vidal-naquet pierre - Œdipe entre deux cités [essai sur l'Œdipe à colone]

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Pierre Vidal-Naquet Œdipe entre deux cités [Essai sur l'Œdipe à Colone] In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 1, n°1, 1986. pp. 37-69. Citer ce document / Cite this document : Vidal-Naquet Pierre. Œdipe entre deux cités [Essai sur l'Œdipe à Colone]. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 1, n°1, 1986. pp. 37-69. doi : 10.3406/metis.1986.864 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1986_num_1_1_864

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  • Pierre Vidal-Naquet

    dipe entre deux cits [Essai sur l'dipe Colone]In: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 1, n1, 1986. pp. 37-69.

    Citer ce document / Cite this document :

    Vidal-Naquet Pierre. dipe entre deux cits [Essai sur l'dipe Colone]. In: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens.Volume 1, n1, 1986. pp. 37-69.

    doi : 10.3406/metis.1986.864

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1986_num_1_1_864

  • DIPE ENTRE DEUX CITS

    Essai sur V dipe Colone

    Pour Manolis Papathomopoulos qui fut longtemps entre deux cits

    dipe, trait comme un dieu au dbut de V dipe-Roi, apparat la fin de la pice comme la souillure qui pse sur la cit de Thbes. Vagabond misrable et aveugle au dbut de dipe Colone , suppliant des Eumni- des et du roi d'Athnes, Thse, il devient l'hte et le bienfaiteur de la cit de Sophocle, le guide ( , 1 542) qui se met en marche vers sa tombe de hros, aprs avoir vaincu successivement Cron qui veut le rendre Thbes et Polynice qui le supplie, donc aprs avoir bris les liens qui le rattachaient encore la de Thbes, dont Cron estle tyran, et des Labdacides.

    Beaucoup a t crit sur ce renversement exemplaire mais complexe1 , et

    * La direction de Mtis regrette infiniment que, pour des raisons techniques, le premier fascicule n'ait pu paratre qu'aprs la publication du livre de J.-P. Vernant - P. Vidal-Naquet, Mythe et tragdie/H, Paris 1986, o cette tude est comprise.

    1 . Les pages que je prsente ici remontent des sminaires qui ont dbut il y a plus de quinze ans. Pierre Ellinger avait t alors un auditeur particulirement efficace. Elles ont depuis fait l'objet d'exposs Delphes, le 9 Avril 1984, o grce Yangos Andra- dis, j'tais l'hte du Centre europen de Culture, en mai, Padoue, o, l'Institut de grec, j'tais l'invit d'O. Longo et de G. Serra. J'ai eu depuis l'occasion de discuter de ces problmes lors de sminaires tenus Bruxelles, aux Pays-Bas (dans plusieurs Universits), Naples, Catane, Tel Aviv et Lille. Que tous mes auditeurs, qu'ils aient t approbateurs ou critiques, soient ici cordialement remercis et tout particulirement J. Bol- lack, J. Bremmer, B. Cohen et P. Judet de la Combe. A ces noms j'ajoute celui de mon

  • 38 Pierre vidal-Naquet

    je ne prtends pas apporter des vues rvolutionnaires, tout au plus quelques prcisions nouvelles. Trois questions seront ici souleves, dont je m'efforcerai naturellement de dmontrer qu'elles sont lies. Comment se marque et que signifie l'opposition des deux cits, Thbes et Athnes, entre lesquelles chemine le vagabond, quittant la premire pour trouver dans la seconde et l'asile et la mort? Quel est, d'autre part, le statut religieux, juridique et politique qu'acquiert dipe Athnes, pendant qu'il est encore vivant, et aprs sa mort?

    Enfin, comment se marque dans l'espace scnique du thtre, et dans l'espace reprsent directement ou indirectement, la mutation du hros?

    Les Grecs, c'est une affaire entendue, ont invent l'activit politique. Comprenons ces mots dans un sens trs prcis2: le monde humain est normalement conflictuel et l'activit politique consiste objectiver ces conflits sans esprer les annuler. La dcision politique, elle, est prise non par un chef souverain parlant au nom d'une divinit, ni mme, en rgle gnrale, par un consensus plus ou moins unanime (dont il y a tout de mme des

    vieil ami B. Bravo qui a soumis mon texte une critique approfondie. Je ne chercherai pas donner mme une esquisse de l'immense bibliographie de Vdipe Colone. J'ai eu la joie de me trouver en terrain familier avec le chapitre que Ch. Segal a consacr cette tragdie dans son livre Tragedy and Civilization: An Interprtation ofSophocles, Harvard U. P., 1981, pp. 362-408. Je dois beaucoup J. Jones, On Aristotle and Greek Tragedy, .Londres, Chatto and Windus, 1962, pp. 214-235, B. Knox, The Heroic Temper; Studies in Sophoclean Tragedy, Cambridge U.P., 1964; Sophocles and the Polis, Entretiens de la Fondation Hardt, Sophocle, Vanduvres-Genve , pp. 1-32; Introduction dipe Colone in Sophocles, The Three Theban Plays, Penguin Classics, 1984, pp. 255-277. La consultation, in extremis, du commentaire de J. Kamerbeek, The Plays ofSophocles, VII, Leyde, Brill, 1984, ne m'a pas apport grand-chose. Parmi les synthses rcentes sur Sophocle que j'ai consultes, je signalerai surtout R.P. Winnington- Ingram, Sophocles; An Interprtation, Cambridge U.P., 1980, pp. 248-279 et 335-340; A . Machin , Cohrence et continuit dans le thtre de Sophocle, Qubec, Serge Fleury , 1981, pp. 105-149 et 405-435; V. Di Benedetto, Sofocle, Florence, La Nuova Italia, 1983, pp. 217-247, et, lastbutnotleast. pour quelques formules lumineuses, p. 30, la brochure de R.G.A. Buxton, Sophocles, publie comme n 16 des New Surveys in the Classics de Greece and Rome, Oxford, Clarendon Press, 1984. Le texte grec est, sauf avertissement, et quelques dtails orthographiques prs, celui de R.D. Dawe (Teub- ner, Leipzig, 1979); la traduction, parfois modifie, est celle de P. Mazon. Je remercie Denise Fourgous pour l'aide qu'elle m'a apporte dans la mise au point de cette tude, et Maud Sissung pour l'amiti dont elle a, une fois de plus, fait preuve.

    2. Voir M.I. Finley, Politicsin the Ancient World, Cambridge U.P., 1983, trad. fr. de J. Carlier, l'Invention de la politique, Paris, Flammarion, 1985; et C. Ampolo, La poli- tica in Grecia, Bari, Laterza, 1981.

  • dipe entre Deux Cits 39

    exemples), mais par la majorit. Or, fait remarquable, si Athnes a t par excellence, depuis Solon et Clisthne, le lieu d'mergence de l'activit politique, il semble que la littrature attique ait mis presque autant de soin dissimuler cette ralit que la cit avait mis de gnie la faire natre. Songeons par exemple ceci: nous sommes renseigns la fois par des sources historiennes et par des matriaux documentaires qui, du reste, sont bien loin de se recouper exactement - sur les affrontements individuels entre leaders politiques que l'ostracisme permet de rsoudre en rtablissant la paix civique. Nous sommes renseigns aussi sur les grands dbats o se heurtent, YEcclsia, des options dcisives: tuer ou non les Mytilniens, aller ou non en Sicile, questions aussi capitales que l'ont t, pour les dmocraties modernes, celles de savoir s'il fallait envoyer un homme dans la lune ou installer les fuses Pershing en Europe. Mais nous ne sommes pas renseigns, hors le cas particulier de l'ostracisme, sur les enjeux des batailles lectorales.

    Et encore le registre de l'ostracisme, tel que l'ont constitu les fouilles du Cramique, est-il diffrent de celui qu'on pouvait tirer des historiens de la Cit. Pensons ces deux hommes, Mnon fils de Mnocleids et Cal- lixnos fils d'Aristonymos (un Alcmonide, peut-tre), abondamment prsents dans les tessons dcouverts par les archologues amricains, inconnus de la tradition historique3.

    Rptons-le: nous ne savons rien des batailles lectorales, et ici le contraste est brutal avec Rome. Nous ne savons mme pas s'il y eut vraiment des batailles lectorales.

    Les difficults rencontres par Pricls aprs les premiers checs de la guerre du Ploponnse ne constituent qu'une exception apparente. Que dit en effet Thucydide? Dans l'ordre politique, les Athniens se laissaient convaincre par ses arguments ( ) ; mais riches et membres du , pour des raisons diffrentes et d'ordre conomique, se coalisrent contre lui et ne mirent un terme leur commune colre qu'aprs lui avoir inflig une amende. Un peu plus tard, par un retournement dont les masses sont coutumires, ils le choisirent comme stratge et lui confirent la direction de toutes les affaires [...]. C'est l'ensemble de la cit ( ) [c'est--dire la classe des riches et la classe populaire] qui le jugeait le plus digne de cette fonction4.

    Elliptique comme son habitude, Thucydide ne prcise pas si la carrire

    3. Cf. M.I. Finley, Politics, pp. 64-65. 4. Thucydide, II, 65, 2-4; je modifie sur plusieurs points la traduction de J. de Romilly.

  • 40 PIERRE VlDAL-NAQUET

    de Pricls comme stratge avait t, ou non, interrompue par le procs qui lui avait t fait et la condamnation qui s'ensuivit. Le peuple, lui, au sens gnral du terme, n'est pas politiquement divis. Successivement il est contre Pricls puis ralli ses choix politiques et stratgiques. Plutar- que, lui3, croit pouvoir tre plus prcis, mais il y a l, je le crains, plus une amplification rhtorique qu'une information vritable6. Aprs avoir mentionn l'ultime discours dont Thucydide (II, 60-64) prtend donner la substance, il ajoute: Les Athniens, devenus ainsi matres de son sort, tournrent leurs jetons de vote en armes contre lui ( ' ), ils lui trent sa magistrature de stratge et lui infligrent une amende. Cependant la cit, ayant fait l'exprience de ce que valaient pour la conduite de la guerre les autres stratges et orateurs, s'aperut qu'aucun d'entre eux n'tait la hauteur de sa tche [..]. Aussi regretta-t-elle Pricls. On le rappela la tribune et au stratgeion. [. . .] Le peuple s'tant excus, il consentit reprendre en main les affaires, et, nomm stratge, demanda l'abrogation de la loi sur les btards. . . Le rcit est certes plus dtaill que celui de Thucydide, et il est la seule source sur la perte par Pricls de ses fonctions de stratge. Mais ces excuses du peuple Pricls sont suspectes et peut-tre plus romaines que grecques, et en tout tat de cause il n'y a rien ici qui reflte une campagne lectorale.

    Nous ne savons pas non plus s'il y eut jamais des listes politiquement homognes de candidats. Il n'est nullement tabli que Sophocle, stratge en mme temps que Pricls au moment de l'expdition de Samos (440) - il s'agit mme de la seule liste complte de stratges que nous possdions -, ait t membre du mme groupe politique que Pricls, et chacun sait, pour prendre un exemple beaucoup plus tardif, qu'Eschine et Dmos- thne ont fait partie, auprs de Philippe, de la mme ambassade.

