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Santé-sécurité au travail : quels leviers pour une culture de prévention en entreprise? Actes des du 21 mars 2019 (Paris) www.eurogip.fr SÉCURITÉ DE DE incitation accompagnement performance CONTRAT ENSEMBLE BONNES PRATIQUES management de la SST entreprise DIALOGUE risques professionnels LEVIERS sinistralité RÉFÉRENTIELS SANTÉ CULTURE CULTURE PRÉVENTION PRÉVENTION

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Santé-sécurité au travail : quels leviers

pour une culture de prévention en entreprise?

Actes des

du 21 mars 2019 (Paris)

www.eurogip.fr

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Accueil des participants• Daniel BOGUET, Président du Conseil d'administration, EUROGIP

Introduction aux Débats• Marine JEANTET, Médecin spécialiste en santé publique, Directrice des risques professionnels, Caisse

nationale de l’assurance maladie (CNAM)

Les enjeux de la culture de prévention

• Thomas BARNAY, Professeur de sciences économiques, Université Paris Est Créteil, Directeur de l'ÉRUDITE• Sandra CAMPANER, Cogérante, Steproco• Erick LEMONNIER, Directeur Prévention, Eiffage Branche Infrastructures• Jérôme PELISSE, Professeur de sociologie, Sciences Po, Chercheur, Centre de sociologie des organisations

Approches aux plans international, national, sectoriel

• Manal AZZI, Spécialiste de la sécurité et la santé au travail, Organisation internationale du Travail (OIT)• Joachim BREUER, Président de l'Association internationale de la sécurité sociale (AISS) et Directeur général

de la DGUV en Allemagne• Vincent DETEMMERMAN, Directeur Stratégie & Innovation et Relations internationales, Confédération

Construction, Belgique• Just MIELDS, Psychologue du travail, BG ETEM, Allemagne• Stephan WANHOUT, Directeur Santé et Sécurité, Groupe SEB• Jennifer WOLF HOREJSH, Directeur Exécutif, Association internationale des conseils et commissions

d'accidents industriels (IAIABC), États-Unis

Accompagner les entreprises

• Julie BACHE BILLESBØLLE, Chef de section au sein de la Section Environnement psychosocial de travail,Autorité de l'environnement de travail (Arbejdstilsynet), Danemark

• Sandrine MOCŒUR, Responsable QHSE, Norske Skob Golbey• Karin STURM, Référente en assurance qualité, Allgemeine Unfallversicherungsanstalt (AUVA), Autriche• Riccardo VALLERGA, Coordinateur, Conseil technique central évaluation et prévention des risques et

incitations économiques aux entreprises, Istituto nazionale Assicurazione Infortuni sul Lavoro (INAIL), Italie• Sébastien VERDONCK, Ingénieur conseil manager en prévention des risques professionnels, Caisse

d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) Nord Picardie

Culture de sécurité et management de la SST* dans l’entreprise

• Ivan BOISSIÈRES, Directeur général, Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI)• Éric DRAIS, Sociologue, Laboratoire Gestion et Organisation pour la Santé Sécurité au Travail, Institut

national de recherche et de sécurité (INRS)• Patrice LAMENDOUR, Directeur industriel, Europhane• Uwe MARX, Président du Sous-Comité “Intégration systématique de la santé et de la sécurité au travail dans

les entreprises”, VBG, Allemagne

Le point de vue des partenaires sociaux de la Commission des accidents du travail et des maladiesprofessionnelles (CAT/MP)

• Christian EXPERT, Médecin du travail, 2e Vice-Président (CFE-CGC)• Florence SAUTEJEAU, Présidente (MEDEF), Directrice générale déléguée, en charge des Affaires sociales,

Fédération nationale des travaux publics (FNTP)• Ronald SCHOULLER, 1er Vice-Président (CGT-FO), Président INRS

Les Débats d'EUROGIP étaient animés par Régis de CLOSETS, journaliste

*SST : santé et sécurité au travail

Santé-sécurité au travail : quels leviers pourune culture de prévention en entreprise?

21•03•2019, Paris (France)PROGRAMME

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ACCUEIL DES PARTICIPANTS

Daniel BOGUETBonjour à tous.Madame la Présidente de la CAT/MP, Madame la Directrice des risques professionnels, Monsieur lePrésident de l’INRS, Monsieur le Directeur général del’INRS, Mesdames et Messieurs, nous sommes heu-reux de vous accueillir. À vous tous qui avez répondu présents à notre grandrendez-vous annuel lié à l'actualité des risques pro-fessionnels en Europe, je souhaite la bienvenue aunom d’Eurogip. Dès à présent, je tiens à remercier lesintervenants qui ont accepté notre invitation. Enconjuguant expertises, points de vue et expériencesde terrain, ils font la richesse de nos Débats. Merciégalement aux interprètes qui vont faciliter noséchanges tout au long de la journée avec nos invitéset amis anglophones.Afin de rentrer dans le vif du sujet, je vous proposede visionner une très courte vidéo sur EUROGIP. Ils'agit d'un Groupement d'intérêt public, créé il y abientôt 30 ans au sein de l'assurance “accidents dutravail / maladies professionnelles” française avecune vocation européenne, voire internationale. Sonchamp d'action couvre les meilleures pratiques deprévention et d'assurance des risques professionnels.Notre structure n'a pas d'équivalent en Europe. Elleagrège des missions liées aux risques professionnelsqui, dans d'autres pays, sont exercées par différentsservices ou organismes. [Visionnage vidéo]De fait, en matière de prévention des risques profes-sionnels, nous sommes arrivés “à la croisée des che-mins”, pour reprendre une expression chère audirecteur d'Eurogip :• une sinistralité subsistante en dépit de 30 ans de

baisse continue de la fréquence des accidents dutravail, qui est plus ardue à endiguer ;

• la difficulté d'apporter une réponse unique auxentreprises face à la diversité des risques auxquelselles sont, ou peuvent être confrontées ;

• le rôle social accru assigné à l'entreprise en

termes de QVT, de maintien en emploi ou debien-être au travail ;

• l'exigence d'intégrer la santé-sécurité au travail àla stratégie globale de l'entreprise, pour lier “pré-vention” et “performance” ;

• la publication de référentiels pour organiser laprévention en entreprise, comme en témoigne lanorme ISO 45001 au niveau international, maisaussi d'autres documents consensuels au niveaunational ou sectoriel…

Par ailleurs, il faut souligner les mutations impor-tantes du monde du travail. Que celles-ci soientd’origine technologique, organisationnelle ou socié-tale, elles incitent à réinterroger l’efficacité des stra-tégies de prévention actuelles et à réfléchir à leurévolution. Autant de facteurs qui ont contribué à ceque nous organisions cette conférence sur le thèmede la culture de prévention.Pour en savoir plus ou télécharger gratuitement nospublications, je vous invite à visiter notre site Inter-net : www.eurogip.fr. Vous pouvez également vousabonner à notre newsletter mensuelle “EUROGIPinfos” et nous suivre sur nos comptes Twitter et Lin-kedIn.Venons-en maintenant au thème de la conférence quinous rassemble aujourd'hui. Pourquoi avoir choisi deparler de culture de prévention des risques profes-sionnels en 2019? Nous avons voulu faire la part deschoses sur une notion qui paraît un peu fourre-toutet difficile à cerner pour certains, mais qui constitueun axe stratégique national pour d'autres. En effet,rappelons que le développement d'une culture deprévention est l'un des axes stratégiques du Plansanté travail 2016-2020 du ministère du Travail, maisaussi de la Convention d'objectifs et de gestion2018-2022 de l’assurance maladie-risques profession-nels. La lettre de cadrage de Matignon sur la réformede la santé au travail, parue la semaine dernière,confirme nettement cette priorité. L’un des deuxaxes de réflexion proposés aux partenaires sociauxest d’accompagner efficacement l'ensemble des en-treprises dans la durée pour que se développe unevéritable culture de prévention. Nos Débats tombent

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Santé-sécurité au travail : quels leviers pourune culture de prévention en entreprise?

21•03•2019, Paris (France)ACTES DE LA CONFÉRENCE

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à point nommé.Préalablement à nos échanges, il me semble impor-tant de vous livrer la définition de l'Organisation in-ternationale du travail, qui date de 2006 et faitl'objet d'un consensus international : “L'expressionculture de prévention nationale en matière de sécu-rité et de santé désigne une culture où le droit à unmilieu de travail sûr et sain est respecté à tous les ni-veaux, où le gouvernement, les employeurs et les tra-vailleurs s'emploient activement à assurer un telmilieu de travail au moyen d'un système de droits, deresponsabilités et d'obligations définis et où le prin-cipe de prévention se voit accorder la plus hautepriorité”.Au cours de la journée, nous nous attacherons, à tra-vers plusieurs grandes tables rondes, à mieux cernercette définition, à commencer par ses enjeux écono-miques et sociologiques. Nous verrons ensuitequelles sont les approches développées aux plans in-ternational, national et sectoriel. Puis, nous nous inté-resserons aux actions mises en œuvre en Allemagne,en Autriche, au Danemark, en Italie et en Francepour encourager la mise en place d’une culture deprévention durable au sein des entreprises. Ces ac-tions peuvent être d'ordre technique, financier ou re-lever de l'accompagnement que proposentnotamment les assureurs AT/MP.

L'introduction des débats et le point de vue des par-tenaires sociaux reviendront aux dirigeants de labranche AT/MP. Lors de chacune des tables rondes,des entreprises françaises de secteurs d'activité etd'effectifs variés témoigneront de leur vécu et leurressenti.Je vous rappelle que nos Débats sont avant toutconçus comme un lieu d'échanges. Vous pourrezainsi poser des questions à nos intervenants à l'issuede ces différentes tables rondes. Les échanges serontfacilités par le journaliste Régis de CLOSETS qui or-chestre nos Débats depuis quelques années.En ma qualité de président d'Eurogip, je voudraisd'ores et déjà remercier Isabelle LELEU qui, en colla-boration avec Isaure POUSSIELGUE, porte l'organisa-tion de cette conférence européenne depuisplusieurs années.Il me reste à vous souhaiter une excellente journée,riche en informations et en réflexion pour faire pro-gresser la prévention des risques professionnels.

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INTRODUCTION AUX DÉBATS

Régis de CLOSETSBonjour et bienvenue à cette nouvelle édition desDébats d’Eurogip. Cette rencontre est placée sous lethème de la culture de prévention, qui veut faire dela santé et la sécurité au travail l’affaire de tous. L’en-jeu est majeur, face une approche réglementaire quipeine de plus en plus à appréhender la diversité derisques émergents qui augmentent. Il est essentielface aux limites d’une approche organisationnellequi, elle aussi, peine de plus en plus à mobiliser lessalariés soumis à davantage de pression. Portéecomme un nouvel étendard des politiques publiquesen matière de santé et sécurité au travail, en Francecomme ailleurs en Europe, cette culture de préven-tion est encore aujourd’hui difficile à instaurer, voiremême à définir. Elle ne dépend pas de la seule appli-cation de dispositifs. Elle ne repose pas sur la seuleexpérience et expertise de préventeurs sachants. Ellesuppose de réinventer des démarches participatives,des dynamiques de leadership et des gouvernancesélargies autour de ces questions de santé et sécuritéau travail.Nous tenterons ce matin avec nos invités de mieuxdéfinir le cadre de cette culture de prévention et devoir en quoi elle peut reparamétrer ou repenser lespolitiques publiques en matière de santé et sécuritéau travail. Cet après-midi, nous verrons commentconcrètement la mettre en place, sur le terrain, dansles entreprises, avec des aides financières, des inter-ventions qui permettent de poser les bases d’une dé-marche élargie, avec des nouveaux modèlesorganisationnels, des modèles de leadership qui per-mettent de l’étendre à l’échelle d’une culture parta-gée. Nous verrons aussi comment les partenairessociaux peuvent trouver leur place dans cette culturede prévention et dans le chantier de la réforme encours en France. Nous prévoyons des tempsd’échanges après chacune de ces tables rondes. Il estimportant que vous nous aidiez à nourrir la richessede ces propos.Nous avons la chance d’accueillir la Directrice desrisques professionnels de la CNAM, Marine JEANTET, habituée des Débats d’Eurogip. Tout aulong de ce débat, nous allons parler de la culture de

prévention et de la nécessité de développer des ap-proches novatrices en la matière. Quels constats,quelles nécessités appellent à l’émergence et à l’affir-mation d’une culture de prévention dans les poli-tiques en matière de santé et sécurité au travail ?

Marine JEANTETBonjour à tous. Comme l’a dit M. BOGUET, la sinis-tralité en termes d’accidents du travail diminue dansnotre pays depuis 70 ans. Cependant, nous consta-tons depuis plusieurs années que nous parvenons àune sorte de plateau, un seuil que nous avons du malà faire évoluer. Le constat est le même dans d’autrespays, comme en Allemagne. Il est à noter que lescauses principales des accidents du travail restent lesmêmes, à savoir essentiellement la manutention etles chutes. Ces accidents sont donc évitables et liés àl’organisation et au fonctionnement quotidien desentreprises. De nombreux éléments concourent à laprévention, comme les normes ou la réglementation.Mais nous arrivons à un niveau où chaque personneau sein de l’entreprise doit intégrer elle-même la cul-ture de prévention pour parvenir à éviter des situa-tions qui n’auraient pas été anticipées. Il faut changerde braquet et d’outils pour parvenir à casser cet effetde seuil. La majeure partie du tissu économique fran-çais est constituée des TPE et PME. On relève chezelles encore un pic de sinistralité. Nous devons doncagir en priorité vers ces structures. Les TPE et PMEfonctionnent avec des petites équipes. Elles ne dis-posent pas forcément des mêmes moyens d’actionque les grandes entreprises. Nous devons parvenir àles toucher avec d’autres leviers.

Régis de CLOSETSLa notion de culture de prévention peut parfois pa-raître un peu fourre-tout. Quels sont pour vous lesfondamentaux de ce que doit être une culture deprévention partagée par tous?

Marine JEANTETIl est vrai que cette notion est un peu fourre-tout.Tout le monde est d’accord pour la porter mais il fautaussi voir ce qu’elle revêt concrètement. Pour cefaire, il faut que chacun parvienne à intégrer dans soncomportement de bons réflexes de manière natu-

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relle, sans se poser la question. Avec la culture deprévention, l’idée est d’intégrer les réflexes de pré-vention de manière tellement automatique qu’ils de-viennent totalement naturels. Comment agir à ceniveau? Le premier levier est la formation initiale.Nous agissons dans l’enseignement professionnel. Entant qu’assureur AT/MP, nous allons renforcer nosconventions avec les rectorats pour intégrer les prio-rités de prévention dans les programmes d’enseigne-ment professionnel. Dès que l’on apprend un métier,il faut acquérir les bons réflexes. Nous devons allerencore plus loin dans ce domaine. Nous avons l’am-bition d’agir à ce niveau. Il importe aussi d’agir dansl’enseignement supérieur auprès des futurs cadres. Siun chef d’atelier ou un chef d’usine n’intègre pas cespriorités au moment où il se forme, il le fera moins fa-cilement pendant sa vie professionnelle. Nous vou-lons également agir au moment où les jeunesembauchés arrivent dans l’entreprise. Nous tra-vaillons sur des dispositifs de tutorat pour former lesprofessionnels qui accueillent les jeunes pendant leurformation dans l’entreprise. Nous avons déjà lancéces outils depuis quelques années dans la brancheAT/MP. Cependant, nous voudrions continuer à pro-mouvoir cette démarche à un niveau plus élevé, carnous avons intérêt à diffuser la culture de préventionpour réduire les accidents.Les TPE sont parfois assez démunies face à ces en-jeux de risques. Dans la dernière COG, nous avonsmis en place des approches par métier, qui sont lesplus pertinentes pour que les chefs d’entreprise s’ap-proprient les référentiels de prévention. Nous avionsidentifié quatre métiers très à risques, ce qui n’estpas suffisant pour couvrir l’ensemble du champ. Nousavons l’ambition de passer à 35 métiers. L’idée est deproposer des outils très simples d’évaluation derisques et d’action possibles. Nous n’allons pas né-cessairement intervenir dans ces entreprises. Une foisqu’un chef d’entreprise a été sensibilisé à la préven-tion pendant sa formation, il doit trouver des outils àdisposition au cours de sa vie professionnelle. Il im-porte aussi de développer les campagnes de com-munication et de sensibilisation. Nous menonsactuellement une grande campagne sur la préventiondes lombalgies, qui représentent près de 20 % desaccidents du travail. Lorsque nous avons effectué des

études préparatoires pour déterminer le contenu decette campagne, nous avons réalisé que les entre-prises étaient tout à fait conscientes de ce risque.Cependant, il existe une forme de fatalité. La culturede prévention consiste justement à leur faire com-prendre que l’on peut agir.

Régis de CLOSETSCette approche suppose de travailler sur les mentali-tés, depuis la formation initiale jusqu’aux dispositifs enentreprise et à travers la communication en général,avec ces outils et ces actions. Comme la santé et la sé-curité sociale dans un monde de culture de préventionsont l’affaire de tous, quel rôle peut jouer le préven-teur alors que chacun est acteur et auteur de préven-tion? Dans quelle mesure cette approche amène àrepositionner et redimensionner le rôle des acteurs-préventeurs qui interviennent dans les entreprises?

Marine JEANTETMalheureusement, le nombre n’est pas si importantque l’on voudrait. L’assurance AT/MP ne dispose quede 1400 préventeurs pour toute la France, pour tousles secteurs. Heureusement, les services de santé autravail agissent aussi au quotidien. Nous ne voyonsque 3 % des entreprises. Certes, elles représentent30 % des accidents du travail. Nous ciblons nos inter-ventions sur les entreprises les plus à risques. Maisnotre action demeure néanmoins très limitée. Nousne pouvons pas accompagner 97 % des entreprises.Nous identifierons toujours des priorités pour aiderles entreprises en difficulté. L’objectif recherché endéveloppant la culture de prévention est bien d’arri-ver à préparer le terrain pour que la très grande ma-jorité d’entre elles fonctionnent sans nous. Ondénombre encore trop d’accidents sur lesquels on nepeut pas agir. L’idée est de toucher toutes ces entre-prises que nous ne touchons pas en direct par d’au-tres moyens. Nous disposons de marges dans cedomaine. Cette approche n’enlève rien à l’action despréventeurs. Ils pourront continuer à mener des ac-tions ciblées dans les entreprises. Mais nous voulonstoucher celles qui ne sont pas nécessairement lesplus à risques, mais qui ont néanmoins besoin d’aideet peuvent engager des améliorations si elles sontsensibilisées.

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Régis de CLOSETSUne culture de prévention repose sur l’idée que toutle monde est acteur. On va essayer d’agir sur lesmentalités et les comportements. Or, l’une descraintes serait de penser que cette démarche risqued’aboutir à une approche euphémisante de la régle-mentation. Ne risque-t-on pas de donner moins depoids à la norme et à la réglementation, en voulants’appuyer davantage sur la transformation des com-portements?

Marine JEANTETLes deux approches sont complémentaires. Lesnormes de prévention pour faire face à des risquesimportants seront toujours présentes. L’objectif estd’aider les entreprises à les intégrer non pas commeune contrainte, mais aussi comme un facteur de per-formance. On ignore souvent que le fait de travaillerde manière plus sécurisée peut certes coûter un peuplus cher à court terme, mais peut aussi garantir unemeilleure productivité. Il importe de faire ce lienentre performance et prévention. Nous avons sou-vent du mal à le démontrer pour les TPE. L’idée estde permettre aux entreprises d’intégrer ces normes,non pas comme des contraintes mais comme un le-vier grâce auquel elles peuvent améliorer leur perfor-mance. Cette démarche les sert aussi, car elleprotège leurs salariés. Un accident grave dans uneTPE est un drame. Tout le monde a intérêt à éviterles accidents. Il existe de nombreux exemples où desaccidents ont représenté un frein au développementde l’entreprise.

Régis de CLOSETSQuels seraient les idées fortes, les axes que vous ai-meriez voir ressortir de cette journée, pour aider àporter cette culture de prévention dans les mois etannées à venir?

Marine JEANTETJe suis toujours très intéressée par les expériencesétrangères. Nous faisons face à des situations et àdes problèmes très complexes. Bien malin celui quipense qu’il trouvera des solutions seul dans son coin.Nous sommes tous confrontés à ces difficultés. Ilm’intéresse de voir comment nos collègues onttrouvé des leviers, et s’ils sont transposables enFrance. Il existe certainement des méthodes et desapproches que nous n’avons pas suffisamment explo-rées en France. Ou à l’inverse, des solutions ont ététestées, mais n’ont pas donné les résultats escomp-tés. Nous sommes plus intelligents à plusieurs. L’ob-jet de ces Débats est d’échanger de manière libre etsans tabou. Nous faisons face à des sujets com-plexes. Il n’y a pas de honte à dire qu’une démarchen’a pas fonctionné. J’attends d’entendre des propo-sitions de pistes opérationnelles.

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Régis de CLOSETS Jérôme PELISSE, la culture de prévention partd’abord d’un constat : celui de règles et de normesde plus en plus nombreuses, mais qui sont de plus enplus difficiles à faire comprendre et à intégrer dans laréalité des pratiques en entreprise. L’écart entre cequi dit la règle et ce que font les individus constituevotre marotte de sociologue. Vous y avez consacréune thèse autour de la fameuse loi des 35 heures.Elle était censée ouvrir le champ du débat sur letemps de travail. Elle est devenue un véritable casse-tête pour les entreprises. Vous avez exploré aussi lechamp de la santé au travail, à travers des travauxtrès précis, qu’ils concernent des agents de la Mairiede Paris ou des laboratoires de recherche scientifiqueen nanomatériaux. Mais avant toute chose, qu’est-ce qui fait de manièregénérale que l’on rencontre de si fréquents écartsentre la réglementation et son application dans lechamp des pratiques?

