RENÉ SCHAEFER

R É V O L U T I O N

EN

A L G É R I E

ÉDITIONS FRANCE EMPIRE

RÉVOLUTION EN ALGÉRIE

RENÉ SCHAEFER

RÉVOLUTION

EN ALGÉRIE

ÉDITIONS FRANCE EMPIRE 68, rue Jean-Jacques-Rousseau — PARIS ( 1

Tous droits de traduction, de reproduction et d 'adaptat ion réservés pour tous les pays.

Copyrigth 1956 by Editions France-Empire PRINTED IN FRANCE

I

OU VA L'ALGERIE ?

Décembre 195 5. — Une fois de plus je reviens d'Algérie, de ce pays que j'ai toujours aimé, avant même de le connaître, de ce pays où j'ai vécu, où la vie m'a réservé des joies et des peines, de ce pays qu'un jour j'ai pleuré de quitter, croyant n'avoir plus à y revenir et où pourtant le sort me ramène sans cesse.

Le ronronnement régulier des quatre moteurs du Constellation pourrait bercer pour moi quelque rêverie, pleine de la nostalgie d'un passé facile : dans l'azur doré, au-dessus des nuages, il est si simple d'ignorer les réalités qu'ils masquent à nos yeux.

Cependant, devant moi, à côté de moi, derrière moi, il n'y a que des militaires qui partent en per- mission. Voilà des mois qu'ils sont en Algérie, des mois que s'échangent des propos violents et contra- dictoires sur le sens de leur présence ou de leur action africaine.

Alors il ne peut y avoir de rêverie stérile, mais une angoisse lancinante. Car il semble que la France

et l'Algérie sont entraînées dans une course folle : tels des bateaux sans gouvernail, pris dans la tem- pête, elles sont ballotées, s'entrechoquent, se dé- gradent, se disloquent : çà et là ce sont des hommes qui font les frais de l'ignorance de l'opinion, de l'inconscience égoïste de certains, de la pusillani- mité velléitaire des gouvernants.

Allons-nous accepter qu'il en soit ainsi et que la haine s'installe sans rémission, fondée sur la douleur, attisée par l'espoir des vengeances ? Ne faut-il pas au contraire tout faire pour que chacun connaisse enfin les données du problème algérien et l'ampleur de ses responsabilités?

C'est de ces réflexions, dans l'azur lumineux, qu'est née, il y a quelques mois, l'idée de ce livre.

C'est peut-être une gageure de l'écrire aujour- d'hui, car il faut faire œuvre d'actualité sans pour- tant céder à la passion et alors que tout change si vite. 11 est donc nécessaire de s élever au plan des données permanentes du problème algérien; il ne s'agit pas d'accumuler ici les reproches stériles, mais, en regardant l'avenir, d'examiner comment enfin les hommes pourraient construire une Algérie viable au lieu de s'entredéchirer.

J'ai pourtant beaucoup hésité à me mettre au travail, car sans cesse il m'apparaissait impossible d'aller au fond des apparentes contradictions, comme de demander au lecteur de surmonter ses préjugés.

Mais alors le spectacle des deuils et des misères se présentait de nouveau à mon esprit. Pour qu'il disparaisse à jamais, ne fallait-il pas tout tenter ? Sans quoi, ce serait la victoire de la violence, si contraire au bonheur des hommes, si peu conforme aux idéaux qui, en Algérie, leur sont proposés.

N'est-il pas écrit à la Sourate 34 du Livre XLI du Coran :

« Le mal et le bien ne sauraient marcher de pair. Rends le bien pour le mal, et tu verras ton ennemi se changer en protecteur et en ami. »

N'est-il pas écrit dans l'Evangile des Chrétiens (St. Mathieu. chapitre V), avec un parallélisme frappant :

« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous accablent de malédictions et priez pour ceux qui vous persé- cutent et vous calomnient. »

Ainsi, je me suis mis finalement à écrire ce livre. Il n'a pas d'autre prétention que de mettre en clair les données du problème algérien.

Car personne aujourd'hui, là-bas comme ici, ne sait où va l'Algérie. Cela fait des années que s'accumulent projets mirifiques, promesses non tenues, plans contradictoires.

Si l'opinion métropolitaine, ignorante des choses algériennes, s'en est trop tard émue, l'opinion internationale et l'opinion algérienne qu'elle soit « européenne » ou musulmane sont profondément inquiètes.

Les cris d'alarme des uns et des autres sont restés sans écho. J'en ai, pour ma part, émis quelques- uns, par des écrits, par des conférences, où je puiserai largement pour composer ce livre. Je pour- rais iouer au prophète méconnu et me référer à des passages où j'annonçais le pire, où j'affirmais que la situation de l'Algérie était bien plus déli- cate et difficile que celle de la Tunisie et du Maroc.

Je préfère tout simplement dire une fois de plus ce qui en est, ce qui est nécessaire aujourd'hui pour préparer l'avenir. Je voudrais surtout que chacun sache combien cela est urgent : le Français non-

musulman d'Algérie voudrait qu'enfin la France lui dise où elle va, à quoi mèneront ses constantes contradictions : il était découragé; aujourd'hui, bien souvent, il n'a plus foi en son pays. Le Fran- çais musulman d'Algérie est découragé lui aussi, depuis de longues années. Mais cet état de décou- ragement est amplement dépassé. Chaque jour ses coreligionnaires sont aveuglément broyés dans le conflit qui oppose « l'ordre et le désordre ». Chaque jour est un nouveau choc pour sa propre fierté, un défi pour son équilibre mental. Alors le découra- gement fait place au désespoir. N 'importe quelle solution, pourvu que tout cela cesse!

Mon intention n'est pas — que personne ne s y méprenne — de faire ici le bilan des atrocités des uns ou des autres, d 'engager sur ce sujet si dou- loureux d'interminables et vaines polémiques. La violence appelle la violence, où que ce soit, et aucune analyse ne pourrait y changer quelque chose : les hommes jugent différemment Oradour et Hiroshima. Mais cette violence est le fruit d une politique. L'histoire de celle-ci n'est pas non plus l'objet de mon propos, car elle n'a été ici que la fausse solution — ou les fausses solutions - d un problème dont on ne voulait pas savoir les données.

Ce sont essentiellement ces bases qui seront expo- sées ici. Les connaître est le seul moyen d obtenir qu'une ligne d'action, une politique, soient claire- ment et définitivement déterminées; alors seule- ment pourra cesser cette violence qui est avant tout le recours à la solution du désespoir.

On enjambe aujourd'hui le Sahara en quelques heures d'avion. Je n'ai pas connu, de ce désert,

l'époque héroïque et cependant, il y a quelque quinze ans, sa traversée restait encore une aventure au charme indéniable. Aussi bien d'ailleurs les liaisons n'étaient-elles assurées qu'à une cadence fort lente : un convoi quittait Colomb-Béchar tous les quinze jours environ. Quelle différence pour l'homme avec la « civilisation moderne » où chaque minute représente un rendez-vous d'importance ou supposé tel, une nouvelle toute fraîche qu'on ne peut pas ne pas connaître.

