vers une économie sociale et solidaire

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Tous droits réservés © Recma, 2001 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Document generated on 05/15/2022 9:58 a.m. Revue internationale de l'économie sociale Recma Vers une économie sociale et solidaire ? Towards a Social and Solidarity Economy? Jean-Louis Laville Économie sociale et/ou solidaire ? Number 281, July 2001 URI: https://id.erudit.org/iderudit/1024020ar DOI: https://doi.org/10.7202/1024020ar See table of contents Publisher(s) Institut de l’économie sociale (IES) ISSN 1626-1682 (print) 2261-2599 (digital) Explore this journal Cite this article Laville, J.-L. (2001). Vers une économie sociale et solidaire ? Revue internationale de l'économie sociale, (281), 39–53. https://doi.org/10.7202/1024020ar Article abstract The social economy and the solidarity economy are two distinct concepts today. Much work still remains to make them complementary so as to achieve a social and solidarity economy that is unified in its diversity. The social economy, like the solidarity economy, only makes sense in relation to a pluralistic economy (i.e., an economy that is not reduced to corporations and markets) in which different economic rationales can flourish. By increasing cooperation between the social economy and the solidarity economy on concrete projects and by reinforcing the positive changes in the relationships with government, research and social movements, a strategy for a social and solidarity economy is conceivable.

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Tous droits réservés © Recma, 2001 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit(including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can beviewed online.https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit.Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is topromote and disseminate research.https://www.erudit.org/en/

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Revue internationale de l'économie socialeRecma

Vers une économie sociale et solidaire ?Towards a Social and Solidarity Economy?Jean-Louis Laville

Économie sociale et/ou solidaire ?Number 281, July 2001

URI: https://id.erudit.org/iderudit/1024020arDOI: https://doi.org/10.7202/1024020ar

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Publisher(s)Institut de l’économie sociale (IES)

ISSN1626-1682 (print)2261-2599 (digital)

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Cite this articleLaville, J.-L. (2001). Vers une économie sociale et solidaire ? Revueinternationale de l'économie sociale, (281), 39–53.https://doi.org/10.7202/1024020ar

Article abstractThe social economy and the solidarity economy are two distinct conceptstoday. Much work still remains to make them complementary so as to achievea social and solidarity economy that is unified in its diversity. The socialeconomy, like the solidarity economy, only makes sense in relation to apluralistic economy (i.e., an economy that is not reduced to corporations andmarkets) in which different economic rationales can flourish. By increasingcooperation between the social economy and the solidarity economy onconcrete projects and by reinforcing the positive changes in the relationshipswith government, research and social movements, a strategy for a social andsolidarity economy is conceivable.

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Enjeux et débats

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VERS UNE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE ?

par Jean-Louis Laville (*)

Il existe aujourd’hui deux conceptions distinctes : économie sociale et éco-nomie solidaire, dont la complémentarité est encore largement à construirepour arriver à une économie sociale et solidaire qui se représente commeunitaire dans sa diversité. Mais l’économie sociale comme l’économie soli-daire ne prennent sens que par rapport à une économie plurielle, c’est-à-dire une économie ne se réduisant pas à la société de capitaux et au marché,dans laquelle plusieurs logiques économiques peuvent se déployer. C’est enaccentuant les coopérations sur des projets concrets entre économie socialeet économie solidaire, en confirmant les modifications positives des rap-ports aux pouvoirs publics, à la recherche et aux mouvements sociaux qu’ilest concevable d’arriver à une stratégie d’économie sociale et solidaire.

l

L es consultations régionales de l’économie sociale et solidaire organi-sées en 2000 et ayant mobilisé près de 4 500 acteurs ont montré leregain d’intérêt dont bénéficiait cet autre « agir économique ». L’ob-

jet de cette contribution est de proposer une autre approche dynamiquepour comprendre les raisons de cette actualité et s’interroger pour finir surles conditions propres à consolider une perspective d’économie sociale etsolidaire (1).

lDes origines à l’institutionnalisation

Dès le XIXe siècle, en Europe, la solidarité a été considérée comme un prin-cipe de protection susceptible de limiter les effets perturbateurs de l’ex-tension de l’économie de marché. Au-delà d’une acception philanthropique,une autre approche de la solidarité renvoyait à des pratiques d’entraidemutuelle et d’auto-organisation. Dans celles-ci, le lien social volontaire,propre à la citoyenneté moderne, c’est-à-dire respectant les principes deliberté et d’égalité et réalisant dans l’action concrète le principe de frater-nité, pouvait être mobilisé comme une ressource économique.Cet associationnisme original a donc fourni les bases d’un projet d’éco-nomie solidaire. Indéniablement, avec la révolution industrielle conjuguéeà la force de l’idéologie libérale et à la répression touchant les diverses formesd’associations ouvrières, cet horizon d’économie solidaire s’est progressive-ment estompé. Il en est néanmoins resté diverses traces, en particulier dansles statuts d’économie sociale obtenus durant la seconde moitié du XIXe siècle.

(*) Jean-Louis Laville est socio-logue, codirecteur du Laboratoirede sociologie du changement ins-titutionnel (LSCI-CNRS, Paris).

