speranza, g. sculpture africaine 2008

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CeROArt Conservation, exposition, Restauration d'Objets d'Art 2 | 2008 : Regards contemporains sur la restauration Dossier Sculpture africaine. Blessures et altérité Au-delà de l’exposition « Objets Blessés. La réparation en Afrique » GAETANO SPERANZA Résumés Au delà de la notion de “blessure” relative à l’objet, l’auteur s’attache aux traumatismes culturels résultant de la rencontre entre la sculpture africaine et le monde occidental. Un exemple particulier est celui des instruments de musique ethnographiques, dont la restauration est souvent tributaire des conceptions occidentales. Beyond the notion of « injury » for the object, the author dwells on cultural traumatisms resulting from the meeting between African sculpture and the western world. A particular example is the one of ethnographical musical instruments for which restoration is often tributary of western conceptions. Entrées d'index Mots-clés : restauration, Afrique, ethnographie, réparation, instrument de musique, harpe, objet ethnographique Keywords : restoration, ethnographical object, ethnography , musical instrument, Africa, harp, repair Página 1 de 19 Sculpture africaine. Blessures et altérité 04/03/2011 http://ceroart.revues.org/624

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CeROArtConservation, exposition, Restauration d'Objets d'Art

2 | 2008 :Regards contemporains sur la restaurationDossier

Sculpture africaine. Blessureset altéritéAu-delà de l’exposition « Objets Blessés. La réparation enAfrique »

GAETANO SPERANZA 

Résumés

Au delà de la notion de “blessure” relative à l’objet, l’auteur s’attache aux traumatismesculturels résultant de la rencontre entre la sculpture africaine et le monde occidental. Unexemple particulier est celui des instruments de musique ethnographiques, dont larestauration est souvent tributaire des conceptions occidentales.

Beyond the notion of « injury » for the object, the author dwells on cultural traumatismsresulting from the meeting between African sculpture and the western world. A particularexample is the one of ethnographical musical instruments for which restoration is oftentributary of western conceptions.

Entrées d'index 

Mots-clés : restauration, Afrique, ethnographie, réparation, instrument de musique,harpe, objet ethnographiqueKeywords : restoration, ethnographical object, ethnography , musical instrument, Africa,harp, repair

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Texte intégral 

Introduction

Objets blessés

Fig.1 Statuette Loango

Le Musée du Quai Branly a présenté du 19 juin au 16 septembre 2007

l’exposition « Objets Blessés. La réparation en Afrique ». Après avoir rappelé lesens de l’exposition et les lignes essentielles de son catalogue, cet article analyse

un exemple concret de réparation et de restauration d’une harpe. Nous avonsvoulu ensuite élargir le sens de « blessure » pour rappeler d’autres traumatismes

« culturels » résultant de la rencontre entre la sculpture africaine et le mondeoccidental (la transformation de la harpe d’instrument de musique en support desculpture, la collecte arbitraire, Picasso le cannibale blanc, les dégâts de l’artuniversel). Contrairement aux blessures physiques, ces traumatismes culturels,

bien plus lourds de conséquences, ne peuvent être réparés.

1

L’exposition est née d’une constatation simple : la réparation, très répanduedans tout le continent africain, est pratiquement absente dans les collections

occidentales d’objets africains. En outre, aucune exposition n’avait jamais montrécette activité fondamentale dans la vie sociale et économique africaine et aucune

étude ne lui avait été consacrée.

2

Le catalogue1 essaye pour la première fois de rassembler les quelquesrenseignements encore disponibles et de présenter un embryon d’interprétation.Une linguiste, une restauratrice et une ethnologue examinent le sens général de

cette activité. Un évêque chrétien, une sociologue musulmane et un initié bamanamalien en explorent la signification religeuse. Trois ethnologues examinent les cas

de terrain du Maghreb, des Dogons et du Gabon (désert, savane et forêt). Enfinune critique d’art rappelle l’importance que la blessure et la réparation ont euedans l’art occidental contemporain.

