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GOETHE SCIENCE DE L:1 NATURE. POI M. L'ABBÉ BOULAY , PROFESSEUR AU GRAND - SEM1NAIRE DE SAINT - DIE .• STRASBOURG, TYPOGRAPHIE DE E.-P. LE ROUX, RUE DES HALLEBARDES, 34. 1869. v ;s ^tfi^ µ^L ,

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GOETHE

SCIENCE DE L:1 NATURE.

POI

M. L'ABBÉ BOULAY ,

PROFESSEUR AU GRAND - SEM1NAIRE DE SAINT- DIE .•

STRASBOURG, TYPOGRAPHIE DE E.-P. LE ROUX,

RUE DES HALLEBARDES, 34.

1869.

v;s

^tfi^ µ^L ,

GOETHE

ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

GOETHE ET LA

SCIENCE DE LA NATURE.

PA R

M. L'ABBÉ BOULAY,

PROFESSEUR AU GRAND-SÉMINAIRE DE SAINT-Dig.

STRASBOURG, TYPOGRAPHIE DE E.-P. LE ROUX,

RUE DES HALLEBARDES, 34.

1869.

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BIOLOGY LIBRARY

G OE THE ET LA

SCIENCE DE LA NATURE.'

« Plus nous étudions notre poète-naturaliste, plus nous sommes

obligés de nous écrier avec Knebel : 0 du Unerschcepllicher' l u Celte exclamation paradoxale se confirme décidément.

Goethe et ses oeuvres ont servi de thème à une multitude de notices et de mémoires; des volumes compactes, publiés récemment, n'ont

pas d'autre objet. Or, chose étrange, on achève la lecture de ces tra-vaux si variés avec la conviction que tout reste à dire sur Goethe. Il a

trouvé des panégyristes ardents, de pieux commentateurs de ses idées,

des compilateurs de ses moindres productions; mais la critique sé-rieuse est loin d'avoir rempli son devoir. Elle n'a pas encore suffisam-ment dégagé et mis en évidence l'homme tel qu'il est; une auréole

d'emprunt continue à dissimuler sa véritable physionomie. Il est temps d'ôter ce masque, la gloire du héros convenu dut-elle en souffrir.

On a bien , çà et là, flétri, comme il convenait, l'immoralité qui

règne dans la plupart des écrits de Goethe; mais on n'a peut-être pas

assez fait ressortir que cette immoralité est la conséquence rigoureuse

de ses principes, une efflorescence naturelle des aberrations philoso-phiques du grand homme.

Dans ces pages consacrées à l'examen des théories scientifiques de Goethe, nous laisserons de côté le littérateur dont nous ne contestons

' «0 homme inépuisable,» — KIRSCHLEGER, La Métamorphose des Plantes de Goethe. Strasb. 1865, p. 18.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

nullement les brillantes qualités. Mais n'est-ce pas assez pour Goethe de ce genre de mérite? Ses admirateurs, par un zèle plus empressé qu'intelligent, ne nuisent-ils pas à la gloire de leur héros, en voulant faire du poète fantaisiste un penseur, un savant digne de compter au nombre des esprits d'élite qui nous ont ouvert des voies nouvelles dans la recherche de la vérité?

Si l'on s'avise, en effet, de placer en regard des éloges les œuvres tant vantées, on reste profondément stupéfait, on se trouve tenté de croire à une mystification.

L'explication de ce phénomène est facile. Nous n'aurotls pas, du reste, le mérite de l'invention; les lignes suivantes 3 extraites fidèle-ment d'une notice de date récente, sont formellesJ: Gceliie est « le futur prophète de la nature; l'auteur qui nous a débarrassés de la scolastique ; qui, le premier, a arboré le drapeau de l'indépendance dans la contemplation de la nature.' » Cherchons à comprendre.

Goethe, prophète de la nature ! Est-ce à dire qu'il soit le créateur des sciences naturelles? Mais il n'existait pas, ou du moins il n'avait com-posé aucun de ses ouvrages traitant d'histoire naturelle, que déjà une phalange de grands hommes avaient consacré leurs veilles à l'interpré-talion des lois du monde physique : Newton , Haller, Linnée,' Bernard de Jussieu, Haüy, Lavoisier, avaient constitué non-seulement l'en-semble, mais encore les principales branches de la science dont nous parlons. Pendant que Linnée perfectionnait le Systema naturce, Goethe écrivait des chansons grivoises, des romans échevelés et malsains. De quel droit vient-on maintenant décerner à ce dernier le titre empha-tique et légèrement blasphématoire de prophète de la nature? Évi-demment la découverte de l'os intermaxillaire dans l'homme et la théorie de la métamorphose des plantes, si tant est que l'honneur de cette découverte et de cette théorie revienne à Goethe, sont de bien faibles titres et ne peuvent mériter tant de gloire à leur auteur,

La véritable raison en est dans ce qui suit : Goethe est « l'auteur qui nous a débarrassés de la scolastique, qui, le premier, a arboré le drapeau de l'indépendance dans la contemplation de la nature.» Voilà bien l'entreprise qui devait lui concilier tant de sympathies. L'indé-pendance dans la contemplation de la nature, telle est la forteresse qu'il s'agit d'emporter à tout prix , parce que cette indépendance en-

KIRSCHLEGER, LOC. Cil., p. Ô.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

(raine avec elle la libre jouissance. Or, le grand obstacle, c'est la sco-lastique, c'est-à-dire la philosophie catholique, l'éternel épouvantail des sophistes.

Les grands naturalistes du XVII° et du XVIII° siècle s'étaient sans doute bien écartés des traditions philosophiques du passé; cependant, par une autre voie, ils aboutissaient au même terme, la glorification de Dieu dans ses oeuvres. Newton tirait de ses Principes mathématiques sur le système du monde les scolies suivantes : u Cet admirable ar-rangement du soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que l'ouvrage d'un être tout-puissant et intelligent

« Cet être infini gouverne tout, non comme l'âme du monde, mais comme le Seigneur de toutes choses.... l'on doit entendre par divinité la puissance suprême non pas seulement sur des êtres matériels, mais sur des êtres pensants qui lui sont soumis.

a 11 est éternel et infini, tout-puissant'et omni-scient.... il connaît tout ce qui est et tout ce qui peut être. Il n'est pas l'éternité ni l'infi-nité, mais il est éternel et infini; il n'est pas la durée ni l'espace, mais il dure et il est présent; il dure toujours et il est présent partout.'

Linnée s'exprimait en des termes non moins explicites. Toutes les thèses de ses élèves et les siennes, renfermées dans le recueil si inté-ressant des Amcenitates academicce commencent et finissent par un hymne à la gloire du Dieu créateur. Linnée n'est-il pas allé jusqu'à dire, dans une dissertation, que Dieu se sert parfois des plantes vé-néneuses pour punir les méchants?'

On avait arboré bien haut le drapeau de l'indépendance dans le domaine de la philosophie : aussi les erreurs les plus monstrueuses y pullulèrent â plaisir; mais les naturalistes, jusque là sincères dans leurs recherches, s'étaient maintenus plus prés de la vérité, et presque tous les ouvrages d'histoire naturelle qui parurent avant la fin du XVIII° siècle, portent un cachet religieux qui les distingue de ceux qui sont venus ensuite. On conçoit facilement que cette direction de la science devait déplaire à certains esprits. Le moyen, en effet, de se livrer à l'étude de la nature, si la conclusion se trouve être comme forcément l'acte de quelque vertu théologique !

' Principes mathématiques de la Philosophie naturelle, traduction de la mar-quise DU CUASTELET, t. II, p. 175-176.

' uPlantas quandoque DEUS O. M. paenarum loco adhibet, cas tanquam causas naturales malorum operum poenas constituendo.n Dissertationis physicm de vegeta-bilibus pars posterior, De fructi/icatione, versus finem.

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Enfin Goethe parut. Cependant la vogue qu'il avait su conquérir comme idéaliste, sem-

bla vouloir le quitter quand la fantaisie le prit de se métamorphoser en naturaliste. Son bagage scientifique était léger, tellement léger même que les gens du métier ne crurent pas devoir s'en occuper. Goethe avait devancé son siècle, nous disent gravement et avec la meilleure bonne foi du monde, certains auteurs qui prétendent ex-pliquer cet échec. Ce ne fut que plus tard, vers le temps où Auguste Comte ébauchait péniblement son lourd positivisme, que l'on comprit tous les services que le poète allemand pouvait rendre h la cause.

On reprit donc ces mémoires et ces notices d'abord dédaignés : la science ne s'en était pas accrue dans l'intervalle, mais le desideratum tant cherché s'y trouvait. Goethe proclamait la vie universelle, l'éter-nité et l'autonomie de la matière sous les formes innombrables quelle est susceptible de revêtir tour à tour. Dés lors, plus de Dieu personnel inquiétant qui pense à juger sa créature; plus de règle morale pour l'individu. L'homme, simple fragment de la vie cosmique, n'a qu'à se laisser aller doucement aux exigences de la loi qui l'entratne dans le tourbillon des êtres.

L'enthousiasme ne connut plus de bornes. Goethe était devenu subi-tement «un génie h l'égard duquel l'examen n'est pas même permis.t» Et plus récemment : «c'est un océan de profondeur et d'étendue, s'écrie M. Kirschleger, on n'a jamais fini avec lui. Il est bien difficile de juger un homme de cette taille-là, nous n'avons pas de métre avec lequel nous puissions le mesurer.' »

En citant l'auteur de ces lignes, nous n'avons nullement l'intention de lui attribuer l'acceptation pure et simple du système esquissé plus haut. Si le savant professeur de botanique h l'École supérieure de pharmacie de Strasbourg s'est exprimé de la sorte, c'est sans doute dans la pensée qu'un nouveau coup de pied, donné h la scolastique après tant d'autres, ferait encore bon effet dans sa notice, prouverait un esprit libéral, à vues larges et vraiment philosophiques. Il a, pen-sons-nous, moins exprimé ses propres convictions, qu'il ne s'est fait l'écho des adulations retentissantes dont Goethe est l'objet.

' Essais de zoologie générale. — Sur les travaux zoologiques et anatomiques de Goethe, par M. ISID. - GEOPPROY SAINT- HILAIRE, p. 181, dans les Nouvelles suites a Buffon.

M. NissamenzR, Goethe naturaliste, p. 1.

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Toutefois nous allons prouver que cet enthousiasme à l'adresse du poète-naturaliste ne peut s'expliquer autrement que nous venons de le faire.

Nous étudierons d'abord sommairement la vie du Prophète de la Nature qu'on nous propose. Cet examen préliminaire de la préparation qu'il avait apportée h l'accomplissement de sa haute mission, rendra plus intelligibles les théories que nous voulons apprécier. Nos conclu-sions en deviendront plus faciles h établir et plus irrécusables.

I.

VIE DE GEMME.

Pr. Naissance et première éducation.

Goethe (Jean-Wolfgang) naquit le 28 aoét 1749, h Francfort-sur-le-Mein. «Son bisaïeul avait été maréchal-ferrant, non loin d'Augs-bourg; son aïeul, tailleur, puis maitre d'auberge h Weidenbusch. Son père, après avoir plaidé, géré des affaires, donné des consulta-tions, avait pris place parmi les notabilités de Francfort et joignait à quelques richesses le titre de conseiller impérial.'»

Il fut élevé conformément aux principes que Jean-Jacques allait bientôt formuler. On le laissa jouir de la liberté d'Émile, et il eut à faire lui-même son éducation. Les grands problèmes qui intéressent notre existence ici-bas, l'occupèrent de bonne heure; malheureuse-ment, privé *des enseignements sublimes de la vérité religieuse qui eussent ravi sa jeune intelligence, il dut se replier sur lui-même. Il s'accoutuma bientôt à regarder la vie comme une propriété qui lui était venue du hasard et dont il ne devait compte h personne. Il se prit dés lors h tout rapporter h sa propre existence. Goethe ne se dé-partit jamais de ces principes qu'il s'était faits pratiquement au début de la vie.

Des maladies cruelles vinrent confirmer ces tendances égoïstes. La souffrance que la foi seule peut expliquer et adoucir, resta, pour

' Biographie universelle de Michaud, nouvelle édition, 1857, t. XVII, p. 57.

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celte nature excessivement impressionnable, un mystère odieux, une amère dérision de la fatalité. De là cette mélancolie sans espoir qui déteint sur presque toutes les oeuvres du poète. Sa mère, dont le plus haut mérite était, parait-il, «de savoir raconter des histoires», ne put dire à son enfant désolé aucune de ces paroles fortifiantes et plei-nement consolatrices dont les mères chrétiennes seules possèdent le secret.

Goethe trouva pourtant dans son coeur assez d'énergie pour ne pas se laisser abattre : il protesta contre la douleur en poursuivant la jouissance dans toutes les directions où il crut possible de l'atteindre. Les instincts de jeune homme eurent libre carrière. Aussi les études classiques ne furent pas les seuls aliments qu'il fournit à sa « libre et universelle curiosité»; nous le trouvons, à l'âge de 15 ans, dans une bande d'escrocs, et mêlant à la culture des beaux arts ales distrac-tions de la débauche.»

Ainsi fut faite l'éducation de Goethe.

II. Études élémentaires de Goethe.

Un des biographes du célébre poète nous apprend que, «à l'âge de 14 ans, il était fort instruit des sciences qu'on ne lui avait pas enseignées et médiocrement de celles qui faisaient l'objet de ses études.' »

H devait en être ainsi d'après ce que nous avons déjà laissé entre-voir des tendances de notre héros.

Beaucoup plus impressionnable qu'intelligent, Goethe se livra sans réserve dans ses premières études, à tous les caprices d'une imagina-tion déréglée, promenant sa curiosité inquiète sur toutes sortes d'ob-jets, sans rien approfondir.

Pendant la guerre de Sept-Ans, un lieutenant français, le comte de Thoranne, logea dans la maison paternelle; c'était un amateur de tableaux. Goethe vit le riche étranger et se fit peintre. Quelque autre jour, la vie isolée des juifs, dans sa patrie, le frappa; il soupçonna du mystère sous les dehors insolites et les moeurs à part de cette caste. Dés ce moment, il n'eut plus de repos jusqu'à ce que, s'étant mis en

Encyclopédie du XIX' siècle, t. XIII , p. 583.

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rapport avec des juifs, il pût se croire initié aux secrets de la cabale. Il étudia par suite un peu d'hébreu, lut quelques chapitres de la Genèse, se prit d'enthousiasme, à bon droit, il est vrai, pour Phis-toire de Joseph. L'impression fut même assez forte pour l'en faire rêver pendant quelque temps. Il allait reprendre après Moise l'histoire de Joseph, il en ferait une épopée, naïve comme l'Odyssée, brillante comme l'Iliade. Homère, pâlissant d'envie, s'avouait déjà vaincu, et le monde littéraire saluait dans son poème un de ces rares chefs—d'oeuvre qui s'échelonnent dans l'histoire à des siècles de distance.

Mais à Francfort il y avait un théâtre : Goethe entreprit de le régé-nérer; il fabriqua même une pièce pour la scène française. li se lia d'amitié avec un jeune comédien de son âge et très-alluré. Ces rela-tions équivoques pour un enfant de bonne famille lui valurent de pouvoir se glisser jusqu'au fond des coulisses. Là son imagination put se repaître du spectacle édifiant des moeurs intimes de la Bohême. Les détails que le poète nous a conservés sur cette époque de sa vie laissent voir quels progrès rapides sa moralité fit en peu de temps.

III. Goethe étudiant en droit.

a Puisque j'existe, je dois être actif.'» Cette réflexion d'Homuncu-lus donc la fiole de Wagner semble avoir été la devise favorite de Goethe. Nous le trouvons, depuis ses plus jeunes années jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans, déployant, dans toutes les directions, une in-croyable activité. H s'occupa de tout, remua toutes les questions scien-tifiques, littéraires, artistiques, et voulut trouver à toutes une solu-tion originale, qui fùt la sienne. ,Mais cet insatiable besoin d'agir était chez lui quelque chose de maladif et de fiévreux. Aussi l'action fut-elle constamment désordonnée, sans mesure, presque toujours en dehors du vrai et de l'honnête. Celte appréciation ressort des faits qui viennent d'être exposés, elle est confirmée par ce qui nous reste à dire. Les «distractions», dont nous avons parlé plus haut, valurent à Goethe, jeune homme de 15 ans, une maladie sérieuse; quand il fut guéri, son père l'envoya faire son droit à l'université de Leipzig.

H commença par afficher un profond mépris pour la logique. H faut

«Dieweil ich bin, muss ich auch thotig sein. Faust, p. 2, 2e acte.

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l'entendre, on n'y croirait pas. «Dans la logique, il me semblait bi-zarre, nous dit-il, que ces grandes opérations de l'esprit que j'avais exécutées dès mon jeune age avec la plus grande facilité, il me fallût les mettre en pièces, les isoler, et presque les détruire pour en dé-couvrir le véritable usage.» Cet aveu, tiré des Mémoires de Goethe, ne laisse rien à désirer; il prouve jusqu'à l'évidence, à raison même de sa naiveté, combien l'intelligence proprement dite était faible chez le grand homme de Francfort. La vérité pure n'exerçait aucun em-pire sur cette nature livrée aux caprices d'une imagination aussi fougueuse que mobile. Cette prédominance des facultés de l'ordre sen-sible le livrait à la merci de toutes les erreurs qu'il rencontrait sur sa route, brillant d'une apparence de grandeur. Ses biographes ob-servent qu'il fit peu de progrès dans l'étude du droit. En revanche, il s'occupa de critique littéraire, mais surtout de gravures à l'eau forte. Il serait devenu sans doute fort habile dans cet art, si les va-peurs acides, que les ouvriers chalcugraphes sont exposés à respirer, ne l'eussent contraint d'y renoncer.

Goethe revint malade dans sa famille, en 1768. Guéri par un alchi-miste, il se fit alchimiste à son tour, et il consacra de longs mois avec sa mère, sous la direction d'une jeune illuminée, à la recherche du sel aérien.

A Strasbourg, oh il se rendit l'année suivante pour y terminer ses études de jurisprudence, nous le trouvons plus actif que nulle part ailleurs. «II se livra avec ardeur à l'étude de la chimie, de l'anatomie, de la médecine et de l'art lui-même des accouchements: » — «Il se livra avec ferveur, dit M. Caro, h l'étude des sciences naturelles, en même temps qu'il s'initiait, sous la direction de Herder, très-jeune encore et déjà célèbre, à l'étude des idées littéraires dans leurs rapports avec les moeurs et à la philosophie de l'art. Il relut avec lui la Bible, Ho-mère, Shakespeare; il apprit à interpréter le langage symbolique de l'art allemand au Moyen-Age; il remonta aux origines des civilisa-tions; il commença à distinguer la poésie artificielle de la poésie na-turelle.'» Il fit plus à Strasbourg. il se fit une religion:.

D'autres admireront sans doute la puissance de ce génie dont l'acti-vité ainsi dispersée pouvait suffire à tout. Nous considérons plutôt les

' Rapport d'Isidore- Geoffroy Saint-Hilaire, p. 157, dans l'ouvrage cité plus haut.

La Philosophie de Goethe, par E. CARO, p. 21.

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résultats et nous voyons que ce pêle-mêle étrange d'objets disparates étudiés superficiellement, sans ordre, sans idée coordonnatrice supé-rieure et vraie, conduisit Goethe h l'amorphe (zum formlosen), pour nous servir d'une expression tirée de son dictionnaire. Il ne sut que rassembler des matériaux incohérents : l'unité manqua. On cherche-rait vainement chez lui un système définitivement arrêté, largement conçu et se développant selon les lois d'une logique quelconque : on ne trouve qu'une collection d'erreurs. Ce ne fut pourtant pas sa faute; car toute sa vie il poursuivit des idées d'unité, tandis qu'il était l'homme le plus incapable peut-être de les concevoir sainement.

Cependant, reçu docteur en droit, alchimiste exercé et un peu sorcier, estimant que « l'or est aussi puissant que Dieu sur la terre», eu outre, chimiste, herboriste, anatomiste, médecin-accoucheur, laissant derrière lui des histoires scandaleuses h toutes ses étapes, Goethe, portant sur l'épaule, en paquet, ses idées neuves sur la phi-losophie et la religion , reprit le chemin• de la patrie en 1771. Les années d'apprentissage étaient finies, il avait passé maitre.

IV. Werther.

De retour à Francfort, le jeune docteur en droit finit par s'ennuyer. Entre deux intrigues amoureuses, il lui avait pris fantaisie de mettre de l'ordre, comme il le dit lui-même, dans les Livres saints. Son procédé était simple et expéditif : il retenait ce qui était à sa conve-nance et rejetait le reste comme apocryphe. Mais ces tentatives d'exé-gèse que l'on pourrait appeler naïves, si elles n'étaient si gravement impies, ne pouvaient l'arrêter longtemps.

Vainement, pour se distraire, Goethe se livrait h des courses va-gabondes dans les campagnes, « allant et revenant comme un mes-sager, de la plaine h la montagne et de la montagne à la plaine.» Vainement, pendant l'hiver, il se livrait à l'exercice du patin «à la fois amusant et salutaire», en déclamant les vers enflammés de Klop-stock, lorsqu'il peint « la nuit qui étend sur les eaux une couche de glace aussi brillante que les étoiles.»

A Wetzlar, oit il se rendit pour des études de jurisprudence, il eut beau « se promener au milieu de riches moissons, rafralchies par la rosée abondante du matin, s'égayer au chant de l'alouette et au

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cri de la caille», il lui restait au coeur un vide impossible à remplir. L'homme frivole, en face de sa propre inanité, se faisait peur à

lui-même. Il s'était habitué h ne voir dans les idées religieuses qu'une source d'émotions poétiques ; la vie, dépouillée de tout but surnaturel, atteignait pour lui son idéal dans la plus grande somme de jouissances matérielles, sans distinction de ce qui est illicite ou permis. Avec de tels principes, on le conçoit, de tristes désenchantements devenaient inévitables. L'idée du suicide se présenta. Écoutons le grand homme, dissertant froidement après coup sur ses impressions d'ailors :

«Le suicide est un événement important dans la vie humaine. On en a déjà beaucoup parlé : c'est un texte sur lequel on a disserté de toute maniére Ce sujet peut cependant encore exciter l'intérét, quand on examine l'influence de chaque époque sur cet acte de la vie, et le point de vue sous lequel il se présente h nous, suivant la différence des temps Il ne s'agit pas ici de ces hommes dont l'activité s'est exercée sur un grand théâtre, et qui dévouaient leur vie au salut d'un empire puissant ou aux intérêts de la liberté Nous parlons de ceux qui, faute de trouver matière h leur activité, et égarés par l'exagération de leurs voeux, se dégoûtent d'une vie qu'ils trouvent trop paisible. Telle était la disposition particulière de mon âme, et je me rappelle au mieux combien je souffrais, que d'efforts je faisais pour m'y soustraire. Je m'occupais 'tranquillement de délibérer sur le choix d'un genre de mort, et voici à peu prés les réflexions que ce sujet me suggérait :

«Se détacher de soi-même, et se détruire complètement est un acte si peu naturel h l'homme, qu'il est presque toujours obligé, pour l'accomplir, de recourir h des moyens mécaniques. Lorsqu'Ajax se jette sur son épée, c'est le poids de son corps qui lui rend le der-nier service. Quand un guerrier recommande h son écuyer de ne pas le laisser tomber dans les mains de l'ennemi, il se repose sur l'assis-tance d'une force morale extérieure. Les femmes cherchent dans les eaux le remède à leur désespoir. A l'aide du mécanisme de l'arme à feu, on accomplit son projet au plus vite et avec le moindre effort pos-sible. La corde est un moyen ignoble : nous n'en parlons pas.... Le poison, l'ouverture des veines, sont des moyens de se séparer lente-ment de la vie.

«J'avais une belle collection d'armes de toute espèce, et dans le nombre, un poignard de prix et bien affilé. Je le plaçais, toutes les

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nuits, à côté de mon lit, et avant d'éteindre ma lumière, j'hésitai plusieurs fois si je ne me l'enfoncerais pas dans le sein ; mais n'ayant jamais pu m'y résoudre, je finis par me moquer de ma folie. Je chas-sai de mon esprit toutes ces lubies d'une imagination malade, et je résolus de vivre.' » •

Il fallait citer ce long fragment tout entier, malgré le profond dé-goût qu'il inspire; difficilement le poète eût pu mieux peindre, sans le vouloir, l'étrange nullité morale de son caractère. Une seule consi-dération le retint, la crainte que ce poignard si bien affilé ne lui fit mal au moment, où passant de la théorie au fait, il se l'enfoncerait dans le cœur. O crainte salutaire qui valut au monde, pour de longues années encore, un genie dont les idées étaient si élevées, les sentiments si généreux, et le sang-froid si digne d'éloges !

Goethe se vengea de n'avoir pu se tuer. «Pour retrouver quelque satisfaction dans la vie, nous dit-il, j'eus besoin de consigner, dans une composition poétique, tout ce que ce sujet important m'avait inspiré de sentiments, d'idées et même d'illusions. Je rassemblai donc les matériaux de cet ouvrage, qui fermentaient dans ma tète depuis quelques années. Je me représentai tous les événements qui m'avaient causé le plus de peine et de chagrin.» Quand tout ce bagage fut prêt, il le mit sur le compte d'un jeune écervelé qui avait eu le triste courage d'aller jusqu'au bout, et le roman de Werther parut.

Comme il l'avoue, du reste, Goethe git tout entier dans ce drame odieux. On y retrouve l'homme qui ne craint pas Dieu , mais qui croit à l'influence des astres; l'homme qui, profondément égoïste, ne voit de bonheur que dans la satisfaction de ses appétits grossiers; l'homme cynique qui expose à tous les regards l'ignoble état de son âme avilie; enfin et surtout l'écrivain corrupteur qui se plait h revêtir le crime d'appâts séduisants, qui profane les sentiments respectables d'hon-neur, de générosité et d'amitié vraie, en les associant aux instincts coupables de son héros.

Mémoires de Goethe, traduits par AUBERT DE VITRY, t. II, p. 37 et suiv.

12 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

§ V. Resuuté succinct de la rie de Goethe, depuis la publication de Werther jusqu'à sa »tort.

Il serait trop long de suivre Goethe pas à pas dans tout le détail des petits événements qui remplirent sa longue existence. Ce récit d'ail-leurs, pour offrir quelque intérêt, n'aurait qu'un rapport trop éloi-gné avec le but que nous nous proposons. Nous nous contenterons de citer ici les principales dates ; ce seront des points de repère auxquels nous rattacherons la suite de nos études.

Le roman de Werther avait paru en 1774: l'année suivante, Goethe fit d'assez longs voyages, sur les bords du Rhin, avec deux autres rêveurs, Lavater et Basedow. Goethe et Lavater étaient liés de-puis quelque temps déjà par un commerce épistolaire. Leur première entrevue fut très-cordiale et ils s'embrassèrent avec les démonstrations de l'amitié la plus vive. Lavater, toutefois, ne parut pas pleinement satisfait de la physionomie de son jeune ami, et il laissa voir, par quelques exclamations singulières, qu'il avait espéré le trouver au-trement. Goethe n'oublia jamais cet incident. Il s'en vengea plus tard, en figurant Lavater dans Faust sous la forme d'une autruche.

On ne pouvait conserver l'amitié du poète qu'à des conditions pas-sablement difficiles. Il fallait d'une part une dose considérable de pa-tience et de bonhomie qui permit de s'intéresser à toutes ses rêveries , et de l'autre, une intelligence assez médiocre pour se laisser éblouir à l'aspect du clinquant dont il était galvanisé.

Quant à Basedow, Goethe ne nous en a guère conservé que deux traits : sa manie de déclamer contre le dogme de la Trinité et celle a de fumer continuellement de mauvais tabac.... Il était sans cesse occupé à faire prendre feu à son amadou, qui le disputait au tabac, pour empester l'air autour de lui, et il prenait un malin plaisir à m'empoisonner de ce maudit ingrédient, que je voulais classer dans l'histoire naturelle, sous la dénomination de l'amadou puant de Basedow.' »

Ce fut aussi vers le même temps que Goethe se prit d'un bel en-thousiasme pour les sophismes de Spinosa. Nous reviendrons sur ce sujet.

' Mémoires de Gm1he, t. i t, p. 85.

GOETUE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 13

Cependant la réputation littéraire du docteur en droit grandissait. Charles-Auguste, prince héréditaire de Saxe-Weimar, passant h Francfort, voulut le voir. Dans une circonstance aussi rare, Goethe fut souple, insinuant; il déploya toute l'habileté, toute la finesse d'un courtisan consommé. Le prince fut content de lui : la fortune de Goethe était faite.

Charles-Auguste était it peine monté sur le trône de Saxe-Weimar, qu'il faisait venir le poète auprès de lui (1776). Nommé d'abord con-seiller de légation, avec droit de séance et de vote au conseil privé, Goethe devint membre titulaire de ce dernier conseil, en 1779. Son étoile de prédilection lui resta fidèle jusqu'au bout; car, en 1782, le duc le nommait président de la Chambre des finances, lui accordait des lettres de noblesse, et enfin le créait premier ministre, en 1817, charge qu'il conserva jusqu'à la mort de Charles-Auguste (1828).

En 1779, Goethe accompagna son prince dans un voyage en Suisse. Quelques années plus tard, il entreprenait successivement deux voyages en Italie; il s'arrêta quelque temps â Venise, lt Florence, h Rome et h Naples. Nous laisserons de côté son admiration trop païenne pour les chefs-d'oeuvre de l'art antique; quant aux observations qu'il fit, pendant ces voyages, sur la religion et sur divers sujets d'his-toire naturelle, elles trouveront bientôt leur place dans nos études. Nous n'avons donc rien è en dire de plus pour le moment.

En 1792, il fit en Champagne un voyage moins agréable; il dut accompagner son prince dans l'armée prussienne, commandée par le duc de Brunswick, contre la France. Les Allemands avaient compté sur une victoire facile ; ils furent déçus. Goethe n'eut pas même le plaisir de contempler, en lieu sûr, l'effet pittoresque d'une bataille. Il fut réduit k bivaquer, pendant quelques jours, dans les défilés de l'Argonne, au milieu de la pluie et de la boue, puis il fallut battre en retraite. Il étudiait alors l'optique et il s'imaginait avoir renversé la théorie de Newton sur les couleurs; mais nous verrons que son triomphe n'était pas moins illusoire que celui de l'armée prussienne.

Cependant la gloire de Goethe allait toujours croissant. Napoléon, passant lt Erfurth, voulut le voir, et il orna lui-même la poi-trine du poète de l'insigne de grand-croix de la Légion-d'Honneur. L'empereur de Russie lui conféra l'ordre de Saint-Alexandre. Il put jouir de sa gloire et de tous les avantages matériels que procure une position élevée, pendant une vieillesse longue et peu troublée.

14 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Nous recommandons h nos lecteurs le portrait suivant de Goethe, arrivé au terme de sa carrière :

«Il devint calme, solennel, inaccessible aux folles passions, aux vaines chimères. La puissance d'intelligence qu'il eût déployée h la piste du plaisir, ou sous les drapeaux d'une rébellion patriotique, il la fit briller plus haute encore dans l'exercice ininterrompu de la sagesse. Nous l'avons dit, Goethe alla toujours s'agrandissant; mais nous ne le disions que de l'intelligence, il faut le dire aussi du carac-tère. Primitivement il avait des éléments de grandeur : il était grand par une face; plus tard il fut grand sans restriction.'»

Oserons-nous mettre en regard de ce génie colossal un de ses pro-duits, une image tracée, non par un autre, mais par lui-même?

C'était en 1813, le jour des funérailles de Wieland. Falk, un de ces amis souples dont nous avons parlé plus haut, vint chez M. de Goethe. On parla de la perte que l'Allemagne venait de faire. Après quelques phrases insignifiantes, Falk dit :

«Que croyez-vous que lame de Wieland puisse entendre dans ce moment-ci même?»

«Rien de mesquin! dit Goethe, rien d'indigne d'elle; rien qui ne soit en harmonie avec la grandeur morale qu'il a montrée pendant toute sa vie! Mais, ajouta-t-il , pour être bien compris de vous, comme je ne traite pas cette question souvent, il faut que je la re-prenne d'un peu plus haut

«Jamais, en aucune circonstance, il ne peut être question dans la nature de la disparition des puissances qui animaient de pareilles âmes ; la nature ne dissipe pas ses capitaux d'une main aussi pro-digue

«Vous savez depuis longtemps que les idées qui ne trouvent pas dans le monde des sens un appui solide, quelle que soit la va-leur qu'elles conservent pour moi, ne sont pas, dans mon esprit, des certitudes, parce que, en face de la nature, je ne veux pas supposer et croire, mais savoir. — Ainsi, ai-je agi pour l'existence personnelle de notre âme après la mort. Elle n'est nullement en contradiction avec les observations prolongées, pendant des années, que j'ai faites sur notre constitution et sur la constitution de tous les êtres de la nature — Mais combien de parties de notre être méritent de per-

' Biographie universelle de Michaud, loc. cit., p. 67.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 15

sister et de durer après notre mort? ...... Je me contente, quant à présent, des remarques suivantes. Les derniers éléments primitifs de tous les êtres, et, pour ainsi dire, les points initiaux de tout ce qui apparait dans la nature, se partagent, suivant moi, en différentes classes et forment une hiérarchie. Ces éléments, on peut les appeler des âmes, puisqu'elles animent tout, mais appelons-les plutôt mo-nades.... Eh bien 1 ces monades, l'expérience (?) nous montre qu'il y en a de si petites, de si faibles, qu'elles ne sont propres qu'à une existence et à un service subordonnés. D'autres, au contraire, sont très-puissantes et très-énergiques. Celles-ci attirent de force dans leur cercle tous les éléments inférieurs qui les approchent, et les font de-venir ainsi partie intégrante de ce qu'elles doivent animer, soit d'un corps humain, soit d'une plante, soit d'un animal, soit d'une orga-nisation plus haute (?), par exemple, d'une étoile....

«Chaque soleil, chaque planète, porte en soi-même une haute idée, une haute destinée, qui rend son développement aussi régulier et soumis à la même loi que le développement d'un rosier.... Il ne faut pas nous laisser induire en erreur par les larves, formes transi-toires que prend la monade dans le cours de son développement.

«.... Le moment de la mort est justement celui où la monade prin-cipale, la monade reine dégage ses anciens sujets de leur fidèle ser-vice... Après la cessation de la vie, chaque monade va rejoindre les monades de son espèce là où elles sont, dans l'eau, dans l'air, dans la terre, dans le feu, dans les étoiles; et le penchant secret qui les y conduit renferme en même temps le secret de leur destination future.

«Pour l'anéantissement, il n'y a pas à y penser; mais être saisi par une monade puissante, et cependant d'ordre inférieur, et rester sous sa domination , c'est là un danger réel pour nous, et la simple obser-vation de la nature ne m'a pas, pour ma part, mis tout à fait à l'abri de cette crainte.»

A cet instant, un chien dans la rue fit entendre plusieurs aboie-ments. Goethe, qui avait une antipathie innée contre les chiens, s'é-lança vivement à la fenêtre et cria : «Fais tout ce que tu voudras, Larve, je saurai bien m'arranger de manière à ce que tu ne m'attrapes et ne me soumettes pas à toi .' »

' La Philosophie de Goethe, par E. CARO. Appendice, p. 401 et suiv.

