre spirituel delIslamisme contemporain, les limites de la dissidence thologico-politique misesen vidence par son hommage au sultan mamlk al-Nsir. Comme si, un roi, celafinissait toujours par sduire de quelque manire, y compris les plusrfractaires !

    ________________72 . On remarquera ce propos que le regard quIbn Taymiyya porte sur la royaut mamlke,

    tel quapproch dans les textes ci-dessus, rejoint sur maints points les conclusions dA. Levanoniin Conception et de P. M. Holt in Position.

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