3

En premier lieu nous avons constaté que la réparation augmente la valeur

symbolique individuelle ou collective de l’objet. La cassure d’un objet, notammentd’un objet rituel, est le signe d’un dysfonctionnement social, la réparation n’est

donc pas qu’un acte physique, elle contribue rituellement à rééquilibrer la vie dugroupe.

4

La réparation en Afrique, différente de notre restauration, n’a pas pour objectif 

d’empêcher d’ultérieures dégradations, ni de rendre à l’objet sa lisibilité initiale,elle renouvelle la vie d’un objet et sa fonction, elle doit donc être visible.

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L’œil de la statuette rituelle a été remplacé par un clou

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

Fig.2 Statue Ibo

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Statuette Ibo et détail du bras réparé

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

Fig.3 Une calebasse

Détail de l’important travail de réparation, apparenté à la broderie.

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

Ces réparations, notamment pour les objets rituels, masques et statues, sontassez rustres et les matériaux assez simples : fibres végétales, lanières de cuir ou

de tissus, fil de fer, agrafes et plaques métalliques…

6

La seule exception à cette simplicité est représentée par les calebasses, objets

d’utilisation courante, simples et remplaçables. Les récipients de formes,dimensions et utilisations différentes, fabriqués à partir des calebasses, sontsouvent complétés ou décorés par des ajouts très élégants le plus souvent réalisésen fibres végétales (manches, bords, décorations…). Ce travail très fin se retrouve

naturellement dans les réparations, la calebasse représente ainsi un mondeesthétique à part.

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Harpes

Réparer, restaurer

La décision de réparer un objet plutôt que de le remplacer et l’exécution de la

réparation ont des règles complexes et concernent de nombreux acteurs : anciensd’une famille ou d’un village, artisans, utilisateurs, forgerons, griots, marabouts…

8

Si la réparation donne une nouvelle vie à l’objet, elle confère aussi un pouvoir àcelui qui la réalise.

9

Le concept simple de « réparation autochtone » est rapidement devenu pluscomplexe. D’une part il est vite apparu que ce concept comprenait un important

substrat métaphysique, religieux, social.

10

D’autre part les objets sont abîmés ou modifiés par des « restaurations »pendant et après leur collecte, alors même qu’ils sont rentrés dans nos collectionset dans nos musées occidentaux.

11

Enfin la presque absence d’objets réparés dans nos collections, nous faitréfléchir sur le sens de ce que nous avons dans nos réserves et de ce que nous

exposons.

12

Cet exemple exprime bien les difficultés conceptuelles que l’on rencontre enabordant les questions de la détérioration, de la réparation et de la restauration et

met en évidence les différences entre ces deux derniers concepts.

13

La harpe Zandé est fabriquée le plus souvent par le musicien qui en jouera. En

cas d’accident elle sera réparée par le harpiste de façon à ce qu’elle puisse jouer ànouveau.

14

Pour comprendre les accidents les plus fréquents il faut connaître la structure

organologique de l’instrument2

.

15

Les éléments essentiels d’une harpe sont un manche arqué en bois dur et unecaisse de résonance en bois tendre creuse, de forme ovale cintrée ou non. Le

manche peut porter à son sommet une tête finement sculptée3, il présente cinqtrous à distance régulière Une planchette de bois à cinq trous (cordier) est posée

longitudinalement sur la caisse et fixée à celle-ci avec une filasse torsadée.

16

Le manche s’emboîte dans la caisse et il est rendu solidaire de celle-ci par dutissu.

17

La caisse et le cordier sont recouverts par une peau découpée et cousue en

forme qui est mouillée et laissée sécher pour s’adapter exactement aux formes dela caisse et en ferme la partie supérieure en formant table d’écoute. Cette partie

supérieure de la peau est percée de deux trous (ouïes). Les cinq cordes sont fixéesau cordier et aux cinq clés qui traversent les trous du manche.