Jérôme PELISSEIl importe de partir du point de départ qui est que ledroit n’est pas toujours fait pour être appliqué. Ceconstat peut être déstabilisant pour des juristes ouceux qui ont une appréhension classique du droit. Enréalité, la notion d’application du droit est très com-plexe et ne va pas du tout de soi. En matière desanté et sécurité, des règles même très précises sonttoujours soumises à interprétation : des juges évi-demment, mais d’abord des salariés, qui sont les pre-miers acteurs à s’en saisir ou non. Au-delà despasse-droits, des contournements ou des ignorancesde la règle, même si l’on met à part la faiblesse descontrôles internes ou externes, il existe toujours descontextes ou des situations où la règle est une réfé-rence pour les actions, mais elle n’est jamais la seule.Le fait que cette règle soit mobilisée ou pas, qu’ellesoit interprétée d’une manière ou d’une autre, utili-sée ou non dans une activité de travail nécessited’être recontextualisé et inscrit dans des rapports de

LES ENJEUX DE LA CULTURE DE PRÉVENTION

Régis de CLOSETS

Nous allons tenter de cerner ces questions en posant les fondamentaux sociologiques et économiques de la cul-ture de prévention et en essayant de voir, à travers des exemples d’entreprises, comment il est possible de bas-culer d’une culture d’entreprise à une culture de prévention. Pour en parler, j’accueille :

Thomas BARNAY, économiste de la santé, vous avez conduit d’importants travaux sur les liens entre santé ettravail, notamment la manière dont la santé impacte le travail, l’employabilité et les parcours professionnels surdes temps longs. Vos travaux permettent de mesurer la réalité de ces impacts, mais aussi de remonter le tempspour voir comment on peut construire des démarches de prévention.

Sandra CAMPANER, vous êtes cogérante d’une TPE de sept salariés dans la région Est. La culture de préventionest l’affaire de toutes les entreprises. La vôtre a mis en place un arsenal digne des grands groupes pour appré-hender et prévenir les risques professionnels. Vous nous direz en quoi ces outils ont permis de développer unevéritable culture de prévention.

Erick LEMONNIER, vous êtes responsable sécurité environnement au sein de la branche Infrastructures d’Eif-fage. Cette entreprise est plutôt un bon élève en matière de santé et sécurité au travail. Il y a 3 ans, elle a décidéd’adopter une approche vraiment novatrice, où les salariés deviennent des acteurs de prévention grâce à uneapplication. Celle-ci permet de détecter des signaux latents de risques. Vous nous expliquerez en quoi cette dé-marche concourt à la culture de prévention et à la culture d’entreprise.

Jérôme PELISSE, vous êtes sociologue des organisations, enseignant à Sciences Po Paris. Vous travaillez beau-coup sur la représentation du droit et des règles et sur les écarts entre les pratiques quotidiennes et les régle-mentations. Nous verrons avec vous en quoi la culture de prévention peut aider à réduire ces écarts.

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pouvoir, des rapports de travail, des organisations.C’est la raison pour laquelle il ne va pas de soi que ledroit est fait pour être appliqué. Au moment de ma thèse, je me suis intéressé à la so-ciologie américaine. J’ai étudié comment déplacer leregard autour de l’étude de la construction sociale dudroit. L’idée n’était pas de partir du droit commed’une donnée, mais d’observer la manière dont les ac-teurs construisent ce droit, s’y réfèrent, dans leurs acti-vités quotidiennes. En tant que sociologue, il importede comprendre que ce droit, qui légitime des situa-tions, des relations, des catégories, ne va pas de soi. Il fait l’objet de réappropriations et d’interprétations.Je voudrais illustrer mes propos avec une image quimontre une rue enneigée. Quelqu’un a quitté saplace de parking après l’avoir déneigée et souhaite laretrouver le soir en revenant. Il laisse une chaise surcette place. Il revendique un droit de propriété. Cegeste ne repose sur aucun droit officiel. La personnene pourra pas se plaindre si quelqu’un retire la chaise.Pour autant, il y a du droit, ou plus précisément uneforme de légalité ordinaire. Cette notion m’intéressetout particulièrement dans les contextes de travail.Partir de cette approche sociologique pour étudier lalégalité des situations de travail et les manières dontles travailleurs constituent ce qui correspond au droità leurs yeux m’a semblé être un programme intéres-sant pour étudier les pratiques de santé et sécurité autravail ou les formes de culture de prévention.

Régis de CLOSETSVous appliquez aujourd’hui cette approche améri-caine sur la représentation du droit et de la règledans le champ de la santé et sécurité au travail. Vousmenez actuellement un travail de recherche sur lesnanomatériaux. Pourquoi être allé investiguer ce mi-lieu atypique? Dans quelle mesure les règles y sont-elles appliquées ou pas?

Jérôme PELISSEJe voulais découvrir un nouveau monde du travail,tout en considérant un laboratoire de nanosciencecomme un espace de travail comme les autres, danslequel des doctorants, des étudiants, des chercheurspeuvent être regardés comme des travailleurs. Ils’agissait aussi d’observer un univers confronté à des

risques émergents, dont on subodore qu’ils peuventêtre éventuellement élevés. En réalité, il existe denombreux autres risques dans ces espaces : chimie,explosion, inhalation de gaz. Nous avons affaire à desunivers dans lesquels il existe une forte expertise etune forte autorité épistémique de la part des travail-leurs, qui sont les mieux placés pour connaître cesrisques, car ils sont en train d’inventer des produitsnouveaux dont ils cherchent à étudier les caractéris-tiques. Il m’intéressait de voir comment l’autoritéscientifique pouvait se confronter à l’autorité du droit. En effet, il existe de nombreuses règles dans ce do-maine, à commencer par des réglementationscomme REACH, le registre R-Nano. Au sein des labo-ratoires, on trouve de nombreuses affiches, des éti-quettes, pour souligner les dangers. On y observeaussi des pratiques, comme un bout de scotch pourdistinguer une zone sale (potentiellement exposée àcertaines particules) d’une zone propre. Les règles desécurité s’inventent avec un simple bout de scotch.Certes, la réglementation est forte, mais elle est rela-tive. L’idée était de voir la manière dont se confron-taient l’autorité scientifique que représentent ceschercheurs en la matière et cette autorité du droitqui se manifeste parfois de manière bricolée.

Régis de CLOSETSVous dites dans un ouvrage que “l’importance du bri-colage s’accommode difficilement avec une dyna-mique commune de bureaucratisation de la gestiondes risques”. Face à ces savoirs implicites de gestiondu risque qui se mettent en place, il est difficile pourtoutes ces affiches de parler et de se faire entendre,mais aussi pour les préventeurs, dont le rôle consisteégalement à rappeler la norme. Comment réussis-sent-ils à prendre place et à trouver une voix dans ununivers où la gestion du risque se fait en partie demanière intuitive?

Jérôme PELISSEJ’ai étudié principalement cinq laboratoires, donttrois aux États-Unis et deux en France, à partir d’ob-servations approfondies. Il existe deux types d’ingé-nieurs sécurité qui s’occupent de ces questions desanté et sécurité au travail. Le premier est ce qu’undes acteurs qualifie d’“ingénieurs de papier”, qui sont

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formés en santé et sécurité au travail, qui ont des di-plômes. Aussi bien aux États-Unis qu’en France, ils sesituent hors des laboratoires, mais ils sont chargés detraduire ces réglementations, d’inspecter régulière-ment les installations, d’autoriser des expériences quivont susciter des risques. Ils effectuent donc un travailréglementaire. L’interlocuteur qui les désignaitcomme des “ingénieurs de papier” insistait aussi pourdire combien ils étaient importants.Pour autant, ce travail se dédouble par la présencede techniciens ou d’ingénieurs de terrain, qui travail-lent au quotidien dans les laboratoires. Aux États-Unis, ce rôle était assuré par des doctorants, quisupervisent les questions de santé et sécurité. Ils rap-pellent la nécessité d’utiliser les équipements de pro-tection. Ils sont les correspondants des “ingénieursde papier”. Il était intéressant d’observer qu’à chaque fois, nousavions affaire à des acteurs très dominés dans la hié-rarchie professionnelle qui régit les pratiques de tra-vail dans les laboratoires. En France, il s’agit detechniciens ou d’ingénieurs qui avaient des difficultésà rappeler à l’ordre les autres acteurs, qui leur étaienttous supérieurs hiérarchiquement. Il leur était difficilede faire vivre ces règles. Nous avons constaté une forme de paradoxe. Finale-ment, ils étaient les plus efficaces quand on oubliaitqu’ils étaient chargés de la sécurité, c’est-à-direlorsqu’ils disparaissaient comme personnes encharge de la sécurité. Ils n’avaient plus besoin derappeler constamment ces règles, car elles étaient in-tégrées. En d’autres termes, c’est en disparaissantqu’ils devenaient les plus efficaces.

Régis de CLOSETSEn quoi et comment une culture de prévention peut-elle raccorder les bases du droit avec la réalité despratiques mises en place dans ce type d’univers?

Jérôme PELISSEJ’ai essayé d’identifier comment, parmi ces labora-toires, certains peuvent interpréter une culture deprévention de manière plus efficace et plus vivante.Deux constats fondent des différences entre les labo-ratoires. Le premier tient à l’importance des savoirstacites acquis par les chercheurs pendant leur sociali-

sation professionnelle. Un doctorant ou un chercheuren chimie fera bien plus attention à certains types derisques, alors qu’un chercheur en biologie appréhen-dera ces risques de manière tout à fait différente. Unchimiste va d’abord se protéger des produits dange-reux, alors qu’un biologiste fera plus attention auxcellules qu’il manipule, l’important pour lui étant dene pas les polluer ou de les contaminer. Il est surtoutattentif au risque qu’il peut faire peser sur son expé-rience. Ces socialisations disciplinaires différentes in-duisent des comportements différents par rapport àla dangerosité des produits ou aux pratiques de pré-vention. Ces savoirs tacites complètent fortementcette référence aux normes.Le second point important qui distingue les labora-toires tient à la manière dont ces questions de santéet de sécurité sont mises en débat, font l’objet decontroverses, de discussions. Ces échanges peuventse dérouler dans des arènes formelles. Dans certainslaboratoires, au début de chaque séminaire, ils pas-saient 15 minutes à parler de ces questions. Ce dis-positif n’existe pas partout. Il montre ce souci de lasécurité que peut développer le directeur du labora-toire. Au-delà, des interactions peuvent avoir lieu demanière informelle, lors des pauses déjeuner. Des dé-bats intervenaient régulièrement entre les chercheurssur le fait de respecter telle ou telle règle. Il s’agitd’une question de participation, d’implication etd’engagement des acteurs. Je retrouve ici des idéesassez classiques sur l’importance du débat autour dela qualité du travail, qui semblent caractériser danscertains laboratoires une culture de prévention plusefficace.

Régis de CLOSETSJe vous propose d’aborder maintenant les fonda-mentaux économiques qui fondent la culture de pré-vention. Thomas BARNAY, vous êtes économiste dela santé. Vous réfléchissez depuis longtemps à ce pa-radigme des politiques de prévention. Vos travauxconcernant le lien entre santé et travail ont permisd’éclairer des effets induits et méconnus des problé-matiques de santé, tant sur l’employabilité des tra-vailleurs que sur les parcours professionnels. Vousavez notamment conduit des travaux prenant commepoint de départ l’état de santé en fin de carrière et

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reconstituant les trajectoires professionnelles. Vousavez pu mesurer sur des temps longs quelles étaientles problématiques pouvant produire des effets sur lasanté et sur les carrières professionnelles et voirquelle pouvait être leur ampleur. En quoi les effets deces risques professionnels sur la santé sont-ils encoresous-estimés?

Thomas BARNAYAu préalable, je voudrais rappeler que la qualité devie au travail s’est dégradée en Europe, et de ma-nière significative en France, alors même que notresystème était censé préserver nos salariés grâce ausalaire minimum et des réglementations contribuantà leur protection. Le prix à payer était un taux dechômage élevé. Aujourd’hui, la France connaît untaux de chômage élevé, mais on constate dans lemême temps que la qualité de vie au travail est parti-culièrement altérée, alors même que l’espérance devie est importante, que la productivité individuelleest forte, que la médecine est de qualité, que l’âgede la retraite est plus précoce que dans les autrespays. Malgré tout, les conditions de travail, tellesqu’elles sont déclarées par les Français dans lesgrandes enquêtes européennes, sont les plus mau-vaises en termes d’autonomie au travail et de peurde perdre son emploi. Les enquêtes montrent que laprise de retraite est salutaire et a un effet positif surla santé.Les effets des risques professionnels sur la santé sontencore mal estimés pour deux raisons. Tout d’abord,nous ne disposons pas d’études longitudinales nouspermettant de suivre des individus dans le temps. LaCNAM dispose de magnifiques bases de données surles AT/MP qui sont peu utilisées par les chercheurs.Pour établir finement des liens entre parcours desanté et parcours professionnels, pour démêler lescausalités, il importe de disposer d’un suivi longitudi-nal permettant de dresser les chronologies et les im-pacts de la protection du travail, ou inversement, dela survenue d’un handicap ou d’un accident du travailsur la santé des salariés. Nous commençons à menerdes enquêtes sur les données de la DARES et de laDREES, qui nous permettent d’établir des liens decausalité. Les questions de santé au travail sont en-core récentes en économie. Dans les pays scandi-

naves et en Allemagne, on travaille depuis beaucoupplus longtemps sur ces questions, car ils disposent deces données longitudinales. En France, le risque psychosocial est particulièrementmal estimé et très mal connu. Il est très difficile à sai-sir, d’une part car il est lié à une pénibilité ressentiequi est difficile à mesurer. D’autre part, le modèlefrançais est basé sur la culture de la réparation et dela compensation ex-post. On tente difficilementd’établir les responsabilités. Or tout l’intérêt serait desavoir qui est responsable de l’altération de la santédes personnes après 50 ans. Il est déjà trop tardquand on s’intéresse à une personne de cet âge. Ilfaudrait anticiper, en s’intéressant à la gestion du ca-pital santé dès l’entrée sur le marché du travail. Lesétudes en économie montrent que ce qui se passedans les premières années de vie professionnelle estdéterminant sur la suite de la trajectoire profession-nelle et de la trajectoire de santé.

Régis de CLOSETSA partir de là, vous faites le constat de l’importancedes risques psychosociaux et de la santé mentale surle temps long, par rapport à l’état de santé des tra-vailleurs et à leur parcours professionnel. Une choseest de connaître les risques, une autre est d’agir des-sus. Les démarches et politiques de prévention repo-sent encore beaucoup sur le principe de laréparation. En quoi ces corrélations que vous démon-trez obligent-elles à renverser le paradigme de cespolitiques de prise en charge et à réorienter le cur-seur vers la prévention? Comment vos travaux per-mettent-ils d’ouvrir de nouvelles pistes?

Thomas BARNAYNous n’essayons pas de renverser les politiques maisd’éclairer le décideur. Au-delà des corrélations, nousessayons de mettre en évidence des causalités. Leslogiques de prise en charge devraient peut-être réin-tégrer le temps long, l’analyse diachronique, maisaussi les analyses par sous-population. Les étudesmontrent que, selon la mesure de l’état de santé,selon la mesure des conditions de travail, nous neparvenons pas toujours à des résultats totalementconvergents. En revanche, nous mesurons très bienque la survenue d’un handicap ou d’une maladie

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chronique aura des effets irréversibles qui vont s’ac-croître avec le temps sur la vie professionnelle. Ce constat est d’autant plus préoccupant que,lorsque le problème intervient après 50 ans, l’effetboule de neige est encore plus grand. Pour cesétudes, nous comparons à des populations témoinsqui ressemblent beaucoup aux personnes qui souf-frent d’un handicap ou d’une maladie. La questionn’est pas seulement la perte d’employabilité après 50ans. Il s’agit bien d’un phénomène de cumul d’inéga-lités : être âgé, avoir un problème de santé, être unefemme sont des facteurs d’aggravation de la dégra-dation de la trajectoire professionnelle. Sur d’autresaspects, les hommes seront aussi en difficulté. Desétudes montrent le lien entre anxiété et perte de sontravail. Il s’avère que ce sont les hommes qui vivent leplus mal la perte de l’emploi. Les conséquences duchômage sur la santé mentale sont beaucoup plusfortes sur la population masculine, notamment après40 ans, que sur la population féminine. Il est essentiel de décloisonner la notion de préven-tion. Certains médecins généralistes considèrent quela prévention ne les concerne pas. La culture de laprévention n’est pas inscrite dans nos gènes, que cesoit chez les individus, comme le montrent les retardsen matière de vaccination contre la grippe à l’âgeadulte, ou chez les médecins, où le paiement à l’acti-vité n’a pas favorisé les approches de prévention. Surle plan macroéconomique, la prévention représente2 % des dépenses courantes de santé en France,contre 3 % en moyenne dans les pays de l’OCDE, ou6 % au Canada. En dépit des injonctions de préven-tion mises en avant dans tous les plans, dans toutesles stratégies, au niveau macroéconomique, la pré-vention a tendance à régresser dans le domaine de lasanté, par rapport au curatif. Les femmes sont confrontées à de multiples risques.Il faut pouvoir aussi intégrer la nécessité d’agir sur lesconditions d’adaptation des postes de travail, desconditions de travail et des conditions d’emploi. Letemps partiel choisi est beaucoup plus positif sur lasanté que le temps partiel contraint. Les modèles deprise en charge de la dépendance reposent beau-coup sur les femmes de 50 à 70 ans, qui doivent s’oc-cuper de leurs parents et de leurs enfants. Lescontraintes professionnelles doivent être combinées

avec la compréhension des contraintes familiales etprivées, pour éviter les ruptures dans les trajectoireset permettre d’autres formes de travail. Il faut plus deflexibilité dans la sécurité.

Régis de CLOSETS En quoi ces constats appellent-ils à l’affirmationd’une culture de prévention? Vous avez démontrél’importance des enjeux au niveau macroécono-mique. Mais il faut aussi s’intéresser à l’échelle del’entreprise. On a mis en place les comptes pénibi-lité, qui gèrent les risques les plus évidents mais netiennent pas bien compte des risques psychosociaux.On met en place du tutorat, mais les jeunes n’ont pasforcément envie d’écouter les anciens. Commentsensibiliser les salariés, dès qu’ils sont exposés à cesfacteurs de risques, sans attendre 50 ans?

Thomas BARNAYIl est difficile de répondre à cette question. Je n’ai pastravaillé sur des données d’entreprises, mais sur desdonnées d’enquêtes auprès des salariés. Il est évidentque des déterminants très précoces dans les trajec-toires jouent un rôle très important sur la suite. Lesconditions dans l’enfance présupposent à des trajec-toires de santé dégradée, à un départ anticipé à la re-traite. Les phases de précarité vécue pendantl’enfance sont associées à un risque de 50 % supérieurde devenir fumeur à l’âge adulte, à un risque deux foisplus élevé de devenir obèse pour une femme, et à unrisque deux fois plus élevé de connaître des pro-blèmes de santé à long terme.Nous nous sommes interrogés sur les déterminants dela santé des retraités. Des conditions de travail péni-bles, que ce soit physiques ou de l’ordre des risquespsychosociaux, qui interviennent en début de carrière,conduisent certains à atteindre les seuils qui permet-tent d’être éligible au compte pénibilité. Des effetsqui arrivent tôt dans la carrière ont des impacts diffustrès importants à long terme. Les risques de déclarerdes troubles anxieux chez les retraités sont accrus de90 % s’ils ont été confrontés à des conditions de tra-vail pénibles en termes de risques psychosociaux.Cette exposition a également une influence très fortesur la consommation de médicaments de types anti-dépresseurs ou anxiolytiques.

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À l’échelle des entreprises, ces éléments sont pluscomplexes à déterminer, notamment car elles connais-sent beaucoup de turnover. Il est difficile d’investirdans la santé au travail des salariés, lorsqu’on sait queles jeunes seront mobiles. Le contrat de travail devraitdavantage être pensé comme un contrat d’assuranceet de prévoyance. Les entreprises devraient s’appuyersur la qualité de ces derniers. Les études montrentque lorsque les entreprises couvrent le délai de ca-rence, les gens s’arrêtent moins longtemps. Nous nesommes pas encore parvenus à quantifier tous les ef-fets. Un salarié en bonne santé est plus productif,reste plus longtemps au travail. Un salarié en situationde précarité aura peur de perdre son emploi. Il auratendance à s’inscrire dans une démarche de présen-téisme. Il va rester au travail en mauvaise santé, ce quia un coût pour l’entreprise. Il faut que la culture d’en-treprise puisse changer et qu’on puisse lui apporterdes éléments d’étude. Nous avons encore à approfon-dir les recherches dans ce sens.

Régis de CLOSETSAprès avoir évoqué les enjeux sociologiques et écono-miques, je vous propose de nous tourner vers les en-treprises. La culture de prévention est une cultured’entreprise qui se transforme autour de ces fonda-mentaux. Nous allons le voir avec deux exemples, encommençant avec Erick LEMONNIER, directeur santéet sécurité au travail de la branche infrastructures dugroupe Eiffage. Celui-ci répond depuis des années auxexigences réglementaires en matière de santé et sécu-rité au travail. Il y a 3 ans, il a décidé de donner uncoup de pied dans sa stratégie, en convoquant 400responsables de la branche Infrastructures pour parlerde performance en matière de santé et de sécurité etpour reposer le problème. Pourquoi avez-vous choiside secouer le cocotier? Qu’en est-il tombé?

Erick LEMONNIERÀ l’origine de cette réflexion, nous avions le senti-ment que nous allions approcher rapidement d’unseuil qu’il serait difficile de franchir en matière deprévention des risques. Nous nous sommes dit qu’ilétait nécessaire de se requestionner sur la politiqueprévention du groupe, sur nos actions et sur notrestratégie. Nous avons commencé par une chose très

simple. Nous nous sommes demandé quel était lesens que nous donnions à la prévention et à la sécu-rité dans l’entreprise. Pour ce faire, nous avons cher-ché à associer au terme “sécurité” les premiers motsqui nous venaient à l’esprit. La liste qui en est ressor-tie comprenait les termes accident, catastrophe, bles-sure, règles, lois, contraintes, sanctions, pénibilité,handicap. Ces termes ne sont pas très enthousias-mants pour l’entreprise, pour les managers et pourles collaborateurs. Comment arriver à une culture deprévention partagée, quand à ce mot sont associéesdes notions si négatives? Nous nous sommes aper-çus que notre approche en matière de sécurité étaittrès liée à ces représentations. Pour franchir ce seuil,il était absolument nécessaire de changer complète-ment de regard. Il fallait arrêter de se concentrer surl’irréversible. Comme de nombreuses entreprises,nous mettions en avant en matière de sécurité l’ob-jectif “zéro accident”. Or cette approche n’était nicompréhensible ni porteuse. Il fallait absolumentchanger de regard sur ce sujet. Nous avons reformulénotre ambition. Nous sommes passés de l’objectif“zéro accident” à un objectif “100 % sécurité”. Enréalité, la finalité doit être de travailler en sécurité,d’être protégé, de bénéficier de confort et de bien-être. Or nous nous étions arrêtés aux conséquencesnégatives. Nous abordions uniquement la préventionpar ses conséquences désastreuses.

