recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions...

208
Recherches internationales n° 98 (Janvier-mars 2014) Michel Rogalski ................................................................ p. 3 Les enjeux du Traité transatlantique [Éditorial] Jean-Claude Paye ............................................................. p. 7 Fusion du droit de la guerre et du droit pénal : France, États-Unis Antony Maranghi ........................................................... p. 19 L’instrumentalisation du confucianisme dans les discours chinois de politique étrangère Alain Joxe ...................................................................... p. 39 Colombie : une succession de processus de paix et de guerres à deux ou trois camps Olivier Grojean ............................................................... p. 65 Sortir d’une guerre de trente ans. Les incertitudes du « processus de paix » en Turquie L'ASIE DU SUD-EST Patrice Jorland ............................................................... p. 83 L’angle de l’Asie ? [Présentation] Patrice Jorland................................................................ p. 87 ASEAN : objet international à identifier Barthélémy Courmont, Éric Mottet ............................ p. 105 L’Asie du Sud-Est : pré carré chinois, ou limites de la stratégie expansionniste de Pékin ? Jean-Raphaël Chaponnière, Marc Lautier........................ p. 121 Le modèle de développement de l’Asie de l’Est Michel Ho Ta Khanh .................................................... p. 147 Le Vietnam et les aménagements hydroélectriques dans le bassin versant du Mékong

Upload: others

Post on 16-Nov-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales n° 98

(Janvier-mars 2014)

Michel Rogalski ................................................................ p. 3Les enjeux du Traité transatlantique[Éditorial]

Jean-Claude Paye ............................................................. p. 7Fusion du droit de la guerre et du droit pénal : France, États-Unis

Antony Maranghi ........................................................... p. 19L’instrumentalisation du confucianisme dans les discours chinois de politique étrangère

Alain Joxe ...................................................................... p. 39Colombie : une succession de processus de paix et deguerres à deux ou trois camps

Olivier Grojean ............................................................... p. 65Sortir d’une guerre de trente ans. Les incertitudes du« processus de paix » en Turquie

L'Asie du sud-est

Patrice Jorland ............................................................... p. 83L’angle de l’Asie ? [Présentation]

Patrice Jorland ................................................................ p. 87ASEAN : objet international à identifier

Barthélémy Courmont, éric Mottet ............................ p. 105L’Asie du Sud-Est : pré carré chinois, ou limites de la stratégie expansionniste de Pékin ?

Jean-Raphaël Chaponnière, Marc Lautier ........................ p. 121Le modèle de développement de l’Asie de l’Est

Michel Ho ta Khanh .................................................... p. 147Le Vietnam et les aménagements hydroélectriques dans le bassin versant du Mékong

Page 2: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

document

Coordination du dossier :Patrice Jorland

élections européennes - Programme du Front de gauche p. 169Rompre et refonder l’Europe

notes de LectuRe

Notes de lecture ........................................................... p. 189– Roger Faligot, Tricontinentale – Quand Che Guevara, Ben Barka, Cabral,

Castro et Hô Chi Min préparaient la révolution mondiale [1964-1968] [Michel Rogalski]– Recueil de textes introduit par Georges Nzongola-Ntalaja, Patrice Lumumba

– Recueil de textes introduit par Bachir Ben Barka, Mehdi Ben Barka– Recueil de textes introduit par Carlos Lopes, Amilcar Cabral– Recueil de textes introduit par Mireille Fanon-Mendès-France, Frantz Fanon

[Michel Rogalski]– Han dongfang [en collaboration avec Michaël Sztanke], Mon combat

pour les ouvriers chinois [Dominique Bari]– Franck Gaudichaud, Chili 1970-1973 Mille jours qui ébranlèrent le

monde [Thomas Posado]– Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel [Vincent Piolet]

Livres reçus .................................................................. p. 201

Page 3: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

ÉDITORIAL

mIcheL ROgALskI

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 3-6

Les eNJeUX DU TRAITÉ TRANsATLANTIQUe

Dans la tradition d’un Jacques Delors qui expliquait que « l’Europe devait avancer masquée » un nouveau saut vers l’inconnu se prépare, hors de tout débat

et à l’insu des opinions publiques. La Commission européenne s’est ainsi vu confier en 2013 un « mandat de négociation » afin de créer un « Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement » entre l’Union européenne et les États-Unis. Les dirigeants européens justifient la « diffusion restreinte » mise sur le contenu du mandat de négociation afin, affirment-ils, de rendre le travail des négociateurs plus efficace.

À l’heure où les téléphones portables des dirigeants européens sont écoutés par la NSA et où sont révélées les intrusions massives des services américains dans l’observation des communications mondiales, on reste confondu par de tels arguments. D’autant que les protestations européennes ont bien été timides, au regard notamment de celle du Brésil. Quant à la docilité française, elle s’est manifestée lors de l’interdiction par la France du survol de son territoire par l’avion présidentiel bolivien suspecté de transporter le lanceur d’alerte Edward Snowden. L’incident n’a pas ralenti le zèle des dirigeants européens à poursuivre les discussions.

L’ouverture de ces négociations s’est donc placée d’emblée sous le signe de la complicité et de la connivence. Le traité devrait être adopté en 2015 par les États membres ainsi que par le nouveau Parlement européen qui sera élu en mai 2014. C’est pourquoi il a fait irruption – même tardivement – dans la campagne électorale. Puis, il devra être ratifié par chaque État membre. Faisant peu de cas de leurs partenaires, les dirigeants nord-américains désignent déjà ce traité d’« OTAN économique ». Des deux côtés

Page 4: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

4

MICHEL ROGALSKI

de l’Atlantique les multinationales, qui seront concernées par l’accord, se réjouissent déjà des perspectives ouvertes par ce grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le contenu du pacte.

Il convient de rappeler que les États-Unis ont pour habitude de régir leurs relations commerciales, notamment avec le Tiers monde, à l’aide de traités bilatéraux de libre-commerce dont la caractéristique est de livrer ces pays aux agissements des firmes multinationales américaines. Cela traduit l’évolution d’un rapport de forces. Au lendemain des indépendances, dans les années soixante, ces pays étaient en mesure d’élaborer des codes d’investissements, véritables cahiers des charges imposant à ces firmes des conditions pour venir investir : impôts payés dans le pays, transferts de technologie, application du droit national, quotas et formation de cadres locaux… Aujourd’hui la situation s’est inversée au point que ces pays ont sombré dans l’attractivité pour capter les investissements, ce qui consiste à abandonner tout droit souverain et à organiser de fait entre eux une concurrence vers le bas.

Les défenseurs de ce projet qui concernerait une population totale de 800 millions de consommateurs, près de 50 % du PIB mondial et un tiers des échanges commerciaux, vantent un accord bénéfique pour les deux zones en termes d’emplois et de croissance, ce qu’aucune étude sérieuse n’a pu démontrer. Ce qui est certain par contre c’est que le libre-commerce généralisé qui est au cœur de ce traité est loin de faire consensus comme panacée économique. Nombreux sont ceux qui considèrent qu’aucun développement n’est possible sans une certaine dose de protection, notamment pour protéger des industries naissantes. Car il ne faut jamais oublier que derrière des produits et des marchandises qui circulent ce qui s’échange ce sont les conditions de leur production, c’est-à-dire leur environnement social, fiscal, environnemental… Le libre-échange ne bénéficie pas automatiquement à la meilleure technique, au meilleur procédé de fabrication susceptible de s’imposer face à la concurrence et d’éliminer le moins performant dès lors que les conditions de leur production contribuent à créer une fausse concurrence.

Les conditions dans lesquelles les négociations s’ouvrent sont tellement opaques que l’on s’interroge sur ses objectifs. On ne peut pas ne pas remarquer que dans le même temps Obama ouvre des discussions avec l’Asie – hors Chine – autour d’un projet

Page 5: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

5

ÉDITORIAL

de libre-commerce États-Unis-Pacifique. Vraisemblablement ce qui est recherché ne peut l’être à travers l’OMC que l’on dit en pleine crise. De surcroît cette institution, qui ne fonctionne pas comme le FMI ou la Banque mondiale selon le poids de chaque pays mais sur la base de « chacun compte pour un », a souvent traduit avec succès les États-Unis devant l’organisme de règlement des différends. Bref, les États-Unis n’y font plus la loi, d’autant que Pascal Lamy a laissé la place à un Brésilien, et cherchent à s’en émanciper. Pouvoir réorganiser les règles du commerce mondial à travers deux grands traités de libre-commerce, l’atlantique et le pacifique, créerait une nouvelle norme mondiale sur laquelle les émergents comme les BRICS devraient s’aligner. Sur le plan commercial, l’Allemagne pourrait trouver un avantage lui permettant de s’émanciper de la dépendance du gaz russe en se procurant des énergies gazières et pétrolières issues de l’exploitation des gaz de schistes américains.

Devant les levées de bouclier qui montent, on peut douter que l’accord sera bouclé en 2015 comme envisagé. Certains évoquent déjà de longues négociations qui rappelleraient les interminables cycles du GATT ou des accords de Doha. Le risque étant que les opinions publiques s’en désintéressent. Si l’on écarte la question du niveau des droits de douanes très faibles entre l’Europe et les États-Unis – de l’ordre de 2 à 4 % en moyenne, un peu plus avec 10 % pour l’agro-alimentaire – et de toute façon bien inférieurs à la variation du taux de change dollar/euro, les désaccords les plus évoqués portent sur les obstacles non-tarifaires au commerce, principalement les normes, et sur les règles qui régiraient les futurs rapports entre grandes firmes multinationales et États.

Par obstacles non-tarifaires on entend l’ensemble des systèmes de normes adopté par les pays en fonction de la vision qui est la leur de la santé, de l’environnement, de l’alimentation. Ainsi, si ces normes sautaient, il deviendrait impossible de refuser les animaux traités aux hormones, la décontamination chimique des viandes, les semences génétiquement modifiées et il faudrait renoncer aux appellations d’origine. Le principe de précaution pourrait également se voir contourné. Au-delà, l’ouverture des services publics à la concurrence des firmes transnationales menacerait des secteurs clés tels que la santé et l’éducation et pourrait y introduire de nouvelles vagues de privatisations.

Mais le fait le plus novateur de ce traité réside dans une nouvelle façon de voir les relations entre les firmes et les États. Jusqu’à présent, en cas de litige les firmes devaient s’adresser

Page 6: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

6

MICHEL ROGALSKI

à des tribunaux du ressort de l’État avec lequel elles avaient un différend. Le traité permettrait à des investisseurs étrangers de poursuivre un État devant un tribunal arbitral pour des décisions prises par un gouvernement et qui auraient pu les léser. Les firmes ont toujours préféré la procédure arbitrale au procès public car elle leur assure trois avantages : la discrétion, la rapidité et la certitude de l’exécution en l’absence d’appel. Cette novation permettrait aux multinationales de contourner les tribunaux classiques respectueux de la souveraineté des États et de leurs droits nationaux. Le traité transatlantique ne se résout pas seulement en une négociation entre deux partenaires commerciaux concurrents qui auraient chacun à faire valoir leurs intérêts mais permet aux sociétés transnationales des deux parties de forcer l’ouverture et la déréglementation des marchés des deux côtés de l’Atlantique. Il aurait inexorablement pour effet de renverser les rapports entre firmes et États en permettant à celles-ci de s’exonérer des prétentions souveraines de ces derniers.

En France, où le sujet a émergé dans le cadre de la campagne des élections européennes, les lignes de fractures rappellent celles qui s’étaient révélées lors du referendum constitutionnel de 2005. C’est ce qui inquiète l’Élysée et le gouvernement qui se sont engagés avec énergie en faveur de ce traité. Ainsi, non seulement Front de gauche, écologistes et Front national s’y opposent mais des voix dissonantes s’expriment déjà au sein de l’UMP et du PS. Gageons que plus les termes de ce projet se dévoileront, plus les critiques monteront. Un refus de ce traité constituerait un levier de poids pour faire reculer le néolibéralisme et le poids des multinationales et de leurs lobbies.

Page 7: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 7-18

JeAN-cLAUDe pAye *

FusiON du dROit de LA GueRRe et du dROit PéNAL : FRANCe, étAts-uNis

* sociologue

Auteur de L’Emprise de l’image - De Guantanamo à Tarnac, éditions Yves Michel, 2012.

À la faveur de la « lutte contre le terrorisme », la notion de guerre s’est introduite dans le code pénal de l’ensemble des pays occidentaux. Le plus souvent, il ne s’agit là que

d’un premier pas conduisant à une fusion entre droit pénal et droit de la guerre. L’espionnage massif de ses citoyens par les services secrets d’un pays est aujourd’hui devenu la norme. Cependant, les révélations de Snowden en ce qui concerne les opérations de la NSA ne font que mettre en lumière une surveillance généralisée déjà légalisée.

Malgré l’indignation provoquée dans l’Hexagone par la mise en exergue des pratiques des agences de renseignement américaines, les chambres françaises viennent d’adopter, à travers leur vote de la dernière loi de programmation militaire, des dispositions permettant des pratiques similaires à celles de la NSA, à savoir l’espionnage massif par les agences de renseignement de leurs propres nationaux.

en France, la dernière loi de programmation militaire déborde le champ de la guerre pour empiéter sur le domaine pénal, car elle a aussi pour objet « la prévention du crime ». Afin de réaliser cet objectif, elle installe une surveillance générale des citoyens. cette fusion du droit pénal et du droit de la guerre crée un état martial numérique. La loi donne au pouvoir exécutif, en l’absence de tout contrôle a priori et a posteriori, des pouvoirs lui permettant une capture, en temps réel, non seulement des données de connexion téléphoniques ou informatiques, mais aussi du contenu des messages. Le pouvoir soumet ainsi les citoyens à des mesures qui autrefois relevaient de la surveillance d’agents d’un État ennemi.

Page 8: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

8

jean-claude paye

L’anticipation étasunienneLes États-Unis ont anticipé les législations européennes. Ainsi,

la section 215 du Patriot Act 1, un texte voté le 26 octobre 2001 pour définir le cadre législatif de la guerre contre le terrorisme, a, pour une période limitée dans le temps, établi que la collecte et la surveillance des communications pouvaient se faire sans mandat ni ordonnance judiciaire. Ces dispositions ont été votées sous la forme d’un amendement à la loi FISA 2, initialement adoptée en 1978 pour fixer un cadre à l’espionnage des communications privées. Ici aussi, c’est sur la base d’une loi destinée à « encadrer le renseignement », que les procédures d’espionnage ont été étendues à l’ensemble des citoyens américains.

Le point de vue du gouvernement des États-Unis, considérant que les attentats du 11 septembre sont un acte de guerre et pas seulement un crime, s’appuie sur une résolution du Congrès du 18 septembre 2001, The Authorization for Use of Military Force, qui donne des pouvoirs spéciaux à l’exécutif. Le texte stipule « que le président est autorisé à utiliser tous les moyens nécessaires et appropriés contre les nations, organisations ou personnes qu’il désigne comme avoir planifié, autorisé, commis ou avoir aidé les attaques terroristes qui se sont déroulées le 11 septembre 2001 » 3.

La lecture que fait l’administration de cette résolution est celle d’un État qui est en guerre, non pas contre d’autres nations, mais contre des organisations non liées à un gouvernement étranger ou contre de simples individus. Cette interprétation redéfinit la notion de guerre. Elle lui donne un caractère asymétrique, celle d’une « lutte à mort » entre la super puissance mondiale et des personnes désignées comme ennemies des États-Unis. Ce nouveau concept s’affranchit de l’existence de toute menace réelle sur la nation américaine. Il est un pur produit de la subjectivité du pouvoir : l’état de guerre existe de par son énonciation.

1 Texte de loi disponible sur <http://politechbot.com/docs/usa.act.final.102401.html>.2 Le Foreign Intelligence and Security Act de 1978 établit une cour spéciale

chargée d’autoriser des opérations de surveillance « d’agents d’un pouvoir étranger ». Il s’agit d’une cour secrète composée de 11 magistrats désignés par le ministre de la Justice, Electronic Privacy Information Center, <http://www.epic.org/privacy/terrorism/fisa/>.

3 US Congress’ joint resolution of September 18, 2001 Authorization for Use of Military Force (« AUMF ») ; public law 107-40, 115 Stat. 224.

Page 9: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

9

fusion du droit de la guerre et du droit pénal

Temporaires, dans le Patriot Act voté au lendemain du 11 septembre 2001, ces mesures ont ouvert la voie à l’actuelle surveillance à grande échelle des communications mondiales par les États-Unis, dont celles internes au territoire américain. Elles sont devenues illimitées dans le temps, grâce à l’adoption du « Patriot Act Improvement and Reauthorization Act of 2005 » 4 qui a renouvelé l’ensemble des dispositions prises après les attentats et rendu permanentes celles qui avaient un caractère temporaire.

un jugement comme déni de l’inconstitutionnalitéCes mesures demeurent cependant en opposition avec le

4e amendement de la Constitution des États-Unis qui protège les citoyens américains des perquisitions et des saisies non motivées. Cette protection, pour être effective, requiert un mandat, ainsi qu’une justification pour toute capture de données 5. C’est cette contradiction que dénie la décision, du 27 décembre 2013 rendue par le juge William H. Pauley de la Cour fédérale de New York, stipulant que la collecte massive de données téléphoniques par la NSA était légale 6. Selon le juge, cette surveillance généralisée serait justifiée par la lutte contre Al Quaïda. S’appuyant inconditionnellement sur le témoignage de hauts fonctionnaires de l’administration Obama, il estime que si la NSA avait recouru à son actuel programme de surveillance électronique avant le 11 septembre 2001, les attentats n’auraient pas eu lieu.

Le juge Pauley cite, en l’approuvant, le témoignage du directeur adjoint du FBI, Sean Joyce, disant : « Notre mission est de mettre un terme au terrorisme, de le stopper. Pas après coup, mais de l’empêcher avant qu’il se produise aux États-Unis. Et je peux

4 H.R. 3199, <http://frwebgate.access.gpo.gov/cgi-bin/getdoc.cgi?dbname=109_cong_bills&docid=f :h3199enr.txt.pdf>.

5 4e amendement : « Le droit des citoyens d’être garantis dans leurs personne, domicile, papiers et effets, contre les perquisitions et saisies non motivées ne sera pas violé, et aucun mandat ne sera délivré, si ce n’est sur présomption sérieuse, corroborée par serment ou affirmation, ni sans qu’il décrive particulièrement le lieu à fouiller et les personnes ou les choses à saisir. »

6 Sari Horwitz, « NSA collection of phone is lawful, federal judge rules », The Washington Post, le 27 décembre 2013, <http://www.washingtonpost.com/world/national-security/nsa-collection-of-phone-data-is-lawful-federal-judge-rules/2013/12/27/4b99d96a-6f19-11e3-a523-fe73f0ff6b8d_story.html>.

Page 10: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

10

jean-claude paye

vous dire que tous les instruments sont essentiels et vitaux. Et les instruments tels que je vous les expose et l’utilisation qui en est faite actuellement ont été précieux pour déjouer certains de ces complots. Vous dites “comment peut-on déterminer la valeur d’une vie américaine ?” Et je peux vous répondre qu’elle n’a pas de prix. » 7

Pour le juge, la collecte de données est légale grâce à l’article 215 du Patriot Act. Le rôle de la loi est alors renversé. Le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) donnant une apparence de réglementation aux agences de renseignement, est transformé en un blanc-seing autorisant l’espionnage des populations étasuniennes. Cette lecture de l’article 215 opère d’abord un déplacement du rôle des agences de renseignement, de leur mission de contre-espionnage à la surveillance globale des citoyens américains, puis procède à un renversement de la fonction de la loi, de son rôle traditionnel de réglementation de l’action de l’exécutif, à celui de légitimation d’un pouvoir absolu.

Le jugement opère une fusion entre populations et pouvoir et enlève ainsi toute possibilité de conflit entre les droits des citoyens et les intérêts de l’État. Afin d’appuyer la thèse selon laquelle la défense des droits démocratiques peut être laissée aux mains de l’armée et des agences de renseignement, le magistrat cite le rapport de la commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre : « Le choix entre la liberté et la sécurité est un faux choix, puisque rien n’est plus propre à mettre en péril les libertés civiles qu’un attentat terroriste sur le sol américain. » Le juge Pauley affirme aussi que, chaque fois qu’une personne utilise un téléphone, elle abandonne « volontairement » ses droits à la vie privée. Il intime alors de faire confiance au gouvernement sans questionner son action et affirme que si le gouvernement s’attaque aux libertés, il doit avoir de bonnes raisons pour le faire.

insécurité juridiqueEn rapport avec les écoutes généralisées, les cours étasuniennes

peuvent se prononcer en sens divers. Le jugement du tribunal fédéral de New York est une réaction au verdict rendu, le 16 décembre 2013, par le juge du district de Washington, Richard Leon 8.

7 American Civil Liberties Union against James R. Clapper, United States District Court Southern District of New York, p. 49, <http://apps.washingtonpost.com/g/documents/world/us-district-judge-pauleys-ruling-in-aclu-vs-clapper/723/>.

8 Ellen Nakashima and Ann E. Marimow, « Judge : NSA’s collecting of phone records is probably unconstitutional », The Washington Post, le

Page 11: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

11

fusion du droit de la guerre et du droit pénal

Dans son prononcé, le juge Leon a qualifié de « presque orwelliennes » les opérations massives d’espionnage dans lesquelles l’Agence de sécurité nationale (NSA) collecte et emmagasine les données de pratiquement tous les appels téléphoniques aux États-Unis, locaux ou internationaux. Il affirme : « Je ne peux imaginer une invasion plus arbitraire que cette collecte hautement sophistiquée de données personnelles sur pratiquement tous les citoyens dans le but de les consulter et de les analyser sans mandat des tribunaux. » 9

De manière encore plus significative, le juge a rejeté la justification de la guerre contre le terrorisme invoquée par les administrations Obama et Bush pour légitimer toutes les attaques contre les droits démocratiques. Le juge Leon a fait remarquer que le gouvernement n’a pas cité « un seul cas où l’analyse de toutes les métadonnées recueillies par la NSA aurait vraiment permis de contrecarrer une attaque terroriste imminente ».

Cependant, si le verdict stipule que les pratiques de la NSA violent avec une « quasi-certitude » les droits démocratiques fondamentaux garantis par le quatrième amendement de la Constitution des États-Unis, le magistrat n’a rien fait concrètement pour empêcher l’espionnage anticonstitutionnel de la NSA. Ainsi, malgré ses conclusions, le juge Leon, « étant donné les intérêts importants de sécurité nationale en jeu dans ce cas », a accepté de suspendre l’ordonnance d’injonction contre les opérations d’espionnage de la NSA, en attendant l’appel du gouvernement. Cette procédure pourrait prendre des années avant de se retrouver devant la cour suprême.

France : la loi de programmation militaireLa dernière loi française de programmation militaire, promulguée

le 19 décembre 2013 10, s’inscrit dans la tendance initiée aux États-Unis. Elle illustre une évolution du droit occidental qui, tout en concentrant l’ensemble des pouvoirs aux mains de l’exécutif, pose l’anomie comme base de reconstruction d’un nouvel ordre juridique.

16 décembre 2013, <http://www.washingtonpost.com/national/judge-nsas-collecting-of-phone-records-is-likely-unconstitutional/2013/12/16/6e098eda-6688-11e3-a0b9-249bbb34602c_story.html>.

9 Ibidem.10 <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do ;jsessionid=?cidTexte=

JORFTEXT000028338825&dateTexte=&oldAction=dernierJO&categorieLien=id>.

Page 12: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

12

jean-claude paye

En France, la loi de programmation militaire sert habituellement à encadrer les budgets des forces militaires de l’Hexagone. Cette année, elle sort du cadre de la défense pour englober « la lutte contre le crime ». Portant diverses dispositions, concernant à la fois la défense et la sécurité nationale, elle comprend un article 20 qui étend les pouvoirs de surveillance des autorités administratives françaises à « la prévention de la criminalité. » Ainsi, en généralisant la tendance déjà imprimée par la lutte « antiterroriste, » cet article fusionne droit de la guerre et droit pénal. En visant génériquement la « prévention de la criminalité », cette procédure ne s’appliquera pas seulement au terrorisme, mais à toutes les infractions. En soumettant les citoyens français à un régime de surveillance, autrefois réservé à des agents d’une puissance étrangère, la loi ne sépare plus intérieur et extérieur de la nation et ne distingue plus infraction pénale et gestion de l’hostilité. Ce processus omniprésent n’est pas seulement identifiable à l’intérieur du pays, mais aussi au niveau des conflits internationaux. L’engagement de la France en Libye procède à une indifférenciation entre action de guerre et fonction de police. La guerre n’est plus engagée afin de se défendre ou de procéder à une conquête, mais pour « protéger les populations d’un tyran. » Il en est de même en ce qui concerne la Syrie. Suite au massacre chimique de Damas, attribué aux troupes loyalistes, l’entourage du président Hollande, envisageant une intervention limitée, avait fait état de « la grande détermination de la France à réagir et à ne pas laisser ces crimes impunis » 11.

une fusion du militaire et du pénalAfin de procéder à la fusion du pénal et du militaire, la loi

de programmation évince le pouvoir judiciaire et concentre les pouvoirs aux mains de l’exécutif. Non seulement le troisième pouvoir est totalement contourné, mais le seul dispositif de contrôle a posteriori, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) relevant de l’exécutif, ne pourra émettre qu’une « recommandation » au Premier ministre.

La collecte de données porte sur les numéros de téléphone, les adresses IP ou les listes de contacts de correspondants téléphoniques, ainsi que sur les données de géolocalisation en temps réel. Seulement

11 Réforme pénale, Syrie, pression fiscale… Hollande s’explique dans Le Monde, Le Monde.fr | 30.08.2013, <http://www.lemonde.fr/politique/article/2013/08/30/hollande-au-monde-le-massacre-de-damas-ne-peut-ni-ne-doit-rester-impuni_3468851_823448.html>.

Page 13: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

13

fusion du droit de la guerre et du droit pénal

dans ce dernier cas, l’autorisation préalable du juge des libertés ou de la CNCIS, l’autorité de contrôle relevant du pouvoir exécutif, reste nécessaire.

Ainsi, l’article 20 de la loi donne à l’administration le droit de collecter en temps réel des informations sur les utilisateurs de réseaux de communication, sans recours à un juge et sans autorisation préalable de l’organe administratif de contrôle. Des agents individuellement désignés, relevant des ministères de la Défense, de l’Intérieur, de l’Économie et du Budget, ainsi que des « chargés de mission », peuvent désormais accéder directement aux données. La loi étend également le droit de regard à toutes informations et tous documents stockés par l’hébergeur et plus seulement aux données techniques.

De plus, les administrations vont pouvoir exiger des données pour des motifs très larges, notamment ceux prévus à l’article 241-2 du code de la sécurité intérieure, c’est-à-dire concernant : « la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées ».

saisie des données en temps réelL’article 20, qui entrera en vigueur en janvier 2015, permet

la capture en temps réel sur simple demande administrative, par « sollicitation du réseau », des informations et documents traités dans ceux-ci et non plus seulement les données de connexion des utilisateurs. La collecte directe d’informations se fera, non seulement auprès des fournisseurs d’accès, FAI et opérateurs de télécommunication, mais aussi auprès de tous les hébergeurs et fournisseurs de services en ligne. Aucune disposition ne limite le volume des collectes. Celles-ci pourraient passer par l’installation directe de dispositifs de capture, de signaux ou de données chez les opérateurs et les hébergeurs. L’inscription des termes « sollicitation du réseau » signifie que les autorités souhaitent donner un cadre juridique à une interconnexion directe. Cette loi rend également permanents des dispositifs qui n’étaient que temporaires. Si cette loi française peut être comparée aux dispositions du Patriot Act américain, on doit alors faire référence au Patriot Act Improvement and Reauthorisation Act de 2006 qui rend permanentes les mesures temporaires prises immédiatement après les attentats du 11 septembre 2001.

En opérant un déni de l’extension, à la fois dans l’espace et le temps, des procédures utilisées, les défenseurs de la loi soutiennent que la nouvelle législation ne fait qu’inscrire et rationaliser des

Page 14: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

14

jean-claude paye

dispositifs déjà existants, notamment ceux de la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme qui, dans un cadre plus limité, permet également des interceptions de données. De manière générale, la concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif et la neutralisation du pouvoir judiciaire sont justifiées au nom d’une interprétation pervertie de la loi qui identifie la collecte d’informations, par la police et par des agences de renseignement, avec la phase d’enquête d’une procédure judiciaire. Autrefois, l’instruction relevait de l’initiative et du contrôle du troisième pouvoir, avant que la notion « d’enquête préliminaire » écorne déjà ce principe, en donnant des pouvoirs accrus à la police et au procureur de la République, un magistrat relié directement au pouvoir exécutif.

Capture des données de connexion et des contenusLe pouvoir exécutif a toujours soutenu que la nouvelle loi

ne portait aucunement sur le contenu des messages interceptés, mais uniquement sur les données de connexion. Cette lecture a été démentie par la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) qui, à la suite de la promulgation de la loi de programmation militaire, a déploré l’adoption de certaines mesures d’accès aux données personnelles prévues par son article 20. Elle a tout d’abord regretté de ne pas avoir été saisie sur cet article lors de l’examen du projet de loi. Elle déplore surtout que « la rédaction définitive du texte et que le recours à la notion très vague d’informations et documents traités ou conservés par les réseaux ou services de communications électroniques semblent permettre aux services de renseignement d’avoir accès aux données de contenu, et non pas seulement aux données de connexion. » 12

Ce n’est pas uniquement l’article 20 qui pose problème, mais aussi le 21 qui est entré en vigueur dès janvier 2014. Il confie au Premier ministre le soin de conduire l’action du gouvernement en matière de sécurité de l’information, en s’appuyant sur les services de l’Autorité nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI). Il crée surtout un pouvoir de contre-attaque, aussi étendu que flou, qui autorise l’État à pirater des « serveurs ennemis » lorsque « le potentiel de guerre ou économique, la sécurité, ou la capacité de survie de la Nation » sont attaqués. Ainsi, l’article 21 de la loi stipule que : « Pour répondre à une attaque informatique qui vise les systèmes d’information affectant le potentiel de guerre

12 <http://www.01net.com/editorial/610724/loi-de-programmation-militaire-la-cnil-deplore-lacces-possible-aux-contenus/>.

Page 15: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

15

fusion du droit de la guerre et du droit pénal

ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la Nation, les services de l’État peuvent, dans les conditions fixées par le Premier ministre, procéder aux opérations techniques nécessaires à la caractérisation de l’attaque et à la neutralisation de ses effets en accédant aux systèmes d’information qui sont à l’origine de l’attaque ».

Cybermenace et guerre virtuelleLa loi ne définit pas ce qu’est une cybermenace et ne précise

pas l’autorité compétente pour déterminer ce qui constitue une atteinte au « potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la Nation ». Avec une terminologie aussi large, cette législation permettrait de s’attaquer, par exemple, à une manifestation organisée et diffusée à travers les réseaux sociaux.

La politique des États-Unis est éclairante en ce qui concerne les possibilités offertes par l’utilisation de telles notions. Les termes de cyberguerre et de cyberterrorisme sont centraux dans le discours du gouvernement américain. Le déclenchement de la guerre en Irak avait déjà permis une inflation de déclarations alarmistes. Tom Ridge, secrétaire à la Sécurité intérieure, avait annoncé que son département allait « surveiller Internet pour déceler tout signe éventuel d’attaque terroriste, de cyberterrorisme, de piratage et de guerre de l’information opérée entre les États » 13. Pour lui, les cyberterroristes sont aussi dangereux que les terroristes : « Nous n’opérerons aucune distinction entre virtuel et physique au sein de ce département », a-t-il affirmé.

L’article 21 de la loi de programmation militaire autorise une telle indifférenciation entre le réel et le virtuel. La menace existe car, simplement, elle est nommée comme telle et permet alors de mettre en place une batterie de mesures limitant les libertés collectives et individuelles, comme les collectes d’information ou le piratage de systèmes informatiques privés.

un état martial numériqueQuant à l’article 22, il crée une obligation, pour les FAI,

hébergeurs et autres opérateurs dont les infrastructures sont considérées d’importance vitale pour le pays, de mettre en place

13 Declan McCullagh, “Perspective : Cyberterror and Professional Paranoiacs”, CNET News.com, March 21, 2003. <http://news.com.com/Cyberterror+and+professional+paranoiacs/2010-1071_3-993594.html>.

Page 16: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

16

jean-claude paye

à leurs frais des outils de « détection des événements susceptibles d’affecter la sécurité de leurs systèmes d’information ». Ces outils étant exploités par des tiers certifiés ou par les services de l’État lui-même, la loi autorise, dans les faits, le pouvoir exécutif à installer des sondes qu’il contrôle directement ou indirectement.

Se posant comme une loi martiale numérique, devant faire face à un état de guerre permanente, l’article 22 permet au Premier ministre de faire couper un serveur, de dérouter des données vers des routes spécifiques, ou même de faire participer les opérateurs à des contre-attaques. Cependant, seules les mesures liées spécifiquement à la sécurité des systèmes d’information pourront être ordonnées sans contrôle judiciaire.

Quant à l’article 23 bis de la loi, il dispose que « les agents de l’autorité nationale de sécurité des systèmes d’information, habilités par le Premier ministre et assermentés dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État, peuvent obtenir des opérateurs de communications électroniques, en application du III de l’article L. 34-1 du Code des postes et des communications électroniques, l’identité, l’adresse postale et l’adresse électronique d’utilisateurs ou de détenteurs de systèmes d’information vulnérables, menacés ou attaqués ».

Ainsi, la loi donne à l’Autorité nationale de sécurité des systèmes d’information accès aux fichiers d’abonnés. L’agence pourra obtenir les coordonnées de tout hébergeur, éditeur ou abonné de site Internet « pour les besoins de la prévention des atteintes aux systèmes de traitement automatisé. » En théorie, l’ANSSI pourrait, par exemple, se faire communiquer les identités de tous les internautes dont les ordinateurs sont vulnérables et identifier des cibles afin d’exploiter ces failles pour les besoins de la défense nationale.

La France en guerre contre ses citoyens ?Grâce à cette loi, les Français sont soumis à des procédures

qui relevaient autrefois de la mise sous surveillance d’agents d’une puissance ennemie. Cette dernière législation n’est cependant que la dernière péripétie d’un ensemble de mesures débutant avec la Loi d’orientation et de programmation de la sécurité intérieure (LOPSI 1), définitivement adoptées le 29 août 2002 14. Cette législation permet déjà l’accès à distance de la police aux données conservées par les

14 Loi n° 2002-1094 du 29 août 2002 d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000780288>.

Page 17: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

17

fusion du droit de la guerre et du droit pénal

opérateurs et les fournisseurs d’accès Internet. Par rapport à la Loi sur la sécurité quotidienne de 2001 15, elle permet de dépasser le passage obligé par une réquisition adressée à un opérateur de télécommunications. Formellement, cette étape impose une vérification par le pouvoir judiciaire de la légalité de la requête adressée à un opérateur. Cet impératif, qui nécessite une commission rogatoire, impose le respect de la procédure d’instruction et permet d’éventuels recours contre la mesure ordonnée. En abandonnant la nécessité de recourir à une demande du pouvoir judiciaire, la loi de 2002 constituait un pas important dans l’orientation de l’enquête policière vers le travail de renseignement. Quant à la LOPPSI 2 16, définitivement adoptée le 8 février 2011, elle permet de filtrer progressivement le Net et légalise l’introduction de mouchards (chevaux de Troie) au sein des ordinateurs privés.

La dernière loi française de programmation militaire s’inscrit dans cette tendance qui confond intérieur et extérieur de la nation. En fusionnant défense nationale et « prévention de la criminalité », elle installe des mesures de surveillance générale appliquant aux citoyens des procédures qui relevaient auparavant du seul contre-espionnage. Il s’agit d’imposer aux populations des procédures qui, autrefois, étaient uniquement utilisées vis-à-vis d’agents d’une puissance ennemie et d’inscrire ces mesures dans le droit, c’est à dire d’obtenir le consentement des citoyens. Le rôle de la loi est alors renversé. Au lieu de délimiter l’action de la puissance publique, elle enregistre simplement l’absence de limites à l’exercice du pouvoir exécutif.

Le citoyen ennemi de l’état : base d’un nouvel ordre de droit

En France, la notion d’ennemi n’est pas encore, comme aux États-Unis, explicitement introduite dans le droit pénal. Cependant, elle fonctionne déjà à l’état pratique à travers des législations comme la LOPSI 1 et 2 et la loi de programmation militaire.

15 Loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000222052>.

16 La loi dite LOPSI 2 », Loi d’Orientation et de Programmation pour la performance de la Sécurité Intérieure, fait suite à « LOPSI 1 » que Sarkozy avait fait adopter en 2002 lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, <http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000023707312&categorieLien=id>.

Page 18: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

18

jean-claude paye

Aux États-Unis, de nombreuses dispositions de surveillance installées par le Patriot Act ont d’abord pris une forme provisoire. Justifiées au nom de l’existence d’un état de guerre, elles furent votées afin d’être appliquées pendant une période limitée. C’est seulement dans un deuxième temps, lors de leur renouvellement, qu’elles furent adoptées comme des mesures n’ayant plus de limite temporelle.

En France, les dispositions adoptées prennent immédiatement un caractère permanent. Elles ne se réfèrent plus à un état d’urgence, mais directement à un état de guerre permanente, bien que, contrairement aux États-Unis, la notion d’hostilité ne fasse pas encore formellement partie du droit pénal.