18

L’instrument est donc un système solidaire et rigide qui peut être accordé entournant les clés, les cordes sont ainsi tendues entre manche et cordier et

émettent un son très propre (dans d’autres peuples on trouvera des harpes destructures et de formes différentes, avec huit ou même dix cordes…).

19

On ne rentrera pas ici dans la difficile question musicale, sauf pour rappeler quecet instrument accompagne un chant, que la harpe peut être accordéedifféremment pour chaque chant, que le plus souvent deux ou trois instruments

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Fig.4 Harpe Zandé dans le cadre de l’exposition « Objets blessés »

Nous avons décidé de ne pas intervenir sur la peau, ni sur les autres éléments

de l’instrument.

31

La deuxième occasion d’exposer une harpe a été en 2007 au quai Branly. Lesinstruments de musique ne pouvaient pas manquer dans la panoplie des « ObjetsBlessés », parmi ceux-ci nous avons exposé une belle harpe Zandé manquant de

clés et de cordes. Dans cette exposition consacrée aux blessures des objets et àleur réparation, j’ai décidé de présenter la harpe en l’état sans clés ni cordes.

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L’instrument a été présenté sans clés ni cordes, celles-ci n’étant pas essentielle à la compréhension

du discours sur l’objet blessé.

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

Fig 5. Harpe Zandé, corps blessé.

« Blessure » de la harpe, réparée par un empiècement.

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

En outre un dessin de détail attirait l’attention sur l’ouie qui avait été agrandiepar une souris gourmande et réparée par un morceau de peau recousu sur la table.

33

Voici donc un exemple de trois types d’approche à un objet abîmé :34

des réparations autochtones variées pour redonner la voix à l’instrument

des restaurations pour présenter l’instrument complet sans qu’il puisserejouer

la présentation de l’instrument en l’état avec ses manques et ses« blessures ».

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Instrument ou sculpture ?

Traumatismes

Les harpes plus anciennes sont d’origine Zandé (Pitt-Rivers avant 1858, Piaggiaet Antinori 1860-1861, Khédive Ismail d’Egypte 1869, Gessi 1875-1880, Yunker1878…). Il s’agit de bons instruments avec des caisses de résonance profondes et

un bon écartement entre les cordes. Plusieurs de ces harpes récoltées présententune petite tête joliment sculptée au sommet du manche, mais sur le terrain, la

plupart de ces harpes n’étaient pas sculptées, les récolteurs ont été évidemmentattirés par ces petites sculptures. Lors de son voyage dans la région de 1868 à 1871Georg Schweinfurth décrit et fait dessiner des harpes Zandé, tandis que dans soninventaire exhaustif d’objets les harpes Mangbetou sont absentes4.

35

Chez les Mangbetous, voisins des Zandé-Nzakara, on n’a récolté les premièresharpes qu’a partir de 1907 (Mezzetti 1907, Fraipoint 1911…), elles aussi présentantdes petites têtes sculptées avec les typiques crânes déformés et hautes coiffes.Autour de 1910 le roi Okondo décida de reconstruire le palais royal et de redonnerune grande importance à la sculpture, ceci en coïncidence avec la visite desaméricains Lang et Chapin (1909-1915) qui ramenèrent au Smithsonian de

Washington plus de quatre mille objets et avec la visite du commandant Hutereau(1912) qui récoltait aussi de nombreux objets pour le compte du roi Léopold, duvivant ce celui-ci.

36

Ce déchaînement sculptural ne dura que deux décennies.37

La production (et la récolte) de harpes prit un essor important et apparurent

des manches entièrement sculptés représentant des personnages entiers, hommesou femmes.

