schuhl, pierre-maxime. actualité de l'épicurisme (1968)

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Actualité de l'épicurisme Author(s): Pierre-Maxime Schuhl Reviewed work(s): Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 158 (1968), pp. 255-262 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41090469 . Accessed: 22/01/2013 14:50 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org This content downloaded on Tue, 22 Jan 2013 14:50:44 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Actualité de l'épicurismeAuthor(s): Pierre-Maxime SchuhlReviewed work(s):Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 158 (1968), pp. 255-262Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41090469 .

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NOTES ET DOCUMENTS

Actualité de l'épicurisme1

L'Association Guillaume-Budé a l'habitude depuis longtemps - bien avant la guerre - de consacrer une section de ses Congrès à l'étude d'une grande philosophie de l'Antiquité, et de faire à cette occasion une sorte de bilan des études qui la concernent et de l'in- fluence qu'elle exerce. Il en a été ainsi pour Platon aux Congrès de Strasbourg en 1938 et de Tours en 1953, pour Aristote au Congrès de Lyon, pour le Stoïcisme au Congrès d'Aix. C'est aujourd'hui le tour d'Épicure, comme ce sera la prochaine fois, du moins je l'espère, celui des néo-platoniciens. Le nombre et l'importance des communications qui nous sont parvenues permettent de considérer dès maintenant que la présente réunion doit marquer une date dans l'histoire des études épicuriennes, qui n'ont pas encore donné lieu à une confrontation de cette ampleur, et qui se sont développées au cours des dernières décen- nies avec un foisonnement dont l'excellent rapport d'Olivier Bloch pourra nous donner tantôt une idée. Et la carte qu'il va dresser devant nous des régions connues et des terres inconnues doit permettre de donner à l'exploration une nouvelle base de départ.

Je me propose pour ma part de vous parler de l'actualité d'Épicure. Toutes les grandes philosophies sont toujours actuelles, et c'est même par ce trait qu'on peut les distinguer des autres ; et l'on ne cesse de s'apercevoir qu'elles avaient toujours contenu en puissance des réponses à des questions qui ne leur avaient pas été posées, questions que suggèrent des circonstances nouvelles, réponses que n'avaient pas actualisées les conjonctures antérieures, mais qu'un éclairage nouveau suffît à rendre manifestes, comme un projecteur, braqué sur une sculpture sous un angle inédit, fait surgir des reliefs jusque là ina- perçus. Et ceci montre l'erreur profonde d'un journaliste ignare qui, lorsque parurent les Stoïciens de la Pléiade, crut spirituel de s'étonner que l'on pût encore s'intéresser à des pensées vieilles de plus de deux mille ans. Le problème se pose pour les Épicuriens exactement comme pour les Stoïciens. Le Pr Samburski avait envoyé au dernier Congrès un travail très original montrant des affinités entre la physique stoï-

1 . Communication inaugurale présentée au Congrès de l'Association Guillaume- Budé, le 5 avril 1968.

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cienne et la physique contemporaine - sujet repris depuis par Mme Virieux-Reymond ; on en peut dire bien davantage encore de l'épicurisme, sans se faire aucunement la dupe de rapprochements arbitraires et fallacieux ; et pourtant les conceptions scientifiques sont sans conteste ce qui doit avoir le plus vieilli. M. Brun, professeur à l'Université de Dijon, nous avait annoncé une communication sur le Structuralisme et l'Épicurisme ; il est malheureusement empêché de venir, mais j'espère que nous pourrons lire son texte; aussi n'ai-je pas l'intention d'approfondir ce thème.