Régis de CLOSETSVous dites que la performance en sécurité correspon-dait à la somme des échecs et au taux de fréquence.Vous avez décidé de changer d’approche en dévelop-pant un outil numérique appelé “Safety Force”. Il areçu 14 prix depuis son lancement en 2016. Il permetà chaque collaborateur de mesurer les dispositifs desécurité existants, les risques, les initiatives. Vous avezconçu une vingtaine de constantes à partir desquelleschaque collaborateur peut être coauteur. Les donnéessont publiées en temps réel. Cet outil permet de par-tager l’état de la sécurité et d’anticiper des risques.[Visionnage vidéo] Comment cet outil permet-il depenser autrement la manière de gérer le risque?

Erick LEMONNIERUn outil ne sert à rien si l’on ne donne pas un sens à

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son utilisation. Safety Force n’est que le reflet de lapolitique que nous avons voulu porter au sein dugroupe Eiffage. Sur les sujets de la prévention et de lasécurité, accepter la vérité représente un cap très dif-ficile à passer. Pendant de très nombreuses années,nous n’avons abordé le sujet de sécurité qu’avec uneapproche culpabilisante, qui reposait sur une logique“oui/non”, “bien/mal”, “conforme/pas conforme”. Orcette approche ne correspond pas à la réalité. Dans lavie, on se trouve rarement aux extrêmes. Il faut ac-cepter la réalité, et se dire que tant que nous nesommes pas arrivés à un événement accidentel, il n’ya rien de grave. Les anomalies, les dysfonctionne-ments font partie de la vie quotidienne. Aucun pro-cess humain n’est infaillible. En matière de sécurité,nous ne sommes jamais parfaits. Il faut dépasser cetteapproche culpabilisante. Ce palier est très difficile àpasser. Nous nous inscrivons dans une nouvelle lo-gique avec cette application. Tout collaborateur peut,à tout moment, donner son avis, de manière plusnuancée que “bien/mal” en matière de sécurité.

Régis de CLOSETSL’application est ouverte aux collaborateurs et auxsous-traitants. Les informations partagées ne sontpas filtrées et communiquées en temps réel. On nese trouve plus dans un circuit de l’information pyra-midal. Cet outil permet aussi d’évaluer un certainnombre de signaux latents, grâce à un algorithme.Comment ce système fonctionne-t-il ?

Erick LEMONNIERL’objectif est de ne pas s’en tenir à de l’irréversible.Cet outil permet à n’importe quel collaborateur defaire des propositions sur les constats qui sont com-muniqués. L’idée est d’agir sur les anomalies avantqu’elles ne deviennent des défaillances irréversibles.Nous nous sommes inspirés du modèle du mathéma-ticien Edward Lorenz, à l’origine de la théorie duchaos. Il a popularisé son modèle avec l’effet papillon.Le principe est qu’une infime variation de paramètrepeut avoir une influence considérable sur le résultatescompté au départ, c’est-à-dire sur le prescrit. Toutes les informations publiées sur l’application sontfiltrées par cet algorithme qui est capable de détec-ter des constantes. Il peut dire si cette infime varia-

tion de paramètre qui a été mise en avant peut ame-ner à un événement accidentel. L’application va gé-nérer des alertes de probabilité de survenanceaccidentelle, en identifiant le périmètre qui pourraitêtre touché par cet événement et en identifiant la oules causes probables de l’événement accidentel. Il re-vient ensuite aux collaborateurs, qui ont accès à l’in-formation, d’agir ou de ne pas agir en conséquence.

Régis de CLOSETSCe fonctionnement se confronte au fait que l'onn’ose pas dire par peur de mettre en avant un risquecar ensuite il faudrait adopter un plan d’action. Dansquelle mesure Safety Force contribue à élaborer desplans d’action et à allouer des moyens? Avez-vousune approche différenciée dans ce domaine égale-ment?

Erick LEMONNIERDans 90 % des cas, un dysfonctionnement en matièrede sécurité peut être réglé dans la journée par le pre-mier cercle des collaborateurs. Dans nos habitudesde fonctionnement, nous utilisons un empilement deplans d’action qui n’en finissent plus, mais qui n’ap-portent pas de solutions concrètes. Cette applicationpermet de s’éloigner de ces plans d’action, qui né-cessitent en plus un temps d’élaboration, de rédac-tion, d’analyse, de diffusion, d’explications. Entrel’événement de départ et le déploiement d’un pland’action, il se passe un temps extrêmement long, quiva à l’encontre de la performance.

Régis de CLOSETSNous allons évoquer le cas d'une TPE familiale de 7salariés, qui existe depuis plus de 40 ans et qui estspécialisée dans le traitement de l’eau pour les parti-culiers et les entreprises. Elle a une culture de sécu-rité inscrite dans ses gènes depuis le début. SandraCAMPANER, vous avez renforcé cette culture à votrearrivée. Vous êtes aujourd’hui cogérante de cetteTPE. Vous avez rédigé un document unique, une éva-luation des risques, les fiches de poste, mais aussimis en place une application pour faciliter les dé-marches. Qu’est-ce qui explique votre appétence vis-à-vis des questions de santé et sécurité, à l’échelled’une structure comme la vôtre?

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Sandra CAMPANERJe suis touchée par la maladie. Nous n’avons qu’uneseule santé. Il est essentiel d’en prendre conscience.L’entreprise s’est toujours impliquée dans la santé etsécurité de ses collaborateurs. Le fait que je l’aie in-tégrée a permis de renforcer cette vision sur la sécu-rité par mon regard féminin sur les risquespsychosociaux ou sur le bien-être. J’ai par exemplemis en place des massages pour le dos. Ma volontéest d’intégrer une dimension humaine. Le fait d’impli-quer nos collaborateurs dans la gestion de l’entre-prise leur permet de dépasser le rôle de simplesalarié. Ils sont acteurs de leur sécurité. Ils n’ont paspeur d’expliquer les problèmes. J’ai créé un support Excel en ligne sur Dropbox, avecdes liens hypertextes. Ce document permet de sug-gérer des améliorations, de reporter des situationsde presque accident, avec un plan d’action qui endécoule. Il est réalisé dans les 48 heures. Une situa-tion dangereuse peut être réglée très rapidement. Ilimporte d’interagir. Nous recevons les alertes sur nostéléphones. Si des salariés travaillant sur un site fontface à un risque de chute ou un risque chimique parexemple, ils peuvent le signaler. Nous sommes parti-culièrement exposés à des risques liés à la co-acti-vité, aux risques chimiques et aux risques routiers.Nous travaillons sur ces questions dans une approchehumaine. Nous échangeons avec nos collaborateurs.Ils n’ont pas peur de signaler des problèmes ou deproposer des améliorations.

Régis de CLOSETSVous construisez une culture de prévention à traverstoutes ces approches intuitives. Votre exemple mon-tre aussi les difficultés et les limites. L’objectif decette démarche est d’améliorer le bien-être des sala-riés, mais aussi la performance de l’entreprise. UneTPE peut répondre à des appels d’offres qui affichentdes exigences en matière de santé et sécurité au tra-vail. Vous avez décidé d’aller au-devant d’une certifi-cation MASE. Tout à coup, cette spontanéité de laculture de prévention est devenue plus complexe.

Sandra CAMPANEREn ce qui nous concerne, rien n’a changé. Nousn’avons pas modifié notre façon de travailler. Nous

intervenons toujours sur les mêmes sites, avec lamême culture. En revanche, nous ne disposons pasde personnels suffisants pour gérer cette certifica-tion. Des personnes sont habilitées pour ce faire.Elles travaillent dans leur bureau et remplissent despapiers. Nous sommes sur le terrain. Nous n’avonspas les moyens de payer une personne non produc-tive. Je suis sur le terrain. J’effectue des audits. Jefais mon travail, mais je n’ai pas d’autres moyens.La certification MASE représente une lourdeur admi-nistrative qui ne correspond pas à une petite entre-prise. Nous répondons à cinq axes de sécurité. Maisils ne sont pas matérialisés par des papiers. On nousdemande une revue de direction, un plan d’améliora-tion continue sur l’environnement. Nous travaillonssur tous ces points. De très grosses entreprises sontcertifiées MASE. J’ai rencontré les personnes encharge de la certification. Elles ne connaissent pas dutout les risques que nous encourons. Elles ne gèrentpas du tout la co-activité sur le terrain. Une certifica-tion coûte beaucoup trop chère pour une petite en-treprise. Nous sommes en phase de renouvellement.Il faudrait toujours apporter des améliorations. Unsupport documentaire n’est qu’un support documen-taire. À mon niveau, mes collaborateurs sont à jourde formation. Nous organisons des réunions SSE.Nous effectuons des flash sécurité tous les mois. Jeme déplace chaque mois sur les sites pour réaliserdes audits. Nous analysons les REX. Mais on nous de-mande toujours d’évoluer. Or je n’ai pas les moyens.

Régis de CLOSETSVous avez décidé de partager cette expérience avecla Chambre des métiers et de l’artisanat en Meurthe-et-Moselle, auprès d’autres acteurs qui pourraientêtre concernés. Quels échos avez-vous reçu des au-tres entreprises sur votre expérience et la manièredont elles pouvaient s’en inspirer?

Sandra CAMPANERÀ ce jour, il reste encore un très gros travail à menersur le terrain. La culture de sécurité n’est pas du toutinstaurée chez les petits. Je ne désespère pas. J’ail’étiquette de la femme chiante. J’assume. Pour lesTPE, la sécurité est vécue comme une lourdeur.Même quand vous leur rappelez que le document

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unique est une obligation réglementaire, elles n’encomprennent pas l’importance. Il ne faut pas se servirdu document unique comme d’une obligation maiscomme d’un outil de travail. Pour les TPE, tant qu’iln’y a pas de problème, la sécurité n’est pas un sujet. On m’a sollicitée pour intégrer la Chambre des mé-tiers il y a deux ans et demi. J’avais très envie detransmettre. Mais je ne désespère pas.

Régis de CLOSETSJérôme PELISSE, ce témoignage montre qu’il estpossible de réduire les écarts entre ce que disent ledroit et les pratiques. Mais cette démarche est en-core plus difficile à l’échelle d’une TPE.

Jérôme PELISSENous voyons comment la formalisation, lorsqu’ellepasse par des outils matériels, contribue à mettre àdistance le travail réel et à faire écran. En mêmetemps, il ne faut pas les jeter aux oubliettes. Les in-génieurs de papier sont aussi utiles et contribuent àrappeler aux acteurs des éléments indispensables.Mais tout ceci est insuffisant. Les contrôles ne suffi-sent pas non plus, car on peut se retrouver à créer dela conformité de papier. Or une TPE n’en a pas lesmoyens. Elle peut donc chercher à travailler sur lespratiques elles-mêmes. On peut se demander si l’ab-sence de certification est si problématique pour quela culture de prévention reste vivante.

Régis de CLOSETSThomas BARNAY, l’exemple de Safety Force paraîttrès enthousiasmant. Mais dans une TPE, quand onveut faire de la culture de prévention, on se heurteaussi à des enjeux court-termistes.

Thomas BARNAYDe nombreuses TPE disent qu’elles n’ont pas lesmoyens. Le système génère et amplifie les inégalités.Les grandes entreprises vont pouvoir mettre en placedes dispositifs, ce qui pose la question de l’inégalitéde traitement des salariés face à la prévention. Lesdeux approches ne sont pas totalement antino-miques. Safety Force paraît séduisant, mais on se de-mande à quel moment il y aura une interventionhumaine. Une information est partagée. Mais il existe

sans doute des effets de sélection, car les personnesqui prennent le temps d’utiliser cette applicationn’occupent probablement pas toutes les mêmesfonctions. Qui en bénéficie? Est-ce que cet outiln’accroît pas encore les inégalités? Ne faut-il pas dis-poser de marges de manœuvre dans l’organisationde son temps de travail pour utiliser cetteapplication? Ce dispositif peut-il être évalué dans ladurée? À partir de quand, la DRH ou la médecine dutravail va se pencher sur la réalité des phénomènesreportés? À partir de quand leur diagnostic donneralieu à une intervention? L’avantage d’une structure àtaille humaine est d’offrir la possibilité d’interagir di-rectement.

Sandra CAMPANERJ’ai créé un support qui est utilisé au quotidien. Nousorganisons des entretiens sur la pénibilité. Nous réali-sons une enquête sur l’éthique pour vérifier si nos sala-riés parviennent à respecter le droit à la déconnexion.Suite à une démarche environnementale, nous avonsinstauré des tablettes pour tout ce qui concerne lesdocuments administratifs. Nous pouvons ainsi assurerun suivi des presque accidents, sur les suggestionsd’améliorations et sur toutes les remarques de nos sa-lariés. Si, dans le cadre d’une co-activité, ils remarquentqu’une autre entreprise utilise un outil plus intéressant,ils nous le signalent. Tout est enregistré. En fin de mois,nous réalisons un récapitulatif. Chaque trimestre, noustenons une réunion SSE. Tous les sujets sont traités. Sije peux apporter une amélioration concernant le maté-riel en 48 heures, je n’hésite pas à le faire.

De la salleJe suis conseiller en relations sociales et en condi-tions de travail. Cette table ronde d’ouverture avaitpour objectif de poser les enjeux. Il est intéressant devoir que des motifs et des motivations différents sesont exprimés. Ils étaient d’ordre organisationnel, sé-curitaire, réglementaire, affectif, fonctionnel. Les le-viers pour aller vers une culture de prévention qui ontété proposés sont différents. Ils se complètent sanss’opposer. Il me semble que le levier économique parrapport au fonctionnement de l’entreprise n'a pasété abordé. En quoi les questions de santé, de sécu-rité et de bien-être peuvent être vues comme des

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éléments de la performance? Peut-on en mesurer leseffets en termes économiques?

Erick LEMONNIERIl est certain que, pour les grandes entreprises quicotisent au taux propre, la diminution des dépensesliées à la réduction de l’accidentalité est forcémentintéressante. Cependant, chez Eiffage, ce sujet n’a ja-mais été une source de motivation pour les managersdans l’entreprise. Il ne s’agit pas d’un enjeu pour agirdans le domaine de la prévention des risques, mêmesi cela peut représenter des sommes considérables.Le levier est ailleurs.Pendant la réflexion avec les 400 managers, nousavons fait participer l’OPPBTP qui nous a apporté unéclairage sur la performance économique de la sécu-rité, c’est-à-dire non pas en termes de diminution desdépenses, mais en termes de gains potentiels. Ils’agit d’une logique totalement différente. Les élé-ments présentés par l’OPPBTP ont été déstabilisants,car ils vont totalement à l’encontre des lieux com-muns selon lesquels la sécurité ne représente quedes coûts. L’OPPBTP s’appuyait sur des milliersd’exemples concrets issus aussi bien de TPE, d’arti-sans mais aussi de groupes. Dans 90 % des cas, onconstate un gain au bout d’un an et demi. Nousavons ainsi pu partager un constat simple : non seule-ment la sécurité fait du bien à l’homme, mais en pluselle fait gagner de l’argent.

Régis de CLOSETSMme CAMPANER, comment objectiver les résultatset la performance de votre TPE?

Sandra CAMPANERNous élaborons toujours un budget prévisionneldédié à la sécurité. Nous pouvons vous dire exacte-ment ce que coûte une formation. La prévention faitpartie du fonctionnement et modifie notre façon devoir. Tout le monde est tellement impliqué. L’entre-prise a toujours œuvré dans la santé et la sécurité.Nous avons augmenté le budget pour obtenir unecertification, car nous avons dû faire appel à des au-diteurs externes, ce qui nous a coûté 30000 €, unedépense importante pour une TPE. Pour nous, cettedémarche ne reflète pas la sécurité concrète.

Marine JEANTETNous avons vu deux exemples d’entreprises très im-pliquées. Je suis sûre que les effets en dépensesn’ont pas constitué pour elles une motivation. Ellesont compris l’intérêt qu’il y avait à intervenir et agirde manière durable. Je voudrais vous faire part d’une autre expérience. Àl’assurance maladie, nous menons une action de sen-sibilisation sur l’absentéisme dans les entreprises deplus de 200 salariés. On peut reconstituer les causesd’arrêts de travail à partir des consommations médi-cales des salariés. Nous pouvons expliquer aux entre-prises dont les taux d’absentéisme sont très élevés,la part qui pourrait être liée à des origines profes-sionnelles. Nous essayons aussi de calculer les coûtsdirects et indirects. Des salariés absents réduisent laperformance. Ces éléments font réfléchir les entre-prises, car elles n’avaient pas mesuré ces impacts.Nous sommes en train de déployer cette action au-près de 100 entreprises, avec l’ambition d’en attein-dre 500 l’année prochaine. L’idée est d’inciter cellesqui ne sont pas encore impliquées à agir.

De la salleJe fais partie du cabinet Empreinte Humaine. J’inter-viens auprès de grandes organisations sur ces ques-tions de culture de prévention, mais aussi auprès depetites entreprises. M. LEMONNIER, concernant leschangements qui doivent s’opérer dans l’entreprisepour améliorer la culture de prévention, en allant au-delà du système santé et sécurité, vous parlez de ladifficulté de ces plans d’action qui mettent du tempsà se mettre en œuvre, alors qu’il est possible de trai-ter 90 % des problématiques immédiatement. Il sem-ble important d’avoir une organisation qui offre desmarges de manœuvre au local et au manager pourrésoudre ces questions rapidement. Dans certainesentreprises, le changement d’une ampoule pouraméliorer l’éclairage dans un escalier est interditpour les opérateurs en local pour des raisons desanté et sécurité. Il est nécessaire de passer par unsous-traitant qui est difficilement mobilisable et n’in-terviendra que dans 15 jours ou 3 semaines. Ce pro-blème est simple à résoudre, mais il ne l'est pas enréalité en raison des modalités d’organisation. Com-ment, dans votre dispositif, avez-vous fait évoluer les

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marges de manœuvre en local pour traiter rapide-ment ces questions?

Erick LEMONNIERC’est tout à fait exact. Notre approche en matière desécurité est maintenue. Auparavant, elle était baséesur trois fondements: exigence, exemplarité et disci-pline. L’exigence englobait un certain nombre de rè-gles très strictes, des process qu’il était impossible deréguler. Depuis 3 ans, l’objectif est de permettre quela décision et la solution soient trouvées en local, leplus rapidement possible. Dans les grands groupes, lesystème est souvent très pyramidal. En matière de sé-curité, nous avons voulu passer à une organisation laplus locale possible, avec des circuits de décision lesplus courts possibles.

Christian EXPERTJe partage les propos de Mme JEANTET concernantl’importance de l’économie. Dans un groupe commeEiffage, si le dirigeant n’est pas convaincu qu’il a un in-térêt économique majeur à agir dans la préventiondes risques psychosociaux, rien ne se fera. J’ai en têteun établissement appartenant à un groupe national,où les risques psychosociaux sont en train de mettre àmal sa survie. L’équipe dirigeante fait preuve d’unegrande incompréhension et ne souhaite pas échangersur ce sujet. L’entreprise appartient à la société en général. La pré-vention relève d’un travail de préparation, depuis l’en-fance, l’éducation, la scolarité, jusqu’à la formationinitiale et la formation continue. Elle concerne tout unensemble. Si l’on ne m’éduque pas à la préventionquand j’utilise une trottinette, je ne vois pas commentintégrer de la prévention dans une entreprise. L’impré-gnation doit aussi se faire au niveau du collectif. Si unjeune apprenti ayant reçu une éducation à la préven-tion arrive dans une entreprise où l’imprégnation col-lective de la prévention n’existe pas, il ne pourra pasmettre en œuvre ce qu’il a appris. La dimension collec-tive est importante aussi au niveau de la formation.

De la salleJe suis responsable ESS dans une fonderie d’alumi-nium. Je voulais revenir sur un exemple donné par M. PELISSE concernant le doctorant qui n’ose pas cor-

riger un chercheur vis-à-vis de l’usage des lunettes desécurité. Je suis confrontée à la même chose dans lesfonderies. Les opérateurs ont du mal à se corrigerentre eux. Comment changer cette manière de penseret favoriser les échanges entre collègues en matièrede sécurité pour éviter des accidents?

Jérôme PELISSEIl s’agit d’un enjeu de discussions et non d’un simplerappel à l’ordre des règles. La position classique d’unancien est de dire qu’il a toujours travaillé ainsi et qu’iln’y a aucune raison de changer. L’idée n’est pas de semettre dans une position où quelqu’un corrige uneautre personne, mais plutôt de mettre en débat cesujet. Si une question de sécurité devient un enjeu dediscussion au sein d’un collectif de travail, elle peutalors devenir un problème qu’il convient de résoudreensemble.

De la salleDans les expériences présentées, quel est le rôle desreprésentants des salariés? Comment organisez-vousvos politiques en relation avec ces instances? Il ne fautpas perdre de vue que l’application du droit permetaux salariés d’être rétablis dans leurs droits lorsqu’ilssont confrontés à des situations d’accidents.

Erick LEMONNIERJ’ai coutume de dire qu’une culture en matière de sé-curité et de prévention dans une entreprise est forcé-ment proportionnelle à l’exercice du droit à la parolede tout collaborateur, qu’il soit manager, opérateur,représentant des salariés, dirigeant ou spécialiste enmatière de sécurité. Il importe d’assurer cette libertéd’exercice de la parole pour déculpabiliser le sujet dela sécurité. De plus, la culture de sécurité est aussi pro-portionnelle au droit à l’erreur. Chacun en commet. Ilfaut évidemment faire clairement la différence entreerreur et faute. Mais à partir du moment où nousavons tous le droit à l’erreur, il n’est plus probléma-tique d’en parler. Il est toutefois très compliqué de dé-passer ce cap. Chez Eiffage, nous continuons àdébattre du respect de ce droit à l’erreur. Nous de-vons pouvoir en parler de façon transversale, sans fil-tre pyramidal. Cette démarche est complexe, maisnécessaire.

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Régis de CLOSETSManal AZZI, nous sommes très intéressés par la ma-nière dont l’OIT a lancé une réflexion sur la culturede prévention.