    Le dbat politique, la lutte politique sont, Athnes, reprsents le plus souvent non comme la pratique normale de la cit dmocratique mais comme la stasis, pour employer ce mot dont le sens se dploie sur un spectre qui va de la simple station debout la guerre civile en passant par la faction politique7, avec une trs nette dominance des sens pjoratifs. Nicole Loraux a bien compris cela: La division, devenue menace absolue, s'installe dans la cit malade, dchire par l'affrontement des citoyens entre

    5. Pricls, 35,4-6, 37. 6. Je ne pose pas ceci en rgle gnrale, mais on notera le scepticisme de Finley, Poli-

    tics, pp. 50-51. 7. Ail levels of intensity were embraced by the splendid Greek portmanteau-word

    stasis, crit Finley, Politics, p. 105.

  • dipe Entre Deux Cits 41

    eux [...]. De la division des avis l'affrontement sanglant, il y a loin certes. Et cependant, faire ce pas, on se contente -telle est du moins l'hypothse - d'imiter les Grecs8. Tous les Grecs? Non, et Nicole Loraux le sait mieux que personne. Tous les genres littraires ne sont pas, en la matire, situs sur le mme plan, et je dirais volontiers, pour en arriver enfin mon sujet, que l'histoire reconnat et cerne, dans certaines limites9, le conflit politique, que l'oraison funbre l'annule10, que la comdie le tourne en drision dans son essence mme, et que la tragdie l'expatrie.

    Qu'est-ce dire? Simplement ceci: quand la cit reprsente est Athnes ou un quivalent d'Athnes, qu'il s'agisse donc de l'Argos des Suppliantes d'Eschyle, de l'Athnes des Suppliantes et des Hraclides d'Euripide ou enfin de V dipe Colone, le dbat est en quelque sorte annul, la cit est reprsente comme Platon voudra qu'elle soit: une.

    Qu'il s'agisse l d'un choix, on en a une preuve magnifique dans un passage clbre des Suppliantes d'Eschyle. La dcision concernant l'asile donn aux filles de Danaos doit tre prise la majorit et le Coryphe demande (603-604):

    ', , ;

    Dis-nous quoi s'arrte la dcision prise, o se trouve la majorit des suffrages dans le vote souverain des mains populaires".

    Et la rponse est (605):

    "

    Les Argiens ont dcid sans qu'il y ait un seul vote dissident. .. Le dcret qui fait des Danades des mtques, aprs usage de la , de la Persuasion, par d'habiles harangues, propres persuader les masses (-

    8. . Loraux, LOubli dans la cit, Le Temps de la rflexion, 1 (1980), pp. 213-242. 9. Cf. Finley, Politics, pp. 54-55. 10. Cela est montr d'une faon mon sens dcisive par N. Loraux, L'Invention

    d'Athnes, Mouton, Berlin et La Haye- Paris, 1981 , not. pp. 268-291 . C. Ampolo a bien consacr un chapitre dans son livre cit supra, note 2, la ngation de la politique (pp. 40-55), mais il faut aller beaucoup plus loin. La ngation de la politique ne concerne pas que les seuls philosophes.

    1 1 . J'ai suivi pour le vers 603 seulement la traduction de P. Mazon.

  • 42 PIERRE VlDAL-NAQUET

    [...] ) (623) |2 a t pris l'unanimit, (601), sans mme que le hraut ait intervenir ( , 622). Ce n'est que pour l'avenir qu'on envisage la possibilit (613-614) qu'un citoyen d'Argos pourrait ne pas porter aide aux victimes.

    Il existe, il est vrai, une exception apparente la rgle que je pose ici. A la fin des Eumnides (752), le vote est partag. Les figurants muets qui sigent comme juges sur l'Aropage13 donnent une voix de majorit aux Ennemies d'Oreste et c'est Athna qui provoque l'acquittement, exprimant par son vote unique et double l'unanimit civique. Le dbat ouvert n'a eu lieu qu'entre divinits, Apollon et les Erinyes. Mais si Athnes, chez les Tragiques, ne dbat pas avec Athnes, la stasis a un lieu privilgi qui est Thbes, dont on pourrait dire qu'elle est une anti-cit14. Il en est ainsi chez Eschyle avec les Sept, dont le dbut marque la stasis entre Eto- cle et les femmes, et dont le final, qu'il soit ou non authentique, marque qu'on est pass, avec la division du choeur entre les partisans d'Antigone et ceux d'Ismne, de la guerre trangre la guerre civile. Il en est ainsi chez Euripide avec les Suppliantes, les Phniciennes, Hracls, et naturellement les Bacchantes: on pourrait montrer que, dans cette pice, la stasis passe l'intrieur du personnage central, le roi Penthe, ddoubl entre l'hoplite et la femme. Il en est ainsi chez Sophocle, bien sr, avec les trois pices thbaines.

    Pour comprendre en quoi Thbes est exceptionnelle, fige dans le rle de cit mauvaise, il suffit, par exemple, de regarder le destin tragique d'Argos-Mycnes. Elle est, je l'ai dit, la cit-une dans les Suppliantes d'Eschyle, autant que l'est Athnes dans la pice homonyme d'Euripide. Elle est au contraire, dans Agamemnon et les Chophores, tout comme dans Y Electre de Sophocle et dans celle d'Euripide, la cit mal gouverne, la cit dont le roi est absent, la cit gouverne par une femme. Mais au terme du mauvais gouvernement point l'espoir du bon. Le cas de YOreste d'Euripide est entre tous tonnant. Vritable rplique, plus d'un demi-

    12. Cf. R.G.A. Buxton, Persuasion in Greek Tragedy. A StudyofPeitho, Cambridge U. P., 1982, notamment p. 79: For the moment, political pe/ is suprme.

    13. Pour une discussion sur leur nombre et leur rle, cf. O. Taplin, The Stagecraft of Aeschyius. The Dramatic Use of Exits and Entrances in Greek Tragedy, Oxford, Cla- rendon Press, 1977, pp. 392-395.

    14. J'emprunte cette ide l'enseignement oral de Froma I. Zeitlin, qui doit publier prochainement un essai sur ce sujet dont j'ai eu connaissance alors que ces pages taient rdiges; voir en attendant Under the Sign ofthe Shield, Rome, Ateneo, 1982, p. 199, n. 5.

  • DIPE ENTRE DEUX CITS

    sicle de distance, aux Suppliantes d'Eschyle15, cette pice nous prsente un autre jugement d'Oreste que celui des Eumnides. Oreste et sa soeur sont traduits non devant l'Aropage, dieux et citoyens confondus, mais devant une Assemble d'Argos qui ressemble trait pour trait celle d'Athnes, vue par les critiques de la dmocratie - nous sommes au printemps de 40816.

    Les orateurs se succdent et s'opposent les uns aux autres. Le hraut Talthybios tient un langage double. Diomde plaide pour l'exil, et Les uns applaudissaient, criant qu'il avait raison, mais les autres le dsapprouvaient (901-902). Un Argien sans l'tre, un mtque que le Scholiaste identifie au dmagogue Clophon, propose la lapidation (902-916), tandis qu'un paysan anonyme, un de ces chers la pense politique modre la fin du Ve sicle17, demande au contraire pour Oreste une couronne et les , c'est--dire les dignes, les membres de la classe suprieure, lui donnaient raison (917-930). Et la victoire fut pour le dmagogue et le parti populaire. Ce n'est pas le nom d'Athnes, cependant, n'en pas douter, c'est Athnes.

    Mais, il faut bien le comprendre, le rapport de Thbes Athnes n'est pas celui-l. Thbes n'est pas un simple registre sur lequel on puisse transcrire aussi bien l'idalisation d'Athnes que sa caricature sauvage. Est-ce la longue hostilit de voisinage qui spare les deux cits, avec, notamment, une constitution de la ligue botienne qui apparat comme une rplique aux institutions voulues par Clisthne18? Toujours est-il que la Thbes tragique fonctionne comme paradigme de la cit divise. Il s'agit d'une essence, non d'une existence19.

    15. Une assemble y est dcrite, qui se runit sur la hauteur o, le premier, Danaos, pour fournir rparation Aegyptos, runit, dit-on, le peuple en assemble (871-873), autrement dit sur le lieu d'origine de la dmocratie.

    16. Dans un moment de profond scepticisme pour la vie dmocratique et la fonction de Athnes, fait valoir V. Di Benedetto dans son dition de la pice (Florence, La Nuova Italia, 1965, p. 171).

    17. Cf. R. Goossens, Euripide et Athnes, Bruxelles, Palais des Acadmies, 1962, pp. 556-559, et Cl. Moss, La Fin de la dmocratie athnienne, Paris, P.U.F. , 1962, pp. 251- 253.

    18. Voir P. Lvque et P. Vidal-Naquet, Clisthne l'Athnien, Belles Lettres, Besanon et Paris, 1964, pp. 112-113.

    19. Et c'est pourquoi je ne pense pas, comme B. Knox dans son livre clbre Oedipus at Thbes, Yale U.P., 1957, qu'dipe (dans Ydipe-Roi) soit une figuration de l'audace impriale d'Athnes, en tout cas pas une figuration consciente, et je m'oppose J. Dalfen, Philoktet und Oedipus auf Kolonos, Festschrift E. Grassi, Munich, Fink,

  • 44 Pierre Vidal-Naquet

    Voyons donc comment s'applique ce principe Vdipe Colone. Et posons-nous d'abord cette simple question: qui gouverne Thbes au moment o dipe arrive Athnes? Le problme est formul par Ismne en termes de narration historique. Au dbut, pris d'une saine eris, ses frres rivalisent d'ardeur pour laisser le trne Cron [...] et pargner ainsi une souillure Thbes (367-369). Puis c'est (372)20, la rivalit perverse, insparable, depuis Hsiode, de la premire, qui triomphe et qui les oppose, en bloc, Cron, puis entre eux, puisque le cadet, Etocle, entend triompher de l'an, Polynice - ce dernier dtail est une invention de Sophocle21 - qui est chass, banni, et se rfugie Argos d'o il mne la guerre contre sa propre cit (375-380). Lui aussi est entre deux cits, deux cits qui se font la guerre: seulement, si l'une est bien Thbes, l'autre est Argos. Mais est-ce Etocle qui est roi de Thbes? dipe met en cause ses deux fils, l'un et l'autre accuss d'avoir prfr leur pre les trnes, les sceptres, l'exercice de la tyrannie et du pouvoir (448-451, 1354-1357), la contre , en somme. Mais Polynice dit dipe qu'Etocle est tyran dans notre maison22, ' - le tyran domestique, en quelque sorte, le matre de . La tyrannie politique, au contraire, est exerce par Cron, qui proclame lui-mme sa souverainet en mme temps qu'il feint de dpendre de la cit: , tout tyran que je suis (851). Sans parler d'dipe qui reste le pouvoir d'assurer, en mourant Thbes, le salut de sa cit natale, il y a trois prtendants la souverainet sur Thbes: Cron, Etocle et Polynice, qui est la tte

    1973, pp. 43-62, qui voit (pp. 56-57) dans le conflit des deux frres, Thbes, une transposition de la athnienne.

    20. La prsence de au vers 372 implique qu'il faut maintenir au vers 367 le mot que Tyrwhitt, suivi par Jebb, avait corrig en . Jebb estimait que l'influence du texte d'Hsiode (Travaux, 11 sq.) s'tait fait sentir, mais dans le sens d'une altration du texte; voir sa note dans son dition commente (Cambridge U.P., 1899, reprint Hakkert, Amsterdam, 1965), pp. 65-66.