(1) Pour un argumentaire plus déve-loppé, se reporter à P. Chanial et J.-L. Laville, « Economie sociale etsolidaire : le modèle français »,texte rédigé, comme celui de L. Favreau et Y. Vaillancourt dansce même numéro, dans le cadre duprojet de coopération franco-qué-bécois en économie sociale et soli-daire. Le texte et la présentation duprojet sont disponibles sur le sitewww.unites.uqam.ca/econos.

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L’économie sociale est dès lors appréhendée comme un secteur regroupantles statuts (coopératif, mutualiste, associatif ) dans lesquels ce n’est pas lacontrainte de non-lucrativité qui est déterminante, mais le fait que l’inté-rêt matériel des apporteurs de capitaux est soumis à des limites. L’approchefrancophone de l’économie sociale se distingue ainsi de l’approche anglo-phone du secteur non lucratif en reliant ces statuts qui sont considéréscomme relevant d’une même genèse associationniste, à laquelle il convientde rattacher également le syndicat. Dans la conception francophone, lafrontière ne passe donc pas entre organisations avec ou sans but lucratif,mais entre sociétés capitalistes et organisations d’économie sociale qui pri-vilégient la constitution d’un patrimoine collectif par rapport au retoursur investissement individuel et restreignent l’appropriation privée desrésultats. Le critère discriminant organisations d’économie sociale et socié-tés de capitaux n’est pas l’absence de but lucratif, mais l’existence de règlesstatutaires garantissant le principe général de non-domination du capital(Bidet, 2000, p. 38). L’associationnisme originel débouche ainsi sur lalégalisation de formes de regroupement combinant association de per-sonnes et activité économique (Vienney, 1994), qui ne sont pas contrô-lées par les investisseurs.L’approche de l’économie sociale valorise cette reconnaissance, mais, ce fai-sant, elle occulte la contrepartie que constitue l’inscription dans une archi-tecture institutionnelle fondée sur la séparation entre une « économie »définie comme marchande et un « social » défini comme relevant de la res-ponsabilité étatique. C’est toute l’ambivalence de Walras : en voulant confor-ter l’économie comme science, il identifie une économie pure, domaine dela production régie par les mécanismes de marché se prêtant à la formali-sation mathématique, et il la corrige par une économie sociale, domainedu « juste », qui s’attache aux questions sociales et les traite par la réparti-tion. L’économie sociale comme discipline émerge donc dans la dépen-dance à une économie marchande présentée comme naturelle. Elle sepropose de corriger les effets sociaux de la diffusion du marché, de conci-lier intérêt et justice et se confond ainsi, pour Walras, avec l’interventionétatique.Ainsi, à partir de la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle, l’éclatementet la fragmentation (Vienney, 1994, pp. 76-83) s’accentuent sous l’effetdes cloisonnements juridiques et des formes d’intégration dans le sys-tème économique. Les trois statuts juridiques obtenus : coopératif, mutua-liste et associatif, deviennent autant de sous-ensembles tributaires dumodèle de développement économique et social dans lequel ils s’insè-rent, en particulier de la séparation qui s’instaure et se renforce entrel’économie de marché et l’Etat social. Au sein de ce mode de dévelop-pement, coopératives et mutuelles subissent des pressions de l’environ-nement qui se traduisent par des phénomènes d’isomorphismeinstitutionnel, c’est-à-dire « des processus contraignants qui forcent les uni-tés d’une population à ressembler aux autres unités qui affrontent les mêmescontraintes » (Di Maggio, Powell, 1983, p. 150). Cet isomorphisme fait

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que ces entités sont « touchées par la banalisation de leur comportement éco-nomique » (Vivet, Thiry, 2000).Au total, alors que le poids économique de l’économie sociale s’est conso-lidé au cours du XXe siècle, il n’en a pas été de même pour sa portée poli-tique. Le choix des membres en fonction de leur rapport à l’activité aconsidérablement restreint le sentiment d’appartenance sur lequel s’ap-puyaient les dynamiques associationnistes pionnières. La spécialisation,l’évaluation de l’efficacité productive des coopératives et des mutuelles enréférence à celle des autres entreprises, l’insertion des associations dans lespolitiques sociales nationales ont entraîné une technicisation des enjeuxliés aux organisations d’économie sociale. Les entités de l’économie socialen’ont que faiblement influencé le débat public et ont souvent abandonnél’ambition sociétale au profit de la recherche de performance gestionnaireou du respect des normes publiques. La perte de la multidimensionnalité s’est donc avant tout manifestée parl’oubli du politique, mais elle peut aussi être repérée dans la distance quis’accroît entre les composantes de l’économie sociale. Aux deux extrêmes,les coopératives se perçoivent comme des entreprises sur le marché, alorsque les associations sont cantonnées dans la sphère sociale. Ces organisa-tions sont perçues comme relevant de registres d’action différents. Le main-tien d’une cohérence « sectorielle » se révèle alors difficile. L’intégration desorganisations d’économie sociale dans un environnement qui admet la hié-rarchisation et la complémentarité entre économie de marché et social éta-tique produit des effets de dissociation entre les différentes composantes.