Manal AZZIUne définition de la culture de prévention a été établieen 2006. Quels en sont les éléments clés? Je voudraisvous rappeler que l’OIT va célébrer son centenairecette année. Nous sommes nés avant le traité des Na-tions Unies. Nous sommes l’une des plus anciennesagences de la famille des Nations Unies. La définitionde l’OIT repose sur la protection du travailleur. Cette année, nous avons décidé de prendre du recul

et de dresser un bilan de tout ce que nous avons faitdepuis 2006. Les problèmes de l’amiante, mais aussiles accidents majeurs comme Tchernobyl, nous ontamenés à revoir nos méthodes de prévention. Sur labase de ces évaluations, nous avons pris conscienceque les méthodes utilisées dans les années 1960 et1970 étaient très restrictives. Nous avons décidé depasser à une approche plus préventive, afin d’êtreplus efficace. L’OIT a élaboré plus de 190 conventions internatio-nales, dont 40 concernent la santé et la sécurité : can-cer, benzène, sécurité des femmes au travail,agriculture. Depuis les années 1980, nous avons évo-lué. En 2006, la convention 187 prévoit le cadre de la

APPROCHES AUX PLANS INTERNATIONAL, NATIONAL, SECTORIEL

Régis de CLOSETS

Manal AZZI, Spécialiste de santé et sécurité au travail au sein de l’OIT, vous pilotez plusieurs programmesphares sur les risques chimiques ou à destination des PME. Vous coordonnez également les actions de la Jour-née internationale organisée par l’OIT sur le sujet. L’OIT a donné en 2006 la première définition internationalede cette culture de prévention. On verra quels sont les fondamentaux de cette définition et en quoi elle conduità repenser les politiques conduites en santé et sécurité.

Joachim BREUER, président de l’AISS, vous êtes à l’origine d’un programme de grande ampleur qui vise à pro-mouvoir à l’échelle planétaire cette culture de prévention. “Vision Zéro” veut changer la donne des dispositifsexistants en définissant des valeurs nouvelles associées à la santé et sécurité au travail et en intégrant l’ensem-ble des acteurs dans la prévention des risques. Nous verrons en quoi cette démarche amène à repenser les ap-proches.

Vincent DETEMMERMAN, directeur stratégie et innovation de la Confédération de la construction en Belgique,vous portez à l’échelle de votre branche cette démarche de culture de prévention qui vise à changer les ap-proches sur la gestion des risques, en incluant l’ensemble des acteurs, des sous-traitants jusqu’aux clients fi-naux.

Just MIELDS, vous êtes psychologue du travail au sein de la BG ETEM en Allemagne. Vous y avez engagé unevaste campagne de prévention des risques qui s’étale sur dix ans, et vise à faire changer les pratiques mais aussiet surtout les mentalités sur le sujet. Vous nous direz comment vous la mettez en place.

Stephan WANHOUT, vous êtes directeur santé et sécurité du groupe SEB. Dans un secteur industriel soumis àune forte compétition et automatisation, vous avez fait le choix d’une démarche de prévention élargie à l’en-semble des personnels et des process. Nous verrons quels en sont les motivations et les résultats.

Jennifer WOLF HOREJSH, directrice exécutive de l’IAIABC aux USA, votre organisme a été créé il y a plus decent ans par sept agences fédérales américaines d’indemnisation pour partager leurs expériences. Aujourd’hui,vous êtes un immense réseau d’expertise entre agences, aux États-Unis comme au Canada, qui propose desétudes, rencontres ou formations aux acteurs de l’indemnisation. Vous nous direz la manière dont la culture deprévention est perçue par ces différents acteurs.

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promotion de la prévention, de la santé et sécurité autravail. Elle passe en revue globalement toutes les in-frastructures. Elle s’intéresse par exemple à l’exis-tence d’un enseignement supérieur dans ce domaine,à l’implication d’universitaires dans ces politiques na-tionales, à la législation, au cadre juridique, aux méca-nismes d’inspection. Il s’agit d’une approcheholistique qui repose sur l’identification des profils na-tionaux. Elle s’intéresse à la mise en place d’un pro-gramme tripartite. Il peut s’agir par exemple desaccidents dans l’industrie de la construction, en fonc-tion des priorités de chaque pays, avec l’objectif decréer une culture de prévention.

Régis DE CLOSETSCette approche holistique s’éloigne de la vision de laréglementaire et législative, car elle s’intéresse autravail tel qu’il existe et tel qu’il est pratiqué. À partirde 2006, vous vous êtes intéressés à l’avenir du tra-vail et à la culture de prévention. Comment cette ap-proche peut-elle faire bouger les lignes?

Manal AZZINous avons rédigé un rapport international sur l’ave-nir de la sécurité au travail. Nous savons que, désor-mais, les salariés sont beaucoup plus nomades quepar le passé. La numérisation, les nouvelles technolo-gies, l’intelligence artificielle ont des effets différentssur la santé et la sécurité que par le passé. Nous sa-vons aussi que les gens vont rester en activité pluslongtemps. Nous observons également les effets duchangement climatique, que ce soit dans l’industriedu bâtiment ou dans l’agriculture. Ce sont autant desujets qui nous occupent. Les gens travaillent diffé-remment, de manière plus nomade, aussi bien chezeux que dans un avion. Nous nous intéressons à cesgrandes tendances. Pour les prendre en compte,nous proposons un certain nombre de points d’en-trée, de schémas. Le rapport international de l’OIT identifie la forma-tion continue qui doit permettre à tout un chacun des’adapter à de nouveaux postes. Le temps où lesgens restaient dans une même entreprise toute leurvie est terminé. Nous savons que les frontières dutravail et des lieux de travail ont bougé. Il imported’avoir une approche pluridisciplinaire de la santé et

la sécurité pour mieux anticiper les risques. Les pré-venteurs ne peuvent plus gérer seuls les risques. Ilfaut intégrer la sociologie, l’expertise juridique. Ons’éloigne de plus en plus de la prévention pour allervers l’anticipation des risques. On ne se contente passeulement de prévenir les accidents et les maladies,mais on essaie, grâce aux recherches, d’avoir unemeilleure compréhension de l’épidémiologie. L’OITtravaille avec l’OMS, par exemple, pour examiner lesaccidents et les pathologies. Nous estimons qu’ils’agit d’un bon angle pour attirer l’attention sur lenombre de personnes qui meurent chaque année enraison d’une exposition à un risque particulier, enétablissant par exemple les liens entre l’exposition aubruit et les risques cardiovasculaires, ou les liensentre un temps de travail trop long et les maladiescoronariennes, la dépression ou l’alcoolisme. Nousessayons de faire des liens entre les conditions detravail que nous rencontrons de plus en plus et cer-taines pathologies, ce qui donnera aux préventeursdes outils sur le terrain. Je voudrais ajouter un point. La culture de préventionrepose sur l’éducation et la formation profession-nelle. La législation peut aussi soutenir cette ap-proche, en s’assurant que la formation est donnéedès le départ, qu’il ne s’agisse pas simplement d’unepièce rapportée après avoir commencé à travailler.L’OIT a fait preuve d’une grande clairvoyance avec cechangement de cap en 2006.

Régis de CLOSETSJoachim BREUER, l’AISS a lancé le premier plan “Vision Zéro” en 2017, une campagne internationalepour prévenir les accidents graves. Cette démarches’inspire-t-elle de la définition de l’OIT? En quois’agit-il d’un changement de paradigme?

Joachim BREUEREn préambule, je voudrais apporter une précision. Pourrépondre à la question des différences entre l’AISS et

l’OIT, en fait il n'y en a pas. L’AISS a été créée en 1927

par l’OIT. Pour quelles raisons? Au départ, les mem-bres de l’OIT ne pouvaient être que des États mem-bres. Il est apparu rapidement qu’il n’était pas possiblede traduire les idées politiques dans la réalité sans im-pliquer les organismes de sécurité sociale. Cette dé-

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marche visait à inclure les systèmes de sécurité sociale. Nous avons lancé des campagnes mondiales sur la cul-ture de prévention. Nos deux organismes mettent l’ac-cent sur les mêmes objectifs. Certes, nous utilisons desterminologies différentes, mais nous essayons de réunirles aspects politiques et concrets pour faciliter la miseen œuvre. La campagne “Vision Zéro” a commencé en 2017. Enréalité, l’idée de travailler sur la culture de préventionest plus ancienne. Les discussions remontent au débutdes années 2000. Nous nous sommes demandé com-ment nous pouvions traduire la culture de préventionau niveau de l’environnement de travail. Nous nouspréoccupons de ces questions depuis plus de 100 ans.Il ne s’agit pas de problématiques nouvelles. Mais lesgermes de “Vision Zéro” sont apparus au début desannées 2000. Nous avons adopté cette approchecomme une philosophie au sein de l’AISS. En 2017,nous avons finalement lancé la campagne officielle.Tout n’a pas été simple. Au début, nous nous sommesbeaucoup interrogés pour savoir si c’était la bonnefaçon de procéder. Pour répondre à votre question, il s’agit en effet d’unchangement de paradigme. Cependant, quand nousavons voulu défendre cette idée, certains ont estiméqu’il n’y avait rien de nouveau. En réalité, la nouveautétient au fait que nous ne prenons plus en compte lasanté et la sécurité quand le travail démarre, mais nousles intégrons à chaque étape de la vie, et pas unique-ment dans l’espace de travail ou pour ceux qui ont unemploi. Ce changement de paradigme tient aussi à la chosesuivante. La santé-sécurité au travail aura toujours àvoir avec les lois et les réglementations, car il s’agit del’unique façon de procéder et de mettre en place uncadre plus favorable. Le changement de paradigmeconsiste à opérer un changement dans les comporte-ments et dans les mentalités.

Régis de CLOSETSComment peut-on favoriser ce changement de men-talité et de comportement sur le terrain et avec quelsoutils?

Joachim BREUERTout changement d’état d’esprit passe par une prise

en compte de la réalité et par un engagement. Cha-cun peut décider de suivre cette campagne interna-tionale, car il approuve notre philosophie. Il ne suffitpas de demander aux gens s’ils veulent s’engagerpour “Vision Zéro”. Cet outil est assorti de nom-breuses formations. À travers elles, nous essayons derendre “Vision Zéro” plus vivant dans l’esprit desgens, en leur donnant quelques règles simples. Onne peut pas changer les mentalités avec des docu-ments de plusieurs centaines de pages. Il est préféra-ble de s’appuyer sur quelques règles, faciles àcomprendre et à mettre en œuvre. La première peutse résumer ainsi : il faut se servir des connaissances etde l’expérience de tout un chacun pour nourrir lesdécisions prises dans le cadre du travail et en dehors,pour que tout accident et toute maladie profession-nelle ne puissent survenir. Cet état d’esprit doit semanifester dans toutes les discussions et dans toutesles prises de décision. Si nous parvenons à changerainsi les mentalités, nous parviendrons à éradiquerplus efficacement les accidents et les maladies pro-fessionnelles. Certes, vous pouvez nous taxer d’utopistes. Nous lesommes en effet ! “Vision Zéro” ne se limite pas àl’idée de fixer des objectifs concrets, avec des délais.Nous ne disons pas qu’en 2025, nous aurons atteinttel ou tel objectif. Il s’agit d’un process. Nous ne sa-vons pas si nous atteindrons les objectifs. Mais est-ceune raison pour ne pas se lancer sur cette voie? Sinous partageons le fait qu’aucun accident n’est ac-ceptable, alors il faut suivre la voie que nous suggé-rons avec “Vision Zéro”. Nous acceptons d’être taxésde rêveurs. Nous pensons qu’il est important de s’en-gager pour cette utopie, afin que chaque entreprise,employé, homme politique, ait en tête chaque matincette idée qu’il faut éviter les accidents.

Régis de CLOSETSL’Allemagne a été le premier pays à avoir cherché àtraduire concrètement “Vision Zéro”. Just MIELDS,vous êtes psychologue du travail. Au sein de la BGETEM, vous êtes directeur technicien et vous avezlancé une campagne intitulée “kommmitmensch” sur10 ans dont l'objectif est de changer les mentalités.En quoi cette campagne est liée à “Vision Zéro”? Etpourquoi doit-elle durer aussi longtemps?

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Just MIELDSLa campagne “Vision Zéro” représente une référencedans le domaine de la prévention. Nous avons sou-tenu notre engagement dans cette démarche avec“kommmitmensch”, une campagne qui repose surdes messages très simples, faciles à transmettre.Nous mettons l’accent sur des schémas comporte-mentaux, ce qui nécessite beaucoup de temps etd’efforts, ainsi qu’un engagement total de la part dela direction. Il faut attendre longtemps avant de voirles changements se manifester concrètement. Enoutre, il n’est pas facile de convaincre nos entreprisesmembres de participer. C’est la raison pour laquellecette campagne a vocation à s’étendre dans le tempset à évoluer en permanence.

Régis de CLOSETSL’idée n’est pas de fournir uniquement des outils oudes solutions toutes faites. Pourtant, il faut promou-voir des idées qui séduisent les entreprises. En quoiles incitations que vous mettez en place sont diffé-rentes des incitations habituelles?

Just MIELDSAu démarrage de cette campagne, nous nous sommesdemandé comment nous pouvions mieux aider les en-treprises, quels étaient leurs besoins. Notre campagneest différente car elle incite à s’intéresser aux schémascomportementaux et culturels. L’objectif est que les so-lutions que nous mettons en avant deviennent des ré-flexes, pour que les gens n’aient plus à y penser. Lacampagne doit trouver le moyen de s’inscrire dans laréalité des entreprises et faire partie de leur état d’es-prit. Pour changer les comportements, il faut trouverdes moyens d’analyse et imaginer de nouvelles ma-nières de gérer les problèmes.Nous avons utilisé des outils, comme une boîte dedialogue, qui comprend des affiches à l’intérieur. Cetoutil permet d'animer les discussions dans les petitesstructures. Six champs d’action sont présentés : leleadership, la culture, le travail, le climat au travail, lasanté et sécurité au travail et la participation.Face à ces thèmes, l’idée est de réfléchir aux enjeuxprincipaux en matière de culture de sécurité. Nousnous sommes inspirés d’un spécialiste de ce domaineet nous avons apporté des adaptations.

Nous avons identifié cinq étapes :• au début les gens sont indifférents ;• ils deviennent réactif ;• ils connaissent les réglementations et leur applica-

tion ;• ils deviennent proactifs et commencent à avoir

une culture de prévention ;• cela produit de la valeur ajoutée.Des fiches, qui représentent des situations probléma-tiques sous la forme de dessins humoristiques, sontproposées. Les salariés doivent situer ces fiches à labonne place, ce qui évite d’avoir à discuter troplongtemps et ce qui permet de voir s’ils ont la bonneréaction. On va ensuite leur demander de donnerdes exemples des différentes situations qu’ils peu-vent rencontrer dans leur propre entreprise. Ensuite, on les invite à tirer les enseignements de cequ’ils ont identifié à des niveaux supérieurs de prisede conscience, en leur demandant comment ils pour-raient les appliquer à des niveaux inférieurs. Ils doi-vent apprendre comment faire face aux problèmes ettrouver le bon moyen d’adapter leur comportement.Il s’agit d’un outil très pratique et simple à mettre enœuvre. Dans certaines entreprises, la direction s’enest vraiment inspirée et l’a intégrée dans ses mé-thodes.

Régis de CLOSETSOutre l'utilisation d'outils simples, j'ai noté une ap-proche qui relève du systématique. L’objectif estd’impliquer beaucoup d’acteurs, sur l’espace de tra-vail mais aussi en dehors. Dans votre campagne,avez-vous essayé d’impliquer d’autres acteurs, del’univers de l’éducation, par exemple?

Just MIELDSIl est important d’impliquer d’autres acteurs. Nousavons créé des jeux à utiliser dans des formations. Ils’agit d’outils très simples qui invitent à réfléchir àson comportement et à toutes les excuses que l’onpeut trouver pour ne pas agir comme il faut. Nousutilisons ces outils dans des entreprises ou lors deformations à la sécurité dans le milieu scolaire. Nousparticipons à une campagne avec la sécurité routièreallemande, pour mettre en garde contre l’utilisationdu téléphone portable au volant.

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Régis de CLOSETSVincent DETEMMERMAN, en quoi était-il essentielde proposer une nouvelle approche en matière deprévention des risques?

Vincent DETEMMERMANNous sommes partis du constat que le secteur de laconstruction était encore très accidentogène. Il s’agitd’une activité itinérante qui implique une multiplicitéd’acteurs, ce qui représente des facteurs aggravantsdu risque. Néanmoins, on constate une progressionconstante. Nous avons réduit le taux de fréquencedes accidents de 40 % au cours des dernières an-nées. Malgré cette amélioration, nous restons à latraîne des autres secteurs. En outre, la situation de laconstruction est bien plus favorable dans d’autrespays européens. La Belgique se trouve à la moyenneeuropéenne en termes de taux de fréquence. Unpetit groupe de pays (Irlande, Pays-Bas, Suède,Grande-Bretagne) connaissent des taux de fréquencedeux fois moindres que celui de la Belgique. Nousavons mené l’enquête et avons voulu tirer des ensei-gnements. Les résultats de la Belgique sont médiocres, malgréun arsenal réglementaire très complet. Des conseil-lers en prévention travaillent au sein des entreprises.Des instituts de prévention mènent de nombreusescampagnes pour attirer l’attention sur les bonnespratiques. Mais il fallait faire un pas supplémentaireet développer de nouvelles approches.

Régis de CLOSETSVous avez compris la nécessité de développer uneapproche plus large, qui ne se limite pas seulement àcelui qui réalise le chantier, mais qui inclut le sous-traitant et le donneur d’ordre.

Vincent DETEMMERMANUne enquête a démontré que 43 % des donneursd’ordre mettaient en œuvre les bonnes pratiques. Cetaux est notablement plus élevé dans les pays qui ontde meilleurs résultats.

Régis de CLOSETSComment avez-vous sensibilisé l’ensemble de lachaîne d’acteurs, y compris les clients?

Vincent DETEMMERMANLa culture de prévention doit démarrer tout en hautde la chaîne. Nous avons choisi de passer d’un mes-sage opératoire à une prise de conscience des diri-geants d’entreprise. La sécurité est l’affaire de tous.Rien ne peut fonctionner sans un engagement impor-tant de la direction. Nous avons voulu transformer lasécurité en problème de gestion et manière d’abor-der le management. L’idée est de faire entrer la sécu-rité dans la gestion, de confronter les dirigeants etleurs clients à ce qui se fait de mieux ailleurs. Il s’agit de ne laisser aucune chance au hasard. Dansles entreprises où la sécurité est intégrée, le premierpoint à l’ordre du jour de toutes les réunions est lasécurité. C’est ce que nous avons instauré au sein denotre organisation qui comporte 15000 membres enBelgique. Lors de chacune de nos manifestations,d’une foire, d’un salon, la sécurité fait partie desthèmes abordés. Nous avons instauré une Journéede la sécurité dans la construction. Même en interne,le premier point de nos réunions porte sur la sécuritédans le secteur.L’autre aspect consiste à engager les clients publics.Des élections se tiennent au mois de mai prochain.Dès le début du mois de juin, nous allons approcherles gouvernements en place, de façon à les amener àlancer une concertation. Il est essentiel de discuteravec les grands donneurs d’ordre et de leur montrerce qui se fait de mieux ailleurs.

Régis de CLOSETSLe contexte est marqué par des pressions sur les prixet une compétition entre les différents acteurs. Fairede la prévention coûte de l’argent et renchérit les of-fres. Comment intégrer la prévention dans la compé-tition sur les tarifs?

Vincent DETEMMERMANLa règle de l’attribution au prix le plus bas est unesource de problèmes infinis, dont la fraude sociale. Àpartir du moment où seul le prix compte, on a ten-dance à faire l’impasse sur ce qui prend du temps,dont notamment la sécurité. Or la non-sécurité coûtecher. En Belgique, 8 % du temps de travail disparaît àcause d’elle, ce qui représente un coût de 180 M€.La moitié de cette somme permettrait de faire avan-

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cer les choses considérablement, sans que cela coûtequoi que ce soit à la société ou à la construction elle-même. Il est possible d’agir de différentes façons au niveaudu prix. L’une des bonnes pratiques que nous avonsidentifiées parmi les donneurs d’ordre les plus enga-gés consiste à faire de la sécurité un critère de sélec-tion. Lorsque vous travaillez pour les grandesentreprises extractives du monde, dans l’industrie si-dérurgique ou la pétrochimie, on vous demande enpremier lieu quelles sont vos statistiques de sécurité.Si elles sont mauvaises, vous n’êtes pas retenu. Fairede la sécurité un critère de sélection est un moyend’agir indépendamment du prix. Une autre solution consiste à identifier dans la remisede l’offre le poste “mesures de sécurité”. Il est alorspossible de neutraliser ce coût dans la comparaisondes prix. Le coût de la sécurité ne devrait pas êtrepris en compte dans la compétition.Une dernière possibilité a été mise en place auxPays-Bas dans le domaine ferroviaire. L’agence degestion des réseaux a développé le système “échellede la culture de sécurité”. Cette échelle comporte 5niveaux. Pour remettre une offre, il est nécessaired’atteindre le niveau 3. Si vous dépassez ce niveau,vous bénéficier d’un avantage jusqu'à 10 %. Notrepari est de dire que ce surcoût éventuel n’en est pasun. Ceux qui connaissent le secteur des travaux pu-blics savent que le prix le plus bas au début n’est pasnécessairement le coût le plus bas à la fin.

Régis de CLOSETSJennifer WOLF HOREJSH, votre organisation auxÉtats-Unis réunit entreprises, assureurs et acteurs dusecteur public. L’IAIABC est une plateforme qui leurpermet de partager leur point de vue sur la culturede prévention. À votre avis, quels sont les véritablesleviers des assureurs et des entreprises pour s’enga-ger dans une culture de sécurité et de prévention?

Jennifer WOLF HOREJSHJe suis très honorée de participer à cette tableronde. L’IAIABC est la plus ancienne organisation re-présentée aujourd’hui. En effet, elle a été créée il y a105 ans.En ce qui concerne la culture de prévention aux

États-Unis, beaucoup d’entreprises ont compris la né-cessité d’adopter cette approche pour des raisonspurement économiques et financières. Dans un sys-tème capitaliste, le levier principal est économique etfinancier. Il ne s’agit pas uniquement d’une questiond’investissement dans des stratégies et dans la for-mation. Le retour sur investissement est bien plusgrand. Non seulement le taux d’accidents est réduit,ce qui permet de faire directement des économies,mais vous faites aussi des économies indirectes, entermes de productivité. Vous n’avez pas à engagerdes intérimaires pour remplacer les salariés en arrêt.L’entreprise doit considérer que ses employés sont saplus grande valeur. Cette nouvelle philosophie estdésormais partagée dans un très grand nombre d’en-treprises. La culture de prévention correspond parfai-tement à cette logique, car on investit dans la santéet la sécurité des collaborateurs, on leur donne desoutils et on leur enseigne les bonnes pratiques, cequi leur permet au final d’être plus productifs.

Régis de CLOSETSLes États-Unis sont des pionniers dans la culture deprévention. Vous organisez beaucoup de formationssur les bonnes attitudes, les bons gestes depuis long-temps. Quel est votre point de vue sur ces change-ments d’attitude et de comportement?