Aux États-Unis, l’insertion de l’hostilité dans l’ordre juridique intérieur étasunien s’est d’abord effectuée par des actes administratifs justifiés au nom de l’état d’urgence. Cependant, dès 2006, le Military Commissions Act of 200617 inscrit la notion de guerre dans la loi pénale et dans la permanence. Il transforme ainsi cette notion en permettant au président des États-Unis de désigner comme ennemis ses propres nationaux, ainsi que tout ressortissant d’un pays avec lequel les États-Unis ne sont pas en guerre. Cette loi crée un droit purement subjectif et donne au pouvoir exécutif des prérogatives de magistrat. L’administration peut désigner toute personne comme « ennemi combattant », nommer les juges militaires et déterminer le niveau de coercition des interrogatoires.

Le 28 octobre 2009, le président Obama a signé le Military Commissions Act of 200918. La nouvelle loi ne parle plus « d’ennemi combattant illégal », mais bien d’« ennemi belligérant non protégé ». Ce qui élargit le champ de l’incrimination, car elle ne porte plus uniquement sur des combattants, mais sur « des personnes qui sont engagées dans un conflit contre les états-Unis ». La nouvelle définition permet de s’attaquer directement non seulement à des personnes capturées en rapport à un engagement armé, mais à des individus qui posent des actes ou émettent des paroles de solidarité vis-à-vis de ceux qui s’opposent à l’armée étasunienne ou simplement à la politique guerrière du gouvernement.

17 <http://www.govtrack.us/data/us/bills.text/109/s/s3930.pdf>.18 Il s’agit du Titre XVIII du « National Defense Authorization Act for Fiscal

Year 2010 », <http://www.defense.gov/news/commissionsacts.html>.

Page 19: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Les discours de politique étrangère et de défense chinois ont suivi un récent tournant important en se fondant essentiellement sur des valeurs issues de la philosophie

confucianiste. Le PCC avait substitué à cette pensée – jusqu’alors tue – les discours révolutionnaires occidentaux. Fondé en 1921, le Parti communiste chinois, inspiré par la théorie marxiste-léniniste, trouve ses racines idéologiques dans le mouvement du 4 mai 1919 qui faisait partie de la révolution moderne contre la culture confucéenne traditionnelle 1. On prônait alors « la science et la démocratie » et la destruction de la « boutique de Confucius ». Selon Ying-Shih Yu, « depuis le début, le marxisme chinois s’est forgé dans l’antitraditionalisme iconoclaste du 4 mai. Cela a ensuite

1 John King Fairbank and M. Goldman, China : A New History, Berknap Press, Cambridge, Massachussets and London, 1999, p. 267-268.

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 19-38

ANTONy mARANghI *

L’iNstRuMeNtALisAtiONdu CONFuCiANisMedANs Les disCOuRs CHiNOisde POLitiQue étRANGÈRe

* politologue, spécialiste de l’asie orientale (ehess, membre associé au centre de recherche sur la corée)

UNe ANALyse mARXIsTe eT RÉALIsTeD’UNe chINe AU mAsQUe IDÉALIsTe

Le confucianisme joue un rôle essentiel dans la culture stratégique chinoise, il favorise la paix et condamne la guerre. La Grande muraille de chine symbolise la persistance dans le temps de cette culture stratégique confucéenne pacifiste et défensive. dans le contexte actuel de l’ascension de la puissance chinoise, les dirigeants politiques chinois ont employé le concept confucéen d’« harmonie » afin d’apaiser les craintes de la montée en puissance de la chine. L’idéalisation des discours et des doctrines de politique étrangère et de défense de la RPc ne viserait qu’à instrumentaliser la culture, en tant que superstructure, dans le but de voiler les objectifs réalistes de la puissance chinoise.

Page 20: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

20

Anthony mArAnghi

généré un radicalisme d’une nature hautement destructrice » 2 qui a culminé avec la Révolution culturelle. La révolution culturelle en RPC, qui a débuté à Pékin le 20 août 1966, avait lancé une campagne pour « écraser les quatre vieilleries » 3 qui sont les « vieilles idées », la « vieille culture », les « vieilles coutumes » et les « vieilles habitudes ». Mao Tsé-Toung, qui a déterminé l’orthodoxie du PCC depuis le début des années 1930 jusqu’à sa mort en 1976, a mené la « nouvelle Chine » sur le chemin révolutionnaire en s’appuyant sur une nouvelle génération de philosophes et d’historiens formés à la nouvelle méthodologie marxiste. Par exemple, traditionnellement, la vertu confucéeenne centrale qu’est le ren – « bienveillance émanent du sage envers les autres » – est interprétée comme étant la preuve que Confucius a découvert une humanité commune chez l’homme. Cependant, certains universitaires, fervents défenseurs du marxisme à la chinoise et membres actifs du PCC, ont réinterprété la pensée de Confucius afin de montrer qu’il était au service de la « bourgeoisie ». Zhao Jibin montre, à travers une analyse textuelle des Entretiens de Confucius, que le ren est utilisé seulement pour évoquer l’élite, les classes supérieures et non les gens ordinaires. La notion de bienveillance n’a jamais été étendue à toute la population car le terme de min était employé dans les Entêtions en référence aux « gens ordinaires » et n’est jamais associé au terme de ren. Ainsi, Confucius aurait seulement été intéressé par l’assujettissement du peuple et non dans le fait de les « aimer » 4. Il était présenté par les officiels chinois comme étant opposé au bien-être de la majorité de la population. L’actuelle instrumentalisation de la figure de Confucius dans les discours de la République populaire de Chine (RPC) au nom de la « modernité » et de l’« internationalisation » de la Chine peut donc paraître contradictoire 5.

Et pourtant, dès les années 1980, l’émergence politique et économique de la Chine a produit une grande vague d’intérêt pour

2 Ying-Shih Yu, « The Radicalization of China in the Twentieth Century », in Tu Wei-Ming (ed.) China in Transformation, Harvard University Press, Cambridge, p. 134-135.

3 Le terme des « quatre vieilleries » apparaît pour la première fois sous la plume de Chen Boda, le 1er juin 1966, dans Le Quotidien du Peuple dans un article intitulé « Balayer tous les monstres et les démons ».

4 Zhao Jibin, Lunyu xintan (« A new exploration of the Analects »), Renmin Chubanshee, Pékin, 1962.

5 Louie Kam, « Confucius the Chameleon : Dubious Envoy for Brand China », Boundary 2, 38, 2011, p. 13.

Page 21: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

21

l’instrumentalisation du confucianisme

les « valeurs asiatiques » 6, ce qui a marqué le retour de la pensée confucéenne aussi bien sur la scène nationale qu’internationale. Conseillé par le penseur néoconfucéen Tu Wei-ming 7, le Premier ministre singapourien, Lee Kuan Yew, a lui-même essayé d’introduire l’enseignement du confucianisme traditionnel dans toutes les écoles du pays 8. Mais alors quels motifs politiques se cachent derrière ce phénomène culturel a priori bénin ? Tout d’abord, ce retour pourrait être à la fois un effort de l’intelligentsia chinoise pour contrer l’influence consumériste occidentale alors que la Chine s’intègre dans le marché mondial ou encore une mesure pour faire la promotion du nationalisme d’État et de l’identité chinoise alors que la population chinoise est de moins en moins attirée par le marxisme-léninisme et la pensée de Mao. Malgré le lancement d’une nouvelle Académie du marxisme par le PCC à la fin de l’année 2005, afin de créer un nouveau cadre pour une « théorie marxiste moderne », l’idéologie marxiste semblerait s’effacer derrière l’exaltation de la doctrine confucéenne. Ensuite, ce renouveau du confucianisme aurait également permis de réconcilier l’« histoire » et les « valeurs » chinoises et résolu la crise identitaire préexistante. Le confucianisme serait donc sorti du « musée » 9 où il était jusqu’alors préservé de la modernité pour appuyer le développement économique de la Chine 10. Enfin, du côté des analystes marxistes occidentaux, comme Arif Dirlik 11, ce renouveau confucéen serait un moyen d’interpréter

6 Le concept de « valeurs asiatiques » – défendu par les Premiers ministres singapourien, Lee Kuan Yew, et malaisien, Mahatir Mohamad, – a permis à la fois de justifier les régimes autoritaires d’Asie et de défendre la spécificité des institutions et des idéologies politiques de la région.

7 La participation de Tu Wei-ming à l’exploration des valeurs chinoises a permis une revitalisation des études néoconfucéennes en dehors de la Chine, voir Tu Wei-ming, « Cultural China : The Periphery as the Center », Daedalus 120, n° 2, printemps 1991, p. 1-32.

8 Eddie C. Y. Kuo, « Confucianism as Political Discourse in Singapore : The Case of an Incomplete Revitalization Movement », Confucian Traditions in East Asian Modernity, 1987, p. 304.

9 Selon la métaphore de Joseph R. Levenson in Confucian China and Its Modern Fate : A Trilogy (Berkeley : University of California Press), 1968.

10 Harris Bond et Geert Hofstede, « The Cash Value of Confucian Values » in Capitalism in Contrasting Cultures, Walter de Gruyter, Berlin, 1990, p. 383-90.

11 Arif Dirlik, « Confucius in the Borderlands : Global Capitalism and the Reinvention of Confucianism », boundary 2, vol. 22, n° 3, automne 1995, p. 229-273.

Page 22: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

22

Anthony mArAnghi

la culture traditionnelle dans le but de légitimer l’adaptation du pays au capitalisme mondial. Le confucianisme soutiendrait un « capitalisme est-asiatique » via les valeurs de la recherche de l’excellence individuelle tout en ayant le sens du collectif 12. Dans tous les cas, il semblerait qu’il y ait une « forte réappropriation de l’éthique du discours confucianiste pour l’adapter à des questions non-confucéennes » 13.

Ainsi, le gouvernement chinois chercherait-il à instrumentaliser le confucianisme dans le but de simplement promouvoir le nationalisme et un « capitalisme est-asiatique » en lieu et place du marxisme-léninisme et de la pensée de Mao ? C’est ce qu’atteste John Makeham en montrant que les « documents et les programmes politiques présentent une identité nationale officiellement « confucianisée » 14. Dans son ouvrage Lost Soul, Makeham insiste sur le lien existant entre le confucianisme actuel et le nationalisme chinois en soulignant que le confucianisme est « une formation culturelle fondamentale à la prise de conscience de l’identité de la nation chinoise » 15. Si le confucianisme sert le nationalisme chinois, nous ne pouvons néanmoins affirmer que cette pensée viendrait remplacer une idéologie marxiste-léniniste rendue obsolète.

En effet, le PCC continue d’investir beaucoup d’efforts à la production et à la réforme de discours officiels et à la mise en œuvre d’une idéologie marxiste sinisée 16. Il suffit d’observer cette résurgence du confucianisme qui a été si rapide que cela ressemble fortement à une campagne politique de l’ère Mao sauf que le PCC évite cette fois-ci de s’y associer. Les dirigeants chinois de la quatrième génération, celle de Hu Jintao, ne voient plus le marxisme et le confucianisme comme des symboles culturels et politiques antagonistes. Au contraire, ils sont dorénavant complémentaires, le PCC semblant instrumentaliser la culture confucéenne comme

12 Tu Weiming, « Confucian Ethics Today : The Singapore Challenge », Federal Publications, Singapore, 1984.

13 Tu Weiming, « Confucian Humanism and Democracy », travail présenté à la « Conférence sur le Confucianisme et le Développement Économique en Asie de l’Est » à l’Institut Chung-hua, Taipei, CIER Press, 1989.

14 John Makeham Lost Soul : « Confucianism » in Contemporary Chinese Academic Discourse, Harvard University Asia Center, Cambridge, MA and London, England, 2008, p. 8.

15 Ibid., p. 15.16 Heike Holbig, « Ideological Reform and Political Legitimacy in China »,

GIGA Research Program : Legitimacy and Efficiency of Political Systems, n° 18, mars 2006.

Page 23: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

23

l’instrumentalisation du confucianisme

« appareil idéologique d’État » (AIE) afin de prolonger l’influence de l’État au sein de la société. En outre, les dirigeants ont de plus en plus recours à des renvois à l’idealpolitik dans leurs discours dans le but de voiler leurs intérêts réalistes.

des discours fondés sur une culture confucéenne instrumentalisée comme « appareil idéologique d’état »

La sinologue française Anne Cheng évoque une « multiplicité de revisites » des écrits anciens chinois par des dirigeants chinois qui s’efforcent de montrer des « processus anciens de composition et d’interprétation de textes à la lumière d’enjeux contemporains » 17. Depuis une dizaine d’années, on assiste à un retour massif du confucianisme qui a culminé avec la célébration, pour la première fois depuis 1949, de l’anniversaire de la naissance de Confucius en septembre 2010 à Pékin. Sébastien Billioud explique cette résurrection des valeurs confucéennes comme une réaction à l’individualisation de la société chinoise. La population chinoise chercherait à créer un « contre-courant producteur de collectif » 18 en se référant aux valeurs traditionnelles dans le but de les substituer aux valeurs individualistes occidentales. Mais l’explication sociologique ne suffit pas, car ces quarante dernières années, la population chinoise n’a reçu aucun enseignement confucianiste et n’a été exposée à aucun discours confucéen, le confucianisme ayant été remplacé par un marxisme occidental combiné aux idées révolutionnaires de Mao 19. Le retour du confucianisme s’explique également par l’appropriation et la diffusion de la pensée confucianiste dans les discours de politiques étrangère et de défense chinois qui en font un « appareil idéologique d’État » (AIE).

17 Anne Cheng, « Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours », Collège de France, 1er décembre 2010, <http://www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/#|m=course|q=/site/anne-cheng/course-2010-2011.htm|p=../anne-cheng/course-2010-12-02-11h00.htm|> (consulté le 5/05/2013).

18 Sébastien Billioud, « Une “renaissance” du confucianisme en Chine ? », IMASIE, mars 2011, <http://www.reseau-asie.com/edito/les-articles-du-mois-du-reseau-asie/> (consulté le 6/05/2013).

19 Xing Lu, « An Ideological/Cultural Analysis of Political Slogans in Communist China », Discourse Society, 1999, p. 495.

Page 24: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

24

Anthony mArAnghi

La culture comme superstructure est conditionnée par l’infrastructure étatique. Il est curieux de voir comment le gouvernement chinois a récemment réhabilité le confucianisme après l’avoir démoli lors de la révolution culturelle (1966-1976). Depuis le XVIe comité central du PCC de novembre 2002, les dirigeants chinois de la quatrième génération ont accordé de plus en plus de place aux concepts chers à la philosophie confucianiste, notamment aux idées de « pacifisme » et d’« harmonie » (hexie), tout en les instrumentalisant afin de servir leur propagande marxiste-léniniste. Le terme de « paix » (heping en chinois) a souvent été instrumentalisé par le PCC depuis la naissance de la République populaire de Chine à dessein politique comme il l’était sous l’ère soviétique (mir). Quant au concept confucianiste d’« harmonie », il est devenu le principal pilier de la politique étrangère chinoise. Le retour de la notion d’« harmonie » souligne une volonté de combler le « vide moral » 20 laissé par la révolution culturelle en renforçant la morale des structures sociale et politique. Dans la continuité idéologique, la notion de « société harmonieuse » permet de stabiliser les attentes sociales et réduire la frustration des moins privilégiés en prônant une meilleure distribution des richesses 21.

La notion de « société harmonieuse » a été énoncée par Hu Jintao, président et secrétaire général du PCC de 2002 à 2012, lors de la quatrième session plénière du XVIe congrès du PCC en septembre 2004, avant d’être plus amplement définie lors de la résolution de la 6e session plénière d’octobre 2006 comme étant une société construite sur « la démocratie, le règne de la loi », et la « relation harmonieuse avec la nature » 22. Après avoir recherché uniquement le développement économique afin d’enrichir le pays, comme l’a fait Jiang avec la « construction d’une société aisée » (xiaokang shehui), Hu a subtilement révisé la politique de son prédécesseur en cherchant à garantir la durabilité de

20 Louie Kam, « Confucius the Chameleon », op. cit., p. 77-100.21 Carsten Hermann-Pillath, « Culture, Economic Style and Nature of the

Chinese Economic System » in China aktuell, n° 2, janvier/février 2014, p. 32-51.

22 « Résolution du Comité central du Parti communiste chinois sur les problèmes majeurs de la construction de la société harmonieuse », in « Communique of the Sixth Plenum of the 16 th CPC Central Commitee », Xinhua, 11 octobre 2006, <http://english.peopledaily.com.cn/200610/12/eng20061012_310923.html> (consulté le 19/07/2013).

Page 25: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

25

l’instrumentalisation du confucianisme

ce développement 23. Toutefois, le discours théorique soutenant l’entrée dans cette nouvelle phase de développement menant à une « société socialiste harmonieuse » (shehuizhuyi hexie shehui) est un peu confus. Hu explique que cette « harmonie sociale » est fondée sur la culture traditionnelle chinoise, mais aussi sur le socialisme européen, le marxisme-léninisme et le communisme chinois. Ce syncrétisme idéologique est censé créer une nouvelle société où les hommes seraient en harmonie entre eux et avec la nature comme l’énonce la philosophie confucéenne. Le Parti veut « placer l’homme au centre des préoccupations » en assurant la « matérialisation des intérêts fondamentaux » de la population chinoise 24. En réaffirmant les valeurs chinoises inscrites dans le confucianisme, le concept d’harmonie (hexie) est une nouvelle rhétorique « pour réagir et redresser une société de moins en moins équilibrée et de plus en plus injuste » 25, mais aussi pour confirmer l’autorité étatique.

Néanmoins, le discours d’une « société harmonieuse » est une stratégie officieuse du PCC ne cherchant qu’à couper court aux manifestations sociales exigeant la démocratie et qui sont un risque pour la légitimité politique du Parti. La notion d’ « harmonie » fait référence aux valeurs traditionnelles du confucianisme comme celle de l’autogouvernance fondée sur la maîtrise de soi individuelle et la contribution à l’ordre social et à la stabilité. Le communiqué de la 6e session plénière du XVIe comité central du PCC évoque « la participation de toute la société sous la direction du Parti » à l’établissement de cette « société harmonieuse » 26. Cet effort de revitalisation des valeurs confucéennes est entièrement contrôlé par les autorités centrales 27. Selon l’analyse d’Ai Jiawen,

23 Yongnian Zheng et Sow Keat Tok, « Hu Jintao Firmly in Command : The Sixth Plenum of the 16t h. Central Committee of the Chinese Communist Party », China Policy Institute Briefing Series, Issue 13, Octobre 2006.

24 « Société harmonieuse », French China, 3/07/2009, <http://french.china.org.cn/china/archives/congres17/2007-09/03/content_8791172.htm, french.china.org.cn> (consulté le 28/04/2013).

25 Yu Bin, « China’s Harmonious World : Beyond Cultural Interprétations », Journal of Chinese Political Science, 13, 2008, p. 123.

26 « Communique of the Sixth Plenum of the 16th CPC Central Committee », Xinhua, 11/10/2006, <http://english.gov.cn/2006-10/11/content_410436.htm> (consulté le 19/07/2013).

27 Sébastien Billioud, « Confucianism, “Cultural Tradition”, and Official Discourse in China at the Start of the New Century », in China Perspectives, 3, 2007, p. 50-65.

Page 26: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

26

Anthony mArAnghi

on assiste à une transformation du confucianisme par le PCC qui le reconceptualise en faisant référence uniquement aux éléments étant compatibles avec la pensée marxiste 28 : le goût de l’ordre et de la stabilité, une autorité forte et une harmonie sociale. Dans cette version idéalisée d’une société harmonieuse socialiste, la légitimité du PCC s’appuie sur l’attente d’une meilleure distribution des droits et des responsabilités entre l’individu et l’État ainsi que sur l’engagement individuel dans la cause nationale.

Le confucianisme est instrumentalisé en tant qu’idéologie nationaliste par le PCC : il unit et renforce la nation chinoise en faisant participer la population au sein de mouvements nationalistes dans le but de revitaliser la puissance du pays. On peut observer le regain d’intérêt en Chine des « études nationales » (guoxue) via des conférences télévisées et le succès des cours de confucianisme donnés par des prestigieuses universités chinoises qui séduisent de nombreux bureaucrates et hommes d’affaires chinois 29. La population chinoise agit en tant qu’elle est agie par un « appareil idéologique » prôné par les dirigeants du PCC. Comme le postulait Althusser, l’idéologie a besoin de l’illusion de la liberté du sujet, sa thèse centrale explique qu’« il n’est d’idéologie que par des sujets pour des sujets » 30. Ce recentrage nationaliste a été renforcé par le lancement fin 2005 du slogan des « trois harmonies » (san he) 31 : soit la paix dans le monde, la « réconciliation » (hejie) avec Taïwan, et l’« harmonie » (hexie) dans la société chinoise 32. En juillet 2006, lors d’une réunion nationale sur le travail diplomatique, Hu Jintao a continué d’insister sur l’importance du « développement pacifique » et de l’établissement d’une « société harmonieuse » au sein d’un « monde harmonieux ».

Ces concepts de politique étrangère développés par Hu Jintao ont été confirmés lors de l’ouverture du XVIIe congrès du

28 Jiawen Ai, « The Refunctioning of Confucianism : The Mainland Chinese Intellectual Response to Confucianism since the 1980s », in : Issues & Studies, 44, 2 juin 2008, p. 29-78.

29 Wang Rui-Chang, « The Rise of Political Confucianism in Contemporary China » in Fan Ruiping (ed), The Renaissance of Confucianism in Contemporary China, New York, Springer, 2011.

30 Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970), (notes pour une recherche). », La Pensée, n° 151, juin 1970, p. 46.

31 Bonnie S. Glaser, « Ensuring the “go abroad” Policy Serves China’s Domestic Priorities », China Brief, volume : 7, issue : 5, mars 2007.

32 Willy Lam, « Hu Jintao’s Theory of the “Three Harmonies” », China Brief, 6, 3 janvier 2006, p. 1-3.

Page 27: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

27

l’instrumentalisation du confucianisme

PCC de l’autonome 2007 33. Le « développement pacifique » est entretenu par un « nationalisme d’État » qui cherche à effacer l’« humiliation » historique infligées par les puissances occidentales depuis les guerres de l’opium 34. Il est fondé sur le retour du nationalisme étayé par certains intellectuels chinois qui ont clamé le « triomphe patriotique » chinois lors des JO de Pékin de 2008, événement marquant le début d’une nouvelle ère dans laquelle l’« Empire du Milieu » émerge à nouveau en tant que « civilisation supérieure ». Cette tendance nationaliste dite « pragmatique » 35, clamant le statut de superpuissance en s’appuyant sur un « pragmatisme économique », prend de plus en plus d’ampleur en Chine. Cet essor nationaliste inclut également une mouvance idéologico-culturelle intensifiée et manipulée par les élites afin de promouvoir une diplomatie culturelle chinoise. L’ère Hu Jintao a été marquée par un retour de la Chine dans les affaires mondiales avec le développement fulgurant de l’enseignement du chinois à l’étranger au sein de 358 instituts Confucius, et dont le nombre devrait atteindre le millier d’ici 2020 36. Lors de la 6e session plénière du XVIIe congrès du comité central du PCC, du 15 au 18 octobre 2011, le gouvernement chinois a rappelé la nécessité d’une « sécurité culturelle » et la promotion d’un « développement culturel socialiste » s’appuyant sur le boom économique 37.

Contrairement aux instituts Cervantès ou Goethe, les instituts Confucius s’implantent dans les structures universitaires et n’ont pas pour but de diffuser des connaissances liées à la culture chinoise, mais seulement de faire la promotion de la langue chinoise à l’étranger. Le choix d’utiliser Confucius comme un « label » indique la direction que veut prendre le gouvernement chinois : la quête de puissance chinoise est fondée sur la modération, l’harmonie et

33 Jean-Pierre Cabestan, La Politique internationale de la Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 81.

34 Suisheng Zhao, « A State-Led Nationalism : The Patriotic Education Campaign in Post-Tiananmen China », Communist and Post-Communist Studies, volume 31, issue 3, septembre 1998, p. 287-302.

35 Jean-Pierre Cabestan, « Les multiples facettes du nationalisme chinois », Perspectives chinoises, 88, mars-avril 2005.

36 Sheng Ding et Robert A. Saunders, « Talking up China : An Analysis of China’s Rising Cultural Power and Global Promotion of the Chinese Language », East Asia, 23 (2), p. 3-33.

37 CCTV News, 19/10/2011, « The Sixth Plenary Session of the 17th CPC Central Committee », <http://english.cntv.cn/special/6thmeeting_17thCPC/homepage/index.shtml> (consulté le 19/06/2013).

Page 28: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

28

Anthony mArAnghi

la morale prêchées par l’éthique confucianiste. La « boutique de Confucius a été démolie, mais les propriétaires l’ont remplacée par des instituts Confucius » 38. L’actuelle réhabilitation de la pensée confucéenne montre comment le PCC essaie désespérément de trouver une solution à sa « crise de la foi » marxiste en développant un « appareil idéologique d’État » contradictoire fondé sur une combinaison du marxisme et du confucianisme. Tout en voulant « charmer » le reste du monde, ce retour du confucianisme « rejette la pensée de Mao qui avait essayé de liquider les croyances confucéennes » 39.

Les dirigeants chinois essaient de voiler cette confusion idéologique en employant une idéologie marxiste « sinisée » inscrite dans la continuation du « socialisme aux caractéristiques chinoises » 40 (Zhongguo tese de shehuizhuyi) via le développement d’une « perspective scientifique du développement ». Selon Hu, cette nouvelle doctrine est une « puissante arme théorique » 41

qui doit guider le Parti et le peuple. Il l’a lui-même complétée en y ajoutant le concept « scientifique » (kexue) du « développement pacifique » chinois.

La « perspective scientifique du développement » : un marxisme sinisé

Au cours de la cérémonie d’ouverture du XVIIIe congrès du Comité central du PCC, Hu Jintao, le secrétaire général du Comité central du PCC, a rappelé que la « perspective scientifique du développement » était la plus grande réussite du Comité central sous sa présidence et qu’il doit être la « méthode d’application du

38 Louie Kam, « Confucius the Chameleon », op. cit., p. 87.39 Joshua Kurlantzick, Charm Offensive : How China’s Soft Power Is

Transforming the World, Yale University Press, New Haven, Conn., 2007, p. 68.

40 Le « socialisme aux caractéristiques chinoises » est la combinaison des principes du socialisme scientifique et la réalité de la Chine contemporaine. Il a été introduit par Deng Xiaoping lors du XIIe congrès du PCC où il a appelé le pays à « suivre son propre chemin et édifier un socialisme à la chinoise ».

41 « Scientific Outlook on Development becomes CPC’s theoretical guidance », Xinhua, 8/11/2012, <http://english.gov.cn/2012-11/08/content_2260212.htm> (consulté le 19/06/2013).

Page 29: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

29

l’instrumentalisation du confucianisme

marxisme à la Chine moderne » 42. La « perspective scientifique du développement » a été discutée au sein du 3e plénum du XVIe Comité central du PCC d’octobre 2003 et présentée au public comme un développement « complet, coordonné et durable » incorporant le socialisme scientifique, le développement « durable » (kechixu), l’État-providence et la création d’une « société socialiste harmonieuse » en janvier 2004. Le congrès national du peuple l’a adopté comme nouvelle orientation pour un développement économique et social en mars 2004 et l’a intégré dans la constitution du Parti en octobre 2007 lors du XVIIe congrès du Comité central du PCC. Ce nouveau concept a reçu un accueil favorable sur la scène internationale qui critiquait jusqu’alors une croissance fondée uniquement sur la quantité sans présenter aucune mesure écologique ou d’autres aspects qualitatifs.

Beaucoup d’analystes chinois ont été surpris par le XVIIe congrès du PCC lors duquel Hu Jintao a substitué le concept de la « perspective scientifique du développement » 43 (kexue fazhan guan) à la théorie des « trois représentations » 44 de Jiang Zemin tout en réduisant le concept de « société harmonieuse » à un simple volet de cette nouvelle « perspective scientifique sur le développement ». Est-ce que l’harmonie était considérée comme, trop « élitiste » 45 ou trop « socialiste » en raison de l’obsolescence des notions de « forces productives » et de « lutte des classes » ? Cette nouvelle perspective plus populiste a servi à réaffirmer l’autorité du Parti en faisant appel à la loyauté politique de la population via l’utilisation de principes marxistes et de doctrines chinoises traditionnelles. En analysant la rhétorique de Hu et des intellectuels chinois marxistes, Guoxin Xing montre que les

42 « Hu Jintao and the Scientific Outlook on Socialist Development », China.org, 21/11/2012, <http://www.china.org.cn/opinion/2012-11/21/content_27186289.htm> (consulté le 19/06/2013).

43 La « perspective scientifique du développement » met l’accent sur l’être humain, en vue de construire une société harmonieuse fondée sur la démocratie, l’État de droit, l’équité et la justice.

44 Selon la théorie des « trois représentations » de Jiang Zemin : le PC représente les « forces productives », les « avancées culturelles du développement » de la Chine et les « intérêts fondamentaux » du peuple chinois.

45 Heike Holbig cite Jiang Zemin qui disait que « pour le bien-être commun, il faudrait élargir la disparité salariale tout en évitant une polarisation sociale » alors que Hu appelle à une redistribution « juste » des richesses in « Ideological Reform and Political Legitimacy in China », op. cit., p. 27.

Page 30: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

30

Anthony mArAnghi

penseurs chinois ont réduit le socialisme à des valeurs abstraites et indépendantes de la base économique, marquant un recul des notions de la théorie de la « lutte des classes » 46. Certains chercheurs, comme Yongnian Zhang, vont jusqu’à affirmer que le nationalisme serait en train de remplacer le communisme et l’idéologie marxiste en Chine 47.

Cependant, ce n’est pas ce que semblent annoncer les discours du PCC dont la rhétorique marxiste est encore très explicite, notamment dans le rapport du XVIIe congrès du PCC d’octobre 2007. Alors que le rapport précédent du XVIe congrès du PCC de novembre 2002 avait souligné le concept de « socialisme aux caractéristiques chinoises », celui de 2007 évolue d’un cran dans l’abstraction en faisant référence à un « système théorique du socialisme aux caractéristiques chinoises » (Zhongguo tese shehuizhuyi lilun tixi). Le rapport évoque un chemin linéaire passant par la pensée de Mao et de Deng Xiaoping jusqu’à la « perspective scientifique du développement » et la « société harmonieuse socialiste » développées par Hu Jintao en passant par les « trois représentations » 48 de Jiang Zemin. L’évolution idéologique est inscrite dans un processus de « dépendance au chemin emprunté » 49 et s’inscrit dans un bloc théorique socialiste sinisé au sein duquel la notion de « société harmonieuse socialiste »

46 Guoxin Xing, « Hu Jintao’s Political Thinking and Legitimacy Building : A Post-Marxist Perspective », Asian Affairs : An American Review, vol. 36, issues 4, 2009.

47 Yongnian Zheng, « Discovering Chinese Nationalism in China Modernization, Identity, and International Relations », China Review International, volume VII, number 2, fall 2000 p. 574-578.

48 Cette théorie est résumée par Jiang lors de son discours de célébration du 80e anniversaire de la fondation du PCC : « Notre parti doit toujours représenter les demandes de développement des forces productives progressistes chinoises, représenter l’orientation de la culture d’avant-garde et représenter les intérêts fondamentaux de la majorité de la population du pays. » in « Discours de Jiang Zemin au rassemblement pour marquer le 80e anniversaire de la fondation du PCC », Le Quotidien du Peuple, 2/07/2001, <http://french.peopledaily.com.cn/200107/02/fra20010702_47951.html> (consulté le 13/11/2012).

49 Bruno Palier, Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 411-419.

Page 31: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

31

l’instrumentalisation du confucianisme

était « essentielle pour consolider la base sociale du Parti pour gouverner et accomplir sa mission historique » 50.

Les innovations les plus récentes du « système théorique du socialisme aux caractéristiques chinoises » énoncées par Hu Jintao ont fortement contribué à la « sinisation du marxisme ». Cette nationalisation de l’idéologie, outre le fait d’être un facteur de légitimation de l’actuel pouvoir en place, permet d’expliciter l’affirmation de la puissance chinoise comme étant un simple retour à sa place « naturelle » sur la scène internationale. Ce nouveau nationalisme a pour but de restaurer, maintenir et étendre les intérêts de la nation chinoise 51. Le nationalisme de la politique étrangère et de défense chinoise tire sa légitimité des réalités économique et sociale actuelles et d’une renaissance du sentiment nationaliste au sein de la population, comme le soulignent deux ouvrages chinois : dans China Dream 52, le colonel de l’ALP, Liu Mingfu, définit comme « grand objectif » national le fait de « devenir la première puissance mondiale » ; et celui de Song Xiaojun, intitulé China is unhappy 53, énonce le danger que représente la force américaine. En dépit du fait que ces travaux ont été fortement critiqués par la presse chinoise, ils sont devenus des best-sellers en Chine. Pour autant, l’« opinion publique » ne semble en aucun cas contraindre la politique étrangère des dirigeants 54.

La culture confucéenne n’est donc rien de plus qu’un appareil idéologique d’État utilisé afin de remplir deux objectifs distincts. Le premier est la présentation de la Chine comme une « société harmonieuse » : la diffusion auprès de la population du respect

50 RMRB, 27 juin 2005, traduction anglaise issue du BBC Monitoring Global Newsline Asia Pacific Political File du 2 juillet 2005, cité par Heike Holbig, « Ideological Reform and Political Legitimacy in China », op. cit., p. 25.

51 Peter Hays Gries, « Nationalism and Chinese Foreign Policy’ in China Rising : Power and Motivation in Chinese Foreign Policy, ed. Yong Deng and Fei-ling Wang, Rowman and Littlefield Publishers, Oxford, 2004, p. 205-206.

52 Liu Mingfu, China Dream : Great power Thinking and Strategic Posture in the Post-American Era, (Pékin : Zhongguo Youyi Chuban Gongsi), 2010.

53 Song Xiaojun, China is unhappy : The Great Era, the Grand Goal, and Our internal Anxieties and External Challenges (2009) cité par Henry Kissinger in On China, Penguin Books, 2005, p. 505.

54 Voir John Fewsmith et Stanley Rosen, « The Domestic Context of Chinese Foreign Policy : Does « Public Opinon » Matter ?, in David M. Lampton, The Making of Chinese Foreign and Security Policy in the Era of Reform, Stanford University Press, Stanford, 2001, p. 151-190.

Page 32: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

32

Anthony mArAnghi

de la hiérarchie et de l’absolutisme du PCC a pour objectif de légitimer l’autorité des dirigeants et d’unifier le pays autour d’un nouveau nationalisme venant se combiner avec l’idéologie marxiste-léniniste du Parti. Le système politique est légitimé du fait de la référence à des croyances partagées – ici le confucianisme – et le consentement d’une population subordonnée au Parti 55. Le second objectif est la récupération politique du vocabulaire confucéen dans le but de présenter une Chine traditionnellement pacifique sur la scène internationale.

L’instrumentalisation du confucianisme : moyen de consolidation du pouvoir en place et élément stratégique de l’ascension chinoise sur la scène internationale

« Comme toutes les grandes pensées, celle de Confucius a été utilisée et remaniée selon les besoins du moment » 56. Comme le met en exergue la sinologue Anne Cheng, à chaque époque son Confucius, et le retour de sa pensée est assez net depuis le début des années 2000. Une conférence traitant des « valeurs traditionnelles dans la Chine moderne » – organisée par l’Institut Carnegie et l’université de Renmin les 22 et 23 juin 2009 – souligne la renaissance du confucianisme dans la politique et la société chinoise ainsi que les raisons pouvant expliquer la renaissance de cette philosophie 57. Lors de cette conférence, Kang Xio Guang a rappelé que les dirigeants politiques chinois utilisent souvent des slogans idéologiques afin d’envelopper leur philosophie politique et leur manière de gouverner dans le but final de « maintenir la croyance que les institutions politiques existantes sont les plus appropriées pour la société » 58.

55 David Beetham, The Legitimation of Power, (Houndsmills : MacMillan), 1991.

56 Anne Cheng (trad.), Entretiens de Confucius, Seuil, Paris, 1981.57 Les propos cités de Kang Xio Guang, Shi Tianjian, Chu Yunhan, Zhang

Youzong sont issus de la conférence intitulée « Traditional Values in a Modern Chinese Context », Institut Carnegie Endowment for International Peace, juin 2009, Pékin. <http://carnegieendowment.org/2009/06/22/traditional-values-in-modern-chinese-context/x90 >(consulté le 25/04/2013).

58 Seymour Martin Lipset, Political Man : The Social Bases of Politics, John Hopkins University Press, Baltimore, 1960, p. 84.

Page 33: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

33

l’instrumentalisation du confucianisme

La redécouverte du confucianisme, via l’adoption par Hu Jintao du concept de « société harmonieuse », en février 2005, permet de donner des repères et apporter de l’ordre dans une société subissant un rapide développement social et économique. Hu souhaite faire du confucianisme une idéologie, soit un système d’idées, de représentations dominant l’esprit d’un groupe social. Comme le dirait Althusser, l’instrumentalisation idéologique du confucianisme a pour objectif de créer « une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » 59. L’idéologie a une existence matérielle, elle existe par la pratique dans un appareil et dans la réalité quotidienne de la population. Les chercheurs de l’institut Carnegie de Pékin, Shi Tianjian, Chu Yunhan et Zhang Youzong, ont mené un sondage auprès de la population chinoise et leurs résultats ont montré qu’elle était de plus en plus attachée aux valeurs confucéennes. Cette dynamique confucéenne est due à la promotion du confucianisme opérée par les dirigeants chinois afin de créer une responsabilité sociale face à l’ascension de l’individualisme, et pour lutter contre la corruption qui a fragilisé le PCC.