38

Ces manches sculptés ne permettent pas un bon travail des clés et donc un bonréglage de la tension des cordes. Mais de toute évidence ces manches sculptésétaient très appréciés des importants récolteurs présents et ils devinrent l’élémentessentiel des harpes Mangbetou, au détriment du soin porté à la caisse et à la

qualité du son5

. Ces sculptures n’avaient d’autre objectif que de plaire aux blancset d’augmenter ainsi le prestige du roi.

39

Pour les occidentaux les harpes se sont transformées d’instruments de musiqueà des simples supports de sculpture. Aujourd’hui, sur les marchés occidentaux,

une piètre harpe Mangbetu sculptée d’un personnage entier, vaut mille fois plusqu’un excellent instrument Zandé ou Nzakara non sculpté.

40

Dans nos Musées, le mauvais instrument sculpté sera exposé avantageusementtandis qu’un bon instrument non sculpté sera oublié dans les réserves.

41

Ce détournement de fonction, de la musique au simple agrément visuel, est untraumatisme qui ne trouvera pas de remède.

42

Les blessures sont le résultat d’accidents, de mauvaises conditions deconservation (contact avec un sol humide…), d’animaux (thermites, souris quidétruisent le bois ou les peaux), mais l’exemple des harpes nous a montré que

d’autres traumatismes, encore plus graves, peuvent altérer leur sens.

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La collecte arbitraire

La collecte occidentale d’objets africains entraîne une décontextualisationtraumatisante. Bien sur, les objets collectés trouvent une nouvelle vie dans noscollections et dans nos Musées et on aime à les définir comme des

«ambassadeurs » de leurs cultures. Si par le transfert ils perdent leurs fonctionset leur sens originaires, ils ne deviennent en tout cas pas des « ambassadeurs ».

44

En premier lieu, le choix fait par les collecteurs (voyageurs, militaires, religieux,chercheurs, marchands…) n’a pratiquement jamais eu comme objectif d’êtrereprésentatif d’une culture, d’autres facteurs culturels et commerciaux ontconditionné ce choix : la représentation (avantageuse) de soi à travers les objets

exotiques, la représentation d’un ailleurs imaginaire, la facilité de transport et devente…

45

Le petit objet sculpté en bois que nous appelons « masque » et que nousmontrons dans nos musées, n’est qu’un détail d’une construction élaborée quicomprend coiffes et habits bien plus visibles qui n’arrivent qu’exceptionnellementdans nos collections .

46

Dans de nombreux cas le « visage » n’est pas représenté par une sculpture enbois, mais par des fibres végétales, du tissus ou d’autres matériaux.

47

Les masques peuvent ne sortir que dans le noir, alors les initiés, seuls autorisésà assister au rituel, ne voient que de vagues silhouettes, mais les masques sontsouvent accompagnés du son d’instruments, par exemple les masques Kono des

Bamana accompagnés de tambours à frictions qui émettent une sorte derugissement. Le masque est alors plus représenté par ce son que par lespersonnages. Dans certain cas le masque n’est qu’un son et il n’y a ni sculpture enbois ni coiffes, ni habits, c’est le cas, par exemple, du son du tambour-en-terre àfriction ou du rhombe chez les Dan6.

48

Les masques ne sortent pratiquement jamais seuls, l’exposition d’un seul

masque Dogon ou Pende, ne permet pas de comprendre le sens des défilés quicomprenaient normalement plusieurs dizaines de masques, dansant ensemble ouun à la fois.

49

Dans cette optique de présentation d’un petit objet propre et isolé, collecteurs,

marchands, et, dans le passé, même quelques responsables de Musées n’ont pashésité à « nettoyer » les masques, en modifiant leurs patines et en enlevant lesdernières traces des coiffes et des habits et même en leur arrachant les dent quirisquaient d’effrayer un potentiel acheteur…

50

Les statues aussi font partie d’ensembles complexes. La belle maternité Uhroboprésentée au Pavillon des Session du Louvre faisait partie d’un groupe d’une

dizaine de statues honorant une personnalité importante. Une de ces statues,

seule, n’aurait aucune signification pour les Uhrobo. De la même façon lespoteaux Bongo n’avaient de sens qu’en groupe, représentant des monumentsfunéraires. Ces groupes ne sont pratiquement jamais présentés dans nos Musées,et ils ne sont qu’exceptionnellement documentés par des photographies ou desdessins.