    21. Voir la note de Jebb, loc. cit., p. 67. Dans les Phniciennes d'Euripide (71), Etocle rappelle son droit d'anesse. Polynice invoque le sien dans Vdipe Colone, aux vers 1294 et 1422. Mazon note, propos du vers 1354 de Vdipe Colone: En fait, Polynice n'a jamais rgn sur Thbes. Mais qu'est-ce que le fait dans le pass d'une action tragique? Dans le nouveau fragment de Lille (P. Lille, 73), les deux frres sont placs par leur mre sur un pied d'galit, sans qu'il soit fait mention de droit d'anesse, le pouvoir politique devant aller Etocle, la richesse Polynice.

    22. Tyran et non pas roi, comme Mazon traduit au vers 1338; il faut condamner une fois de plus la dtestable habitude des traducteurs franais: traduire par roi.

  • dipe Entre Deux Cits 45

    d'une arme argienne et tenu pour argien par Thse (1167) en mme temps que parent () d'dipe.

    Ni anarchie, ni despotisme, c'est le mot d'ordre, dans les Eumnides (525-526 et 696) , des Erinyes, mot d'ordre repris son compte par Athna. Thbes est la fois prive, on vient de le voir, de commandement, et soumise une tyrannie. Cette cit tyrannique est aussi une cit injuste. Elle est accuse, en bloc, par dipe de l'avoir uni Jocaste, et d'tre ainsi responsable de ses malheurs (525-526). C'est elle, collectivement, qui l'a chass du territoire thbain (440-441):

    '

    Thbes m'a chass, par force, de son territoire - si longtemps aprs. C'est elle encore qui, selon Cron, aurait dcid le retour d'dipe (736)23.

    Mais cette cit responsable est aussi, par la bouche de Cron, une cit menteuse, usant d'une fausse 24, d'un mode de persuasion que l'on rapprocherait volontiers du moderne discours idologique. Le discours de Cron (728-760) parle de Thbes comme si Thbes incarnait les valeurs d'Athnes, comme si les deux cits taient sur le mme plan. Il vient Athnes non comme un roi, mais comme un vieillard (733), au nom du principe d'anciennet. Je ne viens pas au nom d'un homme, c'est par l'ensemble de mes concitoyens ( ' ) que je suis mand (737-738)25.Il invite dipe au nom de la (756) rentrer dans sa ville, dans la maison de ses anctres, dans la cit qui l'a nourri. Mais, il en a t averti par Ismne (399-405) : il n'est pas question qu'il franchisse la frontire; il sera l'extrieur, en bordure, (785), c'est- -dire, comme le formule le Scholiaste, , dans l'espace du dehors. Cependant, il ne s'agit pas seulement du pass et du futur: c'est sous les yeux des spectateurs que le reprsentant de Thbes, Cron, commet des illgalits, violant la loi d'Athnes en enlevant Antigone et Ismne, menaant d'enlever dipe et d'augmenter ainsi le butin ( ) de sa cit. Il ne s'agit pas, sauf au niveau du vocabulaire, de reprsailles,

    23. Voir aussi les vers 540-541 o dipe parle du prix de ses services que lui a accord sa cit.

    24. Cf. Buxton, Persuasion, pp. 140-141. 25. J'ai retenu, avec Jebb et Dawe, la leon que donne un groupe de manusc

    rits, tandis que d'autres (dont le Laurentianus) ont , qui parat n de du vers 735.

  • 46 PIERRE VlDAL-NAQUET

    appliques en vertu d'un droit qui existe, mais de la violence pure et simple26.

    Ce rquisitoire est-il compens? Thbes peut-elle tre distingue de ses dirigeants rels (Etocle, Cron) ou potentiels (Polynice)? dipe l'annonce Polynice, il ne prendra pas Thbes (1372). L'expdition des Sept se terminera par un chec. Le mythe, ici, pouvait difficilement tre ignor. Plus tonnant est le discours de Thse Cron (919-920):

    '

    Et pourtant Thbes ne t'a pas lev pour faire le mal: elle n'a pas coutume de nourrir des hommes injustes.

    Ce petit passage a suscit de violentes polmiques. Wilamowitz y a vu une allusion au parti d'Ismnias Thbes, hostile la ligne anti-athnienne de la cit27. Tant qu' aller dans cette direction, mieux vaudrait, avec M. Pohlenz28, supposer une allusion ces Thbains qui, aprs la rvolution des Trente tyrans, avaient donn asile aux dmocrates athniens rfugis en Botie29. Les vers litigieux auraient t rajouts entre la mort de Sophocle (406) et la reprsentation de la pice (401), priode trouble et donc propice aux remaniements.

    Mais on n'est pas forc d'en venir ces extrmits. Que Thse, le souverain modle de la cit modle, spare - ce que ne fait pas dipe - la cit de Thbes de- ses dirigeants, c'est, en somme, conforme la logique du personnage plus encore qu' celle de la tragdie tout entire.

    Pour faire, en effet, en face de l'anti-cit, la cit de la violence pure et de

    26. Voir B. Bravo, Suln. Reprsailles et justice prive contre des trangers dans les cits grecques, Annali Scuola Norm. Sup. Pisa, sr. III, vol. X (1980), pp. 675-987; pour l'interprtation du vers 858 de Vdipe Colone et du mot je ne crois pas, comme Bravo, pp. 775-777 que l'emploi du mot soit innocent. Cron l'emploie, spcialement, dans le sens de reprsailles, le spectateur athnien le comprend comme violence pure.

    27. Apud Tycho von Wilamowitz-Moellendorf , Die dramatische Technik des Sopho- kles, Berlin, Weidmann, 1917, pp. 368-369. Cette interprtation a suscit la fureur de K. Reinhardt, Sophocle (1933), trad. E. Martineau, Paris, Ed. de Minuit, 1971, p. 274.

    28. Die Griechische Tragdie, Leipzig, Teubner, 1939, II, p. 245, note ad I, p. 368, cit par Karl Reinhardt, op. cit., p. 274, n. 18.

    29. Xnophon, Hell., III, 5, 8; Diodore, XII, 6, 3. 30. Cf. Segal, op. cit., supra, n. 1 , p. 362: The contrast between the two cities and thc

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 47

    la stasis, le portrait d'Athnes comme cit modle30, il suffit, somme toute, de retourner le portrait de Thbes. C'est toute la pice qu'il faudrait alors citer, et pas seulement l'illustre choeur (668-719) qui, partant de la blanche Colone, exalte l'Athnes de l'olivier, des chevaux et des marins. Je me bornerai quelques remarques. Athnes est une cit dont le chef n'est jamais appel . Thse est le , le roi (67), il est le guide () (289), il est le souverain, (1130, 1499, 1759), il est mme, d'un mot d'origine indo-europenne, le 31 (1287), le chef de guerre, il est mme simplement cet homme (, 1486), ou, de faon un peu plus mtaphorique, le responsable () de ce pays (862, 926), il n'est jamais un tyran. Et c'est tout naturellement que Cron lui-mme signale la prsence, aux cts du roi, du sage Conseil de l'Aropage (947). Athnes est, cela va sans dire, une cit d'hommes libres et non d'esclaves (917), une cit o le droit de parler (1287) est respect: Polynice lui-mme en bnficie32.

    Athnes est enfin - et on verra que la remarque a ici son importance - une cit o compte l'lment local, le dme, en l'occurrence celui de Colone qui fournit le choeur, communaut fire d'elle-mme et qui tait celle de Sophocle33. Le Coloniate qui rencontre dipe s'interdit lui- mme de l'expulser de la cit sans l'aveu de la cit, (47-48). Le dme est une rduction d'Athnes et c'est son agora qui est reprsente sur V orchestra, le choeur fonctionnant comme une fraction d'assemble politique, mais prcisment, il n'est qu'une fraction, et Thse, ce roi- Ecclsia, cette incarnation de la souverainet populaire, marque la distinction34. Athnes est donc la cit idale, capable de mobiliser tous ses

    two images of society that they embody is essential to an understanding of the play. 31. Une tymologie grecque avec valeur militaire est dfendue par A. Heubeck,

    , und Verwandtes, Wurzburger Jahrbcher fur die Alter- tumswissenschaft, F 4 (1970), pp. 91-98.

    32. Sur les dbats autour de la libert du citoyen Athnes la fin du Ve sicle, voir maintenant K.A. Raaflaub, Democracy, Oligarchy, and the Concept of the Free Citizen in late fifth-century Athens, Political Theory, 11,4 (nov. 1983), pp. 517-544.

    33. Cf. les vers 58-61: Les champs voisins se flattent d'avoir pour crateur le cavalier que tu vois l, Colone, et tous portent ensemble le nom qu'ils lui ont emprunt. Eschyle, du dme d'Eleusis, avait appel les Eleusiniens une tragdie aujourd'hui perdue. Un de mes auditeurs d'Utrecht, H. Teitler, me fait remarquer que Colone fut aussi le lieu de la runion extraordinaire de l'assemble populaire qui est l'origine de la constitution de 41 1 (Thucydide, VIII, 67, 3).

    34. Voir les vers 638-640; Thse laisse le choix dipe: rester Colone ou venir avec lui au centre.

  • 48 PIERRE VIDAL-NAOUET

    citoyens, hoplites et cavaliers au service d'une juste cause (898); elle est la cit qui ne dcide rien sans l'aveu de la loi, (913). Faut-il - peut-on - dire plus?

    Entre ces deux cits, quel est le statut d'dipe? S'agissant des Tragiques il est dangereux de vouloir transcrire purement et simplement le statut hroque en termes juridiques. Cela est vrai, en fin de compte, de tous les tragiques. Non seulement parce que, comme l'avait senti Gernet, la tragdie exprime un droit qui est en train de se faire, qui n'est pas encore fig35, mais parce que la tragdie explore les situations extrmes, et passe la limite, ce que ne fait videmment pas le droit.

    Prenons le cas des Suppliantes d'Eschyle, premire tragdie des trangers36. Les Danades, dbarquant Argos, se prtendant argiennes et rclamant ce titre le droit de cit, malgr leur allure gyptienne, se sont assises dans le sanctuaire, dans la posture des suppliantes. Le roi d'Argos dfinit leur statut, ou plutt, leur absence de statut. N'ont-elles pas os venir Argos (238-239):

    ,

    sans les hrauts trangers qui devraient normalement les prcder, sans les guides (locaux?) qui devraient les accompagner, sans les proxnes argiens37 qui seraient censs les accueillir. Un proxne, dans le sens classique de ce mot, serait ici un citoyen d'Argos qui prendrait en charge les intrts de la cit d'o proviennent les Danades, ce qui se heurte une double difficult: ces jeunes filles se prsentent comme d'origine argienne (16, 274) et elles ne viennent pas d'une cit qui pourrait avoir avec Argos des rapports normaux. Quant au hraut, il existe bien, mais parlera au nom des fils d'Aegyptos, cousins germains des Danades. Faute de proxnes, celles-ci demandent au roi de jouer ce rle (418-419):

    35. Voir J. -P. Vernant, La Tragdie grecque selon Louis Gernet, Hommage Louis Gernet, Paris, 1966, pp. 31-35.

    36. Ph. Gauthier, Symbola: Les trangers et la Justice dans les Cits grecques, Nancy, Bibl, de la Fac. des Lettres, 1972, p. 53.