Le confucianisme sert avant tout le système politique chinois du fait que cette philosophie légitime le rôle des autorités centrales comme régulateurs de la relation dirigeants/sujets. Le confucianisme soutient l’autorité « absolutiste » du Parti souverain qui travaille pour le bien de toute la société et la création de la « société socialiste harmonieuse » prônée par le gouvernement. Telle une relation père/fils, cette obéissance absolue envers l’État permet aux dirigeants de renforcer leur autorité sur le plan intérieur sans aucune difficulté en utilisant de façon pragmatique la philosophie confucianiste diffusée et partagée au sein de la population. Comme le dirait Althusser en faisant référence à la psychologie freudo-lacanienne, on peut observer l’efficacité de la mécanique de l’idéologie qui produit une « servitude volontaire » du peuple chinois vis-à-vis de l’État. La présentation essentialiste de la tradition chinoise opérée par le PCC empêche toute alternative politique en soulignant que le pays est culturellement voué à être mené de manière autoritaire. C’est « le propre de l’idéologie que d’imposer des évidences comme évidences » 60, les dirigeants

59 Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », 1970, op. cit., p. 38.

60 Hendrik Davi, « Idéologie et Appareil Idéologique d’État (AIE) », Mediapart, 7/02/2010, <http://blogs.mediapart.fr/blog/hendrik-davi/070210/ideologie-et-appareil-ideologique-d-État-aie> (consulté le 18/06/2013).

Page 34: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

du PCC en tant que sujets « sociaux » font corps avec les idées « inconsciemment » transmises et rejettent la démocratie comme étant un régime politique proprement occidental.

La montée en puissance chinoise ne requiert pas forcément une démocratisation du pays. Le régime autoritaire chinois peut faire preuve d’une prétendue « résilience » 61, en développant une légitimité communiste confucianiste fondée sur quelques normes sociales plus « libérales » 62, sans remettre en question la souveraineté du PCC et sans avoir besoin de se démocratiser. Le gouvernement Wen Jiabao a montré qu’il n’avait aucun doute sur ses capacités à renforcer la puissance de la nation sur la scène internationale et à maintenir la croissance économique « sans transformer son système politique en un système démocratique occidentalisé » 63. La résilience dans le cas chinois reste faible, la combinaison idéologique marxiste confucianiste a surtout servi les dirigeants chinois à renforcer la hiérarchie autoritaire et à affirmer le « développement pacifique » du pays sur la scène internationale. Les dirigeants chinois se sont fondés sur un consensus reposant sur la « préservation de l’ordre politique et économique existant » afin d’éviter le chaos qui a pu toucher les pays voisins après la chute du communisme 64. En outre, en affirmant qu’il ne voulait pas « copier le système politique occidental », Hu a réaffirmé un principe fondamental du marxisme : le socialisme n’est pas fondé sur la démocratie parlementaire et ce n’est pas un instrument de protection de la richesse et du pouvoir de l’élite économique. Comme Zheng Bijian, l’auteur de la doctrine de l’« ascension pacifique », l’écrit : la Chine « ne suivra pas la voie de l’Allemagne qui a mené à la Première Guerre mondiale ou celle du Japon dans la Seconde Guerre mondiale, qui ont violemment pillé les ressources et qui

61 À propos du débat sur la « résilience autoritaire » de la RPC, voir Gilley Bruce, « The Limits of Authoritarian Resilience », Journal of Democracy, vol. 14, no. 1, janvier 2003, p. 18-26 ; Wang, Shaoguang, « The Problem of State Weakness », Journal of Democracy, vol. 14, 1er janvier 2003, p. 36-42.

62 Voir les notions de « société socialiste harmonieuse » ou encore des « trois représentations » appelant à changer le PCC en un parti de gouvernement plus démocratique.

63 David M. Lampton, The Three Faces of Chinese Power : Mighty, Money, and Minds, Los Angeles, University of California Press, 2008, p. 21-23.

64 Yongnian Zheng et Lye Liang Fook, « China’s New Nationalism and Cross-strait relations », International Relations of the Asia Pacific, (janvier 2007)7 (1): 47-72, p. 50.

Page 35: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

35

l’instrumentalisation du confucianisme

étaient en quête d’hégémonie » 65. Si la Chine cherche à mettre en place un nouvel ordre économique et politique international, celui-ci ne peut réussir qu’en réformant et en démocratisant les relations internationales et en proposant son propre modèle.

La nouvelle idéologie dominante de la politique étrangère chinoise pourrait reposer sur la notion de « moralité » issue des écrits anciens chinois. Yan Xuetong a développé une pensée chinoise des relations internationales fondée sur une « autorité morale » pouvant améliorer les normes du système international et qui s’opposerait au modèle hégémonique occidental. Selon Yan, les puissances occidentales se focaliseraient seulement sur le « hard power » et finiraient par perdre tout soutien de leur population 66. Au contraire, un pays ayant des dirigeants possédant un haut degré de moralité pourrait mener une politique de long terme plus efficace. Le chercheur s’appuie sur les penseurs de l’ère pré-Qin afin de comprendre le rôle de la moralité dans la politique internationale et de démontrer en quoi la stabilité du système international dépend de la manière de gouverner de chaque État. L’impact du confucianisme sur le plan international ne pourrait être pris au sérieux que si les dirigeants politiques le pratiquaient au sein de leur politique intérieure. Comme le dit Confucius, « Gouverner en vertu de sa force morale », c’est « se comporter comme l’étoile polaire : elle demeure à sa place, tandis que la foule des astres lui rend hommage » 67. Ainsi, le Parti encourage les dirigeants politiques à s’accorder avec les principes traditionnels de bienveillance envers la population afin qu’ils obéissent à l’ordre (ren) et qu’ils agissent avec moralité (li). L’idée principale apportée par cet ouvrage de Yan repose sur l’utilisation des idées politiques issues des anciens philosophes chinois comme « lignes directrices de la stratégie d’ascension de la puissance chinoise » 68 : l’« autorité morale » doit d’abord créer un modèle désirable au sein de la population nationale avant d’inspirer le monde entier.

En dépit de la diffusion de l’éthique confucéenne pour affirmer une « autorité morale » auprès des élites chinoises en

65 Zheng Bijian, « China’s « Peaceful Rise » to Great Power Status », Foreign Affairs 84, n° 5, septembre/octobre 2005, p.22.

66 Yan Xuetong, Ancient Chinese Thought, Modern Chinese Power, Princeton University Press, Princeton, 2011, p. 214.

67 Anne Cheng (trad.), Entretiens de Confucius, op. cit., II.1.68 Yan Xuetong, Ancient Chinese Thought, Modern Chinese Power, op. cit.,

p. 106.

Page 36: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

36

Anthony mArAnghi

combattant la corruption et la « soif de l’argent » 69 - conséquences d’une modernité perçue comme étant « déshumanisante » 70 - on assiste depuis les années 1990 à une instrumentalisation de ses valeurs afin de promouvoir la croissance économique du pays. Confucius énoncerait - non sans ambiguïté - l’importance de la « moralité » (yi) comme celle de la « rentabilité » (li) même si cette rentabilité est attribuée aux « hommes inférieurs » (xiaoren) et non aux « gentlemen » (junzi) 71. De nombreux chercheurs chinois ont discuté de la relation entre l’éthique et l’utilité et ont conclu qu’on avait besoin d’un peu de moralité à l’ère du capitalisme, mais que la recherche du profit était nécessaire à la modernisation de la Chine en expliquant que le confucianisme s’opposait plus à l’utilisation de « moyens immoraux d’accumulation du profit qu’au profit en soi » 72. Kuang Yaming note que Confucius n’a jamais réellement insisté sur la « vertu » au détriment du « profit ». L’idéal de Confucius était la création d’une « grande prospérité commune » dans laquelle la vertu et le profit seraient en harmonie 73. Du reste, certains universitaires ont analysé les « miracles » économiques des pays d’Asie de l’Est comme étant dus aux valeurs confucéennes (« la croyance dans la perfectibilité de l’homme, la cohésion familiale, la stabilité sociale et un ordre politique fort ») 74.

Enfin, on peut également se demander si la volonté d’affirmer une « autorité morale » tout comme la quête d’« harmonie », aussi bien sur le plan intérieur qu’avec le monde extérieur, ne sont finalement pas un moyen pour les dirigeants chinois

69 Liu Minghua, « Rujia yili guan yu fazhan shehuizhuyi shichang jingji » [On the Confucians’ attitudes toward Yi-Li and the developing socialist market economy], Guizhou daxue xuebao [Guizhou University journal]1 (1996) : 29.

70 Song Xiren, « Rujia chuantong yili guan yu qingshaonian daode jiaoyu » [On the Confucians’attitudes toward Yi-Li and the moral education of the young], Jiangsu shehui kexue [Jiangsu social sciences] 6 (1993) : 119–23.

71 Yang Bojun, Lunyu yizhu [The Analects translated and annotated] (Beijing : Zhonghuashuju), 1958, p. 42.

72 Kam Louie, « Confucius the Chameleon : Dubious Envoy for “Brand China” » , Boundary 2, 2011, v. 38 n. 1, p. 91.

73 Cité dans Song Zhongfu, Zhao Jihui, et Pei Dayang, Ruxue zai xiandai Zhongguo [Confucianism in modern China] (Zhengzhou : Zhongzhou guji chubanshe, 1991), 358-59.

74 Tu Wei-ming, ed., Confucian Traditions in East Asian Modernity : Moral Education and Economic Culture in Japan and the Four Mini-Dragons Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1996.

Page 37: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

37

l’instrumentalisation du confucianisme

d’instrumentaliser la culture afin de mieux masquer le révisionnisme de leur politique étrangère et de défense qui – en dépit de sa base morale – cherche finalement à affirmer sa puissance en renforçant notamment l’outil militaire du pays. Comme l’a analysé Edward Carr au sujet de la politique étrangère britannique de l’entre-deux-guerres, la domination matérielle d’un pays peut expliquer sa politique étrangère ainsi que la manière dont elle est présentée dans les discours. Et comme il a pu le faire à l’égard des politiques étrangères européennes, on peut analyser la politique étrangère chinoise comme une mise en avant d’une « utopie morale » 75, s’appuyant ici sur le confucianisme, qui ne vise qu’à voiler les intérêts réalistes du pays.

75 Edward H. Carr parle d’ « idéalisme utopique » derrière lequel se cachent les intérêts réalistes des politiques étrangères européennes de l’entre-deux-guerres in The Twenty Years’ Crisis, 1919-1939 : An Introduction to the Study of International Relations, London, Macmillan, 1939.

Page 38: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 39: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 39-64

ALAIN JOXe *

COLOMBie : uNe suCCessiONde PROCessus de PAiX et de GueRRes À deuX Ou tROis CAMPs

un processus de négociations sur un retour à la paix est actuellement engagé entre le gouvernement colombien et les deux principales forces de guérillas, les FARc et l’eLn. Annoncées en 2012, puis tenues à La Havane depuis 2013, sous les auspices de trois États « garants » et de trois États « accompagnateurs », ces négociations qui portent sur six points ont déjà abouti à un accord sur les trois premiers d’entre eux : les questions agraires, le retour à la vie politique des guérillas, la fin du conflit. L’économie des drogues illicites, les réparations aux victimes de la guerre et les modalités de la ratification et de la validité de l’accord restent l’objet des négociations qui se poursuivent pour mettre fin à un conflit qui dure depuis cinquante ans et dont la belligérance n’a pas été suspendue.

* directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales

Je suisJe suis de ces hommes qui font des vers

quand ma pensée me donne une musique.Je suis un soupir que m’apporte le vent.Je suis le sentiment de la terre mienne.

Hélas ! je suis un cri, je suis une plainte.Je suis un soupir, je suis une peine.

Hélas ! je suis l’angoisse qu’on vit dans mon peupleen train de mourir de nécessité.

Je suis le jeune qui laisse l’écolecar sans argent on peut pas étudier.

Je suis l’homme qui est toujours maladecar n’ai pas de quoi aller chez le docteur.

Je suis l’homme coupé en deux par la peurde leur dire, à ceux d’en haut, ce qu’ils sont :

de fêtes en fêtes, ils maintiennent le peuplepour que n’éclate pas la révolution.Ici en Colombie tout ce qui est bonest organisé pour ceux d’en haut.Ceux d’en bas continuent à vivre

sans pain et sans toit et sans médicaments.« Chanson populaire »

Page 40: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

40

AlAin joxe

Le processus de paix est négocié entre le gouvernement colombien et les guérillas (essentiellement la guérilla des FARC (Forces armés révolutionnaires de Colombie

d’origine communiste), mais aussi l’ELN (Armée de libération nationale), d’origine foquiste chrétienne). Il cherche à mettre fin à une guerre, supposée dater de 1948, de l’assassinat par le parti conservateur du leader populaire libéral, Gaitan, et le soulèvement libéral de gauche et les massacres qui suivirent. Cette guerre est perçue comme permanente : 1. du fait de la présence durable de la guérilla des FARC et de l’ELN, toutes deux formées en 1964 ; 2. du fait de la persistance remarquable au pouvoir, à la tête de l’État, des classes oligarchiques et des dynasties familiales datant du xixe siècle.

Les FARC et l’ELN, ne furent pas les seules guérillas, mais ce sont celles qui subsistent 1.

Plusieurs fois menacé de disparition totale, l’ELN, qui a rarement négocié la paix en alliance avec les FARC, s’adonna aux enlèvements d’otages contre rançon, dont des cadres de sociétés pétrolières étrangères. Les FARC, malgré leur évolution vers un statut de « narcoguérilla », sont restées jusqu’au bout le symbole d’une revendication de réforme agraire de la paysannerie des zones pionnière et des zones de latifundios et partisans d’un point de vue social dans la définition de la République, à contre-courant du néolibéralisme actuel.

Comment expliquer cette continuité et pour ainsi dire ce caractère institutionnel des guérillas paysannes dans ces cinquante années de vie politique qui ont vu se modifier la plupart des paramètres économiques et idéologiques dominants à l’échelle internationale et régionale ? Sur quel avenir ouvre l’ultime processus de paix ? La paix sera-t-elle conclue et sous quelle forme ?

Nous allons successivement aborder les points suivants :• Une description nécessaire de la spécificité de la nation colombienne et sa définition par une anthropologie de la domination.• Les six processus de paix antérieurs depuis 1948 et leurs caractéristiques.• Les causes systémiques de la guerre : non-territorialité des adversaires et dualité hors la loi de la nation.• Le processus de paix actuel et les modalités de la négociation et sa progression jusqu’au début de 2014.

1 Le M-19 (rojas-pinillistes de gauche), l’EPL (maoïste) ont constitué des groupes armés moins importants qui ont disparu ou sont retournés à la vie civile.

Page 41: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

41

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

• Conclusions : sur les pronostics optimistes ou pessimistes qui caractérisent ce processus encore en cours.

Anthropologie de la dominationLa Colombie fut une colonie espagnole, dotée d’un mode de

production esclavagiste avec main-d’œuvre asservie, africaine, importée, dans les plantations des plaines côtières ; société seigneuriale quasi féodale chez les latifundistes des hautes terres de culture et d’élevage ou les plantations tropicales ; société paysanne libre anarchique chez les pionniers du front défricheur ou les zones populaires de colonisation espagnole ; société tribale, chez les Indiens ; culture commerciale et industrielle donc bourgeoise et capitaliste, dans les villes des hauts plateaux et les ports.

La marqueterie des classes sociales dans un espace-temps hétérogène

Il y a eu coexistence spatio-temporelle de tous ces modèles de production et de consommation, de conquête d’oppression et d’expulsion par menace de mort. Le monopole de la menace de mort n’a jamais été acquis à l’État central. La souveraineté des entreprises, féodales ou mercantiles ou délinquantes, est un héritage de l’anarchie oligarchique qui évolue depuis trente ans vers un modernisme néolibéral ; sur ses franges, elle facilite une reproduction d’esclavage industriel par des massacres, qui seraient tribaux en Afrique et religieux au Moyen-Orient, mais pas en Amérique latine, où il s’agit bien de lutte politique de classes.

Pour comprendre cette culture politique plurielle, il faut décrire l’originalité avec la précaution d’un anthropologue. Le développement a bien lieu, en plusieurs étapes après l’indépendance. Devenu national puis néocolonial, puis transnational et financier, le pouvoir d’État colombien est resté jusqu’à présent entre les mains d’une oligarchie d’ancien régime. Les classes dominées sont loin d’être composées massivement des salariés de la classe ouvrière ou des classes d’employés commerciaux. Plèbe pauvre des villes, réfugiés des classes rurales décimées par la guerre ou expulsées sous menace par des mafias de la drogue, mais assistée en ville par des partis modernes ou les réseaux narco-populistes, appartiennent à la sociologie des Misérables de Victor Hugo et Dickens ou des mafias de Chicago ou du Far West.

L’histoire autonome de la Colombie commence donc par un processus de décolonisation, mais qui laisse en place une des oligarchies aristocratiques coloniales les plus cultivées de l’empire

Page 42: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

42

AlAin joxe

espagnol des Indes occidentales. La Royale Académie de la langue espagnole de Bogota est la source de l’unification du castillan comme langue officielle de tout l’empire. Néanmoins, par sa culture universitaire et politique urbaine, elle appartient à l’univers idéologique, même si le discours managerial, d’origine électronique, s’y répand aussi, comme partout, comme un snobisme américain d’avenir rentable.

Valeur paradigmatique du cas colombien

Telle qu’elle est devenue, la Colombie est donc un microcosme, une miniature locale du chaos global ; son étude peut nous parler de l’avenir du monde.

Faire la paix, à toutes les étapes, ne pouvait être une tâche facile dans cette marqueterie de seigneurs, de peuples urbains, de juristes irréprochables ou corrompus, de bandits (d’honneur ou non), de serfs et d’esclaves libérés, de communistes et de libéraux conservateurs. En chassant la couronne espagnole, l’oligarchie « pied-noir » s’obligeait à gérer la révolte par la guerre, en deux fronts de déséquilibres : un affrontement de classes industrielles qui engendrent éventuellement la démocratie et un conflit archaïque pour la terre cultivable qui produit éventuellement de la tyrannie. Mais l’oligarchie manœuvrait en retenant ensemble ces deux mondes, comme une double structure nationale et non comme une structure coloniale. En Europe, la démocratie métropolitaine et l’outre-mer de la tyrannie coloniale sont séparées. C’est là une façon de définir le fascisme comme guerre coloniale et la démocratie comme paix sociale, qui sont ici groupés dans un même pays. Le néolibéralisme cherche partout, aujourd’hui, par l’hégémonie des purs critères financiers des entreprises plurinationales délocalisées, à détruire la souveraineté démocratique et, en général, l’État-nation, pour laisser sans espace politique délimité la résistance des classes populaires.

Mais la destruction de l’État est aussi un facteur de désordre néfaste pour la domination technique du système financier sur les économies. C’est là une contradiction irrémédiable du modèle néolibéral conquérant, actuellement à l’offensive à l’échelle de la planète.

Sous ce rapport, le processus de paix colombien a une importance paradigmatique qui dépasse son sens local : il a pour objectif la reconstruction d’un état souverain sur un territoire pluriel mais divisé plutôt par zones d’altitude que par régions, et qui ne tend pas trop à exploser par sécessions régionales. Conserver cette identité, mais apaisée par une politique sociale, est un objectif « démodé » qui, selon les principes de la religion des marchés

Page 43: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

43

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

financiers, mérite donc d’être détruite avant de devenir exemplaire. Pourtant le processus de paix colombien n’est pas un cas totalement isolé en Amérique latine.

Ce processus peut être défini comme une dernière chance de ne pas tomber dans l’autodestruction ou une première expérience régionale de résistance au chaos néolibéral. Il faut d’abord rappeler brièvement l’essentiel des processus de paix antérieurs qui marquent, dans la violence, un effort cérémoniel de paix, redondant depuis 1948.

Les processus de paix antérieurs à celui actuel du président santos

Le « processus de paix », auquel nous assistons actuellement en Colombie n’est pas le premier, mais le cinquième ou même le septième : on peut en effet compter comme un premier « cessez-le-feu » le coup d’État et la dictature militaire imposé par le général Rojas Pinilla en 1953, forçant la fin des combats entre les deux partis politiques traditionnels, et comme un deuxième cessez-le-feu, sous le régime du Front national qui succède à Rojas, le moment de la tolérance de facto des zones d’autodéfense pacifiées, organisées par le PC dans les régions montagneuses.

Le coup d’état du général Rojas Pinilla

Devenant président (1953-1957), il met fin à la violencia, guerre civile entre conservateurs et libéraux, qui fait 300 000 morts de 1948 à 1953. Trois mois après sa prise de pouvoir, Rojas obtient la signature d’un armistice de la part des guérillas libérales et cette suspension permit, après le renversement du dictateur, en 1957, l’établissement du régime dit du Front national, par un accord entre libéraux et conservateurs qui décident de partager le pouvoir en se répartissant équitablement dans le temps les charges gouvernementales. Ainsi, pendant 20 ans, les deux partis se succéderont à la présidence de la République, par période de quatre ans, sans qu’aucune autre formation politique puisse se présenter à des élections.

Les « Républiques » de Marquetalia ; zones d’autodéfense paysannes pacifiées (1958-1964)

Le régime de réconciliation oligarchique du Front national ne peut empêcher la persistance d’une guérilla libérale de gauche et d’une guérilla communiste qui dès 1958, crée des zones d’autodéfense paysanne dans des régions montagneuses. Organisées comme zones pionnières de paix et refuge pour ceux qui ont fui la violence ou qui

Page 44: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

44

AlAin joxe

ont été spoliés de leur terre, leur existence et leur armement défensif sont tolérés par le pouvoir central pendant trois ans et elles reçoivent même de l’aide de l’extérieur ; mais cette anachorèse est finalement dénoncée par les conservateurs en 1961 comme un séparatisme de la « République indépendante de Marquetalia ».

Les guérilleros repoussent d’abord victorieusement la première attaque et obtiennent deux ans de sursis. Mais, aidée par les États-Unis, l’armée lance une deuxième attaque en mai 1964 appuyée par des hélicoptères de combat et des bombardements aériens. 1964 est l’année de création par le PC colombien des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Sous le commandement de Manuel Marulanda (dit Tiro Fijo), les FARC décident d’éviter l’affrontement ; elles s’échappent avec leurs armes et les zones sous emprise de la guérilla sont reconquises par l’État. Toutefois, à partir de cet abandon de la défense fondée sur un territoire fixe, vulnérable, elles se montrent capables d’augmenter substantiellement leurs effectifs et l’extension territoriale de leurs opérations, pratiquent la guerre de mouvement à partir de plusieurs foyers définis par les zones d’altitude. Il y a innovation dans la théorie du foco directement importée de l’expérience de la Sierra maestra de Fidel Castro.

Une deuxième guérilla naît aussi en 1964, l’Ejército de liberación nacional (ELN), qu’on qualifie de « chrétiens guevaristes », sous le commandement de Fabio Vazquez Castaño, groupe entraîné à Cuba et militants chrétiens, partisans de la théologie de la libération. L’ELN a même été rejointe pendant ses premières années par des prêtres catholiques ralliés à la stratégie du « foco », dont le père Camilo Torres qui meurt au combat en 1966. L’ELN a survécu malgré ses pertes à une offensive très violente de l’armée en 1973-1974 et les « elenos » ont reconstitué leurs forces avec un certain appui du président Alfonso Lopez Michelsen, élu en 1974, qui leur permit, dans l’espoir d’ouvrir avec eux une négociation de paix, d’échapper à un encerclement par l’armée. À partir de cette époque, l’ELN eut pour activité l’enlèvement d’otages contre rançon, en particulier d’employés des compagnies pétrolières étrangères, plutôt que de glisser dans le recours aux profits du narcotrafic.

« Programme de pacification nationale » du président Belisario Betancur (1982-1986)

B. Betancur est élu à la présidence de la République sur la base d’un programme incluant des réformes à la fois politiques et économiques. C’est une véritable rupture car, jusqu’alors, les classes dirigeantes niaient l’existence de facteurs économiques et sociaux comme causes de l’extension de la violence. Le 19 novembre 1982,

Page 45: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

45

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

Betancur promulgue une loi d’amnistie pour les forces de guérilla et leur reconnaît existence légale et représentativité politique. Il ouvre des « négociations » et, afin de définir les modalités de la réinsertion des combattants dans la vie civile, il forme une « Commission de paix ».

Un nouveau parti, l’Union patriotique (UP), surgit alors à l’initiative des FARC, en mars 1984, dans le cadre d’un cessez-le-feu qui a duré plus de deux ans. Regroupant des guérilleros démobilisés à cet effet, le Parti communiste et divers courants de progressistes, l’UP devait permettre à l’organisation armée de revenir à la vie civile, une fois la paix consolidée. Lors des élections de mars 1986, l’UP remporte un succès inattendu ; elle fait élire cinq sénateurs, neuf députés, vingt-trois maires de villes intermédiaires et de très nombreux conseillers municipaux. Face à la crise économique le président Betancur avait mis en œuvre le « Programme national de réaménagement » (PNR), un appui au développement des zones de violence et de pauvreté. Cependant, il s’était fermement opposé, durant les négociations de paix, à la proposition de réforme agraire émise par la guérilla. En outre, à partir de 1984, le gouvernement avait appliqué la « politique d’ajustement » préconisée par le FMI. Il avait réduit les salaires, dévalué le peso et accordé un poids croissant au service de la dette. D’autre part, à partir du début des années 1980, une partie du financement des FARC avait commencé à dépendre du développement du narcotrafic. Sur le terrain, des groupes paramilitaires (AUC) liés au narcotrafic et à l’armée apparaissent alors, et déclenchent partout, y compris en ville, l’assassinat systématique des membres de l’Union patriotique : 4 000 assassinats en moins d’un an détruisent l’Union patriotique. Les FARC reprennent alors le combat.

Le « Processus de réconciliation » du président libéral Virgilio Barco

Successeur de Betancur, élu en 1986 avec 58 % des voix, Barco élabore dès le début de sa présidence un programme tendant à « rétablir la convivialité pacifique entre Colombiens », reprenant à son compte le programme du Parti libéral colombien qui, déjà sous Betancur, préconisait la réintégration des groupes de guérilleros dans la vie démocratique. Par un Processus de réconciliation qui comportait un ambitieux programme socio-économique de réhabilitation de l’économie rurale affichant un « idéalisme paléolibéral » synthétisé par le slogan : « le véritable ennemi c’est la pauvreté », il maintenait la négociation ouverte avec les FARC malgré certaines opérations offensives lancées contre l’armée.

Page 46: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

46

AlAin joxe

Un incident particulièrement grave lui fit abandonner son projet malgré les excuses de la guérilla. Le 19 juin 1987, le commandement des FARC lui adressait une lettre signée notamment par Manuel Marulanda et Raul Reyes à la suite d’un choc armé sanglant avec les forces armées régulières qui mettait en question la dynamique de réconciliation. Cette lettre disait : « nous désirons réaffirmer par ce courrier notre disposition à maintenir et approfondir le dialogue…, en demeurant dans le sentiment d’amour pour la Colombie qui permette au pays d’avancer dans le succès de la paix démocratique ».

Mais, malgré ces politesses, on était entré, depuis le « génocide de l’Union patriotique », dans l’ère paramilitaire et le gonflement des « AUC » (Autodéfenses unies de Colombie) qui, sous commandement du caudillo tueur populaire, Pablo Escobar, organisait la domination de la narco-économie et poussait son hégémonie jusqu’à séduire certaines villes par un narcopopulisme (le cartel de Medellin). Cette branche, certes illégale, du néolibéralisme, apparaît bien en même temps que la soumission au FMI se confirme.

Même si une théorie du complot n’est pas nécessaire pour décrire le rapport de forces global qui rendait le processus de paix vulnérable, ces deux derniers processus, avec le recul, prennent figure de manœuvres hypocrites. Grâce au processus de paix qui fit sortir la gauche « civile » de la clandestinité, on obtient, avec la bénédiction des classes traditionnelles, la destruction de la gauche, élue démocratiquement, et avec l’apparition du paramilitarisme d’État sous pression américaine, la guerre rebondit avec de nouveaux objectifs terroristes d’État.

La « Révolución pacífica » du président César Gaviria (1990-1994)

Son programme de gouvernement intitulé « la révolution pacifique » parvint à ce que certains groupes de guérillas (M-19, gauche de Rojas Pinilla, l’ancien dictateur ; EPL, groupe maoïste) réincorporent la vie politique civile. Le chef des paramilitaires du « cartel de Medellin » fut abattu par la police le 2 décembre 1993.

Cette présidence fut marquée aussi par la promotion active du processus d’ouverture économique, on créa le ministère du Commerce extérieur (janvier 1991) ; on décida la réduction des droits de douane, l’ouverture à l’investissement étranger et on amorça l’organisation de la première zone de libre-échange du continent américain. La Colombie fut alors à l’avant-garde du processus d’intégration régionale et subrégionale avec le renforcement du secteur privé et les plans de modernisation des infrastructures portuaires et des voies de communication.

Page 47: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

47

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

Ce fut aussi le moment de l’élection d’une Assemblée nationale constituante qui élabora, avec une certaine influence de la gauche ex-guérillera démobilisée, la Constitution de 1991, supposée donner une impulsion à la démocratie directe et participative.

La Constitution de 1991 constitue en soi une négociation de paix, car il s’y trouve inscrits un certain nombre de principes, issus des revendications populaires de base, ce qui en fait, aujourd’hui encore, un monument démocratique et social avancé, nécessaire pour maintenir « l’imaginaire prospectif » du peuple colombien en direction de la démocratisation sociale, même s’il était déjà orienté de facto non pas vers la modernisation d’une démocratie sociale, mais par une modernisation liée aux principes du néolibéralisme.

La présidence de Gaviria (1990-1994), outre la création avec les États-Unis de la première zone de libre-échange du continent, est en effet également celle du premier accord américano-colombien, dit « plan Colombie », prévoyant une modernisation économique et un plan de développement de la Colombie en amont de la lutte pour la paix, mais aussi une contribution considérable à la modernisation de l’armée.

Une négociation avec l’ELN, toujours en contact avec la hiérarchie catholique, avait aussi commencé à Madrid le 26 mars 1994 par un préaccord secret, dans une rencontre où furent présents des membres de la Commission de conciliation nationale. La négociation s’arrête après avoir été découverte par une fuite, qui révélait certains acquits de l’entrevue de Madrid ; mais elle reprend ensuite publiquement à Francfort le 13 juillet avec des représentants du clergé allemand et espagnol et peut-être du Vatican.

Une partie de l’armée s’inquiète alors des dizaines de milliers de réfugiés qui s’enfuient des zones de massacre et est convaincue que la solution du conflit n’est pas militaire. C’est ce qu’indiquait le 31 mars, au Sénat, le général Manuel José Bonett, commandant en chef des forces armées. Il ajoutait dans une interview du 5 avril : « Quand j’ai lu les déclarations de l’ELN, [au lendemain du dévoilement de l’entrevue “chrétienne” de Madrid] j’ai trouvé des points de convergence et je l’ai dit au Congrès. Tant qu’on ne trouve pas de solutions aux problèmes structuraux, il n’y aura pas de paix. Ils [l’ELN] l’ont découvert, et moi aussi j’ai découvert, que la nation ne veut plus de guerre. J’insiste sur des solutions sociales, économiques et politiques, et c’est pourquoi, quand j’ai lu le préaccord de Madrid cela m’a rendu optimiste ». Le général Bonett pensait en conclusion que l’ELN était « plus avancée que les FARC dans le processus de réflexion qui mène à vouloir la paix » 2.

2 Alain Joxe, « Colombie : l’Église et le président peuvent-ils protéger le processus de paix ? » Le Débat stratégique nº 39, juillet 1998.

Page 48: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

48

AlAin joxe

Le processus de paix du président Pastrana (1998-2002)

Une vague d’offensives des FARC avait eu lieu entre 1993 et 1998, avec prise de plusieurs bases militaires et de villages, par des opérations déployant plusieurs centaines de guérilleros ; dès son élection en août 1998, Pastrana organise de nouveau la négociation de paix. À partir de septembre, elle est confiée à un haut-commissaire à la paix, Victor Ricardo, en direction des FARC et de l’ELN, au départ sur l’idée d’un échange de prisonniers et d’otages.

L’ELN insiste alors sur la nécessité d’arriver à un accord humanitaire ; le 7 octobre, une proposition gouvernementale lui offrait une zone démilitarisée pour négociation au sud du département de Bolivar, mais cette localisation fut rendue impossible par la concentration sur ce site d’une force paramilitaire (AUC) écrasante. L’ELN, dont les effectifs sont bien plus réduits que ceux des FARC, refuse alors de prendre part à la négociation.

Avec l’accord des militaires, on définit pour les FARC une zone de suspension des opérations militaires (« zona de despeje ») dans cinq municipalités situées dans deux départements au sud du pays, le Meta et le Caqueta, (dont le bourg San Vicente de Caguan) pour une période de 90 jours renouvelables, afin que s’y tiennent des conversations de paix. La première rencontre entre le commissaire de paix et le commandant des FARC, Manuel Marulanda, se tient le 11 septembre 1998 et donne lieu à la diffusion d’une photo historique marquant le nouveau processus. Des actions paramilitaires tentent de s’y opposer. Les FARC ripostent par des actions importantes dont la prise de certaines bourgades. Le conflit colombien passe à la guerre de mouvement et les forces armées ne semblent plus en mesure de maîtriser les guérillas. Les actions des FARC et de l’ELN partent également sur des barrages routiers, des enlèvements et des sabotages (oléoducs, centrales hydro-électriques).

Une partie des thèmes d’accords, évoqués dans la zona de despeje impliquait que l’abandon par les FARC de la narco-économie puisse aller de pair avec une aide à la reconversion de la paysannerie à des cultures non narco.

Les FARC insistaient pour que le gouvernement soit plus actif contre leurs ennemis jurés, les paramilitaires des AUC, groupe qui arrivait à des effectifs de 6 000 combattants : des commandos d’assassins qui remportent des succès, « nettoyant » par des massacres les zones où la population paysanne était acquise aux guérillas. Mais les États-Unis n’allaient pas jusqu’à accepter que l’aide américaine du plan Colombie se déverse sur les paysans de la zona de despeje de San Vicente del Caguan.

Page 49: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

49

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

Le processus reçoit, au mois de mai 1999, l’appui explicite de cinq pays : Costa Rica, Venezuela, Mexico, Italie, Espagne, Suède et Norvège. Pastrana échoue néanmoins, sous la pression conjointe des narcotrafiquants, des milices paramilitaires et des États-Unis ; plus exactement, il vise désormais une répression plus cohérente, avec le lancement d’une version très militaire et paramilitaire du Plan Colombia. Au terme d’un entretien avec le président Clinton (le 21 septembre 1999), et sans que le Congrès colombien ait été consulté, Pastrana remplace le Plan de développement par un « Plan pour la paix, la prospérité et le renforcement de l’État » 3. Il a mimé alors une guerre contre la drogue et l’a tournée prioritairement contre les « narco-FARC », niant ainsi la nature sociale et politique du conflit. En octobre 2000, la présidence française de l’Union européenne déclarait au nom de l’Union sa volonté de soutenir financièrement le processus de paix en Colombie, sans pour autant s’associer au plan d’aide américain, pour les trois quarts militaire. En 2002, le Congrès américain a encore octroyé 625 millions de dollars supplémentaires au plan Colombie, rebaptisé pour l’occasion « Initiative andine antidrogue ».

Le 23 février 2002, les pourparlers de paix sont officiellement rompus entre la guérilla et le gouvernement Pastrana. Le lendemain, l’armée colombienne réoccupait la zone démilitarisée, la guerre avec les FARC reprenant de plus belle.

Les huit années de guerre des présidences d’uribe

Les deux périodes présidentielles qui suivent celle de Pastrana sont les huit années du président Uribe. Il se rallie franchement à une stratégie offensive visant la destruction des guérillas, considérées non plus comme un facteur politique exigeant négociation, mais comme un ennemi qu’on affronte par des actions militaires avec les moyens les plus modernes et avec des moyens paramilitaires, associés comme un moyen illégal dans la guerre, dans un but de destruction de l’ennemi défini comme délinquant. Uribe, que les AUC considéraient comme le président le plus proche de leur vision du monde, et qu’on a considéré parfois comme « latifundiste militariste et narco », reflète l’influence de la présidence de Bush et de l’école antiterroriste puis anti-insurrectionnelle du Pentagone en usage

3 Ce plan, toujours dit Plan Colombie, coûtera 7 milliards et demi de dollars, dont 3 milliards et demi de dollars en aide extérieure, (1 milliard 600 millions de dollars proposés par Washington). Il n’a plus pour objectif que de renforcer, équiper et entraîner l’armée colombienne.

Page 50: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

50

AlAin joxe

en Iraq et en Afghanistan. Mais il n’est pas inutile de rappeler que tous les processus de paix antérieurs avaient échoué et que la politique américaine, parfois invisible ou masquée, a toujours pris au sérieux la question des guérillas colombiennes. Leur manipulation coutumière par « des politiques de paix » fait partie du vocabulaire « réaliste » de l’hégémonie des classes dominantes et du maintien d’une utilisation des forces militaires plutôt comme une armée coloniale que nationale. Quoi qu’il en soit, les huit ans d’uribisme et de bushisme violent n’ont pas eu d’équivalent dans la succession des présidents antérieurs. On peut penser que les États-Unis et l’oligarchie ont cherché à affaiblir suffisamment la guérilla pour qu’une sortie de cet archaïsme puisse être tentée, donc comme une sorte de victoire de l’establishment, avec son atterrissage par un processus moderne, qui maintenait toutefois l’oligarchie archaïque en place. L’espoir est donc d’écraser l’énergie sociopolitique locale, qui recherchait avec impertinence un progrès social démodé, dans la tradition paléo-libérale, et pas seulement chrétienne ou communiste.

