the swimmer : histoire d’un chef-d'œuvre secret du cinema us

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"The Swimmer" : histoire d’un chef-d'œuvre secret du cinema US PAR Bruno Deruisseau - 20/10/18 03h19 CINÉMA ABONNÉ Abonnez- vousà partir de 1Film transitionnel entre l'Age d'or des studios et le Nouvel Hollywood et film-concept d'une richesse polysémique folle, "The Swimmer" fait l'objet d'un passionnant essai de l’universitaire Christophe Damour, qui paraît cette semaine. "I am swimming home." déclare Ned (Burt Lancaster) dans la première séquence de The Swimmer (1968) de Frank Perry.

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"The Swimmer" : histoire d’un chef-d'œuvresecret du cinema US

PAR Bruno Deruisseau - 20/10/18 03h19

CINÉMA

ABONNÉ

Abonnez-vousà partirde 1€

Film transitionnel entre l'Age d'or des studios et le Nouvel Hollywoodet film-concept d'une richesse polysémique folle, "The Swimmer" faitl'objet d'un passionnant essai de l’universitaire Christophe Damour,qui paraît cette semaine.

"I am swimming home." déclareNed (Burt Lancaster) dans lapremière séquence de TheSwimmer (1968) de Frank Perry.

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Ces quatre mots ont valeur derésumé d'un film dont leprogramme est d'une surréalistecandeur. Invité par des amis àpasser un dimanche de lendemainde soirée bien arrosée, unquinquagénaire doté d'une formeolympique décide de rentrer chezlui en empruntant, non pas laroute, mais ce qu'il baptise laLucinda River, autrement dit lebout-à-bout formé par lespiscines qu'il trouvera dans lespropriétés qui le séparent de sapropre maison.

Dans une brillante étudeconsacrée au film, ChristopheDamour, maître de conférence àl'Université de Strasbourg, opère

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un découpage de l'œuvre en vingtsegments (le générique, dixpiscines, huit intermèdes et unescène finale). Ce morcellementposé, il revient sur la genèse d'unfilm fruit d'une pluri-parentalitéchaotique.

Un film avec des papas et uneUn film avec des papas et unemamanmaman

The Swimmer est l'adaptationlibre d'une nouvelle éponyme deJohn Cheever parue dans TheNew Yorker en 1964. Longue d'unedouzaine de pages, elle estremaniée par Frank Perry et safemme, Eleanor, qui en achètenttout de suite les droits. Ilsrajoutent des éléments enpiochant dans d'autres nouvellesde John Cheever et proposent àSam Spiegel de produire le filmpour Columbia Pictures. L'affaireest conclue mais le castingproposé par Sam Spiegelbouleverse le désir d'un film sansgrande star de Perry. Il imposeBurt Lancaster dans le rôleprincipal. Ces dissensions seprolongent lors du tournage oùRoger Lewis, le producteurexécutif et soldat de Spiegel,multiplient les interventions, àl'instar de Burt Lancaster, qui

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profite de son statut de star ets'octroie un droit de regard sur lescénario et le tournage. Pris dansce double étau, dans cette crisede parentalité du film, FrankPerry, à l'époque encoreconsidéré comme un jeuneréalisateur (34 ans) – son seul faitd'armes est un premier film, Davidet Luisa (1962), notamment admirépar Jean Renoir – peine à imposerses visions.

Après le tournage, il est mêmeévincé de la post-production. Labande-originale jazzy qu'il avaitprévue est remplacée par unepartition orchestrée par MarvinHamlisch et un autre jeunecinéaste, Sydney Pollack, estengagé pour retourner desscènes. Pour des raisonscontractuelles, Frank Perryrestera crédité comme seulréalisateur mais l'apport deSydney Pollack changeprofondément le visage du film.Achevé en 1966, le film repart entournage en 1967, cette fois-ci enCalifornie (contre le Connecticutpour la partie tournée par Perry).Au total, il tourne trois nouvellesséquences, et retourne desséquences déjà tournées enopérant des changements decasting. Le plus marquant est sans

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aucun doute celui de BarbaraLoden. Dans le rôle de l'ex-femmede Ned, elle disparaît du film auprofit de Janice Rule. Quand onsait qu'elle avait jusque-là tournédans seulement deux films de sonmari, Elia Kazan, on peut imaginerque cette éviction lui a servi demotivation pour tourner Wandaquelques années plus tard et enfaire l'un des grands filmsféministes du XXème siècle.

A sa sortie le film est boudé par lepublic et la critique, et maldistribué. Si la carrière de FrankPerry ne connaîtra par la suite pasde films aussi notables, celle deSydney Pollack se poursuivra enexploitant certaines thématiquesdéjà à l'oeuvre dans TheSwimmer – le retour à l'état denature de JeremiahJohnson (1971), le devenir-chevalde l'homme de On achève bien leschevaux (1969) et même la crisede la masculinité à l'œuvre dansTootsie (1982). Film à deux têtes

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pensantes (voire trois avec SamSpiegel), The Swimmer est aussil'œuvre de son acteur principal,Burt Lancaster.