lEconomie sociale et modèle de développement

Comprendre les formes et les effets de cette évolution suppose de rompreavec l’idée dominante selon laquelle l’économie moderne se ramènerait aumarché. A cet égard, de nombreux auteurs – Boulding (1973), Mauss(1923), Perroux (1960), Polanyi (1983) ou Razeto Migliaro (1988) – ontinsisté par des apports convergents sur le fait que l’économie moderne,comme les économies antérieures, peut être appréhendée à partir de troisprincipes de circulation des biens et services.• Le principe du marché permet une rencontre entre offre et demande debiens et services aux fins d’échanges à travers la fixation de prix. La rela-tion entre offreur et demandeur s’établit sur une base contractuelle à par-tir d’un calcul d’intérêt. Le principe du marché ne suppose pas uneimmersion dans des relations sociales « considérées aujourd’hui par les cultures occidentales comme étant distinctes des institutions pensées comme éco-nomique » (Maucourant, Servet, Tiran, 1998). Il n’est pas forcément pro-duit par le système social, contrairement aux autres principes économiquesci-dessous.• La redistribution est le principe selon lequel la production est remise àune autorité centrale qui a la responsabilité de la répartir, ce qui suppose

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une procédure définissant les règles des prélèvements et de leur affectation.Dans les démocraties modernes, s’établit ainsi une autorité publique quiimpose des obligations et confère des droits sociaux dont certains entraî-nent des financements redistributifs. • La réciprocité correspond à la relation établie entre des groupes ou per-sonnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volontéde manifester un lien social entre les parties prenantes. Le cycle de la réci-procité s’oppose à l’échange marchand, parce qu’il est indissociable des rap-ports humains qui mettent en jeu des désirs de reconnaissance et de pouvoir,et il se distingue de l’échange redistributif, dans la mesure où il n’est pasimposé par un pouvoir central. Une forme particulière de la réciprocité estcelle qui s’exerce au sein de la cellule de base qu’est la famille, dénomméepar Polanyi « administration domestique ».Le modèle de développement fondé sur la synergie entre marché et Etatet dans lequel s’est inscrite l’économie sociale peut donc être caractérisécomme un modèle dans lequel le marché est considéré comme le premierprincipe économique, la redistribution comme un principe supplétif et laréciprocité comme un principe résiduel. L’économie est abordée commeéconomie marchande et la redistribution publique s’autonomise progres-sivement pour devenir l’expression d’une solidarité abstraite oubliant ladimension réciprocitaire de la solidarité vécue (Gauchet, 1991, p. 170).L’absence d’analyse de ce cadre institutionnel par l’approche de l’économiesociale induit plusieurs limites.• L’institutionnalisation y est analysée seulement comme l’aboutissementdes démarches associationnistes pionnières (Gueslin, 1989). Sans tomberdans le schématisme inverse qui fait de l’institutionnalisation une repro-duction par échec de la prophétie initiale (Lourau, 1981), cette vision serévèle trop simple et unilatérale. Le processus d’institutionnalisation est àétudier dans ses ambivalences : la reconnaissance des cadres juridiques del’économie sociale va de pair avec une sélection des initiatives. Les formesd’auto-organisation souffrent dans toute la seconde partie du XIXe siècled’une discrimination négative par rapport aux actions philanthropiques.Les sociétés de secours mutuels sont étroitement surveillées à partir dumilieu du siècle et soumises à un contrôle notabiliaire local. Les attaquescontre les organisations de travailleurs et la prééminence grandissante despratiques de bienfaisance qu’elles induisent, comme l’affirmation par lespenseurs de l’économie sociale de son rôle moral, la font qualifier d’éco-nomie politique « attendrie » et provoquent des mises en cause radicalesdans un mouvement ouvrier de plus en plus dominé par un marxisme ten-dant à disqualifier les pratiques associatives. Marx lui-même dénonce l’éco-nomie sociale comme « économie vulgaire » parce qu’elle se contented’examiner les conditions permettant de concilier le mode de productionéconomique avec une réduction de la pauvreté qui menace l’ordre établi(Priocacci, 1995). En outre, l’« invention du social » (Donzelot, 1984)correspond moins à une évolution inéluctable qu’à une dépolitisation dela question économique. Le problème de la participation politique est