Jennifer WOLF HOREJSHLe rôle des autorités réglementaires est en train dese transférer. Les salariés sont de plus en plus impli-qués dans ce type de stratégie, mais peuvent crain-dre de ne pas avoir leur mot à dire. Or il fautconsidérer que la culture de prévention vient en com-plément et non en concurrence avec ces autorités.Au Canada et aux États-Unis, celles-ci ont moins demoyens pour indemniser les salariés. Elles disposentde moins de ressources pour vérifier que les règlessont appliquées et pour dispenser des formations. Ilfaut donc s’appuyer sur ses propres ressources etchercher à développer la culture de prévention en in-terne.

Régis de CLOSETSPensez-vous qu’il existe des difficultés à traiter laquestion de la culture de prévention dans les PME-

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TPE? Celles-ci font-elles l'objet de programmes ci-blés par votre association?

Jennifer WOLF HOREJSHAbsolument. Les petites entreprises représentent unréel enjeu. Celles de moins de 500 collaborateurs re-présentent 95 % des employeurs aux États-Unis.38 millions de personnes travaillent pour des entre-prises de moins de 100 salariés. Des programmes lesconcernant spécifiquement ont été mis en place danscertains États, comme la Californie. Le ministère duTravail de cet État et plusieurs universités ont mis enplace des programmes inspirés de nos programmesfédéraux qui ciblaient plus particulièrement les TPEet les PME, et notamment le commerce. Ces pro-grammes de formation proposent d’aborder lesquestions de prévention et de sécurité au travailselon un angle différent. Dans l'Ohio, nous travaillonsavec les directeurs de TPE-PME à travers des cam-pagnes de sensibilisation qui couvrent tous les as-pects de la santé au travail. Nous leur apportons uncomplément afin de les inciter à se lancer dans cesdémarches.

Régis de CLOSETSNous allons parler de la démarche mise en place parle Groupe SEB et notamment les programmes “Sa-fety in SEB” et “Health in SEB”. Stephan WANHOUT,vous êtes ancien directeur de site et aujourd’hui directeur Santé-Sécurité du Groupe. Que vous ins-pire cette notion de culture de prévention? En quoivous reconnaissez-vous dans tous nos échanges?

Stephan WANHOUTNous nous inscrivons dans cette culture de préven-tion. Le Groupe SEB a la chance de concevoir sesproduits, de les industrialiser et de les fabriquer. Il esttout à fait possible de faire de la prévention dès laconception de nos produits. Nous pouvons faciliterdes problèmes de maintenabilité et d’accès aux opé-rations de maintenance si nos équipements sontconçus en conséquence. La notion de préventionpeut prendre tout son sens dès la conception desproduits. Nous ne nous limitons pas à la partie tech-nique. Nous nous intéressons aussi à la partie organi-sationnelle et humaine.

Régis de CLOSETSEn quoi, tout ce que nous venons de dire reste aussiun rêve à l’échelle d’une entreprise comme la vôtre?

Stephan WANHOUTC’est un rêve qui peut devenir réalité. La sécurité etla santé doivent être managées au quotidien, à tousles niveaux, avec toutes les parties prenantes. Il fautconverger vers l’aboutissement de ce rêve, même sichacun sait qu’il est compliqué de tendre vers le zéroaccident. Mais nous disposons d’autres leviers, enanalysant des événements, en capitalisant, en parta-geant les bonnes pratiques. On parle souvent de lasécurité en cas de problème. Mais on se doit aussi dedire quand des choses sont bien faites, quand onidentifie des bonnes pratiques.

Régis de CLOSETS SEB est un groupe industriel qui se trouve dans unenvironnement très compétitif. L’objectif avec “Safety in SEB” est d’instaurer une évaluation desrisques participative à grande échelle sur l’ensembledes postes de travail, de la conception aux phasesd’industrialisation. “Health in SEB” a contribué à lamontée en compétences interne autour des ques-tions de santé et sécurité au travail. Cette volontéd’intégrer l’ensemble des postes de travail a été trèsprésente dès le premier programme en 2012. Quelsétaient les challenges du développement d’une telleapproche? Quels étaient les grands objectifs portéspar ces deux programmes?

Stephan WANHOUTLe groupe SEB a toujours été fortement engagé dansla santé et sécurité, plaçant ces questions au centrede ses préoccupations. Le respect de la personne estd'ailleurs l’une des cinq valeurs du Groupe. Nous at-tribuons une forte importance à l’humain. Les deuxprogrammes ont été déployés à l’échelle mondiale.“Safety in SEB” visait clairement à placer la sécuritéen priorité et à capitaliser sur les bonnes pratiques.L’objectif était aussi d’inciter tous les collaborateurs àfaire remonter les situations dangereuses et les traiterrapidement. Il est essentiel de pouvoir vite partagerun pourcentage important d’événements. Nous vou-lions aussi partager le même niveau d’exigence et de

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compétence à l’échelle mondiale, en tenant comptedes différences de culture entre les pays. Le programme “Health in SEB” est plus lié à l’identi-fication des risques associés à notre métier et à lamise en place des actions préventives nécessaires.L’idée est de porter une politique sécurité très forteélaborée par le comité exécutif. Il faut avoir une or-ganisation santé et sécurité claire et définie àl’échelle mondiale. Il est aussi essentiel d’intégrertoutes les parties prenantes, du bureau d’études quiconçoit les produits jusqu’à l’ingénierie, la productionou la logistique. Il est ainsi possible de prendre encompte en amont des problèmes de port de charges.

Régis de CLOSETSDans quelle mesure votre démarche oblige-t-elle àchanger la vision du risque?

Stephan WANHOUTImpliquer l’ensemble des collaborateurs dans la sécu-rité et la santé au quotidien est essentiel. Il faut don-ner du sens à la démarche et aux enjeux. Les gens neviennent pas travailler pour se blesser. Ils doivent ren-trer chez eux en bonne santé. Il faut inciter tout lemonde à remonter les problèmes. Nous utilisons unoutil très simple : la pyramide de la sécurité. Plus lescollaborateurs remonteront des situations dange-reuses et plus nous nous engagerons à les traiter ra-pidement, plus nous éviterons les accidents. Il esttrès important de donner du sens à la démarche etd’impliquer tous les collaborateurs pour qu’ils soientacteurs de leur propre sécurité.

Régis de CLOSETSUn lien entre ces plans d’action et la performancedes équipes et du groupe existe-t-il ?

Stephan WANHOUTNous nous situons dans un environnement très com-pétitif. Par les programmes que nous menons, nousdémontrons au quotidien que l’on peut associersanté-sécurité et performance. Ces deux aspects nesont pas contradictoires. Quand on travaille dans unenvironnement organisé, propre et sécurisé, onconstate des progrès en termes de qualité, de bien-être au travail.

Régis de CLOSETSDisposez-vous d’indicateurs objectivés?

Stephan WANHOUTNous disposons d’indicateurs de performance, dequalité et de ressenti. L’objectif est aussi d’être sur leterrain pour être proche des collaborateurs. La plu-part des idées viennent du terrain. La remontée dessituations et les délais de traitement, qui représen-tent des enjeux importants, peuvent aussi être mesu-rés. On peut associer santé-sécurité et performanceau quotidien sans problème.

Joachim BREUERJ’aimerais intervenir sur ce point. Je suis toujourscontrarié quand on me parle de la pression sur lesprix, du fait que les entreprises ne veulent pas inves-tir dans la préventionNous disposons d’une étude internationale qui mon-tre la réalité des retours pour les entreprises qui ontinvesti dans la prévention. Les situations sont diffé-rentes selon les secteurs d’activité et les pays, maisen moyenne, il a été démontré que le retour sur in-vestissement était de 2,3. Le prix proposé dans unappel d’offres ne correspond pas à celui que vouspayez. Il faut aussi tenir compte de tous les coûts as-sociés à un accident et qui pèsent sur l’ensemble dela société. Les chiffres des appels d’offres ne sont pascorrects. Il faut promouvoir un changement de para-digme, non seulement sur le lieu de travail, mais pluslargement dans l’état d’esprit général. Il y a bien plusà attendre de la sécurité que le prix affiché sur unappel d’offres.

Stephan WANHOUTJe voudrais ajouter un point. Les notions de montéeen compétences et de formation sont très impor-tantes pour accompagner le changement de culture.

De la salleDes incitations financières existent-elles aux États-Unis?

Jennifer WOLF HOREJSHLes maladies ou les accidents sont généralement prisen charge par des assurances privées. C’est la raisonpour laquelle il existe un lien entre l’employeur et

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l’assureur concernant l’indemnisation. L’employeur ala volonté de réduire le nombre d’accidents pour ré-duire le coût de la prime d’assurance à payer. Cettebaisse est considérée comme un avantage financier.L’employeur réalise aussi des économies en termesde coûts indirects, car il n’a pas besoin de faire appelà de l’intérim ou à effectuer une nouvelle embauche,ce qui réduit aussi les coûts en termes de ressourceshumaines ou de formation.

De la salleM. DETEMMERMAN, vous avez indiqué que vousaviez fixé des critères en matière de compétitivité etun bonus de 10 % sur une échelle de sécurité. Com-ment êtes-vous parvenu à faire accepter cette me-sure par le ministère de l’Économie?

Vincent DETEMMERMANCe système a été mis en place par ProRail, l’autoritéchargée du réseau ferroviaire aux Pays-Bas. Il s’agit d’unsystème de bonus pour ceux qui font notablementmieux que le minimum requis. Il peut aller jusqu’à 10 %.Cette mesure a été validée par les pouvoirs publics eux-mêmes. Nous aimerions encourager la société belge degestion de l’infrastructure ferroviaire à faire la mêmechose. J’espère que nous y parviendrons.

De la salleLe Groupe SEB a mis en place une culture de préven-tion à l’échelle mondiale. Je voudrais savoir dansquels pays il est le plus difficile de déployer la culturede prévention.

Stephan WANHOUTChaque culture est différente. Il est important pourun groupe comme SEB de bien la comprendre, cequi nécessite d’aller sur le terrain pour discuter avecles collaborateurs. Il ne faut pas se dire qu’un paysserait moins concerné. Tout changement nécessited’être accompagné, quel que soit le niveau de matu-rité. Il est essentiel de bien connaître son interlocu-teur, l’écouter et donner du sens.

Manal AZZILe concept de la santé et de la sécurité ne se limitepas au travail. En Inde, personne ne porte de casque

pour conduire un deux-roues. Les Indiens n’ont pasintégré cette notion de protection et de prévention.Il est donc difficile d’améliorer la santé et la sécuritéau travail alors qu’ils prennent autant de risques auquotidien. Pour nous, la culture de prévention est unconcept lié au mode de vie. Il importe de commen-cer très tôt, car il s’agit d’un enjeu de la vie quoti-dienne. Dans les pays sous-développés, oùl’éducation est moins structurée, nos activités visentplus à une prise de conscience. Il est impossible des’en tenir uniquement au monde du travail. Il fautaussi tenir compte du contexte national et culturel.

Joachim BREUERUne organisation internationale se doit d’être justevis-à-vis de tout le monde. Quand on parle de culturede prévention, il faut être franc. Il est clair que lescultures sont très différentes d’un pays à l’autre. Parconséquent, les résultats sont très différents. Noussavons que la culture de prévention fonctionne mieuxdans une société ouverte, où il est possible de s’ex-primer librement, de défendre son point de vue et oùl’accès aux informations est libre. Dans les pays où il n’existe pas de partenariat social,car employeurs et syndicats se font la guerre, il estimpossible de travailler sur les questions de sécuritéau travail ou sur la culture de prévention. Il existe desdifférences énormes dans le monde. Dans certainspays, même les facteurs de base n’existent pas. Lessyndicats sont bannis, il n’existe pas de presse libreni d’accès libre aux informations. C’est pourquoimoins de 50 % des pays du monde rassemblent lesconditions de base pour avoir ce genre de débat.

Manal AZZIChaque 28 avril se déroule la Journée mondiale de lasanté et de la sécurité. Cette année, nous réalisonsune grande campagne sur l’avenir du travail. Nous al-lons publier un rapport qui rassemblera toutes les di-rectives de l’OIT et nos réponses face auchangement climatique. J’espère que vous profiterezde cette campagne pour promouvoir la culture deprévention.

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Régis de CLOSETSSandrine MOCOEUR, vous êtes responsable santé etsécurité au travail sur le site vosgien de cette papete-rie norvégienne qui a été très prospère. Vous êtes ar-rivée dans un contexte de baisse d'activité pourdévelopper une politique de santé et sécurité au tra-vail, sachant que le site était marqué par une acci-dentologie importante et plusieurs accidents mortels.

Sandrine MOCOEUR En arrivant sur ce site en 2012, ma première questiona été : “Comment en est-on arrivé là?”. J’avais lachance d’avoir travaillé par le passé dans d’autres en-treprises, dont l’une de culture américaine et l’autrede culture égyptienne. Ma première réflexion a étéde m’interroger sur les raisons d’un tel bilan. J’inté-grais un groupe norvégien avec une culture norvé-gienne sur un site français. La culture française n’estpas la même. Dans ce groupe, on a voulu déployerles programmes tels qu’ils sont en place en Norvège,

ce qui n’a pas du tout fonctionné. Mon premierconstat a été une grande incompréhension qui se tra-duisait par une rupture entre la direction et les sala-riés. Mon premier objectif a été d’analyser ce fosséqui a conduit à cette situation. Le site était au pointmort, y compris économiquement. En effet, la renta-bilité après un accident mortel était impossible à ré-tablir.

Régis de CLOSETSDe nombreuses procédures avaient été mises enplace pour communiquer, mais les fondamentaux dela sécurité n’étaient pas rassemblés. L’édifice n’étaitdonc pas stable. A votre arrivée, d’un côté la direc-tion avait mis en place des mesures et ne comprenaitpas la situation, de l’autre les salariés estimaient queces mesures ne correspondaient pas aux attentes. Lasituation était donc complexe. Vous décidez, en lienavec le CHSCT, de déployer un plan d’actions surplusieurs années. Vous vous focalisez sur chaque

ACCOMPAGNER LES ENTREPRISES

Régis de CLOSETS

Julie BACHE BILLESBØLLE, vous êtes chef de section à l'Arbejdstilsynet, l’autorité nationale danoise en chargedes conditions de travail, dépendante du ministère du Travail. Vous avez créé d’étonnants “preventionpackages” qui permettent de financer le coût d’un intervenant assurant la mise en place d’une structure de pré-vention en interne.

Sandrine MOCOEUR, vous êtes responsable qualité et santé-sécurité pour la branche française de l’entrepriseNorske Skog Golbey, un groupe norvégien implanté dans les Vosges. Cette entreprise a pendant longtemps étéla plus grande papeterie d’Europe. Vous travaillez sur ce site depuis 2012. Vous y avez déployé une démarchede prévention énergique très participative. Vous nous l’expliquerez.

Karin STURM, vous êtes référente en assurance qualité au sein de l’AUVA en Autriche. L’organisme y est chargéà la fois de la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, de la gestion des rentes ver-sées ainsi de l’organisation des premiers soins, du traitement médical et de la réadaptation des personnes acci-dentées. Vous avez mis en place depuis vingt ans un service gratuit de conseil et d'accompagnement des petitesentreprises pour les aider à monter un service de prévention. Vous nous direz comment cela fonctionne.

Riccardo VALLERGA, vous êtes responsable au sein de l’INAIL en Italie de la coordination technique qui gère lesappels d’offres des entreprises bénéficiant d’aides financières pour engager des opérations de prévention desrisques. 370 millions d’euros ont été alloués ainsi l’année dernière. Nous verrons comment et avec quelles li-mites.

Sébastien VERDONCK, vous êtes ingénieur conseil manager en prévention des risques au sein de la CARSATNord Picardie. Vous y travaillez notamment sur un programme nommé Mobiprev, qui vise à apporter et consoli-der un système de prévention de base dans les entreprises de la région ayant parmi les plus forts taux de sinis-tralité.

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poste de travail, et travaillez en groupes avec pourchacun trois priorités. En quoi cette approche était-elle en rupture et comment s’est-elle concrétisée?

Sandrine MOCOEURCe site disposait déjà de nombreux éléments en ma-tière de prévention et de sécurité, comme des outilsinformatiques de remontée de presque accidents oudes procédures. Or, il n’existait plus du tout d’impli-cation et de communication au niveau des salariés.On s’est retrouvé dans une situation très conflic-tuelle, avec des salariés dont les besoins fondamen-taux n’étaient pas pourvus. Quand on parle deculture et de sécurité, on ne peut pas commencer àparler de comportement si les besoins de base nesont pas remplis sur le site. L’une des premières ac-tions a consisté à mettre en place des groupes detravail pour comprendre leurs besoins. Je ne suis pastrès adepte du bien-être au travail. En revanche, il meparaît essentiel que les salariés disposent des outilsnécessaires pour remplir leurs missions. Pendant troisans, je n’ai pas beaucoup tenu mon rôle de responsa-ble sécurité en charge des risques technologiques.J’ai en effet constitué des petits groupes, avec lesinstances, pour déterminer des priorités et répondreaux besoins fondamentaux et vitaux, tout en donnantde la visibilité à la direction.

Régis de CLOSETSCe programme, mené sur trois ans, a permis d’identi-fier des priorités spécifiques à chaque poste de tra-vail et de mener des actions. À partir de là, vous avezlancé une deuxième phase, qui a reposé sur une au-tonomisation des groupes de travail. Vous vous êtesimpliquée plus en amont pour amener la sécuritédans des programmes de biogaz ou d’automatisa-tion. En quoi diriez-vous qu’une culture de préven-tion s’est aujourd’hui développée chez les salariés,les managers et la direction?

Sandrine MOCOEURPour moi, la culture de prévention est encore ré-cente. Aujourd’hui, je sens qu’un virage a été pris,car je ne suis plus seule. Je ne tiens plus la main pourmettre en place les priorités dans les groupes de tra-vail. Je ne tiens plus la main pour faire des audits ou

des analyses. Les collaborateurs deviennent auto-nomes. Si un événement se produit, on va me joindrepour faire le point. Il y a 5 ans, tous les ateliers s’arrê-taient, tellement les problèmes de sécurité susci-taient des réactions exacerbées. Aujourd’hui, unproblème de sécurité ne gèle plus toutes les organi-sations. Personne n’est enchanté que des accidentsse produisent. Mais les accidents qui restent dansune proportion limitée font partie de la vie d’une in-dustrie. Les salariés sont complètement autonomessur ces sujets, ce qui me permet de donner une autrevisibilité à nos dirigeants sur des risques technolo-giques et de travailler plus en profondeur sur desprojets, dans une volonté de continuité des activitésdans l’entreprise. À mes yeux, le but de la sécuritéest de favoriser la continuité des activités.

Régis de CLOSETSJe voudrais voir maintenant quelles actions peuventêtre engagées pour accompagner la mise en placedes démarches de prévention. L’une d'elles consisteà conseiller les PME-TPE. Depuis une loi votée enAutriche, toutes les entreprises doivent avoir mis enplace un dispositif de prévention dans leur organisa-tion. En 1999, la loi a été complétée pour que lesPME s’inscrivent dans cette démarche, tout en leurpermettant de bénéficier d’un consultant qui vientune fois par an dans l’entreprise gratuitement. KarinSTURM, comment cette aide est-elle concrètementmise en place? L’AUVA effectue-elle aussi descontrôles?

Karin STURMJe vous remercie de cette invitation à témoigner. Ceservice gratuit s’adresse essentiellement aux PME,pour les aider à améliorer leurs dispositifs de santé etsécurité au travail. Il s’agit d’un partenariat de pré-vention où tous les acteurs sont impliqués : expertsprévention, employés et employeurs. Nous n’avonspas vocation à contrôler ou à inspecter les entre-prises. C’est le rôle de l'Inspection du travail. Qu’en est-il de ces experts de prévention? Il s’agitprincipalement d’ergonomes, d’ingénieurs sécuritéqui se rendent sur site. Pour chaque consultation, oncommence par une visite de tous les lieux de travaildu site en question. Nous allons leur parler des nou-

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30 SANTÉ-SÉCURITÉ AU TRAVAIL : QUELS LEVIERS POUR UNE CULTURE DE PRÉVENTION EN ENTREPRISE?•••• REF. EUROGIP-144/F

velles lois et normes. Nos experts prodiguent dessuggestions d’amélioration des postes de travail desemployés, en dialoguant avec les employeurs. Ilsévoquent aussi les campagnes de prévention an-nuelles. Nous parlons aussi de la formation à la santéet à la sécurité au travail. Les experts fournissent desdossiers sur lesquels ils peuvent travailler, comme surla réduction du bruit ou l’ergonomie. Nous publionsdes brochures qui portent sur l’évaluation desrisques. À la fin de chaque consultation, l’expert ré-dige un rapport avec toutes les mesures de préven-tion conseillées. Le nombre de visites des expertsdépend de la taille des entreprises.

Régis de CLOSETSVous avez également développé des applicationsmobiles qui aident à renforcer les dispositifs de pré-vention et s’adressent à la fois aux employés et auxemployeurs. Ces applications ont-elles permis d’amé-liorer la culture de prévention?

Karin STURMNous avons conçu différentes applications : l’encyclo-pédie de la prévention, les premiers soins, les postesde travail informatiques. Toutes ces applications sontinteractives. Elles visent à améliorer la santé et la sé-curité au travail. Vous pouvez utiliser une applicationpour la signalisation. Si vous ne connaissez pas la si-gnification d’un panneau, l’application vous aide à lacomprendre. Vous pouvez aussi saisir des mots-clésqui vont vous donner des explications sur les risques.Nous avons également une application levage ettransport très utile pour la formation. En effet, vouspouvez prendre une photo d’un collègue qui soulèveune caisse. Vous marquez les articulations et vous sai-sissez différentes données : poids, âge et sexe de lapersonne, poids du colis. Ensuite, l’application per-met de faire une analyse de sa technique de levage.Vous pouvez ainsi apprendre à mieux soulever un pa-quet. Il s’agit d’une forme de coaching.

Régis de CLOSETSLes quelque 550 millions d’euros investis en 20 ansd'existence d'AUVASicher ont-ils fait l’objet de cri-tiques? Avez-vous procédé à une analyse pour éva-luer la rentabilité d’un tel projet?

