roland barthes, linguistique et litterature

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Roland Barthes

Linguistique et littratureIn: Langages, 3e anne, n12, 1968. pp. 3-8.

Citer ce document / Cite this document : Barthes Roland. Linguistique et littrature. In: Langages, 3e anne, n12, 1968. pp. 3-8. doi : 10.3406/lgge.1968.2348 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1968_num_3_12_2348

ROLAND BARTHES cole Pratique des Hautes tudes

LINGUISTIQUE ET LITTRATURE

Linguistique et littrature : ce rapprochement parat aujourd'hui assez naturel. N'est-il pas naturel que la science du langage (et des langages) s'intresse ce qui est incontestablement langage, savoir le texte littraire? N'est-il pas naturel que la littrature, technique de certaines formes de lan gage, se tourne vers la thorie du langage? N'est-il pas naturel qu'au moment o le langage devient une proccupation majeure des sciences humaines, de la rflexion philosophique et de l'exprience crative, la linguistique claire la science de la littrature, comme elle claire l'ethnologie, la psychanalyse, la sociologie des cultures? Comment la littrature pourrait-elle rester l'cart de ce rayonnement dont la linguistique est le centre? N'aurait-elle pas d, mme, tre la premire s'ouvrir la linguistique? Ce qui parat naturel aujourd'hui (du moins on l'espre) a d cepen dantse conqurir. Il y a eu pendant longtemps (et il y a probablement encore aujourd'hui) des rsistances la conjonction de la linguistique et de la litt rature. Ces rsistances ont tenu au statut mme de l'une et l'autre discipline dans notre socit moderne. D'un ct, l'uvre littraire, pendant longtemps, du moins en France, a retenu principalement par ses contenus; postuler (pour en tirer les consquences) qu'elle est essentiellement langage ce qui est matriellement vident aurait alors pass pour une provocation for maliste et serait tomb sous le discrdit attach, depuis la mort de la Rhto rique classique, toute considration un peu soutenue de la forme : dfinir la littrature comme du langage , c'et t offenser sa valeur humaine (et humaniste), nier ou diminuer la fois son pouvoir raliste (protg par l'alibi social et, dans certains cas, socialiste) et son pouvoir potique (rput dpendant d'une communication intuitive , sensible ). Aussi a-t-on vu pendant longtemps l'tude de la littrature (en France), concder une part mineure du texte, le style ou la langue de l'crivain un dpartement marginal de la science des langages, la philologie. Il est vrai que, pendant la mme priode, la linguistique elle-mme, surtout historique, comparative, ne songeait pas un instant que le contenu pt faire partie du langage et

que la science des formes nonciation et quelque droit sur les ides , les sentiments et les genres . D'un autre ct, en effet, la linguistique elle-mme adhrait parfaitement Vimage sparatiste que la littrature vou lait donner elle-meme; soumise un sur-moi scientifique trs fort, elle ne se reconnaissait pas le droit de traiter de la littrature, parce que pour elle la littrature se situait en grande partie en dehors du langage (dans le social, historique, l'esthtique). Pour se rencontrer, les deux disciplines ont donc d se vaincre ellesmmes, surtout en France, o elles taient assurment le plus loin l'une de Vautre. Ce rapprochement a dj son histoire. Marquons-en seulement, premire vue, les principaux accents (mais non forcment les principales tapes). Pendant des sicles, il y a bien eu, en Occident, une trs vaste discipline charge de traiter des rapports de l'uvre et du langage : la Rhtorique; mais la Rhtorique, quelle qu'ait t son volution, n'avait aucune vise scienti fique, ou mme analytique, critique; elle a t d'abord (chez les Grecs) une technique oratoire, ensuite, au moyen ge, l'lment d'une vision du monde et de la parole, enfin, aux temps classiques, et dj moribonde, un code, un corps de rglements destin contrler la cration des uvres, non rendre compte de leur structure. La Rhtorique a donc toujours t une trs vaste construction des rapports du rel et de la parole; sa prennit, deux fois millnaire, a de quoi tonner l'historien et, ce double titre, elle a droit tout notre intrt. Et puis, chemin faisant, la Rhtorique a mis four des notions, des classements, des problmes dont la modernit peut faire et a dj fait profit. Relativement une science linguistique de la littrature, les intui tions de la Rhtorique ont t souvent profondes : elle a peru l'uvre comme un vritable objet de langage, et en laborant une technique de la composition, elle prfigurait fatalement une science du discours. Ce qui, vu d'aujourd'hui, l'entravait, c'tait sa position normative : code de rgles observer plus que de concepts d'analyse. Aussi, ce n'est pas partir de l'ancienne Rhtorique (condamne ds le XVIe sicle par l'esprit moderne r>) qu'une science du discours (appelons ainsi, trs gnralement, ta conjonction de la linguistique et de la littrature) a pu se faire jour ou, pour rester prudent, a pu demander exister. La troue linguistique vers le texte littraire s'est faite, semble-t-il, partir d'une analyse du message potique, apparemment le plus formel de tous les lan gages construits (tout au moins dans notre civilisation, ou la forme gnomique est peu vivante). On connat le rle de Roman Jakobson dans cette offensive (sans oublier ses liens antrieurs avec le groupe des Formalistes russes, au sein duquel les proccupations cratives, et non proprement parler scienti fiques, taient trs fortes et ceci n'est pas insignifiant). Du point de vue franais, il faut y ajouter l'action d'autres linguistes qui ont apport des concepts dont l'tude du discours tire un profit naturel : notamment Hjelmslev, avec la forme du contenu et la connotation, Benveniste, dont les rflexions sur renonciation (en particulier sur ta personne) se sont rvles trs proches de