Je voudrais d'abord noter qu'à travers toutes les différences qu'il serait vain de minimiser, il existe quelques analogies entre le monde auquel à répondu la pensée d'Êpicure et le nôtre. Ce début de l'ère hellénistique, le P. Festugière l'a admirablement caractérisé naguère dans un petit livre qu'on lit toujours avec autant de profit1. Monde en pleine transformation, en période critique, pour employer le lan- gage des saint-simoniens. Monde où les anciennes formes s'étaient vidées peu à peu de leur contenu, où les individus ne savaient plus à quoi se raccrocher et avaient besoin d'un idéal nouveau, faute duquel ils tombaient dans l'angoisse et les superstitions, n'échappant à l'obsession du destin que par la divination de la chance, de la tóxtq. Pour s'assurer qu'il y a des traits analogues dans le monde d'aujour- d'hui, il suffit de lire dans les journaux les colonnes consacrées à l'astrologie, aux horoscopes, de feuilleter des revues très répandues comme Planète, qui font à l'occultisme une place considérable ; de voir dans certains grands magasins les files d'attente au seuil des cabinets de consultation spécialisés dans ce douteux domaine. La Deisidaïmo- nie, décidément, n'existait pas qu'à l'époque de Théophraste ; et l'on entend chanter dans sa mémoire les beaux vers des Destinées de Vigny : « Les pas pesants et lourds des vieilles Destinées-Pesaient sur toute tête et sur chaque action. » C'est ainsi que le chauffeur du taxi, qui m'amenait ici, m'a demandé pourquoi on n'enseigne pas les Sciences occultes, « les seules vraies », disait-il, dans cette Sorbonne décidément obscurantiste !

Cette croyance antique en des puissances mauvaises, que dénon- çait Epicure, se retrouve parfois aujourd'hui où on l'attendrait le moins, chez des psychiatres réputés, comme Ludwig Binswanger, décédé récemment en Suisse, et d'inspiration heideggerienne. Dans un livre intitulé : Le cas Suzanne Urban. Étude sur la schizophrénie, publié en traduction française en août 1957, il fait de la santé mentale le domaine de la plus sombre fatalité - « un monde dont une puissance inquiétante, démoniaque, tient en mains et tire tous les fils, un monde par conséquent dans lequel il n'y a pas de hasard et où tout concourt au même but, selon les lois de cette inquiétante puissance... l'essentiel est que cette force, on le voit à ses effets, veuille le mal avec une inexo-

1. Epicure et ses dieux, Paris, 1946.

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rabie continuité ». Voilà précisément sous une forme nouvelle, dans un déguisement moderne, une réincarnation de ces redoutables puis- sances, qu'Épicure nous apprend à démythifier et à démystifier. Or, si l'on étudie le cas que le psychiatre commente par ce pathos (et je n'ai pas cité le plus amphigourique), on s'aperçoit qu'il est très simple, et qu'il n'y eut d'autre Némésis en jeu que l'intervention téméraire et inhumaine d'un médecin, qui crut devoir interner une femme bouleversée d'apprendre que son mari avait un cancer, et que cet internement, en la séparant du malade qu'elle aimait, rendit elle- même presque démente1.

Certes il y a d'autres moyens d'échapper à ces hantises mal- saines - ne fut-ce que de relire le psaume XGI : « Tu ne redouteras pas les terreurs de la nuit ni les flèches des ténèbres », mais la discipline épicurienne demeure aujourd'hui encore une des plus efficaces. Gomme Epicure l'écrit à Ménécée (135) : « Si tu médites ces vérités jour et nuit, ni en état de veille ni en songe, tu ne seras sérieusement troublé. » Et certes il y a des différences considérables entre la mentalité de cette époque et la nôtre ; par exemple il ne semble pas qu'aujourd'hui la question des sanctions d'outre-tombe, qui a tourmenté tant de siècles, préoccupe autant nos contemporains que ceux d'Épicure ; par contre on peut parler, comme alors, d'inquiétude et d'angoisse.