La première fois que je m'enfonçais ainsi vers le Sud, à petites étapes, fut un véritable enchante- ment. Aucun moyen de transport rapide ne permet de recueillir cette impression d'immensité écra- sante, jalonnée d'oasis inoubliables : Taghit, Igli, Beni-Abbès, Kersaz...

Quelque part sur la piste qui s'éloignait droit au Sud, notre voiture saharienne cahotait, vibrait sur la « tôle ondulée » (1). Parfois nous nous ensa- blions. Il fallait descendre, pousser la voiture, en mâchonnant le sable dont le vent vous criblait, se réinstaller en sueur dans l'attente de nouvelles difficultés.

Nous avions ainsi depuis le départ de Colomb- Béchar eu sept ou huit incidents et nous grimpions une côte à petite allure.

Plus nous marchions, plus se découvrait un paysage grandiose de rocs calcinés, de dunes de sable barrant à l'est l'horizon, de chaînes de mon- tagne flamboyantes semblant couper sans rémis- sion la route du Sud, et vers l'ouest c'était le reg interminable, toujours plat, d'un gris jaune, sous le ciel sans nuage de couleur jaune lui aussi, jaune

(1) Le sol, de sable et de pierre, sous l'effet du passage des véhicules se gondole en effet, telle une tôle ondulée, ce qui rend la route très pénible.

comme son soleil trop lumineux. Tout cela nous l'admirions en silence malgré les cahots de la mau- vaise piste et les dérapages sur les bancs de sable qui se forment spontanément sous la poussée du vent au flanc du moindre caillou.

Soudain ce silence fut rompu par le cri d'un des passagers. Nous étions parvenus au sommet de la côte et à nos pieds, coupant une sorte de plaine, s'étalait, semblant infinie, une magnifique chaussée faite de dalles immenses, jointives, formant une large route : la « chaussée de la Légion ».

Pendant des centaines de kilomètres depuis l'Atlas saharien, la piste était simplement une ligne, au sens géométrique du mot, c'est-à-dire fuyant interminablement, balisée seulement de cinquante mètres en cinquante mètres par un petit tas de cailloux et nous savions que durant encore des centaines de kilomètres vers Gao, vers le Sud, il en serait toujours ainsi. Et cependant là, sous nos yeux, sous nos roues, une magnifique voie s'étendait sur cinq kilomètres environ. Pourquoi était-elle là? Quelle idée avait pris à des hommes de la construire? Eux aussi ils venaient du Nord, du chaos de la méchante piste. Ils s'étaient installés là, sans raison apparente, et ils avaient fait un chef-d'œuvre, un chef-d'œuvre à mettre dans un écrin; savaient-ils que ce travail de Titan, que ce chef-d'œuvre de cinq petits kilomètres de long, n'était pas à l'échelle du pays, car il n'était pas possible de couvrir de telle façon des milliers de kilomètres? Non, ils voulaient du travail bien fait, en lui-même, pour lui-même, et aussi pour aller vers le Sud, parce qu'on leur avait dit d'aller vers le Sud. D'une longue chaîne, c'était un maillon qu'ils avaient forgé, plus solide que les autres, et sans doute est-ce d'un tel exemple, d 'un tel acte de foi, que naquirent par la suite les essais d'amé-

lioration de la piste, près d'Igli d'abord, essais initialement infructueux, car la route goudronnée gondolait tout aussi bien que le sol ordinaire, et puis enfin essais concluants, grâce auxquels la piste Béchar-Gao allait s'améliorer pour permettre, à la place des lentes caravanes, un trait d'union rapide entre des économies et des hommes diffé- rents.

J'ai souvent médité sur cette chaussée de la Légion, sur cet acte de foi, sur ce ioyau qui ne paraissait qu'une simple curiosité sans portée pra- tique. parce que n'étant pas à l'échelle des dis- tances de cet immense pays.

C'est cet exemple qui me vient à l'esprit lorsqu'on me pose la question : où va l'Algérie?

Il n'est pas dans mon intention de dire ici, en quelques phrases, tous les éléments qui rendent fondée une telle comparaison. C'est l'ouvrage tout entier qui se veut d'y répondre.

Qu'il me suffise d'indiquer dès maintenant deux points qui permettent cette comparaison, en même temps qu'ils éclairent des opinions apparemment divergentes.

La France affirme qu'elle a fait une œuvre admi- rable en Afrique du Nord, et puisque tel est ici l'objet de ce livre, en Algérie tout spécialement.

De fait, elle peut être fière de son « œuvre », fière de ses ports, de ses routes, de ses mines, de ses barrages, de ses écoles, de ses hôpitaux, fière encore de l'acte de foi de ceux qui, parmi ses pionniers, se sacrifièrent avec désintéressement à son accom- plissement.

Cette œuvre est un modèle du genre par rapport à ce que firent d'autres pays « coloniaux », par- fois même un modèle tout court pour certaines réalisations techniques, plus parfaites encore en Afrique que dans la Métropole.

Mais tout cela n'est pas à l'échelle du pays, ne répond pas ou ne répond plus aux immenses besoins, sur quelque plan que ce soit. Ces réalisations par- faites flottent au milieu du chaos : ainsi là encore la comparaison est valable, à un degré variable, certes, selon les problèmes, mais cependant à un degré toujours certain.

Et cela explique que dans le même temps où la France affirme à juste titre qu'elle est fière de son œuvre, une masse musulmane de plus en plus nom- breuse, à juste titre aussi, condamne une œuvre qui, trop souvent restée au stade des prototypes, ne répond pas aujourd'hui aux besoins d'un ensemble, n'est pas à l'échelle des réalités.

Pourtant, dans les prototypes réalisés, dans l'infrastructure mise en place, réside un avenir riche de promesses. Comme pour la chaussée de la Légion, il v a là l'affirmation d'une volonté, celle de dominer l'ingrate nature, il y a un exemple à suivre, visible par tous.

Par contre, où la comparaison cesse d'être exacte, c'est lorsqu'il s'agit de l'orientation générale de l'œuvre entreprise. Le légionnaire qui construi- sait la fameuse chaussée savait que son travail, fût-il trop luxueux, visait à prolonger un grand axe qui devait gagner coûte que coûte l'autre rive du S a h a r a .

Alors qu'aujourd'hui, en dépit de notre travail si bien fait, l'Algérie ne sait pas où elle va. D'où la condamnation des responsables de notre poli- tique à raison de leurs options divergentes et per- pétuellement changeantes.

Comment en serait-il autrement? Répétons-le, aucune solution définitive ne saurait être prise et l'Algérie ne saura donc pas où elle va, tant qu 'une analyse minutieuse de la situation n'aura pas été faite.

Après avoir évoqué le contexte dans lequel s'ins- crit le problème algérien, je voudrais donc en exa- miner les différents plans, économique, social, culturel, en dégageant à chaque instant un aspect essentiel : le problème psychologique au plan indi- viduel comme au plan collectif.

Certaines orientations ou certaines solutions pourront alors être esquissées et par là même les données de certaines options politiques formulées.

