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Vocabulaire de WhiteheadDidier Debaise 1
Vocabulaire de Whitehead
La version dfinitive de ce manuscrit a t publi dans la
collection Vocabulaire des philosophes , ditions Ellipse, 2007, ParisDidier Debaise
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Abrviations
Nous citons les textes de Whitehead sous les abrviations suivantes,accompagnes de la date de leur premire dition et de la traduction franaiseexistante laquelle nous nous sommes rfrs.
CN: Concept of Nature (Le concept de nature)1920, trad. fr. 1998.
SMW: Science and the Modern World (La science et le monde moderne)
1926, trad. fr. 1994.RM: Religion in the Making1926.
FR: Function of Reason (La fonction de la raison et autres textes) 1929, trad.
fr. 1969.
PR: Process and Reality (Procs et ralit)1929, trad. fr. 1995.
AI: Adventures of Ideas (Aventures dides) 1933, trad. fr. 1993.
MOT: Modes of Thought1938, trad. fr. 2004.
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Vocabulaire de WhiteheadDidier Debaise 3
IntroductionWhitehead (1861-1947) appartient, avec Leibniz, cette ligne particulire de
philosophes mathmaticiens1. Professeur de mathmatique Cambridge, il crit un
trait dalgbre universel, un autre sur les axiomes de la gomtrie projective, pour
ensuite sintresser la logique et crire avec B. Russel les Principia mathematica
(1910-1913).Ses uvres spculatives viendront plus tard. Tout dabord, Le concept
de nature (1920) dans lequel Whitehead dveloppe une forme trs singulire de
phnomnologie de la perception de la nature qui le rapproche de James, deBergson et par certains aspects de Husserl ; ensuite, La Science et le monde moderne
(1925) que Whitehead dcrit comme une tude critique des cosmologies 2 et qui
lui permet dattribuer la philosophie une fonction : elle doit harmoniser,
refaonner et justifier des intuitions divergentes relatives la nature des choses.
Elle doit insister sur linvestigation des ides ultimes et sur la prise en compte de
lensemble des lments qui fondent notre modle cosmologique 3; enfin, Procs et
ralit (1929), un des plus grands livres de la philosophie moderne 4
dontlambition est de former un systme dides gnrales qui soit ncessaire, logique,
cohrent et en fonction duquel tous les lments de notre exprience puissent tre
interprts 5 . Ce projet, on nen trouvera des correspondances que chez des
philosophes pr-kantiens comme Spinoza ou Leibniz.
1On doit Stengers davoir mis en vidence linscription chez Whitehead de la pense spculative lintrieur dune
pratique de mathmaticien. Ainsi, dans Penser avec Whitehead, elle crit : La dmarche de Whitehead est celle dunmathmaticien en ce quelle est soumise la condition sans laquelle les mathmatiques nexisteraient pas : la confiance enune solution possible []. Lart des problmes dsigne la libert propre au mathmaticien en ce que la solution construirepasse par la mise en indtermination active de ce que les termes du problme veulent dire []. Le mathmaticien est uncrateur, mais cest la solution construire qui oblige sa cration (Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage cration de concept,Seuil, Paris, 2002, p. 27).
2SMW, 13.3SMW, 13-14.4 G. Deleuze, Diffrence et rptition, op. cit., p. 368.5PR, p. 45.
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On chercherait en vain runir cet ensemble de travaux lintrieur dune
intuition commune qui serait en germe dans les premires livres, et qui trouveraitdans Procs et ralitson expression acheve. Il y a bien un rseau dobsessions qui
traversent les uvres, incarnes dans des concepts (devenirs, processus,
vnements, abstractions, etc.), mais elles se soustraient tout ancrage lintrieur
dune thorie gnrale au profit dune spcificit des problmes construire et
dont chaque ouvrage dlimite les contours (abstraction, perception ou existence).
Cest que les questions importantes pour Whitehead sont toujours relatives au
problme pos : comment rsister la bifurcation moderne de la nature? Que
requiert toute simplification de notre exprience perceptive ? Comment imaginer
dautres modes dexprience? Ces questions ne relvent pas dune bonne
volont qui chercherait sortir des dilemmes de la philosophie classique partir
dune refonte thorique des systmes de pense ; elles impliquent des techniques,
des outils, des instruments thoriques qui doivent tre fabriqus lintrieur mme
du domaine dans lequel ils sont mobiliss. Les mots eux-mmes deviennent des
outils : Toute science doit forger ses propres instruments. Loutil que requiert la
philosophie est le langage. Ainsi la philosophie transforme-t-elle le langage de la
mme manire quune science physique transforme des appareils prexistants 6.
La plupart des erreurs de la mtaphysique proviennent de cet oubli que les
concepts sont des instruments ou des techniques, et non la description dtats de
chose7 . Whitehead parle dun concret mal plac , cest--dire une rification
dabstractions (substance, simplicit, monades), une confusion entre ce qui est
6PR,p. 57. Sous lapparence dune proximit avec une philosophie du langage, la transformation des mots en outils etdu langage en un appareillage technique par Whitehead marque une trs profonde rupture. Le langage en philosophie estjuste un instrument technique qui doit tre construit, port un niveau de g nralit inconnu dans son usage courant. Cestun langage proprement artificiel.
7 On pensera ici aux relations tablies par Deleuze entre concepts , outils et problmes dans Quest-ce que laphilosophie? Pour une analyse des rapports entre Deleuze et Whitehead, voir B. Timmermans (ed.), Perspective. Leibniz,Whitehead, Deleuze, Vrin, Paris, 2006 et K. Robinson (ed.), Deleuze, Whitehead, Bergson : Rhizomatic connections, Macmillan,Hampshire, paratre.
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requis et ce qui doit tre interprt. Les abstractions sont essentielles et
immanentes toute exprience, mais le danger est dans lexagration et laconfusion des registres. Les mots ne sont pas l pour signifier quelque chose mais
pour oprerune modification de lexprience.
Le vocabulaire de Whitehead renvoie ds lors moins des dfinitions
qu des fonctions. Chaque mot est li un environnement variable dans lequel il
agit. Et cest cette action qui en dernier ressort exprime sa signification.
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VocabulaireBifurcation de la nature
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Ce contre quoi je mlve essentiellement, est la bifurcation de la nature en
deux systmes de ralit, qui, pour autant quils sont rels, sont rels en des sens
diffrents. Une de ces ralits serait les entits telles que les lectrons, tudis par la
physique spculative. Ce serait la ralit qui soffre la connaissance; bien que
selon cette thorie ce ne soit jamais connu. Car ce qui est connu, cest lautre
espce de ralit qui rsulte du concours de lesprit. Ainsi, il y aurait deux natures,
dont lune serait conjecture et lautre rve (CN, 54). Une autre manire de
formuler cette thorie, laquelle je moppose, consiste bi furquer la nature en
deux subdivisions, cest--dire la nature apprhende par la conscience et la nature
qui est la cause de cette conscience. La nature qui est le fait apprhend par la
conscience, contient en elle-mme le vert des arbres, le chant des oiseaux, la
chaleur du soleil, la duret des siges, la sensation du velours. La nature qui est la
cause de la conscience est le systme conjectural des molcules et des lectrons qui
affectent lesprit de manire produire la conscience de la nature apparente (CN,
54-55).
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La pense moderne est traverse par un geste, consquence directe duprincipe
subjectiviste qui la constitue : la sparation de la nature en deux domaines
distincts, le rel et lapparent. Cest ce geste que Whitehead appelle bifurcation de
la nature . Il sopre chez les empiristes classiques partir de la distinction entre
deux registres de qualits de la nature, les qualits premires (solidit, tendue,
nombre, mouvement, repos) et les qualits secondes (couleurs, sons, gots). Les
empiristes y voient une distinction dans les objets mmes de lexprience et par l
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ils tentent de sparer ce qui dans la nature est enchevtr, une ralit mixte faite de
qualits dont les contours ne sont jamais clairement dlimits. Ainsi, contre lasparation empiriste, Whitehead crit que la lueur rouge du crpuscule est autant
une partie de la nature que les molcules ou les ondes lectriques par lesquelles les
hommes de science expliqueraient le phnomne (CN, 53).
Le rsultat de la bifurcation fait chaque fois violence cette exprience
immdiate que nous exprimons dans nos actions, nos espoirs, nos sympathies, nos
buts, et que nous vivons mme si les mots nous manquent pour en faire lanalyse
(PR, 113). La violence faite notre exprience provient du fait que les qualits
secondes finissent, au terme de ce processus, par ne plus tre que des effets
secondaires, en supplment par rapport la nature relle. Elles ne sont plus que
des projections ou des additions psychiques . Ainsi, nous percevons la
boule de billard rouge dans son temps propre, dans son lieu propre, avec son
mouvement propre, avec sa duret propre et avec son inertie propre. Mais sa
couleur rouge et sa chaleur, et ce son semblable au bruit sec dun canon, sont des
additions psychiques, cest--dire des qualits secondes qui sont seulement la
manire qua lesprit de percevoir la nature (CN, 63-64). Nos perceptions et nos
expriences deviennent au terme du processus des additions superficielles lordre
naturel.
Cest toute la philosophie moderne qui sest fourvoye dans la bifurcation. Et
les tentatives de dpassement paraissent bien inutiles lorsquelles reprennent
lessentiel du geste de la sparation. La philosophie moderne sen est trouv
ruine , elle a oscill dune manire complexe entre trois extrmes. Il y a les
dualistes, qui mettent la matire et lesprit sur un pied dgalit, et les deux varitsde monistes, ceux qui placent lesprit dans la matire et ceux qui placent la matire
dans lesprit (SMW, 75). Les solutions divergent radicalement, mais elles hritent
dun fond commun ; la bifurcation est moins une thorie ce qui lapparenterait
une forme de dualismequune opration.