51

Ainsi nous ne présentons que des fragments nettoyés d’une réalité complexe, lesens des objets est perdu. Tous ces renseignements sont perdus dans nos muséeset nos pauvres « ambassadeurs » n’apportent que messages faussés et tronqués.Plus que de blessures il s’agit de la mort des objets, leur nouvelle vie n’a de sens

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Picasso, le cannibale blanc

que dans la vision et dans la culture du « blanc », les objets ont perdu tout lien

avec leur sens originaire.

Les premiers objets africains sont arrivés en Europe dès la fin du XVe siècle,

ramenés par les premiers voyageurs. Parmi les objets les plus anciens on retrouveles ivoires afro-portugais fabriqués par des artisans africains avec déjà uneiconographie mixte, des crocodiles et des serpents voisinant des portraits desoldats portugais7.

53

Pratiquement jusqu’au XIXe siècle n’arrivent chez nous que des ivoires, armes,tissus…les sculptures en bois, sont plutôt détruites sur place comme idoles

païennes que ramenés en Europe comme curiosités. Ce n’est qu’à partir de ladeuxième moitié du XIXe siècle qu’arrivent en Europe des objets en bois, masqueset statues.

54

Ainsi au début du XXe siècle, au moment de la grande révolution des arts

figuratifs en Europe, les artistes purent voir, et posséder, des sculptures

« nègres »8. Toutefois, à ce moment, nos connaissances des cultures africainesétaient pratiquement nulles et même on refusait le concept de culture appliqué àces peuples. Au-delà de références imaginaires et contradictoires, qui allaient du« bon sauvage » au « cannibale effrayant » l’approche des artistes n’était quevisuel et formel.

55

On admirait la « liberté » de ces sculptures, alors que, dans leur contexte, ellesne sont pas du tout « libres », mais, au contraire, strictement codifiées. Elles

n’étaient que différentes de ce que nous étions habitués à voir, la seule « liberté »était celle des artistes européens qui voulaient rompre avec les représentationsclassiques en se référant à des objets « différents».

56

D’ailleurs, les premières expériences d’assimilation consistaient simplement à

représenter certains de ces objets exotiques dans des tableaux (Paul Gauguin 1892-1893, Paul Klee 1897, Henri Matisse 1906-1907, Max Weber 1910, Emile Nolde

1911-1915…), mais d’autres artistes s’inspirèrent de ces formes d’ailleurs pourcasser les vieux codes et canons et inventer de nouvelles formes d’expression.

57

Parmi ceux-ci, Picasso cherchait toute référence à des expressions qui l’auraientaidé à modifier, transformer, l’image de la réalité: des déformations de El Greco

aux touches pré-cubistes de Cézanne, des têtes archaïques de Cerro de los Santos(Espagne) à l’art « nègre ».

58

Mais ces éléments n’étaient pour lui que des instruments d’analyse de la formequ’il métabolisait, transformait, mélangeait et qui ne réapparaissaient dans ses

toiles que filtrés par sa forte personnalité.

59

Certes Picasso et d’autres artistes de son temps ont contribué d’une façon

fondamentale à faire connaître l’art « nègre », mais cette première diffusionn’avait aucune base culturelle, les premières études scientifiques,vraisemblablement inconnues aussi bien des artistes que du grand public,remontent à plus tard9.