Alors peut-être chacun y verra-t-il plus clair, en Métropole d'abord, en Algérie ensuite, dans cette Algérie qui se devra de résoudre ses problèmes si difficiles quel que soit son statut ou son régime politique futur.

II

L'ISLAM ET NOUS

Les relations entre l'Afrique du Nord et la France ont beau se multiplier, l'Islam reste pour nous la grande inconnue. Mieux, nous y recherchons sys- tématiquement le mystère : intoxiqués par le film ou la littérature frelatée, le monde musulman est pour nous le domaine des « Mille et une nuits »; les légendes se superposent aux légendes. Une foule d'images se présentent à notre esprit dès que l'on parle du Maghreb. Ce sont des harems luxuriants, des cavaliers brillants, des palmiers exotiques, des danses du ventre lancinantes, des dunes de sable dorées, de la musique obsédante, des fantasias déchaînées.

Ou bien ce sont les souteneurs de Barbès, ou bien les marchands à la sauvette de la rue Lepic.

Ou bien ce sont les pauvres bougres entassés dans les taudis de Paris, de Marseille, de Lille, de Saint-Etienne, chômeurs déguenillés, maladroits, faméliques.

Ou bien ce sont les prostituées de certaines rues de la Kasbah d'Alger, ou bien les Bachagas ventri-

potents des restaurants de luxe, ou bien ce sont les « fathmas » « à peine bonnes à faire le ménage », ou les chaouchs besogneux et apparemment « dé- voués », ou ce sont même les nomades des hauts plateaux « à la figure altière ».

Ce ne sont jamais des hommes, des femmes, tout simplement, soumis comme nous-mêmes aux lois du bien et du mal, de l'amour et de la haine.

Ce ne sont jamais, « ces gens-là », des personnes qui pensent, qui, même dans la misère, ont une conscience personnelle ou collective dont les mani- festations soudain nous surprennent.

Nous voyons, mais nous ne savons pas regarder. Et même ceux qui regardent opèrent trop souvent comme ces savants qui, au laboratoire, placent sous un microscope un insecte curieux. C'est un autre monde que croient découvrir les spécialistes; ce sont des hommes, certes, qu'ils observent, mais tellement extraordinaires qu'il n'est pas possible qu'ils aient comme les autres hommes des joies et des peines; il ne leur semble pas croyable qu'après des siècles d'immobilisme, ces hommes, ces femmes, décident soudain de faire face à leur destin, et veuillent le prendre en main.

Et pourtant, tout est tellement simple pour celui qui sait mettre son cœur — comme d'ailleurs sa raison — mais d'abord sa sensibilité, au service de ses yeux.

Je me souviens de la première fois, il y a bien longtemps, où je pénétrai dans la Médina de Rabat. Le jour tombait. Les échoppes s'illuminaient, créant de curieux reflets sur les soieries « indi- gènes », vives, chatoyantes. L'odeur du thé à la menthe se mélangeait à celle des parfums ou des brochettes de viandes rôties dégoûlinantes de jus, épicées en diable... on le « sentait ». Une popu- lation affairée, bruyante, déferlait devant des mar-

chands calmes, ou bien pleins de bagoût comme les camelots parisiens. Les gens s'interpellaient ou mar- chandaient à l'infini devant les étals. Vision inou- bliable qui flattait d'emblée tous les sens.

Faisons un saut sur les grands boulevards pari- siens ruisselants de lumière. Les devantures, artis- tement disposées, attirent, séduisent. Des camelots s'égosillent, sous un grand parasol rouge. Des bara- ques foraines guettent les badauds friands de « billards japonais » ou de loterie nationale. Dans une rue perpendiculaire, un marché se tient sur petites voitures. Voici celle du fleuriste, celle du marchand d'échalottes, ou de fruits, ou de légumes. Les boucheries offrent leurs quartiers de viande joliment rosée, pris en pleine chair, enserrés de ficelle et garnis de persil ; au-dessus pendent gigots, poulets et lapins. Des femmes se hâtent, le panier au bras, saluent tel marchand connu, poussent devant elles le gosse emmitouflé qui les accom- pagne.

Quel « pittoresque » ! On dit que tout cela, c'est Paris, c'est l' « am-

biance » de Paris; c'est l'employé qui court vers son autobus, la midinette qui sort de la bouche de métro et achète, en passant, un yaourt chez l'épicier. Aujourd'hui, elle est une pièce du décor parisien. Que sera-t-elle demain?

Demain, que sera cette femme qui faisait son marché, que sera son gosse? Pourquoi s'affairait- elle? Voulait-elle rentrer à temps pour accueillir son mari, revenant du labeur quotidien? Que trou- vera chez lui l'employé qui se hâtait vers l 'autobus? S'il était triste, n'était-ce pas parce qu'il a une mère malade, seule, qui l'attend avec impatience? La midinette, seule, elle aussi, malgré ses vingt ans, que dit-elle de sa longue et anonyme journée? A-t-elle, pour s'en consoler, un amoureux d'un jour?

Attend-elle, inquiète, la grande passion sur laquelle elle construira son foyer? D'ailleurs, que fait-elle seule à Paris? Pourquoi a-t-elle quitté sa province? Y a-t-elle laissé des parents qui s'inquiètent d'elle, ou bien qui attendent son mandat mensuel pour sourire un peu; n'est-ce pas à cause de ce mandat qu'elle n'achète qu'un yaourt et qu'elle salive davantage en trébuchant dans l'escalier sombre tout imprégné du fumet de la cuisine de la con- cierge?

En un mot, devant les vitrines, sur l'asphalte des trottoirs, sous les tubes au néon, dans l'imbro- glio des petites voitures des marchands des quatre saisons, devant les camelots et les baraques foraines, derrière enfin ces grands murs noirs, der- rière ces fenêtres qui dans le soir s'allument une par une, derrière, pour tout dire, ce pittoresque, cette « ambiance » de Paris, au milieu de tout cela, il n'y a que des hommes, trimbalés par la vie et qui pourtant veulent la dominer, des hommes avec leurs joies et leurs peines, leur bonheur ou leurs souf- frances.

Quel peintre hardi brossera un tel tableau. Magnifiquement, il donnera à sa toile la couleur, l'ambiance, ou le reflet même des tubes au néon sur l'asphalte mouillé de bruine; peut-être sai- sira-t-il exactement telle expression fugitive d'un visage; pour de telles toiles, séduisantes, il y aura des amateurs, payant le prix fort. Mais y a-t-il des peintres pour dire ce que pensent les hommes? Y a-t-il des amateurs pour connaître de telles images, pour les aimer et, partant de là, pour les améliorer?

N'est-ce pas un peu ce qui manque à toute notre génération? Cela manque à Paris comme à Rabat,

dans les ruelles de Marseille ou d'Alger, sur les

marchés de nos bourgades comme dans les souks tunisiens.