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On serait tent de voir dans le thme de la bifurcation de la nature une critique
du dualisme cartsien. Nest-ce pas la mme opposition - qui se joue entre les deuxformes de la nature - que celle produite par Descartes entre ltendue et lesprit ?
La diffrence entre ralit et apparence ainsi que le thme des additions
psychiques nest-elle pas une consquence directe de lopposition cartsienne ?
La proximit des thmes est incontestable mais elle risque de rduire la porte de
la bifurcation de la nature. Ce que Whitehead tente est moins de mettre en
vidence une forme de dualisme que de rendre compte dune opration, dun
ensemble de pratiques qui se sont donns comme tche, implicite ou explicite, de
faire bifurquer la nature. Cest le faire bifurquer qui importe, laction ou
lopration de sparation. Le dualisme en est une des expressions, mais au -del
cest tout un processus de simplification et de sparation qui est concern.
En mettant en vidence lopration, Whitehead lui donne une extension indite
permettant de dcrire des proximits et des analogies entre des domaines
htrognes. Tout se passe comme si la bifurcation, qui stait mise en place,
invente, loccasion dune distinction entre nature et sujet percevant, stait
propage dans diffrents champs : physiques (matriau neutre et qualits variables),
biologiques (gnotype et phnotype), psychologiques et sociaux (champ social et
reprsentations). Les registres diffrent mais une opration similaire se rejoue en
permanence sous des formes varies. Cest toute lambition de la pense
spculative qui se constitue dans une rsistance lopration de bifurcation : il
sagit de construire un concept qui satisfasse lexigence la plus artificielle, cest--
dire celle qui demande la plus haute puissance dinvention : ne privilgier aucun
mode de connaissance particulier 8
.
8 I. Stengers, Penser avec Whitehead, op. cit., p. 55.
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Causalit efficiente
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La causalit efficiente est la la perception de la conformit de la conscience
aux ralits du milieu environnant []. Nous nous conformons aux organes de
notre corps et au monde plus ou moins vague qui est au-del de ce dernier. Nous
percevons originellement une vague conformit dont les termes plus vagues
encore, sont le moi et l autre, termes flottant sur un arrire -fond indistinct [].
Le mode dexprience en quoi consiste la causalit efficiente est le mode dominant
chez tous les organismes vivants primitifs qui ont un sens de la destine dont ils
proviennent et de celle vers laquelle ils tendent les organismes qui ont des
mouvements dapproche ou de retraite, mais qui diffrencient fort peu tout ce qui
les entoure immdiatement (FR, 59-60).
Ces motions primitives saccompagnent dune connaissance trs claire des
diverses choses actuelles qui ragissent sur nous. Une telle connaissance est peu
prs aussi vidente que le fonctionnement de nos cinq sens. Lorsque nous sommes
sous le coup dune passion comme la haine, cest une haine pour un homme que
nous prouvons et non pour une collection de donnes sensibles un homme,
cest--dire une cause efficace (FR, 61).
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La causalit efficiente est le second mode de la perception (le premier tant la
prsentation immdiate). Cest une exprience quon peut appeler primitive ou
originaire parce quelle concerne le mode ultime de la perception sur lequel reposele mode plus labor de la prsentation immdiate. Il est commun tous les tres
pour lesquels un sens de la continuit des vnements est important. Ainsi, une
fleur se tourne vers la lumire avec bien plus dvidence quun tre humain, et une
pierre se conforme aux conditions que lui dicte le milieu extrieur avec bien plus
dvidence quune fleur. Un chien anticipe sur la conformit quaura le futur
immdiat avec son activit prsente, aussi manifestement quun homme [].
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Jamais le chien nagit comme si le futur immdiat navait rien voir avec le
prsent (FR, 58). Notre exprience nest pas si loigne de celle de la plante quisoriente vers le soleil ou du chien qui anticipe un futur immdiat. Comme eux
notre action est relative un pass immdiat et un futur en train de se faire. Ce
que nous partageons, cest une confiance, ce que Santayana appelle une foi
animale , instinctive dans la continuit des vnements et qui nous place nous-
mme lintrieur de cette continuit. Certes, nous pouvons distinguer des
moments et nous pouvons nous distinguer de notre environnement, mais cest le
plus souvent sous un mode vague.
Cette perception se constitue autour dun sentiment de causalit dans
lexprience. Non pas cette causalit abstraite et purement intellectuelle qui
diffrencie les causes et les effets, qui les spare, mais une causalit dun autre
ordre dont le terme efficience exprime loriginalit. Il renvoie aux notions
dactivit et dinsertion. Cest la prsence active de la cause dans leffet, du pass
dans le prsent. Dans la causalit efficiente, nous prouvons linsistance du pass
dans chaque vnement, sa tendance vers un futur qui, bien quil soit encore
indtermin, nen reste pas moins lhorizon actif autour duquel les vnements
prennent sens. Nous voyons un tat driver dun autre, le dernier manifestant sa
conformit avec le prcdent. Le temps concret nous apparat comme une suite
dtats conformes les uns aux autres, le dernier se conformant au prcdent. La
succession pure, elle, est une abstraction que nous tirons du rapport irrversible
entre un arrangement pass et un prsent qui en drive (FR, 52).
Les dcoupes, celles par lesquelles nous sparons la cause et leffet, le pass et le
prsent ou encore notre propre existence de notre environnement immdiat, viennent aprs; elles supposent un vritable travail dabstraction et de
diffrenciation. Elles reposent sur une inversion : ces priodes de notre vie o se
raffermit la perception de la pression quexerce sur nous un monde de choses aux
proprits indpendantes, aux proprits moules mystrieusement sur notre
propre natureces priodes sont le fruit de linversion de quelque tat primitif de
notre exprience. Cette inversion se produit soit quand une fonction primitive
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quelconque de lorganisme humain est amplifie dune manire extraordinaire, soit
quand quelque partie considrable de notre perception sensible habituelle setrouve affaiblie dune manire extraordinaire (FR, 60). Ce quoi une longue
habitude de pense nous a rendu familier la distinction des moments et des
choses - est en ralit dans lordre de notre exprience le plus exceptionnel.
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La place que Whitehead confre la causalit efficiente le situe en adversaire
des traditions les plus chres de la philosophie moderne, auxquelles sont galement
fidles les empiristes, disciples de Hume, et les idalistes, tenants de lidalisme
transcendantal de Kant (FR, 49). Ce qui loppose ces traditions philosophiques
nest pas chercher dans la thorie quils se font de ce sentiment dune continuit
des vnements, mais dans la place quils lui attribuent : les disciples de Hume et
de Kant font donc des objections dallure diffrente, mais semblables dans le fond,
lide dune perception immdiate de la causalit efficiente, qui prcderait la
rflexion. Ces deux coles voient dans la causalit efficiente linsertion dans nos
donnes dune manire de penser ou de juger ces donnes. Lune lappelle
lhabitude; lautre, catgorie de lentendement. Mais, pour toutes deux, les donnes
simples sont de pures donnes sensibles (FR, 56). Ce que Whitehead critique,
cest la traduction dun mode de perception la causalit efficientepar un autre
la prsentation immdiate. La causalit efficiente ny est plus quun ajout
lexprience, une manire de la relier, un supplment. La diffrence entre Hume et
Kant, la rduction de lexprience de la causalit efficiente une simple
recomposition produite par lhabitude ou aux catgories de lentendement, nestpas ici trs importante : ce que Whitehead veut mettre en vidence cest une
manire de se reprsenter la causalit efficiente partir dune exprience qui sen
distingue radicalement.
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Concrescence
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Plusieurs entits deviennent une, et il y a une entit de plus. Par leur nature,
les entits sont une pluralit disjonctive dans le procs de passage une unit
conjonctive. Cette catgorie de lUltime remplace la catgorie aristotlicienne de
substance premire. La production dun nouvel tre-ensemble est lultime notion
reprsente par le terme concrescence. Ces notions ultimes de production de
nouveaut et d tre-ensemble concret sont inexplicables aussi bien en fonction
duniversaux plus levs quen fonction des composants participant la
concrescence. Lanalyse des composants sopre partir de la concrescence, et par
dduction abstraite. La seule instance dappel est lintuition (PR, 73).
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Le terme concrescence est form partir du latin concrescere (crotre avec).
Il exprime tout dabord lide dune formation collective , dune association
ou dun rassemblement . Plusieurs substances individuelles sunissent et forment
une nouvelle existence. Ce nouvel tre, rsultat dune association, nest pas donn
instantanment, comme si sa venue lexistence ne ncessitait aucun temps
particulier. La concrescence, comme tous les concepts relatifs lexistence, est un
processus. Sil est possible dutiliser des exemples pour aider saisir ce quest une
concrescence (les organes comme concrescence de cellules, une arme comme
concrescence de soldats, une perception comme concrescence de sensations, etc.),
Whitehead limite cependant son usage aux seules entits actuelles, cest--dire des ralits dont nous ne faisons pas lexprience. Chaque nouvelle entit actuelle
est la concrescence des entits qui lui prexistent ; elle est la consolidation dun
lien, la relation indite entre celles-ci. Les existences sont ainsi des concrescences
qui se succdent, se reprennent, sintgrent lintrieur de nouvelles. Si les
concrescences ont un terme (la satisfactionde lentit pleinement existante) elles
ne disparaissent pas pour autant ; elles sajoutent. Cest un univers en accumulation
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que Whitehead exprime : Plusieurs entits deviennent une, et il y a une entit de
plus (PR, 73).Ensuite, le terme concrescence met en vidence lide dune orientation ou
dune direction vers le concret (Principe ontologique). Les questions principales
concernant lexistence sont toujours des questions relatives au concret; cest
pourquoi Whitehead tend les identifier : cest parce quelle est une concrescence
particulire dunivers, quune entit actuelle est concrte (PR, 115). Mais le terme
concret a ici un sens particulier. Il ne signifie nullement ce qui tomberait sous les
sens, ce que nous pourrions voir ou sentir ; ce sont l plutt des abstractions issues
de nos facults de reprsentation (Prsentation immdiate). Le concret dsigne
dans la pense spculative le processus par lequel un tre-ensemble est form, la
fois liaison de toute chose dans lunivers et venue lexistence.