certaines recherches des crivains eux-mmes. Car, ce compte rendu rudimentaire d'une rencontre, il faut ajouter et ce n'est pas la moindre des remarques l'action de certains crivains, dont la rflexion et la pratique ont constitu un vritable travail linguistique : depuis Mallarm, dont l'acuit de vues en matire de langage littraire parat aujourd'hui encore indpassable, des crivains aussi diffrents que Valry, Lautramont ou Roussel ont, ou bien soulign la nature verbale de l'uvre, ou bien boulevers les conditions de sa lisibilit, notion typiquement smiologique; dans des styles trs diffrents et partir d'idologies parfois opposes, les uns et les autres ont mis au premier plan, non plus la composition (comme aux temps de la Rhtorique), mais plus radicalement la production mme du texte li ttraire. Actuellement les crivains du groupe Tel Quel mnent une action pra tique (en crivant des textes) et thorique (en s' informant des dveloppements de la linguistique) qui rpond aux efforts des linguistes vers la littrature et ceux des critiques littraires vers le langage.

Les recherches qui sont prsentes ici ont une certaine unit nationale. Quelques chercheurs trangers ont bien voulu se joindre nous, sans parler des grands initiateurs, tels Roman Jakobson et Mihail Bakhtine dont la prsence nous est particulirement prcieuse; mais pour l'essentiel, il s'agit plutt d'un travail franais. Nous savons bien qu'il existe dans le monde de nombreux chercheurs tourns vers l'analyse linguistique ou logique du texte littraire et nous esprons bien dvelopper avec eux des contacts de tra vail de plus en plus frquents et de mieux en mieux organiss (notamment au gr de Congrs et de Colloques dont certains sont dj prvus). La situa tionfranaise, cependant, on l'a indiqu, a sa particularit; contrairement ce qui s'est pass dans les pays anglo-saxons et dans l'Europe de l'Est, aucun formalisme, d'aucune sorte, n'avait pu se dvelopper dans les tudes de la littrature; la tradition critique franaise est entirement et exclusive ment tourne vers les contenus ou, la rigueur, les genres, conus d'ailleurs comme des objets historiques, dont il faut rechercher l'origine, et non comme des objets formels, dont il faut rechercher les structures. La rencontre de la linguistique a donc pour les chercheurs franais quelque chose de librateur, et c'est au fond ce qui les unit le mieux; il s'agit d'un groupe de jeunes cher cheurs, issus principalement du Centre National de la Recherche Scientifique et de l'cole Pratique des Hautes tudes, runis dans le Centre d'tude des Communications de Masse et la section smio-linguistique du Laboratoire d'Anthropologie Sociale du Collge de France, anime par A.-J. Greimas; ils forment une quipe, non une cole; les contributions sont essentiellement des papiers de travail (working papers), les moments d'une recherche qui est en train de se faire et qui, dans l'tat actuel des choses, reste trs personn elle, par consquent essentiellement diverse. Cette diversit n'est pas une clause de style, un lieu oratoire destin