Alors, si je repense à la Médinah de Rabat, j'y vois plus que sa couleur. Je ne m'arrête plus seu- lement à ses parfums flatteurs, à sa bruyante et pittoresque animation. Je regarde les hommes. Je vois cette haute stature, allongée encore par la gandoura brune. Le visage clair, les yeux bleus, c'est un berbère descendu de sa montagne. Il est venu de loin combiner un marché pour le troupeau de sa famille. Il a le temps pour lui, il ne se hâte pas. Il jouit du plaisir d'être dans la ville de la plaine, objet traditionnel d'envie de la part de sa tribu. Mais seule la moitié de lui-même est là; ses yeux rêveurs poursuivent un songe : que se passe- t-il dans sa montagne qu'il rejoindra demain ? Dans quelques mois, quand il aura vendu une bonne part de son troupeau, que ramènera-t-il à sa femme, à son père, à sa mère? Son regard va aux étoffes chatoyantes, aux verres de thé, aux pipes, aux coffrets, aux colliers, aux babouches rouges et bleues, toutes brodées d'argent. Ne peut-il, par ces objets, créer un peu de bonheur autour de lui dans sa tribu?

Plus loin, c'est le marchand de légumes. A son étal multicolore et séduisant, s'alignent les figues violacées, les tomates rutilantes, les melons dodus, les pastèques dont un adroit couteau a démasqué le cœur pourpre. Il attarde son regard sur toutes ces merveilles. Sur la surface polie des fruits, se reflète la petite flamme de la lampe à acétylène. Il les aime, ses fruits, il regrette presque de les vendre : ils sont beaux, ils sont le produit sacré de son long labeur. Et cependant, si tout se vend bien ce soir, demain, puisqu'il y a fête dans la famille, il pourra ramener chez lui deux gigots, pour que la réjouissance soit complète.

Ces femmes qui passent raides et mystérieuses, sans remuer la tête, mais avec leurs yeux noirs en éveil, braqués sur les étalages, elles aspirent à un peu de luxe, à une robe seyante qui leur conciliera les bonnes grâces de l'époux, à un collier d'argent qui les embellira et accroîtra leur patrimoine ; elles rêvent devant un séroual (1) qui rendrait si beau ou leur fils ou leur fille.

Ainsi les objets exposés devant ces hommes, devant ces femmes, n'ont plus seulement une valeur « exotique ». Ils ont la valeur que leur donnent les désirs et les besoins des hommes. Ainsi je pense que, pour se pencher avec efficacité sur la « ques- tion musulmane », il est nécessaire de ne l'aborder qu'avec une stricte objectivité et il nous faut faire de gros efforts pour y parvenir.

Tantôt en effet, victimes des illusions distillées dans le livre, la presse ou le film, nous n'avons de ce monde où nous ne sommes pas nés qu'une vision entièrement fausse, malsaine même, car nous ne grattons pas sous les apparences.

On objectera que le Monde Musulman est très fermé. Il ne l'est guère plus finalement que la société française qui ne sait donner de sa vie aux touristes américains que l'image de Pigalle et de « Paris by night ».

Ou bien alors brusquement, le voile tombe et l'on ne voit plus que le « bicot » de Barbès ou les gourbis misérables des hauts-plateaux, sans con- naître d'ailleurs pour autant ce qui se passe à Barbès ou comment on vit dans les gourbis. De quelques images loqueteuses, on passe à un dégoût généralisé, réaction profonde après une passion exotique déçue.

(1) Sorte de pantalon flottant, à fond tombant, serré à la cheville.

Enfin, après avoir erré entre ces deux extrêmes, on peut, et c'est la pire attitude intellectuelle, som- brer dans une indifférence qui est l'une des causes de la stagnation politique.

Pourquoi faut-il qu'il en soit ainsi? Pourquoi faut-il — sans parler des réactions des Européens d'Algérie — que la Métropole demeure si éloignée de ces problèmes? Ne profite-t-elle pas chaque année avec délices des dattes, des oranges, des pri- meurs, des vins de ce pays? Pourquoi ignore-t-elle tout de la vie de ses habitants?

Au moment où pour des raisons si diverses — dont certaines combien douloureuses — l'Algérie est connue d'un nombre croissant de Français, elle ne devrait plus être seulement à leurs yeux une terre secrète, la porte dorée d'un désert où se cache l'Atlantide, et chacun devrait savoir qu' « Alger- la-blanche » est aussi la Kasbah, non pas la sédui- sante Kasbah pleine d'amour, d'aventure et de soleil de Pépé-le-Moko : ce sont des ruelles, pitto- resques peut-être, mais étroites, lugubres, puantes, parfois obscènes, et où cependant vivent des hommes, où souffrent des femmes et des enfants.

Il faut d'ailleurs bien avouer que la puissance d'attraction de cette terre de soleil est telle que ceux qui ont eu la joie d'y vivre peuvent rarement l'oublier. Loin d'elle, ils veulent en parler encore et pour faire participer l'auditeur à leur admiration ils l'accablent de détails pittoresques et inexacts. Autour du voile traditionnel des femmes, ils tissent le mystère de harems périmés.

Certes nos grands couturiers ignorent les effets qu'ils pourraient tirer du voile qui dégage un front pur et ne laisse apparaître en les soulignant que de grands yeux bruns et profonds. Mais la femme afri- caine quant à elle ignore que son mystère exerce la séduction. Elle ne sait pas que le voile blanc

met en valeur la peau mate de son front ou celle de son bras nu, long et mince, qui s'échappe de la soie immaculée pour porter le coufin (1).

A mon tour, croyez-moi bien, je ne sombre pas dans l'exotisme. J'admire tout autant la sobre élé- gance d'un anglais ou la fine silhouette de la pari- sienne; je veux, dans un pays, en saisir toute la vie qui se dégage des coutumes. J'en recherche la saveur à travers ses traditions, son folklore. Au- delà, ce n'est pas mon affaire de juger, de vouloir concevoir ou transformer, sans ou malgré eux, la vie des hommes : elle n'a de valeur que si leurs choix sont conscients, personnels. Mais je déplore que le souci du pittoresque fausse nos jugements et surtout prenne le pas sur le bonheur des êtres humains. Tout récemment encore, certains s'éle- vaient contre les projets de démolition d'une Kas- bah surpeuplée, foyer de misère morale et surtout physique. A part ses monuments classés, elle méri- terait beaucoup plus le sort du vieux port de Mar- seille, que la publicité douteuse des affiches touris- tiques. Le vieux quartier phocéen n'a dû sa dispa- rition — brutale — qu'à des raisons de sécurité. Faudra-t-il les invoquer pour que cette lèpre dispa- raisse d'Alger.

La femme du bled n'a plus de haïk et celle de. Constantine le porte presque noir : cela suffit à rompre le charme et il ne reste plus à nos yeux qu'une humanité souvent misérable. C'est là qu'on juge l'homme : va-t-il fuir, ou au contraire va-t-il s'écrier avec Saint-Exupéry :

« Etre homme, c'est précisément être respon- sable, c'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semblait pas dépendre de soi... c'est sentir,

(1) Sorte de panier à provision en alfa.

en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde. » (1)

Saura-t-il ne pas passer indifférent à côté du petit berger couvert de défroques mal ajustées, parce qu'il appréciera les airs qu'il compose sur sa flûte, airs lancinants conformes à l'emprise sur l'homme de terres vastes et brûlées. Ne le voit-il pas se diri- ger vers le lit rocailleux et desséché de l'oued, pour mieux rêver au milieu de rares lauriers roses? Ne découvrira-t-il pas son âme?