La concrescence est donc essentiellement un processus de consolidation, de
concrtion ou encore de consistance. Un lien se forme qui prserve tout ce quil
relie, sans lunifier dans un terme commun ou dans une appartenance quelconque.
Les entits qui sont relies ne sont pas changes mais elles sont engages dans une
relation indite, cre par la nouvelle entit. Celle-ci nest rien dautre quun lien
durci, devenu un tre part entire, une substance.
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Dans un processus de concrescence il y a une succession de phases dans
lesquelles de nouvelles prhensions surgissent par intgration de prhensions
apparues dans les phases prcdentes []. Le procs continue jusqu ce que
toutes les prhensions composent une satisfaction intgrale dtermine (PR, 79).
La phase initiale est la pluralit disjonctiveet la phase finale la satisfaction. Leprocessus est orient par le mode spcifique de prhension de lentit actuelle en
devenir, ce que Whitehead appelle son but subjectif, cest--dire sa vise
immanente : la concrescence est domine par un but subjectif qui concerne
essentiellement ltre cr en tant que superjectfinal. Ce but subjectif est le sujet
lui-mme dterminant sa propre cration comme constituant un tre cr
(PR142).
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Crativit
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Dans toute thorie philosophique, il y a quelque chose dultime qui est actuel en
vertu de ses accidents. Cet ultime ne peut tre caractris qu travers ses
incarnations accidentelles et, indpendamment de ces accidents, il est dpourvu
dactualisation. Dans la philosophie de lorganisme on appelle cet ultime
crativit ; et Dieu est son accident primordial, non temporel. Dans les
philosophies monistes, comme lidalisme de Spinoza ou lidalisme absolu, cet
ultime est Dieu, lequel est aussi appel de manire quivalente LAbsolu. Dans de
tels schmes monistes, on dote illgitimement lultime dune ralit finale,
minente, dpassant celle qui est dvolue nimporte lequel de ses accidents.
Sous ce rapport, la philosophie de lorganisme parait plus proche de certains
courants de la pense indienne ou chinoise que de la pense moyen-orientale ou
europenne. Pour la premire, lultime cest le procs; pour lautre, cest le fait
(PR, 51).
Crativit, pluralit [ou plusieurs], un [ou unique] sont les notions ultimes
comprises dans la signification des termes synonymes chose, tre, entit (PR,
72).
La crativit est luniversel des universaux qui caractrise le fait ultime. Cest ce
principe ultime par lequel la pluralit, qui est lunivers pris en disjonction, devient
loccasion actuelle unique, qui est lunivers pris en conjonction (PR, 72).
** Whitehead nonce ds les premires pages de Procs et Ralit cette
proposition essentielle: dans toute thorie philosophique, il y a quelque chose
dultime. Ce nest pas une limite ou une critique quil cherche mettre en
vidence, comme on dirait quil y a toujours quelque chose qui chappe la
philosophie, une ralit inaccessible. Lultime est une condition mme de la
pense. Dans tout raisonnement, nous devons supposer des termes premiers qui
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sont simplementposs, axiomes ou postulats. Ils peuvent tre ignors mais ils nen
sont pas moins dterminants pour la succession des concepts et des principes quien driveront. Cest un gestephilosophique qui intresse Whitehead : l Absolu ,
la Raison , la Substance premire doivent tre interprts partir du geste qui
les pose. Bien quils soient les termes premiers des systmes qui les mobilisent, ils
ne trouvent cependant leur justification quau terme de la construction
philosophique. Ce ne sont pas des fondements mais des impulsions 9 qui
sexplicitent au fur et mesure de linstauration. Les valuations de lultime sont
pragmatiques : comment fait-il tenir un ensemble de concepts et de propositions ?
Dans quelle orientation ? Quelle impulsion confre-t-il la pense ?
Whitehead nonce celui qui impulsera toute sa pense spculative :
crativit . Elle est une autre manire de parler de la matire aristotlicienne,
et du matriau neutre moderne. Elle est prive de la notion de rceptivit passive,
que ce soit de forme ou de relations externes (PR, 82), ce qui signifie quelle
nintervient dans lconomie daucune explication. Elle est lavance vers la
conjonction partir de la disjonction, crant une entit nouvelle autre que les
entits donnes en disjonction (PR, 73). En ce sens, elle fait primer la production
de nouveaut. Ce qui est intressant nest pas tant de savoir comment des choses
existent que de rendre compte dune production permanente de nouveaut dans
lexistence : le monde nest jamais le mme deux fois (PR, 87).
Mais cette nouveaut nest jamais absolue, rien ne vient lexistence de nulle
part. Elle est dtermine par ce qui existe dj, par toutes les existences qui
composent lunivers. La crativit nest quune opration, celle par laquelle
lunivers des existences dj ralises sunifie dans une nouvelle existence. Cest la
9 Nous reprenons le terme impulsion Bergson. Dans lIntuition philosophie, Bergson crit quun philosophe na ditquune seule chose parce quil na su quun seul point : encore fut-ce moins une vision quun contact ; ce contact a fourniune impulsion, cette impulsion un mouvement (H. Bergson, Lintuition philosophiquein La pense et le Mouvant, PUF,
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pluralit qui devient une, les entits actuelles qui en forment une nouvelle. Ainsi,
pour Whitehead, toute cration est une conjonction, uniquement une mise en relation.Comme les principes ultimes en gnral, la crativit ne peut tre drive
daucune raison, parce quelle est la source ultime de toutes les raisons, telles que la
philosophie de Whitehead les dfinira. Elle est une activit premire dauto-
cration commune toutes les entits actuelles individuelles, requise par chaque
existence mais ne drivant daucune. Elle est neutre et indiffrente ce
quelle produit, une opration et rien dautre, une mise en relation dexistences par
une nouvelle. Toute considration en soi de la crativit en ferait un domaine
dexistence et la transformerait par l mme en une chose . Une telle recherche
est voue lchec. Cest pourquoi Whitehead crit quelle nexiste que
conditionne, inversant par l mme la perspective qui pourrait sembler la plus
naturelle. Certes, la crativit est lultime, ne drive de rien, est ce que toute raison
prsuppose, mais elle nexiste qu en vertu de ses accidents (PR, 51), savoir les
existences individuelles. Cest lexistence factuelle et singulire qui lui donne sa
justification finale.
***
Quest-ce qui distingue le terme classique de cration et celui, whiteheadien,
de crativit ? Tout dabord, la cration suppose un moment de non-
existence, une diffrence plus ou moins tranche entre ce qui existe dj et ce qui
nest pas encore existant. Passage du non-tre ltre, du principe lexistence, de
lide au rel, la cration apparat toujours comme une sorte de saut qualitatif : un
acte produisant de la ralit. La crativit, au contraire, implique que toute choseprovient dautres choses, et l o la cration implique des ruptures, des
Paris, 1985, p. 123).
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coupures, elle fera voir des reprises, des nouvelles relations, des passages de
formes latentes des formes actuelles. Il ny a jamais, dans une pense de lacrativit un commencement vritable, un premier moment de lexistence, mais
toujours des nouvelles compositions prises sur danciennes, des nouvelles lignes
dmergence lintrieur de mouvements dj en train de se faire.
Ensuite, la notion de cration prsuppose lide dun crateur : Dieu, le
premier moteur immobile, lintellect agent, etc., plaant celui-ci dans une position
la fois de transcendance et dextriorit ce qui est cr. Il est ncessaire que le
crateur soit clairement distingu de ce quil cre pour donner toute sa porte
lacte, au geste de la cration. La crativit au contraire nest pas une relation
impliquant une diffrence radicale entre lobjet cr et loprateur de cette cration.
Mme Dieu dans Procs et Ralitest dfini comme une crature de la crativit et se
comprend partir d expressions comme crativit immanente, ou
autocrativit (AI, 305), communes toutes les entits actuelles, qui empchent
dimpliquer la notion de Crateur transcendant (AI, 305). Et cest pourquoi
avec ce concept de crativit, la pense spculative parat plus proche de certains
courants de la pense indienne ou chinoise que de la pense moyen-orientale ou
europenne. Pour la premire, lultime cest le procs ; pour lautre, cest le fait
(PR, 52)
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Dieu
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Il est aussi vrai de dire que Dieu est permanent et le Monde fluent, que de dire
que le Monde est permanent et Dieu fluent. Il est aussi vrai de dire que, en
comparaison avec le Monde, Dieu est minemment actuel, que de dire que, en
comparaison avec Dieu, le Monde est minemment actuel. Il est aussi vrai de dire
que le Monde est immanent Dieu, que de dire que Dieu est immanent au monde.
Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le monde, que de dire que le Monde
transcende Dieu. Il est aussi vrai de dire que Dieu cre le Monde, que de dire que
le Monde cre Dieu.
Dieu et le Monde sont des opposs contrasts en fonction desquels la Crativit
accomplit sa tche suprme de transformation dune multiplicit disjointe, dont les
diversits sont opposes, en une unit concrescente, dont les diversits sont
contrastes. Dans chaque actualisation il existe deux ples concrescents de
ralisation la jouissance et l apptition, cest--dire le physique et le
conceptuel. Pour Dieu, le conceptuel est antrieur au physique, pour le Monde les
ples physiques sont antrieurs aux ples conceptuels []. Dieu et le Monde
saffrontent perptuellement ; ils expriment la vrit mtaphysique ultime selon
laquelle la vision apptitive et la jouissance physique ont autant le droit lune que
lautre prtendre la priorit dans la cration (PR, 534-535).