justifier la relative solitude de chaque chercheur; elle est l'expression fonda mentale du statut actuel de la smiotique littraire. Celle-ci ne peut se cons tituer que par un travail dialectique : elle ne peut fonder qu'en dplaant; elle ne peut traiter d'un objet concret (un texte particulier) sans noncer par l-mme, immdiatement, une thorie du sens; elle ne peut conjoindre la linguistique et la littrature sans finalement subvertir Vide que nous nous faisons de la littrature et de la linguistique : la recherche smiotique est diverse, parce qu'elle doit reprsenter en mme temps plusieurs moments et plusieurs directions de cette contestation fondatrice; son mouvement lgitime est d'accepter d'abord les catgories qu'elle hrite de la linguistique; puis, par le poids, l'entranement mme de l'analyse, de se retourner contre ces catgories, de les branler, arrivant ainsi, de proche en proche, bouleverser le paysage intellectuel dans lequel nous sommes habitus ranger les prin cipaux objets de la culture littraire. On peut faire l'exprience de ce mou vement (dont quelques moments sont reprsents ici, au gr des diffrentes contributions) sur trois thmes, parmi les plus importants de la smiotique littraire. Le premier de ces thmes est le modle linguistique lui-mme. Bien que chaque recherche en drive (ne serait-ce qu'en lui empruntant une part de son vocabulaire), personne n'entend lui tre inconditionnellement fidle. Chacun prend ses distances, plus ou moins grandes. C'est que le smioticien doit respecter une double exigence thorique : d'une part, il postule qu'il existe des formes gnrales communes tous les systmes de sens et que par consquent ce qui est mis jour par la linguistique doit se retrouver, mutatis mutandis, un autre niveau, celui de l'uvre par exemple, puisqu'elle est elle-mme le produit d'un certain procs du sens; mais d'autre part, il sait bien qu'un ensemble de phrases (un discours) n'est pas une simple addition de phrases, et que par consquent quelque chose de nouveau, d'original, quoique indfectiblement smiologique, s'effectue ds que l'on passe de la phrase au discours. Limiter la tyrannie (ou le prestige) du modle linguis tique n'est donc pas une simple clause de prudence ou de distance; c'est dsi gner le lieu central de la recherche, c'est cerner quelque chose qui est inconnu et doit tre trouv, c'est affirmer que ce quelque chose sera la fois tributaire et dngateur de la linguistique, c'est demander une issue vritablement dia lectique l'hritage scientifique du pass. Le second thme est celui des genres littraires. Il parat trs difficile de commencer une recherche de smiotique littraire sans se rfrer, au dpart, aux genres reconnus par la tradition, puisqu'il faut travailler sur un texte, et qu'il n'est pas de texte qui ne dpende d'un genre. On trouvera en cons quence ici des contributions portant sur le potique, le dramatique et le nar ratif (d'autres genres, bien entendu, devront tre abords dans le mme esprit). Cependant le genre, quoique tant apparemment reconnu, ne se prsente dj plus, ici, comme une catgorie esthtique; on l'amne l'tat d'un type de discours. Ce premier glissement est important; il permettra par exemple de rendre compte un jour de certaines productions crites qui ne rentrent pas