Le septième processus de paix lancé par le président Santos réitère donc un effort traditionnel qui avait complètement disparu au cours des deux présidences d’Uribe, mais on doit se demander si ces huit ans n’ont pas servi simplement à rendre possible le retour de Santos à une paix néolibérale sous hégémonie de l’ancienne oligarchie.

La non territorialité des « camps » et le maintien hors la loi de la nation colombienne

S’agit-il aujourd’hui d’un processus plus sincère que jamais ? Malgré le changement relatif de la présidence d’Obama, on cherche plutôt actuellement, dans le monde, à faire éclater les États-nations faillis qu’à les consolider comme « États de droit » souverains. La négociation, réamorcée en 2012, se présente comme une possibilité d’accord national ayant pour objet un développement rural et urbain coordonné par l’état, consolidé non par la répression mais par la politique sociale. La paix pourra-t-elle renforcer l’État, et non l’affaiblir, comme le prétend une partie de l’oligarchie conservatrice ?

dualité colombienne

La source de la corruption narco se situe dans les espaces pionniers où l’État est absent, comme l’a toujours souligné le professeur Alego Vargas de l’Université Nationale.

Il y a depuis toujours deux Colombies. L’une est celle des plateaux andins à l’exclusion des massifs montagneux, des grandes

Page 51: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

51

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

villes dans lesquelles vit la majeure partie des Colombiens. Avec une présence de l’État et des gestions municipales au moins moyennement acceptables, depuis l’élimination relative des narcomafias urbaines. L’autre est celle des régions et du monde rural éloigné par la distance et l’altitude. Des conflits violents éclatent dans diverses régions qui sont à l’état d’abandon, dans l’Amazonie ou les hautes montagnes et en général dans les régions de colonisation récente. Là-bas, ou là-haut, l’État est une fiction sauf présence sporadique de la force publique en mission de répression. Dans ces régions « L’Autorité n’est qu’un roi de pantomime face aux pouvoirs illégaux réels du lieu. La vie sociale et économique y est réglée par le pouvoir des armes quel qu’il soit – un groupe de guérilleros, une bande de criminels, un groupe armé de trafiquants, etc. » Dans ces zones, l’État ne gère pas le rapport des forces sociales, la propriété foncière et le cadastre progressent, comme prédation des terres par l’oligarchie foncière, ou plus récemment comme expulsion violente des paysans.

Dans l’agro-agriculture moderne bananière, les syndicalistes des bananeraies sont des héros régulièrement assassinés par les milices patronales ; ils ont une espérance de vie de 35 ans. La modernisation agraire est donc elle-même gérée par la menace archaïque de milices qui ne pourraient être modérées que par des milices populaires ou une gendarmerie héroïque, et non seulement par la loi.

Camps ennemis sans territoires

Malgré tout, les « camps » ennemis en Colombie n’ont jamais réussi à conquérir des territoires fixes étendus : vu l’importance dominante des zones climatiques d’altitude par rapport aux découpages territoriaux ordinaires, les troubles locaux ne peuvent pas évoluer vers des séparatismes régionaux cherchant l’indépendance. Dans l’histoire des guérillas, la stratégie du foco échoue toujours ; les « républiques » de Marquetalia n’étaient tolérées que comme des zones de refuge. Elles furent assassinées dès qu’elles constituèrent l’amorce d’un appareil d’État nouveau ; la zona de despeje de San Vicente de Caguan, sous la présidence de Pastrana, n’était qu’un lieu sécurisé rendant possible une négociation, non l’amorce d’une sécession topique, malgré la tendance des FARC à y ressusciter l’icône de Marquetalia.

L’ELN, malgré un soutien discret mais persistant dans l’Église, fut privée de zona de despeje par un simple mouvement de concentration des AUC sur le territoire prévu pour l’accueillir. En fait, les deux camps, nécessaires à une guerre, opposent des partis oligarchiques ou des classes sociales, dont la définition, comme

Page 52: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

52

AlAin joxe

rapport de forces, est sans « commune mesure » avec le compte des voix dans des circonscriptions électorales.

En ville, l’appareil central de la République, dont la capitale, est élégant et bien peigné. Mais partout ailleurs, il est nécessairement lacunaire et corrompu. La question centrale est donc : pourquoi la corruption, mais aussi pourquoi la résistance à la corruption ?

Persistance héroïque des valeurs démocratiques : la vie contre la corruption et la mort

L’État apparaît corrompu plutôt en raison de la complexité en mutation constante des enjeux et des acteurs, complexité surgissant selon les phases successives de développement politique économique et social hétéroclite, de la complexité idéologique ou religieuse mouvante qui renonce à fixer du droit et ne laisse qu’à l’argent le rôle d’un langage politique général : riches contre pauvres. Mais en Colombie, tout n’est pas devenu financier puisque le peuple résiste sous menace de mort. La vie défendue par la violence et le deuil n’a pas de prix. Le parti libéral lui même, malgré sa définition oligarchique, mobilise des représentations progressistes, comme le droit pour tous à l’éducation et aux services de santé, revendications qui sont aussi celles du mouvement ouvrier et de la social-démocratie dans toute la sphère du capitalisme. Le catholicisme réactionnaire des conservateurs (godos) ne peut triompher totalement de la théologie de la libération et l’ELN ressuscite toujours par la résistance des représentations religieuses.

La source de cette mémoire des valeurs politiques est donc réamorcée sans cesse par la violence sociétale elle même, représentation populaire du mal absolu. Si bien que face à un « État lacunaire », à une « économie narco », à une « armée corrompue », à une « guérilla narco », à une « police délinquante », il y a toujours eu aussi partout dans le peuple des héros : des femmes, des curés, des syndicalistes, des guérilleros, des journalistes et même des héros policiers, ou des héros militaires, qui déplorent la corruption de leurs fonctions. L’argent lui même n’est donc pas adéquat pour soupeser le rapport des forces et entrainer la paix ou la guerre ; l’accès du peuple à la guerre de guérilla, à des soulèvements syndicaux demeure. Le populisme narco surgit dans les zones incontrôlées, il devient chez les paysans un moyen de survie dépendant de la demande, de l’addiction, du marché nord-américain et non d’un plan de développement rural.

Dans ces conditions, la « guerre » colombienne devient alors, en apparence, une guerre à trois camps : la guérilla (FARC, ELN),

Page 53: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

53

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

les paramilitaires narco, la force armée d’État 4. Ils ne sont pas totalement corrompus puisqu’on y combat à mort.

Ce rapport conflictuel rend inutile l’intervention directe des États-Unis mais entretient partout l’autodestruction de l’État. L’apparition d’une guerre à trois camps dans le système de domination « managé » par les États-Unis dans le monde est un modèle de simplification de la complexité, élaboré dans les guerres yougoslaves, la guerre d’Iraq et la guerre de Syrie, et son adaptation au chaos colombien pourrait devenir la morphologie banalisée d’une stratégie anti-populaire stéréotypée. Pourtant, l’existence d’une triade du pouvoir armé peut être contestée si on admet que le paramilitarisme n’est que « la force illégale du pouvoir d’État » comme on a pu le qualifier. Il n’existerait donc que deux camps.

La faiblesse du pouvoir d’État, ou même de l’absence d’état de droit découle de cette alliance, ce qui ne veut pas dire une faiblesse de la domination et de l’hégémonie des classes oligarchiques. La destruction de l’État pourrait être utilement relayée par la répression « soft » triomphante, électronique et financière. Dans ce chaos, la nature de la paix colombienne nécessaire reste incertaine.

La paix proclamée sera-t-elle celle d’une zone de paix, libre d’imaginer autre chose que le néolibéralisme ? Ou bien, en raison des complexités de la reconstruction et de la persistance des milices armées, la paix ne peut-elle être qu’un combat prolongé pour la reconstitution d’un État démocratique social ?

Paix formelle et politique constitutionnelle

On devra nommer et pratiquer la paix comme « la mise en application des accords avec la guérilla » ou encore « le post-conflit » réel, par développement des bons voisinages, construits régionalement. C’est pourquoi la tâche la plus importante que préconisent souvent les Colombiens partisans de la paix, à défaut d’autre idéologie, c’est la mise en application ou la révision de la Constitution de 1991, avec renforcement de l’état pour le peuple, non contre le peuple, dans un nombre suffisant de régions, afin d’empêcher des forces illégales violentes de garder en charge

4 cf. Alain Joxe, « Colombie : guerre à trois camps, processus de paix en panne et intervention américaine (Le président Samper ou l’émergence de la guerre à trois camps) » in Alain Joxe et Elie Kheir [coord.], Le débat stratégique euro-américain 1998, Projection de forces et paix en panne, (Colombie, Balkans, Moyen-Orient), Cahiers d’études stratégiques n° 26, Paris, CIRPES, 1998, 132 p.

Page 54: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

54

AlAin joxe

la « régulation », normalement étatique, de l’économie de ces territoires. Sous l’égide déterritorialisée des entreprises néolibérales dénationalisées, le nouveau système de paix moderne pourrait faire regretter le règne des bandits locaux.

L’amour du droit et de la justice en Colombie, ce n’est pas de l’idéalisme juridique ni du pacifisme bêlant. C’est l’idée que, sous peine de mort de l’État et de massacres de citoyens, une vraie paix doit s’accompagner d’un renforcement de l’État, mais pas de n’importe quel État. D’une certaine façon, un nouvel état, patriotique et juste, c’était bien ce que les guérillas libérales tentaient de représenter dans les années quarante et cinquante ; au début, les guérillas des FARC se voulaient aussi l’armée d’un futur État socialiste, éliminant l’état bourgeois, sur le modèle soviétique, mais en conservant l’identité du peuple et de la nation. Les FARC ont toujours exhibé un uniforme portant des insignes aux couleurs du drapeau colombien. Même quand elles glissaient peu à peu vers le statut financier de « narcoguérilla », elles n’étaient pas plus narcoguérilla que les chefs de l’armée régulière n’étaient devenus tous « narcomilitaires » et les AUC « narcofascistes ».

Le processus de paix actuelEn réalité, comme on l’a vu, la guerre interne n’est pas

permanente et elle a connu, sous divers présidents d’origines politiques différentes, une série presque ininterrompue de processus de paix. L’échec des cinq d’entre eux n’a jamais pu s’expliquer par la victoire ou l’échec d’un des camps. Face à l’usure des forces de la guérilla, il faut mentionner l’usure, par la corruption, de l’armée et de la police – malgré l’aide américaine – pour comprendre l’épuisement du rapport des forces dans les deux « camps », devenus trois avec les « narcos ».

Les deux présidences successives d’Uribe ont épuisé en quelque sorte la version militaire de restauration de l’État, mise en route par la subvention américaine du plan Colombie ; la guerre à outrance contre les guérillas, qualifiées de terroristes et pourchassées comme délinquants et la tentative secondaire de maîtriser aussi le pouvoir de corruption du narcotrafic auquel certaines instances supérieures de l’État sont restées liées.

La candidature de Santos a pu apparaître d’abord comme la continuité absolue d’Uribe dont il a été un fidèle second comme ministre de la Défense. Sa performance comme ministre cumule : la mort d’Iván Ríos, important cadre des FARC ; l’opération Phénix, bombardement, en Équateur, peut-être sur indication de la CIA, d’un camp des FARC, au cours duquel Raúl Reyes, autre cadre

Page 55: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

55

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

important des FARC, trouve la mort - ce qui déclenche une crise diplomatique entre la Colombie et l’Équateur. Sa gestion est entachée par l’affaire des « faux positifs » : des civils assassinés par l’armée, poussée au « rendement » étaient classés comme guérilleros tués en opération. Le jour même de son avènement, il se pose avant tout comme le continuateur de la politique de « sécurité démocratique » du président sortant ; il promet en particulier l’anéantissement des FARC et exige qu’elles libèrent tous leurs otages. Toutefois, soit par pression obamiste, soit par une analyse à la fois paléo et néolibérale, proprement colombienne, ce représentant parfait de l’oligarchie éclairée du xixe siècle, dont la famille est propriétaire du journal el Tiempo, a pu décider d’un tournant, par un processus de paix, qui se proposerait encore une fois de remettre l’État colombien dans le peloton des États réussis et non dans la poubelle des États faillis.

Cherchera-t-il jusqu’au bout en favorisant une réforme de l’État, une paix démocratique qui soit issue de ce qui reste de pensée sociale de gauche, dans la culture et les exigences des FARC et du libéralisme idéal ?

Ou bien, comme dans les péninsules méditerranéennes d’Europe, le système financier anonyme a-t-il décidé que « le jeu de la paix démocratique n’en vaut pas la chandelle » ? C’est ce qu’on peut examiner en traitant dans cette partie le septième processus de paix

La méthode de négociation

Le 27 août 2012, à Bogotá, le président Juan Manuel Santos annonçait l’ouverture de négociations de paix avec les FARC. L’accord qui règle la méthode de négociation s’intitule : « Accord général pour la cessation du conflit et la construction d’une paix stable et durable ». Six caractéristiques de la négociation en font un modèle original par rapport aux précédentes.

Tout d’abord, il n’y a pas cessation des hostilités avant conclusion de l’accord et les actes de guerre ne peuvent être considérés comme mettant en cause le processus de paix. Cette règle a permis à Santos de faire tuer Cano encerclé, comme un acte de guerre, tandis que les FARC, après leur trêve unilatérale, continuent escarmouches et enlèvements.

Ensuite, il n’y a pas de zone de négociation en Colombie sous régime de cessez-le-feu : les négociations ont lieu à l’étranger, dans un pays « ami des guérillas » par son histoire et sa légende : Cuba, en train d’évoluer vers plus de libertés politiques tout en défendant un régime social, « communiste d’ouverture », malgré le blocus des États-Unis.

Page 56: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

56

AlAin joxe

De plus, cette négociation est soutenue par une série d’États : Cuba et la Norvège désignés comme « États garants », ainsi que la Grande-Bretagne et les gouvernements vénézuélien, équatorien et chilien comme accompagnateurs de la négociation.

Enfin, les questions qui doivent être traitées dans l’accord sont fixées par le pré-accord et sont au nombre de six :– Politique de développement agraire intégral, y compris réforme agraire (política de desarrollo agrario integral).– Droit de future participation en politique des ex-combattants (participación en política).– Définir la fin du conflit armé, donc la paix (fin del conflicto).– Solution au problème de l’économie des drogues illicites (solución al problema de las drogas ilícitas - narcotráfico).– Réparations aux victimes de la guerre et mesures de mise en œuvre concrètes (víctimas y reparación e implementación).– Vérification finale du contenu et signature-confirmation-ratification de la validité du document final (verificación, referendación).

Ces six questions seront abordées et réglées une par une et dans l’ordre.

La conclusion d’un accord à la fin de chacune des phases sera communiquée au public sans aucun détail sur la substance des discussions et le contenu détaillé de chaque accord.

De plus, aucun de ces accords successifs ne sera considéré séparément valable ; autrement dit, l’accord n’existera que comme accord final global, quand on sera arrivé à conclure le dernier des six points, qui est précisément la révision du tout et la ratification complète.

Le progrès de la négociation

La publication des clauses de l’accord sur le processus donna lieu à des déclarations optimistes à la fois de la part de « Timotchenko », chef des FARC et de Santos, président de Colombie 5. Avec quelques étrangetés. Par exemple, recevant une délégation israélienne de la « fondation Shalom », le président fit un éloge parallèle bien

5 Juan Manuel Santos a dit qu’on était en train de construire la paix dans toutes les actions du gouvernement avec application de la « loi sur les victimes de la restitution des terres », avec des efforts en matière de sécurité et avec l’engagement d’éradiquer l’extrême pauvreté.

Page 57: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

57

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

peu encourageant du processus de paix israélo-palestinien et du processus colombien 6.

La méthode suppose qu’il existe une volonté politique d’aboutir capable de résister aux tentations de rompre en cas de difficulté ; la méthode suivie (négociations tenues secrètes jusqu’à la fin des six points) permet d’espérer un résultat non soumis aux campagnes médiatiques.

Depuis l’ouverture des discussions à La Havane en 2013, la négociation a abouti sur les trois premiers thèmes :• Les questions agraires.• La participation politique (novembre 2013).• La fin du conflit (décembre 2013).

En janvier 2014, les discussions s’ouvrent sur l’économie des drogues illicites.

Actuellement ces conditions de négociation se maintiennent. Mais les tensions augmentent.

ConclusionCette conclusion destinée au suivi de la négociation de paix

qui se poursuit nous oblige à voir en face que la Colombie est bien de notre siècle : elle est passée en cinquante ans par trois guerres formant trois étapes violentes du développement capitaliste mondial :– Échec de la guerre populaire contre une culture d’état post coloniale.– L’exploitation violente de l’aubaine du marché américain de la drogue.– Actuellement, l’adaptation à l’extension accélérée de la globalisation financière.

À chacune de ces étapes, l’articulation des conflits colombiens avec une doctrine stratégique américaine cherchant à garder le contrôle du continent sud était inévitable ; mais l’éclatement de la nation colombienne paraît résister à toute division « identitaire » favorisant l’implication indirecte du système financier. De ce fait, il subsiste sans doute une différence entre l’analyse militaire américaine et l’analyse politique latino-américaine et européenne qui garde quelques traces de volonté souveraine des nations.

Les Européens, membres du club d’appui au processus, entendent bien la paix comme un changement de type d’État : on ne peut plus accepter la dominance violente, non électorale, des

6 « Recordó que shalom es una palabra que significa paz. La paz que buscamos y anhelamos israelitas y colombianos desde hace tantas décadas. » Espectador, 16/10/2012.

Page 58: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

58

AlAin joxe

partis traditionnels et des armées (privées ou publiques) qui les soutiennent. Cette analyse reste celle de l’ELN qui, récemment, prend des distances avec une croyance optimiste en l’issue du processus. Les FARC commencent aussi à se méfier de tout ce qui rappelle le massacre de l’Union patriotique.

La négociation se poursuit dans une atmosphère électorale et la « politique » paraît être devenue la dynamique principale du processus. Les législatives paraissent favoriser le processus. Le président Santos parait sérieusement en tête des trois candidats présidentiels possibles : Santos, un candidat des Verts, une candidate conservatrice. Sa réélection semble garantie, peut être pas au premier tour, mais au second.

Cependant, cette période, qui s’étend jusqu’à la ratification du traité de paix final, reste un temps de guerre : derrière l’atmosphère politique, il est nécessaire de définir la situation stratégique ; le détail du passé conditionne la stratégie du futur. Le président Santos a pu expliquer clairement cette mécanique de guerre dans son commentaire sur la mort de Cano, chef militaire des FARC, en 2012. Il a donné lui-même l’ordre de le tuer alors qu’il était repéré et encerclé, en dépit du fait qu’ils avaient eu des rapports très positifs au moment des contacts préliminaires. On était en guerre, c’était la règle du jeu, insérée dans l’accord sur la méthode de négociation. La non-suspension des hostilités donnait le droit et le devoir d’autoriser l’armée à mener l’opération rendue possible par la localisation précise du chef ennemi.

Ensuite, une fois le processus avancé, et dans l’épanouissement d’une certitude officielle - y compris américaine - que le processus était un succès, le président Santos a pu lâcher le commentaire suivant : aujourd’hui, si je connaissais le lieu exact où se trouve Timotchenko (le nouveau commandant en chef des FARC), je réfléchirais à deux fois avant de donner l’ordre de l’abattre. Ce discours peut passer, politiquement, pour confortant la perception optimiste du processus. Mais stratégiquement parlant, il contient une menace persistante qui s’accumule au lieu de diminuer, si on considère que cette menace contient l’annonce d’autres assassinats ciblés rendus possibles par l’aide américaine, ses instruments de localisation de ciblage et de frappe, du style de ceux qui avaient été mis en jeu en Afghanistan et au Pakistan sous Bush – et sous Obama.

Il y a aussi l’offensive « civile » contre Marcha patriotica [cf. annexe chronique, 23 janvier], quoiqu’il ne s’agisse pas d’une violation explicite des règles du processus, il est clair qu’il s’agit d’une action concertée du système judiciaire policier, paramilitaire, militaire, monté sous Uribe pour maintenir la stratégie « bushiste » de destruction de l’ennemi intérieur sans négociation. Les discours

Page 59: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

59

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

négatifs sur le processus, soutenus par les uribistes, font le plein d’une droite traditionnelle qui n’est plus majoritaire. Mais plus la discussion dure, plus la menace de mort va peser politiquement sur le processus. Cette menace n’a pas besoin d’être proclamée ouvertement, puisqu’elle est mise en forme par les modalités même de l’accord de négociation. Elle pèse explicitement en faveur d’une accélération des concessions des guérillas, ce qui pourrait aboutir à des accords néfastes pour la paix future. On est donc, sans statut précisé par le document fondateur, au contact d’une négociation militaire et d’une négociation politique.

Face aux moyens modernes, les combats sont en effet devenus de plus en plus coûteux en hommes chez les FARC et les désertions ou « démobilisations » ont augmenté depuis 2013.

L’ELN n’est encore soutenue que par un reste de légitimité catholique peut-être renouvelée sous le nouveau pape François latino-américain, jésuite et néanmoins franciscain. Les FARC ne sont plus aidées par un « bloc socialiste » international, mais conservent un réel savoir-faire militaire et un talent d’organisateur rural, opposable à celui des narcomilices et donc utile à une pacification réelle des zones pionnières.

Sans doute, aux États-Unis, certains think tanks soulignent-ils l’urgence de prévoir, dès maintenant, les crédits importants qui seront nécessaires pour aider la transition colombienne vers un nouveau modèle économique et une agriculture non narco – ce qui prouve que l’optimisme est de règle dans certains secteurs économiques.

Contre la vulnérabilité du processus, il resterait sans doute un rempart possible au sein même de l’armée colombienne. On l’a vu, un ex-général en chef a pu récemment déclarer qu’il était pour la paix car, par son expérience : « il ne croyait plus que les FARC puissent être définitivement vaincues militairement » [cf. annexe chronique, 22 février].

Au plan géostratégique, l’Europe – si elle s’y décide – pourrait formuler une tactique autonome des États-Unis en la matière. Disposant par l’intermédiaire des deux nations garantes du processus – Grande-Bretagne et Norvège –, d’une coresponsabilité qui ne dépend pas des aléas d’une décision du Conseil de sécurité de l’ONU, les Européens et les Latino-Américains pourraient proposer quelques principes de précaution et une aide contre l’utilisation hypocrite des milices d’assassins, dans la phase la plus délicate du processus qui se rapproche de la conclusion – ou de la rupture finale.

Page 60: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

60

AlAin joxe

Pour conclure sans conclusion puisque les négociations se poursuivent, on fournit ci-dessous une chronique extraite de la rubrique « processus de paix » du journal el Espectador depuis janvier 2014. Ceci permet de sentir l’atmosphère à la fois chaotique et ordonnée, pessimiste et optimiste, qui caractérise ce qui est livré à l’opinion.

On percevra l’importance dans la société du déroulement du processus de négociation par les violentes critiques parfois formulées à son égard. La chronique détaillée et résumée des deux premiers mois de l’année laisse aussi entrevoir la « bonne volonté » vraie ou affichée des deux parties qui continuent à se combattre sur le terrain.1er janvier • Le président Santos ouvre l’année par un flot de souhaits optimistes sur les chances de voir 2014 être l’année de la paix. Il n’hésite pas à dénoncer la « propagande noire » qui tend à faire croire que le processus mettrait en cause les principes de la démocratie et de la justice. Le 4 janvier, en effet, l’ex-président Uribe avait déclaré que « la paix ne doit pas être une exaltation du criminel, mais le moment de son châtiment pour qu’il ne récidive pas ». Ce genre de commentaire est périodiquement repris pour mettre en cause la légitimité même des négociations.

7 janvier • Selon un sondage, la popularité d’Uribe connaît une dégradation régulière et le président Santos aurait désormais dépassé les 50 % d’opinions favorables.

• Tout un groupe de guérilleros de la FARC d’un front précis se serait rendu à l’armée et aurait demandé « le statut de démobilisés. » Ce fait, malgré son importance s’il était confirmé, ne fait plus par la suite l’objet d’aucun commentaire (il y aurait eu plusieurs cas de ce genre en 2013).

11 janvier • Santos réaffirme ce qu’il considère comme la règle des débats de La Havane : « aucune des parties ne cherche la soumission de l’autre. Personne ne cherche à ce que l’autre s’agenouille et se rende : nous sommes en train de mettre en forme une sortie de conflit dans la dignité et c’est bien comme cela que se terminent tous les conflits ».

13 janvier • Santos énonce que « les Colombiens devront ratifier les accords » sans préciser sous quelle forme (référendum ? vote du Congrès ? nouvelle constitution ?).

Le 14 janvier • Le chef de la délégation FARC à La Havane déclare que le vote blanc aux élections prochaines devrait être associé à la

Chronique du processus : janvier-février 2014

Page 61: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

61

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

demande de convoquer une nouvelle Constituante, pour introduire dans la Constitution les modification rendues nécessaires par les accords conclus précédemment.

15 janvier, • La négociation de La Havane aborde le sujet n° 4 du processus : la question de la conversion de la production des cultures narco. Les FARC énoncent leur point de vue dans un communiqué : la lutte contre la narco-économie des zones cocaleras doit passer par la régularisation de la production et la substitution des cultures illicites par d’autres produits, mesure favorisée par une aide visant la résurrection d’une agriculture paysanne de consommation alimentaire normale. Ils disent en outre qu’en échange de la fin du recours à la culture de la coca, il faut que les paysans acquièrent « une prévalence des droits de l’homme » dans leur mode de survie.

• C’est aussi le jour que choisissent les FARC pour marquer, par un attentat la fin de la trêve qu’ils avaient unilatéralement proclamée en décembre. La guérilla fait donc exploser le 15 janvier une « bombe motocyclette » à Pradera (Valle) près d’un poste militaire, qui cause 56 blessés. Une « Fondation pour la paix » estime que cette trêve avait été respectée à 95 % et qu’un certain nombre d’opérations menées par les FARC ont été des combats défensifs déclenchés par une action offensive de l’armée. Cette action, qualifiée de « lâche » par le ministre de la Défense, est condamnée par Santos comme une action « contradictoire et irrationnelle ».

17 janvier • Cela n’empêche pas le président Santos de redire dans une interview accordée au journal espagnol El Pais qu’il « pensait en toute confiance pouvoir signer l’accord de paix cette année même avec les FARC », et « qu’il imaginait parfaitement des représentants des FARC siégeant au Congrès » ; que chacun conserve ses idéaux mais lutte alors « pour son idéal, sans armes ni violence, en utilisant les voies démocratiques ».

19 janvier • En riposte à l’attaque des FARC du 15 janvier, l’armée opère un bombardement aérien qui se solde par la mort de 9 guérilleros.

21 janvier • Uribe poursuit sa campagne « antiprocessus » en s’élevant contre l’idée de « justice de transition », mise en avant par le gouvernement dans le cadre de la discussion du point 2 (sur la réintégration des combattants dans la vie politique). Mais le gouvernement déclare que la justice de transition n’est pas un « acte de résignation », car il ne concède aucune impunité aux responsables de crimes contre l’humanité (les crimes de guerre ne sont pas mentionnés).

Page 62: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

62

AlAin joxe

• Humberto de la Calle, chef de la délégation gouvernementale à La Havane, s’explique sur le fonctionnement et les objectifs de la négociation pour contrer certaines assertions de l’opposition uribiste. « Les négociations, dit-il, s’en sont tenues strictement aux 6 points faisant l’objet du pacte de La Havane du 26 aout 2012 ». Il ajoute que « tout ce que les FARC peuvent dire en dehors de la table de négociation doit être interprété comme des annonces politiques qui n’ont rien à voir avec le travail qui se déroule dans la négociation. » Il soutient aussi que tous les points qui ont fait l’objet d’accords sur les deux premiers thèmes, développement rural et garantie de participation en politique des ex-combattants, restent inscrits fidèlement dans les principes idéaux de l’état social de droit (nous soulignons). Ce qui a fait l’objet d’accords, précise-t-il, implique des réformes, y compris des réformes constitutionnelles (nous soulignons) mais rien n’y correspond à « des concessions qui dévaloriseraient l’essence de la démocratie ». On doit « considérer comme inexacte la version qui prétend qu’on y trouve une réduction des forces armées » car « la structure et le fonctionnement des forces armées ont été explicitement exclus des conversations ». Il nie enfin que les accords en matière agraire aient « affecté la propriété privée ».

22 janvier • Massacre de « Marcha Patriótica » Sur ce, éclate une affaire particulièrement grave : le massacre en cours de nombreux membres et candidats du parti politique de gauche intitulé « Marcha patriotica ». Ivan Marquez, n° 2 de la délégation, écrit : « nous ne pouvons tolérer qu’au milieu d’un processus de paix, la « Marche patriotique » soit anéantie de manière systématique, comme il est arrivé avec la Unión patriotica ».

Les FARC dénoncent le fait que les membres de ce groupe subissent une tuerie individuelle systématique comparable à celle de l’UP dont 4 000 sénateurs, députés, conseillers municipaux et militants ont été assassinés à l’issue du processus de paix de Belisario Betancur. Depuis sa création, Marcha patriotica a subi l’assassinat de 29 militants, dont 12 entre les mains de la force publique, et la disparition de trois autres membres et l’ouverture de procès contre 200 autres. Ce massacre serait contraire au fait que l’accord partiel sur le point n° 2 (la « participation politique ») 7 ait été conclu en novembre. Les procédures judiciaires contre les sympathisants de gauche seraient un indice du caractère offensif d’une partie de l’appareil d’État, avec

7 « Una pésima señal que sigue minando la confianza en la palabra del gobierno » y « un dementís » al acuerdo parcial sobre participación política logrado el año pasado en los diálogos de paz.

Page 63: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

63

Colombie : une suCCession de proCessus de paix et de guerres

une présomption de complicité avec une série d’assassinats « privés ». Le rappel du massacre de l’Union patriotique est pertinent pour qualifier celui de la Marche patriotique de sabotage de la confiance dans le futur processus politique et juridique.

29 janvier • À l’occasion de la réunion à La Havane du CELAC (Comunidad de Estados latino-americanos y caribeños), le président Santos s’entend avec le président équatorien Correa pour projeter que les négociations avec l’ELN puissent avoir lieu en Équateur. Une « alliance pour la paix » entre les FARC et l’ELN avait été décidée en décembre.

31 janvier • Un candidat sénateur du parti « Cambio radical » Julio Cesar Castillo, lance l’idée de créer une garde nationale qui embaucherait les FARC rendus à la vie civile. Elle pourrait avoir pour tâche de surveiller utilement les frontières et les routes, tâche contrôlant l’insécurité à l’origine de la formation des BACRIM (bandes armées criminelles) qui dérive d’une absence de gestion de la démobilisation des paramilitaires sous URIBE.

4 février • Les FARC proposent la création d’un service de contrôle international sur la substitution des cultures illicites qui serait intégrée par le bureau des Nations unies contre la drogue, par UNASUR et par « la communauté académique ». Un programme de cinq ans serait à élaborer pour la substitution complète par un plan de développement alternatif entièrement pris en charge par l’État colombien avec participation des populations.

5 février • Une ex-sénatrice, Piedad Córdoba, fait référence à la nécessité d’une épuration chirurgicale à l’intérieur de la force publique et d’une « redéfinition du rôle des forces militaires en relation avec le développement des conversations avec les FARC ». « Sans un changement de mentalité », dit-elle, « tous les citoyens qui recherchent la paix et les droits de l’homme continueront à être considérés comme des ennemis internes ».

7 février • Cinq guérilleros (2 ELN et 3 FARC) sont tués dans deux engagements avec l’armée.

17 février •Le Royaume-Uni et la Norvège réaffirment leur appui au processus de paix.

22 février • Le général Freddy Padilla de Leon, ex-commandant des forces militaires et actuel candidat au Sénat, espère être utile dans le nouveau Congrès pour légiférer dans la période du « postconflit ». « Homme de guerre devenu homme de paix », il considère que « telle que se présente la guerre en Colombie, il est très difficile d’arriver à

Page 64: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

64

AlAin joxe

la défaite militaire de la guérilla ». Certains, dit-il, « prétendent que des militaires s’enrichissent à la guerre, mais tous les vrais soldats du haut en bas de la hiérarchie se nourrissent jour après jour de l’espérance de la paix ».

23 février •Santos, dans une interview pour le magazine espagnol la Razón, déclare qu’on ne va pas changer le modèle d’État ni le modèle économique par négociations avec la FARC.

24 février • Les FARC commentent la tentative d’assassinat contre la candidate présidentielle du parti « Union patriotica », Aida Avella, et le candidat au Sénat, Carlos Lozano, dans le département d’Arauca. « Cet attentat raté équivaut à fusiller la crédibilité du processus de paix. » Ils exigent une enquête avec des résultats immédiats, car ils estiment que les ennemis de la paix commencent à agir sans aucune retenue. Il met en cause les agissements de la CIA et de l’intelligence militaire qui introduisent « une grande méfiance pouvant affecter le processus de paix dans le cycle actuel de négociation ».

• Ils dénoncent également la corruption dans les forces militaires, mais en précisant qu’on ne doit pas se focaliser sur celle des petits poissons mais sur les requins de la haute finance qui gèrent des sommes considérables, les crédits de modernisation des armements provenant de « la maudite aide américaine, les 27 milliards de pesos que le budget national de 2014 destine à la guerre, ainsi que les fonds secrets qui alimentent la guerre sale ».

• Le chef de délégation de la Colombie à La Havane dénonce le fait que les FARC puissent « émettre des opinions, à partir de Cuba, sur le fonctionnement des institutions » et précise que « si les FARC désirent participer au débat public, ce qu’ils doivent faire, c’est avancer rapidement vers un accord pour en terminer avec le conflit et donner alors des preuves concrètes d’engagement en faveur des valeurs et des procédures de la démocratie ».

Page 65: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 65-80

OLIvIeR gROJeAN *

Les INceRTITUDes DU « pROcessUs De pAIX » eN TURQUIe

Si l’on s’en tenait au nombre de cessez-le-feu unilatéraux décrétés par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) 1 depuis 1993, il pourrait sembler que le dernier, en

vigueur depuis mars 2013, ne conduira pas davantage que les autres à une sortie de conflit entre le parti d’Öcalan et l’État turc.

1 Le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan) a été fondé en 1978. Marxiste-léniniste et nationaliste, il a lancé une guerre de guérilla contre l’État turc en 1984 afin d’obtenir l’indépendance du Kurdistan. Ses revendications ont changé depuis le début des années 1990, de l’indépendance à une autonomie dans le cadre territorial de la Turquie. Son principal fondateur et dirigeant actuel, Abdullah Öcalan, a été arrêté en 1999 et purge depuis une peine de prison à vie, mais continue de « conseiller » son organisation depuis sa cellule située sur l’île-prison d’İmralı.

sORtiR d’uNe GueRRe de tReNte ANs

* maître de conférences en science politique à aix-marseille université, en délégation au cnrs (chaire « relations internationales » cnrs/université, ceric - dice)

espérée depuis 15 ans suite à l’arrestation du chef du PKK, Abdullah Öcalan, la résolution du conflit kurde en Turquie s’est concrétisée en 2012 avec l’ouverture de négociations directes entre le Parti des travailleurs du Kurdistan et le gouvernement AKP de Recep Tayyip Erdoğan, désormais débarrassé de l’encombrante influence de l’armée turque. Pour autant, le « processus de paix » en cours ne parvient pas aujourd’hui à dépasser la dimension sécuritaire et dépend tout autant de la volonté d’acteurs kurdistes relativement hétérogènes que de processus politiques internes à la turquie (stratégie politique de l’AKP), et de dynamiques davantage régionales (étatisation du Kurdistan d’Irak et autonomisation des régions kurdes de Syrie). Ces différentes dimensions sont ici analysées à l’aune des éléments de négociations publiquement annoncés.

Page 66: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

66

olivier grojean

Pourtant, le gouvernement turc a lui-même déclaré qu’il ne prendrait plus pour cibles les guérilleros en phase de repli vers le Kurdistan irakien, transformant ainsi, pour la première fois, un cessez-le-feu unilatéral en cessez-le-feu de facto bilatéral, respecté bon an mal an depuis plus d’un an par les deux parties. Cet arrêt – au moins temporaire – des hostilités trouve son origine dans des négociations directes entre le gouvernement turc et le chef du PKK, débutées fin 2012, après une première série de négociations secrètes à Oslo s’étant achevées sans résultat en 2011. Et tous les observateurs s’accordent pour voir dans ce « processus de paix » une chance historique de résoudre la question kurde en Turquie.

Il reste que ce processus est aujourd’hui bloqué depuis septembre 2013, que le repli des guérilléros a cessé et que de nombreuses questions essentielles demeurent en suspens, menaçant la poursuite des négociations. Les exemples nord-irlandais ou basque ont certes montré qu’il fallait parfois plusieurs décennies pour qu’un cessez-le-feu se concrétise en accord politique permettant un véritable retour à la paix. On sait aussi qu’il est nécessaire de se déprendre d’une vision essentialiste de la guerre et de la paix 2, et que des situations de ni guerre ni paix, ou d’entre-guerres, peuvent subsister de longues années 3. Mais la non-résolution du conflit israélo-palestinien depuis les accords d’Oslo démontre a contrario que l’établissement de la confiance entre deux protagonistes ne peut passer que par une véritable reconnaissance de l’autre, de ses demandes et de ses craintes 4, et par l’obtention de gages ou de concessions susceptibles de dévoiler les « intentions réelles » des acteurs. Or, malgré des discours rassurants de part et d’autre, la confiance n’a encore jamais réussi à s’instaurer entre les acteurs kurdistes (PKK et BDP 5 notamment) et le gouvernement turc, démontrant l’extrême fragilité des dynamiques politiques en cours.