**
Dieu nest pas extrieur au systme, il ne doit pas tre trait comme uneexception aux principes mtaphysiques dans leur ensemble et invoqu pour les
sauver de la ruine. Il en est la manifestation matresse (PR, 528). Sauver le
systme reviendrait faire de Dieu soit la cause de toute chose, celui par qui
sexpliquerait la venue lexistence, soit lacteur par lequel la cohrence du monde
se trouverait explique. Dans les deux cas, on sempcherait de penser un vritable
lien entre Dieu et le monde. Ainsi, tant que le monde temporel est conu comme
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Vocabulaire de WhiteheadDidier Debaise 19
achvement autonome de lacte crateur explicable par drivation dun principe
ultime qui est la fois minemment rel et moteur non m, on ne peut chapper cette conclusion : le mieux que nous puissions dire de cette tourmente, cest il
donne ses bien-aims le sommeil (PR, 526), cest--dire les prive de toute
action et de toute importance. Le Dieu de Procs et ralitnest ni avant ni aprs, il
est avec le monde. Comment comprendre la relation de Dieu, entit non-
temporelle, et du Monde, multiplicit dactes de devenirs ?
Whitehead distingue, sans quelles puissent tre spares, deux natures de Dieu :
sa nature primordiale et sa nature consquente. La premire est la ralisation
conceptuelle illimite de la richesse absolue de la potentialit (PR528). Dieu a un
rapport direct la potentialit, celle des objets ternels. Il les envisage dans leur
pure possibilit inconditionne. Ainsi, lunit divine des oprations conceptuelles
est un acte librement crateur, libre de toute relation la particularit du cours des
choses (PR529). Et cest pourquoi Dieu est dans un mode de neutralit
mtaphysique au monde ; son unit nest dvie ni par lamour, ni par la haine,
lgard de ce qui advient effectivement. Les particularits du monde actuel la
prsupposent, tandis quellene prsuppose que le caractre mtaphysique gnralde
lavance cratrice dont elle est la manifestation primordiale (PR529). Le monde
tend Dieu ( Dieu est lappt du sentir ), dont il constitue la phase initiale de
chaque but subjectif.
Mais dans sa nature primordiale, Dieu est actuel de manire dficiente et cela
pour deux raisons : tout dabord, ses sentirs sont exclusivement conceptuels. Il
na de rapport quaux objets ternels, aux potentialits pures. Et ds lors ses sentirs
ne jouissent pas de la plnitude de lactualisation (PR, 528). Ensuite, ces sentirsconceptuels spars dune intgration complexe dans les sentirs physiques, sont,
dans leur forme subjective, sans conscience (PR, 528). Dieu na donc, dans sa
nature primordiale ni plnitude du sentir ni conscience. Il est uniquement
lactualisation inconditionne du sens conceptuel la base de toute chose (PR,
529).
La deuxime nature de Dieu, sa nature consquente, est le retour du monde sur
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Dieu. Cest le monde fluent lev ce qui dure jamais par son immortalit
objective en Dieu (PR, 534). Dieu ne cre pas le monde, il le sauve10. Dans cettenature, il ny ni perte ni obstruction. Le monde est senti en un unisson
dimmdiatet (PR, 531). Les entits actuelles sobjectivent en Dieu comme un
nouvel lment de lobjectivation par Dieu de ce monde actuel (PR, 53).
Limmdiatet du monde et son avance cratrice acquirent une immortalit,
toute actualisation telle quelle est ses souffrances, ses douleurs, ses checs, ses
triomphes, ses joies immdiates et la justesse du sentir la tisse en une harmonie
du sentir universel, qui est toujours immdiat, toujours pluralit, toujours unit,
toujours accompagn davance nouvelle, toujours relanc et qui ne prit jamais
(PR, 531). Ainsi, par sa nature consquente, Dieu recueille le monde dans sa
propre vie individuelle o rien nest perdu de ce qui peut tre sauv , o mme
les rvoltes du mal destructeur, toujours plein damour-propre, sont rduites
linsignifiance de simples faits individuels; et pourtant le bien quelles ont accompli
en joie individuelle, en douleur individuelle, dans lintroduction de contrastes
ncessaires, est l encore sauv par sa relation au tout achev (PR, 531-532).
Si la nature primordiale reste inchange, sa nature consquente est relative
lavance cratrice du monde. Cest pourquoi il y a une volution de la nature
consquente de Dieu, de son rapport au monde sans pour autant sopposer
laccomplissement ternel de sa nature conceptuelle primordiale (PR, 59)
La nature primordiale est lenvisagement divin du possible comme possible et la
nature consquente est le monde objectiv en Dieu. En ce sens, Dieu est lorigine
10 Les mtaphores religieuses que Whitehead utilise dans Procs et ralit ont t vritablement dtournes par le projetspculatif. On doit I. Stengers davoir mis en vidence le rapport entre la pratique de mathmaticien de Whitehead intress par la construction dun problme - et ces passages sur Dieu. Introduisant le chapitre quelle consacre Dieu et lemonde dans son livre Penser avec Whitehead, I. Stengers crit : il me faudra montrer que lafflux de ces images religieusesfait partie de la vrification de la solution : chacune devrait subir, en cas de vrification positive, une torsion spculative quila dpouille du type dmotion religieuse qui lui est usuellement associe (I. Stengers, Penser avec Whitehead, Seuil, Paris,2002, p. 501).
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et la fin. Il nest pas lorigine au sens o il serait dans le pass de tous les lments.
Il est lactualisation prsuppose de lopration conceptuelle, en unisson de deveniravec tout autre acte crateur (PR, 530). Dieu est ainsi, comme toutes les entits
actuelles, bipolaire : sentir conceptuel des objets ternels par sa nature primordiale
et sentir physique du monde par sa nature consquente.
***
Whitehead affirme que tout ce qui existe est entits actuelles. Ces entits
actuelles diffrent entre elles : Dieu est une entit actuelle, et le souffle
dexistence le plus insignifiant dans les profondeurs de lespace en est une aussi
(PR, 69). Mais cependant elles manifestent toutes les mmes principes. Cest une
exigence de cohrence et de rationalit que Whitehead veut maintenir dans
lapproche spculative laquelle le concept de Dieu ne peut se soustraire. La
question est ds lors de savoir ce qui la fois rapproche et diffrencie Dieu des
entits actuelles.
Dieu partage avec les entits actuelles un certain nombre de caractristiques : il
est une unit dexprience physique et conceptuelle ; cest une concrescence ; il a
un but subjectif et des formes subjectives de sentirs ; et enfin il a une existence
formelle et objective11. Dieu est bien en ce sens une entit actuelle. Cependant,
Whitehead introduit deux diffrences fondamentales: tout dabord Dieu est
crature primordiale . Toutes les autres entits actuelles proviennent de la
pluralit disjonctive, des entits pralables. Elles requirent ncessairement le pass
dont elles proviennent et quelles intgrent dune manire singulire. Dieu est sans
antriorit. Ensuite, dans la concrescence des entits actuelles, les prhensionsphysiques sont premires alors que pour Dieu, ce sont les prhensions
11Nous renvoyons ici lexcellent ouvrage de W. A. Christian,An Interpretation of Whiteheads Metaphysics, Yale University
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conceptuelles qui sont premires. Il envisage, dans sa nature primordiale, des
possibilits pures qui ne sont pas conditionnes.
Donn (ou Datum)
*
Le caractre dune entit actuelle est finalement rgi pas son donn (datum) ;
quelle que puisse tre la libert du sentir qui nat dans la concrescence, il ne peut y
avoir transgression des limites de la capacit inhrente au donn (datum). Le
donn (datum) limite et dispense tout la fois (PR198).
Dans lanalyse dun sentir, tout ce qui se prsente comme tant galement ante
remest un donn (datum) (PR373)
**
Le donn est un terme purement technique et fonctionnel. Il dsigne ce qui est
prhend par une entit actuelle, lobjet de son sentir. Cest donc en relation au
devenir dune entit actuelle que quelque chose peut tre dit donn. Cest la fois
le matriau qui constitue lentit actuelle et ce qui oriente sa crativit. Et de la
mme manire quil y a deux type de prhensions (physiques et conceptuelles), il
existe deux types de donnes : les entits actuelles et les objets ternels.
Press, Yale, 1959.
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Diversit disjonctive (et Potentialit relle)
*
Le terme un ne dsigne pas le nombre entier un, qui est une notion spciale
complexe, mais lide gnrale sur laquelle reposent aussi bien larticle indfini un
que larticle dfini le, les dmonstratifs celui-ciou celui-l, et les relatifs qui, que,
comment. Il dsigne la singularit dune entit. Le terme pluralit prsupposent le
terme un, le terme un prsuppose le terme pluralit. Le terme pluralit est
porteur de la notion de diversit disjonctive, laquelle est un lment essentiel du
concept de l tre. Dans une diversit disjonctive, il y a pluralit d tres (PR,
72).
**
La diversit est une notion ultime, comme la crativit ou l un . Par
consquent, elle dsigne une des dimensions fondamentales de ltre. La
disjonction est la manire par laquelle les entits actuellesexistent lorsquelles ont
atteints leur satisfaction ; elles forment une diversit disjonctive ou atomique. Lesliens entre les entits qui forment la diversit disjonctive ne peuvent donc tre
quexternes, sans influence les unes sur les autres; la disjonction est radicale. Cest
le niveau dexistence primordial ou tout ce qui a eu lieu dans lunivers coexiste et
est disponible pour de nouveaux devenirs.
En ce sens, la diversit disjonctive est de lordre dune fiction ontologique.
Jamais ltre ne se prsente sous cette forme ; il est toujours engag dans des
processus concret dmergence de nouveaux tres. Cest dans la perspective duntre en devenir que la pluralit peut tre comprise. Elle est alors tout ce qui lui
prexiste, tous ces actes, toutes ces dcisions qui conditionnent la crativit, et
dont elle devra tenir compte dans sa propre existence. Elle est le matriau dont se
compose un tre.