Karin STURMCes dépenses valent la peine. Nos statistiques indi-quent que les arrêts après accidents sont de 16 joursdans les sociétés qui ont bénéficié de nos conseilscontre 18 jours en moyenne. Or une journée d’arrêtcoûte environ 180 €, si l’on tient compte de l’arrêt dela production, du recrutement d’un intérimaire. Lesaccidents du travail ont des conséquences matériellesmais aussi immatérielles qui sont plus difficiles à valo-riser, comme la souffrance ou la douleur de la victime.À travers des questionnaires à remplir en ligne, lesentreprises expriment leur reconnaissance d’avoir bé-néficié de conseils, de soutiens, de supports, car lesemployés sont leur valeur la plus importante. Préser-ver la santé des employés représente un enjeu impor-tant pour les employeurs. Le taux de satisfaction desentreprises est de 80 %, et 70 % des employeurs re-commanderaient nos conseils.

Régis de CLOSETSAu Danemark, les “paquets prévention” ont été misen place en 2011 afin d’offrir la possibilité aux petitesentreprises avec des taux de sinistralité élevés de bé-néficier de l’aide d’un expert, d’un conseiller ou d’uncoordinateur, pouvant être extérieur à l’entreprise.Un organisme public va couvrir le salaire de cettepersonne pendant toute la période où elle viendraaider l’entreprise, avec l’objectif de mettre en œuvreun programme de prévention. Pourquoi un tel dispo-sitif a-t-il été lancé? Avec quels résultats?

Julie BACHE BILLESBØLLELe premier package a été financé par un fonds deprévention et visait quelques industries particulières.Ensuite, nous avons partagé ce financement avec lesentreprises privées et publiques qui souhaitaient ré-duire les accidents. Nous avons développé ces for-mules pour 19 secteurs industriels différents. Nousavons créé 39 packages de mesures supplémentaires.3000 entreprises ont bénéficié de ce dispositif. Cespackages sont le fruit d’un travail commun entre monagence et notre autorité nationale qui dépend du mi-nistère du Travail.

Régis de CLOSETSVous avez créé une méthodologie qui est utilisée

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dans chaque entreprise afin d’améliorer la concerta-tion concernant la prévention. Comment fonctionnece dispositif ? Comment s’adapte-t-il à chacun dessecteurs?

Julie BACHE BILLESBØLLENous avons produit une brochure avec des conseils,étape par étape, selon une méthode prédéfinie. Ellese base sur le principe d’une bonne participation desemployés. L’un des packages concerne la violence,les menaces et le harcèlement dans l’entreprise. Cedispositif nécessite 4 à 9 mois de préparation et detravail.Nous avons préparé 36 packages. Nous n’avons pasdéfini un paquet générique car aucune méthode nepermet de couvrir tous les secteurs. Notre approchenécessite une participation de la part de l’entrepriseet une bonne organisation. Il convient que les initia-tives prises soient réellement durables.

Régis de CLOSETSAujourd'hui, il n'y a plus de financement à la clef.Vous avez fait une étude pour mesurer les résultatsdes packages. Pensez-vous qu’ils justifient l’arrêt deleur financement?

Julie BACHE BILLESBØLLEAu contraire, les résultats ont été excellents. Noustravaillons sous l’autorité du ministère du Travail. L’ar-rêt du financement est une décision politique. Uneévaluation a permis de montrer que les entreprisesayant utilisé ces packages avaient moins de cas deviolence ou de harcèlement. Elles avaient de meil-leures connaissances en matière de droit et de pré-vention de la violence. Elles avaient améliorél’environnement psychosocial du travail. Des obsta-cles sont nés du fait que les entreprises ont du mal às’approprier certains aspects de la méthode. Eneffet, elles doivent prendre en compte tant de don-nées qu’il faut du temps pour l’assimiler et la pro-mouvoir. Il s’avère qu’il est parfois difficile dedistinguer notre rôle en tant que représentant d’uneautorité étatique et le produit lui-même.

Régis de CLOSETSNous avons déjà présenté une partie du système ita-

lien d'incitation à la prévention mis en place depuis2009 par l’INAIL, l’instance publique chargée de l'as-surance, la prévention des risques et l'indemnisationdes victimes, lors de précédents Débats d’Eurogip.Ce système propose un financement pouvant couvrirjusqu’à 65 % du coût du dispositif de prévention,qu’il s’agisse d’équipement, de formation, d’aména-gement de site, la prime étant comprise entre5000 et 130000 €. Le fonds est alimenté par les ex-cédents de cotisations, selon un montant qui variechaque année. La première année, en 2010, 60 M€ont été distribués. Ce fonds a atteint 370 M€ en2018. Il s’agit d’un vrai succès. Le dispositif est trèsinnovant. Les entreprises soumettent leur dossier enligne. Elles reçoivent un financement si leur demandeest acceptée, après un audit pour vérifier que les me-sures ont bien été prises. Riccardo VALLERGA, vous êtes le coordinateur dudépartement qui gère ces aides. Dans quelle mesurece dispositif permet-il de traiter les problématiqueslà où elles sont les plus critiques, c’est-à-dire là où lesentreprises ont le moins de moyens?

Riccardo VALLERGAL'INAIL favorise les micro et petites entreprises enleur attribuant un score inversement proportionnel àleur taille. De plus, l’appel d’offres est divisé en plu-sieurs axes de financement pour permettre aux en-treprises d’investir dans le renouvellement demachines et d’améliorer l’environnement de travail.Il est simple d'y participer mais nous accordons uni-quement des aides aux entreprises qui présentent lesrisques les plus élevés lorsque le projet est bon sur leplan technique, ce qui est plus difficile à obtenir.L’objectif est de traiter plusieurs risques : bruit, vibra-tion, management de l’entreprise, etc. Or il convientde tenir compte de plusieurs aspects du dossier, cequi implique de procéder à la vérification techniquedu projet pour comprendre le niveau de réductiondes risques. Il s’agit souvent de problèmes très tech-niques. Le changement d’une machine peut ne pasréduire le risque d’exposition, par exemple. En effet,dans une même entreprise, on peut trouver beau-coup de machines dans le même environnement. Unsimple changement de machine ne suffit pas tou-jours. C'est pourquoi l'INAIL a entamé un processus

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de schématisation des formulaires au cours des deuxdernières années pour simplifier la rédaction de pro-jets.

Régis de CLOSETSLa demande est traitée selon un système de scoring,qui tient compte du projet mais aussi du secteurd’activité - cette année, les secteurs prioritaires défi-nis par l'INAIL étaient la pêche et le textile - et de lataille de l’entreprise. En 2018, vous avez consacré2 M€ spécifiquement à des actions liées à l’améliora-tion des organisations et au management de la santéet de la sécurité. Il paraît plus simple de porter unprojet visant à changer du matériel. Comment uneentreprise peut-elle soumettre et défendre un telprojet en ligne? Quels aspects financez-vous?

Riccardo VALLERGAEn 2018, nous avons en effet choisi de créer un axefinancier spécifique car nous avions trop de concur-rence avec les autres projets. Les entreprises qui vou-laient introduire un nouveau système demanagement avaient des difficultés à faire valoir leurprojet parce que les 370 M€ sont très vite réservésen ligne bien que le temps d’accès à la page Internetsoit différent selon les régions. Les entreprises dispo-sent de plus d’un mois pour s’inscrire et remplir lademande en ligne est simple car il suffit d’indiquer letype de système de management que l’entreprisesouhaite mettre en œuvre (ISO 45001, SA 8000, etc.).Elles reçoivent ensuite un code d’identification pourparticiper au “click day”.

Régis de CLOSETSVous avez aussi mis en place un système debonus/malus associé à des actions de prévention,permettant aux entreprises de bénéficier d’une ris-tourne. 200000 entreprises en ont bénéficiéentre 2010 et 2014. Comment fonctionne ce sys-tème? Dans quelle mesure est-il complémentaire duprécédent?

Riccardo VALLERGAIl s’agit d’un système très différent car les entreprisesdisposent des deux premiers mois de l’année pourremplir leur formulaire en ligne. Il propose beaucoup

de possibilités d’intervention, comme des forma-tions, l’achat de défibrillateurs, la participation activedes médecins, etc. Le système ne prévoit pas de li-mite au nombre d’entreprises pouvant bénéficier dela réduction des cotisations qui dépend toutefois dela taille des entreprises et de leur niveau de risque ;c’est pour cela que le montant de la réduction peutne pas être intéressant pour les petites entreprisesayant des risques faibles telles que celles des sec-teurs du commerce, du textile ou de la chimie et, aucontraire, être intéressante pour les grandes entre-prises.

Régis de CLOSETSSébastien VERDONCK, certes, les aides financièressimplifiées existent, tout comme les ristournes ou lescontrats de prévention. Mais la CARSAT Nord Picar-die a imaginé une autre approche, avec un dispositifnommé Mobiprev qui est spécifiquement destiné aux1000 entreprises ayant la plus forte sinistralité. Lebut est d'essayer de construire avec elles les fonda-mentaux d’une stratégie de prévention. Pourquoiavez-vous centré ce dispositif sur ces entreprises?Quels fondamentaux cherchez-vous à mettre enplace?

Sébastien VERDONCKEn tant qu’assureur solidaire des risques profession-nels, notre feuille de route souligne l’intérêt d’agirauprès des entreprises à sinistralité atypique. Cellesqui ont une sinistralité élevée sont majoritairementdes entreprises de moins de 70 salariés, plus oumoins éloignées de la prévention. Elles ne connais-sent par exemple pas bien les dispositifs pour préve-nir les TMS. Il est apparu nécessaire de préparer leterrain avant d’intervenir sur ce genre de probléma-tique. Nous accompagnons ces entreprises en leurproposant une méthodologie pour ancrer les fonda-mentaux de la prévention et les engager vers d’au-tres démarches plus élaborées. Mobiprev évalue le niveau en santé et sécurité au tra-vail dans l’entreprise. Ce dispositif permet un accom-pagnement à l’aide d’une offre de servicespersonnalisés, dans le but d’atteindre un socle com-mun de prévention composé de 3 éléments : • désigner un salarié compétent sur le champ de la

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santé et sécurité au travail : il doit participer àl’analyse des risques professionnels ;

• mener une analyse formalisée de chaque accidentde travail, qui intègre un plan d’action technique,organisationnel et humain. Celui-ci doit être misen œuvre concrètement pour réduire les risquessur le terrain ;

• mettre à jour l’évaluation en fonction des événe-ments dans l’entreprise et disposer d’un docu-ment unique qui formalise l’évaluation desrisques.

Régis de CLOSETSVous avez créé Mobiprev 2 pour accompagner lamontée en compétences des entreprises. Il proposede la formation pour le salarié référent, afin d’auto-nomiser ses missions. Vous vous adressez aux “mau-vais élèves” de la classe. Néanmoins, il n’est pastoujours facile d’établir le contact avec ces entre-prises et de le garder. Dans quelle mesure ce disposi-tif permet-il de mettre le pied dans la porte et deconstruire une vraie relation de confiance? Quellessont les principales difficultés que vous rencontrezpour pérenniser durablement ces fondamentaux?

Sébastien VERDONCKNous essayons de rendre les entreprises les plus auto-nomes possibles, grâce à la montée en compétencesdu salarié référent sécurité, via la formation. Il convient aussi de s’assurer que ce salarié dispose demoyens en termes de temps, d’autorité, de budget.Au départ, nous établissons un état des lieux pour dé-finir les besoins de l’entreprise via une grille d’évalua-tion en santé et sécurité au travail. Nous identifionsavec l’employeur et les représentants du personnel lesforces et faiblesses et l’offre de service qui peut êtremise en place. Pour les convaincre, nous insistons sur l’intérêt pourl’entreprise de mettre en place ces changements, qu’ils’agisse d’enjeux économiques, humains, techniquesou organisationnels. L’une de nos difficultés est detrouver les bons leviers pour convaincre l’entreprise des’inscrire dans cette démarche. Chaque agent de laCARSAT doit trouver les bons arguments qui permet-tront de convaincre de l’intérêt d’opérer un premierchangement dans la culture de l’entreprise.

Régis de CLOSETSSandrine MOCOEUR, avez-vous bénéficié d’aides oud’accompagnements de préventeurs comme la CARSAT?

Sandrine MOCOEURJe n’ai pas cherché à bénéficier d’aides car à mesyeux, elles sont souvent très ciblées sur des thèmesqui ne correspondaient pas à mes priorités. C’est lecas par exemple de TMS Pro. Nous avons dû formerune personne référente alors qu’il ne s’agissait pasd’un enjeu majeur pour la sécurité des salariés. J’aieu la chance de pouvoir discuter très ouvertementavec la CARSAT en expliquant ma situation. Nousnous sommes substitués aux dispositifs existants, enimaginant notre propre système. Nous avons attribuépar secteur un montant par an, sur la base d’uncontrat. Les équipes de ces secteurs avaient obliga-tion de mener à bien trois actions sécurité dans l’an-née, en respectant le budget déterminé. Celui-cis’élevait à 10000 euros pour un secteur de cinqéquipes. Il revenait aux chefs d’équipe de déciderdes actions et de les mettre en place.

De la salleJe suis préventeur au sein de l'entreprise 3M depuisplus de 14 ans. Ma question porte sur les aides auxPME. Dans une grande entreprise comme la mienne,il existe un suivi pluriannuel de l’efficacité des me-sures. Quel est le suivi effectué lorsque des aidessont accordées à des TPE-PME pour s’assurer que lesmesures sont pérennes?

Riccardo VALLERGAL’entreprise est libre de décider des projets qu’ellesouhaite mettre en place. Nous examinons unique-ment les risques traités et le niveau d’amélioration.Nous avons financé un grand nombre de projets dansdifférents secteurs et dans des entreprises de taillesvariées. Or il est très difficile de faire des comparai-sons statistiques. Nous avons donc mené des étudessur des échantillons d’entreprises de la même tailleet appartenant au même secteur. Nous avons analyséles accidents, en comparant les entreprises aidées etcelles qui ne l'ont pas été. Les premiers résultats sontbons. Mais il s’agit seulement d’une première étude.

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Ce système existe depuis 2009. Les appels à projetsévoluent chaque année. Il est très difficile d’établirdes comparaisons.

Sébastien VERDONCKIl existe une aide régionale pour les entreprises demoins de 50 salariés. Si elles s’engagent à mettre enplace un salarié désigné compétent en santé et sécu-rité au travail et qu’il suit une formation habilitée parle réseau CARSAT-INRS, nous pouvons, sous réserve,de la prise en compte de critères d’éligibilité, partici-per à hauteur de 50 % du financement dans le pland’action. Nous vérifions notamment que le salarié désigné suitbien sa formation. Nous nous assurons qu’une lettrede mission est établie et que ses missions définiespar l’employeur lui permette de s’impliquer et d’ani-mer la démarche de prévention… Nous vérifions queles actions proposées correspondent à nos prescrip-tions, issues de notre propre état des lieux réalisélors de visites d’accompagnement.

De la salleEn tant que médecin du travail, nous avons parfois lasurprise de découvrir que l’entreprise s’est engagéedans une démarche de prévention avec la sécuritésociale. En parlant aujourd'hui des leviers pour uneculture de prévention dans l’entreprise, ne pensez-vous pas qu’il serait souhaitable de mieux coopérerentre les ingénieurs de prévention des CARSAT et lesmédecins du travail, ne serait-ce que dans le cadredu CPOM, l’instance qui contractualise les accordsde coordination de la prévention de la sécurité so-ciale et des services de santé au travail ?

Sandrine MOCOEURAu sein de notre entreprise, j’organise une réunionmensuelle avec notre médecin du travail pour déter-miner les objectifs en fonction des salariés, en cas de

reclassements à prévoir. Nous faisons alors appel àdes aides auprès d’ingénieurs du service de santé autravail. En revanche, malgré quelques contacts avec la CARSAT, nous faisons très peu appel aux aides pro-posées. Nous nous appuyons beaucoup plus sur lesmédecins du travail et sur les ingénieurs du servicede santé au travail.

Sébastien VERDONCKLa CARSAT a créé un guide "salarié désigné compé-tent" qui est à disposition des employeurs pour biendéfinir quel salarié peut le devenir. En interne, ce ré-férent travaille avec tous les salariés de l’entreprise :direction, encadrement, salariés, représentants dupersonnel. Mais il travaille aussi avec des acteurs ex-ternes, à commencer par les SST composés de mé-decins du travail, qui peuvent aider les entreprises àréaliser l’évaluation des risques professionnels.

De la salleMadame MOCOEUR, vous avez mentionné une dé-marche consistant à attribuer un budget de 10000 €aux équipes pour réaliser trois actions dans l’année.À quel moment avez-vous mis en place ce dispositif ?Avez-vous senti un changement dans leur motiva-tion?

Sandrine MOCOEURJe ne l’ai pas mis en place immédiatement. Il afallu d’abord mener une phase de diagnostic avecles partenaires sociaux. Ce système a été déployérapidement, deux ans après mon arrivée. L’objectifétait de montrer aux salariés que la mise en placed’actions pouvait prendre du temps. Ils devaienteux-mêmes identifier leurs priorités. Cette dé-marche a permis d’apporter une réponse à leursbesoins, mais elle a aussi valorisé les salariés et adéveloppé un sentiment de reconnaissance.

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Régis de CLOSETS Patrice LAMENDOUR, vous avez engagé un pro-gramme il y a plus de 2 ans pour repenser l’organisa-tion de votre site de production de plus de 200employés autour d’enjeux de santé et sécurité au tra-vail. Ce site connaissait une accidentologie assezforte. Vous avez décidé de transformer l’ensemble del’organisation du travail. Le taux d’accidentologie aété divisé par trois. De quelle situation concrète êtes-vous parti ? Comment avez-vous choisi d’aborderl’enjeu de la santé et de la sécurité au travail ?

Patrice LAMENDOUREurophane conçoit et fabrique des produits d’éclai-rage, un secteur très concurrentiel, comportant beau-coup d’opérations manuelles. J’ai pris mes fonctionsde directeur industriel en 2016. L'entreprise se trou-vait dans un climat social difficile lié à une opérationde cession et à un climat de tension avec le CHSCTet la CARSAT. Nous avons été dans une situationd’attentisme sur l’hygiène et la sécurité. Des élé-ments de culture de sécurité étaient en place, mais ilsn'étaient que partiellement respectés. Le taux de ma-

ladies professionnelles et de RPS était important,l’accidentologie était élevée et le Document unique(DU), bien que renseigné, était peu exploité. Nousfaisions face à une nébuleuse de risques et personnene savait comment les traiter.La première démarche a consisté à mesurer et carto-graphier les situations de travail à risques et d’adop-ter une approche pragmatique. À l’issue de ce travaild’analyse du DU, nous avons identifié six zones prio-ritaires. Nous avons profité du CHSCT pour expliquerl’état des lieux. C’était aussi l’occasion de marquerune rupture avec l’encadrement précédent et notrevolonté de vouloir faire bouger les choses, aussi bienen interne qu’en externe, vis-à-vis de la CARSAT.Nous sommes ainsi sortis de cette nébuleuse pourmontrer que des actions pouvaient être lancées.Nous sommes revenus dans une relation de partena-riat avec les différents acteurs de la sécurité. À cetteoccasion, la CARSAT nous a proposé son supportpour gérer les TMS.

Régis de CLOSETSVous lancez sept grands chantiers qui balaient l’en-

CULTURE DE SÉCURITÉ ET MANAGEMENT DE LA SST DANS L’ENTREPRISE

Régis de CLOSETS Nous avons vu comment il était possible d’instaurer et de consolider des démarches de prévention grâce à desaides et des expertises extérieures. Mais l’enjeu est aussi d’agir sur les facteurs organisationnels et managériauxpour développer à grande échelle et pérenniser une culture de prévention. Pour en parler, j’accueille :

Ivan BOISSIERES, vous êtes directeur général de l’Institut pour une culture de sécurité industrielle, une structureunique en son genre, créée à la suite de l’accident de l’usine AZF en France. Il rassemble chercheurs, entreprises etacteurs de terrain pour bâtir une culture de sécurité. Vous réfléchissez aux modes d’intégration d’une telle culturepartagée au sein des organisations et montez des programmes de formation adaptés.

Éric DRAIS, sociologue des organisations à l’INRS, vous menez actuellement un travail de définition des cadres dela culture de prévention et avez contribué à la mise en place d’outils d’évaluation pour permettre aux entreprisesde mieux comprendre où elles en sont dans ce domaine.

Patrice LAMENDOUR, vous êtes directeur industriel d’Europhane, une entreprise normande spécialisée dans lestechnologies d’éclairages en extérieur qui a établi un vaste programme de prévention, centrée sur des approchesparticipatives et des démarches de co-conception.

Uwe MARX, vous présidez le sous-comité “intégration systématique de la santé et de la sécurité au travail dans lesentreprises” pour la BG de l'Aadministration en Allemagne. Vous participez également à un comité de la DGUVconcernant la nouvelle norme ISO 45001 qui veut valoriser les opportunités que représente la politique de préven-tion en entreprise.

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semble de la chaîne d’activité de votre site. Vous tra-vaillez aussi sur les phases de conception avec l’en-semble des acteurs, ce qui relève d’une démarche deprévention. Comment s’est jouée cette dernière auniveau de la co-conception? Quels ont été les im-pacts sur le résultat final?

Patrice LAMENDOURL’analyse a mis en lumière que nos processus de dé-veloppement et d’industrialisation étaient orientésqualité produit, coût, productivité, mais qu'ils lais-saient peu de place à la santé et à la sécurité au tra-vail. Ils prenaient peu en compte la pénibilité oul’ergonomie. La CARSAT a proposé qu’Europhanedevienne un site pilote en Normandie pour avancersur la démarche TMS Pro. Nos équipes ont été for-mées aux contraintes ergonomiques : gestes, pos-tures, charges, répétitions. Nous avons engagé desateliers par équipe, en partant des équipes de R&Det d’industrialisation, mais en impliquant aussi lesopérateurs pour faire remonter des informations duterrain et les associer à la démarche. À partir de ce travail, nous avons identifié des solu-tions et proposé un budget au comité de direction.Le CHSCT s’est fortement impliqué dans la dé-marche, voyant que la direction avait la volonté desupporter ces actions. Nous avons travaillé sur deséléments qui peuvent paraître basiques. Par exem-ple, en peinture, des crochets tombaient au sol, cequi générait des chutes. Nous avons mis une peinturebleue au sol, ce qui permettait de contraster par rap-port à la pièce tombée. Nous avons ainsi réduit lerisque d’accidents. Nous avons mis en place des brasmanipulateurs pour les charges importantes. Nousavons aussi orienté différemment un produit pouréviter à l’opérateur de prendre des postures compli-quées. Nous avons travaillé sur les 6 lignes de pro-duction pour les rendre ergonomiques. Nous avonsengagé 173 actions. L’équipe a passé 1000 heures,ce qui représente un investissement humain impor-tant. Nous avons investi un peu plus de 60000 €. Nous avons présenté tous ces résultats en interne eten externe, via des ateliers. Il en ressort une trèsgrande satisfaction générale, depuis la directionjusqu’à la CARSAT. Cette dernière a communiqué surcette opération.