2 Roland Marchal, « Les frontières de la paix et de la guerre », Politix, vol. 15, n° 58, 2002, p. 40.

3 Marielle Debos, Le métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres, Paris, Karthala, 2013.

4 Thomas Lindeman, Julie Saada, « Théories de la reconnaissance dans les relations internationales. Enjeux symboliques et limites du paradigme de l’intérêt », Cultures et Conflits, n° 87, 2012, p. 7-25.

5 Le BDP (Barış ve Demokrasi Partisi, Parti de la paix et de la démocratie) fondé en 2008 est l’héritier d’une longue série de partis kurdistes successivement interdits. Le HEP (Halkın Emek Partisi, Parti populaire du travail) a été créé en 1990, le DEP (Demokrasi Partisi, Parti de la démocratie) lui a succédé en 1993, puis le HADEP (Halkın Demokrasi Partisi, Parti de la

Page 67: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

67

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

Après plus de vingt ans de guerre mêlant guérilla et contre-insurrection, les années 2000 avaient vu s’ouvrir des perspectives de solutions, qui ne se sont malheureusement concrétisées que dans des mesures très en deçà des revendications kurdes. Les questions politiques internes à la Turquie, de même que les prolongements de la question kurde à l’échelle régionale (Syrie, Irak) sont aujourd’hui au centre des enjeux de ce processus de paix, qui demeure on ne peut plus incertain.

La question kurde en turquie, entre nationalisme et autoritarisme

Depuis la fin de l’Empire ottoman, la question kurde a été une des principales sources de tensions politiques et sociales en Turquie 6. Après une alliance entre Kurdes et Turcs lors de la guerre d’indépendance, le Traité de Lausanne, la fondation de la République et l’abolition du khalifat remettent en cause l’accord entre les dignitaires kurdes et Mustafa Kemal (1923). Le nationalisme turc devient alors le fer de lance d’une modernisation à marche forcée et toute expression politique et culturelle kurde est interdite. La répression de nombreuses révoltes (Sheikh Saïd en 1925, Ağrı en 1930, Dersim en 1938…), entraîne une forte limitation des libertés publiques, et les coups d’États militaires (notamment ceux de 1971 et 1980) sont au moins en partie justifiés par le danger séparatiste kurde.

Après trois décennies de silence, les revendications kurdes renaissent en effet dans les années 1960 au sein de la gauche turque. Réprimées à nouveau, elles se radicalisent au cours des années 1970, qui voient la naissance de nombreux partis révolutionnaires et indépendantistes kurdistes. Le PKK, fondé en 1978 par des étudiants de l’université d’Ankara, développe alors une théorie pankurde visant à libérer le Kurdistan de la colonisation turque, persane et arabe. Il s’oppose d’abord violemment aux autres organisations kurdes, puis le coup d’État militaire de 1980 et la répression qui s’ensuit l’incitent à lancer une guérilla contre l’État en 1984. Ce conflit, qui a fait plus de 45 000 morts (majoritairement kurdes), a conduit à la destruction de plus de 4 000 villages et hameaux, au

démocratie du peuple) après 1994, le DEHAP (Demokratik Halk Partisi, Parti démocratique du peuple) après 1997 et le DTP (Demokratik Toplum Partisi, Parti de la société démocratique) entre 2005 et 2009.

6 Les Kurdes seraient de 12 à 15 millions en Turquie, soit 16 à 20 % de la population.

Page 68: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

68

olivier grojean

déplacement de centaines de milliers de personnes, à l’utilisation systématique de la torture et à la généralisation des pratiques d’exécutions extrajudiciaires.

La mise sous état d’urgence des régions du Sud-Est à majorité kurde a permis aux institutions de sécurité (armée et gendarmerie notamment) de mettre en œuvre une politique de contre-insurrection largement autonome des gouvernements civils. Cette politique a été fortement facilitée par la constitution d’un gouvernement parallèle de l’armée après le coup d’État de 1980 : le Conseil national de sécurité (Milli Güvenlik Kurulu, MGK), pièce maîtresse du régime sécuritaire turc 7, a ainsi constitué un réel frein à la démocratisation du pays. Mais surtout, le conflit kurde a autorisé le partage d’une rente sécuritaire entre différents protagonistes du conflit. Comme l’a mis en évidence l’accident de Susurluk 8, l’État turc des années 1980 et 1990 est bien moins un acteur unitaire qu’un champ de bataille extrêmement poreux, où s’affrontent « gangs en uniformes » (Uniformalı Çeteler) 9, institutions de sécurité et de la contre-guérilla, réseaux ultra-nationalistes turcs, hommes politiques et hommes d’affaires kurdes et turcs, mais aussi trafiquants et criminels, représentatifs de ce que l’on nomme communément l’« État profond » (Derin Devlet) en Turquie.

Enfin, la guerre a aussi favorisé la constitution d’un cadrage normatif contraignant, visant à consolider l’historiographie kémaliste et à délégitimer les revendications kurdistes. Un certain nombre d’institutions (le Conseil de l’enseignement supérieur, le Conseil supérieur de la radio et de la télévision, le Comité turc d’éducation qui contrôle les manuels scolaires ou encore les cours de sûreté de l’État) ont imposé un certain vocabulaire, qui explique aussi l’adhésion d’une grande partie de la population turque à la vision sécuritaire de l’État (lutte contre le terrorisme et le séparatisme).

7 Gilles Dorronsoro (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire, Paris, CNRS Éditions, 2005.

8 Le 3 novembre 1996 sont retrouvés dans la même voiture un militant de la droite radicale recherché depuis 18 ans pour de nombreux homicides, un des chefs de la police d’İstanbul, ainsi qu’un chef de tribu kurde et député du DYP (Doğru Yol Partisi, Parti de la juste voie) qui s’était constitué une armée privée de 10 000 hommes. Le coffre était rempli d’armes non recensées.

9 Après l’accident de Susurluk, l’enquête montre que neuf gangs opéraient en Turquie. Les gangs étaient souvent manipulés par certaines officines de sécurité, et, inversement, l’État servait aux gangs de support logistique et d’immunité.

Page 69: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

69

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

une ouverture politique et démocratique ?Pour autant, la guerre contre l’Irak et les flux de réfugiés kurdes

irakiens en 1991, de même que l’élargissement des mobilisations kurdistes en Turquie même, contraignent les autorités turques à reconnaître pour la première fois au début des années 1990 l’existence d’une population kurde sur leur propre territoire 10. La fin de ce tabou, qui ne signifie aucunement la fin de la répression, se confirme au début des années 2000 avec l’ouverture de perspectives nouvelles. Si l’arrestation d’Abdullah Öcalan et sa condamnation à mort en 1999 11 favorisent la diffusion de discours particulièrement haineux envers les Kurdes, le troisième cessez-le-feu unilatéral du PKK permet non seulement une nette diminution des hostilités, mais aussi une réelle pacification des propos tenus sur la question kurde. Cette libéralisation de la parole est également facilitée par l’ouverture de négociations avec l’Union européenne en vue de l’adhésion turque. La prise en compte des critères de Copenhague – qui concernent les droits de l’homme, la démocratie, le respect des minorités, et l’économie de marché, mais qui ne mentionnent même pas la question kurde 12 – permettront l’adoption en 2002 d’un certain nombre de mesures en faveur des Kurdes : des instituts privés d’enseignement de la langue kurde sont ainsi autorisés, et des émissions en « dialecte local » à la télévision publique sont organisées.

Mais d’un point de vue plus politique et institutionnel, c’est l’élection en 2002 d’une majorité AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur) au Parlement – suivie de la nomination au poste de Premier ministre de Recep Tayyip Erdoğan en 2003 – qui marque le début d’une véritable transformation du régime. Soutenu notamment par l’Union européenne et une partie du patronat, rendu plus stable et cohérent qu’aucun autre gouvernement avant lui, le nouveau gouvernement va s’employer à marginaliser le rôle de l’armée dans la vie politique. Après la réduction du rôle du MGK (2001), la majorité AKP l’ouvre aux civils (2003), supprime les cours de sûreté de l’État (2004), vote une loi

10 Michael M. Gunter, « Turgut Özal and the Kurdish Question », in Marlies Casier et Joost Jongerden (dir.), Nationalisms and Politics in Turkey. Political Islam, Kemalism and the Kurdish Issue, Londres, Routledge, 2011, p. 86-100.

11 La peine capitale sera ensuite commuée en peine de prison à perpétuité.12 Hamit Bozarslan, « Quelques notes sur un “non-sujet” : la question

kurde et la candidature turque », Cahiers d’études sur la Méditerranée et le monde turco-iranien, n° 36, juillet-décembre 2003.

Page 70: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

70

olivier grojean

sur la limitation du pouvoir des militaires en temps de paix (2009) et finalement met au pas le Conseil militaire suprême (2010). Cette mise à l’écart de l’armée et sa soumission au pouvoir civil sont également facilitées par le scandale Ergenekon, qui révèle en 2007 l’existence d’une organisation clandestine réunissant l’establishment kémaliste (militaires, hommes politiques, journalistes, universitaires), chargée de déstabiliser, voire de renverser le gouvernement par différents plans (plans « contre la réaction », Cage, Balyoz, etc.) 13. Cette affaire conduira à l’arrestation de nombreux généraux et à la condamnation de certains d’entre eux en septembre 2012.

Ainsi, pour la première fois depuis 1980, la question kurde n’est plus aux mains des militaires et relève uniquement d’un gouvernement civil. C’est ce qui a permis au Premier ministre Erdoğan de reconnaître en 2005 à Diyarbakir l’existence d’un « problème kurde » en Turquie, puis d’annoncer en août 2009 que des réformes en faveur des Kurdes seraient rapidement mises en œuvre. Pourtant, cette « ouverture démocratique n’a débouché en novembre de la même année que sur des mesures très limitées, bien en deçà des revendications kurdes : autorisation d’utiliser le kurde dans les activités politiques, autorisation faites aux détenus d’utiliser le kurde avec leur famille lors des visites, possibilité de remplacer les noms turquifiés des villes kurdes par leurs noms d’origine kurde, et création de commissions indépendantes pour prévenir les discriminations et les actes de torture par les forces de sécurité…

Par ailleurs, la répression des organisations kurdistes s’est poursuivie, avec l’interdiction du DTP par la Cour constitutionnelle en décembre 2009, les multiples vagues d’arrestations de leaders politiques, de militants et de sympathisants kurdistes en 2010, 2011 et 2012, le rejet temporaire de candidatures kurdistes avant les élections législatives de 2011, l’ouverture en 2012 de nouveaux procès contre des centaines de membres du réseau KCK (Koma Civakên Kurdistan, Union des Communautés du Kurdistan), dont des universitaires et des éditeurs accusés d’être la vitrine politique du PKK, ou encore les tirs à balles réelles sur les manifestants. Si les pratiques les plus violentes ont désormais disparu, la dimension sécuritaire reste bien dominante, malgré la marginalisation de l’armée. Et la lutte contre le PKK n’a pas faibli (malgré les déroutes militaires de 2008 au Kurdistan d’Irak), avec des affrontements faisant plus de 900 victimes entre juin 2011 et mars 2013.

13 Nur Bolat, « L’affaire Ergenekon : quels enjeux pour la démocratie turque ? », Politique étrangère, n° 1, 2010, p. 41-53.

Page 71: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

71

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

Enfin, d’un point de vue plus discursif, la fin du tabou identitaire n’a pas conduit à une véritable remise en cause de la hiérarchie ethnique, désormais consolidée par les médias et certaines institutions. Ainsi, comme le montre Clémence Scalbert-Yücel, la diversité n’est légitimée et valorisée que quand elle se fond dans l’unité de la turcité 14. De même, si l’enseignement en kurde est désormais accepté dans le supérieur ou dans les associations, il s’accompagne de nombreuses initiatives de turquification des enfants kurdes (structures pour filles et petite enfance notamment), initiées par des journaux et le ministère de l’Éducation nationale, puis relayées par des instances non gouvernementales, la « société civile ». Cela incite Mesut Yeğen à parler aujourd’hui encore de véritable « politique d’assimilation » des « pseudocitoyens » kurdes 15.

Revendications autonomistes et figure d’ÖcalanDe fait, toutes ces évolutions ne sont pas à la hauteur des

revendications kurdistes et laissent planer le doute sur les intentions réelles du gouvernement. Certes, le PKK avait au début des années 2000 abandonné toute velléité autonomiste et ne réclamait plus que des droits culturels pour les Kurdes. Mais les programmes des partis kurdistes légaux successifs ont toujours revendiqué des formes de décentralisation ou d’autonomie pour les régions à majorité kurde, l’enseignement en kurde, la reconnaissance de l’identité kurde dans la Constitution (modification de l’article 66 relatif au caractère « turc » de la citoyenneté), la libération des prisonniers politiques et l’abaissement du seuil de 10 % des voix à l’échelle nationale, nécessaire à la représentation de députés prokurdes au Parlement. De plus, les revendications plus récentes mentionnent une amnistie générale des guérilleros du PKK, la libération d’Abdullah Öcalan et la mise en place d’une commission vérité et réconciliation sur le modèle sud-africain.

C’est la question de la décentralisation qui est au cœur des enjeux, en ce que les régions du Sud-Est et de l’Est de la Turquie, à

14 Clémence Scalbert-Yücel, « Cultural Diversity and Ethnic Hierarchy. The Use of Categories in the Kurdish Conflict in Turkey », in Gilles Dorronsoro et Olivier Grojean (dir.), Identity, Conflicts and Politics in Turkey, Iran and Pakistan, Londres, Hurst, New York, Oxford University Press, à paraître.

15 Mesut Yeğen, « The Kurdish Question in Turkey. Denial to Recognition », in Casier, Marlies et Jongerden, Joost (dir.), Nationalisms and Politics in Turkey. Political Islam, Kemalism and the Kurdish Issue, Routledge, 2011, p. 74-79.

Page 72: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

72

olivier grojean

majorité kurde, se sont progressivement développées sans converger avec les autres régions de Turquie. Ce phénomène, qui s’apparente à un processus de régionalisation interne 16, peut être relié à au moins trois dynamiques historiques de long terme. Le génocide arménien et le départ progressif des chrétiens a d’abord largement kurdifié une région auparavant ethniquement très hétérogène. Le terme de Kurdistan définit donc bien aujourd’hui une région à très forte majorité kurde. Par ailleurs, le développement industriel et le réseau d’infrastructures ont toujours été beaucoup moins importants dans les régions kurdes que dans le reste du pays. Le coup d’État de 1980 et la guerre contre le PKK ont accentué ces inégalités économiques, avec un retrait massif des investissements, qu’ils soient industriels ou éducatifs par exemple, et une diminution des politiques de redistribution. Enfin, la construction du Kurdistan est aussi une conséquence de la répression singulière dans les régions à majorité kurde : le rapport à l’État et aux institutions étatiques (police, justice, armée, éducation…) y est très différent par rapport au reste de la Turquie. La conséquence de ces dynamiques est qu’il existe aujourd’hui un champ politique régional spécifique, dont la construction remonte à la fin des années 1970 17, et qui se caractérise notamment par des résultats électoraux atypiques.

Dans ces régions en effet, on assiste à une quasi-disparition du CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple, gauche kémaliste) et du MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d’action nationaliste, droite radicale), au profit d’une polarisation extrême entre BDP et AKP, sauf dans les régions mixtes sunnites/alévis. La carte électorale issue des élections municipales du 30 mars 2014 est à ce titre particulièrement révélatrice : le BDP est arrivé en tête dans au moins 102 villes, soit onze provinces à majorité kurde, tandis que l’AKP est resté majoritaire dans les provinces d’Urfa, Adıyaman et Bingöl notamment. Au delà, ces deux partis améliorent tendanciellement leurs scores dans les régions kurdes par rapport aux élections de 2009, aux dépens encore du CHP et du MHP. Et ces résultats locaux convergent nettement avec les résultats des élections législatives de 2011, qui avaient vu l’élection de 36 députés

16 Gilles Dorronsoro et Olivier Grojean, « Pourquoi n’y a-t-il pas (encore) de solution à la “question kurde” en Turquie ? », in Nicolas Monceau (dir.), La Turquie. Enjeux politiques et internationaux, à paraître.

17 Gilles Dorronsoro et Nicole Watts, « The collective production of challenge : civil society, parties, and pro-Kurdish politics in Diyarbakir » in Massicard, Elise et Watts, Nicole (dir.) Negociating Political Power in Turkey. Breaking up the Party, Routledge, 2013, p. 99-117.

Page 73: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

73

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

prokurdes « indépendants » dans les régions du Sud-Est et de l’Est, alors que le BDP peine toujours à gagner dans les régions de l’Ouest.

Ce processus de régionalisation démontre ainsi l’existence d’un Kurdistan culturellement, sociologiquement, économiquement, et surtout politiquement « différent » et rend les revendications d’autonomie presque « évidentes » pour les acteurs kurdistes, qui avaient d’ailleurs fait des dernières élections municipales un « référendum en faveur de l’autonomie démocratique ». Dans ces conditions, on comprend mieux que les mesures en faveur des Kurdes octroyées par le gouvernement (les dernières en septembre 2013 18) soient perçues comme des réponses extrêmement partielles, voire provocatrices, par les acteurs kurdistes. Or, si Öcalan, le BDP et le PKK soutiennent encore fermement le processus de paix, ils attendent aujourd’hui des pas significatifs du gouvernement. D’autant plus qu’il n’est pas si facile de contenir certaines tendances du mouvement à la radicalisation.

Il apparaît en effet nécessaire de souligner l’hétérogénéité des acteurs kurdistes. Le PKK reste fortement dépendant de la figure d’Öcalan, emprisonné depuis 1999, mais qui continue à « conseiller » son organisation depuis sa prison, même si jusque début 2013, personne ne savait qui était vraiment l’auteur des paroles qui lui étaient attribuées… Le « charisme » d’Öcalan n’a en effet pas disparu avec son arrestation, et sa position extérieure et ses interventions (par l’intermédiaire de ses avocats) continuent à jouer un rôle significatif dans les stratégies de l’organisation. Et au-delà, c’est la figure d’Öcalan qui permet de faire tenir le PKK et d’éviter les dissidences 19. Or, le statut d’Öcalan dans le processus de paix reste très flou : c’est un homme emprisonné depuis 15 ans, soumis régulièrement à l’isolement et qui ne communique que par l’intermédiaire de tiers. Le parti kurdiste légal (BDP) n’a pas, quant à lui, une relation avec la guérilla qui lui permette d’imposer un renoncement à la violence ou de mener des négociations directes avec le gouvernement turc. Il est donc lui aussi particulièrement dépendant de la figure d’Öcalan et du PKK et ne peut se positionner

18 Elles concernaient, entre autres éléments touchant l’ensemble de la population de Turquie, la permission de pratiquer une éducation en langue maternelle dans les établissements privés, la possibilité d’user officiellement des lettres spécifiques de l’alphabet kurde (q, x, w), la suppression du serment que les écoliers doivent réciter chaque matin : (« Heureux qui se dit Turc »)…

19 Olivier Grojean, « Ecarté mais incontournable ? Öcalan et le mouvement kurde de Turquie », Savoir/Agir, n° 7, 2009, p. 127-132.

Page 74: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

74

olivier grojean

publiquement contre lui… Mais d’autres acteurs pourraient trouver intérêt à la poursuite des hostilités. C’est notamment le cas des TAK (Teyrêbazên Azadiya Kurdistan, Faucons de la liberté du Kurdistan) – organisation dissidente du PKK, mais se réclamant d’Öcalan et soupçonnée par les autorités de n’être qu’un paravent pour les actions très violentes de l’organisation – qui ont multiplié ces dernières années les opérations meurtrières (Kuşadaşı en août 2005, İzmir et Mersin en août 2008, İstanbul en juin puis octobre 2010, Ankara en septembre 2011). Organisation au statut quelque peu mystérieux, les TAK pourraient en effet refaire parler d’eux si le PKK n’était pas légalisé et Öcalan libéré, et surtout si aucune solution n’était trouvée pour reconvertir les 5 000 guérilleros basés en Turquie ou au Kurdistan d’Irak 20…

des enjeux politiques internes qui dépassent la question kurde ?

De son côté, si l’AKP est de moins en moins soumis à la pression de l’armée, il reste évidemment confronté à la concurrence électorale, comme l’a montré le succès limité qu’il a obtenu aux élections législatives de 2011 dans les régions kurdes. En effet, la polarisation politique a pour effet une surenchère très facile pour un parti comme le MHP par exemple, qui n’a aucun enjeu électoral dans les régions kurdes, mais qui utilise à foison le thème du « terrorisme kurde » sur la scène nationale. De plus, les mesures en faveur des Kurdes – pour limitées qu’elles soient – n’ont pas fait l’unanimité au sein de la classe politique et de l’institution militaire, qui ont envoyé des signaux contradictoires. Ainsi, le chef d’état-major, İlker Başbuğ (aujourd’hui emprisonné), a rappelé le caractère unitaire de la Turquie (26 août 2009) après les propositions du gouvernement sur l’« ouverture démocratique » ; il a également critiqué le retour du « groupe de paix » du PKK en octobre 2009 21,

20 En 2013, les seules solutions envisagées étaient de les faire accueillir par des pays européens, sans qu’aucune discussion n’ait jamais eu lieu avec les États potentiels concernés.

21 Fin octobre 2009, un « groupe de paix » composé notamment de combattants du PKK rentre en Turquie porteur de revendications à remettre aux autorités. Après avoir été entendus par les services de sécurité, ils sont finalement laissés en liberté et accueillis en héros dans les grandes villes des régions à majorité kurde, ce qui provoque l’ire de l’armée, de nombreuses personnalités politiques et même parfois de la population. Cet épisode peut aussi expliquer en partie le caractère très

Page 75: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

75

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

promettant « d’écraser les terroristes » et rappelant que les mesures économiques et socio-culturelles ne suffiront pas à résoudre la question kurde (2010). De la même manière, en novembre 2011, les excuses officielles d’Erdoğan à propos des massacres de Kurdes à Dersim en 1937-1938 ont conduit certains politiques à affirmer une nouvelle fois que l’« unité de la Turquie [était] menacée ». Et en septembre 2012, le MHP exhortait encore le gouvernement à décréter la loi martiale, tandis que le CHP rejetait toute discussion sur une autonomie des régions kurdes. La marge de manœuvre du parti d’Erdoğan est d’autant plus limitée que la population elle-même se charge parfois de rappeler violemment son hostilité à toute reconnaissance politique de la question kurde (lynchages et attaques de commerces tenus par des Kurdes après des opérations de la guérilla, agression d’hommes politiques kurdes et turcs) 22.

L’élaboration d’un nouvelle Constitution, promise un temps par l’AKP, et qui aurait pu contenir des éléments sur l’identité kurde et sur la décentralisation, semble dans ces conditions réellement compromise. Malgré son succès aux élections législatives de juin 2011 (50 % des voix, 326 sièges sur 550), l’AKP devait forcément composer avec les autres partis politiques s’il voulait amender la Constitution. Une majorité qualifiée de 330 voix à la Grande Assemblée nationale de Turquie aurait en effet été nécessaire pour faire valider un amendement constitutionnel par référendum (367 voix pour une validation sans référendum). Or, la commission parlementaire « de conciliation », lancée en 2011, a échoué dans sa tâche en novembre 2013, après s’être d’ailleurs surtout focalisée sur la question de la présidentialisation du régime. Et même indépendamment de la révision de la Constitution, l’élection du président de la République au suffrage universel direct, décidée en 2007 et devant se tenir en août 2014, risque d’instaurer un régime semi-présidentiel avec un système de pouvoir beaucoup plus concentré qu’en France par exemple (le président désignerait le Premier ministre, mais dirigerait aussi la majorité).

De fait, si la résolution de la question kurde a bien constitué un argument électoral majeur de l’AKP dans les régions à majorité kurde, l’échec avéré du parti à contenir le vote prokurde pourrait l’inciter à ne plus en faire sa principale priorité. Les manifestations

limité des propositions de l’« ouverture démocratique » rendues publiques le mois suivant par le gouvernement.

22 En particulier, l’agression de l’ex-leader du parti kurdiste, Ahmet Türk, à Samsun en 2010, mais aussi les agressions du Premier ministre en 2005 et du ministre de l’Énergie à Kayseri en avril 2010.

Page 76: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

76

olivier grojean

de Gezi en juin 2013 23, les scandales de corruption touchant des proches du gouvernement depuis décembre de la même année 24, de même que les conflits qui l’opposent au mouvement güleniste 25 ont montré que l’AKP était contesté par une frange importante de la population, malgré ses succès électoraux à répétition. En dépit encore de sa victoire aux dernières élections locales (45 % au niveau national, soit 7 points de plus qu’aux élections municipales de 2009), le Parti de la justice et du développement se révèle en effet de plus en plus un parti cherchant d’abord à se maintenir au pouvoir : la répression du mouvement de Gezi (au moins 5 morts, plusieurs milliers de blessés) et la restructuration de l’appareil d’État et notamment de la police et de la justice à la suite des scandales de corruption touchant le pouvoir (mutation de plusieurs milliers de responsables policiers, mise au pas des magistrats via la réforme du Conseil des juges et des procureurs) ont montré à quel point l’AKP semblait surtout souhaiter instaurer une domination hégémonique de l’appareil d’État, loin de toute idée de démocratisation du régime.

Les dernières déclarations de Recep Tayyip Erdoğan en avril 2014, qui confirment qu’il suivra bien la règle interne à l’AKP interdisant d’exercer plus de trois mandats consécutifs de député et donc de Premier ministre, laissent penser qu’il devrait se présenter aux élections présidentielles d’août 2014 en lieu et place de l’ancien président Abdullah Gül, et ainsi avoir la possibilité de rester aux commandes du pays pour encore sept ans. Il faudra donc attendre les élections législatives de 2015 pour savoir si l’AKP a la volonté – et les moyens – de modifier la Constitution dans un sens favorable aux Kurdes.

23 En juin 2013, le projet de destruction du parc Gezi et de piétonisation de la place Taksim à İstanbul (en vue de la construction d’un centre commercial) provoque un mouvement protestataire sans précédent en Turquie, qui réclame la démission d’Erdoğan et une vraie démocratisation du régime.

24 En décembre 2013, la presse révèle un scandale de corruption à rebondissements qui touche qui notamment trois fils de ministre (dont celui d’Erdoğan), des hommes d’affaires, un maire d’arrondissement stambouliote et plusieurs géants de l’immobilier.

25 Le mouvement islamique de Fetthulah Gülen, très influent dans l’éducation mais aussi la police, a été un soutien très important de l’AKP. Aujourd’hui, des frictions importantes l’opposent au parti d’Erdoğan, notamment sur le processus de paix avec le PKK, que l’organisation ne soutient pas.

Page 77: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

77

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

une régionalisation de la question kurde contre le PKK ?

Enfin, les dernières incertitudes, qui ne sont pas les moins importantes, concernent les dimensions régionales de la question kurde au Moyen-Orient. L’État turc avait toujours craint la constitution d’une entité kurde autonome au nord de l’Irak ; depuis 2009, le revirement de position d’Ankara vis-à-vis du KRG (Kurdish Regional Government) dirigé par le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) de Barzani est radical : reconnaissance officielle du gouvernement kurde en 2005, rapprochements commerciaux sans précédents depuis 2009, visite de Massoud Barzani à Diyarbakir en novembre 2013, accords pétroliers immédiats à la suite de cette visite, utilisation (inédite) de la langue kurde par un officiel turc (le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoğlu) pour inaugurer une conférence à Süleymaniye en mars 2014… Ces développements montrent un revirement de la politique étrangère turque, qui, désormais, prend non seulement acte du poids acquis par le PDK et le KRG, mais cherche aussi à en faire des interlocuteurs légitimes et importants sur la scène régionale.

De même, les développements qu’a connu le nord de la Syrie depuis mars 2011 et depuis l’été 2012 ont considérablement modifié les relations entre Ankara et les acteurs syriens. Après le rapprochement entre Ankara et Damas suite à l’expulsion du PKK de Syrie en 1998, la Turquie retire progressivement son soutien à Bachar el-Assad et entreprend d’organiser l’opposition au régime (fondation du Conseil national syrien à Istanbul en octobre 2011). Mais le retrait des forces gouvernementales syriennes des régions kurdes du Nord et de l’Est du pays et la prise de contrôle de ces zones par le PYD (Partiya Yekîtiya Demokrat, Parti de l’union démocratique, pro-PKK) 26 en juillet 2012 bouleversent les équilibres. Le rapprochement entre la Turquie et la région du Kurdistan d’Irak, qui accueillent à elles deux plus de 800 000 réfugiés, se fait alors encore plus concret, avec notamment un grand nombre de mesures sécuritaires aux frontières (construction d’un mur entre les villes frontières de Nusaybin et Qamishlo en novembre 2013, construction d’un fossé à la frontière entre le Kurdistan d’Irak et la Syrie en avril 2014).

26 Olivier Grojean, « Un champ d’action régionalisé ? Le PKK et ses organisations sœurs au Moyen-Orient », Les Dossiers du CERI, URL : <http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/dossierceri>, 2014.

Page 78: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

78

olivier grojean

Ce rapprochement entre Ankara et Erbil peut en fait être compris aujourd’hui comme une volonté de cogérer les zones kurdes d’Irak, de Syrie et de Turquie et comme une tentative d’endiguer l’influence du PKK à l’échelle régionale. Le soutien de Recep Tayyip Erdoğan à Massoud Barzani, politiquement conservateur et à la tête d’une région en plein boom économique, est en effet tout autant une manière de montrer sa tolérance vis-à-vis des Kurdes – à un moment où le processus de paix semble s’enliser – que de valoriser « une identité kurde alternative à celle promue par le mouvement d’Abdullah Öcalan » 27. Autrement dit, l’alliance avec le PDK-KRG est également une manière de contourner et d’affaiblir le PKK sur la scène kurde de Turquie. De ce point de vue, les succès enregistrés par le BDP pro-PKK dans les régions kurdes lors des élections municipales de mars 2014 constituent bien un échec pour l’AKP, et ce, malgré l’augmentation du score du parti d’Erdoğan au niveau national. Tout porte donc à croire que le gouvernement turc ne pourra faire l’économie de véritables discussions avec le PKK s’il veut éviter que les hostilités reprennent.

Conclusion

Le 21 mars 2014, juste un an après son discours historique lu à Diyarbakir, Öcalan a appelé à une reprise des négociations avec l’État. Sans rappeler les principaux enjeux de la résolution du conflit, qui demeurent tabous pour le gouvernement. Aujourd’hui, six questions essentielles demeurent pourtant en suspens : la décentralisation de la Turquie et l’autonomie des régions kurdes ; la constitutionnalisation de l’identité kurde et l’affirmation d’une différence entre turcité et citoyenneté turque ; l’amnistie et le processus de désarmement/réintégration des combattants du PKK ; le devenir des quelques 70 000 gardiens de village, cette milice paramilitaire qui a combattu le PKK pendant plus de 20 ans, et dont les membres pourraient reprendre les armes si leur reconversion n’est pas assurée ; la légalisation du PKK ou l’intégration de ses ex-membres au sein du BDP ; et enfin et surtout la place d’Öcalan dans ce processus et la question de son éventuelle libération,

27 Yohanan Benhaim, « La politique d’Ankara face à l’émergence d’un espace transfrontalier entre les zones kurdes d’Irak, de Syrie et de Turquie », Les dossiers du CERI, URL : <http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/dossierceri>, 2014.

Page 79: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

79

les incertitudes du « processus de paix » en turquie

assignation à résidence ou maintien en détention. Autant dire que tous les sujets sensibles doivent encore être abordés.

Jusqu’ici, l’AKP avait tenté de lier la résolution de la question kurde à d’autres enjeux, afin notamment de ne pas se mettre à dos une partie de la population opposée au processus de paix. Mais en cherchant à faire passer en même temps des réformes institutionnelles concernant la question kurde et d’autres concernant l’évolution du régime, le risque est grand d’irriter un grand nombre de libéraux et de kémalistes, qui pourraient être tentés de refuser en bloc ces changements constitutionnels. Le succès du processus de négociation en cours nécessite donc sans doute la singularisation de la question kurde et sa distinction vis-à-vis d’autres enjeux. Mais c’est ce qui – inversement – rend l’aboutissement de ce processus encore plus incertain.

Page 80: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 81: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

L’Asie du sud-est

Page 82: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 83: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 83-86

PRéseNtAtiON

L’ANGLe de L’Asie ?

L’affaire est entendue, le monde n’a pas changé de base, mais il s’incline sur son axe ou, selon une autre parallaxe, se redresse sur lui. Des espaces naguère dominés et des

peuples longtemps exploités connaissent une croissance forte et tendent à s’affirmer sur le plan international, en Asie principalement.

À la vérité, le phénomène ne date pas d’aujourd’hui et, avant même qu’il ne survienne, d’aucuns avaient annoncé que le xxie siècle serait celui du Pacifique. Ce qui était alors pris en compte, c’était le « miracle économique » japonais, un tropisme américain plus marqué pour l’Asie et la création d’instances, tel l’Asia-Pacific Economic Forum formé en 1989, dont les rangs se sont élargis depuis. L’émergence des « nouveaux pays industrialisés », les quatre « dragons asiatiques » (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour), est venue conforter cette prédiction, qui a été ensuite étendue aux « tigres » (Thaïlande, Malaisie, Indonésie), puis aux « tigrons », dont le plus prometteur serait le Vietnam. La mondialisation pouvait donc être heureuse, on en retenait des taux de croissance inédits dans l’histoire, des flux de marchandises et de capitaux en augmentation constante, d’ambitieux processus d’intégration régionale ou plutôt transocéanique, puisque les États-Unis, certains pays d’Amérique latine, le Canada et l’Australie bien entendu, avec leurs surabondantes ressources naturelles, en étaient des acteurs décisifs. La décennie 1990 fut également celle de la controverse à propos des « valeurs asiatiques », censées être plus prometteuses que l’individualisme occidental, avant que la crise financière de 1997-1998 ne vienne y mettre un terme, sous la férule du « consensus de Washington ». De cette pénible expérience, d’autres enseignements ont été tirés, qui expliquent, en partie du moins, pourquoi les économies asiatiques ont mieux résisté à la crise ouverte par celle des subprimes.

La deuxième décennie du « siècle du Pacifique » est déjà bien engagée, mais le discours a nettement changé et, au lieu de l’avenir radieux qui devait voir les « classes moyennes » d’Asie orientale se

Page 84: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

84

Doss

ier

présentation

complaire dans un consumérisme à l’américaine, ce qu’elles font volontiers, et édifier, on ne sait pour quelles raisons, des démocraties exemplaires, cette région du monde est aujourd’hui présentée comme une poudrière ou, pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Robert D. Kaplan, un chaudron en train de bouillir sur le feu des vanités nationales et des ambitions rivales. L’auteur, il est vrai, est coutumier du fait et avait annoncé la montée d’une « anarchie globale », avant que de tresser les louanges des « bidasses » et autres « matafs » américains engagés dans la « longue guerre contre le terrorisme ». L’homme est cependant membre du Center for a New American Strategy, le think tank affilié directement à l’administration Obama, et cette analyse est reprise, sous d’autres vocables, par de nombreux éditorialistes occidentaux. Les responsables de ce désordre sont d’ores et déjà identifiés, les nouveaux et ambitieux mandarins chinois, le régime paranoïaque de Pyongyang. Ou encore, le continent se trouverait engagé dans une classique compétition entre puissances, le Japon déclinant, la Chine ascendante, l’Inde renaissante et, pour éviter qu’il ne connaisse les conflits qui ont meurtri l’Europe depuis les Temps modernes, un juge, un arbitre, une autorité tutélaire est indispensable, qui ne peut être que les États-Unis, eux aussi « puissance résidente » en Asie.

De fait, une donnée étrangement passée sous silence et pourtant essentielle à nos yeux tient à ce que le continent asiatique, limité par nous aux pays influencés par le phénomène des moussons, ne dispose pas, pour des raisons que l’on pourrait aisément développer, d’organisation collective de concertation, mais qu’il reste sous l’influence du système d’alliances des États-Unis et du dispositif militaire que ceux-ci ont établi dans le cadre du commandement intégré du Pacifique (PACOM), dont l’aire s’étend jusqu’à l’océan Indien. Autre donnée, l’analyse aujourd’hui prévalente omet un certain nombre d’acteurs régionaux, et principalement ceux de l’Asie du Sud-Est. Cette région du monde, le Vietnam et l’Indochine tout particulièrement, s’était trouvée au cœur du mouvement de libération nationale et des affrontements de la guerre froide, mais, la période une fois close, elle est retombée dans une forme d’oubli, dont elle ne ressort qu’à l’occasion de catastrophes naturelles – le séisme du 26 décembre 2004 au large de l’île indonésienne de Sumatra et l’immense tsunami qui a affecté l’océan Indien – ou, plus exactement, semble n’être retenue principalement que comme destination touristique, Bali, les temples d’Angkor, Pattaya et Phuket aux mille plaisirs. Rien, à vrai dire, d’étonnant puisque, selon l’orientalisme classique, cet ensemble, dont on célébrait par

Page 85: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

85

Dossier

présentation

ailleurs les merveilles architecturales (Angkor une fois de plus, Pagan ou Borobudur), avait été constamment sous influence, celle de l’Inde sur le plan culturel et celle de l’empire du Milieu sur le plan politique.