Whitehead lappelle aussi pour cette raison une potentialit relle : Dans le
devenir dune entit actuelle, lunit potentielledune pluralit dentits en diversit
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disjonctive actuelle et non actuelle acquiert lunit relle de lentit actuelle
unique ; de sorte que lentit actuelle est la concrescence relle dune pluralit depotentiels (PR, 74). La potentialit signifie que tout tre est un possible pour
dautres. En soi, une entit actuelle est un acte, un tre pleinement ralis, mais
pour une autre, en devenir, elle est un potentiel quelle intgrera dune manire ou
dune autre. Cest un potentiel dobjectivation. Si Whitehead prcise que cette
potentialit est relle , cestparce quil utilise le terme potentialit aussi pour les
objets ternels qui forment la potentialit pure du devenir.
***
En affirmant que dans la diversit disjonctive tout est en acte, Whitehead
rejoint une forme dactualisme dont la proposition centrale est : hormis ce qui est
actuel, rien nexiste, ni en fait ni en efficience (PR, 99). Lexistence primordiale
est celle dune pluralit dtres en acte, de choses efficientes. Mme la notion de
potentialit est rfre ltre en acte. Cest pour une autre existence, lintrieur
dun autre devenir que ces existences en acte deviennent des potentialits, cest lacte
qui devient la puissance, le rel qui devient le possible. Le potentiel et le possible ne
viennent pas de nulle part ; ils sont situs dans des existences concrtes. En ce
sens, lactualisme de Whitehead est une reprise de la pense aristotlicienne et de
laffirmation dune prminence de lacte sur la puissance12.
12La primaut de lacte sur la puissance est de trois ordres chez Aristote. Lacte est premier selon la notion, selon letemps et selon la substance. Cf. Aristote,Mtaphysique, trad. fr. J. Tricot, Vol 2, Paris, Vrin, 1991, p. 44.
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Entit actuelle (et Devenir)
* Les entits actuelles aussi appeles occasions actuelles sont les choses
relles dernires dont le monde est constitu. Il nest pas possible de trouver au -
del des entits actuelles quoi que ce soit de plus rel quelles. Elles diffrent entre
elles : Dieu est une entit actuelle, et le souffle dexistence le plus insignifiant dans
les profondeurs de lespace vide en est une aussi. Mais, quoiquil y ait entre elles
hirarchie et diversit de fonction, cependant, dans les principes que manifeste leur
actualisation, toutes sont au mme niveau. Les faits derniers sont, tous au mme
titre, des entits actuelles ; et ces entits actuelles sont des gouttes dexprience,
complexes et interdpendantes (PR, 68-69).
Chaque entit actuelle se conoit comme une exprience en acte surgissant
partir de donnes. Elle consiste en un procs, celui de sentir les nombreuses
donnes en les rsorbant dans lunit dune mme satisfaction individuelle (PR,
99).
** Le concept dentit actuelle est au centre du projet spculatif de Procs et Ralit.Whitehead lannonce sans ambigut: ce quil y a de positif dans ces confrences
[Procs et ralit ] a trait au devenir, ltre et au caractre relationnel des entits
actuelles (PR, 40). Il dsigne une ralit ultime, un point limite de lexistence, au-
del duquel la notion d tre perd son sens et les problmes deviennent
abstraits, parce que dtachs de toute inscription relle. Il y a bien dautres formes
dexistence, dautres manires dtre, mais elles le sont soit comme ingrdients
dentits actuelles, soit comme drives delles. Au-del, il ny a rien, seulementde la non-entitle reste est silence (PR, 103).
Il arrive Whitehead de comparer les entits actuelles avec des notions plus
classiques comme la substance , la monade ou la res vera qui elles aussi
prtendaient rendre compte dune ralit ultime. Si tout les spare, elles
tmoignent dune ambition commune: rendre compte par un mme principe de
toutes les formes que lexistence peut prendre. Cest comme si avec ces notions la
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philosophie avait cherch mettre en vidence un matriau unique, une mme
toffe qui composerait les formes apparemment les plus disparates du rel. Lesdeux (unit et pluralit) ne sopposent pas ncessairement : la pluralit requiert des
principes communs ; mme Dieu est une entit actuelle. Cest une hypothse
quon appellera moniste , hypothse selon laquelle il ny a quun seul genre
dentits actuelles ; elle constitue un idal de thorie cosmologique auquel la
philosophie de lorganisme sefforce de se conformer (PR198).
Une entit actuelle est un acte de devenir , une goutte dexprience ou
encore un processus . On ne dira pas quelle est dansun temps ou quelle est
prise dansun devenir, mais que son tre est constitu par son devenir (PR75)
quil sidentifie lui, si bien quil devient impossible de sparer, mme
conceptuellement, ltre et le devenir. Et plus gnralement encore, ce sont les
notions mme de temps, de dure, de devenir et de processus qui perdent
lautonomie et la gnralit que leur avait donnes la philosophie pour ne plus
signifier quun mode dexistence des entits actuelles. Tout devenir est le devenir
de telleentit actuelle. Cest le passage dune non-existence lexistence pleinement
en acte. Ce passage a une paisseur temporelle , mais celle-ci est clairement
dlimite ; il a un commencement et une fin qui correspondent la ralisation de
telle entit actuelle prcise. Ainsi, une entit actuelle se conoit comme une
exprience en acte surgissant partir de donnes. Elle consiste en un procs (PR
99).
Ltre est le devenir. Mais comment opre le devenir? Cest une opration que
Whitehead appelle deprhension : lessence dune entit actuelle consiste
seulement en ce quelle est une chose qui prhende (PR, 100). Elle sapproprie,durant ce processus, lensemble des autres entits actuelles dj existantes ; elle les
fait siennes, les incorpore. Celles-ci deviennent alors ses donnes ou ses
composantes, le matriau dont la nouvelle entit est faite. Cest lappropriation
continue du mort [les anciennes entits actuelles] par le vivant [la nouvelle entit
actuelle] (PR, 41). La nouveaut intgre les existences anciennes. Au terme de ce
processus dintgration, lentit est relie de manire parfaitement dfinie
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chaque lment de lunivers (PR, 100) ; elle atteint sa satisfaction qui est aussi la
fin du processus, la fin de son devenir. Elle est ce moment pleinement ralise,intgrant tout ce qui existe, transformant lunivers en lment de sa propre
constitution interne relle . Lentit est alors la fois ltre-ensemble de la
pluralit dentits quelle trouve, et lune des entits actuelles au sein de la pluralit
disjonctive quelle laisse; cest une nouvelle entit, disjonctivement parmi la
pluralit des entits quelle synthtise. Plusieurs entits deviennent une, et il y a une
entit en plus (PR, 73). Les actes de devenirs ne cessent de sajouter les uns
aux autre. Rien ne disparat dans lunivers, tout est conserv ; les existences
anciennes sont engages lintrieur de nouveaux devenirs dont elles sont les
matriaux.
Dans la perspective spculative, lunivers nest plus un ensemble de choses,
dindividus, dlments qui existeraient pour leur propre compte et qui
entretiendraient par accident des rapports les uns avec les autres. Le devenir et la
relation sidentifient chez Whitehead : toute relation est un processus et tout processus une
mise en relation. Les entits actuelles sont des actes de devenir qui sont en mme
temps des tres-relationnels. Leur devenir sidentifie la capture quelles oprent
de lunivers selon une perspective chaque fois indite. Il ny a dans lunivers que de
l activit fonctionnelle ; toute chose actuelle est quelque chose en raison de
son activit, ce qui fait que sa nature consiste dans le rapport quelle soutient avec
dautres choses et dans limportance quelle a pour celles-ci ; son individualit
consiste synthtiser dautres choses dans la mesure o elles sont en rapport avec
elle. Toute recherche touchant un individu soulve la question suivante : comment
dautres individus sinsrent-ils dans lunit objective, de sa propre exprience ?(FR, 45)
***
Si nous appelons individuation le processus par lequel une ralit
individuelle vient exister, alors laffirmation de Whitehead, selon laquelle ltre et
le devenir dune entit actuelle sidentifient, inscrit le projet dans ce quil faut bien
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appeler une philosophie de lindividuation , liant Whitehead des philosophes
tels que Bergson, Simondon ou Deleuze. Comme eux, il tente de reprendre laquestion de lindividuation en la plaant sur un nouveau plan, en linstallant
lintrieur dune nouvelle constellation de concepts. Ce quil sagit de refuser, cest
de la rduire soit la ralisation dune essence (platonisme), soit une prise de
forme (hylmorphisme), soit enfin une diffrenciation dun genre commun
(ralisme). La question classique de lindividuation, dans sa forme la plus pure,
garde cependant sa pertinence : comment se constitue un tre ?
Ds lors, elle nest plus pense comme une ralisation mais bien comme
un ensemble de captures, dappropriations, de prises. Seules existent les entits
actuelles ; il ny a ni genre, ni forme, ni essence, aucune ralit pralable.
Lexistence est sans antriorit. La seule chose qui prexiste lmergence dune
entit actuelle, ce sont les autres entits actuelles, lunivers donn. La pense
spculative rejoint ici une forme dempirisme radical en affirmant que nous ne
pouvons aller au-del des existences particulires qui composent le monde, et quil
ne servirait rien de chercher une ralit primordiale dont elles driveraient. Avant
une entit actuelle, il y en a simplement dautres; avant un acte il y a dautres actes.
Nous ne pouvons aller au-del du monde actuel.