Régis de CLOSETSÉric DRAIS, vous travaillez au sein du laboratoiredédié aux outils et démarches de prévention del’INRS et essayez de caractériser et d’accompagnerce que peut être la culture de prévention. Vous l’étu-diez notamment autour de deux secteurs trèscontrastés : l’aide à domicile et les laboratoires scien-tifiques de chimie. Quels sont les fondamentaux de laculture de prévention? Les avez-vous reconnus dansles exemples donnés par les entreprises?

Éric DRAISL’INRS essaie d’asseoir une définition de la culture or-ganisationnelle de prévention. La culture organisa-tionnelle existe dans l’entreprise. Il s’agit d’une partde la culture d’entreprise dédiée à la prévention. Laculture de prévention est liée à un travail de préven-tion, comme l’ont illustré les témoignages d’entre-prises aujourd’hui. Le travail de prévention supposeun travail sur l’organisation, avec des investissementsliés à des machines, un travail d’analyse des risques,un travail de retours d’expérience. Tout ce travail estorienté dans une perspective de souci de soi et desautres. La culture de prévention trouve son sens dansun investissement fort en prévention. Tout le mondepossède une culture de prévention, qu’elle soit limi-tée ou très aboutie.

Régis de CLOSETSUne chose est de caractériser la culture de préven-tion, une autre est de l’intégrer dans la matrice desorganisations.

Éric DRAISL’une des questions essentielles est le travail collectif,à l’intérieur de l’entreprise et avec les acteurs exté-rieurs. La difficulté tient à la mise en réseau des per-sonnes. À travers l’étude sur la culture de préventiondans le secteur du service à la personne, j’observecette difficulté à mettre en place une telle approche.Les agences d’aide à domicile regroupent plusieursdizaines de salariés qui passent très rarement dansles locaux. De plus, elles connaissent des taux de tur-nover de 90 % sur un an. Les employés sont peu qua-lifiés. Le lieu de travail est l’habitat des bénéficiaires.Les conditions de travail changent en permanence.

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En outre, si je me fie à d’autres travaux sociolo-giques, il existe des identités de métier très diffé-rentes entre des personnels auxiliaires de vie qui vonts’intéresser aux aspects physiques de la tâche ména-gère, alors que d’autres vont prêter attention auxtâches relationnelles. Les investissements dans lesmétiers ne sont pas les mêmes, ce qui donne unesensibilité à la prévention différente. Il est difficile decréer du collectif au sein d’organisations éclatées etmorcelées, avec des métiers eux-mêmes éclatés.

Régis de CLOSETSLa culture de prévention ne comporte-t-elle pas aussides travers? Les entreprises déploient des approchescomportementales, managériales, participatives. Différents outils existent pour essayer de changer lesorganisations. Constatez-vous des approches tron-quées ou dérivantes?

Éric DRAISDepuis ce matin, on en appelle globalement à l’auto-nomie des salariés et des experts dans l’investisse-ment et la promotion de la prévention. Mais il estpeu question des responsabilités. Or l’autonomie en-gage des responsabilités, au sens juridique du terme.Quand on parle de santé et sécurité au travail, il nefaut pas oublier qu’il y a une subordination entre lesalarié et l’entreprise. L’appel à l’autonomie derrièrel’idée d’une culture partagée et collective est unebonne chose. Mais il ne faut pas oublier le cadre dutravail.

Régis de CLOSETSA l’INRS, vous avez développé un outil permettantd’établir un diagnostic et d'évaluer des systèmes deculture de prévention. Pourriez-vous nous expliquerl'approche choisie et comment il fonctionne?

Éric DRAISDepuis plusieurs années, l’INRS et les CARSAT ontdéveloppé un support d’état des lieux et de diagnos-tic pour permettre aux entreprises de saisir leur situa-tion et mesurer leur engagement dans la prévention.Le GPSST en est à sa V3. Il est prévu de lancer uneversion Web prochainement. Il s’agit d’une grille qui se veut pédagogique. Pour le

moment, l’outil se présente sous forme de tableauxExcel. L’idée est de décrire des situations d’entre-prise proches de la réalité et de proposer plusieursniveaux de pratiques sur des thèmes clés de préven-tion : l’analyse des risques et des accidents, l’informa-tion et la communication en matière de santé etsécurité au travail. On demande à chaque entreprisede faire le point de manière collective sur ces dimen-sions clés. Ce travail permet de se projeter dans despossibilités d’action. L’idée est d’obtenir des visionscontradictoires, en associant plusieurs partenaires dela prévention.

Régis de CLOSETSJoachim BREUER soulignait ce matin la nécessité desortir de la boîte à outils et de changer les organisa-tions en imposant des valeurs. Avez-vous l’ambitionde faire autre chose de cet outil ?

Éric DRAISLes outils ne suffisent pas. La question essentielle estcelle du management, au sens fort, à savoir l’anima-tion collective de l’entreprise.

Régis de CLOSETSAvec Ivan BOISSIERES, nous allons parler de la notionde facteur humain organisationnel qui est la clé du chan-gement, au-delà des outils. En quoi cette idée de la cul-ture de sécurité oblige-t-elle à penser les chosesdifféremment et à intégrer cette notion nouvelle de fac-teur humain organisationnel?

Ivan BOISSIERESJe vous remercie d'avoir rappelé le contexte de lacréation de l’ICSI. Nous nous trouvions devant unefeuille blanche. L’ICSI a été créé après l’accident AZFet à la suite d’un rapport demandé par Lionel JOSPIN qui faisait le bilan de l’état de la sécurité in-dustrielle en France. Sa conclusion consistait à direqu’AZF n’était pas le symptôme d’un laisser-aller,mais d’une stagnation en matière de sécurité. Pouravancer, il fallait changer de point de vue et dévelop-per une culture de sécurité.Nous avons beaucoup travaillé en interne sur la ma-nière dont la culture de prévention était perçue parles industriels, les organisations syndicales, les collec-

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tivités, les universités. Parler de culture de sécurité,c’est parler de culture d’entreprise. En d’autrestermes, il importe de voir la place qu’occupent laprévention et la sécurité dans la culture d’entreprise.Il s’agit aussi de décloisonner le travail des préven-teurs et de s'intéresser aux arbitrages quotidiens quefont les managers entre la prévention et les autresenjeux de l'entreprise (coûts, production, social, etc.).Il faut aussi que la sécurité soit présente dans tous lesprocessus clés comme les RH ou les achats. La deuxième ligne de fracture fondamentale consisteà prendre à bras-le-corps le facteur humain, qui est letroisième pilier de la culture de sécurité. L’histoire dela prévention est marquée par de grandes vagues.On a commencé par une approche essentiellementtechnique. Par la suite, est arrivée la vague des sys-tèmes de management de la sécurité, qui ont permisdes améliorations non négligeables. À la création del’ICSI, les grands groupes membres de notre organi-sation faisaient le constat qu’ils plafonnaient. Malgrédes ressources dédiées, l’amélioration continue de laprévention s’arrêtait. Ils ne trouvaient pas de moyenspour progresser. Il existe un consensus internationalselon lequel pour continuer à progresser, il faut ajou-ter ce troisième pilier qui correspond aux facteurs hu-mains organisationnels. Que signifie cette notion? Il est possible de conti-nuer à progresser en améliorant les comportementsdans l’entreprise. Je ne parle pas uniquement desmauvais comportements des opérateurs, ce qui reflé-terait une vision réductrice. Il est ici question descomportements à tous les niveaux de l’entreprise, àcommencer par le plus haut. Il existe deux types de comportements vertueux àdévelopper dans l’entreprise. Il convient tout d’abordde déployer davantage de conformité aux règles deprocédure. Mais ce volet n’est pas suffisant, car il estimpossible de toujours tout prévoir dans une entre-prise. L’écart entre le prescrit et le réel est indépassa-ble. Par conséquent, il importe de préparer lescollaborateurs à faire face à l’imprévu, en mettant lasécurité au cœur de leurs décisions. Il convientd’avoir des comportements proactifs et de trouver lebon équilibre entre la sécurité réglée et la sécuritégérée. Les facteurs humains organisationnels rassemblent

tous les éléments qui permettent de favoriser les dé-terminants ayant une influence sur l’évolution descomportements de sécurité à tous les niveaux. Nousavons identifié quatre grands niveaux.Le premier niveau est individuel. Il est insuffisant. Ona eu tendance à établir des relations trop fortes entreles facteurs humains et les approches comportemen-tales. Ces relations donnent des résultats dès lorsque l’on y consacre beaucoup de moyens. Mais lesrésultats s’écroulent dès que l’on n’y prête plus at-tention. Par conséquent, ce niveau ne relève pasd’une culture. Il importe donc de travailler sur troisautres niveaux essentiels : • La situation de travail : si l'on enferme 10 per-

sonnes dans un ascenseur où il fait 40 °C, la pro-babilité pour qu’ils développent descomportements agressifs est supérieure que sielles se trouvaient dans un salon de thé. La situa-tion est identique dans une usine ou dans une en-treprise. Si on place les salariés dans dessituations inconfortables, il n’y a aucune chanceque les comportements atteignent des standardstrès élevés. Les conditions de travail favorisentl’implication et les comportements de sécurité.

• Le collectif de travail : il importe de tenir comptedes différents types de collectifs. Quand on rentredans un nouveau collectif, il existe souvent un ritede passage. Est-ce que le collectif met la sécuritéau cœur de ce rite? Si un ancien montre au jeuneque telle machine ne fonctionne pas comme lesautres, cela signifie que le collectif possède uneculture métier qui favorise la maîtrise et la sécu-rité. Dans le BTP, j’ai déjà vu une situation où lenouvel entrant devait monter le plus haut possiblesur un échafaudage sans mettre de harnais. Dansles deux cas, on valorise des choses très diffé-rentes.

• Le management et l’organisation : rien n’influenceplus le comportement de tous les salariés que lecomportement des managers.

Régis de CLOSETSVous ne travaillez pas sur des outils, mais sur des va-leurs, une méthode et une approche qui commencepar la réalisation d’un vrai diagnostic. L’objectif estde comprendre où sont les écarts entre le prescrit et

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le réalisé et où sont les potentiels dans les pratiquesdéjà en place. Au moment d'agir, comment incarnerun vrai leadership pour que la culture de préventiondevienne réellement l’affaire de chacun?

Ivan BOISSIERESIl est essentiel de convaincre les managers qu’unchangement réussi n’est pas un changement imposéet prescrit. Cette orientation touche à la formationdes managers et des dirigeants. Nous intervenonsdans de grands groupes au niveau des comités exé-cutifs et des comités de direction. Avant de changerles façons de faire, il faut changer les façons de voiren matière de sécurité et de modèle managérial. Lesmanagers doivent être les premiers porteurs des fac-teurs humains organisationnels. Le mauvais réflexeest de penser qu’il suffit de pointer du doigt les mau-vais comportements des opérateurs, mais sans s’in-terroger sur son propre comportement. La questionest de savoir comment exercer un leadership en ma-tière de sécurité au quotidien.Je suis professeur affilié à l’ESCP Europe BusinessSchool. L’un des vieux dictons en matière de mana-gement dit que “ce qui intéresse mon chef me fas-cine”. Cette idée peut paraître infantilisante, maiselle reste vraie. On agit toujours en fonction de ceque l’on pense être valorisé au sein de l’organisation.Pour savoir ce qui est valorisé, on ne regarde pas lespancartes sur la sécurité, mais les décisions et les ar-bitrages au quotidien des managers et des diri-geants, et là où ils mettent le curseur entre sécurité,délais, coûts… En permanence, le personnel regardeces arbitrages et évalue la valeur qui est donnée à lasécurité. Dans nos formations, nous insistons toujourssur ces arbitrages, car la sécurité est une injonctiontrès éloignée des façons de faire. Pour que la culturechange sur le terrain, il faut d’abord faire évoluer laculture managériale afin de développer un vrai lea-dership managérial.

Patrice LAMENDOURJe voudrais rebondir sur ces propos car il est en effettrès important de montrer l’engagement, sans lequel,il est impossible de faire avancer les choses. Enoutre, le regard des autres sur ce qui est réalisé tousles jours est très important. Nous nous employons à

placer la sécurité en priorité, sans aucune déroga-tion. S’agissant du leadership, il est très valorisant de par-venir à traiter une situation jugée critique ou de créerdes relations apaisées avec des instances après unepériode de conflit. La paix sociale dans l’entreprisecontribue aussi à la sécurité, car elle génère une sen-sation d’apaisement très importante.

Régis de CLOSETSComment parvenir à sensibiliser à ces enjeux dès lecursus initial de formation des managers?

Ivan BOISSIERESDans les écoles de commerce, on a tendance à per-cevoir la sécurité comme un sujet à part du reste del’organisation. Pour intéresser les étudiants, il fautleur montrer comment la sécurité touche au fonction-nement global de l’organisation. Si l’on veut mobili-ser les facteurs humains organisationnels, il faut agirsur l’individu, le collectif, la situation et le manage-ment. En d’autres termes, il faut faire en sorte que lesgens soient plus motivés, que les collectifs dévelop-pent plus de solidarité et d’entraide, plus de vigi-lance partagée. Le management doit être plusproche de la réalité du terrain. Il ne s’agit pas de su-jets spécifiques à la sécurité, mais ce sont les basesdu bon fonctionnement d’une organisation. Les fac-teurs humains organisationnels invitent à revisiter etoptimiser les fondamentaux de l’organisation et dumanagement. L’ESCP Europe où j'enseigne com-porte une option en dernière année où, en partantdes grands accidents, on met en exergue les dys-fonctionnements organisationnels sur des enjeux pluslarges. En introduisant la sécurité comme un décor,on décloisonne ce sujet pour l’inclure dans d’autresdomaines.

Régis de CLOSETSUwe MARX, vous présidez le sous-comité “intégra-tion systématique de la santé et de la sécurité au tra-vail” en Allemagne au sein de la VBG. La norme ISO45001 vise à changer les organisations grâce à unemeilleure participation et à une meilleure évaluationdes risques. Selon vous, que peut-elle apporter auxentreprises pour instaurer une culture de prévention?

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Uwe MARXLa norme ISO 45001 n’est pas très connue. Il existeles recommandations de l’OIT sur la santé et la sécu-rité au travail et les systèmes de gestion qui datent de2001. En Allemagne, des recommandations natio-nales ont été élaborées concernant les systèmes degestion sur la santé et la sécurité au travail. Nousavons réuni les représentants des gouvernements, desentreprises. Nous faisons référence à la norme ISO. Siune entreprise veut bénéficier d’une évaluation, elledoit s’adresser à la VBG. Nous regroupons différentesactivités et nous avons des recommandations spéci-fiques à chacune. Si l’évaluation est satisfaisante, l’en-treprise se voit attribuer un certificat. Aujourd’hui,plus de 3700 entreprises ont été évaluées, ce qui re-présente plusieurs milliers d’employés. La France comme d’autres pays ne voulaient pas decette nouvelle norme 45001. Maintenant qu'elle aété adoptée et qu'elle est inscrite au catalogue, ilfaut faire avec. Selon moi, disposer d'une telle normeest positif, car les familles de management ISO 9000et 45000 incluent aujourd’hui la gestion de la santéet de la sécurité au travail.

Régis de CLOSETSVous avez dit vouloir tirer le meilleur parti du contenude la norme ISO.

Uwe MARXLes normes permettent de mieux définir les rôles etresponsabilités. On ne peut pas se contenter de direque les managers, les cadres et les dirigeants doivents’emparer de la question de la sécurité. Le fait qu’ilssoient légalement responsables n’est pas suffisant etnous avons fixé des objectifs de santé et sécurité autravail. Mais la diffusion de la culture de sécurité nedoit pas se faire uniquement du haut vers le bas. Ilfaut aussi s’appuyer sur une approche ascendante, àtravers la consultation et la participation des em-ployés. La norme est contraignante dans ce domaine.Sur beaucoup de sujets, il est obligatoire de consul-ter les salariés en Allemagne. Cette approche est trèspositive car elle permet de recueillir les idées quiviennent du terrain. Elle concerne autant les salariésde l’entreprise que les sous-traitants. Il faut aussitenir compte de l’influence que l’on peut avoir en

tant que donneur d’ordre et il n’est pas question dese décharger de ses responsabilités en termes derisques.

Régis de CLOSETSVous avez parlé d’évaluation des risques, mais vousdéveloppez aussi l’évaluation des opportunités. Il s’agit d’un changement de point de vue. Commentcette approche reflète-t-elle la réalité?

Uwe MARXQue se passe-t-il en cas d’incendie? Comment peut-on évacuer les lieux? Grâce à l’évaluation desrisques, on cherche à réduire ces derniers. Mais onannonce aussi qu’il faudra sauter dans la Seine s’il y ale feu. En réalité, on n’a pas toujours une connais-sance de ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise.Vous pouvez identifier les risques sur un lieu de tra-vail aussi bien que possible et créer un poste de tra-vail aussi confortable que possible. Il faut faire ensorte que mon entreprise puisse attirer des jeunestravailleurs et qu’elle ait une image de modernité. Ils’agit d’une vraie opportunité. Dans l’évaluation de lasanté et sécurité au travail, vous pouvez donner deséquipements de protection individuelle, mais vouspouvez aussi aller au-delà, comme imaginer desconditions de travail où l’on n’en a pas besoin.Certes, il s’agit d’un vrai investissement, mais le gainest réel. Il faut changer l’état d’esprit et ne plus êtredans cette vision négative et pessimiste, mais saisirles opportunités positives qui se présentent.Nous voulons que la certification soit une approchevivante dans l’entreprise. Nous aimons les protocoleset les procédures. Vous pouvez tapisser tous les mursavec des affiches de prévention ou des indicateurs desanté et sécurité au travail, mais il importe surtout devivre ces sujets au quotidien.

Régis de CLOSETSDans quelle mesure cette approche par la certifica-tion peut être intéressante dans le basculement desorganisations?

Éric DRAISLe problème de la certification tient à l’approche pro-cédurale. Le témoignage de Madame CAMPANER

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était très clair à ce sujet. Dans certains cas, la certifi-cation est inadaptée. Avoir pour seul objectif d’obte-nir un certificat ne change rien dans le managementde la santé et de la sécurité au travail.

Régis de CLOSETSQue pensez-vous de l’évaluation des opportunitésplutôt que l’évaluation des risques?

Éric DRAISL’évaluation des opportunités est une nouveauté dela norme ISO 45001 qui avait été introduite lors de larévision de la norme ISO 9000. La notion d’opportu-nité était au départ totalement étrange en matièrede management de la santé et de la sécurité. S’ils’agit de saisir les opportunités pour repenser le tra-vail, on peut s’en féliciter, car cette démarche peutaller dans le sens d’une meilleure prévention et d’uneréduction des risques à la source. Mais le problèmetient à la cohabitation de cette notion d’opportunitéavec la notion de risque, qui sont deux éléments denature inverse. Il existe une loi de corrélation inverse.Quand on associe des bénéfices à des risques, on varéduire la perception des risques. Cette assimilationpeut représenter un piège. Il faut bien distinguerl’opportunité pour la santé-sécurité au travail et l’op-portunité pour le système de management.

De la salleJ’ai l’impression qu’il s’agit d’un processus d’accultu-ration des entreprises en France pour sortir de la di-chotomie entre le coût de la santé et la productivité.On responsabilise des individus, des collectifs de tra-vail. Je suis d’autant plus inquiète que l'on a fait dis-paraître les CHSCT pour mettre en place uneinstance qui ne dispose toujours pas de moyens pourfaire de la santé au travail. Dans quelle mesure uneculture censée se diffuser dans l’entreprise le pourra-t-elle si l’on n’utilise pas les organes internes de l’en-treprise? Les démarches présentées reposentbeaucoup sur des personnalités, et non sur la coerci-tion comme le cadre juridique l’imposait jusque-là.

Éric DRAISJ’ai entendu des témoignages de personnalités qui dé-veloppent des démarches. Une culture est faite d’idées,

de personnes, d’acteurs et d’outils. Personnellement,j’ai vu les ingrédients d’une culture de prévention.

Uwe MARXEn Allemagne, il existe aussi des instances pour lasanté et la sécurité au travail qui doivent se réunirtous les mois. Or, très souvent, rien ne se passe. Ladirection participe rarement à ces réunions. La norme 45001 impose la création d’un cercle degestion qui doit aborder les questions de l’évolutiondes mesures de santé et sécurité au travail. A la finde l’année, nous devons faire un rapport. L’objectifest de voir comment le système fonctionne en faisantparticiper tous les acteurs de l’entreprise. La direc-tion peut ainsi constater que des instances ont debons côtés, car elles sont plus efficaces.

Ivan BOISSIERESUne culture de prévention est nécessairementconstruite par l’ensemble des acteurs d’une entre-prise. La première question est de savoir commentles acteurs clés s’emparent de ce sujet. Il faut unevraie implication quotidienne des salariés et du ma-nagement. On peut déterminer quel est le type deculture de prévention et de sécurité dans une entre-prise en fonction de qui s’engage. Quand personnene s’engage, il s’agit d’une culture fataliste. Quandseuls les salariés s’engagent, il s’agit d’une culture demétier. Quand seul le management s’engage, il s’agitd’une culture managériale ou bureaucratique.Une culture intégrée reconnaît la responsabilité dechacun. Mais cela suppose aussi que chacun facilitele travail de l’autre. Il faut un management participa-tif pour reconnaître l’implication des salariés. Inverse-ment, les salariés doivent faire remonter lesinformations du terrain. Dans un tel système, on peutdonner l’impression qu’on laisse de côté les autresacteurs, ce qui n’est pas le cas. Les préventeurscontinuent à jouer un rôle essentiel, mais avec uneposture qui doit évoluer. Ils doivent intégrer les fac-teurs humains. Ils doivent favoriser le fait que tous lessujets de prévention ne passent pas par eux, maisdoivent être portés par les autres. Leur rôle est des’assurer que ces sujets sont partagés par le plusgrand nombre. Ils ont donc des compétences nou-velles à développer.

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Il en va de même des partenaires sociaux. Au sein del’ICSI, nous allons ouvrir un groupe de travail sur ledialogue social et la sécurité avec l’ensemble desgrandes organisations syndicales. La fin du CHSCTcomporte le risque d’une désaffection des acteurssyndicaux sur ces sujets. Mais la réforme porte aussila promesse d’un dialogue social renforcé sur la sécu-rité. Dans tous les cas, si le dialogue social s’effrite, leniveau de sécurité risque d’en pâtir en priorité.