16 GOETHE RT LA SCIENCE DE LA NATURE.

Qui n'admirerait avec nous le caractère vraiment «solennel » du poète luttant d'éloquence avec le roquet jappant dans la rue? Qui ne s'inclinerait profondément devant cet homme a grand sans restriction , inaccessible aux folles passions, aux vaines chimères?» Qui ne pro-clamerait divine l'intelligence assez haute pour créer, d'après l'obser-vation et l'expérience , cette belle théorie des monades? Ou plutôt ne sommes-nous pas en présence d'un de ces chdliments terribles que, à partir de Satan jusqu'à nos jours, Dieu tire de ces esprits superbes qui refusent de s'éclairer à sa lumière ?

On se rappelle involontairement les paroles de l'apôtre : a Ils ont connu Dieu, mais ils n'ont pas voulu lui rendre gloire, ni recon-naltre rien tenir de lui. C'est pourquoi ils se sont évanouis dans leurs propres rêveries; leur coeur s'est obscurci dans la folie. Ils ont pris le nom de sages et ils étaient fous.' n

Goethe mourut, le 22 mars 1832, «en aspirant à plus de lumière.)) Il était age de 83 ans.

Nous n'avons pas à donner ici le catalogue de ses trop nombreux écrits : romans, drames, travaux de critique littéraire et artistique, poésies légères, etc. Les personnes que cela pourrait intéresser, trou-veront facilement ailleurs tous les renseignements désirables.

La Biographie universelle de Michaud, article Grethe, contient une liste très-étendue des ouvrages du poète. M. Jacques Porchat a publié récemment une traduction nouvelle. des OEuvres de Goethe, en dix volumes in-8°. Il a paru deux éditions du texte des OEuvres corn-plétes; la première à Stuttgart, chez Cota (1817-1842), en soixante volumes; la deuxième, également à Stuttgart (1851) en trente vo-lumes.

Nous terminerons cette première partie de notre travail par la ci-tation des lignes suivantes qui compléteront ce que nous avions à dire sur la vie et le caractère moral de Goethe :

«Goethe était doué d'une immense aptitude à recevoir des impres-sions diverses, à les coordonner et à les reproduire sous une forme harmonieuse et poétique; mais le don de la création lui fut refusé. Il recueillit certaines idées, flatta certaines passions, exprima les unes

Rom., L, 21.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 17

et les autres dans un langage imagé, accessible au vulgaire. Voilà l'explication de son prestige. 11 atteignit quelquefois aux limites du grandiose, il ne fut jamais grand....

«Goethe ne s'est jamais élevé au-dessus de la conception de la na-ture physique. Derrière le monde, au-dessus du monde, il n'a rien aperçu.

«Certains hommes ont compensé la faiblesse de l'esprit par la no-blesse des sentiments. De ce côté, Goethe n'a rien pour se racheter. Sa biographie, écrite pourtant par ses admirateurs, dénote une com-plète sécheresse de coeur, une indifférence superbe pour tout ce qui n'est pas lui, un égoïsme naïf qui se combine avec un orgueil incom-mensurable. Notez qu'il ne trouve pas d'excuse dans une nature froide que rien n'émeut. Goethe a connu les égarements des sens. On dirait qu'il y a cédé en pleine connaissance de cause, avec l'entière con-science de sa responsabilité.... H analyse, impassible et souriant, ses propres sensations, les sensations de ses complices et de ses victimes; le résultat de ce travail délicat et intime, il le livre complaisamment et bruyamment ii la curiosité indiscrète de ses contemporains....

«Plus tard, quand il veut une compagne, oit va-t-il la chercher? Sur qui tombe son choix? Sur une personne belle et stupide. C'est lui-même qui le dit et qui s'en vante. Ses yeux seront charmés et ses instincts de domination intellectuelle pleinement satisfaits. N'a-t-il pas besoin d'être adoré? Ne lui faut-il pas un culte domestique? Plus les adorateurs sont bas placés dans l'échelle de l'intelligence, plus l'idole sera encensée. Place au Dieu Goethe I

«Goethe n'a donc rien qui attire nos sympathies.' Son talent, dont on ne peut nier la souplesse, ni une certaine élévation plus apparente que réelle, est surtout vulgarisateur. Malheureusement il a popula-risé des idées fausses et détestables.... Otez les qualités prétendues d'un style par trop germanique pour plaire au goût français, vous trouverez des pensées dont la hardiesse touche â l'extravagance, dont l'originalité dégénère souvent en bizarrerie.

«Le théâtre de Goethe nous parait en somme médiocre.

' M. Kirschleger, sans le vouloir, a bien rendu la même idée. Il rappelle que Goethe avait écrit sur la métamorphose des plantes et des animaux deux «Élégies qu'il adressa tout spécialement à son amie, qui, plus tard, devint sa femme, à Christiane Vulpins, qui l'accompagnait partout dans ses voyages, et qui était de-venue pour lui une espèce de famulus, d'âme dévouée, je ne dirai pas damnée.* — Goethe naturaliste, p. 20.

Gasres.

18 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

a Faust a été énormément vanté ; mais H convient d'en rabaisser notablement le prix. La première partie n'est, au fond , qu'une aven-ture de grisette et d'étudiant, quelque chose comme une historiette du Quartier-Latin, du vieux Quartier-Latin. Murger, moins poétique, n'est pas plus immoral, et il a l'avantage du naturel et de la vérité. Goethe n'a pas même le mérite de l'invention, puisque le docteur qui vend son âme et le diable qui l'achète, avaient plusieurs fois figuré dans la légende allemande. Quant à la seconde partie, de l'aveu de tout le monde, elle est parfaitement incompréhensible.... L'auteur de Faust nous transporte dans tous les pays, dans tous les temps. Il nous tait assister successivement aux scènes des sorcières de Wal-purgis, aux délibérations politiques de l'empereur d'Allemagne, aux sanglantes péripéties de la guerre de Troie, aux travaux industriels des temps modernes. Ici nous sommes sur la terre; tournez le feuillet nous voilà dans le ciel. Quel lien réunit et fait tenir ensemble des morceaux si disparates? Est-ce le personnage de Faust, qui se re-trouve toujours et partout, jouant sans cesse de nouveaux rôles, et cherchant le pardon et la félicité parfaite, qui fuient perpétuellement devant lui ? Il finit pourtant par être sauvé. Grâce à quel expédient ? Nous n'oserions l'indiquer.... L'auteur semble ignorer que lorsqu'on a fait le mal, le premier devoir est de le réparer; que la souillure produite ne s'efface que par l'humilité de l'aveu et la sincérité du re-pentir. H ne soupçonne pas la force, la douceur, la paix qui résultent de l'expiation volontairement acceptée et courageusement subie ; il n'a pas l'air de comprendre que toute infraction à la loi morale est une blessure de !'âme qui appelle un remède, une déchéance dont on ne se relève que par un effort.'»

1 l.

PHILOSOPHIE DO GOETHE.'

Un des principaux artifices auxquels les novateurs du XVI* siècle eurent recours, fut d'exagérer la valeur et les droits de la raison indi-viduelle; ils en firent une machine de guerre pour combattre, en ma-

' L$oNCB DB LA RALLAYE, dans le Monde, numéro du 15 février 1866. Goethe n'a pas de philosophie; si nous en parlons, c'est par antiphrase. Nous

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 19

tiére de foi, l'autorité divine deYlzglise catholique. A les entendre, chacun pouvait, A l'aide de la Bible, composer le symbole de sa croyance : le Pape et les catholiques seuls ne pouvaient que se tromper.

L'appât jeté aux passions humaines fut avidement saisi. Toutefois il était dés lors évident que ces concessions n'étaient pas sans arrière-pensée. Les violents anathèmes que Luther, Zwingle et Carlostadt se lançaient réciproquement, le bûcher sur lequel périt Michel Servet, montraient bien quel genre de liberté ces nouveaux messies enten-daient laisser A leurs adeptes. De fait, les protestants n'ont réussi qu'à s'affranchir du joug de la vérité ; its sont restés asservis A l'enseigne-ment mobile et sans boussole de leurs ministres.

Goethe prit au sérieux le principe fondamental du protestantisme et il l'appliqua. ll ne craignit pas d'aborder et de trancher, avec les seules ressources de son imagination, en dehors de toute donnée tra-ditionnelle, les questions les plus graves qui puissent être agitées sur le terrain des idées philosophiques et religieuses. Il est vraiment ins-tructif de voir cet homme que l'Allemagne protestante vénère comme une de ses gloires, jeter au vent, l'un après l'autre, les derniers fragments de vérité qu'il avait reçus en héritage de ses pères, pour finir avec la métempsychose, et redouter, dans le chien qui aboie mal A propos, le pronostic d'une destinée future moins honorable.

Nous allons suivre Goethe dans ce travail d'élimination qu'il pour-suivit jusqu'au terme de sa carrière.

5 ler. Existence d'un Dieu créateur, personnel et distinct du monde.

Goethe parait avoir admis, dans son enfance, cette vérité capitale; mais sa foi ne tarda pas A chanceler. Les désastres causés par le trem-blement de terre de Lisbonne, en 1755, firent naître dans l'esprit de cet enfant de six ans des doutes, qu'il ne put calmer, sur la justice et la sagesse de la Providence. a Tout enfant que j'étais, nous dit-il, je ne fus pas peu troublé par les récits dont mes oreilles étaient sans cesse .

ne voulons que réunir, sous un titre commun , les principales erreurs qu'il a disséminées dans ses écrits sur diverses questions philosophiques ou religieuses. Nous protestons contre cette manie de décorer du nom de philosophie ce qui n'est au fond qu'un amas incohérent de rêveries sans consistance.

20 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

frappées. Ce Dieu, créateur et conservateur du ciel et de la terre, que le premier article de ma foi me montrait si sage et si bienfaisant, me semblait avoir dérogé h sa bonté paternelle, en frappant du même coup les bons et les méchants. En vain ma jeune âme luttait contre une impression affligeante; elle réussissait d'autant moins h en triom-pher, que les hommes les plus éclairés ne pouvaient pas eux-mêmes s'accorder sur la manière dont on devait envisager un semblable phé-nomène.'» Dans le cours de son récit, Goethe revient sur ces incerti-tudes qu'il ne désavoue nulle part.

Plus tard , pendant la maladie qui l'avait ramené de Leipzig dans sa famille, une jeune illuminée voulut expliquer son humeur noire en disant que sans doute son âme n'était pas en paix avec Dieu; mais Goethe s'empressa de répondre h cette insinuation que «c'était plutôt Dieu qui était en retard avec lui et qu'il négligeait de seconder sa bonne volonté.'»

C'est lui-même qui se vante de ces blasphémes. Il nous raconte aussi comment, vers l'âge de vingt-cinq ans, il entendait les rapports de la science avec la foi :

«Quant h la foi, disait-il, l'important est de croire; l'objet de la foi est tout d fait indifferent. La foi est un sentiment profond de sécurité dans le présent et pour l'avenir, qui naît de la confiance dans un être suprême, tout-puissant et inaccessible. La science est tout autre chose. Il ne s'agit pas ici précisément de savoir, mais de l'objet, de la valeur et du degré de nos connaissances. La science et la foi sont directement opposées.'

Ces étranges déclarations de Goethe h ses amis, an fond, n'étaient pas de lui ; il avait pris h Jacobi , le philosophe de l'instinct, cette définition de la foi, qui transforme, en un sentiment vague et sans appui, l'assentiment que notre intelligence donne aux vérités révélées, assentiment qui ne saurait porter h faux puisqu'il repose sur l'auto-rité de Dieu lui-même. Ajoutons pourtant que Goethe ne tenait pas h ces maximes qu'il développait h l'occasion; ce n'était pour lui que des demi-vérités. On pourrait croire, en effet, que le texte cité con-

' Méta., liv. I. Traduct. citée, t. I., p. 16-17. On sera moins surpris de cette der-nière réflexion quand on saura que ces hommes éclairés, aux yeux de Goethe, étaient simplement Voltaire et Rousseau, deux hommes assurément mal renseignés sur la conduite providentielle de Dieu dans le monde.

Mém., liv. VIII. ' Ibid., liv. XIV.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 21

tient encore la reconnaissance d'un Dieu personnel, tandis que la vé-rité complète différait totalement, dans l'esprit du poète, de cette interprétation vulgaire.

Goethe venait de lire Spinoza. « Après avoir vainement cherché dans le monde entier un moyen

de culture pour ma nature singulière, je finis par rencontrer l' E-thique. Ce que j'ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j'ai pu y mettre du mien, je ne saurais en rendre compte. Mais j'y trouvais l'apaisement de mes passions (?); une grande et belle perspective sur le monde phy-sique et le monde moral semblait s'ouvrir devant moi.' »

Le Juif d'Amsterdam ne pouvait rencontrer un disciple mieux pré-paré. Goethe n'avait-il pas répudié la logique, cet art qui apprend a discerner le vrai du faux? Son Arne, enivrée de joies sensuelles, haïs-sait d'instinct la vérité; mais ii lui fallait des sophismes qui.pussent l'étourdir. Le terrain était donc prêt. a L'ivraie des doctrines spino-zistes pouvait y multiplier ses racines sans obstacle et couronner ses tiges de lourds épis.'»

«Dans la nature des choses, ii n'y a rien de contingent; tout est déterminé à exister, a opérer d'une certaine manière par la nature divine. L'essence des choses produites par Dieu ne comprend point leur existence. Dieu seul est la cause de l'un et de l'autre. L'homme n'est pas une substance; l'essence de l'homme est constituée par le mode de certains attributs divins; elle est une portion de l'intelli-gence infinie de Dieu.'» Goethe retint ces leçons du mitre.

La substance unique, infinie, éternelle, a la fois créatrice et créa-ture, agissant fatalement, légitimant tous les crimes, voilà le Dieu qu'il fallait à Goethe. Voilà le dada (Steckenpferd), dont ce génie sublime ne pourra plus se défaire.

«La nature agit, dit-il, d'après des lois éternelles, nécessaires et à ce point divines, que la divinité même n'y peut rien changer.'

« Aussi loin que l'oreille puisse entendre, aussi loin que l'oeil puisse

Min., liv. XIV. ' «l.uxuriari Wells lolium prao gravidis aristis, et radices la;lissime agere. n

J. BRUCKERI, Historia crilica philosophim, t. IV, pars allers, p. 688. Lipsive, 1744.

' Ethices, pars I, prop. 21, 25, 29; pars II, delio. I, prop. 10, 11; V. DE GE-RANDO, flirt. 1. VI, p. 413.

' .0 m., liv. XVI.

22 ROSTRE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

atteindre, vous ne saisissez que le connu qui Lui (à Dieu) res-semble...»

«Que serait un Dieu, qui ne donnerait l'impulsion que du dehors, qui ferait tourner l'Univers en cercle autour de son doigt? Il lui sied de mouvoir le monde dans l'intérieur, de porter la nature en lui-même, et de résider à son tour dans la nature...

a Tout s'efforce, avec une audace divine, de se surpasser; l'eau sté-rile veut verdoyer, et chaque grain de poussière s'anime...

«Pour se retrouver dans l'infini, l'individu s'évanouit volontiers; là s'apaisent tous les chagrins; au lieu de désirs brûlants, de vouloirs énergiques, d'exigences pénibles, de devoirs rigoureux, s'abandonner est une jouissance.

« Arne du monde! viens nous remplir. Lutter avec le génie du monde, c'est la plus noble destination de nos forces.' »

«C'est l'exemple de l'homme aux sentiments nobles et compatis-sants, qui nous apprend ce que nous croyons au sujet de ces êtres su-périeurs, inconnus, que nous ne faisons que pressentir. Car la nature agit sans discernement. Le soleil luit sur le méchant et sur le juste; la lune et les étoiles brillent d'un même éclat sur la tête du coupable et sur celle de l'homme de bien. L'homme seul doit récompenser le bien, punir le mal, guérir et sauver, consolider à propos ce qui chancelle et s'égare. Et nous honorons les immortels, comme s'ils étaient des hommes, comme s'ils faisaient en grand, ce que l'homme vertueux fait en petit' ! »

Cependant la muse théologico-philosophique de Goethe ne dictait pas toujours b son favori des niaiseries aussi placides; parfois l'im-piété grossière fait explosion et s'exprime en affreux blasphémes.

«O Dieux ! Dieux puissants, dans le vaste ciel, là-haut ! donnez à nous autres qui sommes sur la terre, un sens droit et bon courage. Nous vous laisserons de grand coeur vos biens et votre vaste ciel lit-haut ! »

Citons surtout les provocations que Prométhée adressait b Jupiters : u Couvre ton ciel d'épais nuages, d Jupiter! semblable à un enfant

qui abat des têtes de chardons, exerce-toi contre les chênes et les hau- teurs de le montagne. Il faudra bien que tu laisses debout et ma terre

' Poésies : Dieu et le monde. Poésies : Le Divin (Das Gcellliche).

3 Poésies : Menschengejühl.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. -23

et ma cabane que tu n'as point bâtie, et mon foyer et sa flamme que tu m'envies.

«Je ne connais rien de plus misérable sous le soleil que vous, 6 Dieux ! Vous nourrissez tristement votre majesté d'offrandes et de fu-mée d'encens; sans les enfants et les mendiants, pleins de folles espé-rances, il vous faudrait mourir de faim.

«Lorsque j'étais jeune et dans l'ignorance, je tournais vers le soleil mon regard trompé, comme s'il dût y avoir par delà une oreille pour entendre mes plaintes, un coeur, comme le mien, pour avoir pitié de l'afflige.

«Qui m'a soutenu contre l'arrogance des Titans? Qui m'a sauvé de la mort, de l'esclavage? N'est-ce pas toi, qui as tout fait, toi, 6 mon coeur brûlant d'une sainte ardeur? Toi, qui, dans les jours de ta jeunesse simple et abusée, offrais des actions de grâces à Celui qui dort là-haut !

a Moi t'honorer? Et pourquoi? As-tu jamais adouci les souffrances del'opprimé? As-tu jamais essuyé les larmes de celui qui est dans l'angoisse ? N'est-ce pas la toute-puissance du temps et l'éternel des-tin qui m'ont façonné en homme, eux, mes maîtres et les tiens !

« ...Ici je forme des hommes à mon image, une race qui me res-semblera, pour souffrir et pleurer, pour goûter la joie et le plaisir et pour te mépriser, comme moi I u

« Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de ces fragments, dit ici M. Caro, ils n'ont d'antique rien absolument que le titre général... Ils sont tout modernes d'accent et de pensée.'»

Ces strophes résument sous une forme transparente tous les griefs de Goethe contre le vrai Dieu ; c'est l'expression naive de la haine in-fernale qui animait ce vrai Méphistophélès. S'il était possible d'en douter, que l'on se rappelle les passages suivants, extraits des Mé-moires du poète. Nous avons déjà cité les réflexions qui lui furent ins-pirées par le tremblement de terre de Lisbonne. Il continue : «L'été

suivant, nous eûmes l'occasion d'apprendre à connaître de plus prés ce Dieu courroucé dont il est si souvent question dans l'ancien Testa-ment. Un orage terrible éclata subitement; la grêle brisa, au milieu

' La Philosophic de Goethe, par E. CARO, p. 230.

24 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

de coups de tonnerre et d'éclairs, les glaces neuves de la partie de notre maison exposée au couchant; des meubles neufs, quelques livres précieux et divers objets de prix furent endommagés ; nous autres enfants, nous fûmes d'autant plus effrayés que les gens de la maison s'étaient précipités dehors, au milieu de l'obscurité, et s'elTor-çaient, h genoux, de fléchir la colère divine, par d'affreux hurle-ments.' »

Qui ne voit ici la traduction en prose des premières strophes du discours de Prométhée h Jupiter? Les dernières se retrouvent dans les lignes suivantes :

«En définitive, l'homme se voit toujours mis dans le cas de ne pouvoir compter que sur lui-même. H semble que la divinité soit avec l'homme dans des rapports tels qu'elle ne puisse pas toujours ou du moins en temps convenable, répondre h sa vénération, à'sa confiance et h son amour. Dans ma jeunesse, je n'avais que trop fréquemment entendu cette voix qui nous crie, aux jours de la détresse : Sauve-toi toi-même; et combien de fois n'avais-je pas dit, en gémissant : Per-sonne ne viendra-t-il donc h mon secours'! n

Goethe résolut de se suffire. Son talent d'écrivain , stimulé par le vin et la conversation, lui parut la meilleure base de son existence. Mais, pour écrire, la solitude était nécessaire. «Je m'éloignai même des Dieux, dit-il avec emphase. La fable de Prométhée devint vivante en moi. J'ajustai h ma taille la robe antique des Titans, et, sans y avoir pensé davantage, j'écrivis un morceau où est racontée la rup-ture qui éclata entre Prométhée, d'une part, Jupiter et les Dieux, de l'autre. »

Goethe tient même h découvrir le fond de sa pensée, quoiqu'il l'en-veloppe de quelques nuages. Que l'on médite les phrases suivantes : « Bien qu'il soit possible d'y rattacher, comme cela est, du reste, arrivé, des considérations philosophiques et même des considérations religieuses , ce sujet appartient en propre h la poésie. Les Titans sont la folie du polythéisme; comme le diable est la folie du monothéisme; nais le diable et le Dieu unique, dont il est constitué l'adversaire, manquent de poésie.»

Prométhée, c'est Goethe. «Je m'éloignai même des Dieux, h la

llém., liv. I. 11Vm., li v . 71Y.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 25

manière de Prométhée ( nach Prometheischer Weise). — La fable de Prométhée devint vivante en moi.» Quelques lignes plus haut, il a raconté comment il est arrivé à ne rien attendre du Ciel. D'un autre côté, Jupiter, c'est le Dieu unique qui avait eu le malheur de dé-plaire à Goethe, et s'il n'est pas nommé, c'est parce que sa figure n'est pas poétique.

Il est donc pleinement démontré que Prométhée, vomissant des in-jures contre Jupiter, c'est Goethe blasphémant son créateur et son Dieu.

Dans les Conversations de Goethe, et dans ses Lettres, on rencontre des pages non moins odieuses.

«Quant à moi, écrit-il à Jacobi, je ne puis me contenter d'une seule façon de penser; comme artiste et comme poète, je suis poly-théiste; comme naturaliste, au contraire, je suis panthéiste, et l'un aussi décidément que l'autre ; les choses du ciel et de la terre forment un ensemble si vaste que, pour l'embrasser, ce n'est pas trop de tous les organes de tous les êtres réunis.'»

Des protestants zélés accusèrent Goethe, pendant sa vie, de pencher vers le catholicisme; voici qui le justifie pleinement :

a Que l'on me demande s'il est dans ma nature de témoigner au Christ une respectueuse adoration, je réponds : certainement. Je m'incline devant lui comme devant la révélation divine des plus hauts principes de la moralité. Que l'on me demande s'il est dans ma na-ture de révérer le soleil, je réponds encore : certainement; car il est aussi une révélation de la divinité suprême, et même la révélation la plus puissante qu'il nous soit donné de connaltre, à nous enfants de la terre.'»

Arrêtons-nous. Les ignobles propos d'un impie de bas étage n'ins-pirent que le dégoût; dès qu'on cesse de les entendre, on n'y pense plus. Mais quand c'est un homme doué de qualités vraiment supé-rieures, qui se permet de tenir un semblable langage, qui renie les grandes vérités, fondement de tout bien, et va porter l'insulte publi-quement jusqu'au trône de Dieu, il est difficile de contenir l'émotion provoquée par le sentiment d'un tel désordre. Cet homme évidem-ment se met au ban de la société dont il outrage les principes'et les croyances générales. A plus forte raison doit-il être exclu de la com-

' OEuvres scientifiques de Goethe, par M. E. FAIVRE, p. 407. ' Conversations de G oethe. Trad. dc M. néLLnor, t. II, p. 318.

26 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

pagnie des gens honnêtes. Cependant, Goethe s'est vu acclamer comme un génie par un grand nombre de ses contemporains; les années déj& nombreuses qui se sont écoulées depuis sa mort , n'ont pas éteint le zèle de ses admirateurs, et nous voyons décerner les honneurs d'une quasi-apothéose à ce moderne partisan du culte de Mithra I

Dans une conférence publique, en 1865, M. Kirschleger faisait su-bir à Goethe une singulière métamorphose. Il nous le montrait fidèle, plein de ferveur, transformant, au Brocken dans le Harz, « les ro-chers mêmes sur lesquels on dit que les sorciers sacrifient aux dieux infernaux, en un autel d'oh la reconnaissance la plus pure et la plus aimante s'élève vers Dieu.' »

Les auditeurs sans défiance ont dtl se retirer très-édifiés des senti-ments pieux de « notre immortel poète.; mais les habiles ont pu voir qu'il n'était nullement question du Dieu de tout le monde : Goethe sacrifiant sur le Brocken, sacrifiait d son Dieu (meinem Golfe den lieb-lichsten Dank geopfert). Or, le Dieu du poète c'était la nature, sous le symbole, dans le cas présent, de la Vénus antique.' »

Il est juste de reconnaltre pourtant que les ovations trop souvent décernées à Goethe, dans ces dernières années, n'ont pas toujours été sans restriction. M. Faivre, dans son travail important sur les OEuvres scientifiques de Goethe, a su, malgré l'indulgente et respec-tueuse déférence qu'il lui témoigne, trouver, au moins une fois. des termes énergiques pour flétrir les doctrines exposées plus haut. M. Caro, dont l'enthousiasme, à l'égard de Goethe, s'élève jusqu'au lyrisme, est obligé de convenir, à son tour, que les théories de son héros sont creuses et sans consistance.

«Aucun être ne peut tomber dans le néant, s'écrie Goethe dans la belle poésie intitulée Testament; l'essence éternelle ne cesse de se mouvoir en tous sens. Attachez-vous à la substance avec bonheur. La substance est impérissable, car des lois protègent les trésors vivants dont se pare l'univers...» N'espérons pas de grandes lumières sur cette substance, reprend M. Caro. Goethe se retranche dans l'obscur et l'im-pénétrable pour n'en rien dire ou pour en parler d'une manière si vague, qu'en vérité le silence serait aussi clair. C'est ici que l'on sur-prend la faiblesse et l'inanité d'un des plus beaux génies du pan-

' La Métamorphose des Plantes de G oethe, p. 9. ' M. CARO a bien fait voir les affinités qui relient Goethe à Lucrécc, le chantre épi-

curien de la nature. Philosophie do Goethe, ch. XV, p. 342 et suiv.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 27

théisme dans ses inutiles efforts pour donner quelque précision à sa pensée. Est-ce dire quelque chose que d'écrire en vers harmonieux cette profession de foi : « Voici bien des années que mon esprit, avec joie, avec zèle, s'était efforcé de rechercher, de découvrir comment la nature vivante opère dans la création. Et c'est l'éternelle unité qui se manifeste sous mille formes : le grand en petit, le petit en grand, toute chose selon sa propre loi, sans cesse alternant, se maintenant près et loin, loin et prés, formant, transformant!... Pour admirer, je suis lit! » Plus loin. M. Caro ajoute encore : «A travers toutes ces magnificences de la poésie, que de nuages accumulés ! Quel amas d'épaisses ténèbres, ou quel vide sous ce voile étincelant.'» Les con-clusions du livre sont assez nettes. « Nous pensons avoir mis en lu-mière les singularités et les incertitudes de ce naturalisme qui tente mille fuites et mille détours pour échapper à la loi de son essence. Il nous a suffi , chemin faisant, d'indiquer ces inconséquences, sans nous arrêter longuement à les combattre.' »

M. Caro condamne le naturalisme, le panthéisme; il déclare ces théories vaines, ténébreuses, dépourvues de certitude; pourquoi donc, à part deux ou trois phrases outre celles que nous venons de citer, son langage ne semble-t-il être qu'une perpétuelle glorification de ces mêmes erreurs ? N'est-ce pas trahir la vérité que d'écrire : « La philo-sophie de la nature est en effet celle que l'on oppose avec le plus d'ar-deur et de succès à la métaphysique spiritualiste.'»

Certains hommes opposent le naturalisme au spiritualisme avec ar-deur, c'est vrai , mais avec succès? De quel succès veut-on parler?

« Les penseurs tels que Goethe ont un grand avantage sur les philo-sophes de profession : ils ne sont liés à aucun système. Le dogma-tisme peut être en certains cas une force : il est bien souvent un poids très-lourd à porter, un embarras pour la marche et le développement de la pensée. Un philosophe est tenu de disposer ses idées par ordre, de manière qu'elles s'enchaînent et se soutiennent.... Au contraire, un écrivain , un poète qui a le goût de la philosophie sans être pour-tant philosophe, qui connaît tous les systèmes sans se lier à aucun, et qui réserve la pleine indépendance de sa pensée, tout en suivant les pentes secrètes de son esprit, de quelle force il dispose! Quel at-

• M. CARO, Philosophie de Goethe, eh. Vt, p. 177, 178, 181.

Ibid., p. 360. 5 ibid. Introd., p. III.

28 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

trait supérieur il offre à cette multitude d'intelligences qui goûtent le plaisir facile des vues et des conceptions dispersées plus que la fatigue des longs efforts.... Goethe s'avance heureux et confiant, enrichissant son esprit, transportant sur tous les points sa noble curiosité, que rien n'arrête ou n'embarrasse dans ses excursions à travers l'inconnu.

«Il a une philosophie pourtant, mais une philosophie irresponsable, pour ainsi dire, puisqu'elle décline tonte autorité, insaisissable à le dialectique, par la légèreté même de sa démarche et par sa souple li-berté.' »

Certes il serait difficile de se procurer, pour un cours de littéra-ture, un exemple mieux choisi de galimatias : ici tout est confus, absurde ou sophistique.

Aux yeux de M. Caro, qui est philosophe, sans doute, puisqu'il a écrit la Philosophie de Goethe, la saine philosophie a tous les torts, c'est un lourd dogmatisme; il lui fait un crime de procéder avec ordre, de s'astreindre à une méthode rigoureuse ; il s'ingénie à verser le ridicule sur l'importance qu'elle attache à la certitude de ses conclu-sions. L'idéal pour M. Caro est d'être philosophe sans philosophie, de repousser le vrai lors même qu'il nous apparait comme tel. Notre esprit rejette, en effet, l'erreur par un mouvement spontané, sans mérite; tous les hommes de bon sens ont, du reste, agi de même; c'est un procédé vieilli que la routine seule tient à conserver. Mais, voyez plutôt quel noble usage un esprit fait de son indépendance, quelles routes nouvelles il se fraye, en professant un égal dédain pour la vérité et pour le mensonge 1 Que dire de ces éloges à l'adresse de la philosophie de Goethe, de cette philosophie irresponsable même au tribunal de la logique et du bon sens?

L'ouvrage est rempli de choses odieuses ou absurdes qu'il serait inutile de réfuter en détail ; mais peut-être convient-il d'en signaler quelques-unes.

« Après tout, pour ce libre génie, que le christianisme n'avait pu retenir, mieux valait cet entretien viril avec un penseur du premier ordre.' » Ce penseur de premier ordre, c'est Spinoza.

«Nous le voyons ici (Goethe après la lecture de Spinoza), à ce mo-ment de sa vie où le chaos de ses idées se débrouille , où, pacifié dans

Al. CAeo, Philosophic de Goethe , p. 4-6. '

Ibid., p. N .

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 29

ses troubles intérieurs, réconcilie avec ses instincts, il sent tressaillir en lui des facultés presqu'infinies....' u

a 1 se dégage en effet de la doctrine spinoziste des conseils de rési-gnation fière, une sorte de stoïcisme qui n'est ni sans austérité, ni sans grandeur. Goethe était particulièrement sensible à cette influence du système; il s'efforce de montrer à diverses reprises que Spinoza seul a donné d l'homme les véritables raisons du renoncement viril. qui est la grande loi de la vie , que lui seul a donné une théorie philosophique du renoncement.' »

Ces citations que l'on pourrait multiplier indéfiniment, mais sans profit, font assez voir combien ce livre est frivole, sans qu'il soit né-cessaire de nous y arrêter davantage.

Revenons à Goethe.

II. Religion pratique de Goethe.

Toute religion suppose des croyances qui lui servent de base. Goethe, ayant rédigé le symbole de sa foi , pouvait dés lors passer à la pratique du culte qui en est la conséquence. Son Dieu était le monde visible et tangible, envisagé par l'imagination comme un grand animal éter-nel, et absorbant tous les êtres dans sa monstrueuse unité. Le dogme était simple: il n'exigeait de ses adeptes qu'un cerveau malade; mais la pratique était plus facile encore.

Dans sa théorie, Goethe, constituant lui-même un fragment de la divinité, ne pouvait de toute évidence faire un acte plus agréable à Dieu, que de s'adorer et de s'encenser lui-même. Il n'y manqua pas. Aussi l'orgueil , poussé d'une part jusqu'au cynisme, et de l'autre jusqu'à la folie, résume complètement l'homme dont nous parlons. Ses mémoires fournissent à chaque instant des preuves de cette vanité qui ne sait plus rougir.

C'est peu de nous dire ingéndment que dés son enfance il avait toutes les marques d'un grand homme, une excellente mémoire sur-tout; c'est peu de recüieillir dans sa vie et de mettre en évidence, comme autant de précieuses reliques, les détails les plus insignifiants, de nous dire, par exemple, que, à Leipzig, élève en droit, il char-

' Philosophie de Goethe, p. 38. ' Ibid., p. 43.

30 GORTUE ET LA SCIBNCE DE LA NATURE.

geait de caricatures les marges de son cahier, pendant la leçon du professeur; il semble heureux d'intercaler dans son récit ses aventures les plus malpropres. Nous ne pouvons quo nous taire à ce sujet; ce-pendant qu'il nous soit permis de citer un fait afin d'écarter le re-proche d'exagération.

Goethe rappelle certaines plaisanteries que ses camarades de classe se permettaient sur le compte de sa famille. «Mon pére, à les entendre, était le fils d'un homme de haute naissance, et cet autre bourgeois (le grand-pére de Goethe) n'avait qu'une paternité honoraire. Ils avaient l'impudence de produire à l'appui des raisons de tontes sortes : notre fortune, par exemple, venait de notre grand'mère. Ces insinua-tions malicieuses me firent contracter une maladie mentale qui prit à la sourdine un développement considérable. Je ne pouvais trouver mauvais d'être le petit-fils d'un homme distingué, même au détri-ment de la légitimité. Ma puissance d'investigation, aidée de tout ce que j'avais de pénétration dans l'esprit et d'imagination, fut employée à résoudre cette énigme. Bientôt je découvris de nouvelles proba-bilités.»

Goethe brode sur ce thème un long récit qu'il termine par ces ré-flexions philosophiques : «Je fus réduit plus tard à ne voir là qu'une fable sans consistance; il m'en resta néanmoins une impression pro-fonde, et je ne pouvais m'empêcher de rapprocher et de comparer encore de temps en temps les portraits des personnages en question et dont l'image était vivement empreinte dans mon esprit. Tant il est vrai que ce qui élève un homme, dans sa manière de voir, flatte se-crètement sa vanité, et le séduit à ce point qu'il néglige l'honneur ou la honte qui s'y rattache.' »

A la suite du mémoire de Goethe sur la Métamorphose des plantes . on trouve un chapitre fort curieux que nous ne pouvons passer sous silence. 11 est intitulé : Andere Freundlichkeiten. Ce mot est assez diffi-cile à traduire, mais il exprime bien toute l'émotion que les éloges décernés au livre avaient causée à son auteur.

Laurent de Jussieu, dans son Introduction d la Botanique, avait parlé de la métamorphose des plantes; Goethe s'empresse de citer son nom; mais Laurent ne s'était exprimé sur le point sensible qu'en termes concis et d'une manière incomplète, aussi l'appelle-t-on sim-plement Jussieu.