Pour avoir une vision plus exacte des choses, il convient de revenir à Paul Mus et à sa définition d’un « angle de l’Asie » qui établit et maintient la relation entre les deux pôles civilisationnels de l’Inde et de la Chine, dispose de son socle productif et de ses systèmes culturels, a connu une longue histoire autonome, comme ont pu l’illustrer les multiples recherches de ce dernier demi-siècle. Il se trouve également que cette région, dont la population est comparable à celle de l’Union européenne, s’est regroupée en une association, l’ASEAN, la seule réellement existante en Asie et la seule véritablement active à l’échelle internationale. Le dossier ici proposé en brosse le tableau, trace les lignes de force économiques de cet ensemble et dégage les enjeux géopolitiques auxquels il est confronté. La diversité est telle qu’il serait nécessaire de compléter petit à petit cette esquisse par l’observation de ses dix membres, dont chacun est singulier. Entre un tsunami et la disparition mystérieuse d’un avion en plein vol, des choses se passent, qui appellent en effet notre attention.

pATRIce JORLAND

Page 86: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 87: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 87-104

pATRIce JORLAND *

AseAN : OBJet iNteRNAtiONAL À ideNtiFieR

* historien-géographe

ANASE, le sigle français de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est est si disgracieux qu’il paraît préférable de s’en tenir à l’anglais ASEAN, d’autant que le Wall Street

English est devenu la langue de travail de cet ensemble. Certes, c’est également l’une des langues officielles des Philippines et de Singapour, mais comme la seule Malaisie compte 137 idiomes et l’Indonésie 742, comme le gouvernement birman reconnaît de son côté 135 groupes ethnolinguistiques, le Laos 68 et le Vietnam 54, comme enfin il n’existait pas de lingua franca à l’intérieur de la région, on peut comprendre qu’il ait été nécessaire d’en trouver une à l’extérieur, laquelle avait commencé à être diffusée par deux des colonisateurs, le britannique et l’américain. Tout semble dit, diversité extrême des populations, empreinte des empires, intégration à la mondialisation. Resterait à comprendre pourquoi et comment ces dix États se sont regroupés, pour s’interroger ensuite sur le degré de cohésion de cette association.

un kaléidoscopeLa diversité ethnolinguistique s’inscrit dans l’espace, au sens

où, comme le soulignait Fernand Braudel à la suite des géographes

L’Association des nations de l’Asie du sud-est reste largement ignorée des médias occidentaux, bien qu’elle retienne l’attention des chancelleries, des stratégistes et des grandes entreprises. La facilité conduit en effet les premiers à privilégier le jeu des grandes puissances. Pourtant, d’autres tendances sont à l’œuvre dans les pays du sud, sous la forme notamment d’associations régionales. L’AseAn en est une, avec sa devise, son hymne et son symbole, une gerbe de riz liée en son milieu, mais elle est plus que cela, dans la mesure où elle est parvenue à constituer, à partir et autour d’elle, un réseau de relations internationales. en un certain sens, elle redevient ainsi l’« angle de l’Asie » d’un lointain passé, à ceci près qu’elle agit ou cherche à agir collectivement.

Page 88: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

88

Doss

ier

patrice jorland

coloniaux, dans la partie continentale de l’Asie du Sud-Est, les plaines centrales et les deltas sont les lieux de résidence d’un groupe majoritaire (kinh au Vietnam, thaï dans ce qui fut le Siam, bamar ou birman au Myanmar) qui pratique la riziculture, c’est-à-dire la culture irriguée du riz, alors que le pourtour montagneux et les plateaux sont habités par des peuples se livrant aux cultures sèches ou aux activités forestières 1. À quoi s’ajoutent les communautés issues d’une immigration venue des quasi-continents indien et chinois, immigration ancienne et amplifiée pendant l’époque coloniale. Ces dernières migrations ont marqué, aux différentes époques et à des degrés divers, tous les pays de la zone, avec des métissages fréquents de la part des Chinois, ce qui rend incertain le chiffre de 30 millions par lequel on décompte les Huaqiao vivant en Asie du Sud-Est.

Le colonisateur et ses missionnaires firent un usage permanent de ces différences, selon le principe de diviser pour mieux régner. Rien de surprenant donc à ce que les pays de l’ASEAN soient attentifs à leurs équilibres internes, mais en surdéterminant ces dissensions, le divide ut imperes a feint d’ignorer les complémentarités économiques entretenues entre les différents types d’espaces et la prévalence de relations politiques prenant la forme dite tributaire, qui laissait une très large latitude aux divers groupes ethnolinguistiques. La colonisation occidentale a voulu nier l’autonomie historique et la spécificité culturelle de cette région du continent. Elle a eu pour autres effets de rompre les relations existant entre les formations étatiques qui y étaient apparues et de déstructurer celles établies avec les deux pôles civilisationnels indien et chinois. Pourtant, après que le géographe Élisée Reclus eut présenté l’Asie du Sud-Est comme l’angle cartographique de l’Asie, Paul Mus en dégagera le socle primitif, ainsi que le rôle joué à l’échelle du continent, grâce à la grande diversité des écosystèmes liée aux climats et au phénomène de la mousson, dont le balancement permet une communication maritime sans qu’il soit nécessaire de recourir à des équipements complexes.

Aussi étendue que l’Union européenne à vingt-huit et comptant 613 millions d’habitants, soit cent de plus qu’elle,

1 S. Baille, F. Braudel et R. Philippe : « Le monde actuel. Histoire et civilisations », Belin, 1963. De ce manuel destiné aux élèves des classes terminales sera extrait Fernand Braudel : « Grammaire des civilisations », Arthaud 1987 et Flammarion 1993, disponible actuellement dans la collection « Champs histoire ».

Page 89: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

89

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

l’Asie du Sud-Est n’a jamais été unie, même quand elle a connu des empires prestigieux aux remarquables legs architecturaux. Inversement, et en dépit des tentatives de Kubilaï Khan à la fin du xiiie siècle, elle n’est jamais passée sous le contrôle d’une puissance extérieure, à l’exception de la brève et tragique domination japonaise, de décembre 1941 à l’été 1945. Par contre, des conflits nombreux, et dans certains cas durables, ont opposé les formations politiques qui s’y sont constituées, à l’intérieur d’une unité et, au risque de l’anachronisme, entre unités géopolitiques, la Birmanie et la Thaïlande, celle-ci et le Cambodge, l’empire khmer et les royautés chams, ces dernières et le Vietnam. Aussi pourrait-on reprendre la formule de Mirabeau, à propos de la France d’Ancien Régime, et parler d’une agrégation inconstituée de peuples désunis. Sans poursuivre davantage ce rappel historique, on s’interrogera sur ce qui peut réunir le Brunei, sultanat situé sur la côte septentrionale de Bornéo, à laquelle les Portugais donnèrent son nom, peuplé de 394 000 habitants sur 5 765 km2, et son voisin, l’Indonésie, 1,9 million de km2 et 245 millions d’habitants vivant sur un archipel qui, rapporté à l’Europe, s’étendrait de l’Irlande au Caucase. Plusieurs choses en vérité, à commencer par le fait que la bahasa indonesia, la langue vernaculaire et nationale de cette dernière est un développement du malais dont une variante est parlée dans le sultanat et que l’islam est largement majoritaire dans les deux États. À cette différence près que la charia a été proclamée en 2013 à Brunei, alors que l’Indonésie s’y est toujours refusée, en dépit des campagnes menées par les milieux intégristes. Le sultan Hassanal Bolkiah entretient d’étroites relations personnelles avec les dirigeants de la République de Singapour, cité-État de 647 km2 seulement, mais peuplée de 5,3 millions d’habitants, dont il partage la conception quelque peu patriarcale de la politique 2.

2 On a oublié que le People’s Action Party, le Parti-État de Singapour, était à l’origine social-démocrate et membre de l’Internationale socialiste. Partisan d’un « socialisme rugueux », il prenait modèle sur Israël, une enclave dans le Machrek, auquel il assimilait la position de la cité-État, une escarbille dans le monde malais. Seules deux formations d’Asie du Sud-Est sont aujourd’hui membres de l’Internationale socialiste, le Citizens Action Party ou Akbayan des Philippines, avec un statut d’observateur, et le Democratic Action Party de Malaisie, qui compte réellement. Il a obtenu 38 sièges au Parlement à l’issue des élections de 2013, ce qui le place au deuxième rang par le nombre de députés, et il joue un rôle éminent au sein de l’Alliance populaire (Pakatan Rakyat) opposée à la formation dirigeante. Dans un système politique structuré

Page 90: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

90

Doss

ier

patrice jorland

Tous deux enregistrent des PIB per capita, à la parité de pouvoir d’achat, qui les placent au sommet du classement de la Banque mondiale, au 4e rang pour Singapour, avec 57 936 dollars, et au 7e pour Brunei, avec 49 935 dollars. Ces chiffres contrastent avec ceux du Myanmar (1 300), du Cambodge (1 915) et du Laos (2 700), ce qui conduit à s’interroger sur la cohérence économique de l’ASEAN. On y distingue en général trois groupes : le premier se limite à Singapour, « dragon asiatique » ou « nouveau pays industriel » ayant particulièrement bien réussi, à l’instar de Hong Kong, les « pays à revenus intermédiaires » que sont la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines, les « nouveaux membres » admis au cours de la décennie 1990, qui avaient à surmonter des guerres imposées (Vietnam, désormais passé dans la catégorie « intermédiaire », Cambodge et Laos), les cas du Myanmar et de Brunei étant particuliers, au sens où l’économie du premier a stagné au cours du dernier demi-siècle et où celle du second repose exclusivement sur la rente. Ces disparités structurelles et de revenus induisent des migrations intrazone, d’Indonésie et des Philippines en direction de Singapour et de la Malaisie, voire des trafics de personnes. Les conflits internes du Myanmar ont été également à l’origine de mouvements de populations, réfugiés et/ou migrants économiques.

un enjeuDerrière la désunion politique, il existait, nous venons de le

dire, des faits de civilisation communs et si des conflits se sont produits, ils n’ont pas empêché les échanges de toutes sortes. La colonisation européenne, dont la région a connu les vagues et les formes successives à compter des Portugais, constitua une épreuve commune. Les rivalités entre puissances impériales furent vives, ce qui, à l’époque contemporaine, signifiait le Royaume-Uni, parti plus tôt, et la France. Le Siam, aujourd’hui Thaïlande, a été le seul à échapper à la conquête, car il se trouvait à la rencontre de la double expansion et que ces deux puissances ont préféré s’y partager des domaines d’influence plutôt que de se faire la guerre. Cette exception entretient un nationalisme volontiers irrédentiste, vis-à-vis du Laos et du Cambodge. À l’extrémité méridionale, le Royaume-Uni et le Siam s’étaient partagé les sultanats malais, ce dernier conservant

encore sur une base communautaire, il s’appuie essentiellement sur la population d’origine chinoise.

Page 91: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

91

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

les provinces de Narathiwat, Pattani, Satun, Songkhla et Yala, majoritairement de langue malaise et de religion musulmane. Un conflit de faible intensité oppose une partie des natifs et les autorités centrales et s’est sensiblement durci au cours de la dernière décennie. Inégalités économiques et sociales, facteurs religieux – le bouddhisme est partie intégrante du nationalisme grand thaï –, influences des groupes islamistes, aspirations autonomistes, les données sont complexes et s’entrelacent aux tensions qui travaillent aujourd’hui le pays dans son ensemble.

La conquête ne fut ni aisée ni belle, si la colonisation fut rentable, et l’on pourrait évoquer les résistances auxquelles les Pays-Bas en Indonésie ou par exemple les États-Unis aux Philippines ont dû faire face. Dès l’entre-deux guerres, le relais avait été pris par les mouvements nationaux qui associaient, sous des configurations variables, des tendances plurielles, traditionalistes, réformatrices, religieuses, sociales, révolutionnaires, en écho et en relation parfois avec les luttes qui se déroulaient en Inde et avec les affrontements dont la Chine était tout à la fois l’enjeu et le moteur. Un parti communiste est fondé en Indonésie dès 1920, au Vietnam en 1928-1929, aux Philippines en 1930, cependant que des syndicats ouvriers s’organisent à Singapour, à Manille, en Indonésie et au Vietnam. Lorsque les victoires japonaises ont momentanément balayé les empires occidentaux d’Asie du Sud-Est pour imposer une férule brutale et une exploitation intense, de fortes résistances armées apparurent aux Philippines et en Malaisie, au sein desquelles les communistes jouèrent un rôle déterminant. Une « Ligue pour l’indépendance du Vietnam » (Viet Nam Doc Lap Dong Minh Hoi) fut créée en 1941 par le Parti communiste indochinois et, en Birmanie, les nationalistes qui avaient soutenu l’avancée japonaise se retournèrent contre le nouvel occupant, sous la direction du bogyoke (général) Aung San et sous l’impulsion de la Ligue antifasciste pour la liberté du peuple créée en 1944 par les communistes 3.

Si les puissances européennes ne purent rétablir durablement leur emprise sur leurs colonies, ce ne fut pas faute d’avoir essayé. La période sera marquée par la longue guerre française d’Indochine (1946-1954), par la guerre d’indépendance de l’Indonésie contre les Pays-Bas (1945-1949), par l’« État d’urgence » en Malaisie ou « guerre de libération nationale anti-

3 Jean Chesneaux : « L’Asie orientale aux xixe et xxe siècles », PUF, collection « Nouvelle Clio », 1966, 371 p. Ouvrage qui n’a pas été remplacé.

Page 92: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

92

Doss

ier

patrice jorland

britannique » menée par le Parti communiste de Malaisie (1948-1960) et par la révolte Hukbalahap aux Philippines (1948-1954), ou par les conflits qui perdureront en Birmanie. C’est que, pour une partie au moins des forces qui avaient combattu l’occupation japonaise, cette lutte devait déboucher sur une authentique indépendance nationale et la transformation sociale, en particulier là où la question agraire se posait avec acuité. L’après-guerre verra ainsi s’opposer deux tendances, faisant de la région un des principaux théâtres de la « guerre froide », sous des formes particulièrement violentes. Les États-Unis, qui avaient tiré profit de l’affaiblissement des puissances européennes, cherchèrent à édifier un nouvel ordre régional. Ils poussèrent les Pays-Bas à se retirer politiquement d’Indonésie, parce qu’ils estimaient que le mouvement national y était domesticable, mais ne ratifièrent pas les Accords de Genève sur l’Indochine et en rendirent impossible l’application complète. Les Britanniques purent tenir plus longtemps en Malaisie, dont les ressources étaient vitales, et parvinrent à y juguler le mouvement révolutionnaire, organisant une accession contrôlée à l’indépendance, qui ne sera proclamée qu’en 1957, cependant que Singapour accédera à l’autonomie interne deux ans plus tard.

L’année 1954 marque un tournant, puisque la guerre d’Indochine prend fin et qu’est signé le Pacte de Manille, qui fonde l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est ou OTASE. Le sigle est la transcription conforme de celui de l’OTAN et la structure devait être similaire. Très rares furent cependant les pays de la région à y adhérer. La Malaisie et Singapour étaient encore des dépendances, la Birmanie et l’Indonésie, devenues indépendantes, refusèrent d’y prendre part et les pays de la ci-devant Indochine française ne pouvaient le faire en vertu des Accords de Genève. Ne restaient que les Philippines, liées aux États-Unis par le traité du 30 août 1951, qui scellait leur affiliation, et la Thaïlande dont le régime militaire suivait la pente naturelle de l’élite autochtone, laquelle revenait à suivre la puissance dominante de l’heure, le Royaume-Uni, puis le Japon et enfin les États-Unis. L’OTASE incluait par contre les principales métropoles coloniales, à savoir les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et leurs appendices, l’Australie et la Nouvelle-Zélande Elle apportait un double avantage géostratégique au dispositif américain : il le prolongeait jusqu’au sud de la Chine et l’implantait au cœur continental de l’Asie du Sud-Est, puisque c’est à Bangkok que se trouvait son commandement. Même si sa portée politique et son efficacité militaire furent réduites, son existence sera instrumentalisée pour tenter de justifier l’escalade américaine en Indochine, en

Page 93: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

93

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

commençant par les ingérences permanentes dans les affaires intérieures du Laos.

L’autre option fut énoncée lors de la conférence de Bandung, du 18 au 24 avril 1955, et le fait que cette réunion s’est tenue en Asie du Sud-Est reflète l’avance que celle-ci avait prise, par rapport aux autres zones colonisées, dans la conquête de son indépendance. La démarche était, si l’on peut dire, œcuménique au sens où la conférence avait été convoquée par les autorités de l’Inde, de la Birmanie, de l’Indonésie, mais également de Ceylan, sensiblement plus conservatrices à l’époque, et du Pakistan, membre de l’OTASE et du Pacte de Bagdad, qu’elle regroupait tous les États indépendants d’Asie, de l’Afghanistan au Japon, en incluant la Thaïlande, les Philippines, les deux gouvernements vietnamiens et la République populaire de Chine. Aussi des compromis durent-ils être consentis, mais la déclaration adoptée marquait l’affirmation politique du mouvement de libération nationale et de ce qui était appelé tiers-monde depuis trois ans déjà. Sans apparaître tels quels, les concepts de neutralisme positif et de coexistence pacifique émergent des dix principes retenus. Ceux de la coexistence pacifique avaient été énoncés dans le préambule du Traité sino-indien sur le Tibet, signé à Pékin le 29 avril 1954 : respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, non-agression mutuelle, non-immixtion mutuelle dans les affaires intérieures, égalité et avantage mutuels, coexistence pacifique, qui en est le couronnement ou, plus exactement, qui ne fait sens qu’en s’appuyant sur les autres principes.

une gestation complexeLa première association régionale, si l’on peut dire

autochtone, fut l’Association de l’Asie du Sud-Est dont étaient membres la Malaisie, liée au Royaume-Uni par une alliance militaire conclue en 1957, la Thaïlande et les Philippines, toutes deux membres de l’OTASE et engagées dans des traités bilatéraux avec les États-Unis. L’ASA était le complément politique de ces traités et leur donnait une sorte de couleur locale. Un pas en avant plus conséquent est effectué le 8 août 1967 avec la création de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est lors de la rencontre à Bangkok des ministres des Affaires étrangères de ces trois pays, auxquels s’étaient joints ceux de Singapour et de Indonésie. On voit en général dans cette décision la volonté d’opposer un front uni au communisme, dont le Vietnam était l’incarnation régionale en même temps que la pointe avancée. Cela est exact, mais la raison première nous paraît être ailleurs, dans

Page 94: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

94

Doss

ier

patrice jorland

la mesure où un deuxième front était apparu en prolongement direct de la conférence de Bandung.

Les autorités indonésiennes étaient confrontées à un monceau de difficultés et de contradictions. Des révoltes éclatèrent entre 1956 et 1958 à Sumatra, aux Moluques et aux Célèbes contre la prépondérance traditionnelle de Java, révoltes soutenues par des mouvements islamiques et des courants conservateurs que l’orientation des autorités centrales inquiétait, et appuyées militairement par la CIA, ses officines régionales, les services britanniques et leurs affidés australiens. Les équilibres internes se déplaçaient, avec l’essor impressionnant du Parti communiste, mais aussi l’affirmation du rôle institutionnel de l’armée, traversée par ailleurs de tensions internes. Une polarisation se produisait entre les courants que le président Sukarno s’efforçait concomitamment d’associer au sein du NASAKOM, acronyme pour nationalistes, associations musulmanes et communistes. La radicalisation interne et l’anti-impérialisme se nourrissaient mutuellement : face au refus des États-Unis de lui vendre des armes pour faire face aux révoltes, l’Indonésie se tourna vers l’Union soviétique et, durant le premier lustre des années 1960, adopta certains des thèmes développés alors par le Chine, en opposant par exemple, et d’après leurs acronymes anglais, les « nouvelles forces émergentes » (NEFO), soit le tiers-monde, aux « vieilles forces déclinantes » (NEFO), discours qui conduisit à l’organisation, par Jakarta, des « Jeux des forces émergentes » (GANEFO), du 10 au 22 novembre 1963.

Parallèlement à cette évolution interne à l’Indonésie, le Royaume-Uni, qui maintenait encore un substantiel dispositif militaire en Asie du Sud-Est, était assailli de problèmes financiers. Aussi fut-il conduit à annoncer le retrait de ses troupes basées « à l’est d’Aden », ce qui posait la question du statut de Singapour, doté alors d’un régime d’autonomie interne, et des possessions du nord de Bornéo, le protectorat sur Brunei, les colonies de la Couronne qu’étaient le Sabah et le Sarawak. Il paraissait impossible, face aux mutations que la région avait connues et à la forte pression qui s’exerçait dans l’île, de retarder l’accession à l’indépendance de la « cité du lion », à condition toutefois de résoudre la quadrature du cercle. Plaque tournante des échanges en Asie du Sud-Est, mais sans ressources propres à cette époque, Singapour ne semblait pas pouvoir survivre seule. La rationalité économique et les liens historiques dictaient un rattachement à la Malaisie devenue indépendante, mais cela aurait donné l’avantage numérique à la population d’origine chinoise. Il fut donc décidé d’adjoindre à la future Malaysia les territoires du

Page 95: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

95

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

nord de Bornéo dont les diverses communautés réduiraient le poids des Chinois et renforceraient celui des bumiputra, les « fils du sol », c’est-à-dire les natifs. Encore convenait-il que ces derniers fussent convaincus de s’y retrouver, le fait que le malais leur servait de lingua franca n’étant pas suffisant en soi. Des consultations furent effectuées à la hâte. Or, les trois dépendances avaient été gagnées par l’ébullition politique et les organisations qui étaient apparues officiellement, ou qui agissaient dans la clandestinité, s’opposaient au projet. Pour le Parti du peuple de Brunei ou Partai Rakyat Brunei, les trois territoires du Kalimantan Utara (Bornéo du Nord) devaient au préalable s’unir sous l’autorité du sultan Omar Ali Saifuddin III, qui deviendrait un monarque constitutionnel, et c’est ainsi regroupés qu’ils pourraient préserver leur autonomie au sein de la Malaysia. En septembre 1962, des élections générales furent organisées dans le sultanat pour désigner la moitié des membres de l’Assemblée nationale, dont l’autre serait nommée par le souverain. Le PRB remporta tous les sièges mais, ne parvenant pas à faire fléchir les Britanniques et les autorités malaises, une révolte armée fut lancée le 8 décembre 1962 par A.M. Azahari, le dirigeant le plus en vue de ce parti. Les insurgés ne purent résister longtemps aux troupes britanniques. Le soulèvement inspirera cependant les associations politiques du Sarawak, qui se lancèrent dans une guérilla sous l’impulsion du parti communiste autochtone. Le gouvernement indonésien, et Sukarno tout particulièrement, s’était opposé au projet de Malaysia, perçu comme une manœuvre néocolonialiste de la part du Royaume-Uni, avec lequel il avait maille à partir dans son entreprise de récupération des richesses nationales, nommément au sujet de la Royal Dutch Shell. Un appui fut accordé à la guérilla du Sarawak, depuis la partie indonésienne de Bornéo, cependant qu’une confrontation (Konfrontasi) était ouverte officiellement avec la Malaysia. Elle prit la forme d’incursions de commandos, tant dans la péninsule qu’au Sarawak, auxquelles les troupes britanniques n’eurent guère de difficultés à répondre. De son côté, le gouvernement philippin manifestait son mécontentement, invoquant les droits historiques du sultanat de Sulu sur le territoire du Sabah. Des négociations eurent lieu et la proposition de Manille de former une sorte de confédération des trois pays, sous l’acronyme Maphilindo, fut un temps discutée. L’élection de la Malaysia comme membre non permanent du Conseil de sécurité conduisit cependant Jakarta à se retirer de l’ONU au début de 1965 et à préparer la tenue d’une Conférence des nouvelles forces émergentes (CONEFO), qui se substituerait à l’organisation internationale. Des timbres

Page 96: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

96

Doss

ier

patrice jorland

furent imprimés à cet effet, mais l’événement n’eut pas lieu. L’affaire avait été réglée de la manière que l’on sait, avec le coup de force du général Suharto, l’éviction progressive de Sukarno et l’écrasement dans le sang du Parti communiste indonésien.

L’ASEAN fut créée avant tout pour permettre l’intégration de l’Indonésie dans le concert des nations sages d’Asie du Sud-Est. S’y ajouta une autre raison, l’échec cinglant de la Malaysia première mouture. L’indépendance de Singapour avait été proclamée le 31 août 1963 et immédiatement suivie de l’entrée dans la fédération, mais des désaccords à propos de la fiscalité surgirent presque sur-le-champ, les tensions ethniques s’aiguisèrent, les formations politiques de l’île et de la péninsule se firent une concurrence féroce et, plus fondamentalement encore, le projet avait vu le jour sans qu’un accord sur sa nature même eût été dégagé. Le 7 août 1965, le Premier ministre malais demanda au Parlement de voter l’exclusion de Singapour. L’île fit sécession deux jours plus tard et se proclama État indépendant. Sa participation à la création de l’ASEAN avait également pour objectif de subsumer les divergences en inscrivant les relations bilatérales dans un cadre régional, ce qui devait également aider à lustrer le différend qui persistait entre les Philippines et la fédération à propos du Sabah 4.

Il est vrai que les dirigeants de l’ASEAN partageaient un même anticommunisme, qui était d’abord à usage interne, mais qui pouvait aisément être instrumentalisé contre le Vietnam. C’est bien ainsi que les États-Unis concevaient les choses, sans cependant insister pour que l’association devienne leur instrument direct. Il était par exemple prématuré d’exiger que l’Indonésie se mobilise contre un pays dont elle avait partagé certaines des tribulations et alors que les tendances sukarnoïstes n’avaient pas été éradiquées au sein de l’armée. Avoir remporté une victoire totale sur le deuxième front était suffisant et le rôle de l’ASEAN pouvait se limiter à laisser fonctionner l’autre bras, armé celui-ci, de la grande stratégie régionale, à savoir l’OTASE et, plus précisément, la Thaïlande. Le royaume participa directement

4 Le sultan de Brunei avait en définitive renoncé à faire entrer son territoire dans la fédération, satisfaisant ainsi la Shell, qui n’aurait à traiter qu’avec lui. L’indépendance du territoire, sous le nom officiel de Negara Brunei Darussalam, soit Nation de Brunei demeure de la paix, n’intervint que le 1er janvier 1984. Le 7, il devenait le sixième membre de l’ASEAN. L’idée saugrenue d’organiser des élections semble y avoir été définitivement abandonnée.

Page 97: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

97

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

à la « guerre secrète » au Laos et ouvrit en grand son territoire aux forces américaines, qui se trouvaient ainsi plus proches de leurs objectifs que ne pouvaient l’être les Philippines, le Japon ou les Ryûkyû. C’est des bases d’Ubom, Udorn, Korat, Takhli, U-Tapao et Nahkom Phanom que s’envolèrent la plupart des B-52, F-105, F-111, 80 % des frappes sur le Vietnam et le Laos étant effectuées depuis le royaume. Point n’était nécessaire de faire appel aux moyens militaires de Singapour, qui était en train de les constituer, ni à ceux, limités, de la Malaisie et encore moins à ceux de l’Indonésie, qui étaient tournés essentiellement vers l’ennemi intérieur. Quand Lyndon Johnson fit appel aux forces des États clients pour donner à son entreprise une dimension asiatique, ne répondirent à l’appel que l’Australie, la Corée du Sud et, plus modestement, la Nouvelle-Zélande et les Philippines, l’essentiel de la contribution thaïlandaise étant consacré au Laos.

La question cruciale des stratégies de développement qu’ont pu suivre les pays d’Asie du Sud-Est étant traitée par ailleurs, on se contera de souligner la cohérence de la grande stratégie des États-Unis et, de façon plus générale, des puissances occidentales. Elle ne pouvait se borner à sa dimension géopolitique, devait impérativement intégrer la région à l’ensemble des relations économiques de la sphère capitaliste et l’engager sur la voie du développement, telle qu’elle avait été tracée par Walter Whitman Rostow. Il n’est pas inintéressant de noter que la Banque asiatique de développement a été fondée en 1966, soit un an avant l’établissement de l’ASEAN, et qu’en 1968, soit un an plus tard, le directeur général de l’USAID utilisa le vocable de « révolution verte » pour qualifier l’augmentation substantielle des rendements que permettait la mise au point de nouvelles variétés de céréales. Chacune des économies de la région fut affectée et, à bien des égards, le cas de l’Indonésie est exemplaire : il y eut coordination entre puissances occidentales au sein d’un IGGI, pour Inter-Governmental Group on Indonesia, les fonds de la Banque mondiale affluèrent, le pays fut l’un des principaux destinataires des diverses aides publiques au développement, en particulier japonaise, la fondation Ford, par ailleurs fort active sur le front de la « révolution verte », vit aboutir son investissement à long terme dans la formation d’une équipe, la « mafia de Berkeley » – Widjojo Nitisastro, Emil Salim, Mohammad Sadli – qui devait piloter pendant trois décennies l’économie de l’archipel.

Cela parutdevoir être remis en cause par la défaite américaine de 1975 au Vietnam, au Laos et au Cambodge, dans des conditions de surcroît pitoyables. L’OTASE fut dissoute en 1977, la Thaïlande semblait gagnée par la contagion, au sens où

Page 98: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

98

Doss

ier

patrice jorland

les maquis organisés dans le Nord-Est par le parti communiste y disposaient désormais d’un réel soutien paysan et qu’ils avaient été renforcés par des groupes de jeunes éduqués, suite aux massacres perpétrés par l’armée, le 6 octobre 1976, à l’université Thammasat. Aux Philippines également, la guérilla animée par un parti communiste refondé progressait et parvenait à s’articuler aux forces progressistes actives dans la mégapole de Manille. Cette phase fut de courte durée, et c’est à partir de cet instant-là que l’ASEAN commença à jouer un rôle international. Les causes du retournement de situation ne seront qu’énoncées : difficultés considérables à reconstruire le Vietnam et le Laos après tant d’années de guerre, départs massifs pour des raisons politiques et/ou économiques, spirale destructrice enclenchée au Cambodge par le groupe formé autour de Pol Pot, incursions meurtrières lancées par ce dernier sur le territoire vietnamien, réplique militaire entraînant sa chute, proclamation de la République populaire du Kampuchéa le 11 janvier 1979. L’aura révolutionnaire en sera ternie. Plus encore, ces déchirements seront tout à la fois déformés et amplifiés par la nouvelle configuration de la guerre froide, qui avait vu une alliance informelle s’établir entre les États-Unis et la Chine face à l’Union soviétique et ses supposés affidés. Leçon donnée au Vietnam, à la frontière septentrionale du pays, qui se retournera contre l’armée chinoise, tension continue entre les « deux frères » jusqu’en 1988, avec une phase aiguë en 1984-1985, embargo du Vietnam pour le punir de son intervention au Cambodge, formation d’une coalition associant les Khmers rouges aux éléments proches du prince Sihanouk et à ceux directement financés par les États-Unis, ce qui prolongera les affrontements à la frontière du Cambodge et de la Thaïlande pendant une décennie.

L’ASEAN avait commencé à se structurer plus fortement, avec une première réunion des chefs d’État et de gouvernement tenue à Bali en 1976, au cours de laquelle un Traité d’amitié et de coopération en Asie du Sud-Est et une Déclaration de concorde avaient été adoptés, afin de régir les relations entre États membres. Ces textes étaient ouverts à toutes les parties acceptant de souscrire aux principes qu’ils énonçaient, à savoir l’indépendance, l’égalité, la non-ingérence, le règlement des différends par la négociation, le renoncement au recours à la force, la coopération. Le Vietnam, le Laos et le Cambodge le firent dès 1977, mais l’ouverture de ce que d’aucuns appellent la « troisième guerre d’Indochine » remit en cause cette réconciliation. L’ASEAN condamnera le Vietnam, refusera de reconnaître la République populaire du Kampuchéa et apportera son soutien à la coalition

Page 99: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

99

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

officiellement conduite par le prince Sihanouk, donnant ainsi un label asiatique à la stratégie poursuivie par le couple sino-américain. Des nuances existaient toutefois entre ses membres. La Malaisie et l’Indonésie prônaient la modération, moins pour des raisons de morale politique que parce qu’elles ne souhaitaient pas se laisser entraîner par une Chine dont elles craignaient également qu’elle ne se serve des Huaqiao pour interférer dans leurs affaires intérieures. Singapour, dont les succès économiques et la gestion exempte de corruption faisaient déjà un modèle de gouvernance, joua par contre un rôle actif pour que le siège du Cambodge à l’ONU continuât à être détenu par les Khmers rouges et pour relayer la fourniture d’armes à une coalition dont ces derniers constituaient l’essentiel des forces combattantes. L’acteur le plus engagé fut une fois encore la Thaïlande, qui fit jouer ses relations particulières avec les États-Unis et ses accointances avec la Chine. Elle y trouvait un avantage direct, dans la mesure où la guérilla autochtone se trouva désemparée et finit rapidement par s’arrêter. L’armée put consolider l’État profond des élites bureaucratiques, des conglomérats et de la cour, dont elle constituait l’épine dorsale. Des fonds considérables circulèrent qui ne furent pas perdus pour tout le monde.

une crise salutaireLa solution à la « question cambodgienne » a été décidée

par les puissances, dans le contexte créé par la perestroïka et la normalisation des relations sino-soviétiques, mais l’ASEAN, sous l’impulsion notamment de la diplomatie indonésienne, avait entretenu avec le Vietnam un dialogue utile. Les décennies 1980 et 1990 sont également caractérisées par la forte croissance que la plupart des économies de l’ASEAN ont connue – la Thaïlande enregistra un taux annuel de 9,5 % en moyenne entre 1987 et 1996 –, selon des modalités variables et en relation avec l’afflux d’investissements étrangers. Il faudrait également prendre en compte l’émergence de conglomérats autochtones, par exemple les groupes thaïlandais Charoen Pokphand, Siam Cement ou Pinthong, et les fonds souverains de Singapour (Temasek Holdings et GIC Private Ltd.). Assurés, de façon souvent excessive, d’accéder rapidement au statut de pays développés, les gouvernements de l’ASEAN ne voyaient plus guère d’intérêt à maintenir la tension avec les trois pays de la ci-devant Indochine française, qu’ils commençaient à considérer comme un espace possible d’expansion économique. Conduits à enregistrer l’effondrement du système socialiste auquel ils étaient économiquement associés

Page 100: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

100

Doss

ier

patrice jorland

et désireux, eux aussi, d’en finir avec l’antagonisme qui les opposait aux pays de la région, le Vietnam et, à sa suite, le Laos et le Cambodge, furent de leur part conduits à s’inspirer des succès apparents de leurs voisins. La somme de ces facteurs, officiellement enregistrés par le sommet de Singapour de 1992, aboutit à l’entrée du Vietnam dans l’ASEAN en 1995, du Laos et du Myanmar en 1997, du Cambodge enfin en 1999.

Le vertige du succès devait se dissiper avec la crise de 1997-1998, que l’on réduit le plus souvent à sa dimension asiatique. Nous ne tenterons pas d’en faire l’analyse, pour n’évoquer que les conséquences directes et à plus long terme qu’elle a pu avoir. À court terme, elle eut un double effet positif, au sens où elle contribua à l’abdication de Suharto le 21 mai 1998, à la suite de puissantes manifestations qu’animèrent les étudiants. Son successeur et homme-lige, le vice-président B.J. Habibie, eut la malencontreuse idée d’organiser un référendum au Timor-Leste, afin de prouver, face aux inquiétudes tardives des puissances occidentales, que la province avait été intégrée à l’ensemble national. Le 30 août 1999, la population se prononça, à une écrasante majorité, en faveur de l’indépendance. Ces deux événements furent suivis d’une période de tensions extrêmes, sociales et communautaires en Indonésie, nouveaux massacres perpétrés par l’armée dans la dépendance, mais il fut impossible de revenir, sous une forme ou une autre, sur ces acquis. En application du « consensus de Washington », les économies affectées par la crise furent par ailleurs soumises à des plans drastiques d’ajustement structurel. La Malaisie aussi avait suivi dans un premier temps les directives, et ce qui était une crise financière et monétaire devint une crise économique totale. Les investissements privés chutèrent de 55 %, la consommation des ménages de 10 %, les cours de la bourse de 70 %, l’économie réelle de 14 % et le ringgit est passé de 2,4 à 4,9 pour un dollar, avant que le gouvernement n’établisse un contrôle sur les mouvements de capitaux et ne relance les investissements publics.

Quant au plus long terme, on se bornera à deux observations. On ne peut, à nos yeux, comprendre l’émergence de Thaksin Shinawatra en Thaïlande sans tenir compte de la crise de 1997-1998, dans la mesure où, durant les cinq années durant lesquelles il fut Premier ministre (9 février 2001-19 septembre 2006), il a poursuivi une politique de soutien de la demande intérieure, en instituant un salaire minimum et un embryon de protection sociale, qui contribuait également à corriger les fortes disparités territoriales. On ne saurait croire qu’un lieutenant-colonel de la police devenu la première fortune du pays, après la Couronne,

Page 101: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

101

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

ait pu se transformer en réformateur social et il serait excessif de voir en lui le parangon de la démocratie, puisque la lutte menée contre la drogue et, à l’extrémité méridionale du pays, contre les mouvements sécessionnistes avait été conduite avec une main de fer, point toujours efficace. Une autre alliance sociale s’esquisse néanmoins, en même temps qu’un autre mode de gouvernance que celui de l’État profond, cristallisé autour du monarque et volontiers chauvin. La crise avait été définie par le FMI, comme une crise régionale qui ne remettait pas en cause le système financier international. On ne pouvait cependant ignorer que les capitaux à court terme en étaient venus à représenter 10 % du PIB des cinq pays les plus directement touchés (Corée du Sud, Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande) et que leur retrait massif provoquera une crise cambiaire, puis financière, puis économique. À suivre Michel Aglietta, il s’agissait bien d’une crise systémique localisée, qui tenait à l’inadéquation survenue entre le mode et les procédures de régulation, d’une part, et la libéralisation financière à laquelle ces mêmes pays avaient procédé sur les conseils du FMI, d’autre part. Bien que l’on puisse considérer cette analyse comme incomplète, nous suivrons les auteures citées en référence pour nous attacher aux réponses régionales qui ont pu être données 5. Lors de la rencontre annuelle de la Banque asiatique de développement qui se tint à Chieng Mai en mai 2000, treize pays d’Asie orientale décidèrent, premièrement, de renforcer les échanges d’information et de surveillance en matière économique et financière, deuxièmement, d’étendre un accord de swaps à toutes les banques centrales de l’ASEAN et d’instaurer une série d’accords bilatéraux de swaps entre elles et trois pays de l’Asie du Nord-Est, à savoir la Corée du Sud, le Japon et la Chine. Les montants alloués à ces accords passeront de 36,5 milliards de dollars en 2003 à 90 milliards en octobre 2009. À cette « Initiative de Chieng Mai » viendra s’ajouter, en août 2003, une « Initiative de développement des marchés obligataires », dont l’objectif déclaré était d’orienter l’épargne asiatique vers les économies asiatiques. L’Asie orientale ne sera pas plongée

5 Catherine Figuière et Laëtitia Guilhot : « L’Asie d’une crise à l’autre : l’impact sur l’intégration régionale », XXVIes journées du développement de l’Association tiers-mondes juin 2010, qui résume et actualise la thèse de doctorat de Laëtitia Guilhot : « L’intégration économique régionale de l’ASEAN+3, La crise de 1997 à l’origine d’un régime régional » (Université Pierre Mendès-France, Grenoble, 28 novembre 2008), accessible sur la Toile.