    37. Qu'il s'agisse plutt de la proxnie traditionnelle est soutenu par Gauthier, op. cit. , pp. 53-54, qui cite (p. 54, n. 126) l'opinion diffrente de Wilamowitz.

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 49

    Rflchis et deviens, en toute justice, un pieux proxne. C'est ce que deviendra effectivement Pelasgos, qualifi plus loin (491) d' , de proxne respectueux de ses htes, et fournisseur, prcisment, de guides, recruts localement (491-492). Pelasgos protge donc les filles de Danaos et leur donne un premier statut, , la scurit. Le second leur est confr dans des conditions plus juridiques, au moyen d'un dcret vot par l'assemble populaire (605-624). UEccIsia, par ce dcret, fait des Danades des mtques que l'on ne peut saisir (610-61 1)38:

    '

    Nous pouvons rsider sur cette terre en individus libres et insaisissables, avec droit d'asile reconnu. Elles ont dsormais comme tout mtque un garant, un rpondant, un . Mais ici encore, le pote tragique passe la limite en faisant dire au roi (963-964):

    ' ,

    Pour garants vous avez le roi et tous les citoyens dont s'excute le vote. On admettra aussi que toute cit ne possdait pas des logis nombreux (... ) (957) destins recevoir les htes publics, mais aprs tout le dpassement du rel est ici modle.

    Les Suppliantes ont t reprsentes en 465. Les Hraclides d'Euripide (qui datent de circa 430-427), autre tragdie des trangers, prsentent un cas doublement intressant.

    Iolaos et les enfants d'Hracls sont des (15), des errants, qui franchissent une frontire aprs l'autre (16):

    ' .

    Ce sont celles d'Athnes qu'ils viennent de franchir (37) au moment o dbute la pice, Athnes o rgnent deux rois, comme Sparte, mais tirs au sort (36), comme le sont les archontes athniens, parmi les enfants de Pandion. Comme les Danades, les Hraclides sont des suppliants qui s'adressent la fois leurs interlocuteurs et la cit que ceux-ci reprsen-

    38. Pour une tude prcise du droit de saisie, voir B. Bravo, op. cit., supra, note 26.

  • 50 Pierre Vidal-Naquet

    tent. Le roi d'Argos, Eurysthe, et son hraut cherchent les saisir au nom d'un arrt argien qui les a condamns mort, attitude parallle celle de Cron saisissant les filles d'dipe parce que thbaines. Iolaos rpond que les Hraclides ne sont plus des Argiens. Entre le reprsentant d'Eurysthe et eux, rien n'est plus en commun, (184). Les Hraclides sont lgalement, la suite d'un vote (186) de l'Assemble d'Argos, des trangers par rapport leur cit d'origine. Comme les Danades Argos, les Hraclides invoquent un cousinage. Aethra, mre de Thse et grand'mre de Dmophon, est, comme Alcmne mre d'Hracls, petite-fille de Plops. Cette, parent ne leur donne aucun droit Athnes, mais de cit cit l'argument de la parent, de la , a sa valeur, qui est diplomatique39. Dmophon d'Athnes procde comme Pelasgos d'Argos. Il traite d'abord les Hraclides comme des htes trangers, , qu'on conduit de l'autel devant lequel ils supplient la maison (340-343), quitte convoquer les citoyens en assemble politique et militaire (335)40.

    Les Hraclides n'auront pas sjourner Athnes comme mtques. On annonce au contraire leur dpart, et Euripide fait parler ses personnages comme si le dpart et le retour dans le Ploponnse suivaient immdiatement la dfaite et la mort d'Eurysthe. Il y aura cependant, sjournant Athnes, un mtque inattendu, un mtque mort, un mtque hros, un mtque sauveur, comme le seront, mais vivants, les mtques qui aideront Athnes chasser les Tyrans: ce mtque, c'est Eurysthe, dont la tombe, Pallne, protgera les Athniens contre les descendants des Hraclides, comme la tombe d'dipe protgera ces mmes Athniens contre les Thbains (1032-1033)41:

    , '

    Et, sous terre o je reposerai, mtque, je serai pour toi et ta cit un sauveur, mais pour les descendants de ceux-ci, l'ennemi le plus dclar. Un

    39. Voir l'tude classique de D. Musti, SulPidea di in iscrizioni greche, AnnaliScuola Norm. sup. Pisa, 32 (1963), pp. 225-239.

    40. Je laisse ici de ct la question annexe du sacrifice humain impos par l'oracle pour le salut des Hraclides.

    41 . Cf. A.J.Festugire, Tragdie et tombes sacres, Revue d'histoire des religions, 1973, pp. 3-24, repris dans Etudes d'histoire et de philologie, Paris, Vrin, 1975, p. 47-68, et part. pp. 67-68.

  • dipe entre Deux Cits

    roi ennemi, vaincu et excut, devenu, mort, un mtque et un hros protecteur. C'est en cumulant ces possibilits qu'Euripide son tour passe la limite.

    Et l'dipe de Sophocle? Obtient-il plus que ce qu'ont obtenu les Danades vivantes et Eurysthe mort? Devient-il un citoyen d'Athnes? Qu'il ne soit plus un Thbain ne fait videmment aucun doute. Somm par le choeur de dire quelle est sa patrie (205-206), dipe rpond qu'il est hors-patrie, (208), et il accusera Polynice d'avoir fait de lui un sans-patrie, un (1357). . a rsolu en ces termes le problme que je me pose. Opposant le destin d'dipe celui de Philoctte, il crit: Mais dans cette pice aucun dieu n'apparat pour provoquer la rintgration d'dipe dans la polis. Il devient effectivement un citoyen ( , 637), mais un citoyen d'Athnes, non de Thbes, et sa citoyennet commence et s'achve avec sa mort mystrieuse42. Nous sommes donc en prsence d'une variation sur un schma sophocleen bien connu, celui de la rintgration du hros: Ajax mort, Philoctte vivant sont rintgrs dans l'arme qui reprsente la polis. dipe est bien rintgr, mais non dans sa cit, dans Athnes, dans et par sa mort.

    Ceci demande tre examin de prs. Les vers dcisifs, tels que les comprend Knox sont videmment les vers 636-637:

    r ' , , ' .

    M'tant inclin devant ces faits, je ne repousserai pas la faveur qu'il veut nous faire [en faisant Athnes don de son corps], je l'installerai dans ce pays comme citoyen43.

    Cette interprtation n'est pas en soi nouvelle, mais elle a le mrite d'expliciter ce que d'autres savants, trs nombreux, ont admis comme allant de soi, partir d'un texte qui, lui, ne va pas de soi.

    Car les manuscrits n'ont pas mais . " est une correction posthume de S. Musgrave, publie en 1800 et accepte par nombre d'diteurs, non par tous44. Il ne s'agit pas chez Musgrave et chez

    42. Sophocles and the polis (supra, note 1), p. 21 . 43. Je traduis ici par citoyen, comme le fait Knox, mais provisoirement. La

    majorit des interprtes comprennent exactement comme lui. 44. Elle est accepte en dernier lieu par Dawe,mais non par Dain (1960), ni par

    Colonna (1983), ni mme par Kamerbeek qui, dans son commentaire, p. 101, hsite trancher, tout en admettant qu' n'est pas impossible. Pour les remarques qui sui-

  • Pierre Vidal-Naquet

    ceux qui l'ont suivi, sauf Knox, d'une correction positive, introduite par le souci de comprendre ce qu'est le destin juridique d'dipe Athnes. Ce qui fait problme pour nombre d'interprtes, c'est le sens d' 45. Il va sans dire que, pour parodier un principe juridique aussi clbre que peu appliqu, tout manuscrit doit tre tenu pour innocent jusqu' ce que la preuve d'une erreur ait t apporte. En l'occurrence donne un sens qui a t peru par le scholiaste qui interprte ainsi: , au contraire . On comprendra alors littralement ainsi : M'tant inclin , je n'expulserai jamais46 la faveur de celui-ci, mais au contraire je l'installerai [cette faveur] dans le pays. Par mtonymie la grce, la que veut faire dipe Athnes, c'est--dire le don de son propre corps, est assimile dipe lui-mme, en fait, son cadavre, puisque Sophocle, sinon Thse, sait trs exactement que le sjour d'dipe vivant Athnes est sur le point de s'achever. En toute rigueur, je pourrais m'en tenir l et dclarer le problme pos par B. Knox rsolu, faute d'un texte pour appuyer son raisonnement. Mais nous ne sommes pas dans le domaine des sciences exactes, et mme s'il est fort peu probable que la correction de Musgrave renvoie au manuscrit de Sophocle, il n'est pas inutile de se demander quel sens nous aboutirions avec ce texte. est ce que les grammairiens appellent un compos par hypostase d'un tour prpositionnel. Autrement dit, est l'quivalent de , celui qui est dans la cit. De mme on a, partir d'Eschyle, , celui ou celle qui est autour de la cit, , celui ou celle qui est voisin(e) de la cit47. Le sens premier de est sans doute local, plus que juridique. Il est possible que le premier exemple du mot se rencontre chez le comique Eupolis48. Selon le grammairien alexandrin Pollux, Eupolis aurait en effet employ ce mot au sens d' , autrement dit d'homme du pays, , et Pollux ajoute: On aurait pu, je crois, dire aussi . Autrement dit, le mot est compris dans son rapport au lieu: la ville, le pays, l'endroit. La dimension juridique de la polis n'est pas indique, mais il n'est que juste de noter que, chez Sophocle lui-mme, il y a

    vent, je dois beaucoup B. Bravo, J. Bollack et M. Casevitz qui m'ont tous trois adress des observations trs dtailles dont j'ai fait mon profit, au point de modifier radicalement mon hypothse de dpart.

    45. On attendrait plutt comme dans Euripide, Hippolyte, 390, mais cf. Trachiniennes, 358.

    46. C'est le sens prcis du verbe . 47. Chophores, 76, Sept, 501. 48. Fr. 137 Kock, cit par Pollux, Onomasticon IX, 27 (d. Bethe, il, p. 153).

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 53

    quivalence entre asty et polis49. La Diade d'Eupolis est date de 412. Le premier emploi du mot avec son contexte, le seul ma connaissance, se trouve prcisment dans Y dipe Colone (1156), dtail qui a videmment tent Musgrave. Thse parle dipe de Polynice et insiste sur son rapport paradoxal dipe (1156-1157):

    ,

    ...un homme qui n'est pas de la mme cit que toi, mais qui est ton parent50. En effet Polynice, candidat au trne de Thbes, est la tte d'une arme argienne, et son appartenance Argos tait probablement souligne par quelque dtail de la mise en scne. Que le mot puisse voluer vers le sens de poits est vident. C'est la dfinition que donnera Hsy- chius: , celui qui a une patrie, mais ce que nous savons du mot ne nous oblige pas, mme en adoptant la correction de Musgrave, comprendre qu'dipe devient citoyen au sens juridique du terme. Au reste, une autre faon de rflchir sur le sens de ce mot consiste examiner les significations du verbe driv dont on a quelques exemples en situation et dans les textes littraires et dans les inscriptions51.