' Mémoires. Liv. ll.

GOETHE ET LA SCIENCE D E LA NATURE. 31

Usteri avait sans doute beaucoup moins fait pour la botanique en général, mais il eut du moins le bon esprit de dire quelque part : « De metamorphosi plantarum egregie nuper Goethe vir clarissimus egit; ejus libri analysin uberiorem dabo. » Usteri devint tout à coup un homme supérieur, éminent (ein vorzüglicher Mann).

Willdenow néglige l'écrit de Goethe, il se contente d'en dire : «La vie des plantes consiste, comme Goethe le dit fort élégamment (ganz artig), dans une série de dilatations et de contractions alternatives.»

«Cet élégamment ne saurait me déplaire, reprend Goethe, surtout à la place honorable oit il se trouve, mais combien l'egregie de M. Us-teri est plus élégant à la fois et plus obligeant!»

En conséquence, Willdenow, dont les immenses travaux sont con-nus de tous les botanistes, reste simplement Willdenow, loin de l'émi-nent M. Usteri.

Nous apprenons encore, dans le même chapitre, que Batsoh avait dédié à Goethe un genre de plantes et qu'il avait eu soin de le placer pris des sempervivum; malheureusement le genre Gathea ne put se maintenir. Le minéral, appelé pyrosidérile, s'était également vu nom-mer Goethite; on voulut, mais aussi vainement, attacher le nom de Goethe à un os de la tête des palmigrades. Goethe, tout ému par le souvenir de tant de témoignages rendus à sa personne, est sur le point de citer confidentiellement à son lecteur toutes les académies qui l'ont reçu dans leur sein. Enfin la page entière est écrite avec une dévotion capable d'arracher des larmes aux coeurs les plus durs.

Si Goethe avait des paroles attendries pour ses adorateurs, il savait aussi s'armer d'un zèle véhément contre ses ennemis. Écoutons cette déclaration solennelle : «Pendant les longues années de notre vie, nous avons été à même de constater que, dans les conflits d'opinions et de faits, il ne sert à rien de ménager son adversaire, il s'agit de l'écraser; personne ne se laisse débusquer de sa position par des flat-teries ou des compliments; il faut que la force intervienne. Or, on trouve à peine, dans l'histoire des sciences, un parti plus opiniâtre que celui de Newton. Il a abrégé la vie de plus d'an ami de la vérité; il m'a ravi à moi-même l'emploi plus agréable et plus utile de plu-sieurs années..Que l'on veuille donc bien me pardonner, si j'ai dit de ce parti et de son auteur tout le mal possible.' »

Zur Farbenlehre. — Abschlusz.

32 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Les partisans de Newton se permettaient, non sans quelque raison, d'appeler extravagantes, ou simplement de négliger les hypo-thèses de Goethe sur la lumière et les couleurs; on conçoit dès lors que le dictionnaire ait manqué d'expressions assez fortes pour flétrir de tels excès. La théorie de Newton sur la lumière devient pour Goethe un nid de rats et de chouettes, une vieille construction ruinée; défendue seulement par quelques invalides.'

Ces invalides sont Uaûy, Mollweide, Biot, etc. «Comme tous les disciples de Newton, May ressemble h ces ani-

maux ruminants dont le canal alimentaire aboutit h plusieurs esto-macs; ils avalent le foin newtonien, ils ne peuvent le rejeter, ni le digérer : ils le ruminent inutilement.»

«Je n'ai pas encore lu le plaisant manifeste de Mollweide, c'est une compilation pénible et obscure.»

«Le chapitre de la physique que Biot consacre h la lumière et aux couleurs nous rappelle les tombeaux égyptiens; les phénomènes sont vides et embaumés avec des nombres et des signes. Sur le cercueil scientifique sont peintes des figures bizarres. Elles représentent les expériences par lesquelles les physiciens ont enseveli dans les détails ce qui est éternel et sans mesure. A cette lecture, tout ami des sciences n'a plus qu'il s'écrier : Qui me délivrera de ce corps de mort.'»

Les mathématiques gênaient visiblement Goethe dans ses caprices de physicien; il propose de les supprimer.

Arrêtons-nous : on se fatigue h reproduire ces choses sans nom. Notre thèse est du reste suffisamment établie : Goethe était lui-même l'idole h laquelle il réservait toutes ses adorations.

Cependant, au milieu de ces ténèbres épaisses, accumulées par un immense orgueil , on découvre avec surprise des éclaircies qui rendent témoignage h une raison lucide, au moins par intermittences, et h l'action de la grdce. A l'Université de Leipzig, le bon Gellert, « la tête penchée, demandait h ses élèves, d'un ton larmoyant, s'ils avaient soin d'aller au temple, de se confesser et de prendre part h la Cène.» Goethe ajoute : «Je ne puis négliger cette occasion de rappeler ce qui m'est arrivé dans ma première jeunesse, afin de faire voir d'une ma-nière sensible que les grands actes prescrits par la religion doivent

' Zur Farbenlehre. — Vorwort. FAIVRE, OEuvres scientifiques de Goethe, p. 418.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 33

être disposés avec ordre et s'enchaîner, si on veut qu'ils produisent les fruits que l'on est en droit d'en attendre. Le calte protestant est trop maigre, trop inconséquent pour maintenir une communauté compacte; il arrive de là que les individus se dispersent pour former de petits groupes à part, ou se livrent tranquillement, à côté les uns des autres, aux occupations vulgaires de la vie civile, sans aucun lien religieux.

«... Dans l'ordre moral et religieux, ainsi que dans l'ordre phy-sique ou civil, l'homme ne fait rien de bien sans préparation; il faut que l'habitude naisse pour lui de la répétition des actes; si vous l'a-bandonnez h lui-même, h son dénûment natif, vous lui rendez inac-cessible la règle de ses affections et de ses devoirs; vous voulez qu'il produise certains actes avec plaisir, ayez soin de les lui rendre fami-liers. Or, le défaut général de la religion protestante, c'est la disette, .

et si on pénètre dans les détails, on s'aperçoit que le protestant, n'a pas assez de sacrements. Il n'y en a qu'un auquel il prenne une part volontaire, la Cène; car pour le baptême, il ne peut que le voir ad-ministrer, ce qui est sans profit pour lui-même. Les sacrements cons-tituent ce qu'il y a de plus élevé dans la religion , le signe sensible d'une faveur et d'une grâce divine extraordinaire. Dans la Cène, une créature terrestre reçoit sur ses lèvres et s'incorpore un être divin : elle participe h une nourriture céleste, voilée par une forme sensible. Cette croyance est la même dans toutes les Églises chrétiennes I, mal-gré les divergences qui les séparent sur le plus ou moins de respect qu'on doit au mystère, ou sur la manière de l'abaisser au niveau de notre intelligence. La réception de ce sacrement demeure toujours une grande et sainte action, qui atteint et même, dépasse les limites du possible, emporte avec elle tous les biens désirables. Un tel sacrement ne devrait pas être seul. Le chrétien ne peut jouir de la joie qui en est le fruit, si le sens symbolique ou sacramentel n'est développé dans son âme; il doit être habitué à voir concourir la religion intime du cour et celle de l'Église extérieure dans une parfaite unité qui soit comme un sacrement général consacrant tous les sacrements particu-liers et .leur conférant une efficacité permanente. ,

' Cette assertion trop absolue n'est pas applicable aux sectes qui ont rejeté la présence réelle de Notre Seigneur dans la divine Eucharistie.

Goethe substitue Ici ses folles rêveries unitaires à la doctrine catholique : l'ins-

GOeTNE. 3

$ 4 GOETHE RT LA SCIENCE DE LA NATURE.

a Voici qu'un jeune couple se donne la main, en vue d'un but plus élevé que la danse ou un salut transitoire : le prêtre le bénit, et le lien est indissoluble. Bientôt ces époux apportent au pied de l'autel une image d'eux-mêmes; l'enfant, purifié dans l'eau sainte, est si intimement incorporé à l'Église, qu'une monstrueuse apostasie pour-rait seule le priver des bénéfices qui découlent pour lui de cette céré-monie. On le laisse libre de â occuper à son gré des choses de ce monde, mais il doit se faire instruire de celles du ciel. Un examen constate quand l'instruction est achevée. Le jeune chrétien est alors admis au nombre des membres actifs de la société, il est reçu dans le sein de l'Église comme un fidèle sincère et agissant en pleine connais-sance de cause; or, cette admission ne se fait pas non plus sans un signe extérieur qui en établisse l'importance. Le voilà donc vraiment chrétien; tous les avantages attachés à ce titre lui sont maintenant connus, et aussi les devoirs.

s Dans l'intervalle, des choses singulières se sont passées pour cet enfant; il lui a fallu grandir au milieu des leçons et des châtiments, malgré l'ennui que ce régime pouvait lui causer; à l'avenir, il lui faudra recevoir encore des leçons, on l'avertira de ses fautes, mais les châtiments devront cesser. Or, dans l'inextricable embarras oh le con-flit des tendances naturelles et religieuses va le jeter, une magnifique issue lui est ménagée. Il ira confier ses actes et ses méfaits, ses fautes et ses doutes à un homme respectable, établi à cet effet, et cet homme saura calmer ses troubles, lui donner des avis, le fortifier, le corriger par des peines également symboliques, et enfin, par une pleine abso-lution de sa faute, lui rendre le bonheur, lui remettre nets et déga-gés de toute inscription fâcheuse, les comptes de sa vie. C'est ainsi que, par une suite d'actions sacramentelles générales, qui, pour un observateur attentif, en comprennent plusieurs autres de même na-ture, l'enfant est préparé, pleinement pacifié. Alors il fléchit le ge-nou pour recevoir l'hostie. Afin que le mystère grandisse encore dans son esprit, on ne lui laisse entrevoir le calice que dans le lointain ; ce n'est pas à la fois une nourriture et une boisson ; le pain du ciel qu'il reçoit ne fait qu'exciter sa soif pour le céleste breuvage.'

titution divine seule peut constituer les sacrements dans ce qu'ils ont d'essentiel et les rendre efficaces.

L'intention de Goethe est évidemment d'exposer la doctrine de l'Église catho-lique sur les sacrements; mais, égaré par son imagination , il tombe ici dans une

GOETHE ET LA SCIENCE HE LA NATURE. 35

«Cependant, que le jeune homme ne croie pas tout fini; que l'homme mûr lui-même ne le croie pas 1 Dans les affaires de ce monde, on finit par ne plus compter que sur soi-même, et dès lors on ne veut plus soumettre à une direction étrangère ses connaissances ac-quises, son intelligence, son caractère; dans les choses de l'ordre su-périeur, au contraire, notre apprentissage ne finit pas. Nos sentiments les plus élevés, parfois gênés à l'intérieur, reçoivent souvent du de-hors de telles atteintes, que nous trouvons difficilement dans nos propres facultés les conseils, les consolations et les secours nécessaires. Eh bien 1 une planche de salut reste pour toute la vie, c'est cet homme pieux, intelligent, qui est là toujours prêt à ramener dans le droit chemin ceux qui s'égarent, et à soulager ceux qui sont tourmentés.

« Aux portes de la mort, ces moyens de salut se retrouvent multi-pliés. Le moribond, habitué à la confiance dés ses premières années, reçoit avec empressement les assurances qu'on lui apporte. En effet, au moment où toutes les garanties de la terre s'évanouissent, une existence heureuse et sans fin lui est promise au ciel. Il se sent plei-nement convaincu qu'aucun élément hostile, qu'aucun esprit mal-veillant ne pourra l'empêcher de se revêtir de son corps glorifié, et de jouir, au sein même de la divinité, d'un bonheur sans limites.

u Des onctions sont réservées même aux pieds du mourant qui doit être sanctifié tout entier. Ils en contracteront, même dans le cas d'une guérisson possible, une répugnance à toucher encore cette terre dure, impénétrable; ils recevront une merveilleuse agilité qui leur per-mettra de s'élancer loin de la motte qui les retenait captifs. C'est ainsi que le berceau et la tombe se trouvent étroitement reliés, malgré l'intervalle qui peut-être les sépare, dans ce cercle brillant d'actions saintes. n

Goethe rend hommage également à la convenance, à la nécessité d'un sacerdoce surnaturel dans son origine, transmis et perpétué comme un héritage spirituel.

«Le prêtre entre ainsi dans l'ordre de ceux qui l'ont précédé et de ceux qui le suivront, dans le cercle des oints du Seigneur, pour re-présenter Celui qui bénit en vertu d'un droit suprême; il remplit ses fonctions avec d'autant plus d'éclat que ce n'est pas sa personne que

erreur capitale. L'Église enseigne que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ se trouve tout entier sous l'espèce du pain, et tout entier sous l'espèce du vin, après la consécration.

36 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

nous vénérons, mais l'autorité dont il est revêtu; nous ne fléchissons pas le genou sous son geste, mais pour recevoir la bénédiction qu'il répand, et cette bénédiction elle-même nous apparaît d'autant plus sainte qui elle semble venir du ciel plus directement, puisque celui qui en est l'instrument sur la terre ne peut ni l'affaiblir ni la déna-turer par ses fautes et son indignité.

«Le protestantisme n'a fait que disloquer cet ensemble si bien com-pris. Une partie des symboles que nous venons de rappeler sont re-jetés comme apocryphes, quelques-uns seulement sont admis comme canoniques. Comment, dans un tel état de choses, l'indifférence, professée à l'égard des premiers, pourrait-elle faire apprécier les der-niers à leur juste valeur ' ?

Goethe est sorti du vague, de l'incertain dans lequel nous le voyons s'envelopper d'habitude. Son style est devenu plus grave, ses raison-nements, par une exception rare, sont généralement conformes aux lois de la logique et du bon sens. On lui ferait sans doute trop d'hon-neur en croyant qu'il a tiré de son propre fonds les pages que nous venons de traduire; il venait de lire, ou il avait encore sous les yeux, une exposition raisonnée de la doctrine catholique sur les sacrements. Théologien novice, il trébuche lourdement ça et là. Il est loin d'avoir compris tout ce qu'il y a de surnaturel et de divin dans la constitution de l'Église catholique. Cependant il en a entrevu quelque chose. Les sacrements, dont il apprécie surtout la valeur esthétique, sont pour lui «des fruits que le sol ne saurait produire naturellement; il faut les faire venir d'une autre région.» Il a des notions sur le principe d'autorité dans l'Église. «Le prêtre, selon Goethe, reçoit sa mission d'en haut. Il est impossible de s'emparer du sacerdoce par des moyens humains. Le sacerdoce se transmet d'après un ordre hiérarchique de nature spirituelle. »

Son admiration parait acquise sans arrière-pensée à des institutions si sages, en si parfaite harmonie avec notre nature. Ce n'est pas à des émotions purement artistiques qu'il cède en ce moment. Il rappelle avec une tristesse évidente, le désenchantement qui éteignit l'enthou-siasme de ses jeunes années pour les choses religieuses.

Il avait commencé avec zèle, mais la routine, les formules usées du ministre chargé de l'instruire l'eurent bientôt déconcerté. Il s'empara

' Aus meinem Leben. Sieb. Buch.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 37

des feuilles qui contenaient les matières de son examen, les mit dans le fond de son chapeau, et, grâce â la bonhomie de l'interrogateur, les réponses de l'élève furent trouvées fort satisfaisantes. Cependant Goethe ne se vante pas de cette espièglerie ; il laisse même voir qu'il aurait préféré agir, dans cette circonstance, avec plus de sincérité et de conviction.

Des souvenirs plus amers encore se rattachent dans son esprit, it la confession qu'il dut faire avant sa première communion.

Il aurait voulu confier à son père spirituel, avec l'accusation de ses fautes, les doutes, les inquiétudes qui troublaient son âme, mais la religion protestante lui interdisait cette confiance qu'il envie aux catholiques. «On nous enseignait, dit-il , que nous valions beaucoup mieux que les catholiques, parce que nous n'étions pas dans l'usage de rien accuser de particulier en confession, et que même il serait nuisible de le faire, dans le cas où nous en aurions le désir. Cette dernière assertion surtout ne m'allait pas. u il prépara donc sa for-mule de confession en termes généraux, mais assez transparents néanmoins, pour laisser voir â un homme intelligent l'état de son âme.

a Malheureusement, lorsque, dans le choeur de l'ancienne église des Cordeliers, je me fus approché de l'espace entouré d'un treillis où se plaçaient les ministres pour confesser; lorsque, le marguillier m'ayant ouvert la porte, je me vis enfermé avec mon grand-papa spirituel dans ce local étroit, et que je l'eus entendu me souhaiter la bienvenue de sa voix grêle et nasillarde, toute la lumière de mon esprit et de mon coeur s'éteignit subitement; je ne pus retrouver la formule de confession que j'avais apprise de mémoire. Dans cet em-barras, j'ouvris le livre que j'avais entre les mains, j'y las une for-mule courte et si générale que tout le monde aurait pu se l'approprier. Je reçus l'absolution et je m'éloignai ni chaud ni froid. Le lendemain je m'approchai avec mes parents de la table du Seigneur.' »

Dans la suite, Goethe éprouva des remords; le texte de l'Écriture, d'après lequel l'indigne communiant mange et boit lui-même sa propre condamnation, lui revint h l'esprit; son imagination se rem-plit de fantômes affreux. D'autre part, â tant de maux, il ne voyait dans la confession, telle que les protestants la pratiquent, qu'un re-

' Aua meinem Leben. Sieb. Buch.

38 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

mède inutile, sans efficacité. Il lai fallut rester dans cet état pénible jusqu'à ce qu'enfin « j'eusse chassé loin de moi ces angoisses, en disant adieu pour toujours à l'église et à l'autel.»

Ce sont là, certes, les pages les plus émouvantes des Mémoires du poète. Il dissimule à peine son indignation contre la fausse religion qui l'a perdu, contre cette religion « inconséquente, pleine de la-cunes, incapable d'animer un corps social, aboutissant à la dissolu-tion complète des liens religieux.» La religion catholique restait : la sublimité de ses dogmes frappait son esprit, la convenance admirable de ses institutions' pratiques touchait son cœur. Mais il était trop tard ! Goethe se voyait enlacé dans l'erreur par des chaînes trop nombreuses et trop difficiles à rompre ; il n'y avait pas assez de sincérité, ni surtout d'humilité dans cette âme pour qu'elle pût se résoudre à suivre la vérité jusqu'au bout.

Goethe n'essaiera nulle part de démontrer sérieusement, comme il l'a fait pour le protestantisme, la fausseté ou l'insuffisance de la foi catholique; mais il se permettra çà et là, comme pour étouffer un remords, des plaisanteries ignobles, des injures grossières qui ne prouveront que l'avilissement de son caractère.

C'était sur la route de Terni à Rome. Goethe, enfermé dans une chaise de poste, se prit tout à coup à ne plus voir dans le catholi-cisme «qu'une religion totalement dégénérée du christianisme primi-tif; ce n'était plus, à ses yeux , qu'un paganisme informe et baroque.» Heureusement Goethe a soin d'avertir ses lecteurs, au commencement de son récit, que «c'est à la faveur du diable qu'il doit ce qu'il va dire», et à la fin, «que ce sont de pures rêveries.'»

A Rome, le jour de la commémoraison des morts, un ami du poète le conduisit à la chapelle du Quirinal , ob le Pape, alors Pie VI , de-vait officier. Laissons-le raconter ses impressions : «Le Saint-Père est la plus belle, la plus noble figure que j'aie vue; les cardinaux pré-sentent une grande variété d'âge et de formes. Je fus pris là d'un étrange désir. Il me semblait que le premier Chef de l'Église devrait bien ouvrir sa bouche d'or : ses paroles inspirées sur l'ineffable salut des âmes bienheureuses nous auraient émus. Mais quand je le vis se mouvoir â droite et à gauche devant l'autel, se tourner tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, faire des gestes et murmurer des prières

I Italienische Reise. Tern i , Bien 27. ocl.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 39

comme un prêtre vulgaire, mon péché originel de protestant se ré-veilla et je ne pus trouver là aucun attrait dans le Sacrifice de la messe que je connaissais depuis longtemps.' »

Évidemment le vicaire du Christ avait tort. Pouvait-il ignorer que Jean-Wolfgang Goethe avait fait son entrée à Rome? Ne devait-il pas tenir en réserve un discours d'apparat, capable d'intéresser un tel auditeur? Ou enfin s'il voulait célébrer la sainte messe, il fallait le faire selon des rite moins communs et plus élégants. Goethe fut donc mécontent du Pape 1

Si l'unité, la simplicité, la candeur sont des signes auxquels on reconnaît la vérité, l'erreur, elle aussi, prend des allures qui la dé-masquent : essentiellement mobile et tortueuse, elle sème partout le désordre et la confusion. Là est l'explication de cette variété d'aspects que présente le personnage dont nous suivons les capricieuses évolu-tions. Égaré loin de l'étroit sentier du vrai, Goethe promène à l'aven-ture ses pas incertains. Nous aurions à signaler ici ses tentatives d'agrégation à la communauté des Frères moraves, les retouches suc-cessives qu'il faisait subir aux livres saints, ses plans d'éducation religieuse à l'aide de tableaux ; mais l'importance de ces détails est trop mince pour exciter quelque intérêt. Il en est un pourtant qui mérite d'être rappelé.

Goethe couronna ses études par une thèse sur les rapports de l'É-glise et de l'État. Or, l'idée capitale du jeune candidat, qui, au lieu de suivre les cours, se ménageait des entrevues suspectes avec les filles de son maitre de danse et du pasteur de Sessenheim 2 , était que le pouvoir civil a non-seulement le droit, mais le devoir de déterminer le culte obligatoire pour tous, ecclésiastiques et laïques. 11 avait trouvé là un moyen qui lui paraissait fort simple et très-avantageux de prévenir toute collision entre les deux pouvoirs. C'était sans doute proposer d'une part un despotisme absolu, et de l'antre, ne voir dans la religion qu'une oeuvre de création parement humaine, sans carac-tère surnaturel ; mais Goethe n'était pas en peine pour si peu de chose. Le doyen de la Faculté fit remarquer à l'auteur de la thèse qu'il ne fallait pas songer à publier ce travail comme dissertation académique;

' Italienische Reise. ' M. KIBSCNLEGER rappelle cet épisode avec complaisance, dans son Guide du

botaniste, p. 237. Il est regrettable que certaines pages de la Flore d'Alsace sem-blent écrites pour d'autres lecteurs que des botanistes honnêtes.

40 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

plus tard il pourrait la faire imprimer en son nom et comme protes-tant. Ces réflexions n'étaient pas sans quelque justesse. La thèse, défié formulée du reste par Platon, n'est fausse que quand il s'agit de la religion révélée; elle est parfaitement juste h l'égard de tons les cultes d'origine humaine. Les écrivains goethomanes ont parfaitement compris que cette thèse, malgré son cachet goethéen', faisait peu d'honneur au libéralisme de leur héros; aussi ont-ils généralement soin de passer outre, plongés dans un respectueux silence. Goethe pourtant était libé-ral. Il se vante d'appartenir comme juriste h un groupe d'avocats, occupés, de son temps, h reldcher les liens sociaux, en favorisant les divorces, par exemple, et en faisant valoir, dans tous les cas, le béné-fice des circonstances atténuantes.

Quelques faits d'un tout autre genre vont nous dévoiler une nou-velle face «du grand poète-naturaliste, h l'esprit olympien , serein et dominateur.' »

Les mémoires de Goethe s'ouvrent par cet horoscope que rien ne nous autorise h regarder comme un simple badinage.

«Le 28 août 1749, lorsque la cloche sonnait midi, je vins au monde à Francfort-sur-le-Mein. Les constellations étaient de bon augure. Le soleil , au point culminant de sa course, était dans le signe de la Vierge. Jupiter et Vénus jetaient sur la scène un regard favorable.' Mercure n'était pas hostile. Saturne et Mars gardaient la neutralité. La Lune seule, dans son plein, exerça une opposition d'autant plus énergique qu'elle entrait dans son heure critique. Elle s'opposa donc h ma naissance jusqu'à ce que cette heure fat passée. Cet aspect favo-rable du ciel, dont les astrologues m'ont appris dans la suite h tenir grand compte, put contribuer à ma conservation.'»

Nous savons, d'autre part, que Goethe vénérait le soleil h l'égal du Christ. Dans Werther et dans les poésies, on trouve de nouvelles preuves de cette foi dans l'influence des astres.

Goethe voyageait sur les bords de la Lahn. «Je m'avançais, dit le poète, le long de la rive droite du fleuve;

je contemplais ses flots étincelant aux rayons du soleil, h quelque distance au-dessous de moi, dans l'intervalle des saules qui, fil et là, le dérobaient h ma vue. Je fus repris en ce moment du désir de pou-

M. KIRSCHLEGER.

Annales de l'Association philomatique vogéso- Rhénane, W liv., p. 76. ' Aus meinem Leben. Erst. Buch.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 41

voir reproduire par les arts de tels spectacles. Par hasard , j'avais un joli couteau dans ma main gauche; an même instant je crus entendre au fond de l'âme une voix qui m'ordonnait de jeter immédiatement ce couteau dans la rivière. Si je le voyais descendre au fond , je sau-rais que mes projets artistiques s'accompliraient; si les saules, an contraire, m'empêchaient de le voir plonger, je serais averti de ne plus m'occuper de ce dessein. J'obéis h ce caprice, et, sans plus faire attention à la valeur du couteau qui réunissait plusieurs genres de mérites, je le lançai de la main gauche, comme je le tenais, vers la rivière. Mais je devais être encore la victime de cette duplicité des oracles, dont les anciens se plaignirent tant de fois et si amèrement. La chute du couteau , vers le terme de son trajet, me fut masquée par les dernières branches des saules : cependant je vis avec la plus grande netteté l'eau rebondir comme une fontaine jaillissante an-dessus du point oh il s'était enfoncé. Je ne pus tirer un augure favorable de cette aventure, l'hésitation qu'elle produisit dans mon esprit lit que je ne me livrai à mes exercices qu'avec des alternatives de zèle et de nonchalance. Le sens de l'oracle fut de la sorte accompli.' »

Les éditeurs des oeuvres complètes de Goethe feraient bien de joindre h leur travail deux vignettes. Dans la première, on verrait le poète apostropher de sa fenêtre le chien qui aboie dans la rue ; dans la se-conde, il jetterait son couteau dans la Lahn.

§ Ill. Existence et immortalité de lame.

Nous avons déjà cité un long fragment d'une conversation de Goethe avec un de ses amis, sur la destinée humaine. C'est là qu'on trouve le plus amplement développées ses opinions sur la nature de l'âme et sur sa persistance après la vie présente.

II est digne d'attention, que ces mots d'âme et de vie future, soient si rares dans les oeuvres de Goethe. Cette absence nous parait une ca-ractéristique de la plus haute valeur. Goethe blasphémait Dieu , ou feignait de ne pas le connattre. (( Nous n'avons , dit-il, le sentiment des éclairs de la pensée, qu'au moment où ils nous frappent! Nous ne

' Aus meinem Leben. Dreizehnt. Buch.

42 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

connaissons que les ganglions, les parties extérieures de la cervelle, mais de sa nature intime, nous ne savons pour ainsi dire rien 1 Que voulons-nous donc savoir de Dieu ?...

« De même qu'il y a des planètes d'hommes, il peut y avoir très-bien des planètes de poissons et des planètes d'oiseaux , où Dieu n'existera pas:A parler rigoureusement, je ne veux rien savoir sur Dieu au-delà des conclusions que me permettent de tirer les phéno-mènes sensibles, dans le cercle assez étroit degquels je suis enfermé sur cette planète. t »

Or l'étude des ganglions et de la cervelle ne nous conduit guère plus loin dans la connaissance de l'âme et de son avenir. Ces grandes questions, dont l'importance est capitale pour tous, restaient donc sans réponse pour Goethe, ou plutôt il en avait pris son parti. Comme saint Augustin le dit de lui-même pour une certaine époque de sa vie, «la vérité avait beau l'inonder de sa lumière, il avait détourné son intelligence de la contemplation des choses incorporelles pour ne plus voir que des lignes, des couleurs et des grandeurs saillantes.' ,° «Enfermé sur sa planète, dans le cercle étroit des phénomènes sensi-bles ,» il niait qu'il pût rien exister en dehors de son enclos. Cette position philosophique spéciale plaisait à Goethe, semble-t-il; mais la constance n'était pas sa vertu principale. D'ailleurs quand un homme renonce au domaine des idées, il se prive en même temps de l'usage de la parole, qui en est le signe, il s'abaisse jusqu'au mutisme ani-mal. La logique condamnait Goethe au silence. La peine sans doute était bien choisie, mais le poète , en homme habile, avait su prévoir et tourner l'obstacle. La logique le gênait, il supprima la logique, et rien dés lors ne put l'empêcher de raisonner et de déraisonner en toute I i berté.

Nous n'avons donc pas à discuter , mais à exposer l'absurde. Vou-lant s'assurer de l'existence personnelle de notre âme après la mort , Goethe eut recours à l'observation. Or des observations, prolongées pendant des années, faites sur notre constitution et sur la constitu-tion de tous les êtres de la nature, lui apprirent que l'existence d'une vie future, loin de contredire les faits, en reçoit de nouvelles dé-

' Philosophie de Goethe, par E. CARO. Appendice, p. 410-411. ' «Et irruebat in oculos ipsa vis vert; et avertebam palpitantem mentem ab in-

corporea re ad liucamenta, et colores, et tumentes maguitudines.' (S. Aucun*. Lib. Confess. IV, cap. XV, 1.)

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 43

monstrations. Ces démonstrations sont nouvelles, en effet, comme nous allons bientôt le voir.

«Mais combien de parties de notre être méritent de persister et de durer après notre mort? C'est encore la une question toute nou-velle, selon Goethe, c'est la un point que nous devons abandonner a Dieu seul.» Cependant il se ravise et résout sans peine une difficulté qu'il vient de déclarer insoluble. Écoutons :

«Les derniers éléments primitifs de tous les êtres, et pour ainsi dire les points initiaux de tout ce qui apparaît dans la nature, se partagent suivant moi en différentes classes, et forment une hiérar-chie. Ces éléments, on peut les appeler des âmes, puisqu'elles ani-ment tout, mais appelons-les plutôt monades; gardons cette vieille expression leibnitzienne; pour exprimer la simplicité de l'essence la plus simple , il n'y en a guère de meilleure. — Eh bien, ces mona-des (ou points initiaux), l'expérience nous montre qu'il y en a de si petites , de si faibles , qu'elles ne sont propres qu'a une existence et a un service subordonnés. D'autres, au contraire, sont très-puissantes et très-énergiques. Celles-ci attirent de farce dans leur cercle tous les éléments inférieurs qui les approchent, et les font devenir ainsi par-tie intégrante de ce qu'elles doivent -animer, soit d'un corps humain , soit d'une plante, soit d'un animal, soit d'une organisation plus haute, par exemple, d'une étoile.» Goethe n'emprunte pas seulement a Leibnitz l'expression de monade , il lui prend le système tout entier, a part les énormités dont il le surcharge. Le système des monades n'est qu'une série d'hypothèses, sans démonstration d'aucune sorte; mais , au moins, Leibnitz, en le proposant , ne le faisait valoir que pour une vue de l'esprit , comme un mode selon lequel on pourrait concevoir la nature intime des choses, laquelle échappe a nos sens. Or, cette théorie essentiellement abstraite, Goethe veut l'asseoir sur des bases purement expérimentales ; il prétend qu'elle naît de l'observa-tion ! Dites-nous donc, puissant génie, quelle lanterne magique vous a permis d'explorer avec tant de précision des essences que vous dé-clarez invisibles quelques lignes plus loin? A l'aide de quel merveil-leux télescope avez-vous su découvrir l'âme de chaque planète , a cette haute idée qui rend son développement aussi régulier et soumis h la même loi que le développement d'un rosier ?» Guidé par l'expérience, Goethe étudiait les monades inférieures , retenues captives dans sa main par sa monade principale, et il en disait: «Combien leur sen-sibilité serait-elle plus agréablement flattée, si, au lieu de perdre

44 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

ainsi leur temps à glisser sur les touches d'un piano, il leur était permis, sous la forme d'abeilles diligentes , d'errer joyeusement par les prés, de se poser sur les arbres et de s'ébattre au milieu, des branches fleuries, occupations pour lesquelles elles ont certes au food d'elles-mêmes un penchant inné 1» Des assertions de ce genre échap-pent assurément à tout contrôle; mais enfin, puisque Goethe sentait des abeilles s'agiter dans son bras et jusqu'à l'extrémité de ses doigts, nous voulons bien l'en croire sur sa parole.

En revanche, il nous sera permis de signaler une contradiction. Le poète avait dit plus haut, qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de dé-terminer combien de parties de notre être méritent de persister et de durer après notre mort, ce qui suppose qu'un bon nombre d'autres parties sont condamnées à périr et ne doivent pas persister; puis, perdant aussitôt le souvenir de cette idée, il déclare solennellement que « toutes les monades, par leur nature (nature qu'il avoue lui être inconnue), sont tellement indestructibles, que même au moment de la dissolution , leur activité n'est ni suspendue, ni perdue.»

Par l'expérience encore, Goethe savait comment les monades, pas-sant de planètes en planètes, emportent dans le cours de leurs mi-grations successives, un souvenir -général de leurs aventures. «La mo-nade d'un monde peut, dit-il, du sein obscur de ses souvenirs, faire sortir beaucoup d'idées, qui auront les apparences d'idées prophéti-ques et qui, cependant au fond, ne seront que les souvenirs confus d'une vie antérieure écoulée, et par conséquent un acte de mémoire. C'est ainsi que le génie de l'homme a mis à nu les tables sur lesquel-les étaient inscrites les lois qui ont présidé à la naissance de l'uni-vers, une forte tension de l'esprit n'aurait pas suffi; il a fallu un souvenir qui, comme un éclair, est venu briller dans nos ténèbres, souvenir de la création à laquelle notre âme assistait Je ne vois rien dans notre pensée, qui répugne à accorder à la monade d'un monde, cette persistance de la conscience, entendue ainsi d'une façon générale et historique.»

L'enthousiasme du poète allait croissant. Il se prit à peindre à grands traits la merveilleuse destinée des monades supérieures, comme celle de Wieland et la sienne: de telles monades sont dignes de tout. «Je ne serais nullement étonné, et toutes les vues que j'ai, seraient pleinement confirmées, si, dans des siècles, je rencontrais un jour Wieland monade d'un monde, étoile de première grandeur, éclairant tout ce qui l'entoure d'un jour aimable, répandant autour d'elle le

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 45

rafraichissement et la joie. — Vraiment donner la lumière et la clarté h quelque nuageuse comète, ce serait lé une mission faite pour plaire h la monade de notre Wieland.»

Ce qu'il y a de plus étrange, est qu'en exposant toutes ces lubies, Goethe entendait se conformer aux exigences les plus sévères de la méthode expérimentale. Il sut bien le rappeler h son pieux interlocu-teur. Las d'écouter, Falk avait voulu proposer h son tour une théorie de sa façon , mais dans laquelle on pouvait démêler encore quelque chose de l'idée d'un Dieu, créateur unique. Goethe s'empressa de ré-pondre: «Je n'ai rien h opposer h cette conception considérée comme foi; mais je n'ai pas l'habitude de donner une force démonstrative h des idées qui ne reposent pas sur un phénomène sensible.»