Est-ce que dans tout cela je ne laisse pas seule- ment s'exprimer la voix du cœur? C'est par elle, je le répète, qu'il faut commencer car, pour con- naître, pour comprendre, il faut d'abord aimer, sans exotisme, objectivement, humainement. Alors, pour construire, la voix du cœur cèdera la place à celle de la raison. Mais que vaudrait seule cette dernière?

J'en prends comme preuve une anecdote bien curieuse, que l'on pourrait intituler : l'histoire de la porteuse d'eau.

La porteuse d'eau ! Image classique bien connue! Combien de fois n'avons-nous pas entendu telle ou telle personne s'extasier sur le charme des femmes qui, dans les pays primitifs, se rendent chaque soir à la corvée d'eau!

Pour leur plaire, l'imagerie a stylisé l'attitude, en vérité souvent gracieuse, de ces jeunes filles qui s'acheminent... dans le sable d'or au travers des palmiers vers la fontaine proche.

Cependant l'imagerie a menti, car il n'y a pas, comme elle le fait croire le plus souvent, que des femmes jeunes et belles qui soient porteuses d'eau. Il y en a aussi de vieilles qui, depuis des années,

(1) Terre des hommes.

chaque jour déambulent sur la rocaille vers la source, parfois très éloignée, chargées d'un vieux bidon et non d'une amphore phénicienne, pour se procurer ce bien inappréciable : l'eau.

Juger de l'extérieur n'est pas simple, et juger de l'intérieur non plus. Il faudrait faire la part de l'accoutumance, évaluer ce qui découle d'un geste tellement traditionnel que l'on n'a, le plus sou- vent, pas mesuré ce que serait l'existence s'il n'avait pas à être fait.

Cependant la souffrance constante de la femme est là, tangible pour l'observateur extérieur, trop souvent aveuglé par l'amour de la couleur locale pour envisager de tout mettre en œuvre afin d'adou- cir une tâche humaine.

Il n'en est pas toujours ainsi, et c'est là que commence l'anecdote. On acheta il y a quelques années à une tribu du Maroc une fraction de ses terres pour établir une base américaine. L'admi- nistration se préoccupa alors avec « bienveillance » de l'emploi de la somme extrêmement importante que représentait cette vente. Mesure « paterna- liste » sans doute mais toutefois fort utile, les membres de la tribu n'étant pas préparés à pareille aventure...

On discuta donc avec ses notables ce qui pou- vait être fait et l'on décida de construire un village. Peu à peu il sortit de terre, magnifique, avec son château-d'eau plus élevé que la mosquée de béton, son marché, son école, son dispensaire, son bain « maure »... et ses maisons. Celles-ci furent cons- truites, à la demande des usagers, selon la tradition, fenêtres ouvrant sur une cour intérieure.

Une consultation spéciale avait été prévue afin de déterminer si l'on mettrait l'eau courante. Rien de plus démocratique apparemment. Et chacun répondit qu'il était indispensable de l'installer, car

un logement ainsi équipé représente la preuve tan- gible du « progrès », de la « civilisation ».

Et puis un jour la tribu demanda que la cour soit fermée d'une porte munie de serrure, et lors- qu'on occupa ces logements si bien clos qui rem- plaçaient les nouallahs ouvertes à tous les vents, les hommes, pour vaquer à leurs occupations, sor- tirent en donnant un tour de clef. Les femmes qui étaient libres d'aller chercher les fagots et surtout de se retrouver chaque jour à la source étaient définitivement claustrées. Finie la porteuse d'eau des belles cartes postales, finies les fatigues, mais finis aussi les papotages quotidiens et la liberté.

Est-ce cela la démocratie? Ne repose-t-elle pas également sur une éducation au sens le plus pro- fond du mot, c'est-à-dire qu'elle est atteinte seule- ment lorsque chaque homme a pris conscience de ses responsabilités, non pas de responsabilités tradi- tionnelles et immuables, mais de celles qui sont adaptées au temps et au lieu où il vit.

Responsabilité, éducation, adaptation, trois mots qui, s'ils avaient figuré au vocabulaire maghribin, auraient évité à la France comme à ces pays bien des peines et bien des tourments.

Car à chaque instant nous retrouvons aussi ce troisième mot : adaptation. Mais ce qui est trop souvent oublié, c'est qu'il ne suffit pas de pousser à la modification de tel ou tel de ces facteurs qui sont déterminants pour la vie des hommes, des familles ou des sociétés. C'est tout l'ensemble qui doit s'adapter simultanément sous peine de susciter des déséquilibres et par là des mécontentements qui paraissent inexplicables.

L'anecdote de ce village marocain sorti de terre n'est pas un cas isolé. L'installation de l'eau dans les villages de Kabylie a conduit aux mêmes résul- tats, alors que le trajet quotidien jusqu'à l'oued

constituait une des grandes distractions des femmes : qu'on lise plutôt l'analyse si profonde de la vie de villages kabyles qu'en a faite Mouloud Ferraoun.

M ais où le malentendu devient à la fois ridicule et tragique, c'est lorsque l'on songe aux consé- quences de telles claustrations : c'est le roumi, le Français qui en est la cause. Lorsque celui-ci l'apprend, il s'écrie : « Il n'y a rien à faire avec ces gens-là ». Et il est très sincèrement découragé. Il croyait, en toute bonne foi et souvent avec une véritable générosité qu'en faisant la charité du confort matériel, il apporterait le bonheur. Il s'at- tendait à de la reconnaissance. Il n'a que des repro- ches : amertume, découragement, tels sont les sentiments qui finalement s'enracinent en lui, car il oublie que tous les hommes n'ont pas au même moment le même classement des valeurs humaines et que la découverte par chacun d'eux d'un style de vie jusque-là inconnu est une opération qui ne saurait résulter que d'une recherche personnelle. C'est celle-là qu'il fallait faciliter, pour ne plus voir de femmes ployées sous le fardeau des lourdes cruches. Cela se devait de disparaître au XX siècle, bien entendu, mais exigeait de longue date une large préparation.

C'est pour cela qu'il n'était pas inu- tile de souligner combien il était indispensable, de près comme de loin, de faire appel d'abord à sa sensibilité pour s'approcher des problèmes nord-africains quels qu'ils soient. A quoi ser- virait seul un schéma cartésien, un plan pure- ment logique? Il faut d'abord connaître la vie des hommes. Ces hommes, comme tous les hommes, ont un corps, un cœur, une intelligence, une âme; ils vivent en société dans les villes ou dans les cam- pagnes et il est nécessaire de prendre entière

conscience des problèmes économiques, sociaux, culturels qui se posent, mais la sensibilité restera toujours primordiale pour comprendre en même temps la psychologie de chacun et surtout la psycho- logie collective des musulmans d'Algérie.

De cette analyse et de cette interprétation, peut seule découler une politique qui construise et qui mette fin à une horrible hécatombe.

III

LA FRANCE ET L'ALGERIE

Lorsque la nouvelle de l'effroyable séisme d'Orléansville parvint en France, elle fut accueillie avec une véritable stupeur.