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rabattu sur la participation représentative et l’étatisation de la solidarité sedistingue de la socialisation que préconisait Jaurès (Chanial, 2000).• Avec Fauquet (1965), prolongé par Vienney (1981-1982), le modèlecoopératif devient la référence pour l’ensemble de l’économie sociale, cequi amène à n’y intégrer, parmi les associations, que celles qui sont « ges-tionnaires d’entreprises » (Vienney, 1994, p. 105). Le phénomène asso-ciatif n’est reconnu que sous la forme de l’association gestionnaire.Tendanciellement, l’activité économique s’en trouve appréhendée à traversl’inscription dans la sphère marchande et la présence sur le marché est valo-risée comme preuve de ce que l’économie sociale constitue un véritableacteur économique (Jeantet, 1999). L’économie sociale n’est plus alorsqu’une entreprise non capitaliste sur le marché et l’indicateur de la réussiteest celui de la croissance du volume d’activités marchandes, occultant touteinterrogation sur l’isomorphisme et les sphères non marchandes de l’éco-nomie. Ainsi, les associations dont les ressources émanent largement de laredistribution et du bénévolat peuvent-elles se reconnaître entièrementdans une charte de l’économie sociale affirmant que ses composantes « viventdans l’économie de marché » et développent « des institutions que l’économiemarchande traditionnelle ne suscite pas » ?Corrélativement, l’économie sociale ainsi conçue témoigne d’une optionqui rapporte les réalités empiriques à l’action rationnelle et l’utilitarismedes acteurs impliqués. En appréhendant les acteurs à travers le prisme deschoix rationnels, cette analyse « laisse de côté un vaste monde de motiva-tions non consuméristes et non instrumentales » (Evers, 1993). En quelquesorte, elle s’arrête au seuil d’une conception de la réciprocité commeprincipe indépendant, distinct du marché et de la redistribution ; ou alors,quand la réciprocité est reconnue, elle n’a qu’un rôle palliatif, « dérivatifet secondaire, remplissant des tâches là où les autres principes sont absents »(Salamon, 1987), « elle est marginale et périphérique par rapport aux insti-tutions et processus fondamentaux de la société » (Herman, 1984). La réfé-rence unique aux choix rationnels réduit la pensée à la raison discursive etla raison discursive au calcul stratégique. Or, les acteurs concernés sontaussi des acteurs de sens, soucieux de la prise en compte du vécu et desmodalités de socialisation dans les dynamiques qu’ils génèrent, ce qui amèneà ne pas négliger la part symbolique de leur action. En effet, comme le ditCaillé (1993) citant Ricœur, « le symbole donne toujours plus à penser que ceque peut penser la raison discursive, précisément parce qu’il n’est pas de l’ordredu discursif ».En quelque sorte, la théorie de l’économie sociale, par sa référence à unparadigme de l’intérêt, occulte par construction la dimension intersub-jective de l’action organisée. De plus, tout en reconnaissant leur rôle, cecadre conceptuel (Anheier, Seibel, 1990 ; Weisbrod, 1988) évalue les coopé-ratives, mutuelles et associations au regard de l’évolution des rapports entremembres et des résultats économiques. C’est oublier leur rôle sociétal pluslarge, incluant l’élaboration d’actions collectives qui peuvent fournir lamatrice d’actions publiques. Pour ne citer qu’un exemple des changements

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institutionnels ainsi engendrés, les organismes de secours mutuels ont pré-figuré les systèmes de protection sociale et ont contribué à leur élaboration.A ce titre, ils ont procédé à une véritable innovation qui a débordé les limitesde l’économie marchande.• En fait, la focalisation sur la dimension organisationnelle de l’économiesociale ne permet pas de saisir la dimension institutionnelle de l’action col-lective. Les participants construisent des principes de légitimation de cetteaction dans un mouvement qui part du sentiment éprouvé d’une insuffi-sance institutionnelle pour aboutir à la défense de biens communs qu’ilsont élaborés. C’est en cela que les actions menées relèvent de la créationinstitutionnelle au-delà de leur aspect organisationnel. En effet, ladimension institutionnelle dépasse celle de l’organisation régissant le pro-cessus de production, elle correspond au principe de légitimité dont seréclame l’action collective et aux compromis autour desquels les acteurssociaux se sont accordés pour élaborer les « règles du jeu » qui gouvernentleurs rapports (Bélanger, Lévesque, 1990). Un certain nombre d’associa-tions formulent des projets qui ont pour visée le changement institution-nel, ce qui les positionne comme des institutions intermédiaires entre lesacteurs qui se regroupent en son sein et les systèmes institutionnels consti-tués. Leur « dimension d’espace public dans les sociétés civiles » (Evers,1993) est pour cette raison tout aussi caractéristique que leur structuresocio-économique. • En même temps, l’égalité formelle dans cette dernière est trop vite assi-milée à un fonctionnement démocratique, alors que l’ensemble des constatseffectués dans les unités d’économie sociale montre que le statut ne sauraitconstituer une condition suffisante en la matière (Demoustier, 1984 ; Laville,1994 ; Meister, 1974 ; Sainsaulieu et al., 1983). Le postulat de statuts assu-rant à eux seuls une démocratie interne peut d’ailleurs gêner la reconnais-sance de la divergence de logiques, la représentation des intérêts desdivers groupes, l’implantation de contre-pouvoirs ou la recherche d’orga-nisations du travail et de conditions sociales d’emploi plus favorables auxsalariés (Bidet, 2001, p. 101).

lEconomie sociale : regroupement et dilemme identitaire

En conséquence, les limites propres à la conceptualisation de l’économiesociale n’ont pas permis de dépasser une analyse en termes de nécessaireadaptation aux changements, dans la période de croissance dite des TrenteGlorieuses.Mais les données changent avec l’entrée dans une phase de mutations quilui succède. Les organisations d’économie sociale se trouvent commebien d’autres déstabilisées et entament alors un processus de rapproche-ment attesté en 1976 par le Comité national de liaison des activités mutua-listes, coopératives et associatives (Cnlamca) et en 1980 par l’adoption dela charte de l’économie sociale. L’économie sociale entre ensuite dans le