Résumons cette psychologie golhéenne. Le monde est éternel. Il se compose de monades ou éléments pri-

mitifs doués de forces et d'aptitudes inégales. Les plus énergiques s'em-parent des plus faibles, les attirent dans leur sphère d'action et les groupent diversement autour d'elles , de telle sorte qu'il en résulte une pierre ou un chêne, un cheval ou un homme ou une étoile. Quand l'une de ces grandes monades se trouve fatiguée de son mode actuel d'existence, elle brise son aggrégat, remet en liberté ses monades su-bordonnées , puis va se créer ailleurs une nouvelle position. Les mo-nades conservent un souvenir général de leurs existences antérieures. C'est en vertu de ce principe que les géologues modernes ont pu racon-ter l'histoire de notre globe. Léopold de Bach, Al. de Humbold, Elie de Beaumont, pour composer leurs savants ouvrages, ont moins puisé dans l'observation des faits actuels que dans leurs propres réminis-cences. Aucun doute n'est possible à ce sujet: leurs monades n'a-vaient-elles pas assisté à la création du monde? Le point culminant d'honneur et de gloire auquel puisse aspirer une monade, est d'ani-mer une étoile de première classe, un soleil.

Tels sont les principaux résultats d'observations nombreuses, pro-longées pendant plusieurs années, sur la constitution de l'homme et de tous les êtres de la création. Le nom seul de Goethe qui a fait ces observations , suffit pour en garantir l'exactitude.

Efforcez-vous donc, mortels; travaillez sans relâche h bien gouver-ner vos monades. Peut-être quelqu'un d'entre vous arrivera-t-il, pour prix de ses sueurs, h l'aide de ces amas d'atomes qui flottent libres encore dans l'espace, h se constituer le centre d'une nouvelle pla-nète. Tant pis pour les autres, si, moins heureux, ils se voient

46 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

saisis par une monade inférieure mais énergique, la monade d'un chien ou d'un bouc, par exemple; il faudra bien qu'ils se résignent

prendre leur sort en patience. Pauvres âmes qui souffrez et gémissez dans le secret, ignorées du

monde, entendez bien ces paroles de consolation qui vous sont adressées par Goethe. C'est tout ce qu'il a de mieux à vous dire. Quant à lui , monade de premier ordre, trônant sur la queue de quelque comète vaporeuse, il promène, sans doute, à travers les espaces pla-nétaires, son regard serein et dominateur.

En vérité, nous ne pouvons trop nous étonner, avec un savant botaniste, «qu'en Allemagne, la gent professorale trouve toujours moyen de marchander la gloire de Goethe.' n

1V. Morale.

Suivre Goethe pas à pas dans sa vie privée, est une entreprise trop périlleuse pour que nous la tentions ; ce serait s'exposer à tomber, sur la route, dans maint bourbier, à se trouver en face de scènes trop équivoques. Nous entendons moins parler ici de la morale pra-tique de notre héros, que nous enquérir de ses maximes générales sur la conduite de la vie. D'ailleurs ce sera vite fini. S'il est vrai, comme le dit Bossuet dans son beau langage «que les choses divines sont le fondement nécessaire de la bonne vie n, si les vérités morales découlent naturellement des vérités dogmatiques, ce qui nous reste à dire est déterminé déjà par ce qui précède. Goethe, en se déclarant fils de l'aveugle destin, supprimait d'emblée tous les rapports de l'homme avec Dieu, et, par voie de conséquence, tous les devoirs de reconnaissance, d'amour et d'obéissance qui lient le premier à l'égard du second. Restaient les rapports de l'homme avec lui-même et avec la société. Mais ces rapports, eux aussi, ne peuvent être bien compris en dehors de l'idée de Dieu qui les a créés primitivement et ne cesse de les maintenir. C'est dans cette grande loi de subordination des créatures entre elles et par rapport à Dieu qu'il faut chercher la source des règles sages et de tous les préceptes utiles que le paga-nisme avait pu découvrir. Une saine intelligence de la nature humaine

' Goethe naturaliste et spécialement botaniste, par M. IüascaLsa6s, p. 23.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 47

n'est pas moins nécessaire dans la constitution d'une règle pour les mœurs que la reconnaissance de Dieu lui-même. Or, nous avons vu combien étaient extravagantes les idées de notre poète sur ce point. En dernière analyse, tout se ramène à un empirisme brutal.

Isolé de son créateur qu'il renie, de ses frères qui lui sont devenus étrangers et qu'il ne considère plus que comme une matière exploi-table, l'homme, « qui a refusé de comprendre parce qu'il aurait fallu bien vivre, descend jusqu'à l'ignoble condition de la bête des champs.» Il lui reste des sensations, des passions, et il vent les satisfaire. Sa morale aboutit donc à la formule de l'égoïsme du plus bas étage.

Dès le premier éveil de sa raison, Goethe avait trouvé, au fond de son âme, la distinction du bien et du mal et la loi fondamentale du devoir. Mais ces germes, qui auraient pu devenir féconds, s'étiolèrent bientôt sous l'influence d'une culture mal entendue. « Mon esprit, dit-il, était naturellement porté au respect, et cette disposition que j'avais prise à l'égard de tout ce qui est respectable, exigeait de vio-lentes secousses pour être ébranlée. Malheureusement, lorsqu'on nous recommandait de bonnes mœurs, une tenue convenable, les motifs qu'on nous faisait valoir étaient pris, non pas dans l'excel-lence de ces choses considérées en elles-mêmes, mais dans l'opi-nion du public. Que dirait le public? Nous répétait-on sans cesse. J'étais donc persuadé que le public ne se composait que d'hommes intègres et en état d'apprécier toute chose à son juste prix.' n Les conséquences d'une telle éducation ne tardèrent pas à se montrer. La droiture du jeune homme fut révoltée de l'injustice des partis; la mesquinerie des vues, l'entêtement déraisonnable qu'il surprenait même chez les personnes qui lui offraient le plus de garanties, lui firent comprendre toute l'insuffisance de son criterium. L'opi-nion ne pouvait servir de règle à sa conduite. Mais oh trouver un meilleur guide? Goethe ne le sut pas ou ne voulut pas le savoir. Il resta dans l'incertitude jusqu'à ce qu'il eût rencontré Spinoza. Nous avons déjà parlé du profit qu'il retira de ce commerce, au point de vue des idées; mais c'était bien plutôt une affaire de morale. «Avec Spinoza, il s'imagina qu'il rentrait enfin dans la pleine possession de lai-même et dans la direction naturelle de son esprit, selon ses vrais instincts et ses tendances innées. Sa nature crut se reconnaître dans

' dus meinem Leb en . Zweites Buch.

48 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

l'inspiration générale de l'Ethique. Ce fut véritablement pour lui un apaisement et une délivrance.' D Ce mot de délivrance n'est que juste. Goethe jusque-là n'avait pu réussir à étouffer les remords de sa con-science, il fallat que les sophismes du Juif d'Amsterdam vinssent le tirer d'embarras. Si notre âme, en effet, d'après la théorie de Spinoza, n'est qu'un mode de la substance divine, les actes qu'elle produit ne nous sont pas imputables, nous n'avons pas à nous enquérir s'ils sont bons ou mauvais; et comme ils sont nécessaires, nous ne pouvons qu'en suivre avec curiosité la mystérieuse évolution.

M. Caro nous dira aussi, mieux que personne, en phrases creuses, il est vrai, mais toujours sonores, l'enthousiasme dont Goethe fut saisi à la vue de cette voie large qui s'ouvrait devant lui. « Nous le voyons ici, à ce moment de sa vie, oit le chaos de ses idées se dé-brouille (?), oh, pacifié dans ses troubles intérieurs, réconcilié avec ses instincts, il sent tressaillir en lui des facultés presque infinies que jusqu'au dernier jour d'une longue vie la plus heureuse fécondité ne devait pas tarir. Dans l'écroulement de ses croyances passées, ni an-goisses ni désespoir; au contraire, une sécurité complète qui se fait en lui en face du problème des choses, fondée non sur l'espoir de le résoudre, mais sur une confiance absolue en soi, sur une foi dans sou génie assez forte pour se dispenser de tout point d'appui extérieur, sur l'orgueil presque olympien de la pensée....' u

Nous voici donc ramenés à notre point de départ. Goethe lui-même et ses admirateurs justifient par leurs aveux la formule que nous avons posée : la morale de Goethe se résume dans un égoïsme grossier. Elle justifie tous les crimes, même ces attentats énormes que flétrit le simple bon sens. Goethe, à diverses reprises, parle du suicide comme d'un acte indifférent ; il ne semble même pas soupçonner qu'il puisse y avoir là une question de moralité. C'est dans ce sens que sont écrits le roman de Werther et les pages des Mémoires qui s'y rattachent. aCe départ (la mort), je le considère, dit-il ailleurs, ainsi que la naissance, comme un acte libre de la monade principale. D Elle jus-

Philosophie de Goethe, p. 35. ' Ibid., p. 43. — M. Caro attribue à Goethe tout à fait gratuitement une sécu-

rité parfaite en face du problème des choses qu'il ne pouvait résoudre. Les termes de cette assertion sont en eux-mêmes contradictoires. Une telle sécurité en face d'un problème aussi redoutable serait une extravagance. D'ailleurs l'Esprit-Saint affirme qu'il n'y a pas de paix pour les impies, et l'expérience confirme cette sen-tence.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 49 tifie également le vol, l'incendie, l'assassinat. Goethe, il est vrai, s'est bien gardé d'exposer an grand jour ces conséquences rigoureuses de sa doctrine; mais nous lui en savons peu de gré; ces réserves n'é-taient qu'un calcul d'intérêt. I1 était riche et craignait les voleurs ; l'assassinat exige une audace, nn courage d'un certain genre qu'il n'avait pas. Il suffit d'ailleurs que ces excès trouvent leur justification dans une théorie pour la rendre détestable. Or, depuis son adolescence jusqu'au terme de sa carrière, Goethe a professé des doctrines spino-zistes ou panthéistes, qui toutes détruisent la liberté humaine et nous déclarent irresponsables de nos actes. N'est-ce pas saper par leur base toutes les lois divines et humaines, et ouvrir la porte large à tous les crimes? Nous avouons volontiers que Goethe ne s'est pas rendu coupable de tous les délits qu'il absout, mais il en reste assez à sa charge pour flétrir sa mémoire. L'immoralité, parfois cynique, qui s'étale dans presque toutes ses productions, ne constitue-t-elle pas un outrage permanent à la morale publique, ne doit-elle pas le faire ranger an nombre de ces hommes funestes qui se posent comme les auxiliaires da génie de tout mal, acharné à la perte de l'huma-nité?

Cette appréciation de la moralité des écrits de Goethe parattrait sans doute exagérée à quelques personnes, si nous ne la faisions suivre de certaines restrictions.

Nous sommes loin de dire que ses oeuvres ne renferment que des doctrines impies, immorales on subversives de tout ordre légitime. Si on procédait à un dépouillement rigoureux de la collection complète, il est possible que la part du bien se trouverait considérable. Mais il faut voir quelle serait la nature de ce qui mériterait d'être conservé. Une édition expurgée des oeuvres du poète ne se composerait que de fragments décousus. Ce seraient de petites pièces de vers sans carac-tère, des descriptions de paysages, des appréciations littéraires ou d'objets d'art, et enfin un certain nombre de ces maximes tout à fait générales qui sont vraies en dehors de tout système doctrinal. Citons quelques exemples :

«Vouloir donner .aux hommes des aspirations plus élevées, leur faire sentir la dignité d'une existence vraiment noble, n'est pas le moyen de s'en faire bien venir. Racontez-leur, au contraire, des fables et des niaiseries, favorisez leurs mauvaises dispositions par des secours accordés au jour le jour et vous devenez aussitôt leur homme.

50 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Li est l'explication d'une foule de choses absurdes dont nous sommes tém0ins.' n

Il y a du vrai dans ces réflexions, mais l'application pourrait s'en faire avec une grande justesse directement contre la pensée de l'auteur. SI son nom est devenu populaire, n'est-ce pas précisément à< cause des niaiseries et des immoralités qui occupent tant de pages dans ses livres? Nous avons vu également jusqu'A quel point ses doctrines sont propres h inspirer aux hommes le sentiment de leur dignité 1

Nous approuvons sans réserve deux autres détails. Herder s'était permis sur le nom de Goethe des jeux de mots vraiment déplacés. Celui-ci qui en était l'objet trouva la plaisanterie peu fine. «Le nom propre d'un homme n'est pas un manteau qu'il se jette par-dessus les épaules, et que chacun paisse aller tirailler; c'est un habit collant qui s'étend sur la personne comme la peau : l'égratigner, c'est blesser celui qui le porte.' n

Goethe se servait d'un moyen aussi délicat qu'ingénieux pour se rappeler h lui-même le souvenir de ceux qui l'avaient obligé. Quand il faisait voir ses collections, il était dans l'habitude de rattacher h chaque objet le souvenir de la personne qui le lui avait procuré. Les rapports génétiques qui s'établissaient de la sorte entre le fait perma-nent et des circonstances d'une autre époque, faisaient revivre dans son imagination les traits de ceux qui l'avaient obligé, et il se trouvait ainsi disposé naturellement A leur faire plaisir h son tour.

Ajoutons encore qu'on ne rencontre pas d'ordinaire chez Goethe cette haine aveugle et furieuse, cette hypocrisie noire, cet emploi hi-deux de la calomnie qui caractérisent certains ennemis de la vérité, Voltaire, par exemple, et un trop grand nombre de nos contemporains. Çà et lé nous lui voyons rendre des hommages désintéressés h des ins-titutions qui sont en opposition formelle avec ses utopies. Il est même àt croire que sous l'empire de circonstances plus heureuses, s'il avait

' Italienische Reise. Vicenza, den i9. September.

' Voici les vers libres de Herder :

«Wenn des Brutus Briefe dir sind in Cicero's Briefen, «Dir, den die Troester der Schulen von wohlgehobelten Brettern, . Prachtgerüstete, troesten, doch mehr von auszen als innen, «Der von Goettern du stammst, von Gothen oder vom Kothe, « Goethe, sende sie mir..

(dus meinem Leben, Zehnt. Buch.)

GOETHE ET LA SCIENCE DB LA NATURE. 5 t

reçu le bienfait d'une éducation plus morale et d'un enseignement plus vrai, Goethe aurait pu devenir un homme fort recommandable, sinon par l'intelligence, au moins par les qualités du coeur.

Ces concessions étant faites, et aussi étendues que possible, nous devons affirmer, d'autre part, que, même en dehors des doctrines gravement perverses signalées plus haut , la lecture des OEuvres com-plètes de Goethe est éminemment dangereuse. Il règne, dans cette volumineuse compilation, un ton général de mépris pour la vérité, un souffle habituel de scepticisme, dont l'effet naturel est d'ébranler les croyances positives du lecteur non prévenu. A ce premier vice ca-pital s'en joint un second, redoutable pour l'honnêteté des moeurs, c'est l'odeur pénétrante de sensualisme égoïste qu'on y respire h toutes les pages. Avec Goethe, on est littéralement enfermé a sur cette pla-nète, dans le cercle étroit des phénomènes sensibles.» Plus d'idée grande et généreuse, plus même d'art possible. Car l'idéal qui fait la vie de l'art, n'existe plus. C'est le régne absolu du réalisme avec ses turpitudes, de même que, dans un autre ordre, l'imagination avec ses chimères s'est substituée h l'intelligence.

§ V. Maçonnisme.

Nos lecteurs n'oublieront pas que cette étude sur la valeur des travaux scientifiques de Goethe n'est pas dirigée contre un mort, mais qu'elle s'adresse aux vivants; c'est moins une protestation rétroactive contre la gloire usurpée dont Goethe a joui pendant sa vie, que l'expression de notre surprise h la vue des honneurs de fraîche date qui lui sont décernés.

L'extravagance des idées qu'un homme professe ne mérite pas ie elle seule qu'on y prenne garde : c'est l'h propos qui rend l'erreur dangereuse. Les germes de la contagion sont partout ; mais il leur faut, pour se développer, des conditions favorables; force leur est souvent d'attendre. Goethe vieillissait de la sorte , h l'état latent, quand, par un caprice de la mode, sa friperie a été remise en vogue.

S'il vivait encore, il appartiendrait h l'école de la morale indépen-dante; il serait positiviste avec M. Littré; il raconterait, comme MM. Vogt, Huxley et Lyell, les origines simiennes de l'humanité; il serait artiste h la façon de M. Taine, littérateur délicat et théolo-gien profond comme M. Renan.

b $ GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Puis un autre lien assemble tous ces grands hommes, c'est le ma-çonnisme.

Dans la masse des poésies fugitives de Goethe, un petit groupe se distingue par son titre de Loge. L'esprit du sectaire est bien lé :

aSalut à nous, Frères unis 1 nous savons ce que tous ignorent 1 même les chants connus se couvrent dans nos cercles d'un voile mys-térieux. Impénétrables sont nos secrets : le temple repose sur la con-fiance et le silence.»

Ailleurs, le poète fait retentir aux oreilles des maçons a la voix des esprits, la voix des maîtres qui leur crient de ne pas tarder à faire va-loir les forces du bien.»

Il fait briller h leurs regards odes couronnes qui se tressent dans l'éternel silence; elles seront données aux hommes actifs.» Il prête les accents de sa lyre aux soeurs maçonnes qui s'ennuient de voir les frères se retirer à l'écart lorsqu'il s'agit d'aller au fond des choses; elles avertissent ces frères peu polis de réfléchir à ce qu'ils deviendraient sans elles.

Le maçonnisme a contribué pour une large part à glorifier Goethe dans le passé; c'est le maçonnisme encore qui vent, de nos jours, le faire revivre, l'ériger en fondateur d'école. Il est donc utile de mettre à nu cette idole, et d'exposer, à tous les regards, sous les épaisses cou-ches de vernis qui la recouvrent, le bois vermoulu dont elle est faite.

Nous aurions pu citer, à l'appui des propositions développées dans les pages précédentes, de nombreux textes recueillis dans les oeuvres poétiques et les romans de Goethe. Nous avons laissé de côté les théo-ries phalanstériennes qui se trouvent dans Wilhelm Meister. Nous avons également négligé de secouer la vieille pelisse du D' Faust. Méphistophélès en fit sortir une légion de cigales, de coléoptères et d'autres insectes;' nous aurions pu en tirer, à notre tour, une foule

' 1IEPffiSTOPSELES.

• Auch hmngt der alte Pelz am alten Hacken, 'Erinnert mich an jene Schnacken,

Wie ich den Itnaben einst belehrt....

(Er schüttelt den herabgenoaaoaenen Pets; Cieaden, Seer wad Fartarellen fahren heraue,)

BomTHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 53

d'impertinences, d'impiétés coudoyant des bouffonneries grotesques et des trivialités sans nom. Nous avons craint d'affaiblir notre démons-tration par des citations de textes que l'on pourrait regarder comme des fictions poétiques et non comme l'expression des sentiments de l'auteur. Nous avons choisi de préférence nos témoignages dans l'his-toire authentique que Goethe lui-même a laissée de sa vie: Ils suffisent da reste é établir que Goethe fat toujours un philosophe fort mince et de plus un homme peu estimable.

Nous croyons, en outre, qu'il faut retrancher son nom du catalogue des naturalistes sérieux.

III.

G4 fHE NATURALINTE.

§ Ir. Histoire naturelle générale. — Méthode.

L'unité religieuse de l'Europe civilisée ne fut pas ruinée seule au XVI' siècle; sa dislocation entraîna celle de l'enseignement philoso-phique. Avant cette époque, toutes les sciences, chacune h sa place, se développaient dans une harmonie parfaite. La théologie occupait, sans doute, une très-large place; mais c'était son droit. L'importance capitale, au point de vue non-seulement pratique, mais encore spé-culatif, des données fournies par la révélation, justifiait pleinement cette préférence. La philosophie générale avait d'ailleurs trouvé d'il-lustres interprètes, dés les premiers siècles de l'Église : qu'il suffise de citer ici saint Augustin et Boèce. Le Moyen-Age la vit grandir en-core et atteindre son plus haut degré de splendeur.

Si la science de la nature, ou ce que nous appelons aujourd'hui physique, chimie et histoire naturelle, dut rester h l'étroit, elle ne fut pourtant pas exclue ; sa place était marquée.

«Une fois l'esprit rompu à la recherche, h la démonstration, à la

.0108 DER INSECTES.

Willkommen I willkommen s Da alter Patron I...

54 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

vérification du vrai , dit le Dr Frédault, on le mettait aux prises avec la physique, qui embrassait dans ses diverses branches la science da monde physique et vivant. Il y avait d'abord la physique commune qui étudiait le mouvement commun à tous les corps, en établissait les variétés et les causes; on l'a, de nos jours, remplacée par la sta-tique, science plus mathématique, mais bien moins étendue et bien moins philosophique. Venait ensuite le de mundo et de calo, auquel répondent aujourd'hui l'astronomie et la cosmographie; puis le de ge-neratione et corruption, qui étudiait la formation et la décomposition des corps : ce serait aujourd'hui la chimie. Enfin on abordait le de anima, qui s'occupait de tous les corps animés, de tous les êtres vi-vants, des végétaux, des animaux, de l'homme; c'est ce qu'on appelle aujourd'hui la biologie.' »

Certains hommes ne cessent de reprocher au Moyen-Age ses com-mentaires des oeuvres d'Aristote. Nous y trouvons plutôt un motif d'éloges. Les philosophes scolastiques avaient su voir qu'Aristote était le véritable fondateur des sciences naturelles. Aristote en avait à la fois tracé et appliqué la méthode. Le premier, il avait ramené tous les êtres à deux régnes : les êtres animés et les êtres inanimés, +uxta et &$uyta. Les modernes ont été moins heureux. Ils ont commencé par établir trois régnes, ce qui était contraire aux lois de la logique, puisque le règne minéral forme un groupe qui s'oppose immédiate-ment à celui des êtres vivants pris ensemble, et non pas aux règnes végétal et animal pris en particulier. II fallut abandonner cette classification. On lui substitua celle des deux régnes organique et inorganique. C'est au fond la classification proposée par le philosophe de Stagire, mais sous une forme détestable. Ces termes d'organique et d'inorganique font voir qu'on ne considère plus que le dehors, les formes matérielles; on n'examine que des appareils, des organes. et on néglige la force qui les fait mouvoir. Cette nomenclature consacre donc les idées matérialistes. Ceci n'est qu'un exemple destiné à mon-trer combien les vues d'Aristote, en histoire naturelle, étaient pro-fondes et pleines de justesse.

Il y a plus, même sous le rapport des formes extérieures, Aris-tote nous a laissé des descriptions d'animaux plus parfaites que celles que Buffon a données plus tard des mêmes espèces.

' Revue du soude catholique, 25 nov. 1864, p. 708.

GOITRE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 55 On pent voir, dans l'Histoire des sciences de l'organisation, par

MM. de Blainville et Maupied, combien les connaissances anatomiques et physiologiques d'Aristote étaient plus avancées qu'on ne le croit communément.' Les scolastiques n'avaient donc pas si grand tort en donnant une sérieuse attention aux écrits des anciens qui avaient tant et si bien vu.

Ce serait, en outre, répéter une antre erreur, de dire avec P. Flou-rens : a Quand Bacon vint, les scolastiques régnaient , et l'on sait assez que les scolastiques « n'observaient pas.' »

De ce que les philosophes, au Moyen-Age, n'étaient pas tons ob-servateurs, des naturalistes de profession, il ne s'ensuit nullement que dans le nombre plusieurs ne se soient occupés d'une étude atten-tive de la nature. Il n'y a pas encore très-longtemps qu'an professeur de botanique prenait un sisymbrium pour un séneçon, une crucifère pour une synanthérée; pourrait-on conclure de là que tous les pro-fesseurs de botanique, appartenant h l'Université, sont de même force? Le Moyen-Age a compté des observateurs très-perspicaces, qui ont fourni des contributions importantes à la masse des connaissances acquises par les Grecs et les Romains. Jourdain, de Humboldt, E. Meyer, de Blainville, Maupied, F.-A. Pouchet et Frédault ont rendu pleine justice, sous ce rapport, à Albert-le-Grand. Véritable encyclopédiste, le moine de Cologne a embrassé et relié, dans un même système, toutes les sciences divines et humaines. On se trom-perait surtout grandement si on ne voyait en lui qu'un simple com-pilateur. En histoire naturelle et en physique, Albert-le-Grand avait observé par lui-même et fait de nombreuses expériences.

Toutes les branches de la science lui doivent des idées neuves et des observations du plus haut intérêt.

«Ce qui caractérise son traité de rebus metallicis, dit M. Dumas, c'est l'exposition savante, précise et souvent élégante des opinions des anciens ou de celles des Arabes; c'est la discussion raisonnée, où se décèle l'écrivain exercé, en même temps que l'observateur attentif.' »

a Dans l'un des chapitres du Traité des minéraux, on découvre un tableau des propriétés générales des corps inertes, qui n'est pas sans

' Histoire des scient, de l'organisation, t. I, p. 168-286. ' P. FLOVRExs, Fontenelle ou de la Philosophie moderne, p. 16. ' Philosophie chimique, p. 29.

56 GOEr8E ET LA SCIENCE DE LA NATTIEZ.

mérite pour l'époque à laquelle il a été écrit. Il est dtt aux propres observations d'Albert, et renferme de bonnes notes sur le gisement des métaux, ainsi que sur leur coloration, leur ductilité, leur saveur, leur odeur, etc.... Le savant ne se borne pas à ces généralités , il trace aussi l'histoire d'un certain nombre d'espèces, en les décri-vant successivement et parfois avec assez d'exactitude.' »

«J'ai montré, dit A. de Humboldt, comment son ouvrage De ra-tura locorum renferme le germe d'une excellente description de la terre; comment Albert-le-Grand connaissait ingénieusement l'in-fluence qu'exerce sur les climats non-seulement la latitude, mais encore la disposition des surfaces, pour modifier le rayonnement de la chaleur.»

Il avait reconnu, comme Avicenne, la vraie nature des pétrifica-tions que niait Voltaire.

En biologie, il partait du grand principe de la stabilité des espèces pour en étudier les caractères. An XIII° siècle , il dissertait déjà sur le sommeil des plantes; il est sobre dans l'indication de leurs pro-priétés, et il ne se noie pas, comme les premiers botanistes de la Re-. naissance, dans une foule de détails ridicules, sur ce sujet.

a Il est, selon E. Meyer, le premier naturaliste qui nous ait légué un certain nombre de bonnes descriptions de plantes; et il régne même dans celles qu'on lui doit de si rigoureux détails carpologiques, que c'est à faire honte aux fleiristes modernes.!»

La zoologie lui doit plus encore que la botanique. Il a contribué dans une large mesure aux progrès de l'anatomie et de la physiologie zoologiques ; mais surtout il a décrit le premier, et avec beaucoup d'exactitude, les espèces animales du nord de l'Europe, espèces qu'A-ristote n'avait pu connaître. Plus avancé que Buffon, et même que les premières éditions du Systema naturce , il savait déjà distinguer spécifiquement l'ours blanc de l'ours brun. Il s'attache à combattre les fables que l'imagination populaire avait brodées an sujet de certains animaux, en particulier celle qui faisait naître ses bernaches du fruit de certains arbres. Et après la Renaissance, an XVI° siècle, Séb. Mander et Aldrovande s'ingéniaient encore à reproduire le conte

' Histoire dei sciences naturelles au Moyen -dye, par F.-A. Pôucear. Paris,1853, p. 311.

' Poucasr, op. cit., p. 307.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 57

détruit par le savant religieux. Aldrovande allait même jusqu'à figurer l'arbre qui porte les bernaches.

«Il faut savoir, dit M. Frédanit, que, dans le traité De Homine, qui forme la deuxième partie de la Summa de creaturis, Albert-le-Grand a donné le premier traité d'anthropologie que la science possède. 11 est impossible, si on ne l'a lu, de saisir tout ce que ce puissant génie a su rassembler et coordonner de faits et d'observations, d'ex-périence et de hante raison , dans les soixante-dix-huit questions et les deux cent cinquante-cinq articles dont ce traité se compose.' D

Mais, dans le nombre, l'idée qui lui mérite une reconnaissance toute spéciale, est celle d'avoir séparé l'homme des animaux, d'en avoir fait un être à part. Il savait donc se dégager à propos des idées d'Aristote, qui réunissait l'homme et les animaux dans une même classe. Quelle gloire pour ce moine d'avoir si bien compris cette ques-tion capitale, que les pithécophiles de nos jours ont si étrangement dénaturée 1 « La plus belle couronne est vraiment due à celui qui dominant entièrement la science de son époque, la fit avancer hardi-ment, et qui, pendant trois siècles, ne fut pas une seule fois égalé, je ne dis pas dépassé.' D

Or, ces travaux si remarquables d'Albert ne pouvaient rester in-connus à son siècle; ils étaient exposés par lui au grand jour dans ses leçons faites en présence d'innombrables élèves. Ces derniers, sous la direction d'un tel mettre, durent, à leur tour, pénétrer fort avant dans l'intelligence des secrets de la nature.

A la même époque, un autre moine, le franciscain Roger Bacon, prônait. la méthode expérimentale avec plus de zèle encore, et l'ap-pliquait avec non moins de succès. Il s'occupa surtout de mathéma-tiques, d'astronomie, de mécanique, d'optique et de chimie. Parlant du Traité des œuvres secrètes de ta nature et de l'art, M. Pouchet dit que « ce livre, l'une des plis curieuses productions du Moyen-Age ,

prouve ou que R. Bacon a connu une foule d'inventions que nous attribuons avec orgueil à notre époque, ou que son génie, il y a six cents ans, en avait déjà deviné la réalisation.»

C'est ainsi que, dans le chapitre de la mécanique, il parlé de voi-tures qui se meuvent, sans chevaux, avec une incroyable vitesse, et

Traité d'anthropologie physiologique et philosophique, par le D' Fatu m, p. 8. Parie, i863.

' E. Massa, cité par M. Poocnp,, p. 302.

58 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

qu'on pourrait supposer avoir été animées par la vapeur. Là fl assure que l'homme peut s'élancer dans les airs et y voler à l'instar des oi-seaux. Ailleurs, le physicien d'Oxford indique manifestement la cloche à plongeur, et parle de ponts qui semblent analogues à nos ponts sus-pendus, puisqu'il prétend qu'on les place sur les fleuves, sans arches ni piliers.'

R. Bacon parattrait donc, comme le dit G. Cuvier, avoir entrevu les forces de la vapeur et du gaz, les locomotives et les ballons; mais il semblerait qu'il a aussi deviné l'application que l'on peut en faire à la marine. On pourrait, à ce qu'il prétend, construire des machines propres à faire marcher les navires plus rapidement que ne le ferait tonte une cargaison de rameurs; on n'aurait besoin que d'un pilote pour les diriger.

Le chapitre consacré à l'optique n'est pas moins curieux. L'auteur y traite de la réfraction des rayons lumineux, et explique par celle—ci le mirage qu'on observe parfois à la surface de la terre. Quelques critiques ont même pensé que la lanterne magique, qu'on attribue généralement au P. Kircher, était connue de R. Bacon.

Ses recherches astronomiques lui avaient fait découvrir les imper-fections du calendrier alors en usage, et il proposa au Pape Clément IV d'y porter remède.

On lui attribue encore la découverte du microscope et du télescope. Dans tous les cas, il connaissait les effets produits par les lentilles convexes, et la théorie au moins générale des instruments que nous venons de citer. Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de rappeler ici ce que Goethe, à qui nous avons hâte de revenir, pensait des tra-vaux scientifiques de R. Bacon. a Oni, si aujourd'hui , le 29 février 1809, le vieux et respectable moine anglais, Bacon, sortait de la mort et venait dans mon cabinet me demander bien poliment de lui communiquer les découvertes que nous avons faites dans les sciences

«Currus etiam possent fieri ut sine animait moveantur cum impetu inaesti-mabili.

«Possunt etiam fieri instrumenta volandi , ut homo, sedens In medlo instra-menti, revolvens aliquod ingenium per quod alæ artiflcialiter compositæ aèrem verberent, ad modum avis volaret.

aPossunt etiam fier( instrumenta ambulandi in mari et in fluviis ad fundum , sine periculo corporali. Pontes ultra flumina sine columna vel aliquo sustentaculo.s De secretin operibus, ele. POUCHET, op. cit., p. 350.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 59

et dans les arts, depuis qu'il a quitté le monde, je resterais honteux devant lui, et je ne sais vraiment quelle réponse je ferais au bon vieil-lard. Si j'avais l'idée de lui montrer un microscope solaire, il me montrerait bien vite un passage de ses écrits où il met sur le chemin de cette découverte. Si je lui parlais de montres, il dirait tout tran-quillement : «Oui , c'est bien cela 1 page 504 de mes écrits , vous «trouverez un passage qui traite en détail de la fabrication possible de «ces machines, aussi bien que du microscope solaire et de la «chambre obscure.» — Et le pénétrant moine, après avoir passé en revue toutes nos inventions, me quitterait peut-être, en me disant : «Ce que vous avez fait pendant tant de siècles n'est pas précisément «considérable. Plus de mouvement donc ! » — Bacon donna aux sciences un élan puissant. Ce moine, d'an esprit profond , aussi éloigné de la superstition que de l'incrédulité, a tout conçu, sinon tout réa-lisé. Il a vu briller devant lai la magie entière de la nature, en pre-nant le mot dans sa plus belle expression.'» Ailleurs, Goethe déclamera contre la barbarie monacale, mais nous n'insistons pas, et nous nous contentons pour le moment de recueillir les belles paroles qui viennent d'être rappelées.

Cependant R. Bacon resta de beaucoup au-dessous d'Albert-le-Grand. Ses oeuvres renferment des exagérations évidentes et des fan-faronnades. Il se vante, par exemple, de démontrer facilement la quadrature da cercle. La violence de son caractère, ses attaques viru-lentes contre l'ordre établi de son temps , déterminèrent ses supérieurs h prendre à son égard des mesures sévères qni empoisonnèrent les dernières années de sa vie. M. Pouchet dit qu'il succomba sous les coups da fanatisme et de l'ignorance, mais il produit lui-même, quel-ques phrases plus loin, des griefs sérieux contre son client. Il lui re-proche un esprit aventureux et exagéré, des investigations trop audacieuses. Ce ne furent pas ses expériences de physique qui valurent à R. Bacon les désagréments qu'il éprouva, puisque des recherches semblables excitèrent une admiration universelle à l'égard d'Albert-le-Grand , et lui firent décerner les plus grands honneurs.

M. Pouchet dit encore : «Bacon proclama que l'autorité de l'expé-rience était la seule qui dût prévaloir. Idée courageuse, s'il en fut, à une époque oit les clercs de nos écoles auraient cru blasphémer, s'ils

Coxuerealions de Goths, traduct. par DMrtaor.

60 GORrEE ET LA SCIENCE DB LA NATURE.

s'étaient élevés contre les préceptes d'Aristote.' » Si Bacon s'était ex-primé de la sorte, il aurait commis une erreur, car l'expérience doit être dirigée et contrôlée par la raison, tandis que l'expérience ne peut rien contre un raisonnement de tout point irréprochable. Son idée aurait été non pas courageuse, mais téméraire. D'ailleurs, il ne fallait pas être si courageux pour attaquer Aristote au Moyen-Age, vu que tout le monde le faisait. Aussi Ch. d'Orbigny, dans le Discours préli-minaire de son Dictionnaire universel d'histoire naturelle, dit, en sens contraire de l'assertion de M. Ponchet et avec beaucoup plus d'irré-lexion encore, que les théologiens scolastiques a métamorphosèrent la philosophie péripatéticienne au gré de leur caprice.» Tout cela prouve qu'il cette époque les esprits n'étaient pas courbés sous le joug de l'autorité des anciens, aussi servilement qu'on voudrait le dire, et qu'ils avaient bien su conserver quelque indépendance.