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Evnement
*
Pour nous mettre en tat dassimiler et de critiquer tout changement de nos
conceptions scientifiques ultimes, il nous faut commencer par le commencement
[]. Considrez ces trois noncs: a) hier un homme a t cras sur le quai de
Chelsea; b) lOblisque de Cloptre est sur le quai de Charing Cross; et c) Il y
a des lignes sombres dans le spectre solaire. Le premier nonc relatif laccident
survenu lhomme touche ce que nous pouvons appeler une occurrence, une chose
qui arriveou un vnement. Jutiliserai le terme vnementqui est le plus court. Afin de
prciser un vnement observ, le lieu, le temps et le caractre de lvnement sont
ncessaires. En prcisant le lieu et le temps, en ralit nous tablissons la relation
de lvnement donn la structure gnrale dautres vnements observs. Par
exemple lhomme a t cras entre votre th et votre dner la hauteur dune
barge passant sur la rivire face au trafic du Strand. Ce que je veux souligner est
ceci : nous connaissons la nature comme un complexe dvnements qui passent
[]. Examinons maintenant les deux autres noncs la lumire de ce principegnral sur ce que signifie la nature. Prenez le second nonc, Loblisque de
Cloptre est sur le quai de Charing Cross. A premire vue il nous serait difficile
dappeler cela un vnement. Il semble que manque llment temporel ou
transitoire. Mais est-ce le cas ? Si un ange avait fait cette remarque il y a quelques
centaines de millions dannes, la terre nexistait pas, il y a vingt millions dannes il
ny avait point la Tamise, il y a quatre vingt ans il ny avait pas de quai sur la
Tamise []. Et maintenant ce qui est ici, aucun de nous ne sattend ce que cesoit ternel. Llment statique intemporel dans la relation loblisque de
Cloptre avec le quai est une pure illusion engendre par le fait que, pour les
besoins des rapports quotidiens, le faire ressortir est inutile (CN, 162-163)
**
Notre perception la plus immdiate est celle dun passage ou dune activit qui
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vont au-del de ce que nous percevons actuellement. Cest comme si la perception
ntait possible que parce quelle tendait quelque chose dautre, de plus vaste, deplus large, un arrire plan. Il y a toujours un horizon qui dpasse lobjet dune
attention : il y a cette partie quest la vie de la nature entire lintrieur dune
pice, et il y a cette partie quest la vie lintrieur dune table dans la pice. La
jonction du monde intrieur la pice avec le monde extrieur au-del nest jamais
nette. Un flot de sons et de facteurs plus subtils dvoils la conscience sensible
pntre du dehors (CN, 70). Ce passage, situ au-del de notre perception
actuelle, Whitehead lappelle le passage de la nature . Nous nen avons jamais
une perception directe et complte mais nous en faisons lexprience dans la
perception de parties , de tronons ou d units . Nous ne savons pas ce
quest le passage de la nature - nous ne pouvons dailleurs nous reprsenter un
passage en tant que tel - mais nous lprouvons travers des expriences locales,
des perceptions dtermines.
Cest lunit de ce facteur, retenant en soit le passage de la nature, qui est
llment concret originairement distingu dans la nature (CN, 90). Ce sont ces
facteurs originaires que Whitehead appelle vnements . Ils ne sont
originaires que du point de vue de la perception. Dans des termes bergsoniens,
on dira quils sont les donnes immdiates de la conscience la condition de
ramener la conscience sa forme la plus minimale, une conscience sensible
[sense-awareness]. Tout ce qui dans notre exprience peut tre dcrit comme
passage , mouvement , devenir ou encore persistance , renvoie la
notion dvnement. Whitehead nhsite dailleurs pas relier cette notion de
passage la pense de Bergson : Je crois tre en cette doctrine en plein accordavec Bergson, bien quil utilise le mot tempspour le fait fondamental que jappelle
passage de la nature (CN, 73).
La notion dvnement acquiert ds lors une extension indite puisquelle tend
sidentifier au passage et la dure : une pierre, les pyramides, une rivire sont
des vnements, cest--dire des condensations et des dterminations du passage
de la nature. Nous ne percevons pas des choses et puis des dures, nous percevons
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dabord des orientations et des persistances auxquelles nous attribuons par la suite
des qualits identifiables isolment. Cest pourquoi il faut rsister la tentation dedfinir lvnement partir de telles indications : un vnement isol nest pas un
vnement, parce que chaque vnement est un facteur dun tout plus large et
signifie ce tout [] Lisolation dune entit dans la pense, quand nous la
concevons comme un pur ceci, na nulle contrepartie dans une isolation
correspondante dans la nature. Une telle isolation fait seulement partie de la
procdure intellectuelle de la connaissance (CN, 141). Cest par abstraction
[sense-recognition] que nous arrivons diffrencier dans ces passages des lments
qui ne passent pas et que Whitehead appelle objets.
***
Le terme vnement occupe dans les uvres pre-spculatives (PNK, CN)
la mme place que lentit actuelle dans Procs et Ralit. Ce sont des facteurs
originaires . Nombreux sont les lecteurs de Whitehead qui, prenant cette
proximit pour une continuit, ont tent didentifier les entits actuelles et les
vnements , ny voyant quun changement lexical. Whitehead aurait fini par
prfrer la notion dentit actuelle, plus technique, celle dvnement trop
charge historiquement. Il nen est rien. Quel est lobjet du Concept de nature? Il
sagit de nous limiter la nature elle-mme et de ne pas voyager au-del des
entits qui sont dvoiles dans la conscience sensible [sense-awareness] (CN, 52).
Son objet, cest la nature perueet les vnements sont des dterminations de la
perception. Whitehead est trs clair sur lambition de ces uvres pr -spculatives :
Ne sommes-nous pas en fait la recherche de la solution dun problmemtaphysique? Je ne le crois pas. Nous cherchons seulement montrer quel type
de relations unissent les entits quen fait nous percevons comme tant dans la
nature. Nous ne sommes pas requis de nous prononcer sur la relation
psychologique des sujets aux objets ou sur le statut de chacun deux dans le
royaume du rel (CN, 67).
Si les vnements sont originaires, cest parce quils sont poss un certain
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niveau dexprience, une certaine chelle, celle de la perception. Ce problme
avec Procs et Ralitchange. Whitehead sintroduit dans ce royaume du rel quiinsistait dans les pages du Concept de naturemais sur lequel il ne pouvait statuer car il
aurait pris le risque de rpter une des erreurs majeures de la philosophie : donner
aux problmes mtaphysiques les qualits de la perception. La rupture avec lide
que lanalyse de la perception serait le premier moment lgitime de toute
construction philosophique devient radicale. Cest lintrieur de ce nouvel espace
de mise en problme que les entits actuelles sont alors originaires .
Toutes les qualits que nous attribuons ces facteurs originaires sopposent
lorsque nous les posons soit lintrieur du champ de la perception soit
lintrieur de lexistence. On peut dgager trois grandes inversions produites par ce
changement de plan : 1. Les vnements sont des dures et des passages, ils ont
une continuit, alors que les entits actuelles sont sans changement, elles se
bornent devenir . Elles sont essentiellement discontinues ; 2. Les vnements
ont une extension, ils sont composs de parties et sont eux-mmes des parties
dvnements plus larges (la table dans la pice et la pice dans le btiment), alors
que les entits actuelles sont des prhensions sans parties. Elles intgrent la
totalit de lunivers mais ne peuvent tre subdivises en parties autonomes qui
auraient par ailleurs leur propre existence; 3. Les vnements ont une identit
variable, relative aux changements survenants dans leurs parties ou dans
lenvironnement plus large dans lequel ils sont engags. Les entits actuelles sont
sans changement, leur identit est fixe une fois pour toutes au terme de leur
devenir.
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Extension (et Milieu)
*
Le concept dextension manifeste dans la pense un aspect du fait ultime du
passage de la nature. Cest une relation qui tient au caractre spcial que le passage
prend dans la nature ; cest la relation qui, dans le cas des dures, exprime les
proprits du recouvrement. Ainsi la dure qui tait dune minute recouvrait la dure
qutait sa trentime seconde. La dure de la trentime seconde tait une partie de
la dure de la minute. Jutiliserai les termes toutetpartieexclusivement au sens o la
partie est un vnement qui est recouvert par lextension de lautre vnement
quest le tout. Ainsi, dans ma terminologie, toutet partierenvoient exclusivement
cette relation fondamentale dextension ; en consquence, dans cet usage
technique, seuls des vnements peuvent tre soit des touts, soit des parties.
La continuit de la nature dcoule de lextension. Chaque vnement recouvre
par son extension dautres vnements, et chaque vnement est recouvert par
lextension dautres vnements (CN, 77).
**La relation primordiale entre les vnements est lextension qui se dfinit par
deux expressions: tre partie de ou tre compos de . Un vnement a des
parties qui sont dautres vnements, ayant par ailleurs leur propre identit et
existence, et est lui-mme une partie dvnements plus larges. Si un vnement
A stend sur un vnement B, alors B est une partiede A, et A est un tout dontB
est une partie (CN, 90). Ainsi, un organe est compos de cellules et est lui-mme
une partie du corps. On peut faire varier les perspectives linfini en prenantcomme rfrence telle chelle (la cellule ou lorgane) et ce sont ds lors tous l es
rapports dextensions qui se transformeront. Ce qui tait partie (lorgane) devient
selon une autre perspective (la cellule) un tout et, rciproquement, ce qui tait un
tout deviendra alors une partie. On peut en tirer la conclusion gnrale quil ny a
pas dvnements qui ne stendent sur dautres et qui ne soit lui -mme une partie
dvnements plus larges. La nature est cette continuit des recouvrements et des
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enveloppements. Des vnements se recouvrent les uns les autres et ils sentendent
au-del de ce que nous en discernons, si bien quil est parfois impossible dedlimiter leur frontire.