De la salleDans le monde et en Europe, la nature de la relationentre l’employeur et le travailleur se transforme signi-ficativement. On constate une forte progression de lapart de l’intérim, que ce soit dans les hôpitaux, lesusines ou parmi les personnels à domicile. Cesformes d’emploi transforment profondément les rap-ports avec l'employeur. On assiste au développe-ment d’une relation triangulaire, qui modifiel’organisation de la prévention et percute les ambi-tions en matière de culture de prévention. Il paraît en effet plus difficile de partager cette cul-ture, en raison de la déconstruction des collectifs detravail, des difficultés à transmettre les consignes oula connaissance de l’outil productif. Ces probléma-tiques expliquent en partie la sur-sinistralité des inté-rimaires, car ils sont deux fois plus touchés par desaccidents du travail que les employés permanents. Comment appréhendez-vous ces transformations desemplois au regard du renforcement d’une culture deprévention?

Éric DRAISJ’ai accompagné les travaux de la norme ISO 45001.

La notion de “worker” y intègre les travailleurs intéri-maires. Le souci d’une approche large du travailleurdans la culture de prévention existe donc. Nous avons été sollicités récemment par une entre-prise de chimie qui rencontre des difficultés sur seschantiers, avec une sous-traitance en cascade et desliens qui ne sont plus directs avec les intervenants.Comment assurer la continuité de la prévention àl’échelle de collectifs morcelés? Il s’agit d’un vraidéfi. Néanmoins, dans l’intérim, on peut solliciter desparties prenantes. La plateformisation représente uncadre encore plus difficile à saisir.

Ivan BOISSIERESNous avons abordé le cas des sous-traitants et desintérimaires à travers les grands donneurs d’ordre.On les pointe parfois du doigt, car leurs résultats enmatière de sécurité sont moins bons. Or la responsa-bilité incombe en grande partie aux conditions desdonneurs d’ordre pour les accueillir et les accompa-gner. La question de l’arbitrage est essentielle. Noussavons que sur certaines activités, un trop gros vo-lume d’intérimaires crée plus de risques. Il revientaux donneurs d’ordre d’arbitrer des seuils ou de défi-nir des lignes rouges. En outre, la manière dont lessous-traitants sont sélectionnés est également trèsimportante. Sont-ils classés en fonction de critères deperformance en sécurité avant de regarder les prix?Ces sujets sont de la responsabilité des donneursd’ordre. Il est donc très important de mener un vraitravail à leur niveau sur les arbitrages et les choixqu’ils doivent assumer.

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Régis de CLOSETSFlorence SAUTEJEAU, la culture de prévention appelle un changement de paradigme dans la ma-nière de penser les stratégies des politiques publiques. La nouvelle COG est-elle au rendez-vousde ce changement de paradigme?

Florence SAUTEJEAUBonjour à tous. Nous assurons la gouvernance de labranche AT/MP. Nous avons vécu ces derniers moisun rapport de force difficile que je vais décrypter.Nous avons tardé à signer cette COG et ce ralentis-sement n’a pas toujours été compris. Il nous a sem-blé que l’on ne pouvait pas signer une nouvelleconvention qui engage la branche AT/MP pendant 5ans avec l’État, car le texte n’était pas à la hauteur enmatière de prévention. La signature unanime duPST3 a permis un changement de paradigme, en fai-sant de la prévention une priorité. Parallèlement,Mme BUZYN validait son grand plan santé publique,qui affichait la prévention comme le grand enjeu dedemain en matière de santé. Dans le même temps, labranche AT/MP, qui représente 13 Md€, ne disposaitque de 50 M€ par an en matière de prévention. Nousne cherchions pas à calquer ce qui se passe dansd’autres pays, mais nous constations que nous avionsobjectivement un retard en termes d’investissement

dans la prévention. Nous avons décidé de prendrenotre bâton de maréchal pour nous faire entendrepar les ministres et mettre en avant la nécessité deprévenir plutôt que de réparer. Nous voulions un ren-forcement des fonds en matière de prévention et ob-tenir des moyens supplémentaires pour réellementopérer un changement de paradigme. La Branche AT/MP est exclusivement financée par lescotisations des entreprises. Elle est excédentaire de-puis 6 ans, avec un cumul de plus de 3 Md€. Nousdisposons donc de moyens pour financer largementla prévention. Par conséquent, nous avons demandéaux pouvoirs publics qu’une partie de ces fondspuisse être utilisée pour mettre en place un plan trèsambitieux en matière de prévention. En étant unis,nous sommes ainsi parvenus à obtenir le doublementdes fonds.

Régis de CLOSETSIl existe des ristournes, des aides simplifiées, descontrats de prévention. Outre les fonds, il faut aussiréviser ces outils pour soutenir des démarches deprévention nouvelles dans les entreprises.

Ronald SCHOULLERLa présidente a brossé le panorama des difficultésque nous avons rencontrées avant de signer cette

LE POINT DE VUE DES PARTENAIRES SOCIAUX DE LA COMMISSION DES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET DES MALADIES PROFESSIONNELLES (CAT/MP)

Régis de CLOSETS

Comment les partenaires sociaux peuvent-ils investir cet enjeu de culture de prévention, y affirmer leur place, afortiori dans le cadre de la réforme en projet du système de santé au travail en France, dont les concertationss’engagent dans les jours prochains?

Christian EXPERT, vous êtes médecin du travail, vice-président (CGC-CFE) d’Eurogip et de la CAT/MP.

Florence SAUTEJEAU, vous êtes directrice générale déléguée chargée des affaires sociales de la FédérationNationale des Travaux Publics et présidente (MEDEF) depuis mai 2018 de la Commission des accidents du tra-vail et des maladies professionnelles, la CAT/MP.

Ronald SCHOULLER, vous êtes président (CGT-FO) de l’INRS et premier vice-président de la CAT/MP.

Je voudrais revenir rapidement avec vous sur les enjeux de la culture de prévention et avoir votre point de vueen tant que partenaires sociaux. Vous êtes aussi les acteurs de cette culture de prévention sur laquelle insistentle PST3 comme la nouvelle COG.

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COG. Il faut désormais la mettre en œuvre. Nous dis-posons de fonds. Il faut savoir les utiliser. Des outilsexistent, qui sont performants, il suffit de les déployerplus largement. L’argent est le nerf de la guerre. Aveccette COG, nous sommes parvenus à préserver lebudget de fonctionnement de l’INRS, le budget pourla recherche et les effectifs, ce qui n’a pas été le casde toutes les instances de prévention. Des personnali-tés qualifiées sont chargées de créer de nouveaux ou-tils, en se basant sur une analyse de leur efficacité.Depuis ce matin, je suis choqué par le terme “culturede prévention en entreprise”. La culture renvoie aufait de planter une graine. Dans le temps, on atten-dait que cela pousse tranquillement. Ensuite est arri-vée la culture intensive. Aujourd’hui, on nous dit quecette culture provoque des calamités. La cultured’entreprise n’est pas le bon terme à mes yeux.Certes, une culture doit être partagée par les salariéset les employeurs. Mais on est en train de perdre unélément essentiel que sont les CHSCT. Ils étaient sys-tématiquement mis en place dans les entreprises deplus de 49 salariés. Il s’agissait d’un moyen pour lespréventeurs de rentrer dans les entreprises. Depuis des années, les entreprises de moins de 50salariés constituent notre cible, mais nous n’avonspas su l'atteindre. On a essayé de passer par lescomptables d’entreprise mais quand la cotisationAT/MP augmente de 0,01 point, le comptable n’enfait même pas état au chef d’entreprise. Il faut doncimaginer de nouveaux outils.Un mot sur la norme ISO 45001 qui a été très mal per-çue en France lorsqu'elle était en projet. Nos collèguesallemands ont mis en place des référentiels métier parbranche d’activité, ce qui a permis de contrecarrercette norme. Ils ont fait valoir que l’esprit national etcelui du métier prévalaient sur cette norme.

Régis de CLOSETSChristian EXPERT, pour faire de la prévention, il fautdes fonds, des outils mais aussi des acteurs de ter-rain. Dans quelle mesure cette évolution liée à la cul-ture de prévention suppose de repositionner le rôleet les missions des acteurs de la prévention?

Christian EXPERTPour faire de la prévention, il faut effectivement des

hommes. Dans la négociation de la COG, il importaitde pouvoir conserver l’effectif de contrôleurs et d’in-génieurs dans les CARSAT. Ce que nous sommes par-venus à obtenir avec des efforts soutenus. On est en train d’opposer la culture interne à l’entre-prise et les acteurs extérieurs. Lao Tseu a dit que siun homme a faim, on lui donne un poisson et ilmange un jour. Si on lui apprend à pêcher, il mangetoujours. Nous avons besoin de professionnels pouraller dans les entreprises afin de leur apprendre à pê-cher. La culture de prévention ne va pas de soi. Elles’apprend.Au niveau des services de santé au travail, jusquedans les années 2000, le médecin du travail était l’ac-teur principal. Dans la lignée de la directive-cadre de1989, on a introduit la pluridisciplinarité en 2001 etcréé l’intervenant en prévention des risques profes-sionnels, ce qui a représenté un choc de culture pourles services de santé au travail. Il a fallu intégrer desnon-médecins, apprendre à coordonner des équipespluridisciplinaires. Or les médecins n’ont pas été for-més pour manager, coordonner et déléguer. Cetteévolution a été très compliquée à mettre en œuvre.Les premiers résultats commencent à apparaître.Mais nous sommes encore au milieu du gué en ma-tière d’action des services de santé au travail vers lesentreprises. La fiche d’entreprise est un outil fonda-mental. Il s’agit d’un diagnostic élaboré par l’équipepluridisciplinaire identifiée dans l’entreprise, avec despréconisations qui seront la base de l’évaluation desrisques. Nous pouvons accompagner les entreprisesen matière d’évaluation des risques et de formation.

Régis de CLOSETSLe "rapport Lecocq" préconise de rassembler les ac-teurs de prévention au sein d’un guichet unique. Ilsouligne le manque de lisibilité et des dispositifs ina-daptés aux réalités des entreprises. Pour vous, cerapport est-il une caricature ou un électrochoc? Cequ’il défend représente-t-il des opportunités ou desrisques?

Florence SAUTEJEAUEn tant que présidente de la Branche AT/MP, j’estimequ’il ne revient pas à un organisme comme le nôtrede prendre position sur une réforme globale alors

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que l’ensemble des partenaires sociaux vient decommencer une concertation. Chaque organismedira qu’il fonctionne parfaitement bien et qu’il fautpréserver les services formidables qu'il rend. Or il im-porte de ne pas pratiquer la langue de bois. Pour au-tant, comme tout le monde, nous avons lu le rapportLecocq, qui comporte de nombreux éléments deconstat très intéressants. En tant que directrice géné-rale déléguée d’une fédération professionnelle quiaccompagne au quotidien des entreprises de toutestailles dans le domaine des Travaux Publics, j’estimeque nous devons échanger sur ces constats. J’en-tends que le système est illisible pour les entreprisescar il y a trop d’acteurs. Par ailleurs, les constats sur le contrôle et l’accompa-gnement font l’objet de divergences entre organisa-tions syndicales et organisations professionnelles. Àmes yeux, il faut se demander comment accompa-gner les entreprises vers la culture de prévention. Lajuxtaposition de normes réglementaires n’est pas uneréponse. Dans le BTP, il existe 124 formations obliga-toires ou recommandées. Nous savons que nous de-vons travailler ensemble. Simplification ne signifiepas réduction des droits des salariés, mais plus d’effi-cacité sur le terrain. Le rapport Lecocq est bienvenusur ces constats, indépendamment de la structurationdes instances.

Régis de CLOSETSChristian EXPERT, vous avez souligné qu’il existe désormais une pluralité d’acteurs: ingénieurs, méde-cins du travail, ergonomes, experts et qu'il faut lesfaire travailler ensemble. Dans le projet de réforme, lenouvel attelage serait conduit par une grande agence.Ce modèle n’est-il pas trop ambitieux et risqué?

Christian EXPERTLe rapport Lecocq comporte des constats et desconclusions sur lesquels les partenaires sociaux vontnégocier. L’un de ces constats concerne le défaut departenariat, avec un travail en silo des institutions. Onne peut pas nier cette situation. Les institutions onthistoriquement eu du mal à travailler ensemble surdes cibles communes et avec des enjeux communs.Dans mon département, il existe une ancienneté departenariat entre l’Inspection du travail, la CARSAT,

l’OPPBTP et les services de santé au travail. Mais cepartenariat est très fragile, car il repose sur des per-sonnes. Rien n’est constitué officiellement. Il suffitqu’un acteur s’en aille pour que ce partenariat s’ef-fondre. L’une des idées serait de fusionner l’ensem-ble des acteurs dans une agence à l’échellerégionale, ce qui occasionnerait de vrais chocs deculture. Mais il est aussi envisageable de faire travail-ler en commun des forces sur des cibles communes.La prévention ne fonctionne que si l’on définit un ob-jectif commun, par activité, comme nous le faisons auniveau de la branche. Nous identifions des thèmesprécis et tout le monde travaille dans la même direc-tion, avec le même discours. Cependant, une telledémarche n’est pas simple à construire. Si le rapportLecocq n’aboutit pas à une fusion totale, il pourraitpermettre au moins de travailler dans ce sens. Ils’agit d’un enjeu fondamental en matière de préven-tion. Les services de santé au travail ont une structurationcontrastée. Le PST3 a pour objectif de structurer lapolitique de prévention. Nous avons besoin d’unsquelette de coordination pour améliorer le fonction-nement du système.

Régis de CLOSETSCette nouvelle organisation soulève la question dupilotage qui pourrait demain être plus étatisé. Quelsrisques pouvez-vous y voir en tant que partenairessociaux?

Ronald SCHOULLERL’État est-il le meilleur préventeur en termes deconditions de travail et de santé au travail ? J’endoute.Certaines choses fonctionnent, d’autres pas. Iln’existe pas d’homogénéité. Si je prends l'exempledes CARSAT, leur fonctionnement varie de l'une àl'autre et repose sur divers schémas, tout aussi per-formants. S’agissant des services de santé au travail,je peux témoigner que le fonctionnement n’est pasle même d’un département à l’autre. Soit il manquede médecins, soit le plateau pluridisciplinaire n’estpas complet. Comment peut-on imaginer parler de lasanté et de la sécurité au travail avec une culture ho-mogène au niveau national?

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Le rapport Lecocq a le mérite de mettre un coup depied dans la fourmilière. Mais je ne suis pas certainque le système serait plus efficace s’il était gouvernépar l’État. Les cotisations AT/MP pèsent uniquementsur les employeurs. Nous sommes dans une gestionparitaire. Nous savons très bien gérer les sommes etles cotisations. Sur les 3 Md€ que l’on pourrait consa-crer à la prévention, on nous prélève 1 Md€, au motifqu’il y aurait de la sous-déclaration de maladies pro-fessionnelles. Quand j’ai commencé à siéger danscette instance, ce prélèvement s’élevait à 350 M€.Nous sommes passés à 1 Md€ avec la nouvelle COG,somme que l’État est incapable de justifier. Si elleétait conservée par la branche AT/MP, celle-ci pour-rait faire de la prévention, au lieu de distribuer 12Md€ de réparation. Pendant des années, nous noussommes collectivement concentrés sur la réparation.Nous sommes tous responsables. Nous avons com-mencé à changer d’orientation il y a 10 ans en accor-dant davantage de moyens à la prévention. La prévention et la sécurité représentent un coût,mais la santé au travail des salariés n’a pas de prix.

Christian EXPERTLa formation de nos adhérents doit représenter unaxe fort. On ne peut pas faire de la prévention si l’onn’a pas acquis les bases et les fondamentaux de laculture de prévention. Nous pleurons la disparitiondes CHSCT, qui est une absurdité, au titre de la libé-ration de l’économie, comme si la santé était incom-patible avec le travail et l’économie, alors que nousavons démontré l’inverse tout au long de la journée.

Florence SAUTEJEAUQuand on parle de santé au travail, on parle d’entre-prises et de salariés. Les partenaires sociaux ont unelégitimité à agir sur ce sujet. Nous restons les meil-leurs gestionnaires, car nous savons ce vers quoi ilfaut pointer les moyens, grâce à nos relations étroitesavec le terrain. L’une des intervenantes a expliquéque les aides de la CARSAT ne lui convenaient pasvraiment. Le lien doit se faire dans la proximité desmétiers, avec les branches professionnelles. Noussommes les seuls à avoir la légitimité du terrain et laconnaissance du fonctionnement de nos entreprises.Nous avons la capacité à construire des outils. Or,

historiquement, nous avons souvent manqué demoyens. Soit un dispositif rencontrait du succès et ilfallait l’arrêter par manque de moyens, soit il étaitmal connu. Quand on parle de santé au travail, il fautsystématiquement conserver le lien avec le terrain etles métiers. À part les partenaires sociaux, qui repré-sentent les entreprises et les salariés, je ne sais pasqui peut jouer ce rôle.

De la salleMme SAUTEJEAU, je partage le point de vue selonlequel le système était trop complexe et illisible. Lesentreprises ne s’y retrouvent pas. Je suis ingénieurconseil et je vais sur le terrain où je vois des salariésqui travaillent dans des conditions déplorables. Pen-sez-vous que si l’on s’en tient au conseil, de telles en-treprises seront volontaires pour nous écouter?

Florence SAUTEJEAUJe crois que l’appropriation de la culture de la santéau travail est fondamentale. Le contrôle est lié au res-pect d’un certain nombre de règles. Je ne prétendspas que toutes les entreprises sont vertueuses etqu’il faut supprimer les contrôles. Je crois que la sé-paration des fonctions de “conseil” et de “contrôle”est indispensable pour rétablir la confiance.Je vous donne un exemple. À l’origine, l’OPPBTPétait à la fois contrôleur et conseil, mais a un momentdonné, il a perdu la mission de contrôle, que d'autresassuraient. Le fait que l’OPPBTP ne soit plus contrô-leur ne l’a pas empêché d'effectuer un travail efficaceauprès des entreprises du Bâtiment et des TravauxPublics. La prévention ne doit pas être une case à co-cher par rapport à la réglementation. Nous devonsavoir ensemble une réflexion, car la prévention etl’amélioration des conditions de travail ne doiventpas se limiter au respect de divers aspects réglemen-taires, que souvent les TPE et PME n’arrivent pas àremplir.

De la salleL'activité de la coiffure est marquée par un taux élevéde TMS. Nous intervenons dans les écoles pour sen-sibiliser les jeunes. En outre, les chefs d’entreprisen’avaient pas cette culture de prévention et il étaitde notre rôle de mener ce travail. Avec la DIRECCTE

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dans le département de la Drôme, nous avons expli-qué notre démarche. Après un bilan intermédiaire,nous allons réunir la CARSAT, le médecin régional,l’organisation professionnelle et inviter tous les coif-feurs de Drôme et d’Ardèche pour leur expliquernotre démarche. La prévention est fortement liée àl’économie. Notre rôle est d’expliquer aux chefsd’entreprise les bonnes mesures à prendre et de lesaider à les mettre en œuvre. Dans la coiffure, nousavons aussi le souci des risques chimiques. Nousavançons positivement.

Ronald SCHOULLERJe sais que vous avez négocié avec des organismescomplémentaires pour améliorer les conditions detravail dans les salons de coiffure, avec l’aide desCARSAT. Ces dernières n’ont pas seulement un rôlede gendarme, mais aussi une mission pédagogique.Parfois, les petites entreprises prennent connaissancede l’existence des CARSAT à l’occasion de contrôles.C'est donc une porte d’entrée. Tous secteurs confon-dus, les injonctions sont peu nombreuses.

De la salleQuand je siégeais au bureau confédéral de la CFE-CGC, en 2010, j’ai participé aux négociations sur larefondation sociale. Il existait un consensus pour direque la santé au travail fonctionnait en tuyaux d’orgueet qu’il fallait coordonner l’ensemble des acteurs.Cette démarche n’a pu être menée à bien car elleavait été mal préparée et a fait face à une résistanceimportante des institutions. Mais ce besoin a émergédepuis longtemps. Par ailleurs, s’agissant du paritarisme, d'un point devue historique, les premières manifestations concer-naient des problèmes de santé au travail. Les parte-naires sociaux sont donc légitimes.

De la salleQuant à la culture de prévention, il me semble que larecommandation est un outil adapté, car issu du pari-tarisme. Elle donne des orientations aux entreprisessur la manière d’intégrer la prévention. Cet outil fait-il partie de votre stratégie à court, moyen ou longterme? En Allemagne, la recommandation a rem-placé en partie la réglementation.

Ronald SCHOULLERJe partage ce point de vue. La recommandationconstitue un véritable outil qui s’applique aux entre-prises et qui est le fruit d’un consensus entre em-ployeurs et salariés. Quand une recommandation estformulée, les employeurs sont d’accord pour l’appli-quer. Certaines recommandations prennent dutemps, car elles donnent lieu à concertation, maiselles s’appliquent à tous. Certains estiment que nousn’en faisons pas assez. Nous faisons ce que nouspouvons. Les recommandations dépendent aussi desremontées de terrain, des CARSAT, des ingénieurs,des CTR et des CTN.

Christian EXPERTLa recommandation repose sur le principe du dia-logue social. On ne sait peut-être pas encore bien lafaire pénétrer dans le milieu professionnel. Nousavons besoin des branches et des syndicats de sala-riés pour promouvoir ces outils fondamentaux, issusd’un consensus social. J’appartiens aussi au CTN desintérimaires, dans lequel nous menons un travail surl’accueil de ces travailleurs et la prévention parexemple.

Florence SAUTEJEAUDans le secteur des TP, on a connu une inflation derecommandations, à tel point que les entreprisesl’ont vécu comme des réglementations supplémen-taires. Tout dépend de la culture des secteurs d’acti-vité. Le monde du travail est riche et divers. On nepeut pas comparer le BTP avec les services à la per-sonne. J’ai évoqué les 124 formations obligatoires ou re-commandées et la complexité de l’ensemble des ré-glementations. Les chefs d’entreprise n’en peuventplus. Dans certains secteurs, la recommandation vients’ajouter au mille-feuille et ne favorise pas l'appro-priation des règles existantes.

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SANTÉ-SÉCURITÉ AU TRAVAIL : QUELS LEVIERS POUR UNE CULTURE DE

PRÉVENTION EN ENTREPRISE?

Actes des Débats d'EUROGIP du 21 mars 2019 (Paris)

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EUROGIP, groupement d'intérêt public créé en 1991 par l'AssuranceMaladie-Risques professionnels, est un observatoire et un centre deressources sur la prévention et l'assurance des risques professionnelsen Europe

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