Une autre conclusion plus générale ressort des pages qui précédent. C'est que, dés le XIII° siècle, la science de la nature était constituée dans son ensemble et ses grands linéaments. Sa méthode était connue, et de plus appliquée, avec de merveilleux succès, par des hommes d'un génie extraordinaire. Les travaux des naturalistes du Moyen-Âge forment une étape remarquable dans la marche de l'esprit hu-main , et doivent être pris en sérieuse considération par les hommes spéciaux.

On ne saurait donc trop s'étonner des prétentions insensées de cet autre Bacon, qui vint, au XVI° siècle, annoncer au monde que la science de la nature n'existait pas, et qu'il ne s'agissait de rien moins, pour la créer, que de refaire l'intelligence humaine. »Nec obliti sumac quantum opus aggrediamur, videlicet ut faciamus intellectum humanem rebus et satura parem (Nov. Org .).» Dans ce but , il apportait et fai-sait valoir comme neuf un instrument qui devait retirer le genre hu-main de l'abime d'ignorance où il avait croupi jusque-lb; or, ce merveilleux organe consistait simplement, de sa part, à dire qu'il fallait faire des expériences 1

Un de ses contemporains lui écrivit, à ce sujet, les lignes suivantes, qui auraient dô le ramener à la raison, si cela eût été possible : a Permettez-moi de vous le dire franchement : je ne puis comprendre vos plaintes. Jamais on ne vit plus d'ardeur pour les sciences que de

' Histoire des sciences naturelles, p. 328.

GOEBTHE ET LA. SCIENCE DE LA NATURE. 6 i

nos jours. Vous reprochez aux hommes de négliger les expériences, et sur le globe entier on ne fait que des expériences.' » Et de fait, Copernic, Tycho-Brahé, Keppler, Galilée, Kircher, ses contemporains ou morts depuis peu, n'avaient pas eu besoin de recourir à Bacon, pour se rendre justement célèbres dans les sciences expérimentales. D'après Bacon, le syllogisme ne pouvant conduire a la certitude, il n'y avait plus d'espoir que dans l'induction, dont il se prétendait l'inventeur. Or, l'induction, beaucoup mieux comprise et décrite par Aristote que par le rêveur dont nous parlons, était connue et appli-quée depuis dix-neuf siècles. A l'aide de l'induction, les anciens, les scolastiques, les modernes avaient réalisé une foule de découvertes importantes; seul Bacon n'en put rien tirer.' Enfin, l'induction n'est, au fond, qu'un syllogisme abrégé, un enthymème.

Le comte de Maistre, dans son Examen de la philosophie de Bacon, a mis en relief les puérilités, les niaiseries qui remplissent les enivres du fameux Grand-Chancelier ; mais rien n'égale le jugement que Lasalle, traducteur et admirateur des œuvres de Bacon, en por-tait. a Bacon , disait-il, manquait d'intelligence et de réflexion. » Comment donc P. Flourens a-t-il pu s'aventurer jusqu'à dire : a En fait de théorie, de philosophie générale, Bacon semble avoir tout dit?'»

Descartes, un autre coryphée de la philosophie universitaire, vint, h son tour, avec une Méthode, comme si jusque-là l'esprit humain en avait manqué.

Newton , si admirable sous d'autres rapports, prit aussi une part active dans la démolition de la philosophie scolastique.

Ces novateurs, aidés par le protestantisme, ont causé à la science un dommage irréparable. Leurs efforts aboutirent aux résultats sui-vants :

La science de la nature fat d'abord isolée de toutes les autres bran-ches de la philosophie, sous prétexte qu'elle avait une méthode

' BODLEY, cité par le Comte DE MatsT4a, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. â.

' P. FLooasros l'avoue sans difficulté : «Il a ramené les hommes à l'expérience, dit-il, et n'a pas fait d'expériences.

all a indiqué l'induction, qui, bien suivie, mène aux forces, et n'a découvert aucune force.n Fontenelle ou de la Philosophie moderne, p. 18.

' Ibid., p. 17.

62 GElRTSô ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

propre, la méthode expérimentale. Pais, on l'émancipa du contrôle de la raison pure et de l'autorité religieuse. Enfin, de nos jours, le positivisme affirme qu'elle seule est une science. Voilà oh nous en sommes. Deux abimes, aussi redoutables l'un que l'autre, sont béants sons nos pieds : d'une part le positivisme, de l'autre l'idéalisme.

Le positivisme, comme un chancre infect, dévore les sciences na-turelles. Des faits, rien que des faits, tel est le domaine oh on a pré-tendu les parquer; mais cet enclos ne peut suffire à des intelligences, on le conçoit; elles y étouffent. Aussi, chaque naturaliste, bien vite fatigué d'observer et d'expérimenter, franchit à tout instant les bar-rières de son étroite et obscure prison : il veut généraliser. Oh ira-t-il? Sans logique, sans métaphysique, sans religion, il se voit réduit à créer des hypothèses, à se repattre de chimères. Et comme ses col-lègues travaillent sur le même plan, et ne se laissent guider, à son exemple, que par les caprices de leur imagination, il en résulte que les généralisations les plus élevées de ces sciences ne sont qu'un horrible gâchis de théories discordantes, parfois monstrueuses. C'est à peine, si, de loin en loin, on rencontre sur ces matières des ouvrages irré-prochables, au point de vue de la doctrine. A des travaux, d'ailleurs d'un grand mérite, à des observations très-importantes, on trouve presque toujours associées d'étranges aberrations philosophiques ou religieuses.

P. Flourens était certainement un physiologiste très-distingué. Ses recherches sur le système nerveux, sur la formation des os, sur la fixité de l'espèce, ont une valeur de premier ordre; mais qu'il reste sur le terrain de l'expérience, car s'il pénètre dans l'ordre des idées, il devient tout d'abord méconnaissable; ce n'est plus qu'un penseur misérable, entiché des préjugés les plus vulgaires. Ses opuscules sur la Philosophie moderne, sur l'Intelligence des animaux, en fournissent des preuves à chaque instant.

Dans une école supérieure de pharmacie, le professeur de bota-nique ouvrait son cours, en 1867, en ces termes : a A côté du beau ou du splendide, au-dessus de l'utile et de l'avantageux, plane l'idée du vrai... Mais la vérité en soi est placée si haut, si haut, que l'homme ne croit pouvoir y atteindre que par l'hypothèse ou par la foi.

« On a établi des lois, déduites de l'observation et de l'expérience et formulées par le calcul. Mais dés que nous voulons entrer dans les régions abstraites de la métaphysique et de la théogonie (sic), nous nous troublons ou nous nous laissons aller au doute. Nous acquer-

GOETHS ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 68

rons bientôt la certitude que nous ne pouvons rien savoir de ces choses surhumaines, comme dit le docteur Faust, qui, après avoir tout étu-dié, la philosophie, la jurisprudence, la médecine, et même la théologie, veut s'adonner h la magie.»

Ce fragment nous semble caractéristique; il est d'ailleurs suffisam-ment explicite pour nous dispenser de tout commentaire.

L'idéalisme n'est pas moins funeste. Nous ne parlons pas même des rêveries transcendantales d'outre-Rhin : elles sont jugées par le simple bon sens. Nous voulons signaler cette philosophie décharnée et amoindrie qui , d'un côté, néglige les sciences physiques, et de l'autre, prétend se suffire en dehors des vérités apportées au monde par là révélation. Cette philosophie boursoufile les intelligences , en leur faisant accroire qu'il n'y a rien h voir au-delh de ce qu'elle enseigne; et en même temps elle les fait périr d'inanition, car elle les prive de la contemplation du monde et de la vraie connaissance de Dieu.

Les écoles catholiques échappent h ce dernier danger, niais pas assez complètement au premier. Ch et là, elles aussi méritent quelque chose des reproches que M. Frédault adresse, avec une grande rai-son, h la philosophie universitaire : «En supprimant de la philosophie toute la physique et les sciences naturelles qui y étaient autrefois con-tenues, vous confessez vous-mêmes que ces sciences échappent h la philosophie, échappent h la logique surtout 1 Vous accordez donc que ces sciences sont d'un autre domaine, sont le fruit d'une autre mé-thode, la méthode expérimentale et mathématique, sans doute; car il ne reste que celle-lh.... En vous séparant des sciences physiques et naturelles, et, d'un autre côté, en vous targuant d'avoir la science des principes et des synthèses générales, vous commettez deux fautes graves. D'une part, vous blessez, sans raison d'ailleurs, des sciences importantes , considérables, en les déclarant sans principes et sans système; et vous faites cela, par une maladresse inouïe, dans un temps oh l'immense majorité des esprits qui pensent, s'occupent de ces sciences; et encore, dans un temps oh toutes les sciences aspirent h une synthèse philosophique , dans un temps oh l'on n'entend par-ler que de la philosophie des sciences, comme d'un besoin universel et pressant 1 D'un antre côté, en rejetant ces sciences de la philosophie, vous affirmez, par cela même, qu'il vous est impossible de les embras-ser, que votre philosophie est incapable avec sa logique de les coor-donner, de les synthétiser, d'en systématiser les principes généraux. Et comme il est dans la nature de l'esprit humain de ne pas se con-

64 BOST88 ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

tenter des faits, et que vous repoussez ces sciences qui aspirent forcé-ment à une synthèse, vous les rejetez brutalement à la recherche d'une autre philosophie qui ne soit pas fondée sur la logique. Voulez-vous donc qu'elles aillent ailleurs qu'il leur méthode expérimentale et mathématique? Oà iraient-elles, où peuvent-elles aller, si ce n'est à la formule du positivisme' ? u

Cette impasse n'a qu'une issue; on n'en sortira qu'en se rattachant aux traditions philosophiques du passé. 11 faut balayer la paille entassée par les novateurs da XVI° siècle, et reprendre le système scolastique dans toute l'extension qu'il a reçue d'Albert-le-Grand. Il ne suffit pas de réfuter, dans les séminaires, les objections soulevées par les natu-ralistes contre l'enseignement dogmatique de l'Église; il faut y en-seigner les sciences naturelles elles-mémes. Vers 1840, le P. Debreyne proclamait, avec beaucoup de zèle, que ce complément des études ecclésiastiques était une nécessité da temps. Cette nécessité n'a fait que s'accroltre jusqu'à nous. Des efforts louables ont été faits dans le sens que nous indiquons ; il est à désirer qu'ils se multiplient et qu'il, rencontrent plus d'encouragements.

Mais cet enseignement, ga'on ne l'oublie pas , n'atteindra son but qu'autant qu'il réunira deux conditions :

1° Une élévation qui lui permette de juger, en connaissance de cause, la science contemporaine; un enseignement trop élémentaire resterait sans aucune efficacité ;

2° Une méthode vraiment philosophique ; il faut que les sciences physiques soient réintégrées dans la philosophie, à la place qui leur convient. C'est une vérité qu'on ne saurait trop redire.

Certaines personnes, en effet, ne regardent ces sciences comme inu-tiles ou étrangères aux connaissances qui conviennent an clergé, que parce qu'elles ignorent la connexion intime qui existe entre la science de la nature et la philosophie ; tandis que cette connexion d'identité partielle se trouvant établie, il est évident que tons les services ren-dus à la véritable religion par la seconde, le sont aussi, pour sa part , par la première. En nous exprimant de la sorte, nous ne par-lons pas des sciences livrées au baconisme, ou telles que l'école d'Aug. Comte voudrait nous les faire. De toute évidence, l'introduction d'un tel enseignement serait impossible dans les écoles catholiques; mais

' Revue du made catholique , 10 déc. 1864, p. 14.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 65

c'est de la science véritable qu'il s'agit. Il faut travailler à la sauver, afin qu'elle puisse servir d'auxiliaire à la foi. D'ailleurs, la voie, pour n'être pas fort battue, est du moins frayée. Dans la période de temps qui s'est écoulée, de 1835 â 1840, un grand nombre d'ouvrages, composés dans ce but, ont paru. Parmi les plus importants, on peut citer les travaux de MM. de Blainville et Maupied, Debreyne, Jehan, Wiseman; à une date plus récente, ceux'du P. Pianciani; enfin, de nos jours, et à un point de vue plus net et plus élevé, ceux da doc-teur Frédault. Son Traité d'anthropologie physiologique et philosophique peut servir de modèle.

Ces idées mériteraient de plus amples développements ; l'exposition, trop courte, qui précède, n'a d'autre but que de montrer à quel point de vue nous nous plaçons pour apprécier les oeuvres de Goethe en his-toire naturelle. Le champ est vaste. Goethe a touché à tout, il a pro-mené sur tout son regard superficiel, mais curieux. Physique, météo-rologie, chimie, géologie, botanique, zoologie, anthropologie, rien ne lui est resté étranger. Recueillons d'abord ses idées sur la nature en général et sur la méthode à suivre dans l'étude des sciences natu-relles. A l'âge de trente ans, il écrivait des choses comme celles-ci :

« La nature crée éternellement de nouvelles formes; ce qui est n'a pas encore été, ce qui était ne reviendra pas : tout est nouveau et cependant tout reste ancien :..

a Elle tire ses créatures du néant et ne leur dit pas d'où elles viennent ni où elles vont. Elles n'ont qu'à courir; elle seule connaît le chemin....

«Elle est tout. Elle se récompense et se punit elle-même. Elle est à la fois douce et rude, aimable et terrible, sans force et toute-pais-sante. Tout est toujours en elle. Elle ne connaît ni passé, ni avenir. Le présent est son éternité....

a Je n'ai même pu parler d'elle , car tout ce qui est faux , comme tout ce qui est vrai, c'est elle qui l'a dit. Toute faute est la sienne, mais aussi tout mérite lui appartient.' »

Plus tard il revint sur ces extravagances, et il en disait avec une indulgence vraiment paternelle : «Mes vues d'alors pourraient être considérées comme un comparatif qui se dirige vers un superlatif qu'il n'a pu atteindre encore. On y remarque des tendances vers une sorte

' Gcethe's sommtliche Werke, sechst. Bd. Stuttgart, 1963, p. 372-373.

GaeTas.

66 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

de panthéisme, en ce sens que les phénomènes cosmiques sont posés comme naissant d'un être inaccessible, absolu, capricieux, et en contradiction avec lui-même; mais si cette idée, prise au sérieux, parait trop dure, on peut bien n'y voir qu'un jeu.

« Le complément qui lui manque, c'est l'application des deux grandes roues motrices de toute nature, l'idée de polarité et l'idée d'ascensionalité. La première appartient à la matière en tant que nous la considérons comme matérielle; la seconde, au contraire, lui convient lorsque nous nous la représentons comme spirituelle ; celle-là consiste dans des attractions et des répulsions continuelles, celle-ci se manifeste par une tendance incessante à monter. Si l'on se repré-sente l'ordre élevé, d'après lequel les phénomènes généraux de la nature apparaissent enchaînés aux yeux de l'esprit, et qu'on relise alors le fragment cité plus haut, ou ne pourra , sans sourire, rappro-cher ce comparatif, comme je l'ai nommé, du superlatif dont je viens de le couronner, et on se réjouira du progrès accompli pendant cin-quante ans.' D

M. Caro appelle quelque part Goethe un génie hospitalier. Cette qualification est aussi juste qu'elle est élégante : Goethe a toujours accordé une généreuse hospitalité à l'erreur, à toutes les extravagances; la vérité seule n'a pu trouver un asile auprès de lui. C'est un fait que nous constaterons à chaque instant jusqu'au terme de notre tra-vail. M. Faivre dit, de son côté, que Goethe « ne s'est jamais fait le partisan empressé, le sérieux défenseur d'aucune doctrine; rien, dans ses nombreux écrits, n'autorise à penser qu'il ait eu une foi sincère dans aucun système' »; c'est possible. Mais, quoi qu'on fasse, il demeure incontestable, et c'est le point capital, que Goethe a pro-fessé successivement les doctrines les plus disparates et les plus déso-lantes qui aient jamais surgi au sein de l'humanité. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est, qu'en passant d'un système à un autre, malgré l'opposition parfois énorme qui règne entre les deux, jamais il ne désavouait celui qu'il venait de quitter. Tout ce qu'il avait pu dire devenait une chose sacrée.

C'est ainsi, qu'à l'âge de soixante-dix-neuf ans, il reconnaît comme panthéistes ses idées de trente ans, mais il se garde bien de les décla-rer fausses. Il laisse au lecteur, il est vrai, la faculté de n'y voir qu'us

' Gwjhe's Werke, sechst. Bd., p. 0i3. ' OEuvres scientifiques de Goethe, p. 352.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 67

jeu; mais ce n'est là qu'une concession illusoire, car il ajoute aussitôt que, pour faire de ce panthéisme une théorie complète et vraie, il suffit d'y joindre des idées comme celles-ci : «l'esprit et la matière sont identiques, ou plutôt, la matière existe seule, l'esprit n'est qu'un mode selon lequel nous concevons la matière. La matière ne peut exister ni agir sans être unie à l'esprit et réciproquement..

Que l'on se rappelle donc les nombreux textes que nous avons cités de Goethe sur toutes les grandes questions qui confinent à la fois à la théologie, à la philosophie spéculative et à la science de la nature, et on verra s'il est vrai de dire : «Goethe n'aimait ni les rêveries, ni les spéculations inutiles'.... Goethe est réaliste, il s'attache à l'expérience, mais il ne s'y livre point; il sait que l'expérience a ses dangers, le réalisme ses erreurs, l'observation ses limites ; aussi , s'il a blâmé les rêves de l'idéalisme, il blâme les prétentions des expérimentateurs exclusifs.' a

Oui, Goethe a blâmé l'idéalisme, mais dans son prochain, l'idéa-lisme de Fichte et de Schelling; car, en même temps, ses volumineux écrits sont pleins des songes les plus creux qui se puissent voir, des théories les plus funestes et les plus dévergondées. A l'aide de quelle expérience, s'il est un expérimentateur si sage, a-t-il pu constater, ou, à l'aide de quel raisonnement, penseur prudent, a-t-il sa démon-trer que la matière et l'esprit sont identiques, que notre âme est une monade susceptible de transmigrations indéfinies, qu'un Dieu person-nel est une chimère, que le monde est éternel, qu'il porte en lui-même le principe des activités diverses qui se manifestent dans sa masse?

Sans doute, Goethe a fait des expériences, mais presque toutes portent à faux, parce qu'il voulait en induire ce qu'elles n'établissaient pas.

Les oeuvres scientifiques de Goethe, dans leur ensemble, ne sont qu'an gigantesque amas d'incohérences, où un petit nombre de véri-tés particulières, des vues d'imagination surtout, sont étouffées sous d'innombrables propositions fausses. Pas de principe qui serve de point de départ à ces études, pas de règle qui les dirige, pas de but noble et élevé.

' OEuvres scientifiques de Goethe, par M. FAIVRE, p. 363. • 2 Ibid., p. 361.

68 GOETHE RT LA SCIENCE DE LA NATURE.

D'après Goethe, op aborde l'étude de la nature dans les conditions suivantes :

«Quand an homme, disposé é une observation attentive, engage la lutte avec la nature, il éprouve d'abord un désir très-vif de se sou-mettre les objets. Mais ce désir ne dure pas longtemps, car les objets réagissent si vivement sur l;observateur, qu'il se voit contraint de re-connaître leur pouvoir et de respecter leur influence. A peine est-il con-vaincu de cette action. réciproque, qu'il se trouve en présence de deux infinis, dont l'un se trouve dans la variété des objets, sous les notions de l'êlre et du devenir, et placé dans des conditions vitales relatives très-compliquées; l'autre, il le rencontre en lui-même, dans la pos-sibilité d'un développement sans limites, pendant qu'il applique ses facultés de concevoir et de juger h produire sans cesse de nou-veaux actes de perception et de réaction. Ces circonstances procurent des jouissances très-élevées; elles feraient le bonheur de la vie, si des obstacles intérieurs et extérieurs ne venaient arrêter la réalisa-tion de si beaux plans. Les années, qui d'abord étaient productives, finissent par devenir épuisantes. On se contente de l'acquis, et on s'en félicite en secret, d'autant plus volontiers qu'on trouve plus difficilement an dehors des témoignages d'intérêt pour ses études. Combien peu se sentent épris de ce qui n'apparaft qu'aux yeux de l'esprit' l »

De longues réflexions ne sont pas nécessaires avant qu'on s'aper-çoive du vague et du vide qui règnent dans ce préambule. On voit le panthéiste qui s'enveloppe de ténèbres, et semble ne rien tant redouter que cette belle précision qui caractérise le langage scientifique. Tons les termes sont ici métaphoriques, indécis, susceptibles des accep-tions les plus variées. Qu'est-ce, en effet, que se soumettre les objets? Pourquoi respecter leur influence, confesser leur pouvoir? Quel est donc ce nouveau culte? Si, plus loin, vous voulez prendre dans un sens rigoureux le double infini dont il est question, il ne vous reste, entre les mains, qu'une double absurdité; si Goethe, au contraire, dans cette phrase, n'a voulu parler que de l'indéfini , pourquoi s'est-il servi d'une expression impropre? D'ailleurs, n'est-ce pas rappeler a un homme une idée tout è fait vulgaire et triviale, que de lai dire : vous êtes capable de produire indéfiniment des actes de per-ception ?

' G, he's Werke, sechst. Bd., S. 1.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 69

La dernière phrase que nous avons citée est plus remarquable, mais encore ne faut-il pas trop la presser.

Nous avons affirmé de plus :qde Goethe n'avait pas de règle, pas de méthode pour conduire ses études. ill méprisait la logique. H regardait même l'induction. Comme funeste, « parce qu'elle a devant les yeux un but qu'on s'est proposé, et que, le poursuivant de toutes ses forces, elle entraîne avec elle le faux et le vrai: » Ce qui revient à dire on pent abuser de.Cinduction, s'en servir contre. les règles qui en gou-vernent l'emploi; donc l'induction est radicalement funeste et entraîne nécessairement, dans tous les cas, le faux avec le vrai 1 Il est difficile d'être plus naïf.

Ce qui semble à Goethe louable, utile et agréable, c'est de raisonner par analogie ; demandez-lui la raison de ses préférences, et il vous répond sans hésiter : c'est parce que cela ne prouve rien 1 ode regarde, dit-il, comme aussi utile qu'agréable; l'exposition par analogie; le cas analogue ne prétend point s'imposer, ni rien prouver, il st place en regard d?un .antre sans se lier à lui.»

Cependant Goethe a rassemblé , sur l'art de faire des expériences, un certain nombre de préceptes utiles. Le fragment, intitulé : De l'expériençe. considérée comme intermédiaire entre l'objet et le sujet, est peut-être,• de tous ses travaux scientifiques, celai oit l'on rencontre le plus de choses sensées et vraies. 11 est toutefois à propos de remarquer qu'on n'y trouve rien de nouveau ; Bacon, Descartes, Fontenelle, Buffon, avaient donné tons ces préceptes longtemps avant lai; c'est Fontenelle qu'il semble avoir suivi de plus près. Goethe dit, par exemple :

(( Quelque importante que puisse sembler une expérience isolée, elle n'acquiert cependant sa valeur définitive que par ses rapports et son union avec d'autres expériences. Mais pour réunir, pour ratta-cher deux expériences .qui ont entre elles des rapports, il faut des efforts, une attention, dont peu d'observateurs, les meilleurs même, sont susceptibles: Deux phénomènes peuvent présenter des affinités, et cependant n'être pas aussi intimement unis que nous le supposons. Deux expériences peuvent paraître la conséquence l'une de l'autre, lorsqu'il y

aurait encore à découvrir, pour les rattacher, une longue série d'intermédiaires.'»

' Goo he's Werke, sechst. Rd., S. 573. Traduct. de M. FAIVRE , p. 358.

70 GOETHE RT LA SCIENCE DE LA NATURE.

Fontenelle avait dit, un siècle auparavant : « L'art de faire des expériences, porté à un certain degré, n'est

nullement commun. Le moindre fait qui s'offre à nos yeux est com-pliqué de tant d'autres faits qui le composent ou le modifient, qu'on ne peut, sans une extrême adresse, démêler tout ce qui y entre, ni même, sans une sagacité extrême, soupçonner tout ce qui peut y entrer. Il faut décomposer le fait dont il s'agit en d'autres, qui ont eux-mêmes leur composition ; et quelquefois , si l'on n'avait bien choisi sa route, on s'engagerait dans des labyrinthes d'où l'on ne sor-tirait pas. Les faits primitifs et élémentaires semblent nous avoir été cachés par la nature avec autant de soin que les causes.' »

Le but que Goethe s'était proposé dans ce travail était de prouver. qu'ayant fait beaucoup plus d'expériences que Newton, sur la lumière, ses théories étaient bien préférables à celles de son adversaire. Il mé-connaissait donc cette idée fort juste, formulée de nos jours par M. Flourens, qu'en physique, le trop grand nombre d'expériences cause plus d'embarras et de confusion qu'il ne rend de servies; il est bien plus à propos de n'en faire qu'un petit nombre, mais de les choisir parfaitement concluantes.

D'ailleurs, pourquoi faire des expériences avec tant de patience et de soins minutieux? N'est-ce pas supposer que la nature est soumise à des lois fixes, immuables, que l'on peut découvrir, et qui , une fois découvertes, serviront à expliquer tous les phénomènes? Or, cette fixité, cette stabilité, Goethe la repousse; il ne voit partout, dans la nature, que des formes sans cesse mobiles et changeantes, un destin aveugle, agissant au hasard. En posant des règles pour diriger l'ex-périence, il dressait un code sans objet, il rédigeait non-seulement la constitution générale, mais, jusque dans leurs moindres détails, les règlements de police d'une ville imaginaire et impossible.

Une autre conséquence des idées théoriques de Goethe sur la nature était le rejet des causes finales. Sur cette question il fut logique, car il les combattit toute sa vie. Voici un spécimen de sa manière :

« Les finalistes disent : les taureaux ont des cornes pour se défendre. Il faut dire : le taureau se défend avec ses cornes, parce qu'il les a.* M. Faivre, avec qui nous désirerions nous trouver plus souvent d'ac-cord, a réfuté vigoureusement l'ineptie du poète : « La négation des

' FONTENELLE. Éloge de Newton.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 71

causes finales, dit-il, est une absurdité.» Voltaire s'est fait, sons ce rapport, l'interprète du bon sens, lorsqu'il écrit : «Affirmer que l'ceil n'est pas fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, n'est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l'esprit humain?» — «Tout docteur que je suis, cette démence me parait évidente, et je le dis.» La moindre de nos actions suppose une fin, un but, et nous refusons de reconnaltre un dessein dans les merveilles qui nous entourent.

«Quoi, dit Cicéron, la sphère d'Archimède prouve l'existence d'un «ouvrier intelligent qui l'a fabriquée, et le système réel de l'univers, «dont cette machine n'est que l'imitation, n'aurait pas la même «force I»

Aristote soutient encore plus fortement la même thèse : a La cause finale des choses, dit-il, est le bien, car le bien est le « but de tontes «nos productions.' »

M. Faivre rend aussi parfaitement compte des tendances de Goethe, quelques pages plus loin :

«Goethe était panthéiste par besoin de légitimer des passions vio-lentes, une ambition qui le rendait admirateur de lui-même. Si haut qu'il voyait tout au-dessous de lui, il aimait h se regarder comme partie de l'unité totale; mais s'il redescendait aux détails de la vie, alors la conscience de l'homme faible reparaissait, les hésitations, les doutes revenaient avec elle. Pourquoi, dans sa longue carrière, Goethe n'eut-il jamais un point fixe en philosophie ou en religion ? Pourquoi cette peur des doctrines et des problèmes? C'est qu'il en aurait coûté à Goethe de s'humilier et de reconnattre ses misères ; il aimait mieux la douce illusion d'un panthéisme qui l'affranchissait de tous les jougs, et le rendait mattre absolu de lui-même. Quoi qu'on en dise, par son côté moral, la vie de Goethe est triste à étudier ; elle révèle à chaque instant l'égoïsme, l'indifférence, l'insensibilité; aussi, dans le spectacle de la nature, Goethe recherche surtout les émotions de l'artiste, les inspirations du poète, les satisfactions du penseur. Il ne s'incline pas devant un principe souverain, il ne glorifie pas ses œuvres; il parle rarement du bien que les scènes silencieuses du monde physique peuvent produire sur l'âme; on dirait qu'il n'a ja-

' OEuvres scientifiques de Goethe, p. 40ô.

72 MITRE ET 'LA SCIENCE DE LA NATURE.

mais compris: que le monde physique est l'expression de la pensée divine.' »-

Noua auront fréquemment l'occasion, dans la suite, de revenir sur cette théorie des causes finales ; c'est pourquoi nous n'insistons pas davantage en ce moment.

Ce qui précède suffit, du reste, croyons-nous, pour établir que la philosophie générale des sciences naturelles ne doit rien h Goethe.

II. Anthropologie et zoologie.

Énumérons d'abord les travaux de Goethe dans cette direction :

1° Un mémoire sur l'os intermaxillaire dans l'homme; 2° Une notice oh l'auteur raconte fort au long et avec une grande

complaisance l'histoire de ses travaux anatomiques; 3° Premier essai d'une introduction générale â l'anatomie compara-

tive. fondée sur l'ostéologie, 1795 ;

4° Additions au travail précédent , 1796 ; 5° Ostéologie comparative, 1824; 6° Une série de notices trèsrcourtes, ou• de rappprts sur, des ou-

vrages publiés par divers auteurs, ,sur le bec de lièvre, sur les vertèbres du crâne . sur les tardigrades et • les •pachydermes , sur • les boeufs fossiles, sur le squelette des rongeurs, et sur les lépades. • •

Tous ces travaux réunis 'remplissent 48 pages, dans'l•édition in-4° des OEuvres complètes de Goethe, publiée h Stattgard , en 1863.

Quand on cherche h se rendre compte de la valeur qu'il faut attri-buer h ces écrits, on est frappé tout d'abord de ce fait, que l'ostéologie seule a été l'objet des études zoologiques de Goethe. Cette préférence, accordée par le poète h l'ostéologie, trouve une explica-tion très-simple dans la grande facilité que présente l'étude du sque-lette par rapport aux autres branches de la science, h la physiologie

' OEuvres scientifiques de Goethe, p. 109.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 73

en particulier. Mais parce que l'ostéologie est facile , il ne faut pas en conclure qu'elle suffise â tout, ni qu'elle puisse fournir, â elle seule, la ,base de jugements absolus sur la nature complète de l'homme et des animaux; ce n'est qu'un étroit compartiment dans un vaste domaine qu'il faut parcourir et explorer en tous sens.

L'idée capitale de Goethe est son fameux type anatomique (anato-mischer Typus. — Allgemeines Bild). H la développe au long, surtout dans la notice, intitulée : Plan d'une introduction générale d l'anato-mie comparative', basée sur l'ostéologie. Le premier chapitre se com-pose d'une série d'aphorismes, sans rapport entre eux, souvent peu exacts, malgré le vague et la généralité des expressions. L'auteur dit en particulier que l'anatomie est pour les corps organisés ce que la chimie est pour les corps inorganiques. La fausseté de cette assertion saute aux yeux. L'anatomie n'opère qu'une division mécanique, tandis que, sous l'action des réactifs mis en oeuvre par la chimie, les corps bruts se résolvent en leurs •éléments constitutifs. La chimie fait plus en replaçant dans des conditions convenables les éléments que lui a fournis l'analyse , elle reproduit par synthèse les corps dont ils avaient été extraits. L'anatoritie, au contraire, peut détruire la vie et frag-menter le cadavre qui reste, mais la moindre synthèse lui est impos-sible. Elle démontre l'organisation, mais non la composition : l'élément constitutif par excellence des . êtres vivants, l'âme, lui échappe nécessairement. Ces réflexions, toutefois, ne sont pas faites en vue de déprécier l'importance propre et très-considérable de l'ana-tomie, mais de combattre un rapprochement inexact. Des objections en ce sens furent sans doute adressées â Goethe sur ce point; car dans une nouvelle exposition des trois premiers chapitres de son introduc-tion; il modifie quelque peu la proposition que nous venons d'exa-miner.• il déplore ensuite que l'on manque de principes sur lesquels tout le monde soit d'accord; il regrette l'absence d'une mesure com-

' Srasos-DüReasix ( Traité pratique et théorique d'anatomie comparative, t. I, p. 43) fait remarquer avec raison la mauvaise composition des termes fran-çais Anatomie comparée, «ce qui signifie proprement que la science est com-parée, tandis que c'est l'organisation des divers animaux que l'on compare dans cette science, qui, elle-morne, est comparative. Cette faute n'existe pas, en effet, dans d'autres langues : les Allemands disent Vergleichende Anatomie, et non Verglichene Anatomie; les Anglais, Comparative Anatomy, et non Compared Anatomy. Je crois de là devoir aussi changer la dénomination française, cl dire Anatomie com-parative. n

74 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

mune à laquelle on puisse rapporter les parties constatées par la dis-section de l'homme et des animaux. «On a bien comparé, dit-il encore, les animaux à l'homme et les animaux entre eux, mais ce genre de travail , quelque développé qu'on le suppose, ne conduit qu'et des résultats particuliers; il s'arréte à des détails, et ne permet pas d'em-brasser le tout dans une vue d'ensemble....» Il propose, en conséquence, l'adoption d'un type anatomique qui sera l'image du tout, qui con-tiendra en paissance toutes les formes des animaux, et d'après lequel on décrira chaque espèce dans un certain ordre. Le simple énoncé que cè type est universel, exclut immédiatement l'idée de prendre un animal en particulier comme terme de comparaison : la partie ne saurait être le modèle du tout.

« L'homme, si parfait dans son organisation, précisément à cause de celle perfection, ne peut servir de mesure pour les animaux impar-faits.» — « On décrira donc chaque espèce animale d'après le type. Cela fait, on n'aura plus à comparer un animal avec un autre, il suffira de mettre les descriptions en regard et la comparaison se fera d'el le-même.'»

Voilà comment Goethe savait raisonner juste! Il y a tant de con-fusion , tant d'erreurs accumulées dans ces quelques lignes qu'on ne sait par oit s'y prendre pour les mettre en évidence. Commençons par la fin. Notons en' passant l'idée originale de créer, pour aider aux progrès de l'anatomie, un type qui exige déjà la connaissance ana-tomique, approfondie et détaillée, de toutes les formes animales! Car le type devant représenter toutes ces formes, il aura bien fallu, pour le construire, les constater au préalable dans la nature.

L'avantage, que le poète attend de son type anatomique, est-il en-suite bien sérieux ? « ll suffira , si on l'en croit , de rapprocher les descriptions, on n'aura plus besoin de comparer les animaux eux-mêmes.» C'est possible dans le cas oit il ne s'agirait que d'acgnérir une connaissance générale et élémentaire; mais tous les naturalistes savent que rien ne peut suppléer aux observations comparatives faites sur le vif. Les descriptions les plus soignées seront toujours insuffi-santes; car la nature est inépuisable; elle révèle sans cesse, h qui la consulte, de nouveaux secrets, de nouveaux rapports. Le conseil donné par Goethe serait donc funeste à la science. Mais voici que

'

Edition r.iléc, t. V I, p. 80.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 75

l'intention de notre anatomiste se révèle. «L'homme, dit-il, à cause même de sa perfection, ne saurait servir de terme de comparaison pour les animaux imparfaits.»