Et c'est pour avoir trouvé un remède à ce trouble qu'Épicure a été acclamé comme un bienfaiteur et un sauveur, un Évergète et presque un dieu. N'oublions pas que l'école s'est maintenue pendant sept siècles au cours desquels on n'a pas cessé, tous les 20 du mois et lors de l'anni- versaire de sa naissance, de le commémorer et de lui rendre hommage dans les banquets épicuriens. Forme de fidélité dans la gratitude et dans l'amitié que nous pouvons comprendre : cela m'a frappé à l'occasion de manifestations qui se prolongent depuis un temps incomparablement plus court, certes, mais qui sont du même ordre. Il y a onze ans mourait Maxime Leroy qui fut à la fois un bon juge, un eminent professeur aux Sciences politiques, un fervent de Saint- Simon, de Sainte-Beuve, et surtout un grand historien des idées sociales. Il réunissait ses amis une fois par trimestre en un dîner-débat et une après-midi par semaine, en une amicale et libre confrontation. Eh bien, onze ans après sa mort, les confrontations hebdomadaires et les dîners-débats trimestriels se poursuivent dans le même esprit. Certes onze ans, ce n'est pas sept siècles, mais en tenant compte de l'accélération de l'histoire et de l'encombrement des journées à notre époque, ce n'est déjà pas si mal ; c'est en tous cas une preuve que nous sommes encore sensibles à des sentiments de fidélité dans la gratitude et dans l'amitié, analogues à ceux qui faisaient le charme du Jardin d'Épicure.

1. Voir notre livre, Imaginer et réaliser, 1963, p. 135. Cf. H. Baruk, Traité de psychiatrie, I, 1959, pp. 731-732.

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Dans une nouvelle revue, un jeune philosophe de talent1 vient de publier un article dont le titre n'est pas sans drôlerie ; il l'intitule : La pharmacie de Platon, parce qu'il y est traité du logos considéré comme Pharmakon. Nous pourrions aussi bien parler de la Pharmacie d 'Epicure, et sans doute mieux encore, à propos du Tétrapharmakon, du quadruple remède qu'il apporte à la misère des hommes. Epicure a délibérément rejeté les « arrière-mondes », pour employer un langage qui n'est pas le sien - son monde n'est pas une caverne, et il en saisit immédiatement la beauté. Il n'entend pas l'harmonie des sphères (Lucrèce, II, 1030), il ne le soumet pas aux lois mathématiques que reconnaissait Démocrite autant que Platon ; il rejette les limites du monde borné d'Aristote et débouche sur l'espace infini, comme l'a bien vu R. Mondolfo. De sorte qu'on pourrait reprendre pour qualifier cette démarche le titre du dernier livre dans lequel le grand historien des sciences qu'était Alexandre Koyré retraçait les origines de la cosmologie moderne, du xve au xvne siècle : Du monde clos à Vunivers infini, 1962 {From the closed world to the infinite Universe, 1957). Elle n'existe plus, cette opposition entre infra et supralunaire qui para- lysa si longtemps les esprits ; il n'y a plus d'astres animés non plus. M. Boyancé a justement remarqué que l'origine authentiquement épicurienne des beaux vers dans lesquels Lucrèce décrit cette grande aventure (III, 16) est attestée par un passage d'Eusèbe, également étudié par M. W. Schmidt {Praep., ev. XIV, 8 = 564 Us), où l'on voit « Epicure sortir du monde, franchir l'enceinte du ciel par certaines portes mystérieuses qu'il a lui seul découvertes » (p. 45) et trouver cette récompense dont parle Valéry : « Un long regard sur le calme des dieux » auquel il invite les hommes, tous les hommes à participer.

Comme le note encore Boyancé (89) il y a là un sentiment de l'infini rigoureusement opposé à celui qu'on trouve chez Pascal : « Le silence des espaces infinis est ici rassurant, puisqu'il atteste l'absence de divinités capricieuses et mauvaises. » Et dans cet univers, comme Epicure l'écrit à Hérodote (60) il n'y a, contrairement à ce qui se passe dans celui d'Aristote, ni haut absolu ni bas absolu. Certes, pour citer une troisième fois l'excellent livre publié par Boyancé, il y a cinq ans2, il est plus opportun de reconnaître la position exacte d'un Epicure que de lui attribuer des anticipations anachroniques (86), et nous nous en garderons bien. Mais il est certain que son espace annonce à bien des égards celui de nos savants d'aujourd'hui.