Page 102: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

102

Doss

ier

patrice jorland

immédiatement dans la crise ouverte en 2007, mais la récession qu’elle provoqua dans les économies développées ne pouvait pas ne pas affecter ses exportations et les balances extérieures des pays de la zone, révélant ainsi leur insuffisante autonomie. Aussi lors d’un autre sommet réuni le 3 mai 2009, un nouveau seuil sera-t-il franchi en instaurant une multilatéralisation des accords de swaps, qui entrera en vigueur le 24 mars 2010, et en portant à 120 milliards de dollars le montant alloué.

un angle en constructionSans que l’on puisse en faire une nouvelle doxa, la tendance

existe à vouloir réduire les relations internationales du monde actuel au schéma dit réaliste du jeu des puissances, réduites en l’occurrence à deux ou trois acteurs, les États-Unis, puissance établie, la Chine, puissance montante, en y adjoignant par commisération l’Union européenne et, en fonction de l’actualité, la Russie, puissance meurtrie. C’est particulièrement le cas lorsque l’on s’attache à l’Asie, à quelques différences près : le Japon se substitue à la Russie, l’UE disparaît du paysage au profit de l’Inde, dès lors qu’on élargit le champ de vision de la partie orientale à l’ensemble du continent. Nous posons la thèse suivante : ayant surmonté les clivages de la « guerre froide » et consciente qu’elle ne peut peser si ses membres agissent en ordre dispersé, l’Asie du Sud-Est, sous la forme institutionnelle de l’ASEAN, a l’ambition de redevenir l’angle du continent qu’elle a été dans l’histoire. La question est de savoir si elle dispose des ressources et des instruments nécessaires pour y parvenir, alors qu’elle devient un espace où s’exercent en effet les rivalités entre puissances. Celles-ci étant traitées par ailleurs, nous adopterons ici une autre parallaxe.

L’ASEAN a entrepris de constituer, à partir d’elle et autour d’elle, une série d’instances qui forment autant de cercles concentriques. Le plus proche est l’ASEAN+3, qui associe la Chine, la Corée du Sud et le Japon, puis vient le sommet d’Asie orientale auxquels s’ajoutent l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, les États-Unis et la Russie, tous signataires du Traiteéd’amitié et de coopération, soit au total 18 États. Plus large encore est le Forum régional, puisqu’on y trouve également la République populaire démocratique de Corée, la Mongolie, le Pakistan, le Sri Lanka, Timor-Leste et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une étude plus détaillée ferait apparaître les initiatives de certains États membres, les pressions extérieures auxquelles ils furent soumis et les compromis qui en résultèrent. Ainsi, la première

Page 103: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

103

Dossier

AseAn : objet internAtionAl à identifier

réunion du sommet de l’Asie orientale se tint en 2005, mais sa composition fut l’objet de longues négociations, au sens où la Chine ne souhaitait pas la présence de l’Inde, que soutenaient le Japon et Singapour. Lorsque l’administration Obama amorça son « pivotement » vers l’Asie en signant le Traité d’amitié et de coopération, les États-Unis se trouvèrent en mesure de participer à cette instance, mais, afin de préserver les équilibres internes, l’ASEAN réunie à Hanoi en 2010 décida que la Russie serait également admise. Cela ne s’arrête pas là, dans la mesure où l’ASEAN participe à une série de « dialogues », avec l’Union européenne sous la forme de l’ASEM (Asia-Europe Meeting) qui a été créé en 1996, avec les États-Unis, le Japon, la Chine, la Russie. En 2005, l’ASEAN décida de tenir des réunions régulières de ses ministres de la Défense (DMM) et, en 2010, une autre instance fut créée, sous le vocable DMM-Plus, en ajoutant les ministres de la Défense des États étrangers représentés lors des sommets annuels.

On peut ironiser à propos de ces instances proliférantes, de la surabondance des sigles qui les accompagnent et de la multiplicité des réunions « formelles », « informelles » et autres « retraites » qu’elles génèrent. L’ensemble fait cependant sens, tout d’abord parce que l’Asie ne dispose pas d’une structure de concertation à l’échelle du continent, pour les raisons historiques qui ont été évoquées plus haut, parce que l’on ne saurait comment délimiter un espace aussi étendu et aussi divers, parce que les États-Unis sont parvenus à empêcher qu’une telle structure voit le jour, parce que, s’il advenait qu’elle se constitue, elle risquerait d’être le lieu d’affrontements permanents ou de discours parallèles. Le fait que l’Asie du sud-est, théâtre de longues guerres meurtrières, est à l’initiative et qu’elle a su conserver jusqu’à présent l’initiative diplomatique permet tout à la fois de consolider la paix entre ses États membres, de neutraliser les ambitions des puissances étrangères et de promouvoir un certain nombre de principes. L’Asie du Sud-Est a été ainsi déclarée zone dénucléarisée en 1995 et l’ASEAN a obtenu des cinq États officiellement dotés de l’arme nucléaire qu’ils respectent cette décision. Les cercles concentriques qu’elle a formés autour d’elle lui permettent de mener une diplomatie préventive, sur la base de la souveraineté, de l’égalité, de la non-ingérence dans les affaires intérieures, du non recours à la force, selon un « ASEAN way » peu enclin à brandir les nobles idéaux des droits de l’homme et préférant souvent la pratique du marchandage. On insistera cependant sur le fait que l’ASEAN ne s’inspire pas du modèle de l’Union européenne, refuse de se constituer en organe supranational

Page 104: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

104

Doss

ier

patrice jorland

centralisé, milite pour un système de relations égalitaire et y parvient au sens où, aussi disparate puisse-t-elle apparaître, elle n’est dominée ou ne tend à être dominée par aucun de ses membres, Indonésie comprise qui, par l’extension de son territoire et le nombre de ses habitants, pourrait pourtant y prétendre, ni à suivre quelque couple que ce soit, même si le Vietnam, aujourd’hui l’un des membres les plus déterminés de l’association, et l’Indonésie étaient, sous d’autres horizons, en mesure d’en jouer le rôle. Pour preuve qu’elle peut être efficace, et alors que la piraterie maritime est aujourd’hui présentée comme un fléau mondial, celle-ci a pu être contrôlée en Asie du Sud-Est, où pourtant elle disposait d’une fort longue tradition, non par l’intervention des grandes puissances, mais grâce à la coopération des pays riverains les plus directement concernés, à savoir la Malaisie, l’Indonésie et Singapour.

On ne saurait pour autant voiler les contradictions internes. Les différends territoriaux n’ont pas été complètement surmontés. Tous les États, sauf peut-être Singapour, présentent des faiblesses internes, crise endémique en Thaïlande, communalisme systémique en Malaisie, absolutisme monarchique à Brunei, rôle des armées, tensions entre communautés ethnolinguistiques un peu partout, au Myanmar en premier lieu, mais également en Malaisie et en Indonésie où elles peuvent être aiguisées par les migrations internes (transmigrasi depuis l’île surpeuplée de Java en direction des îles et archipels périphériques) et la formation de fronts pionniers, urbanisation galopante et constitution de mégapoles difficilement gérables (Bangkok, Manille, Jakarta), surexploitation des ressources naturelles et notamment des forêts, mutations sociales extrêmement rapides, consumérisme et arrogance des « classes moyennes », mise en concurrence des travailleurs, exploitation des immigrés, à Singapour notamment, inégalités éducatives entre pays et à l’intérieur des pays, la liste n’étant en rien épuisée.

Ces orientations, ces entreprises et ces efforts, parfois confus, ont des effets contradictoires. Ils incitent les puissances à courtiser les pays de l’ASEAN, pris dans leur ensemble ou séparément, à vouloir y étendre leur influence, à tenter d’en faire des clients, quand cet espace n’est pas tout simplement un enjeu des stratégies respectives, ce qui est clairement le cas de la mer dite de Chine méridionale. Dans le même temps, l’« angle de l’Asie » se reconstitue, ce qui implique qu’il préserve son autonomie relative et exige donc qu’il renforce son unité interne. Du rapport de ces tendances contradictoires dépendra l’avenir de la région.

Page 105: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 105-120

bARThÉLÉmy cOURmONT *ÉRIc mOTTeT **

L’Asie du sud-est :PRé CARRé CHiNOis, Ou LiMites de LA stRAtéGie eXPANsiONNiste de PéKiN ?

importance géopolitique et géostratégique de l’Asie du sud-est

La mise en place d’une multitude d’accords bilatéraux entre, d’une part, l’ASEAN, et d’autre part, les grandes puissances étrangères confirme que l’Asie du Sud-

Est constitue l’un des nœuds géographiques de l’Asie, la région

* politologue, institut de relations internationales et stratégiques (iris)** géopolitologue, université du québec à montréal (uqam)

La montée en puissance de la chine, tant dans sa dimension économique que stratégique, est une réalité consommée en Asie du sud-est 1. L’engagement grandissant de Pékin sur la scène internationale, qui ne fait désormais plus l’objet du moindre doute [Reeves, 2013], se double en Asie du sud-est d’un voisinage géographique, des difficultés rencontrées par les grandes puissances rivales, et des difficultés pour les pays de l’ASEAN à définir une « politique chinoise » cohérente et commune. S’ajoute à cela une tentation hégémonique alimentée par les succès de Pékin au cours des trois dernières décennies [Rozman, 2010]. Le poids grandissant de la chine dans cette région se heurte cependant à des résistances face à cette tentation hégémonique et la persistance de différends territoriaux et maritimes [tertrais, 2011] sur lesquels s’appuient les rivaux de Pékin pour justifier la mise en place de partenariats stratégiques. L’Asie du sud-est s’impose ainsi désormais à la fois comme le pré carré de la chine et la région dans laquelle sa stratégie expansionniste rencontre les plus fortes résistances.

1 Précisons que dans cet article, nous entendrons par Asie du Sud-Est les dix pays de l’ASEAN (ou ANASE : Association des nations d’Asie du Sud-Est) – Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam – ainsi que le Timor Leste.

Page 106: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

106

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

apparaissant comme un pivot stratégique entre le monde chinois, l’aire indienne et l’Asie-pacifique, zone en cours de transformation depuis le redéploiement de la politique étrangère américaine en direction de l’Asie [Courmont, 2010]. La situation géographique de l’Asie du Sud-Est, qui partage avec les grandes puissances des milliers de kilomètres de frontière maritime et terrestre, ouvre à ces derniers des perspectives stratégiques, commerciales et énergétiques importantes.

un lieu d’interconnexion maritime et terrestre mondialisé

Le territoire maritime (9,3 millions de km²) occupe une place considérable dans la géographie de la région sud-asiatique. Qu’il s’agisse de la grande mer de Java (550 000 km², à peu près la superficie de la France), ou du dédale de mers intérieures des Philippines, tous ces plans d’eau sont reliés entre eux par des passages qui se succèdent ou se juxtaposent. Parmi les détroits, qui constituent autant de voies de circulation et d’accès à des espaces faisant partie intégrante de la région, certains revêtent une importance stratégique considérable, notamment les détroits de Malacca, de la Sonde (entre Sumatra et Java) ou de Lombok (à l’est de Java), de loin les plus importants [de Koninck, 2005 : 27 ; Frécon, 2012).

Compte tenu de l’intensité des flux générés entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie du nord-est, les détroits de Malacca, qui relient la mer d’Andaman à la mer de Chine méridionale, sont devenues l’une des voies maritimes les plus empruntées au monde, sinon la première, voyant passer 30 à 40 % du trafic mondial total, dont 40 % du pétrole [Royer, 2012 : 143]. Véritables « autoroutes maritimes » susceptibles de déclencher une guerre de nécessité, les détroits de la région doivent être sûrs [Delmas, 1995]. En effet, la condamnation brutale des détroits de la région – actes de piraterie, conflit géopolitique, etc. – aurait des conséquences catastrophiques. La moitié de la flotte mondiale devrait alors rallonger ses trajets de plusieurs jours, ce qui l’obligerait à une longue navigation dans des mers et océans où les vents sont particulièrement violents et la mer formée, notamment les Quarantièmes rugissants 2 au large de la mer de Tasmanie [Frécon, 2012]. Autre conséquence possible, la fermeture des voies maritimes du Sud-Est asiatique provoquerait

2 Latitudes situées entre les 40e et 50e parallèles dans l’hémisphère Sud.

Page 107: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

107

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

l’augmentation importante des prix du transport. Enfin, une telle déviation pourrait remettre en cause la position stratégique de Singapour, dont le développement s’appuie sur sa vocation de hub régional, affaiblissant du même coup la première puissance économique de l’Asie du Sud-Est. Il est clair que si les détroits de Malacca, de la Sonde, de Lombok devaient être bloqués, cela affecterait en profondeur les échanges commerciaux intra-régionaux, régionaux et mondiaux.

Au-delà des flux maritimes mondialisés transitant par les détroits du Sud-Est asiatique, le développement des échanges terrestres régionaux repose principalement sur la construction de « corridors économiques » dont la mise en place passe, au préalable, par le développement des infrastructures de transport et la libéralisation des échanges transfrontaliers. Ces corridors, principalement orientés nord-sud et est-ouest, sont nombreux et font partie intégrante du programme du Grand Mékong, projet porté par la Banque asiatique de développement 3 (BAD 4).

S’inscrivant dans le processus de régionalisation de la mondialisation en Asie orientale, la Banque asiatique de développement a su profiter de l’après-guerre froide pour promouvoir et accompagner depuis 1992 une initiative d’intégration régionale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale : la région du Grand Mékong ou Greater Mekong Subregion [Taillard, 2009 : 1]. Ce programme réunit les cinq pays de l’Asie du Sud-Est péninsulaire (Birmanie, Thaïlande, Laos, Vietnam et Cambodge) et deux provinces du sud de la Chine (le Yunnan rejoint par le Guanxi en 2004), couvre une superficie

3 La Banque asiatique de développement est une banque de développement régional créée en 1966 pour soutenir le développement économique et social dans les pays d’Asie et du Pacifique en fournissant des prêts et de l’assistance technique. Basée à Manille (Philippines), la BAD est une institution financière multilatérale pour le développement détenue par 67 États membres, dont 48 de la région (Asie orientale, Asie méridionale, Asie centrale et îles du Pacifique) et 19 de pays extérieurs à l’Asie dont l’Angleterre, l’Allemagne, le Canada, la France, les États-Unis, etc. (ADB, 2013).

4 On trouve pour la banque deux sigles possibles en français (BAD ou BasD) comme en anglais (ADB ou AsDB) afin de la distinguer de son homologue africaine : la Banque africaine pour le développement (BaD). En Asie et dans le Pacifique, où il n’y a aucune confusion possible avec la banque multilatérale africaine, on a pour habitude d’utiliser les sigles BAD ou ADB, employés par la Banque asiatique de développement dans tous ses documents (Faure, 2007 : 230).

Page 108: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

108

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

de 2,6 millions de kilomètres carrés et compte une population de 326 millions de personnes [ADBc, 2013]. Piloté par la BAD, le GMS doit renforcer la complémentarité et la fusion des diverses initiatives en vue du développement économique, social et de la réduction de la pauvreté dans la région [Vorapheth, 2007 : 185]. Opération de longue haleine, l’engagement financier colossal de la BAD a permis le démarrage et la crédibilité de cette initiative en attirant près de 10,4 milliards d’euros 5 (14 milliards de dollars américains) d’investissements depuis son lancement en 1992.

Au cours de la première décennie (1992-2002), le croisement de la vision stratégique proposée par la BAD et des propositions des six pays de la région a permis de définir six champs de coopération (transport, commerce, énergie, tourisme, environnement et ressources humaines) qui font l’objet de forums sectoriels annuels où sont élaborés des plans de financement par projet avec les principales institutions de coopération internationale et bilatérale. Cette approche originale ne nécessite aucun accord international fondateur entre pays membres et n’exclut donc aucun partenaire potentiel.

Elle ne crée pas non plus un nouvel échelon bureaucratique puisque la coopération intergouvernementale est privilégiée. L’engagement de la BAD suffit pour crédibiliser cette initiative tant auprès des pays de la région que des bailleurs de fonds [Taillard, 2009 : 5]. Au cours de cette période, la BAD a privilégié la reconstruction des infrastructures régionales (réhabilitation et développement du réseau routier, de la production et du transport d’électricité, amélioration des télécommunications, etc.) et des échanges à travers la mise en place d’une stratégie territoriale fondée sur le maillage de la péninsule indochinoise par cinq corridors économiques, méridiens et transversaux. Dans le même temps, la BAD encourage la création de zones industrielles et commerciales aux principaux nœuds des corridors, spécialement ceux situés à proximité de frontières [Taillard, 2009 : 5].

Pendant la seconde phase du programme GMS (2002-2012), les corridors deviennent un outil d’intégration territoriale concentrant les aménagements sur une bande d’une certaine largeur (une vingtaine de kilomètres de part et d’autre de l’axe principal), où les financements des infrastructures de transport sont étroitement liés aux potentialités de développement des productions, du commerce et des investissements. Cette décennie s’organise ainsi autour de onze projets phares (Flagship Programs),

5 Cours du 4 février 2014.

Page 109: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

109

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

dont trois, territoriaux, portent sur trois ensembles de corridors (nord-sud, est-ouest et méridionaux), qui complexifient le maillage régional, et huit sectoriels, qui leur viennent en appui [Taillard, 2009 : 5 ; ADB, 2004 : 31-32].

Beaucoup plus ambitieux que dans la première décennie, les investissements dans les transports se diversifient aux routes et ponts ; s’y ajoutent les voies de desserte locale jalonnant les grands axes, et les ports qui assurent leurs débouchés maritimes. Ils concernent aussi les premières voies de chemin de fer, les aéroports et la navigation fluviale qui permettent le développement industriel et touristique. Ils s’étendent à ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la connectivité, avec l’interconnexion des réseaux électriques et de télécommunication, la construction de gazoducs ou d’oléoducs et la création de zones franches transfrontalières. Ils visent enfin à faciliter le franchissement des frontières, à développer le commerce et les investissements privés [Taillard, 2009 : 5]. Au cours de ces deux décennies, souvent qualifiées par les pays de la région « d’âge d’or du développement », la BAD a fourni près de 3,7 milliards d’euros (5 milliards de dollars américains) de prêts et de subventions pour les projets du GMS. D’autres agences de développement ont pris part au programme GMS en versant 3,4 milliards d’euros (4,6 milliards de dollars américains), tout comme les gouvernements des six pays concernés, donnant au total 3 milliards d’euros (4,3 milliards de dollars américains) [ADB, 2011 :3].

À terme, ces corridors de communication relieront les principales villes de la région, suscitant d’un même coup beaucoup d’enthousiasme. Surtout, les corridors de développement terrestres soulignent l’importance stratégique de l’Asie du sud-est comme voie de passage entre l’Asie du Nord-Est et les mers du Sud tout en étant une alternative viable au transport maritime.

une puissance démographique et un marché en devenir

En 1960, après la période massive de décolonisation, la population de l’ensemble de l’Asie du Sud-Est s’élevait à près de 220 millions de personnes 6. Cinquante ans plus tard, en 2010, on l’estime à quelque 580 millions 7, et elle sera de l’ordre

6 Banque mondiale.7 Ibid. Le chiffre de la population totale des Nations unies diffère légèrement avec 590 millions.

Page 110: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

110

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

de 766 millions en 2050 8. Sans avoir un poids démographique considérable, contrairement à l’Asie du Nord-Est (21 %) et l’Asie du sud (24 %), l’Asie du Sud-Est représente à elle seule environ 12 % de la population mondiale. En 2050 9, son importance dans la population mondiale totale devrait rester dans les mêmes proportions. Cela s’explique par le fait que « globalement, l’ensemble régional regroupant […] l’Asie du Sud-Est, […] connaît désormais une croissance démographique lente, largement inférieure à celle observée dans les autres grandes régions du monde en développement » [Attané et Barbieri, 2009]. Autrement dit, alors qu’elle n’est pas achevée dans les pays les plus pauvres, la transition démographique sera limitée dans la majorité des pays de l’ASEAN d’ici 2050.

Néanmoins, le poids et la croissance démographiques, en troisième position dans la hiérarchie mondiale derrière l’Asie du Nord-Est (1,6 milliard d’habitants) et l’Asie du Sud (1,7 milliard d’habitants), sont clairement des atouts pour les pays de la région du Sud-Est asiatique, surtout en comparaison avec le vieillissement observé en Chine et au Japon. Il est bien loin le temps « où l’on pouvait considérer le Sud-Est asiatique comme une zone “vide” entre la Chine et l’Inde » [De Koninck, 2005 : 331].

L’Asie du Sud-Est, forte de ses quelques 580 millions d’habitants, plus que l’Amérique du Nord (345 millions) et l’Union européenne (503 millions), a un potentiel de développement économique encore largement en devenir [Leost, 2009]. Après s’être relevées de la crise monétaire de 1997, et malgré une succession d’événements défavorables 10, les économies de la région ont connu une période de développement accéléré entre 2003 et 2007, développement engendré par une demande extérieure soutenue et des investissements directs étrangers (IDE) importants. En revanche, elles ont été confrontées en 2009 à la crise financière mondiale, qui a entraîné un ralentissement de leurs exportations en direction des grands pays industrialisés.

Entre 2003 et 2007, le taux de croissance de l’ASEAN, compris entre 5,5 % et 6,5 % sur les 5 ans, s’est maintenu à un niveau très élevé. Cela a permis à l’ensemble de la zone de passer d’un PIB d’un peu moins de 1 332 milliards d’euros (1 800 milliards

8 Nations unies.9 Ibid.10 Éclatement de la bulle Internet (2000), ralentissement économique

mondial à la suite des attentats du 11 septembre (2001), la crise du SRAS (2004) et le tsunami (2005).

Page 111: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

111

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

de dollars américains) en 2003 à plus de 1 887 milliards d’euros (2 550 milliards de dollars américains) en 2007 11. Au cours de cette période, le PIB par habitant est passé de 8 879 d’euros (12 000 de dollars américains - 2003) à 11 468 d’euros (15 500 de dollars américains - 2007), faisant reculer la pauvreté dans la région tout en fabriquant une nouvelle classe moyenne urbaine synonyme d’importantes opportunités d’affaires pour les grandes puissances. Malgré cette progression spectaculaire, peut-on pour autant oublier que la situation est très différente selon les pays ? Avec un PIB par habitant de respectivement 1 597 d’euro/an (2 159 $ US) et 41 856 d’euros/an (56 570 de dollars américains/an - 2010), le Cambodge et Singapour n’ont tout simplement pas grand-chose en commun. En 2010, le PIB des nations de l’ASEAN représentait 11,5 % du PIB des pays de la zone Asie/Pacifique, et 4 % du PIB mondial 12. Ces chiffres relativisent le poids actuel et futur de l’Asie du Sud-Est dans l’économie mondiale.

Néanmoins, afin de rendre la région plus compétitive et intégrée à l’économie mondiale, l’AFTA (ASEAN Free Trade Agreement) vise à mettre en place un « marché commun » asiatique, sur le modèle européen, au sein de l’ASEAN. Cet accord prévoit d’améliorer les procédures douanières et de réduire les droits de douane à un taux maximum de 5 % sur la majorité des produits à l’importation et à l’exportation 13 d’ici à 2015 pour les pays les moins avancés (Laos, Cambodge, Birmanie et Vietnam), tandis qu’il est en application depuis le 1er janvier 2010 dans les six autres pays de l’ASEAN 14. En effet, après la crise financière de 1997 qui a sévèrement touché les pays d’Asie du Sud-Est et

11 Pour ce chiffre et les suivants : Asian Development Bank (ADB). Ces statistiques ne prennent pas en compte le Myanmar.

12 World Development Bank (WDB). Les statistiques de la WDB ne prennent pas en compte les chiffres de la Birmanie.

13 Près de 7 881 types de produits industriels et agricoles ont vu leurs droits de douanes considérablement réduits dans le cadre de l’AFTA. Les principaux produits concernés sont le fer, l’acier, le plastique, les machines, les produits mécaniques de consommation, les produits chimiques, les produits agroalimentaires, le papier, le ciment, les céramiques, les articles en verre, les accessoires automobiles, le poisson ou le soja.

14 Thaïlande, Singapour, Indonésie, Malaisie, Brunei, Philippines. Le tarif d’importation moyen dans ces six pays n’est désormais que d’environ 0,05 % pour la quasi-totalité des marchandises échangées au sein du marché régional, conformément aux dispositions de l’AFTA.

Page 112: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

112

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

révélé que la Chine était un partenaire plus fiable que les États-Unis, les pays de l’ASEAN ont décidé de resserrer leurs liens économiques avec la Chine, tout en veillant à contrebalancer sa domination en intégrant le Japon et la Corée du Sud dans le processus nommé ASEAN+3 [Auffrey et Guillerm, 2006]. Cela a abouti à la signature de l’ACFTA (ASEAN-China Free Trade Area) en 2002, qui vise à construire le plus grand espace de libre-échange au monde, regroupant près de deux milliards d’habitants. Le calendrier de mise en application des accords est en phase avec celui de l’AFTA.

une région convoitée pour ses ressources halieutiques et naturelles

L’Asie du Sud-Est est également un territoire riche en ressources. Les espaces maritimes sud-est asiatiques sont en effet particulièrement bien dotés en richesses halieutiques. Cette richesse est en bonne partie due à la convergence de trois facteurs : la présence d’une vaste plate-forme continentale, de grandes quantités d’eaux chargées de matières nutritives déversées par les grands fleuves de la région, en partie ceux du la péninsule (Irrawaddy, Salouen, Mékong, fleuve Rouge, Chao Phraya), et enfin des eaux uniformément chaudes tout au long de l’année. Ces conditions favorables permettent d’entretenir, en quantité, de multiples variétés de crustacés et de poisons, lesquels font l’objet de la convoitise des flottes locales tout comme celle des chalutiers étrangers [de Koninck, 2005 : 27].

L’exploitation des ressources fossiles (pétrole, gaz, minerais) occupe une place sans cesse grandissante dans l’économie des pays de la région. Les pays exportateurs d’hydrocarbures, c’est-à-dire l’Indonésie, la Malaisie et Brunei, retirent des profits substantiels de leurs ventes d’hydrocarbures, mais voient celles-ci se réduire du fait d’une augmentation rapide des besoins en énergie [Lasserre et Gonon, 2008 : 115]. Principalement enfouies dans les fonds marins (marges continentales), ces ressources renforcent l’intérêt que les pays peuvent nourrir à l’égard de gisements en mer.

À l’échelle internationale, au cours des dix dernières années, on observe une véritable ruée minière, que ce soit sur l’or, l’argent, le cuivre ou les métaux plus rares et spécifiques, dont les prix ne cessent de monter (ou de fluctuer) sur les marchés internationaux. Dans cet environnement concurrentiel, les ressources minières dont disposent les États d’Asie du Sud-Est sont, dans un contexte de régionalisation et de mondialisation, devenues un atout stratégique important. Par exemple, les

Page 113: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

113

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

gisements d’or du Cambodge excitent la convoitise des groupes miniers australiens, chinois, sud-coréens ou vietnamiens [Mottet, 2012 : 111]. Au Laos, la Chine, la Thaïlande et le Vietnam se disputent le contrôle des ressources minières (or, cuivre), et une petite dizaine de pays se mêle à cette lutte, dont l’Australie [Mottet, 2013]. Les ressources minières du Vietnam (bauxite) et de l’Indonésie (étain, charbon, nickel, cuivre, or, fer, bauxite) font également l’objet de manœuvres géopolitiques préoccupantes.

La géopolitique des ressources halieutiques et naturelles de l’Asie du Sud-Est est loin d’être un bloc monolithique et les trajectoires nationales de ces secteurs d’activités ne sont pas écrites d’avance. Néanmoins, la présence d’acteurs transnationaux au cœur des territoires nationaux riches en ressources atteste des nouvelles interactions qui provoquent, dans certains cas, des tensions, des conflits entre les différents niveaux d’échelle au sein des pays du Sud-Est asiatique. Dans tous les cas, l’exploitation des ressources halieutiques et naturelles cristallise les enjeux géopolitiques nationaux, régionaux et internationaux.

L’Asie du sud-est, convergence des rivalités des grandes puissances

Les grandes puissances voient leur rivalité s’affirmer en Asie du Sud-Est, en marge des implications grandissantes de la Chine, de son développement économique teinté de risques hégémoniques [Cabestan, 2010], et des multiples différends territoriaux et maritimes dans lesquels sont impliqués plusieurs États de la région. Les autres puissances asiatiques, Japon, Corée du Sud et Inde, sont de plus en plus impliquées dans le développement des économies régionales et s’appuient sur des partenariats bilatéraux incluant un volet sécuritaire. Mais ce sont surtout les États-Unis, sous la présidence de Barack Obama, qui ont vu leur implication s’affirmer en Asie du Sud-Est.

Les avancées chinoises

Proximité géographique et culturelle oblige, Pékin s’est depuis le début des années 1980 tourné vers ses partenaires en Asie du Sud-Est en marge de son développement économique et de son poids grandissant dans les affaires mondiales, en s’appuyant sur quatre principes : la coopération sud-sud (nan-nan hezuo) ; une stratégie tournée vers l’extérieur (zou chuqu zhanlue) ; une politique de bon voisinage (mulin youhao) ; et un nouveau concept de sécurité (xin anquan guan). Comme

Page 114: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

114

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

l’indiquent les études conduites par le Pew Research Center qu’on ne saurait soupçonner de connivence avec Pékin et un ouvrage publié en Australie [Hanson et Shearer, 2009], la Chine bénéficie généralement d’une bonne image en Asie du Sud-Est. Cette région fut même, de l’avis de certains analystes chinois, le laboratoire de la mise en place du soft power chinois dans les pays du Sud [Sheng, 2008]. L’Asie du Sud-Est est également la région du monde qui compte les plus importantes diasporas chinoises. On estime un total supérieur à 30 millions de membres de cette diaspora dispersés dans les différents pays de la région, dont 7,5 millions en Indonésie (3 % de la population), 7 millions en Thaïlande (12 %), 6 millions en Malaisie (26 %) et 2,7 millions à Singapour (75 % de la population de la cité-État !). En tant que relais des échanges commerciaux que la Chine entretient avec les pays de la région, la diaspora profite très largement de la montée en puissance progressive de l’Empire du Milieu. Ainsi, comme l’expliquait en 2004 l’expert singapourien du Singapore Institute of International Affairs (SIIA), Eric Teo Chu Cheow, les communautés chinoises en Asie du Sud-Est, plus influentes que par le passé, « accompagnent l’émergence de la Chine et de son soft power » [Teo, 2004]. Les « Chinois de l’outre-mer », appellation utilisée par Pékin, sont de fait un véhicule de la culture et de la langue chinoises. Ils sont ainsi perçus comme une opportunité de se rapprocher de la Chine [Harding, 2008].

Par le biais d’accords de libre-échange [Song et Yuan, 2012], mais aussi simplement par l’attractivité de son économie, la Chine s’est par ailleurs érigée en « aimant commercial » autour duquel gravitent les économies de sa périphérie, et ce, quels que soient les agendas politiques de leurs gouvernements respectifs.

La tentation des autres puissances asiatiques

Le Japon, la Corée du Sud et l’Inde sont également de plus en plus impliqués en Asie du Sud-Est, en particulier sur les questions économiques et commerciales. Au-delà des ressources naturelles citées précédemment, la dynamique économique des marchés sud-est asiatiques incite les puissances à se positionner. L’ouverture récente du Myanmar est révélatrice, des pays comme l’Inde et la Corée du Sud mettant en avant leurs productions à bas prix afin d’inonder un marché naissant dans le domaine de la téléphonie et de l’automobile notamment. Le Japon, investisseur depuis plusieurs décennies, joue de son côté la carte de son modèle économique et social (ce en quoi Tokyo est désormais imité par Séoul) pour tenter de s’inviter dans la relation économique grandissante que ces pays entretiennent avec Pékin. Pour autant,

Page 115: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

115

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

ces pays sont également des partenaires économiques de premier plan de la Chine, aussi leur marge de manœuvre est-elle limitée par les retombées éventuelles d’une rivalité commerciale trop marquée en Asie du Sud-Est [Jiang, 2013].

Sur un plan stratégique, les milieux conservateurs de retour au pouvoir au Japon depuis décembre 2012 n’ont pas totalement abandonné leur projet d’« arc de la stabilité », incluant de l’Inde au Japon des États soucieux d’endiguer la progression du modèle autoritaire chinois. Les fortes tensions entre Tokyo et Pékin sont révélatrices du bras de fer auquel se livrent les deux puissances, en dépit d’une interdépendance économique grandissante, et les implications en Asie du Sud-Est sont l’une des dimensions de cette rivalité. L’Inde observe également avec inquiétude la place grandissante de la Chine dans son voisinage, et il n’est pas anodin de noter que la stratégie du « collier de perles », désignant les partenariats chinois dans l’océan Indien, a été très fortement relayée dans les cercles stratégiques indiens [Courmont et Geraghty, 2013]. Malgré de sérieux handicaps, New Delhi continue de se rêver en rival stratégique numéro un de Pékin [Gauchon, 2006].

Les hésitations de Washington et la rivalité avec Pékin

Au tournant du millénaire, la Chine a consolidé ses partenariats en Asie du Sud-Est, profitant de l’absence de Washington, et soucieuse de renforcer son influence dans son voisinage en vertu de la ligne officielle du parti [Ye, 2010]. Le professeur Buehler de la Columbia University estimait ainsi en 2008 que « la proximité entre la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est augmente au détriment de l’influence américaine dans la région » [APAC, 2008]. L’arrivée au pouvoir de Barack Obama modifia la donne et réactiva l’intérêt de Washington pour cette région. Le fait qu’Hillary Clinton se soit rendue en Indonésie lors de sa première tournée officielle en février 2009 (après le Japon) fut un indicateur de ce qui fut défini comme la stratégie du pivot 15. À peine réélu pour un second mandat, Barack Obama effectuait une tournée en Asie du Sud-Est, visitant successivement le Myanmar, la Thaïlande et le Cambodge, trois États symboliques du nouvel engagement américain en Asie pacifique, et trois partenaires privilégiés de Pékin. Si cette tournée s’inscrivait dans le cadre d’un sommet de l’ASEAN, elle

15 Le 11 juillet 2012, Hilary Clinton fut la première secrétaire d’État américaine à se rendre en visite officielle au Laos depuis John Foster Dulles en 1955.

Page 116: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

116

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

traduisait aussi la volonté de la Maison-Blanche d’inaugurer la seconde administration de la même manière que la première, en faisant de l’Asie pacifique une priorité, et en visant des États proches de la Chine, et dans sa sphère d’influence géographique.

Washington cherche également à profiter du contexte politique, et le cas du Myanmar est à ce titre le plus éclairant, à la fois des succès américains, mais aussi des limites de ce que certains observateurs qualifient d’« endigagement », déjà exprimé sous l’administration Bush. Les évolutions politiques spectaculaires dans ce pays, et saluées unanimement, offrent à Washington l’opportunité de se positionner, de promouvoir les avancées démocratiques, et de chercher à contrebalancer la présence chinoise [Strangio, 2012 ; Klein, 2012].

Le Vietnam, bien que considéré comme un rival de la Chine, ne peut de son côté se permettre de s’engager dans un bras de fer dont il ferait les frais, sans compter que le soutien de Washington ne lui est pas assuré et qu’il ne se traduit pas par des perspectives économiques et commerciales exceptionnelles. Pékin reste, de loin, le principal partenaire économique en Asie du Sud-Est, et les récents accords de libre-échange entre la Chine et l’ASEAN confortent cette offensive économique que Washington ne peut pas contrer. La stratégie du pivot de Barack Obama se heurte ainsi non seulement aux difficultés budgétaires que rencontrent actuellement les États-Unis, mais aussi et surtout à la réception de cette stratégie, que les pays concernés pourraient percevoir comme une opportunité plus qu’un véritable engagement aux côtés de Washington, et dans le même temps face à la Chine [Ross, 2012]. Plus généralement et malgré de nombreuses critiques aux États-Unis quant à ses objectifs [Baker et Glosserman, 2013], Barack Obama a compris, que dans la rivalité qui l’oppose à la Chine, l’option du G2 semble moins appropriée que la recherche de partenariats solides dans le voisinage direct de Pékin. Sa définition du réengagement américain en Asie pacifique repose donc sur l’intensification de ces partenariats, la création de nouveaux, et de manière à peine voilée la volonté d’encercler la Chine, ce que Pékin n’apprécie que très modérément [Du, 2012 ; Wu, 2012].