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droit français en 1981 avec la création de la Délégation à l’économie sociale,d’initiative rocardienne.C’est au moment où s’opère ce regroupement au sommet que l’économiesociale subit la pression de la dérégulation néolibérale, qui se traduit parun accroissement des tendances à l’isomorphisme. Les mutuelles et lescoopératives, notamment, rencontrent des problèmes inédits pour conser-ver leur particularité (Vienney, 1994) et manifestent un « appauvrissementdu processus solidaire » (Bidet, 2001, p. 55).• L’ouverture à des investisseurs non coopérateurs auxquels est offerte unesur-rémunération accroissant l’impératif de rentabilité (Champagne ; Mévellec,1989), des groupes mixtes sont constitués (Nicolas, 1985 ; Forestier, Mauget,2000) ; comme le disent Lévesque et Côté (1995), cette inflexion « ne peutque mettre fin à l’entreprise coopérative telle qu’elle a existé jusqu’ici ».Dans les mutuelles d’assurance et de santé, des formes de sélection des adhé-rents sont introduites (cotisations variables, limites d’âge à l’adhésion, ques-tionnaires médicaux…), ce qui rejoint le rejet d’agriculteurs non performantsdans les coopératives alors que le Crédit agricole apparaît comme l’un desprincipaux outils d’un modèle d’agriculture productiviste aidé par l’Etatgrâce à des prêts bonifiés (Parodi, 2000).La construction européenne accentue cette évolution, puisqu’une « visiontrop rigide de la libre concurrence » à la Commission européenne « admetdifficilement qu’on puisse renoncer à une part de liberté individuelle au pro-fit d’un projet collectif, renoncement qui est inhérent à l’entreprise d’économiesociale » (Bidet, 2001, p. 53). Les mutuelles sont à leur demande inté-grées au dispositif communautaire qui régit l’activité d’assurance, ce quien retour produit une interpellation sur la combinaison en leur sein d’ac-tivités d’assurance maladie complémentaire et de gestion d’établissementscomme des centres de soins, de couverture de risque « vie » et « non-vie »(Rocard, 1999).Au total, « l’âpreté et l’internationalisation de la concurrence ont largementforcé » les entreprises d’économie sociale « à adopter un comportement éco-nomique s’apparentant assez étroitement à des entreprises du secteur privé clas-sique » (Ciriec, 2000), affaiblissant leur spécificité par aménagement desprincipes fondateurs. Le regroupement opéré entre les entités d’économiesociale se conjugue donc avec un dilemme :« • soit accepter de s’éloigner de ces principes en reformulant les règles, c’est lechoix “managérial” qui se soucie avant tout de compétitivité au risque de fairede l’économie sociale un secteur éclaté n’offrant plus guère de cohérence ;« • soit réaffirmer le respect de l’actualité de ces principes, ce qui […] affai-blirait le poids politico-économique du secteur dans son ensemble » (Bidet,2001, p. 58).Après une domination de la stratégie managériale, les limites de la profes-sionnalisation gestionnaire et de l’alignement sur les firmes concurrentessont de plus en plus identifiées par les responsables des entreprises de l’éco-nomie sociale. Les mutuelles prennent position sur l’avenir des systèmesde santé et leurs différences avec les sociétés d’assurance ; les coopératives

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militent pour les statuts de la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC),dans laquelle salariés, usagers, bénévoles, collectivités territoriales etautres personnes physiques ou morales peuvent être membres, à l’instar dece qui a été légalisé dans d’autres pays européens (Clément, Gardin, 1999) ;la dirigeance associative fait l’objet de réflexions s’écartant de la reproduc-tion des modèles importés de l’entreprise privée (Haeringer, Traversaz,2001). Ces nouvelles affirmations identitaires ne sont pas sans lien avec larenaissance d’une perspective d’économie solidaire.

lEconomie solidaire : le renouveau d’une perspective longtemps oubliée

C’est avant tout la dimension politique d’une « autre économie » (Lévesqueet al., 1989) qui est mise en avant dès les années 60 par des initiatives mul-tiples et diverses. Progressivement, elles se reconnaîtront dans la référenceà l’économie solidaire.Depuis les années 60, les bouleversements dans les modes de vie intro-duisent « dans le domaine discursif des aspects de la conduite sociale qui étaientauparavant intangibles ou réglés par des pratiques traditionnelles » (Giddens,1994, p. 120). Le manque de possibilité d’implication pour les salariéscomme pour les usagers, dans le travail comme dans la consommation, estcritiqué au même titre que l’approche standardisatrice de la demande orien-tant l’offre vers les biens de masse et vers des services stéréotypés. Se faitjour l’exigence d’une plus grande « qualité » de la vie ; de plus en plus s’op-pose à la croissance quantitative la revendication d’une croissance qualita-tive. Il s’agit de substituer une politique du mode de vie à une politique duniveau de vie (Roustang, 1987), de prendre en compte les dimensions departicipation aux différentes sphères de la vie sociale, de préserver l’envi-ronnement, de changer les rapports entre les sexes et entre les âges. Cettecapacité auto-réflexive s’exprime pour partie à travers de nouveaux mou-vements sociaux comme le féminisme. En même temps, des voix s’élè-vent pour mettre en doute la capacité de l’intervention publique à remédieraux insuffisances du marché. Des usagers dénoncent les logiques bureau-cratiques et centralisatrices des institutions redistributives : selon eux, lemanque d’aptitude à l’innovation engendre l’inertie, le contrôle social etle clientélisme ; plus grave encore, l’inadéquation face à des situations devie différenciées explique la survivance de fortes inégalités derrière uneapparente normalisation égalisatrice.Ces formes d’expression inédites sont confrontées à une modification ten-dancielle des formes d’engagement dans l’espace public. Le militantismegénéraliste, lié à un projet de société, impliquant une action dans la duréeet de fortes délégations de pouvoir dans le cadre de structures fédérativess’affaiblit comme le montre le recul de certaines appartenances syndicaleset idéologiques. En revanche, cette crise du bénévolat constatée dans desassociations parmi les plus institutionnalisées se double d’une effervescenceassociative à base d’engagements concrets à durée limitée, centrés sur des