Un autre aspect très actuel est cette structure discontinue qu'ana- lyse M. Merlan dans sa communication, et qui n'est pas pour nous surprendre à l'époque des quanta.

Bien sûr nos atomes ne sont plus ceux de Démocrite ni ceux

1. Jacques Derrida dans Tel Quel, hiver 1968, 32, pp. 3-48. 2. Lucrèce et la pensée épicurienne, Paris, 1963.

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<f Epicure ; entre eux et ceux de nos physiciens, il y a néanmoins une certaine parenté.

Très actuelles aussi sont les études sur la déclinaison, dont va nous entretenir M. Moutsopoulos. C'est pour Epicure un moyen de rejeter le règne de la Nécessité acceptée par Démocrite, ce despotisme inexo- rable que repousse en riant la lettre à Ménécée (133-134) : « Mieux vaudrait encore accepter les mythes sur les dieux que la nécessité des physiciens, car on peut espérer fléchir les premiers. » Tout aussi grave est la nécessité logique, comme nous le rappelle Cicerón dans le De Fato, X, 21 : « Si de toute éternité, une proposition est vraie, elle ne peut pas ne pas se réaliser ; si toute proposition est vraie ou fausse, il en résulte donc que tout est soumis au destin. » « Le bonhomme ne pouvant admettre cette conclusion, dit Leibniz dans sa Théodicée, II, 169, fut obligé de dire qu'il n'était ni vrai ni faux. » Et Leibniz se récrie après Cicerón (De Fato, XVI, 37) : « O admirabilem licentiam et miserabilem inscitiam disserendi !... Quo quid dici potest obtu- sius ? » (De Natura Deorum, 1-251). Mais ce n'est là en vérité qu'une façon d'affirmer la contingence des futurs - seule capable de sauver la morale - exactement comme le fait Aristote, chez qui l'on juge très correct ce que l'on qualifie de scandaleux quand on le trouve chez Epicure ! Et tout cela est d'actualité en notre période de logiques à trois valeurs, où l'on tend, depuis Lukasiewicz, à distinguer le neutre à côté du vrai et du faux.

Et, d'autre part, le lien qu'Épicure établit entre la liberté psycho- logique et la déclinaison physique se retrouve à notre époque : il suffit de relire la communication présentée le 12 novembre 1929 à la Société française de Philosophie par M. Louis de Broglie, communi- cation dans laquelle, après avoir exposé les idées, nouvelles à l'épo- que, sur l'indétermination essentielle des phénomènes, dont il s'est quelque peu écarté depuis, il disait en terminant : « II appartient aux philosophes de voir si elles (ces idées) peuvent contribuer, dans une certaine mesure, à combler le fossé qui, jusqu'ici, semblait séparer artificiellement le monde matériel du monde moral, auquel l'idée d'un rigoureux déterminisme causal paraît si difficilement applicable » (Bulletin de la société, pp. 14-19).

Autres traits d'actualité : le primat de la sensibilité - le rôle essentiel attribué à l'image, qui s'accompagne du sens très net de la nécessité d'une discipline de l'imagination, si l'on veut venir à bout des monstres intérieurs. « Toutes les images sont bonnes, disait Gaston Bachelard, à condition de savoir s'en servir w1. C'est ainsi que Lucrèce apprend à son lecteur à rejeter la belle, mais inquiétante image des Centaures en lui faisant comprendre qu'il s'agit là de créatures bio- logiquement impossibles (IV, 732 et V, 878).

Et il se pose, d'une façon très intéressante, un problème psycho-

1. Poétique de V espace, p. 44.

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logique auquel les psychologues d'aujourd'hui feraient bien de s'atta- quer : « Pourquoi, dès qu'il nous prend fantaisie d'un objet, l'esprit en a-t-il aussitôt l'idée ? » (IV, 779-781). Et il recherche comment le flux rapide des images s'écoule en laissant perdre toutes celles que n'actualise pas l'attention (775, 804, 815). A elle donc de ne pas nous laisser nous soumettre au jeu d'un déroulement extérieur, et d'évoquer, parmi nos souvenirs, ceux qui nous réconfortent1.