C'est là une affirmation complètement fausse, maintes fois contre-dite par Goethe lui-même. S'il s'est occupé d'anatomie, c'est afin d'éta-blir que l'organisation de l'homme ne diffère pas de celle des animaux. Il se vante, à diverses reprises, d'avoir prouvé, par la découverte de l'os intermaxillaire, que l'ostéologie de l'homme est identique à celle des autres mammifères. La contradiction est donc flagrante. L'erreur est de plus palpable à tous les points de vue. Si , sans sortir du genre, l'organisation de l'homme est relativement la plus élevée, comme Goethe l'avoue, pourquoi ne pourrait-elle pas servir de terme de com-paraison? Dans un même genre, c'est l'espèce, dont l'évolution est la plus complète, qui est prise pour le type de ce genre, c'est elle qui fournit la mesure naturelle du développement des autres espèces. Les anciens, Aristote et Galien en particulier, avaient parfaitement saisi l'importance' de ces principes; ils cherchaient bien à éclairer la con-naissance qu'ils avaient de l'organisation de l'homme par l'étude des animaux , mais l'homme restait le type, le modèle auquel , en défi-nitive, toutes les formes organiques devaient être rapportées. Parmi les modernes, de Blainviije a contribué plus que tout autre à faire adopter cette manière de voir, et, de fait, tous les traités élé-mentaires s'y conforment, contraints en quelque sorte par la force des choses.

Cependant Goethe accourt de nouveau en disant : a rapporter les animaux à l'homme, pris pour mesure, c'est s'arrêter à des détails, c'est ne voir que le particulier et se priver d'une vue d'ensemble : la partie ne pouvant représenter le tout.»

Vaine objection. Quand on prend l'homme pour mesure, ce n'est pas un individu que l'on considère, c'est l'espèce; or l'espèce est un type universel, applicable à tous les individus de cette espèce. Il y a plus : la description complète de l'homme, en dehors des variations accidentelles, propres aux individus, exprimera successivement les caractères de la famille, de la classe, de l'embranchement auxquels on doit le rapporter, en ne tenant compte que de son organisation. C'est ainsi qu'à ce point de vue restreint des formes organiques, on re-trouve dans l'homme tous les traits essentiels qui caractérisent la classe des ?fammiféres et l'embranchement des Vertébrés. Ce sont

76 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

là des principes fort simples que Goethe n'aurait jamais dtl perdre de vue.' »

(! y a néanmoins dans l'assertion du poète une illusion qu'il faut dissiper. En réunissant l'homme aux animaux, on conçoit l'idée d'un groupe plus étendu , on' saisit mieux l'idée de l'ensemble. Ceci est parfaitement juste; niais il n'est pas moitts•vrai, d'autre part, que, si on se propose de produire un type abstrait applicable à tontes les espèces animales; ce type 'ne se composera plus. que d'un très=petit nombre de caractères, de notions tout à•fait générales, et nous serons fort loin de l'ostéologie; car il n'y a pas un seul os qui se retrouve dans toutes les espèces dont se compose la série animale.

Le type anatomique de Goethe n'est donc qu'une chimère. Quel type ostéologique, en effet, serait applicable à la fois aux grands mammi-fères, tels que le singe, le lion et le boeuf, etaux animaux inférieurs. comme les mollusques dépourvus de squelette intérieur aussi bien que de squelette extérieur? La ressemblance sera mains grande encore si on rapproche les mammifères des animaux rayonnès, ou des infu-soires. Cependant nous n'avons rien exagéré ; Goethe affirme en termes très-clairs qu'il ne veut pas seulement parler des vertébrés, mais que, pour construire son type, il va mettre à contribution la nature tout entière , et qu'il faudra partir de ce type pour se rendre compte des êtres inférieurs.' 11 semble que Goethe ait voulu faire de sou rêve un succédané de la méthode naturelle. Cette méthode, elle aussi, établit

' Il ne faut pas oublier qu'il s'agit ici d'anatomie, de formes organiques. Sous ce rapport, évidemment l'homme est compris dans le régne 'animal. S'il était ques-tion d'une classification générale des êtres d'après l'ensemble de leurs caractères, ce serait tout autre chose. L'intelligence qui creuse un abirre infranchissable entre l'homme et les animaux, ferait ranger au?sitüt le premier dans un plan spécial et supérieur à ► 'espacé occupé par les créatures auxquelles la sensibilité seule a été dévolue en partage. Cette distinction sufllt pour éliminer lé contradiction apparente que l'on pourrait trouver peut-être entre ce que nous disons ici et ce qui est exposé dans l'article précédent.

' « Ln Vorhergehenden war eigentlich nur von compirirter Anatomie der Smuge-«thiere gesprochen und von den Mitteln, welche das Studipm derselben erleichtern «kcennten; jetz aber, da wir die Erbauung des Typus unternehmen, müssen wir uns «weiter in der organischen Natur umsehen , weil wir ohne einen solchen Ueberblick «kein allgemeines Bild der Sa ugethiere aufstellen kcennten, und weil sich dieses «Bild, wenn wir bei dessen Construction die ganze Natur zu Radie ziehen, knnftig-«hin rückwa'rts dergestalt modiliciren kcszt, dasz auch die Bilder unvollkomme-

ner Gescheepfe daraus herzuleiten sind.» Édition citée, t. VI, p. Si.

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des types abstraits; mais ces types, disposés hiérarchiquement, se complètent et s'enrichissent de notions nouvelles toujours plus nom-breuses a mesure qu'ils s'appliquent h des groupes de moins en moins étendus. Le type le plus élevé, au' contraire, qui comprend tous les animaux, ne se 'compose qae des deux notions de sensibilité et de mo-tilité volontaire; car la nutrition et la reproduction appartiennent aussi aux végétaux. Les animaux se définissent donc . des Ares gui sentent et se meuvent volontairement. Cette définition est exacte, mais elle domine les formes particulières qu'elle ne distingue pas. Des dis-tinctions, prises dans la présence ou l'absence du squelette , dans les diverses modifications du système nerveux, servent ensuite a établir des embranchements dans le règne animal ;, ce sont autant de types subordonnés au premier, mais supérieurs par rapport aux classes que constituent de nouvelles différences , constatées entre les êtres compris dans chaque embranchement. Les classes seront divisées, h leur tour, en familles, les familles en tribus, les tribus en genres, et tous ces degrés hiérarchiques seront encore des types nettement définis et ri-goureusement exacts, jusqu'à ce qu'on soit arrivé h l'espèce qui est le dernier type universel, et au-dessous duquel on ne rencontre plus que des différences individuelles. Ce grand et beau travail de la méthode naturelle, basé sur la loi de la subordination des caractères, fait la gloire des sciences modernes; mais Goethe n'en peut rien reven-diquer.

En réalité, dans la constitution de son type, Goethe s'arrête aux insectes, comme si les animaux inférieurs, les mollusques et les rayonnés, n'étaient que des ébauches informes, des êtres incomplets , dont on ne peut tirer aucun parti. «Dès les premiers degrés du déve-loppement organique, dit-il, tous les êtres présentent, dans leur structure extérieure, trois grandes divisions. Voyez les insectes par-faits! Leur corps se compose de trois parties qui accomplissent les diverses fonctions vitales, et dont les relations et les réactions réci-proques placent l'existence organique h un haut degré de perfection : ces trois parties sont la tête, le thorax et l'abdomen, auxquelles sont fixés, de diverses manières, les organes appendiculaires.» La tête supporte les organes des sens, le thorax contient les organes de la vie intérieure, et l'abdomen ceux qui servent h la nutrition , h la repro-duction et h l'excrétion. Cet ordre se retrouve dans les animaux su-périeurs, mais il ne saurait en être question chez les rayonnés, chez certains acalèphes, par exemple, oit la bouche et l'anus n'ont qu'un

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même orifice. pais encore, pourquoi Goethe vient-il nous parler d'in-sectes it propos de son type ostéologique? Est-ce que les insectes ont des os? Les vertébrés seuls possèdent un système osseux ; un grand nombre de poissons en sont même réduits à de simples cartilages. Il est donc bien vrai qu'il est impossible de serrer de prés une seule idée de Goethe, sans la réduire à n'être plus qu'un amas informe de notions incohérentes et fausses.

Après avoir prétendu établir, d'une manière générale, ce type ana-tomique, Goethe s'applique à le développer en détail : c'est un maigre tableau des principales pièces qui composent le squelette d'un mammi-fère. Il n'est plus question dés lors ni d'insectes, ni d'animaux infé-rieurs qui, pourtant, devpient être compris dans ce grand type, dans cette universelle expression des formes animales. Tout se borne à une sèche nomenclature sans portée philosophique.

Goethe a laissé, comme nous l'avons dit, une refonte des trois pre-miers chapitres de son Introduction à l'anatomie comparative. Dans ce nouveau travail quelques erreurs de l'ancien ont disparu ; la plupart sont maintenues; d'autres, enfin, apparaissent pour la première fois. Au second chapitre réformé, le type anatomique est réservé aux pois-sons, aux amphibies, aux oiseaux et aux mammifères, «à le tête desquels nous voyons l'homme.» L'idée a certainement acquis quel-que justesse; toutes ces classes d'animaux, comprises dans l'embran-chement des vertébrés, ont des caractères ostéologiques communs : on peut y voir un type. Mais combien Goethe était loin encore des lu-mières que la méthode naturelle a répandues sur ce sujet ! le type, applicable à tous les vertébrés, est incomplet, si on considère une espèce en particulier; les ophidiens, par exemple, ont des côtes et n'ont pas de membres; les batraciens, au contraire, ont des membres, mais ils n'ont pas de côtes. Le type anatomique, tel que Goethe l'en-tendait, est radicalement faux et rebelle à toute amélioration.

L'idée, d'après laquelle l'homme, précisément à cause de sa perfec-tion organique, ne peut servir de mesure dans l'étude des animaux, est reproduite. Goethe multiplie même ses dénégations, à ce sujet, d'une manière étrange, sans apporter, cela va sans dire, aucune preuve à l'appui. Chose plus incroyable encore ! Il venait de dire, une page auparavant, que l'homme «est comme le représentant des autres genres d'animaux (als ein Reprcesentant der übrigen Thiergattungen existirt); n'était-ce pas avouer, en d'autres termes, qu'il en est le type, le modèle? il faut avoir vraiment du génie pour penser avec

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autant d'indépendance I Il est bien d'autres écueils, et des plus redou-tables, auxquels Goethe est allé se heurter, à l'occasion de son type anatomique. Les idées qui valent au poète des éloges presque una-nimes, ont été seules jusqu'ici l'objet de notre critique; que ne pour-rions-nous pas dire de celles qui lui ont attiré le blame de ses plus chauds défenseurs? Laissons la parole h un savant de nos jours, plein de bienveillance.pour Goethe.

«Nous n'insistons maintenant sur la nature du type, dit M. E. Faivre, que pour en faire ressortir les difficultés et les écueils. Un de ces écueils, le plus grave de tous, c'est de considérer les êtres isolés comme la manifestation d'un être unique, se diversifiant sans cesse par des métamorphoses infinies, c'est de se représenter le régne ani-mal comme l'émanation d'un type modifié sous l'influence des agents atmosphériques, sollicité par mille circonstances à la réalisation de formes nouvelles. En science, une pareille conception mène à la néga-tion de l'espèce, et à la génération spontanée; en philosophie, elle conduit au panthéisme. Goethe a été entraîné à ces erreurs, et il les a résolûment adoptées; c'est ce qu'il nous sera facile de prouver par de courtes analyses de ses derniers travaux anatomiques.

« Au quatrième chapitre de l'introduction générale a l'anatomie com-parée, il pose déjà en principe que les différentes forces élémentaires de la nature agissent sur le type pour le modifier; l'eau gonfle le corps des poissons et réduit h des nageoires leurs organes locomoteurs; l'air dessèche les oiseaux et développe à la surface de leurs corps les plumes et les ailes; la chaleur et l'humidité déforment les orga-nismes; la chaleur et la sécheresse produisent les êtres les plus par-faits, tels que les lions et les tigres.

«Goethe développe les mêmes idées dans deux dissertations, consa-crées, l'une aux tardigrades et aux pachydermes, l'autre aux animaux rongeurs, décrits et figurés dans l'ouvrage du docteur Dalton. Pour ex-pliquer, conformément à l'idée d'un type universel , la forme bizarre des Unau, des Al, des Mégathérium, le poète n'hésite pas à proposer les plus étranges hypothèses : «qu'une baleine de l'Océan, dit-il, soit un jour transportée sur les rivages de la zone torride ; que, dans ce nouveau mi-lieu, des membres énormes se développent pour soutenir ce corps, privé de l'élément liquide, il en résultera un être bizarre, dont l'organisation exprimera la nature amphibie; c'est ainsi, sans doute, que se sont formés les Mégathérium. Dans les mêmes conditions, si l'esprit ani-mal s'est assimilé davantage à la terre, les membres pourront devenir

80 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

plus mobiles et plus complets; cette transformation s'est réalisée dans l'Unau.

«Goethe applique les mêmes raisonnements â la classe des rongeurs, et nous en représente les espèces comme les formes diverses d'un même type, modifié par les quatre éléments ; si les rongeurs habitent l'eau,. ils deviendront des castors; s'ils se creusent des terriers, ils deviendront des lapins et des marmottes; ils seront des gerboises s'ils se tiennent 8 la surface du sol ; s'ils grimpent sur les arbres, leur extrême agilité modifiera leurs squelettes, et réalisera les formes élancées des écureuils; s'ils s'élèvent davantage, l'action vivifiante de la lumière développera chez eux des appendices analogues aux ailes des oiseaux; elle en fera des Polatouches....

« Le poète soutient avec assurance que le taureau antédiluvien est devenu, avec le temps et sous l'influence de la domestication, notre taureau domestique, bien que le crane et surtout les cornes des deux animaux présentent des différences marquées. C'est un résultat dia-métralement opposé aux idées reçues depuis les travaux de l'illustre Cuvier; Goethe prétend aussi, et sans en fournir aucune preuve, qu'un mollusque dégradé, le Lapas analifera, peut devenir , par suite de plus grands développements, un Lapas polliceps, protégé par une co-quille très-complexe.

« Nous n'insisterons pas davantage sur ces considérations hypothé-tiques, et nous ne pensons pas que les travaux dans lesquels elles sont développées vaillent la peine d'être traduits.' »

Les pages que nous venons de citer nous permettent de négliger les notices accessoires de Goethe, si bien jugées par M. Faivre. C'est un avantage dont nous profiterons pour donner de nou-veaux développements, au sujet de l'idée fondamentale du poète, en zoologie.

Ce qui poussait Goethe é proposer toutes les hypothèses absurdes, dont il vient d'être question, était son horreur pour les causes finales. Et, il faut en convenir, si son intelligence était vacillante par habi-tude, son instinct était sûr. Il sentait qu'admettre les causes finales, c'était s'engager è reconnaltre un Dieu dont il ne voulait pas. La mer-veilleuse harmonie qui règne dans la nature démontre, avec une évi-

' OEuvres scientifiques de G oe the, analysées et appréciées, par E. FAIVIE, p. 134-136.

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dence qui l'importunait, l'action d'une cause suprême, infiniment sage et puissante. L'ordre est mobile dans le monde , il se compose d'élé-ments accidentels; il faut donc admettre que la cause est encore pré-sente h son oeuvre et ne cesse de la maintenir. Toutes les intelligences saines, tons les grands esprits, depuis l'origine des choses jusqu'h nous, ont admis cette manifestation de Dieu dans ses oeuvres; la nier, c'est donc se mettre au ban de la raison et du bon sens. Ces arguments formidables faisaient naître dans l'esprit du poète d'étranges per-plexités. Poussé h bout, il se contredisait, débitait des niaiseries, re-courait aux plus misérables subterfuges. On lui objectait l'ordre de la création, et il répondait : cet ordre s'est fait tout seul, ou bien : c'est la nature qui l'a établi. Si on lui demandait alors ce qu'il entendait par nature, il disait imperturbablement : la nature est inaccessible, personne ne la connaît; puis, changeant tout h coup de langage, il ajoutait : la nature ne diffère pas des êtres qu'elle produit.

Afin d'expliquer le règne animal , il inventait son type ostéologique, et il prétendait que la nature s'était engagée h le suivre dans la créa-tion de toutes les formes animales. Mais bientôt, contraint par l'évi-dence, voyant, par exemple, que les limaces n'ont pas d'os, il res-treignait son type aux seuls vertébrés. Si on lui parlait des causes finales, il s'emportait et disait des choses comme celles-ci «Bien n'est plus incompatible avec l'idée d'un être vivant. Chaque .être est son but h lui-même; c'est un petit monde qui est de soi et pour soi.» Quelques lignes plus loin, il écrivait : « L'animal est formé par les circonstances extérieures; ces conditions lui donnent sa perfection interne et sa détermination extérieure.» Après avoir nié les causes finales, il expliquait l'appropriation des organes aux fonctions, exac-tement dans les mêmes termes qui seraient de mise dans cette théorie. uLa bouche dans chaque animal, dit-il, est conformée pour saisir les aliments qui lui conviennent; que la mâchoire soit faible et dé-pourvue de dents, ou qu'elle soit puissamment armée, l'organe est capable, dans un cas comme dans l'autre, de fournir aux mem-bres la nourriture qu'ils réclament. De même le pied , long ou court, sert h la marche au gré de l'animal et dans la mesure néces-saire.' »

Quand on rassemble les diverses affirmations de Goethe sur un même point, il devient facile de voir que tout était gâchis et confu-

' Édit. citée, t. VI, p. 92.

GOETHE. 6

82 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

lion dans son esprit; il n'était d'accord avec lui-même que dans la négation de la vérité.

Cette partie de nos études serait terminée si quelques détails ne ré-clamaient une mention à part. Les mémoires de Goethe sur l'inter-maxillaire, sur les vertèbres du crâne, l'énoncé de la fameuse loi du balancement des organes, ont valu à leur auteur une bonne partie de pa gloire d'anatomiste : nous ne pouvons donc refuser à ces travaux quelques instants d'attention.

Commençons par la notice sur l'intermaxillaire. On donne le nom d'intermaxillaire ou d'os incisif à cette portion de la mâchoire supé-rieure qui porte les incisives. Cet os est très-facile à reconnaître sur le crâne de la plupart des mammifères; dans l'homme adulte, au con-traire, c'est à peine si on en retrouve quelques vestiges.

Camper, Blumenbach et d'autres anatomistes de l'époque niaient l'existence de cet os dans l'homme; ils faisaient même de cette absence prétendue un caractère qui leur servait à distinguer l'homme du singe. Goethe eut le mérite incontestable de combattre cette erreur. Mais s'il vit bien les faits, il les interpréta d'une manière inexacte qui de-mande une rectification.

11 répète jusqu'à quatre fois, qu'avant lui on séparait l'homme du singe, parce que ce dernier possède un os incisif, tandis que le pre-mier en était supposé dépourvu; que c'est lui qui, le premier, a mis en évidence cet os dans l'homme. Au fond, Goethe ne peut revendi-quer ici aucun droit de priorité. Nesbitt, en Angleterre, avait signalé l'existence de l'intermaxillaire humain, dès 1753. Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire réclame, de son côté, l'honneur de cette découverte pour un physiologiste français, Viq-d'Azir.' Enfin Goethe reconnaît que tout ce qu'il décrit, Vésale l'avait vu et publié en 1558. Cette question de priorité est d'ailleurs fort accessoire. Ce qui importe, c'est de savoir si, l'existence d'un intermaxillaire étant reconnue dans l'homme, il ne reste plus, sous ce rapport, de caractère qui le sépare du singe. Goethe l'affirme en termes, sinon explicites, du moins trans-parents; cette identification de l'homme et des animaux est, h ses yeux, son plus beau titre de gloire. Or M. Vogt lui-même, dans ses détestables Leçonssur l'homme, avoue que si l'intermaxillaire humain est fort distinct dans l'embryon, «il ne tarde pas à se souder avec les os voisins, et déjà, chez le nouveau-né, les sutures sont effacées et la

' Ruais de zoologie générale, p. 171.

GOETHE RT LA SCIENCE DE LA NATURE. 83

fusion avec le maxillaire est complète. » Dans le gorille, au contraire, le singe le plus rapproché de l'homme, a les sutures intermaxillaires restent visibles jusqu'à un âge avancé; ce n'est que dans les très-vieux crânes qu'on les trouve efacées» ; chez le chimpanzé, elles ne com-mencent à disparaître qu'après la deuxième dentition. Le crâne d'un orang roux, dessiné dans les planches qui font suite au Dictionnaire classique d'histoire naturelle, présente un intermaxillaire très-caracté-risé. Ces faits établissent donc très-nettement la conclusion que l'homme, sans parler des autres caractères, se distingue des trois grands singes anthropomorphes, non par l'absence de l'os intermaxil-taire, qui est commun aux quatre espèces, mais par la précocité de la soudure de cet os avec les maxillaires voisins. M. Vogt prétend que l'os incisif est soudé avant la seconde dentition dans le Cebus albifrons; mais ce singe terminé, comme tous les Hélopithéques, par une longue queue prenante, n'a plus aucun rapport avec l'homme. Combien Goethe se fût réjoui s'il avait pu assister aux efforts auxquels MM. Hux-ley, Lyell, Vogt, viennent de se livrer avec tant de zèle, pour abais-ser l'homme au rang d'un ignoble animal 1 Comme il les eût encou-ragés de la voix et du geste 1 Avec quel attendrissement il eût raconté à ces vaillants champions d'une si noble cause toutes les peines qu'il s'était données pour la soutenir le premier

La rédaction du Mémoire sur l'os intermaxillaire trahit dans l'au-teur un homme qui s'est aventuré dans un domaine inconnu. Malgré le petit nombre de pages dont la notice se compose, elle est farcie de développements littéraires, de confidences intimes, de réflexions dites philosophiques tout h fait déplacées dans un travail de ce genre. On n'y retrouve rien de cette sobriété judicieuse, véritable pierre de touche du naturaliste descripteur, et qui consiste à donner h chaque partie le relief qui lui convient. Ici , le point capital est traité rapide-ment; ce sont des détails secondaires qui remplissent tout l'ouvrage.

A la fin de la notice, qui contient l'histoire de ses travaux anato-miques , Goethe se pose une autre question dans les termes suivants : «Est-il possible de faire dériver les os du crâne de la vertèbre, et, malgré les différences si grandes et si décidées qui les distinguent, de reconnaître leur forme primitive? »

' Leçons sur l'homme, traduction de Mo0UN1$, p. 191.

84 GOETHE Er LA SCIENCE DB LA NATURE.

La réponse du poète est affirmative ; toutefois les réflexions dont il l'encadre sont plus curieuses que tout le reste. On en jugera. dl y a trente ans, dit-il, qne je suis convaincu de cette affinité intime (entre les os du crâne et les vertèbres), et depuis je n'ai cessé de méditer sur ce sujet.» Que l'on se représente, si c'est possible, tout ce que trente ans de méditations continuelles devaient avoir appris Goethe sur la parenté des os du crâne avec les vertèbres t »Cependant, continue-t-il, un tel aperçu, une telle perception , compréhension, re-présentation, notion, idée, quel que soit le nom qu'on lui donne, con-serve toujours, quoi que l'on fasse, du mystère. C'est une proposition que l'on peut énoncer, mais non prouver; on la fait entrevoir dans le détail, mais on ne saurait en finir. Deux personnes bien pénétrées de cette idée ne pourraient même s'entendre, quand il s'agirait de l'appli-cation. On peut aller plus loin et affirmer que l'observateur, seul en face de la nature, ne reste pas d'accord avec lui-méme sur ce point : les ténèbres et la lumière se succèdent alternativement dans son esprit, selon que son intelligence pénètre plus ou moins avant dans ce sujet problématique.»

Ces aveux anéantissent la thèse des vertèbres crâniennes, telle que Goethe prétendait l'avoir faite. Qu'est-ce qu'une théorie qu'on ne peut prouver, sur laquelle deux personnes ne peuvent s'entendre, au sujet de laquelle l'auteur lui-même se contredit? Goethe, en effet, com-mença par admettre trois vertèbres dans le crâne; plus tard il en doubla le nombre. Depuis cette époque, l'anatomie transcendantale n'a guère été plus heureuse. Ses adeptes ont admis, les uns trois, d'autres quatre, d'autres encore cinq, six ou même sept vertèbres crâniennes; jamais ils n'ont pa tomber d'accord sur le nombre, ni sur la position. Il en est de cette analogie des pièces da crâne avec les vertèbres, comme de ces fantômes qu'une ardente imagination sait découvrir dans la forme des nuages. Tel y voit un homme assis ou debout, tandis que pour son voisin, c'est une montagne ou un cha-meau.

On a beau dire que, dans le foetus, les os du crâne présentent, d'une manière frappante, la ressemblance dont nous parlons; cette ressemblance n'est qu'une apparence illusoire et ne prouve rien. Ces formes primitives, ces premiers linéaments sont utiles, sans doute, â consulter pour établir l'histoire du développement de l'être; mais, mobiles et transitoires, ils ne représentent qu'une étape de courte durée. C'est l'état adulte et définitif qui donne la véritable signification

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 85

d'une pièce osseuse; car alors seulement elle remplit sa fonction, elle est arrivée à un but vers lequel auparavant elle ne faisait que s'ache-miner.

Or, les pièces del crâne$, excessivement différentes des vertèbres par leur forme, ont des fonctions tout autres. Elles sont donc irré-ductibles à ces dernières et ne peuvent être rangées sous une même dénomination. L'assimilation que Goethe voulait faire des os du crâne avec les vertèbres, n'était pas, du reste , qu'on le sache bien , due à l'intuition, à l'observation de la nature; ce n'était pas une décou-verte, ce n'était qu'une exigence d'un système préconçu. Goethe en-core a bien voulu nous le dire. a L'existence d'un intermaxillaire dans l'homme n'était si importante à faire reconnattre que parce qu'elle entratnait l'admission d'un type ostéologique commun à toutes les formes animales. Il en était de même pour la structure du crâne. Si on parvenait à établir que des vertèbres en formaient la charpente, l'identité de toutes les pièces osseuses qui entrent dans le type res-sortait immédiatement comme conséquence : l'intelligence et l'appli- cation de ces deux affirmations capitales donnaient la clé de toute nature organique.' n

Voilà donc le but de ces méditations prolongées pendant trente années. Il s'agissait d'établir que, dans la nature, il n'y a qu'un seul animal dont tous les autres dérivent par métamorphose; chaque ani-mal, à son tour, ne se compose que d'un seal os, la vertèbre. D'autre part, le poète chantait que la nature seule est tout, que la nature matérielle et palpable seule existe et opère fatalement. Après trente années de méditations incessantes, Goethe n'avait rien trouvé qui pût étayer sa thèse, nous l'avons vu, et, du reste, il l'avoue nalvement. Les prémisses faisaient défaut; mais, peu importe, la conclusion était nécessaire, et il la proclamait dans un style d'oracle : «Voici bien des années, disait-il, que mon esprit, avec joie, avec zèle, s'était efforcé de rechercher, de découvrir comment la nature vivante opère dans la création. Et c'est l'éternelle unité qui se manifeste sous mille formes : le grand en petit, le petit en grand , toute chose selon sa propre loi, sans cesse alternant, se maintenant prés et loin, loin et près, formant, transformant 1... »

' Das Schœdeigemst aus sechs Wirbelknochen auferbaut. 1824. Édit. citée, .

t. VI, p. 79.

86 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Rien peut-être ne fait mieux voir que ce détail, comment Goethe, je ne dirai pas étudiait, mais violentait la nature pour lui mettre en compte ses rêves impies. Les théories de Goethe que nous venons de combattre ne sont pas mortes avec leur auteur. Le matérialisme qui s'en dégage attire certains esprits. On les retrouve dans tons les traités d'anatomie transcendantale, sous le titre d'Unité de composi-tion organique. Des vulgarisateurs empressés les font miroiter aux yeux de leurs lecteurs ébahis. La discussion de ces théories, telles qu'elles sont posées de nos jours, le discernement de ce qu'elles renferment de vrai et de faux nous entraineraient trop loin. Ou peut consulter sur ce sujet le Manuel de Physiologie, par J. Müller, t. Il, p.724, Du Développement de l'homme et des animaux. Nous nous contenterons d'emprunter à P. Flourens les pages suivantes qui, de plus, confirmeront ce que nous avons dit plus haut du type ostéolo-gique inventé par Goethe :

a Y a-t-il unité de structure? ... gvidemment non. Le polype. qui n'a pas un seul organe distinct, dont l'estomac n'est qu'une simple cavité, creusée dans la substance commune et homogène de son corps, le polype n'a pas la structure du mollusque, lequel a des organes, des sens, des yeux, des oreilles, un système nerveux, un cerveau, une circulation complète, des artères, des veines, etc. Le mollusque, qui n'a pas de moélle épinière, dont le cerveau n'est qu'une petite masse de substance nerveuse, etc., le mollusque n'a pas la struc-ture de l'animal vertébré, qui a une moélle épinière, un cerveau com-posé de plusieurs masses distinctes ; le mollusque qui n'a pas de squelette, n'a pas la structure de l'animal vertébré qui a un squelette; l'insecte qui n'a pas de circulation, n'a pas la structure des ani-maux qui ont une circulation, etc.

a Y a-t-il unité de composition? Pas plus qu'unité de structure. «Il y a des animaux qui n'ont point d'organes distincts; dont

toutes les fonctions, la nutrition, la sensibilité, le mouvement, se font par une substance homogène et commune. Tout est si homogène dans le polype, que chaque partie de l'animal reproduit l'animal en-tier; que l'animal, retourné comme un doigt du gant, continue à vivre. Dans son état ordinaire, il respirait par sa face externe, il digérait par sa face interne ; dans ce nouvel état, qui est l'inverse de l'autre, il respire par sa face interne, qui est devenue l'externe, il digère par sa face externe qui est devenue l'interne.

«II y a des animaux, au contraire, les animaux vertébrés, par

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 87

exemple, dont toutes les fonctions, jusqu'aux plus délicates, se spé-cialisent et se localisent. La sensibilité se localise dans le nerf, la contractilité, dans le muscle....

a Y a-t-il unité de-type? Dire qu'il n'y a qu'un seul type, c'est dire qu'il n'y a qu'une seule forme du système nerveux; car c'est la forme du système nerveux qui décide du type , c'est-h-dire de la (orme géné-rale de l'animal.

«Or, peut-on dire qu'il n'y ait qu'une seule forme du système ner-veux? Peut-on dire que le système nerveux du zoophyte soit le mémo que celui du mollusque; le système nerveux du mollusque, le mémo que celui de l'articulé; le système nerveux de l'articulé, le même que celui du vertébré? Et, si l'on ne peut pas dire qu'il n'y ait qu'un système nerveux, peut-on dire qu'il n'y ait qu'un seul type?

a Enfin , y a-t-il unité de plan ? a Le plan est la position relative des parties. On conçoit très-bien

l'unité de plan sans l'unité de nombre ; il suffit que les parties, quel qu'en soit le nombre, gardent toujours, les uns par rapport aux autres, les mêmes positions données. Mais peut-on dire que le ver-tébré, dont le système nerveux est placé sur le canal digestif, soit fait sur le même plan que le mollusque, dont le canal digestif est placé sur le système nerveux? Peut-on dire que le crustacé, dont le coeur est placé par-dessus la moelle épinière, soit fait sur le même pian que le vertébré, dont la moelle épinière est placée par-dessus le coeur? etc. La position relative des parties est-elle gardée ? N'est-elle pas, au contraire, évidemment renversée? Et, s'il y a renversement dans la position des parties, y a-t-il unité de plan'? »

a Ou peut aller plus loin encore que M. Flourens, dit M. Frédault, et dire qu'en réalité chaque espèce a son plan. Qu'après cela, il y ait un certain ensemble et des degrés dans l'échelle animale, c'est ce qu'on ne peut nier; mais chaque espèce a son type. '»

C'est aussi ce que nous avons établi précédemment.

Avant de finir, nous reconnaltrons volontiers que Goethe a cepen-dant formulé quelques principes de détail , utiles dans l'étude de la

' Histoire des travaux de Georges Cuvier, par P. nommas. 3° édit., 1858, p. 220 et suiv.

Traité d'anthropologie physiologique et philosophique, p. 739.

88 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

zoologie. Les deux plus importants, dont on lui fasse honneur, sont le principe du balancement des organes et celui des connexions.

«Quand on se rend, dit-il, un compte exact des parties dans les animaux, on découvre que la variété des formes naît de la prépondé-rance obtenue par une partie sur les autres. C'est ainsi que le cou et les extrémités sont favorisés dans la girafe aux dépens du corps; le contraire a lieu dans la taupe. Cette considération répond à une loi que l'on peut énoncer en disant qu'une partie ne s'accroit qu'an dé-triment d'une autre, et vice versa. La nature animale s'est posée des barrières dans l'intervalle desquelles la force plastique se joue d'une manière étonnante, presque capricieuse, sans qu'elle puisse toutefois briser ou franchir le cercle qui lui est tracé. Le nisus formativus règne en souverain dans un domaine limité, il est vrai, mais parfaitement réglé. Les sommes générales qui doivent être affectées aux dépenses du budget lui sont comptées à l'avance; mais la faculté lui reste jus-qu'à un certain point de distribuer les sommes partielles à son gré. S'il veut donner plus à un membre, il n'en est psi tout à fait em-pêché; mais, par contre, il se voit contraint de laisser ailleurs un déficit. C'est ainsi que la nature ne peut ni s'endetter, ni faire banque-route.'»

Ces lignes énoncent un fait exact, mais saisi par le dehors, à un point de vue tout à fait matérialiste. Il faut se garder d'en croire l'explication complète, possible en dehors de la création et des causes finales. C'est Dieu qui crée les espèces et non pas la nature, qui n'est qu'un terme abstrait. D'autre part, l'activité propre à un être n'accu-mule ses matériaux sur un point donné qu'en raison d'un besoin particulier qui s'y est fait sentir. Goethe a souvent exagéré dans la pratique la portée de ce principe du balancement des organes. Il pré-tend, par exemple, que le corps, dans les serpents, ne doit son allongement qu'à l'absence des membres. Cet allongement s'explique beaucoup mieux par les causes finales : il permet aux serpents de de former ces replis, au moyen desquels ils glissent ou franchissent par bonds des espaces considérables.

La loi des connexions exprime ce fait général qu'un même os occupe toujours la même place et sert aux mêmes fonctions, dans tonte la

' Édit. citée, t. VI, p. 81.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 89 série animale : ce qui permet de le reconnaitre, quand les pièces voi-sines sont connues. C'est un principe d'une grande valeur dans les comparaisons qu'il s'agit d'établir entre les parties analogues de sque-lettes d'espèces ou de genres différents.

§ Ill. & tanique.

La grande manie de Goethe, en zoologie, fut de vouloir prouver que tous les animaux sont construits sur un même type, afin d'arri-ver à cette autre conclusion : en réalité il n'y a qu'un seul animal. La nature a beau se jouer dans mille combinaisons diverses; au fond, c'est l'éternelle unité.

Nous avons vu sur quelles bases ruineuses repose cet échafaudage d'assertions gratuites.

En botanique, le poète soutient la même thèse, bien qu'il la pré-sente d'abord sous un aspect différent. Selon Goethe, tous les organes des végétaux se ramènent à un seul, la feuille. Donc tous les végé-taux dérivent d'un seul végétal, ne constituent qu'une seule espèce diversifiée à l'infini.