En dehors des discours officiels dont on connaît à la fois l'opportunisme et le ton ampoulé, des actes innombrables marquèrent l'élan de tout un peuple vers des malheureux qu'il sentait tout pro- ches. Les sommes inscrites aux budgets des collec- tivités furent considérables, mais plus encore l'effort spontané du « petit peuple ». Tel village d'une centaine d'habitants, perdu dans le centre de la France, envoyait 18.000 francs, soit une moyenne de 1.200 francs par famille. Il y avait longtemps qu'une telle générosité ne s'était spontanément manifestée. Au-delà de cet effort du porte-monnaie qui permet trop souvent à ceux qui le peuvent de se payer — finalement à peu de frais — le luxe d'une bonne conscience, il y avait un effort réel de tous, un effort allant jusqu'à la demande d'adoption d'enfants orphelins, dont on savait que la majorité était de familles musul-

manes, puisque celles-ci étaient les principales tou- chées parmi les 1.500 victimes de cette catastrophe.

Pour juger de tels gestes à leur juste valeur, il faut bien se rendre compte à quel point le public français, continuellement sollicité pour des œuvres présentées comme plus importantes les unes que les autres, est blasé finalement et réagit peu à de tels appels. Il ne donne que s'il a claire conscience de ce pour quoi on s'adresse à lui et de l'emploi qui sera réservé au fruit de sa générosité.

Je me souviens d'une collecte organisée un dimanche en faveur des « vieux ». Les quêteurs traversaient penauds la foule indifférente d'un marché parisien. Comme elle était abstraite, cette collecte pour les vieillards! Or, quelques mètres plus loin, mendiait un pauvre homme chargé d'années, et nombreux étaient ceux qui traver- saient la rue pour lui remettre leur obole.

La charité, chez nous, doit répondre à une misère palpable, visible, alors que l'aumône chez le musulman est un rite religieux, profondément enraciné dans tout son être, à telle enseigne que le même jour, quelques heures plus tard, à un grand carrefour parisien, j'observais les mêmes quêteurs « pour les vieillards » répandus cette fois parmi les flâneurs du dimanche après-midi : là encore les parisiens étaient profondément indifférents, mais de nombreux musulmans se détournaient de leur chemin pour venir donner quelque monnaie. L'aumône, en elle-même, avait traditionnellement pour eux une pleine valeur sans qu'il fût néces- saire que la misère à soulager leur soit visible.

Ainsi, on peut affirmer que c'est dans la chair même et dans le cœur du peuple de France que fut ressenti le sinistre d'Orléansville. Beaucoup ne savaient sans doute pas très bien où se trouvait cette cité. Quelques-uns même pensaient que c'était

au Maroc, parce qu'à l'époque le Maroc défrayait la chronique. Mais déjà le « problème d'Afrique du Nord » avait été posé — enfin — avec une intensité suffisante à l'opinion métropolitaine, pour que généreusement, librement, les Français réa- gissent devant un malheur qui était leur malheur, celui d'hommes, de femmes, d'enfants, peut-être différents d'eux à divers égards, mais dont ils se sentaient solidaires.

Moins de deux mois après, comme un coup de tonnerre, l'émeute éclatait d'un bout à l'autre de l'Algérie.

Ce fut un effondrement! Comment ces mêmes hommes pour qui on aurait

tant voulu faire pouvaient-ils soudain n'être que d' « horribles criminels » ? Il fallut bien parler de la main de l'étranger, de banditisme organisé, de coupeurs de route, etc., ne fût-ce que pour masquer les défaillances d'une politique ou de cruelles déceptions, pour se convaincre que l'élan de géné- rosité n'avait pas été mal placé.

Et puis, les semaines succédèrent aux semaines, les mois succédèrent aux mois. Les fellaghas, dont on disait officiellement en novembre 1954 qu'ils étaient quelques centaines, dont plusieurs dizaines, selon chaque communiqué, étaient quotidiennement « arrêtées » ou « anéanties », renaissaient donc de leurs cendres puisqu'ils étaient toujours quelques centaines ou même quelques milliers, à mesure que s'accumulaient de nouveaux communiqués officiels.

Personne alors n'osa paraphraser La Fayette et s'écrier : « Sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution ».

L'intention de ce livre n'est pas, répétons-le, de faire œuvre politique, du moins au sens étroit du mot, de discuter de l'assimilation, de la fédération,

de l'intégration, de l'indépendance, qu'elle soit ou non interdépendante.

Par contre, pour cette Algérie 1956, seule une analyse réaliste peut clarifier l'équivoque, les juge- ments contradictoires; seule l'objectivité permettra à l'opinion de ne pas demeurer ignorante ou trom- pée, dans un sens ou dans l'autre; seule une étude précise peut apporter à ceux dont c'est le métier ou la vocation, de ce bord ou de l'autre de la Méditerranée de « faire de la politique », ou même à ceux dont c'est le métier dans le monde, des fac- teurs constructifs s'ils sont de bonne foi, et, s'ils sont de mauvaise foi, quels qu'ils soient, leur condamnation. Que surtout les hommes, malgré les deuils et les haines, trouvent ici des raisons de s'entendre au lieu de s'entredéchirer.

On ne peut cependant songer sans effroi à nos compatriotes européens qui à leur tour se déchirent en Algérie, au moins en paroles. A leur tour les uns et les autres pensent ou affirment détenir la vérité. A côté d'eux, une conscience collective s'est sou- dain développée. Certains l'attendaient de longue date et n'osaient pas ou ne pouvaient pas aller au- devant d'elle : ils faisaient scandale quand ils envi- sageaient seulement de le faire, par clairvoyance ou par opportunisme. Ils continuent à faire scan- dale. D'autres au contraire ne savent pas ou ne veulent pas savoir que cette cristallisation s opère, ou plus exactement que le milieu tremble tout entier du besoin de se cristalliser sans savoir sur quelles lignes de force il le fera ou il conviendrait qu'il le f a s s e .

Ainsi, à la base de l'incompréhension, il y a la négligence de la psychologie, non pas de la psycho- logie individuelle que sans doute spécialistes ou colons sont placés pour bien connaître, mais de cette psychologie collective dont Clausewitz a

montré au monde le poids déterminant, dont l'U.R.S.S. a fait une technique, comme d'ailleurs les U.S.A., à laquelle la jeunesse moderne attache la valeur d'un principe, et que nous ignorons.