    Remarquablement, ce verbe fait son apparition, pour nous, dans le rcit que donne Thucydide de la prise d'Amphipolis par Brasidas (424), rcit peu prs contemporain de la Diade d'Eupolis et probablement antrieur V dipe Colone52. Amphipolis, cit de l'empire athnien fonde en 437, avait une population mle. Dans son entreprise, Brasidas compte sur l'appui des gens d'Argilos, cit voisine et colonie d'Andros. Parmi les habitants, (IV, 103, 3), d'Amphipolis, il y a des Argiliens. Les Argiliens d'Argilos comptent sur les Argiliens d'Amphipolis pour secouer le joug d'Athnes et rejoindre l'alliance Spartiate. Les Argiliens d'Amphipolis sont dfinis comme des (IV, 103, 4), des rsidents.

    Un peu plus loin, il s'agit (IV, 106, 1) de la population athnienne, peu nombreuse, installe Amphipolis ( ' ).

    49. dipe Colone, 1372 et la note de Mazon, p. 134. 50. Mazon traduit qui ne serait pas ton concitoyen. Je traduis de faon plus neutre.

    Le scholiaste interprte ainsi: rsidant dans la mme cit. 51. M. Casevitz me confirme de la faon la plus catgorique cette drivation:

    fonctionne comme driv de (et non d'un absurde *). 52. Voir les indications donnes par J. de Romilly, pp. XX-XXI de son dition des

    livres IV et V (Belles Lettres, 1967).

  • 54 PIERRE VlDAL-NAOUET

    Ces Athniens n'ont videmment pas renonc leur citoyennet, mais ils ne peuvent gure tre mtques Amphipolis. Il faut supposer qu'ils avaient, et d'autres avec eux, une double citoyennet, mais nous ne savons pas ou gure ce qu'tait la citoyennet Amphipolis53. Trs curieusement, c'est encore propos d'Amphipolis que ce verbe rapparat, chez Isocrate (Philippe, 5). Conseillant une fois de plus aux Athniens de ne pas rpter l'aventure impriale du sicle pass, il les adjure d'viter les entreprises coloniales () qui, quatre ou cinq fois dj, ont abouti la perte de ceux qui s'taient installs l-bas ( ). Il est tentant d'imaginer, avec M. Casevitz, que le mot et le verbe driv sont apparus Athnes en liaison avec le statut particulier d'Amphipolis - ou d'autres tablissements-, colonie athnienne population mlange dont les composantes devaient garder leur citoyennet l'extrieur tout en faisant partie de la cit sujette.

    A ce minuscule dossier classique on ajoutera un maigre ensemble hellnistique. Potybe (V, 9, 9) nous apprend qu'Antigone Dson, roi de Macdoine, en guerre contre Clomne de Sparte et vainqueur Sellasie (222), se trouve matre de la cit et des . Il s'agit non pas des seuls homoioi mais de tous ceux qui, des titres divers, sont dans la cit, y compris tous ceux qui ont t introduits dans le corps civique par Clomne54. Le mot apparat enfin dans deux inscriptions du Ploponnse55, probablement du Ille sicle. La premire, d'Antigonia (Mantine), est un dcret de proxnie louant un Argien pour la bienveillance qu'il a tou-

    53. Le problme aurait d tre pos par F. Gschnitzer, Abhngige Orte im Griechis- chen Altertum, Munich, Beck, 1958, pp. 91-92, mais il ne l'a pas t; pour une tude approfondie, voir D. Asheri, Studio sulla storia dlia colonizzazione de Anfipoli sino alla conquista macedone, Rivista difilologia, 3e srie, 95 (1967), pp. 5-30; il conclut que tous les groupes d'oov taient citoyens; A.J. Graham, Colony and Mother- City in Ancient Greece, Manchester U. P., 1964, pp. 245-249, aie mrite de poser clairement la question de la double citoyennet. S'il rejette l'ide que les Athniens d'Amphipolis soient rests citoyens d'Athnes, il n'en conclut pas moins que leur citoyennet ancienne leur sera ventuellement rendue automatiquement, ce qui montre bien le caractre fragile de la citoyennet Amphipolis.

    54. Sur les faits, voir Ed. Will, Histoire politique du monde hellnistique, I2, Publ. de l'Univ. de Nancy II, 1978, pp. 374-398.

    55. IG V, 2, 263, et IG V, 2, 19. Le premier texte est signal par E. Bikerman, Revue de Philologie, 53 (1927), p. 365 et n. 2; le rapprochement avec le second et l'interprtation sont dus Ivana Savalli, Recherches sur les procdures relatives Voctroi du droit de cit dans la Grce antique d'aprs les inscriptions, thse de 3e cycle, Paris I, 1983, 2 vol., I. pp. 112-113.

  • dipe Entre Deux Cits 55

    jours montre tant envers les citoyens d' Antigonia qu'envers - ceux qui rsident Antigonia. La seconde, de Tge, en Arcadie galement, loue un citoyen de Mgalopolis qui a sjourn ( ) pendant un nombre donn d'annes dans la cit, avant de rentrer dans sa cit proprement dite( ), c'est--dire Mgalopolis. Dans un cas comme dans l'autre, il peut, l'extrme rigueur, s'agir de personnes admises bnficier du droit de cit soit titre dfinitif, Antigonia, soit titre temporaire, et dans le cadre d'un accord de sympo- litie, Tge^6.

    Mais je ne crois pas cette interprtation . Il me parat s'agir tout simplement de rsidents trangers, autrement dit, sans doute quelques nuances prs, de mtques57. L'opposition me parat en effet claire, dans l'un et l'autre documents, entre les citoyens proprement dits et ceux qui sont dans la polis, sans tre pour autant de la polis.

    Cet excursus tait, je crois, ncessaire, mais il ne rsout pas le problme du statut d'dipe Athnes. Que celui-ci pntre dans la polis athnienne ne fait aucun doute. Le fait-il en tant que citoyen? C'est une tout autre affaire et ceci quel que soit le texte qui sera en dfinitive adopt. La citoyennet d'dipe, dit-il, commence et s'achve avec sa mort mystrieuse. Cela veut-il dire que, pour lui, c'est en mourant qu'dipe devient citoyen athnien, incorpor au sol d'Athnes comme le sont les hros? Non, car visiblement, pour Knox, c'est pendant l'action tragique que se produit cette mutation. Elle est accomplie au moment de l'enlvement des jeunes filles par Cron: dipe est maintenant un citoyen d'Athnes, et quand, en proie aux violences de Cron, il appelle l'aide ( , 833)58, c'est Athnes qu'il appelle au secours contre Thbes59. Admettons trs provisoirement ce raisonnement. Faudra-t-il le complter en suggrant, par exemple, que Thse offre dipe le choix de son dme? Il peut, en effet, soit rester Colone, soit suivre Thse Athnes (638-639). Toute entre dans la cit supposait videmment l'intgration dans un dme ou dans une tribu.

    Mais peine a-t-on fait cette suggestion dans la ligne de l'hypothse de Knox que les arguments se pressent en foule pour la dtruire. Dans la

    56. C'est l'interprtation de Bikerman pour le dcret d'Antigonia. 57. Il n'y avait pas d'Athnes prs d'Athnes au Ve sicle, et donc pas ou peu d'chan

    ges avec les cits voisines en ce qui concerne les hommes, sauf le cas de crise majeure. La situation n'est pas la mme entre deux cits d'Arcadie comme Tge et Mgalopolis.

    58. Mazon traduit simplement: O Athnes!... 59. B.Knox, Sophocles and the polis, p. 24.

  • 56 Pierre Vidal-Naquet

    tirade mme o Thse proclame son intention d'accueillir dipe , il explique (632-633) que celui-ci est son hte titre militaire, par compagnonnage guerrier comme il peut en natre entre deux trangers60. Aprs comme avant son entre dans la cit, dipe ne cesse d'tre trait en tranger, et la terre qui l'accueille, en terre trangre61 . Et Thse propose (633) de l'accueillir la , c'est--dire la fois au foyer qui leur est commun et au prytane, foyer commun de la cit, lieu o elle accueille ses htes de marque aussi bien que les citoyens qu'elle veut ou doit honorer62.

    Je donnerai deux exemples prcis qui obligent rflchir. Alors qu'on attend des nouvelles d'Antigone et Ismne enleves, le chur des Colo- niates invoque les dieux, Zeus, Athna, puis Apollon chasseur et sa soeur Artmis (1094-1095):

    [A ces dieux], je dis mon dsir de les voir porter leur double secours ce pays et ses citoyens. Or, peine a-t-il parl des citoyens que le chur se tourne vers dipe et lui dit (1096): ' , tranger errant... Et quand dipe est mort, mort comme tranger, le messager s'adresse aux habitants de Colone et dbute son rcit en les appelant, eux, citoyens: " (1579). Si Sophocle avait voulu dire qu'dipe est dsormais un Athnien, il l'aurait dit.

    Ce point tant acquis, reste qu'il n'est pas facile de dire ce que devient dipe Athnes. On ne le rptera jamais assez, le jeu, ambigu, sur les catgories juridiques, l'exploration de l'impossible sont une des lois de la

    60. Le mot grec que je traduis ainsi est , littralement l'hte par la lance; voir ce sujet dans les Questions grecques de Plutarque, le n17 avec le commentaire de Halliday (Oxford, Clarendpn Pr. 1928), p. 98. Le mot a, semble-t-il, oscill entre un seul interne la cit et un seul externe, ce qui est ici le cas. On disposera bientt pour l'tude de ces questions d'une version imprime de la thse de G. Herman, Ritualised Friend- ship and the Greek City, Cambridge, 1985.

    61. Voir par exemple les vers 1637, 1705, 1713-1714, que je choisis volontairement la fin de la pice.

    62. Il s'agit, selon le sens immdiat, d'un foyer commun Thse et dipe, mais il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le prytane, sur lequel on verra l'tude classique de L.Gernet, Sur le symbolisme politique: le foyer commun, Anthropologie de la Grce Antique, Paris, Maspero, 1969, pp. 382-402.

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 57

    tragdie grecque63. Ainsi l'dipe de dipe-Roi. Il se croyait, Corin- the, un autochtone, et c'est cette cit qu'il fuit, aprs que son destin lui a t rvl par l'Oracle, Corinthe o il avait le premier rang parmi les citoyens (776, 794-795). Tirsias lui a ds avant expliqu sa situation relle. Cet homme [l'assassin de Laos] est ici mme. On le croit un tranger fix dans le pays, ... , il se rvlera un Thbain authentique (451-453). Mais peut-on imaginer, Athnes, ce monstre juridique qu'est un mtque rgnant? Dtail tonnant, dans V dipe Colone Thse menace, si les jeunes filles enleves ne sont pas rendues, d'arrter Cron, et de faire de lui, par force et malgr lui, un mtque, un rsident de ce pays ( , 934). Il va sans dire qu'il s'agit d'une impossibilit juridique. Il n'y a pas Athnes de mtques forcs, et Sophocle joue sur le mot et le droit.

    En vrit, pour comprendre ce qui est en jeu, il faut changer de mthode. Je ne crois pas qu'on puisse se tirer ici d'affaire en se contentant de gloser sur l'opposition, fondamentale en effet pour l'ordinaire de la cit, entre le citoyen et l'tranger. Impossible d'enfermer un personnage tragique dans un seul rseau de significations. Si l'impasse laquelle nous aboutissons pour le moment a un sens, c'est de nous rappeler cette simple vrit.