60

Et en 1920 Picasso lui même devait déclarer « l’art nègre, connais pas » d’unepart pour confirmer la priorité de sa force créative par rapport à ses sources

d’inspiration, d’autre part pour renier le phénomène de mode superficielle qui61

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Les dégâts de l’art universel

s’était développé autour notamment de l’imagerie africaine, et enfin, peut-être

plus modestement, pour reconnaître son ignorance de ces cultures.Il est d’autant plus intéressant de rappeler qu’un jour Picasso s’amusa à asseoir

une statue océanienne sur une chaise de son atelier et que depuis personne n’ajamais osé l’en sortir. Le maître s’est approprié de la statue et de la chaise et les a

condamnées à vivre ensemble pour l’éternité.

62

L’occident a découvert l’art africain et il s’en est approprié comme s’il s’agissait

de sa propre création artistique, en ignorant l’existence même des cultures quil’ont vraiment produit. Nous ne connaissons qu’un seul système de lecture du fait

artistique et nous souhaitons l’appliquer à des expressions différentes quitte à lesdéformer pour qu’elles rentrent dans notre module, ce qui simplifie aussil’insertion de l’art d’ailleurs dans notre système commercial.

63

Cette uniformisation s’appuie sur l’alibi de donner à l’art d’ailleurs la même

dignité qu’au nôtre. Des disciplines différentes, ethnologie, histoire et histoire de

l’art, n’ont pas su trouver une méthodologie de recherche et un langage communpour percer le sens des arts d’ailleurs.

64

L’art est universel puisqu’il existe partout où l’homme existe, mais les modalitésde sa création, ses paradigmes et les instruments nécessaires à sa compréhensionsont spécifiques à chaque culture.

65

Ainsi nous nous acharnons à vouloir comprendre l’art africain en nous basantsur les deux piliers essentiels de notre histoire de l’art : la datation et l’attribution.

66

Les techniques modernes de datation (carbone 14, thermoluminescence…)laissent une marge d’erreur de plusieurs décennies, elle permettent donc d’avoirune bonne approximation pour des objets très anciens, notamment pour les objetsde fouille. Mais la grande majorité des objets ethnographiques que nous

connaissons sont concentrés sur à peine plus d’un siècle (mi XIXe-mi XXe), il estalors impossible de sérier ces objets dans le temps. Les seules sources disponibles

sont celles, rares, de la récolte et surtout celles ex ante de l’entrée dans lesmusées. Il est donc vain d’espérer reconstituer une « histoire de l’art africain »avec une chronologie précise et exhaustive, des siècles entiers ne sont nullementdocumentés, et les renseignements anciens sont très fragmentaires.

67

En ce qui concerne les attributions, la tradition orale des cultures africaines neprésente pratiquement aucune référence à des artistes, et aujourd’hui tout

souvenir en a disparu complètement10. Malgré ces difficultés, quelques chercheursoccidentaux ont essayé de retrouver des identifications d’artistes en se basant, non

pas sur des données historiques, absentes, mais surtout sur de simplesressemblances formelles entre un petit nombre d’objets11.

68

A l’occasion d’une belle exposition consacrée à l’identification d’artistestraditionnels12 on a même réussi à présenter une centaine de noms pour toutel’Afrique, mais pour la plupart le nombre des œuvres était très réduit etl’attribution incertaine.

69

Dans ces conditions on peut se demander si ces tentatives d’ « occidentaliser »l’histoire de l’art africain à travers la datation et l’attribution ont un sens ou bien si

elles ne servent finalement qu’à rendre les oeuvres africaines artificiellement plusproches aux acheteurs et au marché.

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Conclusion : réparer, restaurer,comprendre

Fig.6 Réparatrice de calebasses

Le sujet apparemment simple de blessure, de réparation et de restauration desobjets africains nous amène à une réflexion sur les traumatismes culturelsrésultant des difficultés de compréhension de l’altérité et à une remise en cause du

sens de nos collections et de nos expositions.

71

Ces collections et ces expositions représentent beaucoup plus nos angoisses etnos structures de pensée que les cultures d’ailleurs, comme si la représentation

(muséologique) de notre monde et celle des mondes des autres devaientobligatoirement se ressembler et cacher blessures et imperfections.