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problèmes particuliers et œuvrant pour la mise en place de réponses rapidespour les sujets concernés (Ion, 1997 ; Barthélémy, 1994, p. 48). Parmi lesdémarches témoignant de cette inflexion de l’engagement, certaines affir-ment leur dimension économique tout en l’articulant à une volonté detransformation sociale. Des entreprises « autogestionnaires » ou « alterna-tives » veulent expérimenter la démocratie « en organisation » et aller« vers des fonctionnements collectifs de travail » (Sainsaulieu et al., 1983). Il est indéniable que beaucoup de ces expériences se sont épuisées dans lesaffrontements idéologiques et la confrontation à la pénurie ; elles n’ont pasmoins fourni des inspirations qui vont être reprises dans d’autres cadreset par d’autres groupes sociaux. En tout cas, elles montrent que l’originede la renaissance de l’économie solidaire est antérieure à la « crise » éco-nomique et ne s’explique pas par le chômage et l’exclusion. En revanche,cet élément contextuel va influer fortement dès les années 80, ainsi qu’aumoins trois autres : la tertiarisation des activités productives entraînant unemontée des services relationnels comme la santé, l’action sociale, les ser-vices personnels et domestiques ; les évolutions socio-démographiques semanifestant par le vieillissement de la population, la diversification du pro-fil des ménages, la progression de l’activité féminine ; l’accroissement desinégalités engendré par l’internationalisation néolibérale.Depuis les années 80, les initiatives se revendiquant de l’économie solidairesont locales et recouvrent comme dynamiques principales la création denouveaux services ou l’adaptation de services existants (services de la viequotidienne, d’amélioration du cadre de vie, culturels et de loisirs, d’en-vironnement), l’intégration dans l’économie de populations et de terri-toires défavorisés (Jouen, 2000 ; Gardin, Laville, 1997). Elles sont aussiinternationales, avec des tentatives pour établir de nouvelles solidarités entreproducteurs du Sud et consommateurs du Nord, en particulier par le com-merce équitable. Au total, les initiatives qui se sont développées dans le dernier quart du XXe siècle renouent avec l’élan associatif de la première moitié du XIXe siècleen mettant au cœur de leur passage à l’action économique la référence àla solidarité. De la façon la plus extensive, l’économie solidaire peut êtredéfinie comme l’ensemble des activités contribuant à la démocratisationde l’économie à partir d’engagements citoyens. Contrairement à ce quepourrait faire croire l’accaparement du mot « solidarité » par les promo-teurs de certaines actions caritatives, l’économie solidaire n’est pas un symp-tôme de la dérégulation qui voudrait remplacer l’action publique par lacharité, nous ramenant plus d’un siècle en arrière. Elle émane d’actions col-lectives visant à instaurer des régulations internationales et locales, com-plétant les régulations nationales ou suppléant à leurs manques. Il ne s’agitpas de substituer à la solidarité redistributive une solidarité plus réciproci-taire, mais de définir des modalités de couplage pour compléter la solidaritéredistributive par une solidarité réciprocitaire qui peut être un facteur de pro-duction et donc participer de la création de richesses. L’économie solidairerecherche une démocratisation de l’économie en articulant les dimensions