dans un genre rpertori et constituent cependant, incontestablement, des discours spciaux, marqus; tels le discours scientifique, le discours didact ique, le discours sapientiel, etc. Autrement dit, le concept de discours excde celui de genre , il doit permettre de dfaire les limites institution nelles littrature. Ce n'est pas tout : le genre, au dpart, implique fata de la lement une sorte de norme que Von essaye de retrouver par l'analyse, quitte ensuite valuer les textes rels en termes d'carts. Cette position n'est pas sans dangers. D'un ct, il n'est jamais indiffrent de postuler une normalit humaine (ft-elle trs formelle); on s'en aperoit bien lorsque l'on dcide que le potique n'est qu'un cart du langage courant , ce qui est supposer une hirarchie la fois sociale et structurale des codes, et par consquent un logocentrisme, position philosophique qui a beaucoup de consquences. D'un autre ct, dvelopper l'analyse partir d'un mot (tels celui de Posie, ou celui de Rcit) comporte un risque de nominalisme : la dfinition du genre, quoique en fait purement lexicographique, finit par passer pour une donne relle; on s'en aperoit bien avec le mot structure , dont la dfinition rigou reuse permet d'exclure du structuralisme tous les structuralistes! Tout cela fait que la notion de genre n'est acceptable que si elle se dtruit, s'abandonne ou se dplace, un peu la manire d'un support de fuse. Ce ddoublement de la marche analytique est d'autant plus prudent qu'il y a dans le recours au modle linguistique, comme on l'a vu, une tentation trs forte d'universalisme : puisqu'il y a des universaux du langage, pourquoi n'y aurait-il pas des universaux du pome, du rcit? Il est sans doute trop tt pour en dcider, et dans l'tat actuel de la recherche, le postulat universaliste est fcond : les genres sont des dparts utiles. Pour prserver la libert de l'analyse, il suf fira ce qui est dj fait par la plupart des chercheurs de situer la spcif icit du genre, non plus dans des rgles trs gnrales de composition, dans des macro-structures ( la manire de la potique aristotlicienne), mais dans des schmas syntaxiques lmentaires : rptition /attente pour le potique, nom /verbe pour le narratif; de la sorte, le genre s'identifie une cellule sp cifique de discours et cette cellule peut trs bien essaimer, transiter dans des uvres trs diverses, relevant de genres diffrents : il peut y avoir du rcit dans le pome (mme non narratif), du potique dans l'expos didact ique, du logique (syllogistique) dans le rcit, etc. D'une manire gnrale, la tche de la recherche smio-littraire est de dfinir des types de discours et non des types d'uvres. Le troisime thme de contestation pos par la smiologie du discours, c'est le Texte mme. Sous la pousse de quelques crivains, comme on l'a rappel au dbut, des crits rputs illisibles (Lautramont, Roussel) sont entrs, bon gr, mal gr, dans la littrature; inclassables selon les normes traditionnelles, subvertissant mme les notions de posie ou de rcit, ces crits ne peuvent tre, pleinement, que des textes, des faits complets de discours, sans rfrence possible des contenus (psychologiques, ralistes) ou des formes (lyriques, esthtiques). Par leur seule existence, ces textes ont institu dans le cours sculaire des uvres littraires, une dchirure, une diffrence :

8 celle prcisment du lisible et de l'illisible. La lisibilit de l'uvre littraire est donc devenue ou est en train de devenir une catgorie, sans doute trs vaste, majoritaire, mais thoriquement relative, historique, contestable, de la production crite. Il n'est donc plus possible de ramener en essence le discours littraire une logique monovalente, un syntagme linaire; /'cr iture (en voie d'tre dsormais oppose la littrature) implique des logiques nouvelles, propres rendre compte la fois de ses ruptures et de son espace, puisque, dans certains cas, elle n'est plus enchanement ni ligne , et par l-mme le modle linguistique s'loigne, appelant en substitution des modles plus mathmatiques. * *

Ces quelques branlements, placs en germe dans l'expos de travaux trs concrets, en apparence trs positifs, se situent, si l'on peut dire, des degrs de subversion trs divers, dont les diffrences peuvent passer pour de vritables divergences, entre des chercheurs lis pourtant par un langage commun : les uns essayent de tourner l'image psychologique de la littrature, d'autres minent le classement habituel des uvres, d'autres encore mettent ouvertement en cause des concepts rputs essentiels la littrature. L'intrt profond et en quelque sorte dernier de la smiotique littraire n'est pas en effet, du moins mon avis, d'enrichir d'un nouveau dpartement la science linguistique ou la critique littraire, non plus que de satisfaire au mythe actuel de V interdisciplinaire ; il ne s'agit pas de faire communiquer les disciplines, il s'agit de les changer, de dplacer V image que nous avons de la linguistique et de la littrature, au point, s'il est ncessaire, de relguer l'une et l'autre au rang de systmes historiquement dats, dont la mutation est, semble-t-il, largement entame. Il est en effet trs possible que la linguistique, clatant au moment mme o elle est honore comme le premier des modles, apparaisse peu peu comme une science lie historiquement un certain objet, lui-mme historique : la parole; mais ds lors que l'on considre que l'criture ne peut tre une simple transcription de la parole (il faut ren voyer ici aux travaux de Jacques Derrida), la linguistique, qui n'a jamais fait la diffrence, risque d'tre emporte, tout au moins cantonne une pure science de la communication orale, et non des inscriptions. Et d'un autre ct, il est trs possible que la littrature, en dpit de sa survivance dans la culture de masse, soit peu peu prive, par le travail mme des crivains, de son statut traditionnel d'art raliste ou expressif, et opre sa propre destruc tion pour renatre sous les espces d'une criture, qui ne sera plus lie exclu sivement l'imprim, mais sera constitue par tout travail et toute pratique d'inscription. Le texte primera la linguistique, comme la linguistique est en train de primer l'uvre. C'est dire que les travaux qui sont prsents ici, dont chacun est dj un moment par rapport son voisin, ne forment leur tour, dans leur ensemble, que le dpart d'une mutation o l'essentiel de notre culture est engag.