    Quand Jean-Pierre Vernant a voulu situer le personnage d'dipe dans Y dipe-Roi64, il a montr qu'il fallait jouer sur deux registres au moins. Sur le plan religieux, dipe oscille entre la condition de roi divin et celle du pharmakos, du bouemissaire que l'on expulse Athnes, le 6 de Thar- glin, pour purifier la cit. Sur le plan politique, dipe est un homme politique puissant, un candidat la tyrannie, menace laquelle la cit du Ve sicle fait face par l'institution trs lacise de l'ostracisme. Que les deux plans puissent se confondre est l'vidence mme. C'est le discours de Lysias contre Andocide qui est une de nos principales sources sur le rituel de pharmakos, et Lysias demande que l'on purifie la cit de cette souillure

    63. Je le rpte ici, sans espoir de le convaincre, l'intention de V. Di Benedetto pour qui l'ambigut tragique n'est que l'expression du mal du sicle des intellectuels dboussols d'aujourd'hui; voir son article La tragedia greca di Jean-Pierre Vernant, Belfa- gor, 32, 4 (1977), et Filologia e marxismo. Contro le mistificazioni, Naples, Liguori, 1981, pp. 107-114.

    64. Ambigut et renversement. Sur la structure nigmatique d' dipe-Roi, Mlanges Cl. Lvi-Strauss, 1970, et J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragdie en Grce ancienne*, I, Paris, Maspero, 1979, pp. 99-131.

  • 58 PIERRE VIDAL-NAQUET

    qu'est Andocide65. Mais prcisment, dans la tragdie, il y a interfrence66 des plans, et non confusion banale qui relve de la rhtorique politique. Et il est vrai qu'on peut discuter le dtail: dans Ydipe-Roi, le personnage principal n'est pas (encore) expuls de Thbes. Lui-mme s'est condamn, la cit attend le verdict de l'Oracle67, mais cet incident d'ordre narratif n'empche pas les ples dfinis par Vernant d'encadrer effectivement le personnage d'dipe. Et, bien entendu, dipe rvl n'est ni un pharma- kos ni un ostracis, il est entre les deux, et c'est en cela qu'il est un hros tragique.

    On pourrait reprendre en l'inversant l'analyse de Vernant, en l'appliquant Y dipe Colone. Tout s'y retourne. Le pharmakos candidat l'expulsion devient le hros qui guide lui-mme Thse vers un lieu central, le tombeau qui sera le signe cach de sa prsence salutaire Athnes. dipe est un errant qui va acqurir un domicile fixe. Il est un suppliant -et nous savons, notamment par une tude rcente de J. Gould68, que la supplication est, au mme titre, par exemple, que l'hospitalit, une institution, voire un fait social total, comme Mauss dfinissait le don et le contre- don -, un suppliant qui va devenir un hros et un sauveur.

    Qu'dipe devienne effectivement un hros, voil qui est incontestable, qui a t tudi, peut-tre mme l'excs69. Il est clair pourtant que, en dpit des critiques, il faut maintenir l'ide d'une mutation hroque, condition de dbarrasser celle-ci des relents chrtiens de l'immortalit personnelle et de la rhabilitation morale70. Ce vers quoi nous conduit en ra-

    65. Lysias, Contre Andocide, 108. 66. Cf. N. Loraux, L'interfrence tragique, Critique, 317 (1973), pp. 908-925. 67. Voir dipe-Roi, v. 1436-1439, 1450-1454 et 1516-1521. 68. J. Gould, Hiketeia, Journal of Hellenic Studies, 93 (1973), pp. 74-103; sur le

    thme suppliant et sauveur, voir P. Burian, Suppliant and Saviour: Oedipus at Colo- nos, Phoenix, 28 (1974), pp. 408-429; sur la supplication grecque, D. Pralon a crit une tude originale qu'il n'a malheureusement pas publie.

    69. Les deux tudes classiques sur le sujet sont sans doute celle, dj cite supra, note 40, de A.J.Festugire, et le chapitre VIII, pp. 307-355 du livre de C.M.Bowra, Sopho- clean Tragedy, Oxford, Clarendon Press, 1944; on pourra remonter plus haut dans l'historiographie de cette discussion grce D. A.Hester, To Help one's Friends and Harm one's Enemies. A Study in the Oedipus at Colonus, Antichthon, 11 (1977), pp. 22-41, qui conteste ce qu'il appelle la vision orthodoxe de la pice, celle qui y voit le triomphe d'un humanisme hroque et insiste sur la rhabilitation morale d'dipe.

    70. Le moins qu'on puisse dire est que l'tude des cultes hroques a souvent cd la tentation; cf. le titre mme de l'ouvrage de L.R.Farnell, Greek Hero Cuits and Ideas of Immortality, Oxford, Clarendon Press, 1921; d'une faon caractristique, V. Di Bene-

  • dipe Entre deux Cits 59

    lit l'ide mme de hros est le plan politique, car le hros n'existe pas pour lui-mme, il existe comme un lment de l'espace civique71, comme existe justement Colone le hros cavalier qui est l'ponyme du dme: Les champs voisins se flattent d'avoir pour crateur le cavalier que tu vois l, Colone, et tous ici portent ensemble le nom qu'ils lui ont emprunt (58-61). dipe ne peut pas tre un pharmakos qui retrouverait soudainement, par miracle, l'tat d'avant la souillure. Il n'est pas non plus un ostra- cis qui refranchit la frontire, comme l'ont fait Athnes Cimon et Aristide, puisque, prcisment, il ne revient pas Thbes, et que ce non-retour est justement l'enjeu de la tragdie. Qu'est-il donc Athnes?

    Il faut maintenant revenir sur cette question abandonne. Dire qu'il est un hros, c'est--dire plus qu'un citoyen, et qu'il partage cette qualit avec des personnages qui ont parfois t annexs Athnes, comme Ajax, ne suffit pourtant pas. Il est ncessaire et possible de mieux intgrer dipe dans les institutions et les pratiques du temps de Sophocle.

    On a beaucoup travaill ces vingt dernires annes sur les trangers et la cit grecque, dans la cit et hors de la cit; on a particulirement travaill sur les honneurs accords aux trangers Athnes et dans d'autres cits, et enfin sur l'octroi de la citoyennet aux trangers - ce qu'on appelle parfois tort la naturalisation, Athnes et ailleurs72.

    detto appelle La buona morte le chapitre sur l'dipe Colone de son Sofocle (supra, note 1), pp. 217-247, o il prend pourtant ses distances par rapport l'interprtation orthodoxe; contre celle-ci, on trouvera les antidotes ncessaires dans l'article (cit la note prcdente) de D.A.Hester, dans la brochure (supra, note l)de R.G.A. Buxton,p. 30, et, mieux encore, dans la note de H. Dietz, Sophokles, Oed.Col. 1583 f., Gymna- sium, 79 (1972), pp. 239-242; il y est dmontr que l'immortalit personnelle d'dipe repose, plus encore que sa citoyennet Athnes, sur une correction de Z.Mudge, en 1769, au texte des manuscrits. L o ceux-ci ont, en 1583-1584: / . sache qu'il a abandonn cette sorte de vie qui a t continment la sienne, on a restitu et traduit par exemple, avec Mazon: Sache qu'il a conquis une vie qui ne finit pas.

    71. Voir dans l'ouvrage dit par G. Gnoliet J.-P.Vernant, La Mort, les morts dans les socits anciennes, Cambridge, U.P., et Paris, Maison des Sciences de l'homme, 1982, notamment l'introduction de J.-P.Vernant, pp. 5-15, et les tudes de N.Loraux, pp. 27- 43; Cl. Brard, pp. 89-105 et A. Snodgrass, pp. 107-119; pour l'dipe Colone, quelques aperus complmentaires inN.D. Wallace, Oedipus at Colonus: The Hero in his Collective Context, Quaderni Urbinati, 32 (1979), pp. 39-52.

    72. Je citerai, par ordre chronologique, J. Pecirka, The Formula for the Grant of Enktesis in Attic Inscriptions, Acta Universitatis Carolina, Prague, 1969; Ph. Gauthier, Symbola (supra, note 35); B. Bravo, Suln, supra, note 26, avec le compte rendu' criti-

  • 60 PIERRE VIDAL-NAOUET

    Je ferai deux remarques pralables. La premire, reprise de M. J. Osborne, consiste insister sur ce qu'il appelle the dual aspect of a grant of citizenship73. L'octroi de la citoyennet est la fois une marque d'honneur et un privilge hautement pratique, qui donne des droits trs concrets celui qui en bnficie. Autrement dit, la citoyennet peut tre potentielle ou relle. Elle est relle quand il s'agit d'individus ou de groupes (les Pla- tens qui s'installent dfinitivement dans la cit). Elle est potentielle quand il s'agit d'honorer de trs grands personnages, des rois par exemple, qui n'ont aucunement l'intention de s'installer Athnes, mais qui on fait savoir que s'ils viennent Athnes ils seront traits en citoyens, avec des honneurs supplmentaires.

    Pour prendre deux exemples contracts: le roi Evagoras de Chypre, bienfaiteur d'Athnes, reoit pour lui et ses fils, probablement au dbut de 407, le droit de cit accompagn vraisemblablement d'une couronne, et des trangers, probablement tous mtques, qui avaient combattu avec les dmocrates athniens lors de la guerre civile, reoivent en 401/400 le droit de cit, y compris le droit au mariage, ce dont ils feront videmment un usage trs concret74. Il tait possible, l'inverse, mais non, il est vrai, Athnes l'poque classique, de recevoir la fois la proxnie et la citoyennet. Or, il est vident qu'on ne pouvait tre proxne d'une cit, donc tranger cette cit, et citoyen au sens pratique du terme. Mais il faut aussitt ajouter qu' Athnes mme on pouvait recevoir les mmes honneurs qu'un citoyen comme Evagoras, commencer par le titre d'vergte, les mmes privilges, y compris le droit d'habiter Athnes () et le

    que de Ph. Gauthier, Revue historique de droit franais et tranger, 60 (1982), pp. 553- 576; M. J. Osborne, Naturalization in Athens, 2 vol. parus, Verhand. Konink. Acad. Letteren, Bruxelles, nl)S 98(1981) et 101 (1982); I. Savalli, Recherches sur ... octroidu droit de cit (supra, note 55); M. F. Basiez, L'tranger dans la Grce antique, Paris, les Belles Lettres, Paris, 1984. Il faut naturellement toujours revenir l'tude clbre d'A.Wilhelm, Proxnie und Evergesie, Attische Urkunden, V, Sitz. Ber. Akad. Wien, 220 (1942), pp. 1 1-86. A propos d'un cas particulier, Thasos, J. Pouilloux et F. Salviat, Lichos, Lacdmonien, archonte Thasos et le livre VIII de Thucydide, Comptes rendus Acad. lnscr., avril- juin 1983, pp. 376-403, ont rflchi, eux aussi, sur l'intgration des trangers. Ph. Gauthier vient de publier Les Cits grecques et leurs bienfaiteurs, Ecole franaise d'Athnes, Athnes et Paris, 1985; I. Savalli a rsum son travail dans un mmoire publi in Historia XXXIV (1985), pp. 387-431 .

    73. M. J. Osborne, Naturalization, I, p. 5. 74. Les documents pigraphiques portent les nos 3 et 6, dans le recueil d'Osborne

    (Naturalization, I, pp. 31-33 et 37-41, et pour le commentaire, II, pp. 21-24 et 26-43.

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 61

    droit de possder de la terre Athnes ( ), sans recevoir aussi le titre de citoyen.