De toute la pharmacopée épicurienne, c'est sans doute là un des meilleurs remèdes ; et pour nous l'avoir prescrit, Epicure reste à tout jamais notre bienfaiteur, à nous aussi. Combien d'entre nous ne l'ont-ils pas spontanément utilisé, ce remède, au cours des longues années grises d'une interminable captivité, dont leur esprit ne pouvait s'évader qu'en se concentrant sur de beaux souvenirs passés.

Epicure sut manier lui-même cette médication, il en fit la preuve dans le billet qu'il écrivit le jour même de sa mort à Idoménée, ne cachant pas combien étaient terribles les souffrances qu'il éprouvait, mais les déclarant compensées par la joie qu'il trouvait à évoquer les souvenirs de leurs discussions. « Les insensés, écrit Cicerón, dans son exposé du De Finibus, I, 17, 57, se remémorent les maux passés et s'en font une torture, les sages, eux, trouvent du plaisir dans les biens passés en les renouvelant par un bienfaisant ressouvenir. Or il est en notre pouvoir, aussi bien d'ensevelir en quelque sorte dans un perpétuel oubli les choses fâcheuses que de conserver l'aimable et doux souvenir des choses heureuses. »

Et pourtant la chose se discute : « J'ai des souvenirs dont je ne veux pas, disait Thémistocle, et je ne peux avoir les oublis que je veux » {De Finibus, II, 104). Et la psychologie des déportés apprend que le rappel des épreuves subies est parfois plus éprouvant encore que les épreuves elles-mêmes.

Autre trait de psychologie très actuel, la méthode adoptée par Epicure pour assurer la diffusion de ses doctrines, par des résumés plus ou moins sommaires, des « digests », des exposés plus ou moins approfondis, et de simples maximes, apophtegmes ou slogans, qu'il demandait aux disciples de graver dans leur mémoire. Et aussi sa façon de maintenir le zèle des filiales plus ou moins éloignées par une correspondance nourrie, par des Épitres doctrinales et de courts billets assurant la direction des consciences d'une manière à la fois éclairée et amicale, qui n'hésitait à traiter aucun problème de déontologie, de morale et d'hygiène. La façon très lucide et très hardie qu'avaient les Épicuriens de traiter des choses de l'amour ne saurait scandaliser une époque où l'érotisme s'étale aussi indiscrètement que dans la nôtre, qui aurait souvent bien besoin de suivre ses conseils de modération.

1. Voir notre Carnet de notes, Revue philosophique, juin 1964, pp. 241-242.

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La distinction des désirs naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, et ni naturels, ni nécessaires a gardé toute sa valeur. Et dans nos sociétés de consommation l'ascétisme épicurien demeure en bien des cas un sûr remède, nous y reviendrons dans un instant. Actuel encore le féminisme qui admet les femmes au Jardin, sans qu'il soit besoin d'un travesti, comme à l'Académie, d'après cer- taines traditions.

Autres thèmes très actuels : la sélection naturelle opérant parmi les espèces, au 5e livre de Lucrèce, ainsi que toute l'anthropologie qui vient à la suite ; les vues sur la vie des primitifs, qui mouraient de faim quand nous mourons de suralimentation. Léon Robin a bien montré chez lui une apologie de la vie naturelle qui prépare la pensée de Rousseau, dont des ethnologues d'aujourd'hui, notamment Lévi- Strauss, font si grand cas à juste titre.