La continuit de la nature est la continuit de lextension. Il ny a pas
dvnement qui ne soit reli tel autre, quelle que soit la complexit des liens qui
peuvent les runir. Si trangers que certains vnements puissent paratre les uns
envers les autres de prime abord, on trouvera toujours une connexion. Et la nature
est cet ensemble de connexions par extension des vnements. Cest elle dont
nous faisons lexprience dans la perception comme un complexe dvnements
qui passent et qui se relient. Cest que la relation dextension nest pas purement
spatiale, elle est aussi temporelle : Le concept dextension manifeste dans la
pense un aspect du fait ultime du passage de la nature. Cest une relation qui tient
au caractre spcial que le passage prend dans la nature ; cest la relation qui, dans
le cas des dures, exprime les proprits du recouvrement (CN, 76). Les vnements
stendent sur (espace) et en recouvrent (dures) dautres. Ainsi, la dure
qui tait dune minute recouvrait la dure qutait sa trentime seconde. La dure
de la trentime seconde tait une partie de la dure de la minute (CN, 76).
Lextension est lessence mme des relations spatio-temporelles (CN, 164) et les
notions despace et de temps sont des gnralisations opres sur ces dimensions
physiques des vnements.
En rsum, le monde monde que nous connaissons est un courant continu
doccurrences que nous pouvons dcouper en vnements finis formant par leurs
chevauchements et leurs embotements mutuels, ainsi que par leurs sparations,
une structure spatio-temporelle (CN, 168).
***
Lextension est une relation entre des vnements. Elle trouve donc
lgitimement toute sa place dans Le concept de nature dans lequel la question des
vnements est centrale. Cependant, dans Procs et ralit, le concept dvnement
tend disparatre au profit des socits et ds lors cest la relation dextension elle -
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mme qui est transforme. Whitehead lui donne de nouveaux termes : socits
structures et socits subordonnes. Une socit structure en un tout fournit un milieu favorable aux socits
subordonnes quelle abrite en son sein. La socit englobante doit elle aussi se
trouver dans un milieu plus large qui permette sa survie. On peut appeler socits
subordonnes certains groupes doccasions qui entrent dans la composition dune
socit structure [].Une socit structure peut tre plus ou moins complexe
en fonction de la multiplicit de ses sous-socits et de ses sous-nexus associs,
ainsi que de la complexit de leur modle structural (PR, 182-183).
Les exemples de rapports entre socits structures et socits subordonnes
sont trs proches de ceux qui dfinissaient les rapports entre parties et touts au
niveau des vnements : nous parlons dune molcule lintrieur dune cellule
vivante, parce que ses aspects molculaires gnraux sont indpendants du milieu
de la cellule. Par l, la molcule est une socit subordonne lintrieur de la
socit structure que nous nommons cellule vivante (PR, 182). On notera deux
transformations majeures de lextension lorsquelle est pose au niveau des
socits : tout dabord, est dfinitivement rejete lide que la relation dextension
serait une relation pouvant se dcrire dans des termes spatiaux (tre lintrieur de)
comme les mtaphores biologiques semblaient le laisser entendre (la cellule est dans
lorgane). On devrait parler de dpendances et dattachementscar les relations entre
socits subordonnes et structures peuvent tre profondment dissmines (les
rservistes dune arme sont encore des socits subordonnes de cette arme). Ce
que manifeste la relation, ce sont des co-dpendances. Ensuite, la diffrence entre
les deux formes de socit tend soustraire de plus en plus lextension la strictediffrenciation entre touts et parties qui taient encore prsente dans Le concept de
nature. Une socit structure nest plus un tout qui englobe ou recouvre des
socits subordonnes, cest un milieu dexistence. En tant que milieu, elle ne
dtermine pas les raisons des socits qui en dpendent, mais elle forme
lenvironnement avec lequel elles ngocient leur existence. Les socits
subordonnes vivent dans lindiffrence de lordre de la socit structure quelles
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composent.
Immdiatet de prsentation (et Perception)
*
La prsentation immdiate est la perception familire, du monde tel quil est
au moment prsent. Celle-ci sopre en projetant (dans lunivers) nos sensations
immdiates, de manire dterminer ce que sont pour nous les proprits des
entits physiques, contemporaines de ces sensations. Cette catgorie de contenus
constitue notre exprience du monde extrieur, tissu de donnes sensibles,
dpendant des tats immdiats des rgions respectives de notre corps (FR, 33-
34).
Limage dune pierre grise vue dans un miroir ; les illusions visuelles causes
par un dlire ou par une excitation imaginative, mettent en vidence les espaces
alentour ; la diplopie due au strabisme constitue un exemple analogue ; la vision
nocturne des toiles, des nbuleuses et de la Voie lacte, met en vidence les
rgions floues du ciel contemporain ; les sensations des membres amputs mettent
en vidence lexistence despaces qui stendent au-del du corps actuel ; unedouleur corporelle, rapporte une partie qui nen est pas la cause, met en
vidence la partie douloureuse du corps, bien quelle ne soit pas responsable de la
douleur. Ce sont l des parfaits exemples du mode pure dimmdiatet de
prsentation. Lpithte illusoire, qui convient nombre de ces exemple, sinon
tous, manifeste clairement que lon ne doit pas imputer lobjet mdiateur la
donation de la zone perue (PR, 215).
**
Tout le contenu de notre perception du monde extrieur peut tre divis en
deux modes : limmdiatet de prsentation et la causalit efficiente. Lorsque
lune est confuse, lautre est prcise; quand lune est capitale, lautre est
mdiocre (FR, 48). Elles sont prsentes lintrieur de chaque perception mais
selon des intensits variables. Pour les organismes suprieurs , comme lhomme,
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limmdiatet de prsentation occupe une place fondamentale alors quelle est
secondaire chez la plupart des autres. Cest parce quelle est si importante danslexprience humaine que ce mode dexprience a t tout au long de lhistoire de
la philosophie survaloris, apparaissant comme lunique mode rel de la
perception.
La prsentation immdiate correspond ce que les empiristes appelleraient
perception sensible , faisant abstraction de la co-prsence du corps avec toute
perception, mais Whitehead lui donne un terme technique qui tend manifester
limportance dun rduction du temps la seule immdiatet . Elle est
lexprience du monde vcu dans un instant, sans paisseur temporelle, sans pass
et sans futur, une pure prsentation au prsent, comme si le monde pouvait se
transformer en un tableau pour un spectateur dsincarn. Ainsi le monde s offre
comme une communaut de choses actuelles, actuelles dans la mesure o nous-
mmes sommes actuels. Cette apparence du monde extrieur se produit au moyen
de qualits, cest--dire de couleurs, de sons, de saveurs, etc. (FR, 41). Le prsent
du corps percevant opre une sorte de coupe temporelle sur un monde devenu
pelliculaire et ny voit plus que linstant correspondant son propre tat. Le corps
actuel peroit des choses actuelles. Il ne subsiste, avec ce mode de perception,
quun solipsisme du moment prsent. La mmoire elle-mme disparat, puisque
le souvenir dune impression nest pas une impression que donne notre souvenir.
Ce nest quune autre impression immdiate et exclusive (FR, 50).
A cette instantanit sajoute une autre coupure opre par la perception : les
liens entre les choses actuelles se bornent leur participation un mme espace-
temps. Leurs relations deviennent dpendantes de celui qui les peroit, selon uneperspective dtermine. Il y a bien toujours un au-del de la perception immdiate,
mais cest un au-del actuel, ce sont dautres choses qui sont relies dans un mme
espace-temps et qui, si elles ne sont pas directement lobjet de la perception
pourraient ltre par un changement dattention (une pierre rflchie dans un
miroir).
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***
La plupart des difficults de la mtaphysique rsident dans les relationsimplicites quelle tablit entre perception et ontologie . La mtaphysique
nest, dans ses tendances prdominantes, quune gnralisation de la perception
visuelle et plus exactement du mode de limmdiatet de prsentation. Dans le
choix de ses exemples qui valorisent implicitement la permanence des choses : la
solidit de la terre, les montagnes, les rochers, les pyramides dEgypte, lesprit
humain, Dieu (PR, 340), dans les qualits (identit, simplicit, stabilit et
distinction) quelle donne aux lments ultimes du rel, la mtaphysique ne cesse
de gnraliser lexprience perceptive. Certes, dans ses noncs explicites, elle se
prsente souvent en rupture avec lexprience immdiate, mais implicitement elle
ne cesse de traduire le rel sous les modalits de la perception. Elle parle dtre, de
catgories dexistence, mais ce quelle en dit ressemble trangement aux qualits de
ltre-percu de limmdiatet de prsentation.
La mtaphysique transforme ds lors le plus spcifique en plus gnral, le plus
abstrait en plus concret (Concret mal plac), car limmdiatet de prsentation
requiert des niveaux dabstraction qui ne se rencontrent un tat important quau
sein dorganismes suprieurs, et relativement rares dans la nature. Ltre y devient
limage projete dune exprience perceptive spcifique. Cest ce lien entre
mtaphysique et perception visuelle que la pense spculative tente de dtisser en
prenant au srieux la diffrence entre tre et percevoir. La perception ny est plus
quun mode dexprience parmi une multiplicit dautres possibles avec ses limites
et ses qualits propres.
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Immortalit objective
*
Chaque occasion actuelle fait lexprience de son immortalit objective
(PR, 350).
tre actuel, cela implique obligatoirement que toutes les choses actuelles
sont pareillement des objets qui jouissent dune immortalit objective en faonnant
des actions cratrices ; et que toutes les choses actuelles sont des sujets, dont
chacun prhende lunivers dont il est issu. Laction cratrice, cest lunivers en tant
quil ne cesse de devenir un dans une unit particulire dexprience de soi -mme,
et ajoute par l la multiplicit, qui est lunivers en tant que pluralit (PR, 124).
**
Lorsquune entit actuelle a atteint sa satisfaction, elle prit. Elle nest
plus anime par la vie dun but subjectif qui la portait toujours au-del delle-
mme (superject ), en inadquation. Mais ce prir nest pas une disparition, les
entits actuelles dprissent perptuellement subjectivement, mais sont
immortelles objectivement (PR84). Elle prit comme sujet du devenir, mais elle
acquiert ce moment une immortalit en tant quobjet. Le passage du sujet
lobjet, de lentit actuelle en devenir lentit actuelle ralise, est laccs une
nouvelle forme dexistence, immortelle. Limmortalit objective ne signifie pas une
sorte dinfinie dure (les entits actuelles ne durent pas) mais le fait davoir tre,
dune manire ou dune autre, reprise. Cest lobligation pose toute nouvelle
entit actuelle de reprendre et dintgrer tout le pass, toutes ces existencesantrieures qui furent en leur temps sujet de devenirs, anim dune vie subjective.