Nous l'ignorons tellement qu'une question vient aujourd'hui sur toutes les lèvres françaises, en France et en Algérie : « Comment a-t-on pu en arriver là? »

C'est aussi à cette question que ce livre voudrait répondre, non pas sous forme de regrets stériles, de polémiques et de reproches réciproques désor- mais inutiles, mais afin d'expliquer un état d'esprit indéfiniment ignoré. Au moment où le sang coule, où les problèmes politiques ont pris le pas dans tous les esprits sur les problèmes de base qui se posent et se poseront toujours à l'Algérie, il serait vain de se limiter à leur seule analyse abstraite. Celle-ci doit être colorée à chaque instant de cet aspect psychologique qui explique les incompréhensions et les erreurs. A ce prix seulement, les solutions cons- tructives qui peuvent être ébauchées pour les pro- blèmes primaires de l'Algérie et qui auront leur place, quelles que soient les solutions politiques, prendront leur pleine valeur, parce que situées dans leur contexte réel. Qu'on ne s'y trompe pas, ce livre n'est pas écrit sentimentalement et falla- cieusement à la gloire des fellaghas. Qu'ils com- prennent parmi eux de vulgaires bandits, voleurs de grand chemin et assassins, ce n'est pas douteux, car toutes les révolutions sont exploitées par la pègre. Nous avons connu cela il y a à peine plus de dix ans et la Résistance a eu du mal à ne pas être salie du fait que des escrocs étaient entrés dans ses rangs pour en profiter ou qu'à son couvert s'exerçaient des vengeances personnelles. Que cer- tains « rebelles » emploient des méthodes indignes du « monde civilisé » est un fait également. Rien

de tout cela ne saurait être justifié. Mais il est insensé de ne vouloir voir dans cette vague qui déferle que des hors-la-loi payés par l'étranger. Pendant la guerre les Services Secrets allemands ont espéré pouvoir fomenter l'autonomisme breton. Ils y ont dépensé des millions; ils ont « payé » des traîtres. Aucun sentiment collectif n'a répondu à la félonie de quelques-uns.

Lisons au contraire Jean Servier qui se trouva dans l'Aurès au début des événements de novembre 1954 :

« Pour moi qui ai passé sept ans à étudier les sédentaires, c'est un monde nouveau qui s'ouvre, découpé dans l'azur immobile du Sahara voisin.

« Les chameaux portent autant d'amulettes et de pompons que de charge utile. Dans les bassours tendus de couvertures rayées qui arrondissent leurs dômes au-dessus de chaque bosse, il y a des grappes d'enfants. Les femmes, vêtues de robes rouges, marchent derrière les chameaux, d'un même pas souple qui fait tinter leurs bijoux d'argent; beau- coup ont des yeux bleus très clairs.

« Mais ce monde nouveau est un monde hostile. Une main rougie au henné ferme d'un coup sec les tentures d'un bassour sur notre passage. Les hom- mes qui encadrent la caravane ont les yeux fixés devant eux comme si nous n'existions pas. Les femmes, elles, nous dévisagent, avec une haine insolente.

« Il fallut plusieurs jours pour qu un homme qui maniait un détecteur de mines, ait l 'idée de le tourner vers une vieille femme. Le résultat fut surprenant : c'était à croire que la vieille était métallique; son haut turban noir était un empile- ment de cartouches, et les plis de sa robe rouge dissimulaient des chapelets de chargeurs. Pour les

autres, c'était pire : hommes et bêtes transpor- taient un véritable arsenal,

« Nous ne savions pas encore tout cela, mais l'attitude des caravaniers, leur lenteur à dégager la route malgré nos coups de klaxons impérieux, nous faisaient réfléchir. J'avais cru tout d'abord à une révolte localisée, un groupe de bandits arrivés de Tunisie, aux abois. Maintenant, il me fallait bien admettre que l'Aurès tout entier s'était sou- levé contre nous. »

Bien entendu, cette action collective n'a pas pris naissance spontanément. Comme toutes autres, elle a eu ses leaders. Elle résulte d'une propagande orchestrée par quelques-uns, soutenus incontesta- blement par l'argent et les ondes de l'étranger, mais, encore une fois, de tels efforts ne réussissent que si le sentiment populaire est disponible, sinon déjà orienté.

Où que ce soit le fanatisme, l'hystérie collective, ou simplement le patriotisme ont pu avoir des causes secondes, s'incarner dans un homme ou dans une idéologie simpliste, ils ne peuvent exister si ne sont pas préalablement rassemblés naturelle- ment les éléments d'une conscience collective qu'au- cun démarcheur patenté ne peut à lui seul créer. Dans l'Algérie 1956, l'argent de l'étranger existe, les « prédicants nationalistes » existent. Le premier exploite une situation psychologique de fait, mais ne l'a pas créée. Les seconds sont le fruit et non la cause d'une conscience collective, mais par cela même qu'ils existent ou qu'ils opèrent de brutales pressions, auxquelles répond le « maintien de l'ordre » ou la « répression », ils développent encore cette conscience collective. A quoi sert d'en nier l'existence, comme d'aucuns parce qu'ils connais- sent des ouvriers pris isolément croient pouvoir

nier l'existence d'une classe ouvrière? A quoi ont servi les innombrables avertissements donnés de toutes parts depuis quelques années que, dans notre immobilisme, cette conscience était en train de se créer?

Napoléon, en 1812, ignorait que la seule pré- sence de son armée créait l'unité allemande et déclenchait un véritable nationalisme jusque-là inexistant. Il permettait surtout à un Clausewitz l'analyse de tels phénomènes, analyse qui valait à son auteur une haute réputation militaire alors qu'il s'avérait d'abord un grand maître de la psy- chologie des foules : elles « ne se font tuer » que lorsqu'elles savent — ou croient savoir — pourquoi.

La comparaison entre la situation actuelle de l'Algérie et celle de la Résistance française a été faite bien souvent. C'est une comparaison trop fa- cile pour être rigoureuse. Nous verrons, en effet, au cours de ce livre qu'il était inévitable qu'un jour une réaction se fasse contre une société qui n'avait pas su s'organiser. Mais au lieu de tendre vers son but premier, la modification de ses structures, cette réaction se politisa, devint xénophobe. Pour la France de 1940, l'objectif était d'abord la liberté. L'asservissement ne signifiait pas un changement de régime social ou économique. Pour l'Algérie de 1954, il s'agissait, quant au fond, d'une révolu- tion à faire. Mais elle s'est produite à partir de la formation d'une conscience collective musul- mane.

Car ce sens collectif pouvait n'être jadis le fait que de quelques « jeunes trublions formés dans nos facultés ». Il s'est soudain généralisé au prin- temps 1955. Ceci n'est pas un jugement, une appro- bation, un choix, mais une constatation. Nous verrons sur quelles bases il s'est créé. Mais souli- gnons dès maintenant que les sociologues, en

quelque société que ce soit, estiment à un maximum de 10% les hommes capables d'initiative.

C'est là qu'apparaît une incontestable analogie avec la Résistance : combien y avait-il de vrais

résistants ? La masse sympathisait, mais quant à s'engager, elle ne le pouvait pas, ne le voulait pas ou ne l'osait pas. Mais la comparaison est beau- coup plus générale. La foule s'oriente toujours vers les victorieux, vers ceux qui luttent : qu'on lise

Tchiakoutine, dans son ouvrage Le viol des foules. Les foules, elles sont les mêmes, qui acclamèrent

l e Maréchal Pétain à Paris au début de l'été 1944 et , dans un déchaînement populaire, de Gaulle quelques mois après, remontant les Champs-Ely- sées, les mêmes qui accueillirent dans le délire Bourguiba à Tunis, S. M. Mohamed Ben Youssef à Rabat, les mêmes qu'a décrites Pearl Buck pour l'Amérique, acclamant « les nouveaux Dieux » champions de l'aviation ou de l'alpinisme dans des manifestations hystériques, les mêmes qui se pré- cipitaient sur les places ou les stades pour vociférer devant Staline, Hitler ou Mussolini.