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réciprocitaire et redistributive de la solidarité pour renforcer la capacité derésistance de la société à l’atomisation sociale, elle-même accentuée par lamonétarisation et la marchandisation de la vie quotidienne (Perret, 1999).C’est du moins vers ce constat que convergent plusieurs approches : ellesmontrent que dans l’action économique sont mobilisées des ressourcescomplémentaires au capital financier et humain qui peuvent être regrou-pées sous le concept de capital social. A ce titre, le capital social formé àpartir des relations de solidarité ne peut être négligé dans l’économie. C’estun facteur de production qui peut contribuer à améliorer les résultats descombinaisons productives. Finalement, les activités d’économie solidairese créent à partir d’initiatives associant les parties prenantes (usagers,travailleurs, volontaires, producteurs, consommateurs, habitants-collecti-vités publiques…) à travers la constitution de lieux d’échanges et de dialoguesque l’on peut qualifier d’« espaces publics de proximité » (Eme, Laville,1994). Elles se consolident si elles parviennent à articuler les différentsregistres de l’économie de façon appropriée aux projets pour arriver à unecombinaison équilibrée entre ressources (ressources marchandes obtenuespar le produit des ventes, ressources non marchandes émanant de laredistribution, ressources non monétaires issues de contributions volon-taires). Ce constat incite à avancer l’idée générale d’hybridation commemode de pérennisation. L’hybridation entre ressources marchandes, nonmarchandes et non monétaires se heurte toutefois fortement au cloison-nement entre économies sur lequel est basée l’architecture institution-nelle qui sépare le marchand du non-marchand et oublie l’existence d’activitésnon monétaires.Le principal obstacle réside en effet dans une conception tronquée de l’éco-nomie, opposant de façon simpliste une économie de marché, créatrice derichesses, génératrice de croissance, à des activités non marchandes et nonmonétaires perçues comme « parasitaires ». Cette vision caricaturale éludela question de l’ampleur des financements publics qui soutiennent l’éco-nomie de marché ; elle ignore l’importance d’infrastructures non mar-chandes pour les entreprises dans une économie à fort contenuinformationnel, immatériel et relationnel ; elle nie aussi combien le tra-vail de socialisation réalisé dans le cadre des activités non monétaires (fami-liales, amicales ou de voisinage) autorise ou facilite la production de richessesmarchandes.

lConclusion

L’économie sociale comme l’économie solidaire ne prennent sens que parrapport à une économie plurielle, c’est-à-dire une économie ne se rédui-sant pas à la société de capitaux et au marché, dans laquelle plusieurs logiqueséconomiques peuvent se déployer. Dans un contexte où l’utopie libéralede société de marché (Rosanvallon, 1989) a resurgi, il est vital que la réalitéplurielle de l’économie soit politiquement assumée.

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Il ne saurait y avoir de légitimité ni pour l’économie sociale ni pour l’éco-nomie solidaire si l’on ne renoue pas avec un questionnement politique surl’économie susceptible de substituer à la représentation dominante de lasociété de marché, celle d’une économie plurielle avec marché (Passet,1995 ; Aznar et al., 1997 ; OCDE, 1996). L’économie sociale met l’accentsur la pluralité des formes de propriété, ce qui revêt une actualité nou-velle à l’heure où la domination des actionnaires dans les sociétés de capi-taux génère des effets de plus en plus perçus comme pervers par l’opinionpublique. Pour résumer, grâce aux statuts d’économie sociale, il a été pos-sible de maintenir dans les économies contemporaines un ensemble d’or-ganisations qui ont pour caractéristique de limiter l’appropriation desrésultats de l’activité par les actionnaires et privilégient la constitution d’unpatrimoine collectif par rapport au retour sur investissement. Si elles n’adop-tent pas toutes un critère de non-lucrativité, elles limitent toutes la redis-tribution des profits aux apporteurs de capitaux. A l’heure de la « corporategovernance », elles présentent donc des garanties particulières quant à la ter-ritorialisation de leurs activités et à l’élargissement de leurs consommateursau-delà des seuls segments de clientèle solvables. Il importe donc de pré-server ces acquis parce qu’ils permettent de lutter contre la montée desinégalités entre les différents espaces locaux et entre les groupes sociaux.Néanmoins, les évolutions de l’économie sociale montrent qu’au-delà desstatuts la pluralité des principes économiques est à mobiliser pour que laportée de la diversité des formes de propriété ne soit pas atténuée, voireréduite à néant. C’est sur cette combinaison de principes que s’appuie l’éco-nomie solidaire.En somme, les deux questions principales posées par l’économie solidaireà l’économie sociale sont celles des régulations interne et externe.• Quels sont les fonctionnements susceptibles de conforter la démocratieparticipative dans les entités juridiques non capitalistes ?• Quelles sont les régulations publiques susceptibles de favoriser un modèlede développement durable, tant sur le plan social que sur le plan environ-nemental, et de s’articuler aux engagements citoyens dans l’économie ?Les initiatives d’économie solidaire mettent l’accent sur le modèle de déve-loppement et sur la participation citoyenne. Elles rappellent à l’économiesociale qu’elle ne peut se contenter de situer sa spécificité par les statuts :l’immersion dans l’économie de marché sur le long terme génère des phé-nomènes d’isomorphisme institutionnel qui ne peuvent être contenus quepar la recherche d’une combinaison entre une pluralité de principes éco-nomiques (marché, mais aussi redistribution et réciprocité). Autrement dit,la dimension solidaire ne peut perdurer que par l’ancrage dans un enga-gement volontaire relevant de la réciprocité entre citoyens et pas l’obten-tion de régulations publiques appropriées aux projets.Il existe aujourd’hui deux conceptions distinctes : économie sociale et éco-nomie solidaire, dont la complémentarité est encore largement à construirepour arriver à une économie sociale et solidaire qui se représente commeunitaire dans sa diversité. Il ne faut pas nier qu’il existe un certain passif :