Si tout acte a une fin, si le mal ultime du monde temporel est plus
profond que nimporte quel mal spcifique car il rside en ce que le pass
svanouit, en ce que le temps est un perptuel dprir (PR, 524), il nen reste
pas moins que tout est pris en compte chaque moment lintrieur dun nouveau
devenir. Ce miracle dune re-cration, rpte linfini, mais qui svanouit au
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fur et mesure de ses reprises pour devenir vanouissante, Whitehead lexprime
par un passage du prophte Ezchiel : Je prononai loracle comme jen avaisreu lordre, le souffle entra en eux, et ils vcurent ; ils se tinrent debout : ctait
une immense arme (PR, 163).
***
Whitehead fait de cette diffrence entre le prir et l immortalit , le
flux et le permanence, llment central de ce quil appelle la fin de Procs et Ralit
les opposs idaux : dans le flux invitable, quelque chose demeure ; dans la
permanence la plus accablante, schappe un lment qui devient flux. On ne peut
saisir la permanence qu partir du flux et le moment qui passe ne trouve
dintensit adquate qu se soumettre la permanence. Ceux qui veulent dissocier
ces deux lments ne parviendront jamais interprter les faits les plus vidents
(PR, 520-521). La diffrence ne concerne pas des modes de ralits distincts. Tout
est pens au niveau des entits actuelles et Whitehead prserve ici lexigence
moniste (Cf. Entits actuelles) qui fonde le projet spculatif. Ce sont les entits
actuelles qui sont la fois flux et immortalit. Celle-ci nest pas ajoute au systme
comme une qualit, une dimension du rel quil sagirait par ailleurs de prserver.
Elle correspond lobligation laquelle doit satisfaire toute entit actuelle : intgrer
ce qui lui prexiste. Au niveau de la perceptioninadquat pour rendre compte de
limmortalit objective on dira que ce qui prit, cest le monde rvl dans la
prsentation immdiate, tincelant de nuances, fugitifs et intrinsquement dnu
de signification. Ce qui continue de retentir en nous, cest le monde rvl par la
causalit efficiente, o chaque vnement retentit de son individualit propre surles ges venir, en bien comme en mal (FR, 63).
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Ingression
*
Un objet ternel ne peut tre dcrit quen fonction de sa potentialit d
ingression dans le devenir des entits actuelles ; et son analyse rvle seulement
dautres objets ternels. Cest un potentiel pur. Le terme ingression dsigne le
mode particulier selon lequel la potentialit dun objet ternel se ralise en une
entit actuelle particulire, contribuant au caractre dfini de cette entit actuelle
(PR, 75).
Selon une telle philosophie [philosophie de lorganisme], les actualisations en
quoi consiste le procs du monde se conoivent comme illustrant lingression (ou
participation) de choses autres, lesquelles constituent, pour toute existence
actuelle, ses potentialits de dfinit. Cest en participant aux choses ternelles que
surgissent les choses temporelles. Les deux sries sont mdiatises par quelque
chose qui combine lactualisation de ce qui est temporel avec lintemporalit de ce
qui est potentiel. Cette entit finale est llment divin du monde : par lui, ce qui
est disjonction strile et inefficiente de potentialits abstraites parvient de maniredcisive la conjonction efficiente dune ralisation idale (PR, 98).
**
Lingression est le processus par lequel les objets ternels sactualisent dans
des entits actuelles. Le terme renvoie des notions comme sintroduire ,
sinsrer ou encore pntrer . Un objet ternel na dexistence relle que par
son insertion lintrieur dune entit actuelle. Nous devons le comprendrelittralement, il sintroduit et devient un lment dans lexistence de lent it. Ce
nest quen tant quingrdient quil joue un rle pour celle -ci. Lactualisation dun
objet ternel ne doit donc en aucun cas tre comprise comme le passage du
possible au rel, de labstrait au concret. Cest un devenir ingrdient : le possible
devient un ingrdient de lactuel ou encore le terme ingression dsigne le mode
particulier selon lequel la potentialit dun objet ternel se ralise en une entit
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actuelle particulire, contribuant au caractre dfini de cette entit actuelle (PR,
75).
Localisation simple (et Concret mal plac)
*
Je suis convaincu que si nous dsirons obtenir une expression plus
fondamentale du caractre concret des faits naturels, llment dans ce schme [le
schme dides scientifiques qui a domin la pense depuis le XVII sicle] quil
convient de critiquer en premier lieu est le concept de localisation simple []. Dire
quun lment matriel a une localisation simple signifie que en exprimant ses
relations spatio-temporellesil est appropri daffirmer quil est l o il se trouve,
en une rgion dfinie de lespace, et pendant une dure fini dfinie, en dehors de
toute rfrence essentielle aux relations de cet lment matriel dautres rgions
de lespace et dautres dures. Je rpte aussi que ce concept de localisation
simple est indpendant de la controverse entre les visions absolutistes et
relativistes de lespace ou du temps.Tant quune thorie de lespace ou du temps
peut donner un sens, absolu ou relatif, aux notions de rgion dfinie de lespace et
de dure dfinie, lide de localisation simple revt une signification parfaitement
dfinie (SMW, 77).
**
Whitehead situe au XVII sicle (quil appelle le sicle de gnie ) linvention
de la localisation simple de la matire. Cela ne signifie pas quelle apparatrait pour
la premire fois ce moment, on en trouve au contraire des expressions
importantes dj dans laMtaphysiquedAristote, mais quelle commence occuper cette priode une place majeure dans le dveloppement de la philosophie et des
sciences modernes. Et cette histoire nest pas termine : une description
succincte et prcise de la vie intellectuelle des nations europennes durant les deux
cent vingt-cinq annes qui suivirent, jusqu lpoque actuelle, fait apparatre que
nous avons vcu sur le capital dides que nous a lgu le XVII sicle (SMW,
57). Lide de localisation simple en est llment central car elle dfinit la
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Vocabulaire de WhiteheadDidier Debaise 43
conception de la nature qui sy met en place. Tout lment de la nature aurait
comme proprit principale doccuper un espace et un temps spcifique : lamatire est icidans lespace et icidans le temps, ou icidans lespace-temps, dans un
sens parfaitement dfini ne ncessitant pas, pour tre expliqu, la moindre
rfrence dautres rgions de lespace-temps (SMW, 68). Nous avons donc une
multiplicit dici-maintenant qui dlimite prcisment les zones de la matire et les
frontires qui la spare dautres parties de lunivers. Un espace-temps ne
ncessiterait selon cette perspective aucune rfrence dautres espaces-temps
pour en rendre compte. Ds lors la question de quoi est fait le monde ? , la
rponse du XVII sicle est la suivante : le monde est une succession de
configurations instantanes de matire ce terme englobant des lments trs
subtils, tels que lther (SMW, 69).
Les consquences en sont nombreuses pour la philosophie moderne : tout
dabord, le temps ny apparat plus que comme une succession pure et les notions
de dures et de devenirs que comme des accidents ou des effets superficiels ;
ensuite, lesprit, le sujet percevant et les qualits de la perception se sont trouvs
rejets de la nature, apparaissant comme de simples interfrences ou comme des
additions psychiques (Bifurcation de la nature ). Une des tches de la
philosophie spculative sera ds lors de se soustraire lemprise de cette
localisation simple : je prtends que, parmi les lments primaires de la nature,
tels quapprhends dans notre exprience immdiate, il nexiste aucun lment qui
possde ce caractre de localisation simple (SMW, 77). Cela ne signifie pas pour
autant que le XVII sicle et son hritage nait t quune longue erreur, car nous
pouvons, par un processus dabstraction constructive, arriver des abstractions quisoient les lments matriels de la localisation simple, ainsi qu dautres
abstractions qui sont les esprits inclus dans le schme scientifique (SMW, 77).
Lerreur aura t de transformer labstrait en concret, davoir rifier une opration
dabstraction. Cette erreur est ce que Whitehead appelle le concret mal plac .
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On peut dire que dans lensemble, lhistoire de la philosophie taye
laccusation bergsonienne selon laquelle lintellect humain spatialise, cest--diretend en ignorer la fluence et lanalyser au moyen de catgories statiques (PR,
342). Cest cette exprience dune traduction intellectuelle de lexprience concrte
que Whitehead appelle localisation simple . On trouve chez Bergson et
Whitehead un mme constat, une mme critique de la spatialisation. Ainsi,
Bergson crit-il dans Lvolution cratriceque la spatialit parfaite consisterait en
une parfaite extriorit des parties les unes par rapport aux autres, cest --dire en
une indpendance rciproque complte. Or, il ny a pas de point matriel qui
nagisse sur nimporte quel autre point matriel []. Il est incontestable que, sil
ny pas de systme tout fait isol, la science trouve cependant moyen de
dcouper lunivers en systmes relativement indpendants les uns des autres, et
quelle ne commet pas ainsi derreur sensible 13. On trouve dans ce passage des
lments trs proches de la localisation simple de Whitehead : lindpendance des
parties de lespace et du temps, la production dun dcoupage du rel en points
matriels et enfin sa pertinence au niveau scientifique.
Cependant, Whitehead se distingue de Bergson quant la nature de ce
dcoupage. Bergson aurait conu cette tendance comme une ncessit inhrente
lintellect (PR, p. 342), comme si cette spatialisation tait dans la nature mme
de lintelligence, de son exercice sur les choses. Elle est, selon Whitehead, issue
dune trajectoire singulire, dune ave