Phénomènes généraux, ils peuvent s'appliquer à d'innombrables situations psychologiques, mais comme elles s'appliquent à deux d'entre elles, on peut penser que ces deux-là sont exactement paral- lèles.

Ainsi fait-on d'autres comparaisons : la France de 1944 pouvait, selon certains, paraître acquise à une politique de collaboration avec l'Allemagne. Elle reprenait conscience d'elle-même, d'un seul coup, répondant à l'appel de quelques Français qui, sur les ondes étrangères, les seules dont" ils pouvaient disposer, les tenaient en alerte depuis de longues années.

Ainsi, dit-on, en est-il de l'Algérie. Mais les ondes de Londres d'une part, celles du Caire ou de

Prague d'autre part, diffèrent par un point essen- tiel : le désintéressement. Dans le premier cas, il y avait une lutte du monde entier pour sa liberté. Dans le deuxième il s'agit d'une ingérence calculée, en période de paix, pour donner à une révolution l'allure d'une guerre étrangère, et pouvoir ainsi en justifier — comme en toute guerre — les excès.

Est-ce à dire que nous ayons tout fait pour éviter la création d'un tel état d'esprit?

Nous avons voulu ignorer les éléments psycho- logiques, économiques, sociaux, qui préparaient cette explosion. Nous avons voulu oublier que les révolutions ont toujours été l'œuvre de minorités, même si, comme c'est actuellement le cas en Algérie, de sourdes rivalités existent en leurs seins. Ces minorités, agissantes, jeunes, vibrantes, croyant à leur mission, sont en place en Algérie, et la sym- pathie du milieu existe déjà.

Nous avons trop souvent empêché toute expres- sion, toute critique et la nécessaire opposition qui fait la force, si elle est constructive, de toute démo- cratie. Dans un pays comme le Maroc où ne pou- vaient exister ni presse, ni partis, ni syndicats, ni associations quelque peu indépendantes, on arrivait à cette effroyable constatation que la violence, même abhorrée, réjouissait paradoxalement parce qu'ultime fierté, ultime moyen d'expression. Nous en étions presque là en Algérie, pour la pauvreté des moyens d'expression et il ne faut pas s'étonner de conséquences analogues.

Soudain, nous nous trouvons en face d'un bloc de population, fière des actes de courage d'un core- ligionnaire, même lorsque sont maudits ou condam- nés les crimes chaque jour accomplis. Aujourd'hui la violence inouïe des fellaghas a instauré un régime de terreur dont le citadin et surtout le campagnard, paisible par nature, voudraient être

débarrassés. Mais il ne sait pas comment... car le retour pur et simple au passé ne lui paraît plus possible, ne serait plus admis.

Que l'on cesse donc de tromper l'opinion avec des « histoires » de « guerre sainte », auxquels d'au- cuns opposeraient immédiatement les « Croisades ». Un phénomène sociologique, durement, se déve- loppe sous nos yeux à vitesse accélérée, amplifié par les désastreuses conditions économiques, sou- tenu par un espoir confus et indéterminé. Est-il profondément « anti-français » ? Il est trop tard pour affirmer que non, trop tôt pour donner une réponse définitive. D'innombrables musulmans, plus encore que les Européens, font les frais de cette effroyable gestation. Chargée de l'ordre, pleinement responsable juridiquement et politiquement, la France ne peut évidemment admettre la violence, le crime, pas plus qu'elle ne peut tolérer une aveugle et injuste répression, parfois collective. Mais l'ordre conscient, voulu par tous, ne reviendra pas en rééditant les erreurs de Napoléon en Espagne. Avant tout, il faut comprendre, aller aux causes du mal, faire preuve d'imagination et non pas seu- lement suivre les routines administratives ou mili- taires et faire usage d'arguties juridiques, alors que la maison brûle.

Le meurtre doit cesser : pour cela il faut vider l'abcès, en déterminer les causes, ne pas parler à tout propos d'une politique de maintien ou d'aban- don. Il n'y a jamais de dilemmes, mais des hommes qui ne font pas l'effort de trouver la véritable issue. La fameuse « présence » de la France ne saurait n'être que du verbalisme inconscient. Aussi, pour terminer ce douloureux chapitre avant d'aller droit à l'indispensable analyse, je citerai la con- clusion de l'Amiral Auphan dans son ouvrage Les échéances de l'Histoire :

« Rien n'est perdu pourtant si la France, débar- rassée du masque menteur qu'on a posé sur son visage, consent à parler aux peuples que l'histoire a mis sous sa tutelle le langage de la vérité, qui n'est fait ni de domination, ni d'abandon, mais de la considération sincère des problèmes qui les tou- chent dans le cadre que Dieu a tracé au déroule- ment de toutes les vies humaines. Il ne s'agit pas de lâcher de grands mots aussitôt démentis par les faits, de marchander, comme un tapis, des conces- sions aussitôt caduques ou d'élaborer des textes aussitôt utilisés pour s'entredéchirer : il s'agit de comprendre que tous les hommes, quels que soient leur race, leur civilisation, leur technique écono- mique ou leur degré de culture, ont un but commun sur la terre et qu'ils doivent s'entraider pour l'atteindre. »

C'est à permettre tout cela que ce livre voudrait servir, pour que la France et l'Algérie puissent trou- ver leur solution d'équilibre perdue aujourd'hui, pour qu'en Algérie même cessent ces sanglantes oppositions.

L'éveil d'un sens collectif généralisé, pour cer- tain qu'il soit, ne saurait faire oublier que toutes les élites ont été formées aux disciplines françaises, pensent comme les métropolitains. Qu'à la faveur d'une politique à la petite semaine, nous en soyons arrivés à l'anarchie, soit. Mais la France doit savoir qu'elle n'est pas pour autant détestée en bloc, dans l'abstrait. A laisser pourrir la situation, elle peut le devenir. Puisse cet ouvrage contribuer à l'éviter.

IV

QUI PEUPLE L'ALGERIE?

« Il n'y a pas de race française... il y a une nation française dont on ne connaît que peu et mal le premier fonds. »

Est-il possible de paraphraser l'auteur de ces lignes, Charles Benoît, pour les appliquer à l'Algérie?

En tous cas, il n'est pas prématuré d'examiner s'il existe ou s'il tend à se créer une homogénéité algérienne, malgré les diversités ethniques des « européens » ou des « autochtones ».

En Algérie, ces appellations sont purement con- ventionnelles, puisqu'un citoyen américain y de- vient un « européen », tandis que berbères et arabes répondent ensemble au vocable d' « autoch- tones » qui a remplacé celui d' « indigènes ». En fait, chacun se reconnaît comme appartenant à une certaine communauté, tout aussi indéfinissable que la « classe ouvrière » en France, à laquelle des ingénieurs, des professeurs sont fiers d'appartenir, alors que d'aucuns pensent qu'elle ne recouvre qu'une profession.