    Ainsi il existait une zone commune d'honneurs entre l'tranger qu'on honore et qui reste tranger, quitte tre assur qu'il jouira ventuellement Athnes des droits d'un quasi-citoyen75, l'tranger qu'on honore et qui reoit la citoyennet potentielle, l'tranger qu'on honore et qui reoit la citoyennet relle. Tous sont considrs comme des bienfaiteurs, des vergtes d'Athnes76.

    Si on dtaille maintenant la procdure, qui est pratiquement commune, on constate qu'elle commence par une , une demande, requte accompagne par un mmoire circonstanci sur les titres du candidat et prsente par l'intress lui-mme ou par un tiers77. Le demandeur invoquait naturellement les bienfaits, prsents ou venir, qu'il avait dispenss, ou dispenserait, Athnes78, et ces bienfaits sont numrs dans les attendus des dcrets. est un mot qui peut paratre neutre, mais il pouvait tre associ , la Supplication, institution minemment religieuse, au moins dans son origine79. Normalement, quand il s'agit d'un nouveau citoyen, le texte signale que le bnficiaire doit s'inscrire dans une tribu ou dans un dme, mais les mtques sont eux aussi concerns par

    75. On sait que Wilamowitz, dans une tude clbre, Demotika der attischen Metoe- ken, Herms, XXII (1887), pp. 107-128 et 21 1-259, reprise dans KleineSchriften, V, 1 , Berlin, Weidmann, 1937, pp. 272-342, appelait, non sans excs, les mtques des Quasi-biirger; l'expresion est reprise, propos des proxnes, par M. F. Basiez, art. cit., p. 120. L'expression ne vaut pas pour les mtques ordinaires, mais elle est utile pour caractriser le sort fait des personnages distingus comme ceux, par exemple, que mentionnent J. Pouilloux et F. Salviat, op. cit.. supra, note 67, pp. 385-386.

    76. Il est facile de mettre en vidence cette zone commune en confrontant les documents rassembls par Osborne et les tableaux publis par Peirka, The Formula, pp. 152-159.

    77. I. Savalli, Recherches . . . sur l'octroi du droit de cit, I , p. 19. 78. Aristote, Rhtorique I, 1361a, note que les honneurs vont ceux qui ont fait du

    bien, mais aussi celui qui a la capacit d'en faire; c'est I. Savalli qui a attir mon attention sur ce texte.

    79. I. Savalli, op. cit., II, pp. 17-18, donne deux exemples certains, du IVe sicle, de liaison entre la supplication et la demande: IG II2, 218 et IG II2, 337 (= Tod, Greek Hist. Inscr. II, n" 189). Le premier texte est particulirement intressant ici: il octroie deux Abdritains la protection du Conseil et des stratges, et, par voie d'amendement, le droit de rsidence Athnes jusqu'au moment du retour dans leur patrie.

  • 62 PIERRE VlDAL-NAQUET

    les dmes, dans lesquels ils rsident80, et, l'poque de Sophocle, quand on honore un mtque sans lui donner le droit de cit, on l'inscrit galement dans une tribu (287-288)81.

    Il me parat vident qu'on retrouve l'essentiel de cette procdure dans dipe Colone. La demande d'abord. dipe se prsente, ds le vers 5, comme un homme qui demande peu, 82. Mais il prcise bientt que, suppliant, il est un bienfaiteur (287-288):

    .

    J'arrive ici, mortel consacr et pieux, apportant un bienfait tous ces citoyens. Il demande Thse de le rejoindre pour le bien de sa cit aussi bien que pour l'intrt du bienfaiteur (308-309). dipe est indiscutablement, mme si le mot n'est pas prononc, un vergte d'Athnes qui lui fait don, en guise de , d'avantages, de son propre corps (576-578). Sa bienveillance, son (631), pour citer un mot qui appartient au rpertoire pigraphique, est patente.

    Bien entendu, cet vergte reste, presque jusqu'au bout, marqu par la souillure. Il est un intouchable, et un intouchable n'a pas avoir de contact physique avec Thse (1130-1136). Il ne lui touchera la main qu' l'extrme fin de la pice, au moment de disparatre (1632). Il sera un bienfaiteur et un bienfait pour Athnes, mais - tranchons maintenant la question - il ne deviendra pas un citoyen. Thse propose dipe (639-642) de rester Colone, avec celui qui l'a accueilli et qui est en quelque sorte son garant, son , ou de le suivre Athnes; il n'en fait pas un dmote. Colone, dme de Sophocle, ne deviendra pas le dme d'dipe mais sa rsidence, , l o il [lui] faut rsider (812), l o il coexistera (Thse prononce le mot , 847) avec les dmotes. Mme la fin du processus, qui se droule par tapes, il n'est pas ou , dipe de Colone, mais , dipe Colone. Ses enfants ne reoivent pas le droit de cit, droit que concdent aux descendants des vergtes tant de dcrets. S'il

    80. Voir l'tude de Wilamowitz, cite supra, note 70, et Ph. Gauthier, Symbola, p. 112.

    81 . Cf. Osborne, Naturalization II, p. 33, propos des mtques sauveurs de la dmocratie.

    82. Thse parle, au vers 583, de ce qu'dipe lui demande: ta demande porte sur tes derniers moments.

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 63

    faut choisir, je dirai qu'dipe devient en quelque sorte un rsident, un mtque privilgi, comme le sont, dans la pice d'Eschyle (1011), les Eumnides qu'il rencontre prcisment Colone. Mme devenu un hros Athnes, dipe demeure un homme en marge.

    Et maintenant situons cet homme des marges dans l'espace, l'espace reprsent, l'espace du jeu scnique. J. Jones l'a bien vu et bien dit: une sorte d'interdpendance de l'homme et du lieu83 est caractristique des dernires pices de Sophocle. Cela vaut, comme il le dit, pour le Philoctte et dipe Colone. Cela vaut aussi, je crois, pour Electre.

    Un thme fondamental revient, du lointain au proche, celui de la frontire84. Frontires de l'oecoumne: dans un chant qui dpeint dipe, assailli par la tempte, victime de la vieillesse et de la , le choeur voque les vagues qui viennent des quatre points cardinaux: couchant, levant, midi rayonnant, et enfin des monts Rhipes noys dans la nuit, ' (1248). Les Rhipes ( ) sont des montagnes mythiques que Sophocle situe videmment ici l'extrme nord85. Frontires de Thbes: c'est dans une zone frontire que les Thbains veulent installer dipe. C'est ce qu'annonce Ismne (404-405):

    , ' '

    Ils entendent te placer prs du pays, afin que tu ne puisses pas tre ton propre matre. Prs du pays et non dans le pays. Il en sera de mme de la tombe d'dipe: il ne sera pas recouvert de poussire thbaine (407). Le

    83. J.Jones, op. cit., supra, note 1, p. 219, et depuis, R.P.Winnington-Ingram, Sopho- cles, pp. 339-340; Ch. Segal est lui aussi, dans son chapitre sur Ydipe Colone, trs conscient du problme.

    84. Cf. Ch. Segal, Tragedy and Civilization, p. 369; R.G.A. Buxton, Sophocles, p. 30, crit de son ct ceci: It [YOed. Col.] charts the crossing of a sries of boundaries: from sacred grave to lawful ground, from outside a polis to inside it, from life to death.

    85. Le scholiaste du vers 1248 se trompe videmment en les plaant l'extrme occident ; sur les Rhipes dont la place peut osciller entre le nord et le nord-est , voir J . Desautels, Les monts Rhipes et les Hyperborens dans le trait hippocratique Des Airs, des Eaux et des Lieux, Revue des Etudes grecques, LXXXIV (1971), p. 289-296; j'ai pu consulter aussi un manuscrit d'A. Ballabriga, Le Soleil et le Tartare. Problmes de rimage mythique du monde en Grce archaque. Le chapitre III consacre plusieurs pages aux Rhipes.

  • 64 PIERRE VlDAL-NAQUET

    sang de son pre l'interdit86. Je l'ai dj not, Thbes, dipe habitera comme , dans l'espace du dehors (785). Mtque-hros Athnes, dipe serait Thbes un citoyen exclu, un Philoctte que sa cit garderait cependant sous la main, dans un no man's land frontalier.

    Frontires d'Athnes du ct de Thbes: il ne faut pas qu'Ismne et Antigone, captures par les hommes de Cron, et quel que soit l'itinraire emprunt, franchissent la frontire (884-886):

    , , , '" ' ' .

    Hol, tous, hol, chefs de ce pays, venez, venez vite: dj ils [les ravisseurs] passent nos frontires. Et encore un peu plus loin, avec une allusion la rgion d'Oino, o se rejoignent les deux routes de Thbes, celle qui passe par Eleusis et celle qui prend droit au nord: II ne faut pas que ces filles atteignent ce carrefour (902).

    Fait beaucoup plus trange au premier abord, Colone est prsent comme une zone-limite (56-58):

    "Ov ' , ' '.

    Le lieu que tu foules et que l'on appelle le seuil de bronze87 de ce pays, le boulevard d'Athnes. C'est en ce lieu que le chemineau dipe s'est assis pour la premire fois (85, 99). Et l'oracle a prvenu l'exil qu'il trouverait un abri et l'hospitalit la limite d'un pays, ou dans un pays extrme, (89).

    Comment expliquer cette dfinition? Naturellement, Colone n'est pas une frontire d'Athnes. Depuis Colone on parle de Thbes, l'anti-cit, mais on voit Athnes, la cit par excellence (14-15):

    86. Cf. B. Knox, dans les Three Theban Plays (Penguin), p. 264: They will bury him just at the frontier, where he can be of no use to any other city.

    87. est certainement ici, comme on l'explique habituellement, une variante orthographique, introduite pour des raisons mtriques pour , le seuil. figure du reste dans un oracle cit par le scholiaste du vers 57. D'autres explications supposent qu'on lise , la route, le chemin, et croient une allusion au chemin menant chez Hads. Un jeu de mot n'est certes pas impossible; cf. aussi infra, note 89.

  • _ dipe entre deux Cits 65

    , ' ,

    J'aperois des remparts couronnant une acropole, mais ils sont encore, si j'en crois mes yeux, bonne distance.

    Le seuil de bronze s'explique doublement. Par une raison gographique trs simple: Kolonos Hippios, dme rural, dme o chante le rossignol, est aussi un des dmes frontires de la ville d'Athnes dans le systme clisthnien. Ce dme de l'Attique est la limite nord de Vasty, la ville, qui est avec la paralie (la cte) et la msoge, une des trois divisions de l'Attique88.

    A cela s'ajoute une raison mythique. Le Scholiaste dj rapprochait le seuil de bronze du vers 57, du seuil pic, , de la fissure du vers 1590, ce seuil dont les assises de bronze, (1591), s'enracinent dans le sol d'Athnes89. Colone est la limite de la Ville et de la Msoge, elle est aussi frontire entre les dieux d'en-bas, auxquels jadis Thse et Pirithous rendirent visite, une visite largement voque (1593-1594), et les dieux d'en-haut, au point que le messager ne peut dire si la mort est venue dipe du Ciel ou de sous terre (1661-1662) et que Thse adresse sa prire la fois la Terre et l'Olympe (1654-1655).