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l’économie solidaire s’est imposée au départ en réaction à une économiesociale en voie de banalisation, et l’économie sociale a cherché à fairepression par des réseaux notabiliaires pour invisibiliser cette émergence.Cette phase d’opposition a été dépassée grâce aux consultations régio-nales de l’économie sociale et solidaire en 2000 et aux discussions initiéesdans le cadre de la mission Lipietz (2000). A cela s’ajoute la nominationd’un secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire, qui a notamment organiséune rencontre européenne de l’économie plurielle avec les réseaux de l’éco-nomie solidaire et de l’économie sociale.L’élaboration d’une stratégie d’économie sociale et solidaire suppose tou-tefois des avancées dans plusieurs directions.• Dans les rapports entre économie sociale et économie solidaire, desclarifications restent à faire. Une partie de l’économie sociale a voulu enfer-mer l’économie solidaire dans la lutte contre l’exclusion et l’insertion afinde mettre en cause sa capacité à proposer une démarche économiquecrédible ; au mieux, l’économie solidaire serait l’expression d’une nouvelleéconomie sociale qui ne viendrait que s’additionner à l’ancienne écono-mie sociale, et le rapport à cette économie solidaire serait plus de pater-nalisme que de coopération puisqu’il lui serait conseillé, non sanscondescendance, de se professionnaliser afin de « grandir ». De son côté,une partie de l’économie solidaire s’est cantonnée dans un maximalismealternatif, revendiquant alors un « monopole du cœur » qu’elle ne sau-rait s’arroger : cette tendance peut produire la position paradoxale d’unerevendication de reconnaissance qui soit couplée avec une défiance totalevis-à-vis de tout processus d’institutionnalisation. Pour ne pas reproduireles incompréhensions liées à ces positions, plus qu’un regroupement volon-tariste qui ne serait pas porté par les acteurs, ce sont les projets com-muns qui sont à privilégier. Il en existe déjà qui ont un rôle structurant,comme celui ayant permis la création de la caisse régionale d’économiesolidaire en Nord-Pas-de-Calais. Il s’avère pertinent d’amplifier ce mou-vement et d’identifier les dispositifs de travail en commun qui peuventexprimer un rapprochement par les pratiques, beaucoup plus porteurd’avenir que des déclarations d’intention nationales qui peuvent ne pasêtre suivies d’effets.• L’économie solidaire s’est développée dans des conditions difficiles et denombreux réseaux font encore face à un manque de moyens qui limiteleurs potentialités. C’est le cas, par exemple, du réseau Réactives regrou-pant les restaurants interculturels de femmes. La responsabilité prioritairedes pouvoirs publics est de conforter par un soutien pluriannuel de telsréseaux qui se sont constitués à partir de l’action autonome des acteurs.L’action législative et réglementaire est aussi importante pour l’élargisse-ment des statuts coopératif et associatif, autant que pour l’aménagementde passerelles entre ceux-ci, pour l’instauration d’un véritable droit à l’ini-tiative et l’avènement de fonds territorialisés facilitant l’hybridation desfinancements, y compris pour résoudre les problèmes de pérennisationdes emplois-jeunes.

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• La présence de l’économie sociale et de l’économie solidaire dans larecherche et l’université est également très faible. Le fait que des étu-diants manifestent leur insatisfaction face à un enseignement de l’écono-mie centré sur de l’économie néoclassique génère des opportunités pourune économie sociale et solidaire qui peut trouver sa place dans une autreapproche de l’économie telle qu’elle se développe dans les courants inter-nationaux de la socio-économie et de la sociologie économique (Lévesqueet al., 2001). Des initiatives récentes, comme la constitution d’un réseauinteruniversitaire ou la création de nouveaux diplômes de troisième cycle,méritent d’être complétées dans le cadre d’écoles doctorales et surtout d’êtrerelayées par l’invention de montages basés sur l’« alliance » entre acteurset chercheurs sur le modèle québécois.L’histoire a isolé l’économie sociale des mouvements sociaux. La conjonc-ture se prête à un dialogue, en particulier avec les mouvements anti-mon-dialisation qui se posent la question du passage d’un discours uniquementcritique à un discours articulant critique et propositions pour une autremondialisation (Ortiz, Munoz, 1998 ; Passet, 2001). L’économie solidairea contribué à un tel rapprochement. Ainsi, le mouvement Attac s’ouvrepour la première fois en 2001 dans son université d’été nationale à un débatsur l’économie solidaire. Autre exemple, le Mouvement social des chômeurset précaires a défini un programme national de développement de l’éco-nomie solidaire. Enfin, dans son assemblée générale, une évolution de laposition des syndicats peut être notée, à la fois au sein de la CFDT, par uneattention portée aux nouvelles solidarités (Joubert et al., 1998), et à la CGT(Le Duigou, 2001). C’est en accentuant les coopérations sur des projets concrets entre écono-mie sociale et économie solidaire, en confirmant les modifications posi-tives des rapports aux pouvoirs publics, à la recherche et aux mouvementssociaux qu’il est concevable d’arriver à une stratégie d’économie sociale etsolidaire qui soit en mesure de compter dans l’économie plurielle du XIXe siècle. Pour qu’elle s’impose, les exigences sont réelles du point de vuede chacun des partenaires cités, mais ceux-ci ont-ils d’autre choix s’ils veu-lent vraiment peser sur les choix économiques présents et à venir ? l

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