Lors de son voyage en Italie, en 1786, au milieu des végétaux exotiques, rassemblés dans le jardin botanique de Padoue, la pensée s'était déjà présentée à son esprit que l'on pourrait se représenter toutes les plantes comme s'étant développées d'une seule.' A Padoue, ce n'était qu'une lueur encore, une affirmation assujettie à un peut--être; mais, au terme du même voyage, à Palerme, la pleine lumière était faite et l'identité originelle de tous les organes des plantes lui apparaissait dans tout son jour.'

La conception était grande; aussi ne laissa-t-elle ni repos, ni trêve à son auteur avant qu'il l'eût mise au jour. Goethe en appelle à tous ceux qui ont jamais senti une idée neuve se débattre dans leur esprit,

aDasz man sich alle Pflanzengestalten vielleicht aus einer entwickeln kanne.» — Italienische Reise. Padua, den 27. Sept.

'

(( Und leuchtete mir am letzten Ziel meiner Reise, in Sicilien, die ursprüngliche Identita:t aller Pttanzentheile vollkommen ein.»

RO GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

pour mieux exprimer tout ce que sa découverte lui causa de tortures pendant cette période d'incubation.

Enfin la Métamorphose des plantes parut. Nous ferons grâce à nos lecteurs des longueurs où Goethe raconte

le destin de son livre (Schicksal der Handschrift — Schicksal der Druckschrift — Wirkung meiner Schrift) ; la tendresse paternelle et l'immense vanité du poète peuvent servir à expliquer ces choses, mais ne les sauvent pas du ridicule. D'autres renseignements plus utile nous sont fournis dans un travail non moins diffus, où Goethe con-signe l'histoire de ses études botaniques. Nous y apprenons que sa

position lui procura de grands avantages pour atteindre son but. De vastes jardins botaniques, publics et privés, soit à la ville, soit ani alentours des châteaux princiers, lui étaient ouverts. Il avait, dans son voisinage, le Thuringerwald, la Flore locale d'Iéna, qui venait d'être étudiée avec soin, et, dans la même ville, une académie floris-sante. C'était là, en effet, des ressources considérables pour un tra-vailleur zélé; mais, dans le récit qui nous occupe, l'application de Goethe à profiter de ces richesses, à se les approprier par un travail personnel, n'apparatt guère. Afin de prouver son érudition, il nous dit qu'il lisait la Philosophie botanique de Linnée et aussi les Lettres de J.-J. Rousseau, qu'il appelle un homme digne de toutes sortes de respects.

11 faut en convenir, le bagage était léger. Il avait fait quelques excursions à la campagne, mais beaucoup

plus en promeneur distrait qu'en observateur attentif et désireux de s'instruire.

A Carlsbad, il se faisait répéter les noms des plantes du voisinage, afin d'arriver par ce moyen artificiel , h les graver dans sa mémoire. Il eut pourtant quelques velléités d'étudier par lui-même. Mais ses efforts, peu soutenus, n'aboutirent pas. C'est lui-même qui l'avoue. «Analyser et compter n'étaient pas dans ma nature», dit-il.

De semblables aveux suffisent pour faire comprendre aux hommes du métier, non prévenus d'une folle passion pour les rêveries ge-théennes, qu'il ne faut rien attendre de sérieux de la part d'un bota-niste dont les études se sont faites dans de telles conditions. Il semble aussi que Goethe ait senti tout le tort qu'il se faisait à lui-même, en reconnaissant, avec tant de candeur, son ignorance et son incapacité. En homme habile il cherche à justifier l'une et l'autre par le mépris qu'il affecte pour ces études qui ne-lui ont pas réussi. Il décrit, eo

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 91

termes plaisants, l'obligation où il place le botaniste de tenir sans cesse présent à sa mémoire un assortiment complet de substantifs et d'ad-jectifs, afin, qu'an moment où une forme végétale lui apparaltra, il puisse, par un heureux choix, lui appliquer la dénomination conve-nable. «Ce métier, dit le poêle, me parut toujours une sorte de mosaïque où on fixe une pièce à côté d'une autre, afin de donner à ces milliers de fragments l'apparence d'un tableau. Je n'ai jamais pu m'y habituer....

aJe regardais comme une difficulté insoluble, continue-t-il, la tâche de caractériser avec sûreté les genres et de leur subordonner les espèces. J'avais lu les préceptes qui indiquent la manière de s'y prendre, mais comment pouvais-je compter sur une bonne détermination lors-que, du temps même de Linnée, ses genres avaient été divisés, dé-membrés; ses classes avaient cessé d'être en usage? D'où il était permis de conclure que, malgré son génie si pénétrant, Linnée n'avait pu lui-même saisir la nature qu'imparfaitement et en gros.»

Au point où nous sommes arrivé, les paradoxes de Goethe ne nous causent plus aucune surprise ; mais il est difficile de contenir son éton-nement quand on voit des esprits judicieux partager d'aussi vulgaires préjugés.

«Si Goethe, dit M. Faivre, s'est livré volontiers à des études suivies sur l'organisation et la vie des plantes, il a toujours montré pour les nomenclatures et les méthodes aussi peu de sympathie que Rousseau et Buffon. Il faut convenir que ses susceptibilités à cet endroit sont assez justifiées. Des esprits élevés et vigoureux, des imaginations ar-dentes ne s'absorbent pas volontiers dans les détails d'une analyse presque infinie, et ne trouvent ni charme, ni grandeur dans des des-criptions inutiles ; mais ce qui éloigne surtout des nomenclatures les hommes de sens, c'est qu'ils reconnaissent bien vite que les notions sur lesquelles repose ce fragile édifre sont vagues et confuses. Il ap-partient surtout aux hommes de génie de faire pénétrer la lumière dans ce chaos.' »

Notons d'abord en passant que Jean-Jacques et Buffon n'ont pas d'autorité céans. Tout le monde sait combien les idées du premier étaient chimériques , et vouloir trouver un nouveau mérite aux oeuvres

' OEuvres scientifiques de Goethe, p. 103.

92 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

de Buffon, dans l'absence complète de méthode qui les caractérise, serait d'une trop grande maladresse.

En général, les méthodes et les nomenclatures scientifiques ne su-bissent guère que la censure des personnes à vues bornées on qui sont restées étrangères à ce dont elles parlent avec tant d'impertinence. C'est avec la même justice et le même à—propos que l'on a cherché, dans ces derniers temps, à ridiculiser, d'une part, les termes dont se servait la philosophie scolastique au Moyen-Age, et, de l'autre, ceux qui sont consacrés de nos jours par la chimie et les sciences natu-relles. Aussitôt qu'une science rassemble des notions ou des faits plus nombreux que ceux qui ont cours dans le vulgaire, une nomenclature à part devient nécessaire. Les nomenclatures ne sont pas la science, mais elles conduisent à la science : leur intermédiaire est indispen-sable pour y aboutir.

«La science, dit M. Alph. de Candolle, est un édifice que l'esprit humain élève péniblement; les méthodes sont les moyens de le cons-truire, de le parcourir en tous sens, de l'examiner en détail, d'en comparer toutes les parties, de les expliquer à ceux mêmes qui ne les voient pas.' D

Goethe se vantait d'avoir médité la Philosophie botanique de Linde; comment donc avait-il pu ne pas saisir la vérité de cet aphorisme : Nomina si nescis, peril et cognilio rerum?

Pour nous en tenir à la science des végétaux, il est certain que les progrès des autres branches, comme l'anatomie, la physiologie, et surtout la géographie botaniques, sont liés étroitement à ceux de la botanique descriptive et taxonomique et leur sont proportionnels. Quand un botaniste vient à découvrir une espèce inconnue, il la nomme, c'est-à-dire qu'il lui impose un premier nom, celui du genre auquel elle appartient, puis un second, sous une forme adjective, qui servira à la distinguer de ses congénères. Par exemple, deux espèces de saules, qui se trouvent dans la vallée du Rhin, sont convenable-ment nommées : l'une, Salix nigricans; l'autre, Salix alba. Cela fait, on joint au nom le signalement soigné ou description de la plante, afin de couper court à tous les doutes qui pourraient s'élever dans la suite à son occasion. Dés lors seulement cette espèce peut devenir

' Introduction a l'étude de la Botanique, par M. ALPH. DE CANDOLLE, p. 466.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 93

l'objet de recherches anatomiques ou physiologiques intelligibles pour tout le monde. Quoi de plus logique et de plus simple que cet acte d'enregistrement sur les rôles scientifiques?

Il ne s'agit donc pas de savoir si les imaginations ardentes, dont parle M. Faivre, ne trouvent ni charme, ni grandeur dans des des-criptions inutiles. Il s'agit bien plutôt de voir si des descriptions, non pas inutiles mais correctes, sont ou ne sont pas le point de départ nécessaire de toute étude ultérieure quand il s'agit de plantes nouvelles ou inconnues jusqu'à ce jour.

En 1786, la méthode naturelle, ou cette classification qui résume si bien de nos jours l'ensemble des affinités et des différences que présentent les espèces végétales entre elles, n'avait pu se constituer encore, il est vrai. Toutefois si Linnée n'avait pa la créer de toutes pièces, s'il avait del se borner b un système artificiel, utile en soi, mais incomplet, il avait signalé la méthode naturelle comme un but vers lequel tous les efforts de ses successeurs devaient converger. «Methodus naturalis, disait-il, primus et ultimus finis botanices est et exit.»

Loin de contribuer â cette oeuvre philosophique, Goethe la déclarait impossible au nom de son misérable panthéisme; il en retarda même le succès en attirant sur des considérations accessoires l'attention des observateurs.

M. Faivre appelle vagues et confuses les notions sur lesquelles repose le fragile édifice des nomenclatures et de la méthode en botanique. Nous craignons que M. Faivre ne rencontre presque autant de contra-dicteurs qu'il se trouvera de botanistes au courant de la question. Quand Laurent de Jussieu posa, dans son fameux ouvrage, intitulé : Genera plantarum , les bases de la méthode naturelle dont nous par-lons, on connaissait vingt mille espèces de plantes. a Le nombre s'en est quadruplé depuis, remarque M. Flourens; et cependant il n'est aucun grand principe de l'ordre naturel qui ne soit posé dans son livre, et presqu'aucune des combinaisons établies par ses successeurs dont on ne puisse y trouver le germe. Fontenelle admire, dans Tourne-fort, une classification où plus de douze cents espèces nouvelles, et, ajoute-t-il, qu'on n'auendait pas, avaient pu entrer, sans en rompre le cadre. Qâ aurait-il dit de la méthode de M. de Jussieu, où près de cinquante mille espèces, inconnues au moment où l'auteur écrivait, ont pu trouver leur place, et presque partout une place indiquée

94 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

d'avance, une place oh on les attendait'? L'épithète de fragile con-vient mal à un édifice qui a donné de telles preuves de sa solidité. Sans qu'il soit nécessaire d'entrer ici dans de plus amples détails ire sujet, il est tout h fait à croire que la méthode naturelle qui subsiste depuis près de quatre-vingts ans et a su rallier l'universalité des sa-vants qui s'occupent de botanique, repose sur d'autres bases que des notions vagues et confuses.

Les études préparatoires de Goethe en botanique furent totalement insuffisantes. C'est Goethe lui-même, dont on ne saurait ici mécon-naitre l'autorité ni récuser le témoignage, qui nous en fournit les preuves. Cette insuffisance ressort non-seulement de l'ensemble da récit et des textes cités, mais encore des bévues que le poète a com-mises au sujet des questions les plus simples et les plus fondamentales. Nous pouvons donc prévoir jusqu'à un certain point le degré d'im-portance qu'il fast attacher à sa théorie de la Métamorphose da plantes.

Nous apporterons une grande attention h l'examen de cette théorie. Si sa valeur intrinsèque ne le mérite guère, la réputation qu'ondai a faite l'exige.

En 1838, un botaniste distingué, Aug. de Saint-Hilaire, chargé de présenter à l'Académie des Sciences un rapport sur le livre de la mé-tamorphose, en disait : «L'ouvrage de Goethe est du petit nombre de ceux qui, non-seulement immortalisent leurs auteurs, mais qui eux-mêmes sont immortels.»

Dans ses Leçons de Morphologie, le même auteur ne semble pas vouloir s'exprimer en termes hyperboliques, lorsqu'il dit : a Si la Métamorphose des plantes ne fut point goûtée d'abord, c'est que l'au-teur avait devancé son siècle.... La théorie de Goethe avait été bien longtemps négligée; et, depuis dix ans, il n'a peut-être pas été publié un seul livre d'organographie ou de botanique descriptive qui ne porte l'empreinte des idées de cet écrivain illustre.' »

M. Faivre n'est pas moins explicite. «Le livre de Goethe sur la métamorphose des plantes, dit-il, devenu classique aujourd'hui, a

' Éloges historiques. — De la méthode naturelle et des Jussieu, par P. FLouRESS, p. 136.

' Leçons de Botanique, comprenant principalement la morphologie végétale, par AUGUSTE DE SAINT-HILAIRE. Paris, 1841.

GOETHB ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 95

exercé une influence considérable sur les progrès de la science des végétaux.' n

Il serait facile d'accumuler ici les nombreux éloges que la Méta-morphose des plantes a valus à son auteur. A partir d'une certaine époque, cet opuscule fut acclamé presque sans réserve, comme si la chose s'était faite d'après un mot d'ordre. Beaucoup de botanistes, sans doute, ne partagèrent pas cet enthousiasme; mais, ou ils se turent, ou les difficultés qu'ils soulevèrent ne portaient que sur des points accessoires de la théorie.

Ce concert de louanges a son prix. Il ne permet pas de succomber à la tentation de ne voir ici qu'une discussion frivole, ou capable tout au plus d'intéresser les hommes spéciaux. Qu'on ne s'y trompe pas, sons des détails en apparence insignifiants s'agitent de ces grandes questions philosophiques dont les ramifications touchent à tout, et qui toujours ont eu le privilège de passionner les esprits.

Laissons d'abord Goethe exposer sa théorie et l'étayer. a 1. Il suffit, dit-il dans son introduction, d'observer avec une

médiocre attention le développement des plantes pour s'apercevoir bientôt que certaines de leurs parties extérieures se transforment par-fois et passent h la forme des parties voisines.

a 2. C'est ainsi, par exemple, qu'une fleur simple devient double, lorsque, à la place des étamines et des anthères, se développent des pétales tout à fait semblables aux autres pièces de la corolle, ou qui portent encore des traces de leur origine.

a 3. Si nous observons que la plante peut faire de la sorte un pas en arrière et renverser l'ordre de son développement, nous devien-drons plus attentifs h épier la marche régulière de la nature, et nous apprendrons à connattre les lois de transformation d'après lesquelles elle produit une partie au moyen d'une autre et met au jour les formes les plus variées par la modification d'un seul organe.

a 4. ....On nomme Métamorphose des plantes le phénomène qui nous présente, comme on vient de le dire, un même organe diversement modifié. n

Goethe distingue ensuite trois espèces de métamorphoses : 1° la mé-

' M . FAIYRE , op. cit., p. 59.

96 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

tamorphose régulière ou progressive, celle qui, à partir des cotylé-dons jusqu'au fruit mûr, se manifeste par la transformation succes-sive d'une partie en toutes les autres; 2° la métamorphose irrégulière ou régressive, celle qui, revenant sur ses pas, laisse son œuvre im-parfaite, inachevée; 3 ° enfin la métamorphose accidentelle qui est due généralement aux piqûres d'insectes.

Il s'occupe surtout de la métamorphose régulière ou progressive. Voici le résumé de sa doctrine :

a 113. Si nous considérons une plante dans l'exercice de ses forces vitales, nous lui voyons produire deux séries d'actes, d'abord des actes végétatifs, dans le développement de la tige et des feuilles, et ensuite des actes de reproduction, au moyen de la fleur et du fruit. Soumettons les premiers à nu examen plus attentif. Nous remarque-rons bientôt que la plante, en s'allongeant d'un nœud à un autre, d'une première feuille à une seconde, accomplit, par cette multipli-cation d'elle-même, une sorte de reproduction. Cette reproduction dif-fère , il est vrai, de celle qui se fait par la fleur et le fruit; la dernière étant simultanée, tandis que la première s'opère par une série de développements successifs. Toutefois l'affinité la plus étroite relie cette force qui se manifeste par des jets successifs à celle qui d'un seul coup procure à la plante une nombreuse postérité. On peut contraindre un végétal, au moyen de certaines circonstances, à ne produire que des actes de végétation ; on peut aussi hâter l'apparition des fleurs. Dans le premier cas, la plante reçoit en excès des sucs grossiers; dans le second , les forces vitales supérieures prédominent.

a 114. Les termes de reproduction successive et de reproduction simultanée que nous venons d'appliquer, le premier, au développe-ment végétatif, le second, à la fructification, caractérisent le mode sous lequel ces phénomènes se produisent. Une plante qui s'accroit pal végétation, s'allonge plus ou moins, elle se produit une tige, les in-tervalles d'un nœud à l'autre sont généralement faciles à distinguer et les feuilles s'étalent autour de la tige dans toutes les directions. Une plante qui fleurit, au contraire, s'est contractée dans toutes ses

parties, l'accroissement est arrêté en longueur et en largeur, et tous les organes, serrés les uns prés des autres, sont dans un état d'ev-tréme concentration.

« 1 1 5. Qu'une plante prenne un développement végétatif ou qui elle

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 97

fleurisse et fructifie, ce sont néanmoins toujours les mêmes organes qui, avec des destinations diverses et sous des formes souvent dispa-rates, accomplissent les prescriptions de la nature. Le même organe, qui s'est détaché de la tige comme feuille et a pris les formes les plus variées, se contracte maintenant dans le calice, il se dilate de nou-veau dans la corolle, pour subir une nouvelle 'contraction dans les organes sexuels, et se dilater une dernière fois dans le fruit.

ait 7. Au moment de la formation de la fleur et du fruit, la na-ture produit une anastomose qui opère une soudure intime, durable ou momentanée, entre ces organes délicats de la fructification déjà serrés les uns contre les autres.

a

119. Nous avons cherché à ramener tous les organes de végéta-tion et de floraison, malgré leurs différences apparentes, à la forme d'un seul organe, de la feuille qui se développe ordinairement à chaque noeud; de même, c'est à l'aide de la feuille que nous avons voulu rendre compte de ces fruits qui renferment les graines.»

Il ne nous reste plus qu'à reproduire les observations sur lesquelles Gcethe•appuie sa théorie. Il s'applique à montrer successivement com-ment les cotylédons se rapprochent des feuilles, comment ces dernières sont identiques aux pièces du calice, puis à celles de la corolle, etc. Nous continuerons, du reste, à lui laisser la parole, nous ne ferons qu'élaguer les détails inutiles.

Il commence par les cotylédons qu'il assimile aux feuilles :

a 13. Dans beaucoup de plantes, ils se rapprochent de la forme des feuilles; ils s'aplatissent; exposés à l'air et à la lumière, ils ver-dissent à un haut degré; leurs vaisseaux deviennent plus apparents, plus semblables aux nervures des feuilles.

a 14. Enfin ils nous apparaissent comme de vraies feuilles ; leurs vaisseaux sont susceptibles du développement le plus parfait. Leur res-semblance avec les feuilles qui les suivent, ne nous permet pas de les considérer comme des organes propres; nous ne pouvons y voir que les premières feuilles de la tige.»

A l'occasion des feuilles, Goethe attribue la grande variété qu'elles présentent aux rapports des nervures entre elles :

G TFlB. 7

98 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

«22. Le pétiole manifeste également des tendances à se transfor-mer en feuille.

«24. Les feuilles reçoivent sans doute leur nourriture des parties aqueuses plus ou moins modifiées qu'elles enlèvent à la tige; mais c'est à l'air et à la lumière qu'elles doivent leur achèvement. Les coty-lédons, cachés sous les enveloppes de la graine et nourris seulement de sucs grossiers, ne présentent qu'une organisation et des contours i mparfaits; semblablement les feuilles des plantes qui croissent sous l'eau, sont plus grossièrement organisées que celles des plantes expo-sées à l'air libre. Il y a plus; la même plante développe des feuilles plus lisses et moins affinées lorsqu'elle croit dans des lieux humides; transportée sur une hauteur, elle produit des feuilles rudes, chargées de poils et plus délicatement découpées.

« 27. ....Dans la tige, chaque entrenaeud sort de celui qui le pré-cède immédiatement; c'est de lui qu'il reçoit les sucs destinés à son alimentation. Ces sucs lui arrivent donc filtrés et mieux élaborés, avantage dont jouissent également les feuilles qu'il produit. On peut conclure de là que ce mérithalle recevra un développement plus par-fait, et communiquera à ses feuilles et à ses bourgeons des sucs plus délicats.

« 28. De cette manière, les fluides grossiers sont successivement éliminés, et en laissent passer de mieux élaborés; la plante se perfec-tionne graduellement jusqu'à ce qu'elle atteigne le point marqué par la nature. Ses feuilles ont atteint leur plus haut degré d'ampleur et de perfection. Dés lors un nouveau phénomène se prépare : la période que nous venons d'examiner est finie, la période de la fleur va com-mencer.

« 29. Le passage à l'état de floraison est brusque ou insensible. Dans ce dernier cas, nous remarquons ordinairement que les feuilles caulinaires se réduisent, à partir de la périphérie; elles perdent leurs découpures variées, tandis que leur base se dilate plus ou moins.

«30. On a observé qu'une nourriture abondante retarde la florai-son, tandis qu'une alimentation plus avare la rend plus hâtive.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 99

Formation du calice.

«31. La métamorphose est souvent rapide; dans ce cas, à partir du dernier nœud, la tige se dresse allongée et amincie, et à son ex-trémité plusieurs feuilles se rapprochent autour de l'axe.

«32. On peut démontrer très-clairement, ce nous semble, que -les pièces du calice, . sous des formes souvent fort différentes et malgré leur réunion sur un même plan autour de l'axe, sont exactement les mêmes organes que nous avons vus se développer comme feuilles cau-linaires.

«34. Nous remarquons, dans plusieurs plantes, des feuilles cauli-naires rapprochées de la corolle en une sorte de calice. Leur forme n'étant pas modifiée, nous devons nous en rapporter à l'aspect et à la terminologie botanique qui les désigne sous le nom de feuilles florales. folia floralia.

« 35. Nous devons apporter une plus grande attention aux phéno-mènes de transformation insensible. Les feuilles caulinaires se con-tractent peu à peu, se modifient, et finissent par se glisser dans le calice. On en trouve des exemples dans les fleurs radiées, et, en par-ticulier, dans les tournesols et les soucis.

« 36. Cette force de la nature qui rassemble plusieurs feuilles autour d'un axe, les unit encore par des liens plus étroits; elle rend même ces feuilles, déjà rapprochées et modifiées , méconnaissables par les soudures complètes ou partielles qu'elle établit entre leurs bords. ........ De là ces calices campanuliformes ou monosépales, qui, plus ou moins divisés et incisés par le haut, nous fournissent des preuves évidentes de leur composition....

«37. Dans beaucoup de plantes, le nombre et la forme des feuilles du calice, qui, libres ou soudées, sont réunies autour de l'axe du pédoncule, offrent la constance des autres parties de la fleur. C'est sur cette constance que reposent, en grande partie, le progrès, la certi-tude et l'honneur de la botanique. Dans d'autres plantes, ces parties n'ont pas la même fixité. Ce fait n'a pu échapper au coup d'œil pro-fond des maîtres de la science; par des observations rigoureuses, ils ont su renfermer dans un cercle étroit jusqu'à ces déviations de lai na-ture.

100 GOETnE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Formation de la corolle.

«40. Nous pouvons saisir la transition du calice à la corolle dans plus d'un cas ; bien que le calice reste habituellement vert comme les feuilles caulinaires, on le voit cependant fréquemment changer de coloration sur un point ou sur un autre, à l'extrémité, sur les bords, sur le dos ou à l'intérieur, pendant que le dehors reste vert. Cette mo-dification dans la couleur est accompagnée d'une structure plus déli-cate. De là ces calices équivoques que l'on pourrait prendre pour des corolles, à aussi juste titre.

a 43. L'affinité de la corolle avec les feuilles caulinaires se montre de plus d'une manière. Un certain nombre de plantes ont des feuilles caulinaires plus ou moins colorées au-dessous des fleurs.

« 44. Dans d'autres circonstances, la nature, négligeant de former un calice , passe immédiatement à la corolle, et dans ce cas, nous avons l'occasion d'observer le passage des feuilles caulinaires à l'état de pétales....

Formation des étamines.

«46. Si l'affinité des autres parties de la plante était aussi frap-pante, aussi généralement remarquée et mise hors de doute que celle des pétales et des étamines, ce travail pourrait sembler inutile.

a 47. La transition graduelle d'un organe à l'autre est un fait normal dans les Canna et plusieurs espèces de la même famille.

a 48. Les fleurs qui doublent fréquemment nous laissent observer cette transition à tous ses degrés.

«50. Une étamine se produit donc lorsque l'organe, que nous avons vu se dilater pour prendre la forme de pétale, passe de nou-veau à un état d'extrême contraction et de raffinement très-parfait.

Formation du style.

« 71. L'étroite parenté du style avec les autres organes de la fleur qui le précèdent se montre à nous plus ou moins clairement dans un

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 101

certain nombre de cas normaux. C'est ainsi que, dans l'Iris, le style avec son stigmate s'étale devant nous sous une forme exactement pétaloïde.

«72. Par une marche régressive, la nature ramène souvent les styles et les stigmates à l'état de pétales.

Des fruin.

«78. Différentes observations ne permettent pas de méconnaître la forme de feuille dans les enveloppes des graines, malgré les différences d'aspect, de relation et de destination qu'elles présentent. La gousse, par exemple, n'est qu'une feuille dont les deux moitiés pliées à partir de la nervure, l'une vers l'autre, se sont soudées par les bords....

« 83. Les semences ailées de l'érable, de l'orne, du frêne, du bou-leau présentent des traces de feuilles imparfaitement transformées.»

Nous avons rassemblé, dans les pages qui précèdent, tout ce que l'essai de Goethe sur la métamorphose des plantes présente de plus fort et de plus saillant. Nous n'avons pas reproduit, à dessein, un grand nombre d'erreurs et d'hypothèses tout à fait gratuites que repoussent tous les botanistes, même les plus grands admirateurs du poète. Il prétend, par exemple, que la couleur et l'odeur des pétales sont dues à la présence du pollen dans ces organes ; que les pétales blancs sont formés par une matière parfaitement pure, et les pétales colorés, par une matière mélangée de divers sucs. ll regarde comme un suc repro-ducteur imparfaitement élaboré, les liquides visqueux sécrétés par les glandes qui se trouvent entre les verticilles floraux, dans certaines plantes. H se trompe non moins grossièrement lorsqu'il prend pour un calice le réceptacle des synanthérées. Nous pourrions citer encore un grand nombre d'autres faits mal compris; mais ce sont des détails qui seront entraînés avec la théorie, si elle est fausse, ou qui méritent indulgence, si elle est vraie. C'est donc la théorie elle-même qu'il faut discuter avant tout.

L'idée la plus générale qui se présente à l'esprit, lorsqu'on vient de lire le travail de Goethe, est que l'auteur ne tient compte, dans sa théorie, que des formes extérieures et nullement des fonctions. S'il affirme que les pièces du calice et de la corolle ne sont que des feuilles, c'est à cause de la ressemblance de forme qu'il trouve entre les pre—

102 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

miéres et les secondes. Les longs extraits que nous avons cités ne laissent aucun doute sur ce point.

11 n'est pas nécessaire de se livrer à des méditations bien pro-fondes pour se convaincre de la fausseté de cette manière de voir. La détermination d'un organe relève de la fonction qu'il remplit et non de sa forme. Dans l'homme on désigne, sous le nom de mains, l'organe de la préhension et du tact. Au point de vue de la configuration et même de la structure, la main présente une certaine analogie avec le pied; mais celui-ci fait un service à part. De là une distinction essentielle, irréductible, tellement qu'il serait absurde de vouloir confondre sous une dénomination commune ces deux organes, sous prétexte qu'ils ont une certaine ressemblance entre eux. Chez les quadrupèdes, comme le chat, le cheval, les ex-trémités des quatre membres s'appellent des pieds parce que tontes concourent au même but, qui est la marche. Dans les singes, aucon-traire, ces mêmes extrémités, étant .toules des organes de préhension, sont appelées des mains , et ces singes sont dits, avec raison, qua-drumanes. C'est donc une loi générale que la fonction détermine l'or-gane et lui mérite un nom caractéristique. Aucun sophisme, aucun artifice de langage ne saurait prévaloir contre ces données élémen-taires du bon sens.

Une conséquence importante ressort du principe que nous venons de rappeler, c'est que la similitude dans les formes extérieures est un caractère d'une valeur tout à fait secondaire. La ressemblance, en effet, peut être essentielle, comme il est possible qu'elle soit acciden-telle, fortuite. Le calice, dans un grand nombre d'espèces du genre Rosa, présente cinq divisions, dont trois sont pinnatiséquées, tandis que les deux autres sont entières. Cette différence est accidentelle, parce que les unes et les autres occupent une même position relative et remplissent un même rôle. C'est par la même raison que, dans toutes les fleurs irrégulières, on affirme l'identité de pièces sou-vent très—disparates, à ne considérer que les contours et l'aspect. Lorsque Goethe vient nous dire : les cotylédons ressemblent sus feuilles, donc les cotylédons ne sont pas autre chose que des feuilles, il se permet tout simplement un paralogisme facile à détruire. Les co-tylédons remplissent une fonction spéciale, celle de nourrir la jeune plante au moment de la germination.'

' «Les cotylédons charnus, comme ceux du haricot, renferment un dépôt de

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Les botanistes ont donc agi sagement en imposant un nom particu-lier à ces organes pour les distinguer des vraies feuilles. D'ailleurs, deux organes dont les fonctions diffèrent ne sont jamais identiques, même au point de vue des formes extérieures. Les différences sont généralement assez saillantes pour qu'il ne soit pas possible de se méprendre sur la nature de l'organe dont il est question. Souvent elles sont extrêmes. Tout l'esprit paradoxal de Goethe ne suffirait pas à i maginer une ressemblance même éloignée entre les feuilles amples, déchiquetées à l'infini et les organes floraux si simples et si réduits que nous offrent un grand nombre d'espèces de la famille des om-bel lifères.

D'autres vices de raisonnement ne sont pas moins palpables dans la théorie imaginée par Goethe. Sans cesse il parle de métamorphoses, de transformations; il prétend que toutes les parties d'un végétal peuvent se déduire d'une seule, se ramener à une seule, la feuille. Quel sens précis faut-il attacher à ces expressions? Cet Urblau, cette feuille-type, cet organe-principe (que M. Kirschleger nous pardonne ces emprunts!) est-il réel ou simplement idéal? Si on accepte la der-nière hypothèse, que devient la théorie? Elle se trouve aussitôt dé-pouillée de tont caractère scientifique; ce n'est plus qu'une rêverie, une vue de l'imagination, sans portée comme sans fondement. Pour-quoi tant parler de métamorphoses, si, dans la réalité, aucune méta-morphose n'a eu lieu? Dès lors à quoi bon rassembler, entre les di-verses parties d'une plante, des analogies qui seraient, dans ce cas, très-accessoires, vu que les différences auraient une tout autre im-portance?

L'ensemble des idées et des tendances de Goethe, les expressions dont il s'est servi ne permettent pas d'adopter exclusivement cette interprétation. Il a donc voulu parler de métamorphoses véritables,

nourriture préparé pour nourrir la radicule. L'eau qui pénètre dans leur tissu la délaye, et elle redescend sous la forme de suc nourricier dans la tige et la racine. J'ai semé un certain nombre de haricots aussi égaux que pal pu les choisir. Ils pe-saient en moyenne 4 grains 2/16 avant la germination ; sur ce poids les cotylédons seuls en pesaient 4 2/47. Ils ont, pendant leur germination, absorbé assez d'eau pour atteindre le poids de 8 grains; et, après leur chute, leur squelette ne pesait plus que 0,75 grains; donc, si l'on néglige l'acide carbonique qu'ils ont formé avec l'oxigene de l'air, ils ont fourni 'a la plante 7,25 grains de nourriture, dont 3,45 de leur propre substance, et 3,80 d'eau absorbée.»

(De CANDOLLE, Physiologie végétale, t. II, p. 659.)

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de transformations réelles. Mais alors comment pourra-t-on concilier sa théorie avec les faits? Nous ne voyons pas que la nature forme d'abord des feuilles sur un végétal pour les reprendre ensuite en sous-oeuvre et les transformer en pétales, en étamines, etc. Aussitôt qu'un organe apparaît, il se montre déterminé et approprié â la fonction qu'il devra remplir plus tard. Ouvrez un bouton floral. Dès qu'il sera possible d'y trouver des pièces distinctes, ce ne seront nullement des feuilles ordinaires que vous découvrirez, mais des organes conformés dés l'origine en vue d'un but spécial, ce seront des pétales, des éta-mines, des styles, etc.

Ce que nous admirons dans la théorie de Goethe, c'est l'emploi très-habile de termes vagues, indécis, de subtilités pour masquer les fêlures de son système. Selon les besoins du moment, tantôt il laisse croire, en parlant de sa feuille primitive, de cet organe-principe (Kirschl.), qu'il s'agit d'un organe réel ; tantôt il insinue qu'il le prend dans un sens idéal. Toutefois, s'il est démontré qu'on ne peut soutenir ni l'une ni l'autre hypothèse, le sophiste n'a plus d'issue.

Signalons un détail qui nous parait de même genre. Goethe a par-faitement su exploiter, en faveur de son idée, les monstruosités, on ce qu'on appelle maintenant les faits tératologiques. Son Introduction commence par une proposition équivoque, mais très bien dissi-mulée :

a t° Il suffit d'observer avec une médiocre attention le développe-ment des plantes pour s'apercevoir bientôt que certaines de leurs par-ties extérieures se transforment parfois et prennent plus ou moins complétement la forme des parties voisines.» De quel développement s'agit-il ici? Est-ce du développement régulier, ou d'un développement anormal, soumis â des lois particulières? Il faudrait pourtant le dire, puisque ce qui est vrai de l'un n'est pas applicable é l'autre.

a 2° C'est ainsi, continue Goethe, qu'une fleur simple devient double, lorsqu'à la place des étamines et des anthères se développent des pétales tout h fait semblables aux autres pièces de la corolle, oa

qui portent encore des traces de leur origine.» Goethe voulait donc parler, dans son n° t , du développement anor-

mal, tératologique. Sans doute, mais afin d'appliquer au développe-ment normal ce qui ne convient qu'au premier. Écoutons :

a 3° Si nous observons, dit-il en eflèt, que la plante peut faire un pas en arrière et renverser l'ordre de son développement, nous de-viendrons plus attentifs à épier la marche régulière de la' nature, et

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 105

nous apprendrons à connaître les lois de transformation d'après les-quelles elle produit une partie au moyen d'une autre et met au jour les formes les plus variées par la modification d'un seul organe.»

On est difficilement plus habile; malheureusement la vérité est peu accommodante. Un botaniste qui s'occupe de tératologie peut se sentir disposé par ces études â épier avec plus d'attention la marche régulière de la nature. Soit. Mais avant de conclure que la tératologie nous fait connaître les lois de transformation d'après lesquelles la nature produit, dans les conditions ordinaires et normales, les formes les plus variées par la modification d'un seul organe, il faudrait d'abord établir que les lois du développement normal sont toutes contenues dans la phénoménalité d'un petit nombre de faits ambigus; il faudrait prou-ver, avant de l'affirmer, que ce développement se fait par la trans-formation d'un seul organe.