Avec la possession des biens apparaît l'ambition, et aussi le déchaî- nement des violences, contre lesquelles fut établie la justice. Les incendies de forêt, en provoquant la fusion des métaux, instruisent les hommes, qui bientôt préfèrent au bronze et au fer, l'argent et l'or qui vont les corrompre. Ils ignorent qu'aucun plaisir ne peut être plus grand que celui qui naît de la suppression de la douleur ; et ils peinent sans cesse pour se procurer des raffinements illusoires. De sorte que, malgré les progrès des techniques - qui ne doivent rien à des dieux bienfaiteurs - ils ne sont pas plus heureux que leurs rudes aïeux, parce qu'ils ne savent pas écouter le sage qui leur apprend à dissiper les troubles intérieurs, à écarter les désirs non nécessaires ; à atteindre la sérénité, l'ataraxie, la vie simple dans l'amitié réciproque.

Malheureusement les hommes sont dépravés par l'éducation qu'ils reçoivent, le mot de Rousseau figure déjà dans le De Finibus, IX, 30, chez Cicerón, qui ne l'a pas inventé : nondum depravalum - éducation qu'il faut fuir : TiaiSefocv Ttàaav yeûyei, prescrit Epicure - et c'est de l'écu- cation platonicienne qu'il s'agit, parce qu'elle oblitère l'évidence naturelle de l'excellence des plaisirs simples et parce qu'elle substitue des fantômes aux réalités. Aussi les hommes veulent-ils jouir de plai- sirs dont ils croient à tort pouvoir augmenter l'intensité, alors qu'ils peuvent tout au plus essayer de les varier. Ils méconnaissent cette vérité qu'il n'est de bonheur que dans la maîtrise de soi et dans la limitation de ses besoins.

Ici, certes, nous sommes aux antipodes du monde actuel, du monde industrialisé dans lequel nous nous trouvons, qui ne peut vivre et prospérer que s'il fait naître en nous de nouveaux besoins, et le désir de les satisfaire ; si nous consommons de plus en plus d'automobiles, de frigidaires, d'aspirateurs, de machines à laver, de postes de radio et de télévision, et si nous les renouvelons le plus rapidement possible, pour entretenir la production, comme une publicité de plus en plus obsédante, cette publicité dont Epicure avait horreur, nous y invite.

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Du point de vue d'Épicure, c'est proprement aberrant, et notre Société est le type même d'une société dépravée1.

Donc sur ce point, sa doctrine n'est certes pas conforme aux exi- gences du monde actuel. Est-ce à dire qu'elle ne soit pas d'un intérêt actuel ? Ne serait-ce pas lui qui, contre nous, a raison ? Y a-t-il vraiment intérêt à voir les désirs et les besoins des individus augmenter plus vite que leurs ressources ? Plutôt que de la quantité des biens que l'individu peut acquérir, ses satisfactions ne seraient-elles pas fonction, comme l'écrivait récemment notre collègue Raymond Aron, du rapport entre ses désirs et ses jouissances ?

A l'aube de la révolution industrielle, Rousseau l'avait bien compris, qui demandait le retour à une vie simple et naturelle. Et certes il serait utopique de la prôner, au point de la double frénésie, dont parlait Bergson, où nous en sommes arrivés. Mais ce qu'on peut souhaiter, c'est qu'on n'oublie pas tout à fait la leçon d'Épicure, et que nous ne renoncions pas à introduire toute limitation et toute discipline dans nos besoins ; car dans son inactualité même, cette leçon est profondé- ment actuelle.

Enfin, parmi les 87 Sentences d'Épicure qui ont été découvertes au Vatican en 1888, il en est une, la 51e, qui malheureusement ne décrit pas l'état du monde contemporain, pas plus que celui du monde hellénistique d'ailleurs, mais qui demeure pour nous un idéal toujours valable, bien que ce soit une transposition de rites corybantiques, et qui rejoint de beaux vers de Tagore : celle qui montre a l'amour faisant la ronde autour de la terre entière en nous invitant tous à nous éveiller à la béatitude d'une vie bienheureuse ».

Pierre-Maxime Schuhl.

1. Sur tout ceci, voir notre étude : L'homme animal dépravé ? dans les Travaux dédiés à Lucien Plantefol, Paris, 1965, pp. 1-3.

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