    Rapprochons-nous encore du devant de la scne et de Y orchestra qui lui fait face. Les personnages qui vont et viennent arrivent les uns - Polynice et Ismne - de l'extrieur (Argos, Thbes), les autres -Thse, le dmote de Colone, ses compagnons qui formeront le choeur - d'Athnes. Colone

    88. Cf. pour la localisation exacte de ce dme et le peu qu'on sait de lui, D.M. Lewis, The Deme Kolonos, Ann. of the British School at Athens, 1955, pp. 12-17; Lewis crit, p. 16: We can now say with security that there was only one deme Kolonos, that it was a city-deme of Aigeis, and that it was the deme of Sophocles; cf. aussi P. Siewert, Die Trittyen Attikas und die Heeresrefortn des Kleisthenes, Beck, Munich, 1982, pp. 88-89; sur la forme exacte du dmotique, question pendante depuis longtemps, voir en dernier lieu J. Fairweather in F. Cairns (d.), Papers ofthe Liverpool Latin SeminarYV , (Liverpool, 1984), pp. 343-344.

    89. Cf. la scholie du vers 1590, avec rfrence la descente chez Hads et au rapt en ce lieu de Kor fille de Dmter. Les modernes ont souvent fait le mme raisonnement: cf. A.-J. Festugire, op. cit., supra, note 40, p. 55, et R.P. Winnington-lngram, Sophocles, p. 340. Ni l'un ni l'autre ne citent leur lointain prdcesseur. Festugire rappelle que l'Hads est normalement de bronze et qualifie bon droit d'absurde l'explication donne en note au vers 1590 dans l'dition Dain-Mazon, p. 143: Toute la colline s'appelle seuil d'airain. C'est le seuil minier de l'Attique. Cette explication vient elle aussi d'une scholie du vers 57.

  • 66 PIERRE VlDAL-NAQUET

    est, dans la pice, un rsum, un condens d'Athnes. C'est de Colone et partir de Colone que s'lance le fameux chant du choeur (668-719) qui exalte Athnes, dans ses oliviers, ses chevaux, ses rameurs, c'est--dire dans sa totalit90. Colone, avec ses hommes, ses dieux, son hros, ses sanctuaires des Eumnides, de Posidon, de Dmter, et le patronage d'Athna, est une petite Athnes. Sophocle a-t-il ajout ce qui existait? Il est, par exemple, le seul tmoin d'un sanctuaire des Eumnides dans son dme d'origine. Le grand sanctuaire de ces desses se trouvait entre l'Acropole et l'Aropage, et c'est du reste l que Pausanias situait la tombe d'dipe91.

    L'espace reprsent de faon immdiate est partag, ds le dbut de la pice, entre le bois sacr et l'espace accessible, profane. dipe demande sa fille de lui trouver un sige (, 9), - (10), soit en terre profane, soit dans le bois des dieux. Nous prenons la mesure de la profondeur de la zone sacre en suivant Ismne alle accomplir les crmonies lustrales (495-509) un endroit o elle sera hors de porte de la voix (489). L se trouvent une source et des cratres destins aux libations (469-472)92. Tous les mouvements d'dipe vont le faire varier entre la zone sacre et la zone profane. Quand il arrive, il s'installe sur une pierre non taille (, 19; 101), sige qui porte l'pithte des Eumnides, les Semnai, les Redoutables (100). dipe est l du ct du sacr93 assimil lui-mme aux Eumnides. Il quitte ce

    90. V. Di Benedetto crit, Sofocle, p. 234, qu'on ne saurait voir dans ce stasimon un signe de l'adhsion de Sophocle aux valeurs proprement politiques de l'Etat athnien. Ce que Sophocle exalte n'est pas la polis en tant que centre urbain mais la campagne de l'Attique. Cette interprtation me parat entirement fausse. Elle oublie que Colone tait un dme de la Ville et que les marins symbolisaient mieux l'esprit urbain que l'esprit rustique.

    91. Pausanias I, 28, 7; cf. Valre Maxime, V, 3, 3. Sophocle est la source du Pseudo- Apollodore, III, 5, 9. A Colone Pausanias (I, 30, 4) situait un hron de Thse et Pirithous, et d'dipe et Adraste; sur cette question des Eumnides dans la ralit et la tragdie, l'article de A.L.Brown, Eumnides in Greek Tragedy, CI. Quart. 34 (1984), pp. 260-281 donne un exemple de confusion ce point parfait qu'on se doit de le signaler. La dmonstration suivant laquelle les Eumnides de Sophocle n'ont rien voir avec celles d'Eschyle est un modle du genre.

    92. Cratre galement mentionn au vers 159, ce qui prouve son importance. 93. Il s'abstient de vin, il est sobre (), comme il est normal pour le compagnon

    de desses qui reoivent des offrandes sans vin () et qui sont donc (100); sur le sens du vers 100 cf. A. Henrichs, The 'sobriety' of Oedipus; Sophocles O.C. 100 misunderstood, Harvard Stud. in Cl. Ph. 87 (1983), pp. 87-100.

  • DIPE ENTRE DEUX CITS 67

    sige pour disparatre hors de la route, dans le bois, (113-114)94. Il reparat ensuite sur son premier sige, au grand scandale du choeur. Il s'ensuit (aux vers 166-201) un ordre du choeur et un mouvement d'dipe, guid par Antigone, qui aboutira rendre le dialogue possible, sans danger pour dipe et sans violation du territoire sacr. L'aveugle s'approche des dmotes de Colone, jusqu'au moment o il parvient un degr form par le roc ( , 192-193)95. L dipe ne pourra pas tre saisi: Si tu t'arrtes ici, aucun homme, vieillard, ne pourra t'enlever ce sige malgr toi, ' (176-177). L il peut parler, l il peut entendre ( ', ' , 190). Tout l'pisode est centr sur la possibilit, ou la non-possibilit, du logos entre dipe est les Vieillards de Colone (167-169):

    " ,

    Quitte ces lieux interdits et lorsque tu seras l o la loi permet tous de parler, parle. dipe est donc la fois sur un degr, , qui porte le mme nom que la Tribune de la Pnyx, d'o il peut s'adresser l'agora de Colone, et sous la protection des Eumnides, puisqu'il est insaisissable, la frontire exacte - une de plus - du sacr et du profane96.

    Je suis tent de dire qu'une bipartition analogue caractrise le lieu de la mort d'dipe, mme s'il n'est pas facile de tout interprter97. Il s'agit,

    94. Avec un jeu de mots vident sur le nom d'dipe l'accusatif et (113): le pied hors du chemin.

    95. Cette expression reste mystrieuse. On trouve, dans la scholie du vers 192, une srie d'explications: on compare, par exemple, ce degr, cette marche, au seuil de bronze du vers 57. Autre explication: il s'agit non de pierre mais de bronze. Deux remarques vont certainement dans le bon sens: il s'agit d'un quivalent de rocher, ce qui relve du dcor, et il s'agit de la limite de la zone inaccessible: piov est le texte des manuscrits. Musgrave a propos de le corriger en , c'est--dire , je suppose, en pierre proprement dite, correction suivie par Dawe et signale, avec hsitation, par Segal, p. 372. Elle me parat inacceptable: je crois qu' la pierre non taille sur laquelle tait install dipe s'oppose un degr taill.

    96. Cf. D. Seale, Vision and Stagecraft in Sophocles, Croom Helm, Londres et Canberra, 1982, p. 122; Oedipus is now in a position to corne to the necessary understanding and accommodation with the people of Colonus. He is also literally on the threshold between sacred and common ground.

    97. Voir la tentative de Ch. Segal, op. cit. , p. 369, certainement la plus approfondie. Il

  • 68 PIERRE VIDAL-NAQUET

    comme le dit Ismne, d'un lieu l'cart de tout, (1732) mais qui reproduit, au moins en partie, le dispositif spatial du bois et de l'ore du bois. Si l'eau vive ncessaire aux ablutions et aux libations d'dipe (1599) se trouve sur une colline de Dmter (1600), le lieu de la disparition du hros se dcrit au moyen de quatre points: Un creux formant cratre orn d'une inscription reproduisant les serments qu'changrent Thse et Pirithous, le rocher de Thoricos, un tombeau de pierre et un poirier creux. Le fabriqu (l'inscription, le tombeau) s'y oppose au naturel (le rocher, le poirier), la vie (le poirier, le rocher de Thoricos) la mort (le tombeau, la descente aux enfers). dipe joue donc son dernier acte dans l'entre-deux.

    Je viens de passer au vocabulaire du thtre. Il est en effet vident que cette bipartition s'exprime dans les indications que donne Sophocle, jouant sur les mots de l'espace scnique et de l'espace reprsent, pour la reprsentation de son drame. Je n'entends pas ouvrir nouveau ici la querelle plus que sculaire entre partisans et adversaires d'une plate-forme surleve au-dessus de Y orchestra et sparant les acteurs du choeur. Je n'entends surtout pas me prononcer sur la hauteur ventuelle de cette plate-forme98. Qu'elle existe en principe me parat vident d'aprs le texte de Sophocle. Mieux, Ydipe Colone nous fournit sans doute, avec les Phniciennes d'Euripide", l'exemple le plus manifeste d'une sparation entre les acteurs et le choeur100. Comme le disait P. Arnott: L'ide de sparation est la base mme de la scne qui ouvre la pice101. Il est clair que la skn o disparat Ismne reprsente le bois, mais tout le jeu

    rappelle que, selon une scholie de Lycophron, 766, et de Pindare, IVe Pythique, 246, le rocher de Thoricos tait li la cration, partir du sperme de Posidon, du cheval.

    98. On trouvera un tat rcent des discussions dans le livre de N.C. Hourmouziades, Production and Imagination in Euripides. Form and Function of the Scenic Space, Greek Soc. for Hum. Stud., Athnes, 1965, pp. 58-74, et O. Taplin, op. cit., supra, note 13, pp. 441-442. Le livre de D. Seale, cit supra, note 96, n'aborde pas rellement la question en ce qui concerne Sophocle.

    99. Cf. J. Jouanna, Texte et espace thtral dans les Phniciennes d'Euripide, Ktema, I (1976), pp. 81-97.

    100. O. Taplin qui, sur cette question, est un peu hsitant, mais n'exclut pas une plateforme de hauteur modeste, parle des vers 192 et sq. de Ydipe Colone comme tant perhaps the strongest vidence in tragedy de l'existence d'une telle plate-forme (op. cit., p. 441).

    101. P. Arnott, Greek Scenic Conventions in the Fifth Century B.C. , Oxford, Claren- don Press, 1962, p. 35.

  • dipe Entre Deux Cits 69

    d'dipe conduit par Antigone entre la pierre non taille et le degr () sur lequel il finira par se fixer suppose qu'il s'loigne de la scne, et qu'il se courbe102 pour s'asseoir sur une marche () de l'escalier runissant le logion et Yorchestra. Degr taill dans un rocher, tribune peut- tre, et modeste marche d'un escalier ou, plus simplement encore, d'une chelle, voil un bon exemple du jeu de Sophocle sur le mythe et le thtre...

    L'dipe Colone est une tragdie du passage. On y voit dipe, ayant franchi les frontires, s'installer sur une frontire, puis, innocent par la Peith, la sainte Persuasion qui l'anime, passer d'Athnes un autre monde. J'ai tent ici de montrer que, jusque dans le dtail de la mise en scne, la tragdie rflchissait sur les frontires, celles qui sparent les hommes, celles aussi qui leur permettent de se runir.

    (cole des Hautes tudes en Sciences Sociales) Pierre VlDAL-NAQUET

    102. Cf. au vers 196, , s'tant accroupi>

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