Burt Lancaster, le bon sauvageBurt Lancaster, le bon sauvage

Au moment de The Swimmer,Burt Lancaster est déjà un acteurmythique de l'Age d'ord'Hollywood. Figure de l'américaintype, il est en plus doté d'unphysique exceptionnel. Tout aulong de sa carrière, il aura incarnédes rôles de bon sauvage viril etvigoureux, un sorte de Tarzanproche de la nature – unmontagnard dans La Flèche et leflambeau (1950), un trappeur dansL'Homme du Kentucky (1955) etun sportif dans Le Chevalier dustade (1951). Car Burt Lancasterétait d'abord un corps d'athlète (ila débuté comme trapéziste dansun cirque, il s'est entraîné dessemaines pour préparer ce rôle desirène masculine), un acteur-mouvement qui réalisait lui mêmeses cascades. A la fin des années

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70, il est l'un des derniersreprésentants d'une espèce envoie de disparition, car bientôtremplacée par un portée dejeunes loups formés à un toutautre style de jeu, empruntd'émotions plus intériorisées(les Dustin Hoffman, Al Pacino,Robert De Niro, Jack Nicholson,Robert Redford). TheSwimmer figure cette disparitionde l'acteur en tant qu'être de purechair.

Dans le film, Burt Lancaster estmaintes fois comparé à un animal.D'abord le cheval, puis lorsqu'iltente de traverser l'autoroute àpied comme un animal sauvageapeuré. Cette zoomorphisation deBurt Lancaster n'est pas sansrappeler le titre du Guépard deLuchino Visconti qu'il tournequelques années avant TheSwimmer. D'ailleurs les deuxfilms s'inscrivent sur la mêmetonalité nostalgique d'un âge d'orrévolu, d'une peur duvieillissement, du tour de piste detrop. La force de Burt Lancasteraura été de faire œuvre à partir del'érosion de ses tissus d'acteurclassique, de corps titan, d'enfaire le cœur même de ses films.Célébration anatomique de soncorps de star autant qu'œuvre

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cohérente au regard de safilmographie de bon sauvage, TheSwimmer est considéré par Burtlui-même comme son meilleurfilm, malgré son caractèrelongtemps confidentiel.

Produit d'un duo de réalisateurset d'un acteur, The Swimmer estaussi le signe de son temps. Il faitfigure de film transitionnel entrele cinéma classique hollywoodienet le Nouvel Hollywood.

Un film charnière dansUn film charnière dansl'Histoire du cinémal'Histoire du cinéma

The Swimmer plonge dans lapost-modernité en ayant pourthématique la décadence d'uncorps et de son environnement,analogie de l'effondrement ducinéma classique, de ses stars, deson esthétique et de ses codes.Epousant la forme de road movie(aquatique) qui sera reprise pard'autres films du NouvelHollywood, il dépeint Hollywoodcomme un cirque où l'acteur-

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bétail s'essouffle, où les ressortsdu spectacle s'épuisent. Lespropriétés ornées de piscines dufilm renvoient à l'american way oflife peinte par Hockney, à un idéalde réussite, à une société deconsommation transpercés par latrajectoire de Ned, vagabondnageur. Violant la propriétéprivée, passant de l'état de natureaux orgies de caviar et d'alcooldes pool parties de la bonnesociété des WASP, la trajectoire deNed se lit comme une critique ducapitalisme et de la bourgeoisie.

A cet effondrement d'un pan ducinéma américain s'ajoute celui del'idéal masculin qui lui étaitassocié. Cette crise de lamasculinité se manifeste à traversNed qui passe d'une figure deséducteur dominant à celled'impuissant généralisé. Lerapport à la nudité du film opèreégalement un pas hors du cinémaclassique puisque c'est lapremière fois qu'un star de cecalibre y évolue quasiment nu,durant tout le film, y affichemême sa paire de fesses en toute

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décontraction. Si on ajoute à cetattrait pour la nature, levagabondage et la nudité, les sur-impressions et les visionshallucinées qui jalonnent le film,on pourrait presque qualifier TheSwimmer de film beatnik. Maisson allégorie dépasse le contexteaméricain des années 60-70. Filmpolysémique, The Swimmer secharge d'une iconographiereligieuse et mythologique trèsforte.

Un grand bain d'allégoriesUn grand bain d'allégories

A la fin de son étude, ChristopheDamour donne plusieurs pistesd'interprétation du film quidépassent largement son contextesocio-politique ou ses données deproduction. N'obéissant à aucunréalisme spatio-temporel, TheSwimmer cartographie l'espacemental du refoulé de Ned. Al'instar de The House that JackBuilt de Lars Von Trier, il peutêtre vu comme le trajet du spectrequi revisiterait son passé,

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remonterait le styx de sessouvenirs, passant de l'Edenprimitif à l'enfer, au délugeapocalyptique de la séquencefinale. The Swimmer est aussi lerécit de la déconstructiond'un Narcisse ivre de son image.L'élément aquatique, dont lemiroitement réflexif peutaisément être troublé par lesremous, en est le supportidéal. Entre rêve et réalité, il sejoue sur le terrain de la fable quiprend par moments des accentsquasi-mythologiques. Car Ned,c'est aussi Ulysse qui tente deregagner son foyer, de surmonterles épreuves qui le séparent de saPénélope.

The Swimmer donne la sensationd'un film qui, malgré unepaternité confuse, une productionchaotique et une réceptiondésastreuse, a atteint un état degrâce qui a peu d'équivalent dansl'histoire du cinéma américain.

The Swimmer de Frank PerryThe Swimmer de Frank Perry

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de Christophe Damour,de Christophe Damour,collection Contrechamps,collection Contrechamps,Edition Vendémiaire, 144Edition Vendémiaire, 144pages + 8 pages d'illustration,pages + 8 pages d'illustration,parution le 18 octobre.parution le 18 octobre.