Aux preuves qui seraient ici de rigueur, mais qu'il ne saurait four-nir, Goethe substitue les hypothèses que nous avons citées plus haut. Il suppose que les feuilles, dans une plante, sont le produit de sucs grossiers, tandis que les divers cycles floraux sont le résultat de sucs plus raffinés et mieux filtrés. C'est une invention gratuite que chacun est libre de remplacer par une autre. A. de Saint-Hilaire, par exemple, loin d'attribuer la floraison à une nourriture mieux élaborée, la re-garde comme un symptôme d'épuisement. D'ailleurs l'hypothèse de Goethe serait vraie, que sa théorie générale n'en serait nullement con-solidée. Loin de Ià. Si la sève, en 'effet, subit dans son cours des mo-difications, comme Goethe le suppose, elle devra, non pas reproduire des organes en rapport avec des qualités qu'elle ne possède plus, mais créer des organes nouveaux qui répondent à sa nature actuelle. Les pièces florales se distingueront des feuilles non-seulement par leurs fonctions, mais aussi par leur nature intime.

La tératologie ne peut servir davantage à soutenir le système des métamorphoses. Ce terme de métamorphose doit être réservé à une certaine classe de phénomènes tératologiques dont la cause est géné-ralement l'hypertrophie.

Quand une fleur simple, une rose ou un pavot, vient à doubler, les étamines disparaissent, et, à leur place, on trouve des pétales qui parfois portent encore, h leur sommet, des débris d'anthères ou de filets staminaux. On trouve aussi fréquemment, sur un grand nombre d'espèces, des organes floraux, sépales, pétales, étamines ou pistils, transformés en feuilles. Ces nouveaux organes présentent habituelle-

106 GOITHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

ment quelques détails de structure ou de configuration qui révèlent leur destination primitive. La transformation est ici évidente, incon• testable; c'est une véritable métamorphose.

L'interprétation générale de ces faits n'offre aucune difficulté. Dans les cas de virescence', une feuille se développe au détriment d'u autre organe qui n'était pas encore complètement déterminé et prend la position relative de ce dernier. Mais, comme nous pensons l'avoir démontré, ces faits ne prouvent en aucune sorte que te développe-ment normal se fasse par une série de métamorphoses.

L'emploi du mot soudure nous semble également abusif, lorsque, à l'exemple de Goethe, on l'applique à l'adhérence régulière et cooge-niale de deux organes. La corolle monopétale des Campanules présente au sommet cinq lobes ovales. Ces lobes sont, pour Goethe, les exte- mités libres de cinq pétales soudés l'un à l'autre par leurs bords laie-raux. Dans le chèvrefeuille commun des jardins (Lonicera Capri(o-lium , L.) les feuilles inférieures sont libres, tandis que les supérieure adhérent l'une à l'autre par la base, en sorte que la tige semble tra-verser une feuille unique. Ce serait encore une soudure.

Nous croyons, au contraire, que deux pièces ne peuvent être dite soudées qu'à la condition d'avoir été libres avant leur union. Or, le-adhérences en question sont congéniales, c'est-à-dire qu'à aucun

époque on n'a pu constater à l'état libre les pièces qui sont unies ar

tuellement. Le terme d'adhérence est beaucoup plus convenable para qu'il exprime simplement l'union sans rien préjuger sur le mode.

Le mot soudure, pris dans un sens idéal , pourrait continuer a de-

signer les adhérences tératologiques. Une des causes qui ont pu contribuer au succès de la métamorphosa

des plantes est l'oubli de la grande loi des transitions. Linnée cepen-dant l'avait déjà formulée par cet aphorisme • Natura non facit sallu^.

Cette loi se vérifie partout dans le régne végétal, dans la distribution

des espèces à la surface du globe, dans l'accommodation de chaque pèce au sol qui doit la nourrir, dans la disposition des organes sur aa

même individu. Quand deux organes très-disparates se rencontrent

sur une plante, ils sont ordinairement reliés par une série plus ou moins nombreuse de pièces intermédiaires qui rendent le pu e moins brusque de l'un à l'autre. Tous les rapports sont calculés de

On appelle virescence la transformation des organes appendiculaires en orgue'

foliacés. (MoQorv-TANDON, Mimeras de Tératologie végétale, p. 2b1.)

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 107

manière à produire un ensemble harmonieux qui plaise à l'aeil. Goethe avait parfaitement vu que, dans le voisinage de la fleur, «les feuilles caulinaires se contractent peu à peu, se modifient et finissent par se glisser dans le calice.» Dans le Nymphcea alba (L.), ou Lis des étangs, les étamines se relient aux nombreuses pièces de la corolle par des filets pétaloïdes d'autant plus larges qu'ils sont plus rappro-chés des vrais pétales. La contemplation de ces rapports multiples est une occupation pleine de charmes pour le botaniste. Les contours simples et gracieux , les teintes parfois si fraîches, toujours si bien ménagées, la perfection des détails, comme l'harmonie de l'ensemble, qu'il découvre dans la plus modeste plante, excitent dans son âme un enthousiasme durable. Sa pensée se porte instinctivement vers l'auteur de tant de merveilles; il redit ces paroles du psaume qui servent d'épigraphe au Systema naturce : O Dieu, que vos œuvres sont grandes ! Vous avez fait toute chose avec sagesse! Toute la terre est remplie de votre nom' 1

La loi des transitions suppose la fixité des caractères organiques et spécifiques dans ce qu'ils ont d'essentiel. Cette fixité forme la base de l'ordre et de toute beauté dans l'ceuvre de la création. Si elle était absolue, elle imprimerait au monde ce cachet de rigidité inflexible qui déplait dans les travaux exécutés par l'homme; mais elle est tem-pérée, assouplie par une variabilité limitée qui modifie à l'infini les parties accessoires, les formes qu'on pourrait appeler décoratives.

Nous trouvons donc à tous les degrés de la création, jusque dans les profondeurs occupées par les créatures matérielles les plus humbles, une loi de subordination relative , une hiérarchie constituée dès l'ori-gine. Goethe pensait autrement. Pour lui, les termes de système na-turel impliquaient une contradiction. «La nature, disait-il, n'a pas de système. Elle est vivante, elle est elle-même la vie : c'est un mou-vement dont le point de départ et le point d'arrivée sont inconnus.» Cette idée que Goethe se faisait de la nature, entraine fatalement la théorie des métamorphoses, dans son acception la plus brutale. Tous les phénomènes naturels, dans ce rêve d'un homme en délire, se ré-

' O Jehova, Quam ampla sunt Tua Opera! Quam sapienter ea fecisti! Quam plena est Terra possessione Tua!

( Dam, Psalm. CIII, 21. — LINNÉE, Systema naturce, t. I.)

108 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

sument dans un mouvement sans cause ni fin, comme sans loi ai mesure.

Goethe avait prévu toutes ces conséquences. «L'idée de la métamor-phose, disait-il encore, est jeune parmi nous; nul ne saurait prévoir jusqu'où elle entraînera la science. —L'idée de la métamorphoseestun présent digne de tout honneur, mais dangereux. Elle conduit l'amorphe; elle, détruit et dissout la science.» Goethe va-t-il ab* donner son système devant cette réduction à l'absurde? Voici l'ezpi-dient qu'il propose : « L'idée de la métamorphose est une corn centrifuge qui se perdrait dans l'infini si on ne lui opposait un contre poids dans la persistance tenace de ce qui est une fois parvenu l'existence.» Goethe était sur la voie, il n'avait plus pour atteindrek vrai qu'à subordonner la force centrifuge à la force centripète, la variabilité à ta fixité. Que fait-il? «Puisque cris formes agissent de pair, il faut les décrire l'une et l'autre dans l'enseignement, ce qui. conclut-il, parait impossible ! »

Au n° 37, que nous avons cité, de l'Essai sur la milamorphou,

Goethe reconnaît, en termes précis, la stabilité des espèces. Mais com-ment saisir et fixer la doctrine d'un homme qui successivementd alternativement affirme tout et nie tout?

Les considérations que nous venons d'exposer s'appliquent h h

théorie de la métamorphose prise dans son ensemble. Il resterait au

certain nombre de questions secondaires à examiner. Nous n'en cite-rons qu'un petit nombre. Il n'y a guère, dans cette théorie,

qu'une seule idée juste. Goethe appelle avec raison le développe ment végétatif une reproduction simultanée (n°' 113-114). «La plante

,

en s'allongeant d'un noeud à l'autre, d'une première feuille à uoese tonde, accomplit par cette multiplication d'elle-même une sorte de reproduction , etc.»

«86. Dans le développement successif des noeuds, dans la prude'

tion d'une feuille à chaque noeud et d'un bourgeon à l'aisselle dell

feuille, réside un mode simple et continu de reproduction pour le

végétaux.

«87. On sait combien est grande la ressemblance d'un bouma avec une graine mûre; on sait également que la forme de la plante future est mieux représentée par le bourgeon que par la graine.»

Ces idées, sans doute, n'étaient pas nouvelles; Goethe lui-mêmelr

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 109

reconnaît (es ist bekannt) et ne s'attribue aucun droit de priorité. Son mérite est de ne pas les avoir niées.

Ce mérite est d'autant plus appréciable que, en plein XIX° siècle, en 1820, dans sa notice intitulée : De la résolution en poussière, en vapeur et en eau. Goethe niait, au grand scandale des botanistes sé-rieux, la sexualité et, par conséquent, toute génération véritable, dans les végétaux.

Il n'était guère plus heureux lorsqu'il supposait que le développe-ment de tout végétal peut se ramener à une série de dilatations et de contractions alternatives.

Dans cette manière de voir, les feuilles constituent une première dilatation, tandis que le calice représente un état de contraction, suivi d'une nouvelle expansion dans la corolle. Goethe répète cette idée, à diverses reprises, comme s'il s'agissait d'une loi générale très-importante : nous n'y voyons qu'un résumé d'observations super-ficielles, vrai pour certaines plantes, mais faux pour un grand nombre d'autres. Il ne peut s'appliquer à un grand nombre de familles végé-tales oh la série des cycles floraux est incomplète; les conifères son dans ce cas. Parmi les espèces à fleurs complètes, on trouve encore de nombreuses exceptions. Comment faire pour découvrir un état de contraction dans le calice et un état d'expansion dans la corolle, lorsque le Calluna vulgaris (Salis.) , le Cerastium brachypetalum ( Desp.) , etc., nous offrent une corolle longuement dépassée par le calice?

Nous terminerons cette revue par l'indication d'un fait assez curieux. Les mêmes botanistes français qui prodiguent le plus d'éloges à la théorie de Goethe, lorsqu'ils en parlent en termes généraux, repoussent, à peu près comme nous l'avons fait, toutes les propositions dont elle se compose, dès qui ils viennent à l'examiner en détail.

«Je ne le dissimulerai cependant point, dit à .ce sujet Aug. de Saint-Hilaire, cette théorie, qui explique d'une manière si satisfai-sante les phénomènes de l'organisation extérieure du végétal, est ac-compagnée d'un danger que Goethe lui-même n'avait pas craint de signaler, et auquel il n'a pas su toujours échapper entièrement. Le botaniste qui ne voudrait voir qu'un seul côté des choses, elle pour-rait facilement le conduire à prendre l'analogie pour l'identité , et même à rejeter des différences de fonctions aussi certaines qu'impor-tantes, parce qu'elles seraient le résultat d'organes qu'il ne distingue-

rait plus ; elle pourrait, en un mot, le conduire à l'amorphe , suivant l'expression un peu étrange du poète de Francfort; et, il faut le dire, mieux vaudrait mille fois ne faire que distinguer Oh la natures établi des rapports, je tâcherai de vous les faire sentir; oh elle a laisse des différences, je vous les montrerai. Si, par exemple, nous trou-vons dans le Berberis des épines à la place qu'occupent ordinairement les feuilles, je ne vous dirai point qu'elles sont les mêmes que ce dernières... Ce n'est pas moi, dit encore A. de Saint-Hilaire, en faisant allusion aux théories philosophiques de Goethe, qui vous présenterai dans l'osuvre de la nature la confusion et le hasard , lorsque je Lois partout l'ordre le plus admirable et les plus ravissantes harmo-nies.' »

A. Moquin-Tandon ne signale pas avec moins de sincérité l'imper-fection des théories botaniques de Goethe.

Nous nous croyons autorisé dés maintenant à conclure que la science des végétaux ne doit rien à Goethe, et que la réputation de ce dernier comme botaniste, porte complétement à faux.

g IV. Minéralogie.

Le génie inépuisable, dont nous étudions les oeuvres , ne pouvait se borner à suivre les migrations des monades, à décrire les méta-

morphoses des plantes et des animaux. Des hauteurs inaccessibles ou il savait découvrir l'âme de Wieland, devenue une étoile de première

grandeur, il voulait bien redescendre encore sur l'humble planète que

nous habitons. Physicien , il consacrait de nombreuses années Umm' battre la théorie de Newton sur la lumière et les couleurs; minéra-logiste et géologue, il détachait des roches qu'il rencontrait dans se

courses des spécimens qu'il rangeait ensuite dans sa collection. Si ses goûts avaient été ceux d'un amateur paisible qui cherche.

dans la contemplation de la nature, de douces et innocentes distrac•

tions, nous ne pourrions qu'y applaudir ; mais Goethe visait à la gloire,

il voulait se faire par ces travaux une réputation de savant dans toutes les spécialités.

110 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

Morphologie végétale, p. 16-17.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 111

Avant de nous croire obligé de souscrire à ses prétentions, nous avons le droit de lui demander ses titres et de les réviser.

La minéralogie a pour objet l'étude des propriétés physiques et chimiques des corps bruts qui constituent la masse du globe ou que nous rencontrons .à sa surface. La minéralogie est donc sous la dépen-dance immédiate de deux autres sciences : de la chimie, qui établit la composition élémentaire des corps, et de la cristallographie, qui rend compte de leurs formes extérieures dans ce qu'elles ont de plus stable. Personne n'ignore, en effet, que, de toutes les configurations que peuvent affecter les masses minérales, ce sont les formes cristallines qui ont la plus grande valeur et qui aident le plus efficacement à la détermination des espèces.

Dans sa jeunesse, Goethe s'était occupé d'alchimie avec beaucoup de zèle. Tout un hiver fut employé par lui à découvrir le sel aérien, sorte de panacée infaillible contre toutes les maladies incurables. Aidé par sa mère et une jeune illuminée, il réussit, parait-il , à préparer, selon les formules cabalistiques, les sels moyens et la liqueur des cailloux. Goethe n'aurait pu mieux choisir. Sa place était vraiment à l'école de Basile Valentin , oit il trouvait, dans l'amalgame de théories superstitieuses et de manipulations bizarres, inventé par les alchi-mistes, un aliment approprié à ses goùts . Plus tard il assista, il est vrai, à quelques expériences de chimie dans le laboratoire de Doebe-reiner , professeur à l'université d'Iéna ; mais ces efforts, trop peu soutenus, ne purent lui faire emporter de là des connaissances un peu sérieuses et de quelque étendue.

D'autre part, il méprisait la cristallographie, sans doute parce qu'il ne s'était pas donné la peine d'en étudier les . principes, et il ne savait par quels termes grotesques exprimer son dédain pour le célèbre Haüy, créateur de cette science.

Voyôns maintenant ce que, après de telles études préparatoires, Goethe a fait pour l'avancement de la science des minéraux.

La partie de ses oeuvres qui porte le titre de Minéralogie, se com-pose de feuilles volantes ou de notices indépendantes, généralement très-courtes. Ce sont des listes de roches recueillies en diverses loca-lités, surtout en Bohème, et de petits mémoires où il expose ses idées théoriques.

Un catalogue des roches, même d'une région peu étendue, inté-resse vivement, s'il est bien fait, les hommes spéciaux. Dans un tra-vail de ce genre, le minéralogiste habile décrit, avec une scrupuleuse

1 1 2 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

exactitude, les caractères locaux, la position relative et la distribu-tion des espèces. Chaque objet se trouve soumis à un examen d'autant plus attentif que le champ est moins vaste, méthode qui entraîne fréquemment la découverte de faits nouveaux, ou permet d'apprécier plus sainement des détails que l'on avait eu le tort de négliger au-paravant. Ces travaux monographiques, plus que tout le reste, font progresser la science et constituent les matériaux obligés des ouvrages d'ensemble.

Goethe a dressé trois listes minéralogiques. La plus importante mt celle des roches de Carlsbad , en Bohème. Ce travail n'est pas sans valeur; il est seulement à regretter que la part de mérite qui en re-vient à Goethe soit si mince. Un tailleur de pierres intelligent, J. Müller, avait réuni une centaine d'échantillons choisis des roche du voisinage; il eut recours à Goethe pour obtenir une rédaction cor-recte du catalogue de sa collection. La correspondance échangée entre de Racknitz et de Weltheim, les observations du Dr Riemer fournirent les renseignements scientifiques qui manquaient encore, et Goethe n'eut plus qu'à soigner l'orthographe et le style.

Il trouva également, dans les travaux antérieurs de de Born, les matériaux de son catalogue des roches de Kammerberg. Celui des roches de Marienbad est notablement inférieur aux deux précédents : la faute ne doit pas en être rejetée sur Goethe, mais sur ses devanciers qui n'ont pas su prévoir le cas où il plairait au poète d'utiliser leurs re-cherches.

D'ailleurs, ce qui frappe dans ces listes, et dans les annotations dont elles sont accompagnées, c'est l'absence, facile à prévoir, des renseignements les plus indispensables dans ce genre d'écrits. Pas d'analyses chimiques, même qualitatives, pas de descriptions cristallo-graphiques. A Carlsbad, Goethe avait trouvé, au moins dans la collec-tion du tailleur de pierres, de magnifiques cristaux, parfaitement isolés, de feldspath. C'était l'occasion de recourir au grand ouvrage de Haüy, afin de vérifier et peut-être de compléter ce qui concerne ce minéral. Goethe ne sait rien dire de ces cristaux, sinon qu'il faut les recueillir aussitôt qu'ils se détachent de la roche; car ils pourraient bien se décomposer s'ils restaient exposés trop longtemps h l'influence des agents atmosphériques. Il remarque aussi, et avec non moins de sagacité, que les cristaux élémentaires dans les macles sont entassés diversement et irrégulièrement les uns sur les autres.

Tout est h peu prés de même force dans ces pages. On se fatigue a

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 113

lire ces descriptions qui ne signalent comme caractères distinctifs que des états plus ou moins avancés de décomposition , la finesse ou la grossièreté du grain , des nuances d'aspect et de coloration. Cependant, h l'époque on Goethe rédigeait ses oeuvres de minéralogie (1817-1824), cette science était parfaitement constituée. Des savants de premier ordre, Brongniart, Beudant, Berzelius, Rose, etc., l'enrichissaient de leurs travaux. De nombreux et excellents traités élémentaires en exposaient les principes et la rendaient facilement abordable. Si Goethe ne sut pas tirer parti de toutes ces ressources, la science de son temps n'est pas responsable de son impéritie. Nous ne voulons rien exagérer. L'ignorance de Goethe en minéralogie n'a rien qui nous étonne, ni qui attire notre blâme; avant d'étudier les roches, il aurait eu quelque chose de mieux â faire. Ce que nous blâmons, c'est sa manie de se croire et de se dire minéralogiste sans l'être ; ce que nous voulons, c'est ramener é une juste mesure les éloges passionnées et sans fondement qu'on lui prodigue.

En donnant une si large place, dans l'étude des roches, â des modifications accidentelles, au détriment des vrais caractères miné-ralogiques, Goethe ne faisait que céder aux exigences de ses idées théoriques sur la formation des montagnes. Il voulait introduire en géologie sa thèse favorite des métamorphoses. A l'en croire, il n'exis-terait qu'une seule roche primitive, fondamentale, le granit, de la-quelle toutes les autres dériveraient par transformation. Il avait emprunté de confiance, é l'école neptunienne de Freiberg, les pré-misses de ses raisonnements. Malheureusement il était trop tard , Goethe eut le désagrément de survivre aux théories qu'il avait em-brassées dans une si parfaite bonne foi. Il est curieux de l'entendre gémir â la vue de son système écroulé.

«II est difficile de concevoir, dit-il, un embarras plus pénible que celui dans lequel se trouve le disciple, le partisan fidèle, pendant cin-quante années, de la doctrine de Werner, qui lui semblait aussi solide-ment prouvée qu'universellement reçue, lorsque, tiré brusquement de sa douce persuasion, il s'aperçoit que de toutes parts on affirme une opinion contraire.»

li s'était habitué h voir dans le granit la base solide, inébranlable, sur laquelle reposaient en toute sécurité les couches superficielles du globe. Son but était de mettre en évidence les affleurements et les mo-difications de cette roche importante. Il s'avançait sur les schistes, le

GoeTtlR . 8

114 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

calcaire primitif, les porphyres intercalés, jusqu'au grès ronge; de là il passait en revue les filons d'après l'ordre chronologique qui lui semblait indiqué. Il marchait ainsi, avec une confiance qui lui sem-blait motivée, sur un sol autrefois inondé, puis successivement mis à sec. S'il se trouvait en présence de phénomènes volcaniques, il n'y voyait qu'une action tardive et superficielle des forces de la nature.

Maintenant tout cela est changé. Il entend dire que la Suède et la Norwège se sont élevées peu à peu au-dessus des mers voisines, d'une hauteur considérable; que les montagnes de la Hongrie doivent leurs trésors à des injections souterraines de bas en haut; que le porphyre du Tyrol a disloqué le calcaire des Alpes, et a emporté avec lui la dolomie dans les hauteurs. y

Goethe rappelle ensuite ses nombreux voyages, ses observations géo-logiques, et il conclut :

« Mes recherches m'ont fait voir partout la plus grande constance; l'apparition du problématique basalte était elle-même nécessaire et parfaitement logique, lorsqu'elle se fit. Je ne puis donc changer ma manière de voir, en faveur d'une doctrine qui part d'un point de vue tout à fait oppose, dans laquelle il ne saurait plus être question de constance, ni de régularité, mais où tout est accidentel et livré au hasard. Dans mon idée, la terre s'est faite d'elle-même; selon la nou-velle théorie, elle apparaît couverte de crevasses, creusée d'abîmes qui se sont remplis de bas en haut. Malgré ces déclarations , je ne me pose nullement comme l'adversaire des nouvelles idées , je n'ai voulu qu'affirmer les droits de ma pensée objective. Je reconnaîtrai même vo-lontiers que, si, comme les géologues modernes, si unanimes dans leurs appréciations, j'avais pu visiter l'Auvergne et surtout les Andes, ce qui me parait maintenant une exception, pourrait me sembler la règle et je serais complètement rallié à la doctrine qui a cours en ce moment.' »

En dépit de sa mauvaise humeur, et de ses dénégations contradic-toires, Goethe, écrivant ces lignes, ne parait pas très-éloigné d'aban-donner le granit-base de l'école de Werner, pour la théorie des sou-lèvements qu'Élie de Beaumont, Léopold de Buch et Alexandre de Humboldt venaient de proposer. Il est moins calme dans un autre passage.

' Gœ ke's sœmmtliche Werke, sechst. Bd., S. 546.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 1 15

«Que la réalité, s'écrie-t-il, soit ce qu'elle voudra, la postérité saura que je maudis, que j'ai en exécration tout le vacarme que fait la nouvelle théorie géologique. Certainement on verra sortir, de n'im-porte oh, un jeune homme plein de talent qui aura le courage de combattre la faveur absurde dont elle jouit en ce moment. Est-ce qu'on nous prend pour des esprits à vue bornée, qui accepteront ces monstruosités, sans demander comment elles ont pu se faire? Car, de fait, tout ce soulèvement des montagnes ne se réduit-il pas h un effet mécanique, dont ni l'intelligence, ni l'imagination ne peuvent saisir la possibilité? Ce ne sont que des mots, de détestables mots, qui n'offrent pas plus de sens qu'ils ne font image. En voilà assez, trop peut-être, là-dessus.'»

Ces textes montrent une fois de plus combien l'esprit de Goethe était peu propre aux investigations scientifiques. Le sentiment, les vues d'imagination dominaient, étouffaient son intelligence. C'était la passion et non l'évidence du vrai, qui lui dictait ses jugements.

Les glaciéristes modernes doivent aussi trouver fort mauvais que Goethe ait regardé les blocs erratiques du nord de l'Allemagne comme des débris, des fragments plus solides de roches de même nature qui se seraient décomposées sur place.

Citons encore le mémoire parfaitement inintelligible et purement hypothétique dans lequel il prétendait expliquer la configuration des grandes masses minérales, et nous aurons donné une idée suffisante des travaux de Goethe en géologie.

V. Optique.

Une des illusions qui séduisirent Goethe le plus longtemps, fut de croire qu'il avait renversé la théorie de Newton sur les couleurs. Il consacra douze années de sa vie à ce travail ingrat : si le succès ne vint pas couronner ses efforts, il put se rendre du moins le témoignage qu'il n'avait rien négligé pour sortir de la lutte avec les palmes de la victoire.

Ses écrits sur l'optique forment de beaucoup la partie la plus con-sidérable de ses oeuvres scientifiques. Ils se composent : i° de deux

Gothe's Werke, sechst. Dd ., S. 516.

116 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

fragments, intitulés : Contributions d l'optique; 2° de la Théorie des couleurs , divisée en deux parties, la première didactique, la seconde polémique; 3° de Matériaux pour l'histoire de la théorie des couleurs; 4° enfin, de diverses additions et notices supplémentaires.

Cependant ni l'étendue, ni le mérite littéraire de ces ouvrages n'ont pu les sauver d'un oubli profond. Les physiciens, qu'ils sont de na-ture h intéresser directement, en ignorent l'existence, on n'y voient qu'un système mort-né, insoutenable. Nous ne voulons pas troubler le silence qui s'est fait sur les travaux de Goethe, en physique. I I nous a suffi d'établir que la minéralogie, la botanique, la zoologie, ne loi doivent aucune des découvertes dont elles s'honorent; nous nous gar-derons bien de lui contester une réputation de physicien qu'il n'a pas.

Nous nous contenterons de donner ici un résumé très-succinct de la théorie des couleurs, sans la discuter. La partie didactique de cet ouvrage se subdivise en plusieurs sections. L'auteur parle d'abord des couleurs physiologiques , ou de ces phénomènes de coloration qui ré-pondent h un état particulier de la rétine. Si, par exemple, apre avoir considéré pendant quelques instants le soleil au moment où il va se coucher, lorsqu'il émet une lumière d'un rouge intense , on jette les yeux sur un mur blanc, on verra sur ce mur une image verte du soleil. Goethe décrit, dans ce premier chapitre de son livre, un certain nombre de faits intéressants que l'on trouvera mieux encore dans tous les traités de physiologie.

La seconde section est consacrée aux couleurs physiques que l'on obtient h l'aide d'appareils extérieurs, par rapport h l'observateur.

«Dans cette partie fondamentale du Traité des couleurs, Goethe ex-pose complétement sa théorie; l'auteur a étudié soigneusement les

faits, répété les expériences; cependant ses doctrines n'ont aucune valeur : elles prouvent que le poète, peu versé dans les connaissances de physique et surtout de mathématiques, s'est laissé dominer par son imagination et entraîner par le désir beaucoup trop naturel de paraître un homme universel.' b

L'article consacré aux couleurs obtenues par transparence ou diop-triques, s'ouvre par les propositions suivantes :

« 1 45. Un espace complétement vide serait doué d'une transparence parfaite. Si le même espace est occupé par une substance que l'oeil ne

M. FAIVRE : OEuvres scientifiques de Goethe, p. 180.

GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE. 117

saisisse pas, nous avons un milieu transparent, matériel, plus ou moins corporel, gazéiforme , liquide ou solide.

146. L'idée d'un milieu trouble, translucide et pur, dérive de l'idée de transparence. Nous pouvons concevoir trois sortes de milieux troubles.

« 147. Le trouble complet est le blanc, produit par un remplissage de l'espace non transparent, mais très-clair.

« 148. La transparence elle- même, considérée empiriquement, constitue le premier degré du trouble. Entre deux milieux, dont l'un est transparent et l'autre blanc, on peut imaginer une série indéfinie de milieux troubles à divers degrés.

« 1 50 . La lumière très-énergique, comme celle du soleil, du phos-phore, lorsqu'elle brille dans l'oxygène, est éblouissante et incolore.... Cette même lumière, aperçue à travers un milieu légèrement trouble, nous apparaît jaune. Que le trouble ou l'épaisseur du milieu vienne a augmenter, et la lumière passe par les teintes du jaune rougeâtre pour atteindre le rouge rubis.

« 151. Si , au contraire , à l'aide d'un milieu trouble qui réfléchit la lumière incidente , on regarde les ténèbres , on verra une couleur bleue, qui pâlira et deviendra de plus en plus claire, à mesure que le trouble du milieu augmentera, et, en sens inverse, deviendra plus sombre, plus intense dans le cas d'un milieu trouble plus transparent, pour donner à l'oeil une teinte du plus beau violet, quand le trouble sera parvenu à son extrême degré de pureté.»

Cette théorie n'est pas facile à entendre, mais qu'y faire?....

Parmi les couleurs dioptriques. Goethe en considère à part un groupe spécial qu'on obtient par réfraction , comme lorsque la lumière tra-verse un prisme. Nous citerons encore quelques idées saillantes.

« 259. Toutes les couleurs, de quelque espèce qu'elles soient, ont cela de commun avec le gris, qu'elles sont plus sombres que le blanc et plus claires que le noir. Cette tendance des couleurs vers l'ombre (ox rpo,) a déjà été signalée, et devra nous rendre plus attentifs encore...

«361. Dans ces phénomènes obtenus à l'aide du prisme, il ne sau-rait être question d'une lumière absolue et déterminante, mais d'une lumière limitée et déterminée, d'une image lumineuse, d'images à la

118 GOETHE ET LA SCIENCE DE LA NATURE.

fois claires et obscures.» Dans la pensée de Goethe, les phénomènes de coloration que l'on obtient, en faisant pénétrer la lumière dans une chambre obscure par une ouverture étroite h travers une lentille ou un prisme, dépendent essentiellement de la limite, du mélange de l'obscurité avec la lumière.

Le poète reproduit la même explication quand il s'agit des couleurs qu'il appelle catoptriques , ou par réflexion , paroptiques (diffraction), époptiques (couleur des lames minces, anneaux de Newton.)

Dans une troisième section, Goethe étudie les couleurs chimiques ; ce sont les couleurs propres des corps, sous lesquelles nous les voyons dans la nature. Il prétend qu'il existe une relation entre la couleur jaune qu'il désigne par le signe ± et les acides, tandis que le bleu, dont le signe est négatif, a plus d'affinité pour les bases. Dans la même partie de son livre, l'auteur traite du développement et de la fixation des couleurs; il examine successivement la coloration des plantes et des animaux.

Les deux dernières sections contiennent surtout des applications diverses aux arts, des considérations esthétiques plus ou moins sé-rieuses, etc.

Nous ne suivrons pas Goethe dans sa polémique contre Newton. A partir des premières pages de ce travail, nous avons recueilli dans les oeuvres de notre héros; et cité successivement, assez de propositions puériles, bizarres, choquantes, incroyables. Il nous semble inutile d'en grossir le nombre.

CONCLUSIONS.

La mode et l'esprit de parti ont valu h Goethe la plus grande partie de sa gloire de savant.

Le caprice qui dirige les allures de la mode ne mérite pas qu'on prenne en considération l'objet de ses préférences éphémères. L'esprit de parti est plus tenace, dés lors plus redoutable. Il poursuit un but sans le perdre jamais de vue. Il scrute ses origines, exalte ses promo-teurs, propose h ses adhérents des modèles h reproduire, afin de pré-ciser sa marche dans l'avenir. En ce temps de recrudescence d'un matérialisme sensuel, le rôle historique de Goethe ne pouvait rester dans l'ombre.

CONCLUSIONS. 119

Goethe n'a jamais connu, n'a jamais chanté que la matière et les pl aisirs des sens. Il était idéaliste; mais son idéalisme est grossier, ampant ; c'est une vapeur que la moindre pression, le moindre re-roidissement condensent en une matière épaisse. Il était essentielle-ment un homme d'imagination. C'était l'image, la représentation antastique , indépendante des réalités, qui le charmait et l'entraînait. I n'a rien vu du monde intellectuel. Non-seulement il n'a rien com-pris dans l'ordre religieux; mais au point de vue de l'ordre naturel, a proposition que nous venons d'émettre, n'est pas d'une vérité noies saisissante : il a constamment dédaigné la logique et les ma-hématiques. Nous avons suivi et exposé les conséquences de cette dis-position d'esprit. La philosophie de Goethe n'est qu'un amas de .éveries ; son histoire naturelle se compose d'observations parfois justes il avait le libre usage de ses sens), mais qui restent h l'état de ma-ériaux incohérents, ou ne sont liées que par des hypothèses inadmis-Ables . Il existe entre le système de Goethe, pris dans sa totalité, et le positivisme représenté par Aug. Comte, des affinités dignes d'attention. Les positivistes l'ont senti d'instinct : de là cette faveur autrement Inexplicable qui vient de faire exhumer les oeuvres scientifiques du poêle . Goethe et Aug. Comte différent pour la forme, mais ils sont l'accord sur le fond. Ils combattent, avec une égale frénésie, ce lu'ils appellent la théorie des causes finales. Ils repoussent tous les leux l'existence de tout principe d'action en dehors de la matière, Pu, en d'autres termes, l'existence d'un Dieu créateur, providence, :t juge des être libres. Pour Goethe, comme pour le premier chef lu positivisme français, toute réalité se résume dans la matière :ternelle et animée de forces propres qui entrent en exercice sponta-lément ou selon les décrets d'un aveugle destin.

Les divergences que l'on peut signaler entre les deux systèmes sont l'une importance tout h fait secondaire. L'apparence d'unité dont le positivisme a cherché à se voiler à l'aide de formules mathématiques, Goethe la trouvait dans des vues d'imagination. La thèse soutenue par ces deux ennemis de la vérité était la même, les moyens seuls Iili'éraient .

FIN.

TABLE DES IATIÈRES.

Page

Introduction .......i

Première partie.

VIE DE GOETHE .............................................................................................................................. 5 I. Naissance et première éducation ...... 5

§ H. Etudes élémentaires ...... 6 § III. Goethe étudiant en droit .......7 § IV. Werther .................................................................................... 9 § V. Depuis la publication de Werther jusqu'à la mort de Goethe 12

Deuxième partie.

PHILOSOPHIE DE GOETHE .............................................................................................................. 18 § I. Existence d'un Dieu créateur, personnel et distinct du

monde ................................................................................ 19 § H. Religion pratique de Goethe 29 § III. Existence et immortalité de l'âme .......................................... 41

IV. Morale ........................................................................................ 46 § V. Maçonnisme ............................................................................. 51

Troisième partie.

GOETHE NATURALISTE .................................................................................................................. 53 § I. Histoire naturelle générale. — Méthode ............................... 53 § II. Anthropologie et zoologie ..................................................... 72 § Ill. Botanique ................................................................................ 89 § IV. Minéralogie ............................................................................ 110 § V. Optique .................................................................................... 115

Conclusions ........................................................................................... 118

DU MEME AUTEUR:

NOTICE SUR LA GÉOGRAPHIE BOTANIQUE DES ENVIRONS DE SAINT-

DIÉ . 1888 .............................................................................................................. 1 tc

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