72

Seule une nouvelle approche plus philologique, attentive aux sourcesculturelles, religieuses et sociales de ces objets, pourrait réduire la distance

énorme et croissante entre notre vision et leur sens originaire.

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© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

Notes

1 Gaetano Speranza (sous la direction de). Objets blessés. Musée du quai Branly, 5Continents. Paris 2007.

2 Eric de Dampierre. Harpes Zandé. Klincksieck. Paris 1992.

Gaetano Speranza. Les harpes, dans La parole du fleuve. Cité de la Musique. Paris 1999.

Jean Sébastien Laurenty. « Les cordophones du Congo belge et du Rwanda-Urundi ».Annales du musée royal du Congo belge, 2 vol. Tervuren 1960.

Boniface Ngabondo. La harpe kundi des Zandé de la République Centrafricaine. Mémoirede maitrise. Université de Paris X Nanterre.

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3 Gaetano Speranza. « Sculpter au singulier ». Dans Eric de Dampierre (ed.) Uneesthetique perdue. Presse de l’école normale superièure. Paris 1995.

4 Georg Schweinfurth. The heart of Africa. 2 vol. Trans-Hellen E. Frewer, Harper andBros. New York 1874.

5 Eric de Dampierre et Gaetano Speranza. Cf. infra.

6 Hugo Zemp. « Musique Dan ». Cahiers de l’homme. Mouton § co. et Ecole Pratique desHautes Etudes. Paris 1971.

7 William Fagg. Afro-Portuguese Ivories. London 1959.

8 Jean-Louis Paudrat. Dans William Rubin (Ed.). Primitivism in 20th Century Art. Themuseum of modern art. New York 1984.

9 Carl Einstein. Negerplastik. Leipzig 1915. Franz Boas. Primitive Art. Oslo, Leipzig Paris1927.

10 Pol Pierre Gossiaux. Conserver, restaurer. Ecrire le temps en Afrique . CeRO/Art, n° 1octobre 2007.

11 William Fagg. “A Master Sculptor in the Eastern Congo”. Man, n° 42, 1948. EzioBassani. “Due grandi artisti yombe”. Critica d’arte. N° 178, 1980.

12 Mains de maîtres. Bruxelles 2001

Fig.1 Statuette Loango

L’œil de la statuette rituelle a été remplacé par un clou

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

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Fig.2 Statue Ibo

Statuette Ibo et détail du bras réparé

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

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Fig.3 Une calebasse

Détail de l’important travail de réparation, apparenté à la broderie.

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

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Fig.4 Harpe Zandé dans le cadre de l’exposition « Objetsblessés »

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L’instrument a été présenté sans clés ni cordes, celles-ci n’étant pasessentielle à la compréhension du discours sur l’objet blessé.

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

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Fig 5. Harpe Zandé, corps blessé.

« Blessure » de la harpe, réparée par un empiècement.

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

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Fig.6 Réparatrice de calebasses

© Paris, musée du Quai Branly, © Direction des Musées de France

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gaetano Speranza, « Sculpture africaine. Blessures et altérité », CeROArt [En ligne] ,2 | 2008 , mis en ligne le 13 mars 2009, Consulté le 03 mars 2011. URL :

http://ceroart.revues.org/624

Auteur 

Gaetano SperanzaCommissaire de l’exposition Objets Blessés , membre de la Societé d’ethnologie de ParisX, Nanterre. Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.

Droits d'auteur 

© Tous droits réservés

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CeROArtConservation, exposition, restauration d'objets d'arts

En bref :Revue pluridisciplinaire traitant de la conservation, de l'exposition et de la restauration des

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works of artSujets :

Représentations, Méthodes de traitement et de représentation, Histoire de l'Art, Patrimoine

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Association CeROArtSupport :

Électronique

EISSN :1784-5092

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