Afin de comprendre l’engagement croissant de Washington en Asie pacifique en général et en Asie du Sud-Est en particulier, il convient également de regarder la réalité économique. Les sommets de l’APEC rassemblent chaque année des États comptant aujourd’hui pour la moitié de l’économie mondiale, 40 % de la population mondiale et 44 % du commerce international 16. L’Asie

16 Ces chiffres sont accessibles sur le site de l’APEC [www.apec.org].

Page 117: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

117

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

pacifique représenterait par ailleurs la destination de 23,5 % des exportations américaines ainsi que la provenance de 32,2 % de leurs importations en 2010 [Boyer, 2013]. Un rapport du FMI mis en ligne le 21 janvier 2014 met de son côté l’accent sur la dynamique dans laquelle sont engagés les pays d’Asie du Sud-Est : l’Indonésie, les Philippines, la Thaïlande, le Vietnam, la Malaisie, la Chine et l’Inde seront les principaux moteurs de la croissance économique dans le continent asiatique.

De nombreux pays asiatiques souhaiteraient témoigner d’un apaisement des relations sino-américaines. Les sommets de l’ASEAN sont l’occasion pour ses pays membres d’exprimer à la fois leur inquiétude concernant la dépendance croissante de leurs économies à l’égard des décisions de Pékin et leur soutien continu de la présence américaine sur cette région de l’Asie. Cela n’a pas empêché l’ASEAN de conclure un accord de libre-échange avec la Chine en 2002, ce dernier ayant pris effet en 2010, dans le cadre d’une stratégie chinoise de développement des zones de libre-échange [Song et Yuan, 2012].

C’est à travers la promotion d’organisations régionales que les États promeuvent leurs ambitions. L’administration Obama a pris acte de l’ascendance économique de l’Asie de l’Est à travers le parrainage du projet dit du « TPP » (TransPacific Partnership) qui a pour double objectif de créer une zone de libre-échange entre les pays signataires, mais aussi de promouvoir des réglementations d’ordres divers (essentiellement relatives au respect de l’environnement, de la propriété privée, et des droits sociaux). Les négociations concernent actuellement douze économies localisées aux deux extrémités de l’océan Pacifique.

L’administration Obama a fait du succès de ce partenariat une condition sine qua non de sa stratégie de rééquilibrage. Un projet rassemblant la signature d’un maximum d’États permettrait à la fois d’encourager la création d’emplois aux États-Unis 17, de promouvoir l’avènement de normes commerciales dans le respect desquelles l’Asie pacifique évitera de se renfermer sur elle-même, et de garder une place importante à l’économie américaine dans la région. Cela garantirait aux alliés traditionnels des États-Unis une certaine « protection » face à cette dépendance commerciale vis-à-vis de Pékin qu’ils expérimentent depuis quelque temps.

17 Selon un rapport du CSIS pour le Sénat américain en décembre 2013, les exportations vers l’Asie ont soutenu 1,2 million d’emplois américains en 2012. De plus, les compagnies asiatiques ont directement employé 900 000 Américains en 2011 (Goodman, 2013).

Page 118: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

118

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

Cela permettrait aussi d’« adoucir » la vision essentiellement militariste de la stratégie du pivot [Bader, 2012 ; Tellis, 2013 ; Courmont, 2014].

ConclusionMalgré sa présence grandissante, l’influence de la Chine

en Asie du Sud-Est n’est pas sans limites. Il serait même très exagéré de faire de cette région un simple satellite chinois. Certes la Chine possède de nombreux leviers économiques et politiques pour pousser les pays du Sud-Est asiatique à plus grande ouverture, mais il apparaît que ceux-ci ne sont pas suffisamment puissants. L’Asie du Sud-Est cherche à éviter une dépendance excessive vis-à-vis de la Chine, en développant des liens politiques et économiques avec l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, l’Union européenne, la Russie, etc. Si les acteurs économiques chinois investissent dans de nombreux projets, ils se trouvent généralement à côté ou en concurrence avec de nombreux acteurs étatiques ou privés. Cette coopération à tous crins entre l’Asie du Sud-Est et les puissances étrangères autres que la Chine illustre en partie la politique des pays de la région afin, entre autres, de contrebalancer l’omniprésence chinoise. Les États-Unis ont bien conscience que les politiques de quasi-absence de relations diplomatiques avec un certain nombre de pays de la région (Myanmar, Vietnam, Laos) contribuent à rapprocher ces derniers de la Chine, en dépit des contrepoids indien et coréo-japonais. Plus globalement, l’administration Obama a pris note de l’influence croissante de Pékin dans les pays de l’Asie du Sud-Est en tentant d’effectuer un retour dans la région qu’ils avaient en partie négligée sous les administrations Clinton et Bush. Les visites successives d’Hillary Clinton, de Barack Obama et de John Kerry sont symboliques de cette priorité diplomatique de Washington, qui semble également répondre à un désir d’une partie des pays de la région, méfiants et inquiets des prétentions chinoises sur les territoires et les ressources (Indonésie, Vietnam). L’Asie du Sud-Est pourrait donc redevenir le lieu d’une lutte géopolitique entre la Chine et les États-Unis, à moins que le fonctionnement multipolaire de la région et sa capacité à rapprocher des acteurs en conflit inspirent Pékin et Washington afin de s’entendre sur un partenariat constructif et profitable à tous.

Page 119: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

119

Dossier

L’asie du sud-est : pré carré chinois ?

Références– ADB (2004), The GMS Beyond Borders. Regional Cooperation Strategy and Program 2004-2008, Manila : Asian Development Bank. – ADB (2011), The Greater Mekong Subregion Economic Cooperation Program Strategic Framework 2012-2022, Manila : Asian Development Bank.– APAC (2008). « The Obama Administration : The East Asian Factor », APAC Journal, automne.– Attané, Isabelle et Barbieri, Magali (2009), « La démographie de l’Asie de l’Est et du Sud-Est des années 1950 aux années 2000 », Population, 64 [www.cairn.info/revue-population-2009-1-page-7.htm].– Auffrey, D. et Guillerm, A. (2006), L’ASEAN+3 (Chine, Japon, Corée du Sud) : un espace en voie d’intégration en Asie de l’Est, CIRPES, Paris.– Bader, Jeffrey (2012), Obama and China’s Rise. An Insider’s Account of America’s Asia Strategy, Brookings, Washington.– Baker, Carl et Brad Glosserman (2013), Doing More and Expecting Less : The Future of US Alliances in the Asia Pacific, CSIS, Washington DC, janvier. – Boyer, Yves (2013), La stratégie de rééquilibrage des États-Unis vers l’Asie pacifique et la Chine, note n° 13/13, FRS, Paris, juin.– Cabestan, Jean-Pierre (2010), La politique internationale de la Chine : Entre intégration et volonté de puissance, Presses de sciences po, Paris.– Courmont, Barthélémy (2010), La tentation de l’Orient. Une nouvelle politique américaine en Asie pacifique, Septentrion, Sillery.– Courmont, Barthélémy (2014), Une guerre pacifique. La confrontation Pékin-Washington, ESKA, Paris.– Courmont, Barthélémy et Geraghty, Colin (2013), « India and Australia : An Emerging Partnership in the Indian Ocean ? », The Korean Journal of Defense, Analysis, 25/2, juin.– De Koninck, Rodolphe (2005), L’Asie du Sud-Est, Armand Colin, Paris.– Delmas, Philippe (1995), Le Bel Avenir de la guerre, Gallimard, Paris.– Du, Lan (2012), « Comments on U.S. Strategy for Promoting Trans-Pacific Partnership », China International Studies, 35, juillet-août.– Faure, G. (2007), « La Banque asiatique de développement et l’intégration régionale en Asie », études internationales, 38/2, p. 229-249.– Frécon, Éric (2012), « Singapour, gardienne de ses détroits », Monde chinois, nouvelle Asie, 30, p. 29-36.– Gauchon, Pascal (dir.) (2006), Inde, Chine à l’assaut du monde, PUF, Paris.– Goodman, Matthew (2013), US Economic Engagement in East Asia and the Pacific, CSIS, Washington, DC, décembre.– Harding, Brian (2008), « The Role of the Chinese Diaspora in Sino-Indonesian Relations », China Brief 8/16, 1er août.– Hanson, Fergus et Shearer, Andrew (2009). China and the World. Public Opinion and Foreign Policy, Lowy Institute for International Policy, Sydney.

Page 120: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

120

Doss

ier

Barthélémy courmont, éric mottet

– Jiang, Yuechun (2013), Asia-Pacific Regional Economic Cooperation and China-Japan-South Korea Cooperation, China International Studies, Pékin, mars/avril.– Klein, Brian P. (2012), « How Not to Invest in Myanmar », www.foreignaffairs.com, 25 juillet.– Lasserre, F. et Gonon, E. (2008), Manuel de géopolitique : Enjeux de pouvoir sur des territoires, Armand Colin, Paris.– Leost, Gabriel (2009), « Les économies de l’Asean à l’épreuve de la crise économique et financière internationale », in Arnaud LEVEAU (dir.), L’Asie du Sud-Est. Les événements majeurs de l’année 2009, Irasec, Bangkok.– Mottet, Éric (2012). « L’exploitation minière en Asie du Sud-Est : des trajectoires variées et incertaines », Monde chinois, nouvelle Asie, 30, p. 110-113.– Mottet, Éric (2013), « L’aventure minière laotienne : une géopolitique des ressources sans conflit ? », Les Cahiers d’Outre-Mer.– Reeves, Jeffrey (2013), « China’s Unraveling Engagement Strategy », The Washington Quarterly, 36/4, p. 139-149.– Ross, Robert S. (2012), « The Problem with the Pivot », Foreign Affairs, 91/6, novembre-décembre.– Royer, Pierre (2012), Géopolitiques des mers et des océans. Qui tient la mer tient le monde, Presses universitaires de France, Paris.– Rozman, Gilbert (2010), Chinese Strategic Thought Toward Asia, Palgrave McMillan, New York.– Sheng, Ding (2008), « To Build A “Harmonious World” : China’s Soft Power Wielding in the Global South », Journal of Chinese Political Science, 13/2, août, p. 193-213.– Song, Guoyou et Yuan Wenjin (2012), « China’s Free Trade Agreement Strategies », The Washington Quarterly, 35/4, p. 107-119.– Strangio, Sebastian (2012), « What Obama Wants from Myanmar », www.foreignaffairs.com, 19 novembre.– Taillard, C. (2009), « Un exemple réussi de régionalisation transnationale en Asie orientale : les corridors de la région du Grand Mékong », L’espace géographique, 38, (1), p. 1-16.– Tellis, Ashley (2013), « Balancing without containment : A U.S. Strategy for Confronting China’s Rise », The Washington Quarterly, 36/4, p. 109-124.– Teo, Eric Chu Cheow (2004), « China-Southeast Asia relations blossom », The Japan Times, 1er février.– Tertrais, Hugues (dir.) (2011), La Chine et la mer. Sécurité et coopération régionale en Asie orientale et du Sud-Est, L’Harmattan, Paris.– Wu, Xinbo (2012), « The Obama Administration’s Asia-Pacific Strategy », China International Studies, 34, mai-juin.– Ye, Zicheng (2010), Inside China’s Grand Strategy : The Perspective from the People’s Republic, Lexington, The University Press of Kentucky.

Page 121: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 121-146

JeAN-RAphAëL chApONNIèRe *mARc LAUTIeR **

Le MOdÈLe de déVeLOPPeMeNt de L’Asie de L’est

L’ Asie des indépendances apparaissait comme une région instable et fragmentée où les populations subissent de multiples menaces, dont la moindre n’est pas celle de

gouvernements inefficaces et manquant de légitimité politique. Après la révolution chinoise, puis la guerre de Corée, les rivalités de la guerre froide vont embraser une grande partie de l’Asie du Sud-Est à partir de la guerre du Vietnam. Pourtant, c’est justement à cette période qu’une grande partie de l’Asie en développement se lance sur les traces du Japon et accélère sa croissance en utilisant des méthodes similaires. Du « Tokyo Planning » de l’administration coréenne à la « Look East Policy » de la Malaisie, ces modèles de développement s’appuient sur l’intervention de l’État, suivant des modalités spécifiques mais qui s’inscrivent dans la continuité de la longue expérience historique de l’industrialisation tardive. Les Nouveaux pays industriels (NPI), la Corée du Sud et Taiwan, en offrent

* économiste, chercheur associé à l’asia centre (sciences po)** maître de conférences à l’université de paris 13-nord

Du « Tokyo Planning » de l’administration coréenne à la « Look East Policy » de la Malaisie, les modèles de développement de l’Asie de l’est s’appuient sur l’intervention de l’État, suivant des modalités spécifiques s’inscrivant dans la continuité de la longue expérience historique de l’industrialisation tardive. Les nouveaux pays industriels (nPI), la corée du sud et Taiwan, en offrent la configuration la plus complète.Après avoir souligné la rupture du « tiers monde » qu’engendre le décollage rapide, et inattendu, des pays en développement d’Asie à partir des années 1960, et rappelé les débats sur les explications de ces « miracles », ce texte analyse les spécificités institutionnelles des États développeurs d’Asie, puis présente les instruments de politique industrielle utilisés pour accélérer l’industrialisation et la croissance.

Page 122: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

122

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

la configuration la plus complète, à côté des variantes mises en œuvre en Asie du Sud-Est. Ce modèle historique de rattrapage structure les stratégies de développement et domine en Asie de l’Est des années 1960 jusqu’aux années 1990. Il sera bousculé par la crise financière de 1998 sans pour autant se dissoudre dans les plans d’ajustement qui suivront. Actuellement, la Chine en déploie les principales composantes à une échelle inhabituelle.

Après avoir souligné la rupture du « Tiers monde » qu’engendre le décollage rapide, et inattendu des pays en développement d’Asie à partir des années 1960, et rappelé les débats sur les explications de ces « miracles », ce texte analyse les spécificités institutionnelles des États développeurs d’Asie puis présente les instruments de politique industrielle utilisés pour accélérer l’industrialisation et la croissance.

un décollage déconcertantEn 1960, la Corée du Sud était plus pauvre que le Ghana

ainsi que de nombreux pays d’Afrique ; le revenu par habitant à Taiwan était inférieur à celui du Brésil et quatre fois plus faible qu’en Argentine ; Hong Kong et Singapour, proches de la moyenne latino-américaine, étaient déjà un peu plus riches. Au cours de cette décennie, ces quatre économies entrent progressivement dans une dynamique de croissance sans précédent : en moins d’une génération (1960-1980), le revenu par habitant est multiplié par quatre (tableau 1). Plus spectaculaire encore que celle du Japon, la croissance des NPI s’accélère au cours des années 1980, considérées en Amérique latine et en Afrique comme une décennie perdue. À l’aube des années 1990, Taiwan et la Corée du Sud ont réalisé le développement économique le plus compressé de l’histoire.

La diffusion de la croissance a été progressive mais assez générale en Asie dans les pays qui ne pratiquaient pas l’isolement. Le décollage des NPI est suivi dans les années 1980 par l’émergence de l’Indonésie, de la Malaisie, de la Thaïlande, puis, au cours des deux décennies suivantes, par la croissance de la Chine, du Vietnam et de l’Inde. Même un pays marqué par la destruction et la corruption comme le Cambodge bénéficie d’une croissance très forte à partir du milieu des années 1990, tirée par un environnement régional stable et dynamique. Cette croissance économique s’est accompagnée d’une amélioration des indicateurs de développement humain des pays d’Asie, qui se situent désormais aux premiers rangs du monde en développement.

Page 123: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

123

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

Le dynamisme de la région a longtemps surpris. Il n’était pas prévu par les experts et contredisait la plupart de leurs prévisions. Dans les années 1960, l’Asie pessimisme faisait l’unanimité. Ensuite, le Tiers monde, globalement, est considéré « dans l’impasse » 1 car, d’une part, il serait submergé par la marée démographique et, d’autre part, il serait incapable de suivre l’accélération du progrès technique. À Séoul, les conseillers américains désespéraient de l’avenir de la Corée du Sud. Taiwan apparaît très fragile. Singapour, qui se sépare en 1965 de la Fédération de Malaisie, est considéré comme non-viable ; la Ville-État importe jusqu’à son eau. Lorsque Rosenstein Rodan publie en 1961 ses projections pour 66 pays à l’horizon 1976, il annonce qu’en Asie, l’Inde, la Birmanie et le Pakistan connaîtront une forte augmentation du revenu par habitant, deux à trois fois supérieure à celle de la Corée du Sud, de Taiwan ou de Singapour. Parmi les pays en développement, les champions annoncés du rattrapage se trouvent surtout en Amérique latine (Argentine, Colombie, Uruguay) et en Afrique (Angola, Ghana, Kenya, Nigeria…). Pourtant l’Asie de l’Est décolle. Irrespectueuse de la théorie, cette croissance décontenance les paradigmes traditionnels du développement, marxiste (l’inconcevable développement de la périphérie) comme orthodoxe (qui prévoit un avenir brillant aux grands pays abondant en matières premières). Cet embarras explique l’insistance sur la singularité, le caractère exceptionnel et non transférable des expériences de croissance rapide en Asie, qui est illustré par l’usage du terme de « miracle ». Après le « miracle » japonais, on évoque en effet les « miracles » de la Corée, de Taiwan, de Singapour, puis celui de l’Asie de l’Est en général, dans un ouvrage éponyme de la Banque mondiale (1993), qui n’intègre pourtant pas encore le décollage de la Chine ! Rare et, surtout, inexplicable, un miracle n’est pas reproductible et il est difficile d’en tirer des leçons, de politique économique par exemple. Chaque expérience ne relève que de sa propre histoire. Pour I. Sachs (1987) par exemple, « il n’y a pas de place pour de nouveaux Japon, ni pour une nouvelle bande des quatre, tellement est grande la vulnérabilité à laquelle s’exposent des pays fortement dépendants de l’accès aux marchés de pays industrialisés. Il est irresponsable de projeter la performance passée des nouveaux pays industriels […] et de la présenter comme modèle à suivre par d’autres pays

1 Le Tiers-Monde dans l’impasse, de Paul Bairoch. Le titre ne change pas entre la première édition de 1971 et la dernière de 1992 (Gallimard éd).

Page 124: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

124

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

en développement » 2. Pour Wade (1990), le succès des NPI ne semble pas reproductible car il a bénéficié d’une expansion du commerce mondial qui est terminée. Pourtant, actuellement, la petite Malaisie (25 millions d’habitants) exporte deux fois plus que l’ensemble de l’Afrique du Nord et la Chine, entrée à l’OMC en 2001, réalise plus de 10 % du commerce mondial.

Ainsi, les « miracles » se prolongent et se renouvellent en Asie. Ils contrastent avec les croissances plus lentes des autres régions en développement. Au cours des trois dernières décennies, la croissance a été près de trois fois plus rapide en Asie de l’Est qu’en Amérique latine ou en Afrique sub-saharienne 3. Ces dynamiques s’appuient sur l’expansion des investissements et des exportations manufacturières. À partir des NPI, l’orientation exportatrice de l’industrie se diffuse en Asie du Sud-Est dans les années 1980, puis en Chine. L’exportation exerce un puissant effet de levier sur la croissance, car elle permet de dépasser la contrainte de la taille du marché intérieur. Dès 1995, la production industrielle de la Thaïlande avait dépassé celle de l’Argentine et celle de la Corée dépasse désormais celle du Brésil ou de la France. L’essor des pays pauvres d’Asie de l’Est démontre qu’une trajectoire de rattrapage peut être amorcée, puis entretenue sur une longue durée, à partir de conditions initiales diverses. Il n’y a pas de fatalité du sous-développement, le Tiers monde n’est pas dans l’impasse ! (Judet 2005).

2 Dans L. Emmerij, Les politiques de développement et la crise des années 1980, OCDE 1987. Pour B. Cumings (1987) « Les succès de développement de Taiwan et de la Corée sont historiquement et régionalement spécifiques, et donc ne fournissent aucun modèle réellement adaptable pour d’autres pays en développement intéressés par une émulation » !

3 Croissance moyenne 1981-2012 : Asie de l’Est et Pacifique + 8,3 % ; Amérique latine + 2 ,7 % ; Afrique sub-saharienne + 3,1 % (données Banque mondiale).

Page 125: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

125

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

Les organisations internationales seront les premières à fournir une explication à vocation générique des politiques économiques et du cadre institutionnel à l’œuvre, en forgeant le modèle NPI. Selon ces institutions, le succès des NPI serait largement dû aux mesures de libéralisation économique prises au début des années 1960, qui auraient supprimé l’arbitraire de l’administration, laissé aux entreprises la liberté de choix d’investissement et neutralisé les incitations fiscales et douanières à la substitution aux importations. Dans cette interprétation, la croissance des NPI repose ainsi sur : (a) au niveau extérieur, sur un quasi libre-échange, comme le soutiennent entre autres Little ou Westphal 4 ; (b) au niveau intérieur, sur le respect des forces du marché, comme le résume Belassa : « L’expérience indique que les pays qui n’ont pas planifié ont eu de bien meilleures performances économiques que ceux qui ont compté sur des méthodes de planification. Les pays qui n’ont pas planifié incluent Taïwan, la Corée du Sud, Israël et le Brésil ; l’Inde

4 « La Corée offre un exemple presque classique d’une économie se conformant à son avantage comparatif et empochant les bénéfices prévus par la théorie économique » (Westphal 1982).

Tableau 1 : La croissance en Asie 1960-2012

Source : World Development Indicators Banque Mondiale, CHELEM-CEPII ; DGBAS pour Taiwan.* dollars constants de 1985 ; (1)1951-2011 ; (2) 1966- ; (3) 1985-2012 ; (4) 1994-2012 ; (5) fin en 2006

PIB par habitant

Multiplication du PIB/h*

Multiplication du PIB/h*

Croissance du PIB, %

1960 ($) 1960-1980 1980-2012 1961-2012

Corée 155 3,4 5,9 6,8Taiwan 164 4,7 4,6 7,4 (1)Hong Kong 429 4 3,2 5,8 (2)Singapour 395 4,2 3,6 7,8Chine 92 1,8 15,2 8,3Thaïlande 101 2,4 3,6 6,3Malaisie 299 2,3 2,9 6,8Indonésie 51 1,9 3,2 5,7Philippines 254 1,6 1,3 4,1Vietnam ns ns 4,9 nsCambodge 111 ns 3,4 ns

Page 126: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

126

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

a planifié » 5. Cette interprétation conforme aux canons de la théorie néoclassique et au paradigme libéral connaît une large diffusion via les canaux de prescription intellectuelle des grandes organisations internationales et les manuels de référence. C’est par exemple le cas de la présentation du succès des NPI dans le Handbook of Development Economics (1991), mais également de l’interprétation tres ambiguë proposée dans le manuel de référence en économie internationale de Krugman et Obsfeld 6. À une période où les débats sur les politiques de développement se durcissent, comme l’observe Hirschman, cette lecture permet à l’argumentaire néoclassique d’acquérir « une force de persuasion qu’il n’avait pas connue au même degré depuis de longues années » 7. Les NPI sont érigés en modèles de développement et les préceptes néoclassiques retrouvent une forte crédibité en diffusant vigoureusement l’idée que ces expériences sont reproductibles et qu’il s’agit de modèles pour les autres pays. Légitimées par le différentiel de croissance des NPI avec les autres pays du Sud, les politiques libérales de développement redeviennent dominantes. Elles s’imposent comme la recette incontournable du passage à l’économie de marché lorsque l’Europe de l’Est bascule dans la transition à partir de la fin des années 1980. Le « consensus de Washington » intègre et redéploie ce néolibéralisme pour le développement.

Cette interprétation de la réalité est tout à la fois superficielle et caricaturale. Les expériences de développement des NPI sont instrumentalisées pour s’insérer correctement dans le cadre théorique choisi. En longue période, la continuité et la domination des canons du libéralisme s’appuient sur cette tranquille assurance dogmatique qui se traduit par une relecture et une réinterprétation de l’histoire qui lui est favorable. On trouvait en effet au xixe siècle, sous la plume de Say ou de Smith par exemple, des lectures aussi partielles des expériences de développement de l’époque 8. Toutefois, au fur et à mesure que

5 B.Belassa, « The Export of Manufactures in Mexico and its Promotion Policies », World Bank working paper n° 113, 1979.

6 Voir par exemple, la 6e éd. (2003) de leur International Economics p. 688-689, ou la 7e éd. (2006) de la version française, économie internationale, p. 677-679.

7 A.O.Hirschman, L’économie comme science morale et politique, p. 61.8 List observait par exemple : « L’opinion de Say sur la toute-puissance

des individus et sur l’impuissance de l’État est exagérée jusqu’au ridicule. Ne pouvant se défendre d’admirer les efforts de Colbert pour

Page 127: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

127

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

la Corée ou Taiwan en se développant deviennent des enjeux commerciaux, leurs pratiques protectionnistes apparaissent au grand jour, et les frictions commerciales entre ces pays et les États-Unis se multiplient. Simultanément, les fondements de l’élémentaire présentation libérale 9 sont sapés par plusieurs études qui analysent en profondeur le contenu des politiques mises en œuvre : Gold (1986) et Wade (1990) pour Taiwan, Luedde Neurath (1986) et Amsden (1989) pour la Corée. Ces travaux montrent que non seulement ces marchés ont été protégés, mais aussi que la protection commerciale n’est qu’un des domaines d’intervention des États, et que ceux-ci mènent des politiques industrielles et financières actives et précises, n’hésitant pas à manipuler les prix pour orienter les investissements et à cibler tant les produits à fabriquer que les entrepreneurs responsables de ces productions (à l’exception de Hong Kong).

Aujourd’hui, plus personne ne nie l’intervention de l’État dans l’industrialisation et le développement des NPI. Étonnante pirouette en forme d’hara-kiri, ceux qui avaient ignoré ce rôle suggèrent maintenant que les NPI, de même que le Japon, auraient réalisé des performances économiques supérieures si l’État n’était pas intervenu 10. Ainsi la croissance ne serait plus due à l’absence d’État, suivant la présentation des années 1970-1980, mais se serait réalisée en dépit de son intervention ! Il n’existe cependant pas d’exemple réel qui conforterait cette ligne désespérée d’arguments contre-factuels ; aucun pays n’ayant connu dans l’histoire une croissance forte aussi durable que les NPI, à part… la Chine, qui s’est inspirée des NPI ! Le rôle de l’État ne pouvant pas sérieusement être ignoré, la sauvegarde

l’éducation industrielle de la nation, il s’écrie : “À peine eut-on pu espérer autant de la sagesse et de l’intérêt personnel des particuliers eux-mêmes”. » (List, Le système national d’économie politique, Capelle, Paris, 1857, p 480).

9 Produite par des experts qui ne séjournaient que pendant un temps très limité. Car, comme le reconnaissait l’un deux, « au-delà de trois jours, les choses deviennent confuses » (cité dans Wade 1990).

10 « On n’a jamais pu trancher la question de savoir si c’est grâce à ces interventions ou malgré elles que des pays comme la Corée, dont la politique commerciale ne favorise pas plus les activités de substitution aux importations que les activités d’exportation, et qui intervient dans certaines branches spécifiques, ont réussi » (Banque mondiale 1987). Dans la même perspective, voir : Banque mondiale, The Growth Report, Strategies for Sustained Growth and Inclusive Development, 2008.

Page 128: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

128

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

du message libéral à sa confrontation avec le développement asiatique passe désormais par le scénario des politiques « market-friendly », construit par la Banque mondiale à l’occasion de la publication de son rapport sur le miracle de l’Asie de l’Est 11. Selon cette thèse, si l’État est intervenu, c’est dans le sens du soutien aux mécanismes du marché, raison qui explique que ces politiques aient réussi. Cette thèse cataplasme souffre cependant d’incohérences majeures 12.

Surtout, éluder ainsi le débat conduit à escamoter la principale question que posent les expériences de ces pays aux politiques de développement : en quoi le rôle de l’État en Asie est-il distinct, par ses objectifs et ses modalités d’intervention, de celui constaté ailleurs dans le monde en développement et comment se différencie-t-il à l’intérieur de l’Asie ?

L’état développeur en AsieKuznets (1988) fut l’un des premiers à souligner le paradoxe

asiatique, où un niveau élevé d’intervention de l’État s’accompagne d’un niveau de dépenses publiques assez bas. En effet, le poids de l’État est modeste dans la plupart des économies de la région. Les entreprises publiques sont peu nombreuses et jouent un rôle modéré, à l’exception du monde chinois (dont Taiwan initialement) et du Vietnam. Les dépenses budgétaires sont restées contenues. Cependant, ces indicateurs ne donnent pas une vision réaliste du rôle des États dans ces économies, qui envoient des instructions sur les productions à réaliser, manipulent les prix et créent des incitations en fonction d’objectifs précis. Les États disposent en Asie d’une large capacité d’intervention. Pour clarifier le rôle de l’État en Asie et expliquer ce paradoxe – la coexistence entre une économie de marché et un État interventionniste –, Chalmers Johnson (1982) a proposé la notion d’État développeur, le

11 The East Asian Miracle : Economic Growth and Public Policy, Oxford University Press 1993.

12 Dès l’avant-propos de l’ouvrage, le président de la Banque mondiale annonce : « Les huit économies étudiées ont utilisé des combinaisons de politiques très différentes […]. Donc il n’y a pas un modèle de développement est-asiatique. » Il poursuit, un peu plus loin, « Les auteurs concluent que la croissance rapide dans chaque économie est due premièrement à la mise en œuvre d’un ensemble commun de politiques économiques market-friendly […]. » C’est nous qui soulignons.

Page 129: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

129

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

« Capitalist Development State », qu’il a élaborée en s’inspirant de l’expérience japonaise de 1952 à 1975. Il a ensuite lui-même appliqué cette notion féconde aux cas de la Corée et de Taiwan et il a été étendu à d’autres pays d’Asie, voire au-delà.

Les propriétés des états développeurs d’Asie

La première caractéristique commune aux États développeurs est leur autonomie vis-à-vis du secteur privé. Ce sont des États « forts » au sens de Myrdal (1976), c’est-à-dire capables de définir des choix stratégiques et de réaliser les mesures correspondantes, résistant aux lobbies menacés ou opposés à ces changements. Cette capacité de mise en œuvre des décisions constitue l’une des grandes différences entre les États interventionnistes des NPI et ceux d’Amérique latine ou d’Afrique. Elle conditionne la croissance rapide, car celle-ci commande d’impulser un changement accéléré des structures économiques, qui peut avoir des conséquences douloureuses pour les secteurs en déclin. L’indépendance et l’autorité de l’État sont en partie le résultat de circonstances historiques particulières. Au Japon, à Taiwan, comme en Corée, les réformes agraires ont détruit l’influence des anciennes élites de propriétaires fonciers et l’appui américain a consolidé le pouvoir des nouveaux gouvernements. Au Japon et en Corée, la guerre et la reconstruction ont renforcé le rôle de l’État dans l’orientation des investissements. À Singapour, le gouvernement apparaît dès la création de la ville-État comme le seul garant de la cohésion économique et sociale. Plus récemment, le rôle directeur de l’État en Chine ou au Vietnam ne peut pas être contesté par un secteur privé qui est coincé entre un vaste secteur public et une pléthore d’entreprises étrangères, dans un contexte de monopole politique. Dans les économies « libérales », l’autorité de l’État s’accompagne également souvent de pouvoirs stables. Le régime Park en Corée (1961-1979), celui du Kuomintang à Taiwan, l’administration Mahatir en Malaisie (1981-2003) ou celle de Suharto en Indonésie (1965-1997) ont concentré les pouvoirs pendant une longue période. Si cette stabilité a consolidé la position de l’État vis-à-vis du secteur privé, et explique qu’il ait pu œuvrer pour l’intérêt général, sa légitimité ne provient pas des urnes mais de sa capacité à promouvoir la prospérité économique. La compétence économique doit suppléer l’absence d’adhésion politique.

Cette combinaison d’autorité et d’intervention est exercée par une bureaucratie professionnelle, souvent compétente et assez indépendante. On observe une séparation entre direction politique

Page 130: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

130

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

et gestion économique, dont les modalités précises (répartition des rôles) varient, mais qui n’est pas fondamentalement différente entre les pays socialistes (Chine, Vietnam) et capitalistes de la région. La bureaucratie économique constitue en général une élite, recrutée et promue sur des critères méritocratiques, qui bénéficient de salaires comparables à ceux du secteur privé, mais qui dispose d’un pouvoir et d’un prestige supérieurs. Bien qu’elle soit instable et rarement complète, la dissociation entre la direction politique et l’administration de l’économie permet d’inscrire la politique économique dans le long terme. Ces systèmes administratifs ne sont pas parfaits et il existe de nombreux exemples de corruption. Mais ils disposent d’un pouvoir effectif d’orientation du secteur privé qui passe par l’imposition de critères de performance stricts.

La troisième caractéristique de l’État développeur est de fixer des objectifs économiques précis, et généralement ambitieux, inscrits dans une démarche planifiée, mais qui doivent être atteints par le secteur privé. Les États developpeurs d’Asie dépendent à un degré élevé de la coopération public/privé entre «les gestionnaires de l’état et les gestionnaires des entreprises » (Johnson). L’une des principales force de ce modèle institutionnel réside dans cette collaboration entre la bureaucratie et les entreprises. Les fonctionnaires n’essaient pas d’obtenir un contrôle absolu sur les entreprises, mais cherchent à guider l’économie en les utilisant comme des relais et des antennes. L’État ne donne pas des ordres, mais il influence les entreprises à travers des recommandations et des incitations. Ces recommandations sont informelles, rarement écrites et parfois équivoques. Elles ne sont ni de nature coercitive ni de nature législative, mais au contraire informelles, rarement écrites et parfois équivoques. Les entreprises qui répondent à ces signaux de l’administration obtiennent divers avantages, essentiels pour leur croissance. Ce fonctionnement exige que des contacts réguliers soient maintenus entre l’administration et les entreprises. Si les relations sont partout étroites, les modalités de coopération et les rapports de force État/secteur privé sont spécifiques à chaque pays.

Une politique macro-économique relativement conservatrice, sans pour autant être orthodoxe, constitue une quatrième caractéristique fréquente en Asie. Une gestion budgétaire prudente, un endettement public mesuré dans la plupart des cas et une inflation modérée en sont les traits principaux. Cette solidité du cadre macro-économique diminue la vulnérabilité aux changements de conjoncture et le caractère cyclique de la croissance. Un faible niveau de dette publique renforce la capacité

Page 131: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

131

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

d’absorbtion des chocs et constitue une forme de bien public car les dépenses publiques peuvent facilement être augmentées si nécessaire. La prudence budgétaire s’accompagne de politiques de change offensives et d’une généralisation des sous-évaluations compétitives ; actuellement en Chine, comme auparavant au Japon, en Corée ou même à Taiwan.

La matrice du modèle

Les principaux éléments constitutifs de ces modèles de développement proviennent d’une matrice commune. La Chine et la Malaisie contemporaine s’inspirent explicitement des expériences de Taiwan et de la Corée du Sud, qui eux-mêmes avaient pour modèle le Japon, pays qui avait copié sa stratégie de développement et certaines institutions économiques sur celles de l’Allemagne du xixe siècle. Ce modèle de rattrapage est donc aussi ancien que la question de l’industrialisation tardive, apparue aussitôt que le leadership de l’Angleterre devient contesté au milieu du xixe siècle. Ses antécédents et les continuités historiques sont exposés en détail dans les travaux d’Amsden (2001), de Chang (2002) ou de Studwell (2013). L’État développeur asiatique est historiquement enraciné dans le succès de l’expérience allemande de la fin du xixe siècle, via son adaptation par le Japon de Meiji, qui le diffusera ensuite dans la région. À partir de cette matrice allemande, ce modèle de rattrapage s’est modifié. S’il a été adapté aux changements de l’environnement économique et aux chocs de différentes natures, il a surtout été modifié par les expériences et observations accumulées qui ont alimenté un processus d’apprentissage institutionnel dont bénéficient les États Développeurs les plus tardifs. Actuellement par exemple, la farouche résistance de la Chine à réévaluer son taux de change se fonde en partie sur le constat des conséquences de la réévaluation du yen (« endaka ») au Japon et des deux décennies de stagnation qui ont suivi ; la prudence chinoise dans l’ouverture financière repose également sur l’observation des dégâts des libéralisations hasardeuses des balances des capitaux en Asie du Sud-Est et en Corée il y a vingt ans qui ont conduit à la crise financière de 1997.

Par ailleurs, l’État en Asie n’est pas monolithique et les différentes caractéristiques présentées ci-dessus sont plus ou moins marquées selon les pays. Une distinction fréquente s’appuie sur les différents degrés d’indépendance et la qualité variable de la bureaucratie économique. Elle suggère de distinguer un modèle « Asie du Nord-Est », où dominent des mécanismes

Page 132: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

132

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

de décisions économiques autonomes, d’un modèle « Asie du Sud-Est » où l’administration est plus soumise aux infuences ; Singapour, le Vietnam et la Chine appartiennent alors au modèle « Nord-Est ». Les pratiques sont en effet contrastées. En Thaïlande par exemple, la fragmentation bureaucratique et l’instabilité politique réduisent l’influence du gouvernement face aux groupes locaux et aux filiales d’entreprises étrangères. Disposant d’une capacité de planification limitée, l’État thaïlandais n’apparaît pas comme particulièrement fort. Cependant, dans ce pays, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est à l’exception des Philippines, les gouvernements sont intervenus de plusieurs manières pour faciliter et accélérer la croissance de l’industrie et des exportations. En Malaisie, en Thaïlande et en Indonésie, ils ont été capables de définir et de mettre en œuvre des politiques économiques suffisamment cohérentes dans la durée et de prendre des mesures adaptées lors des chocs exogènes. Par la qualité de leur gestion macro-économique et les arrangements institutionnels destinés à la promotion de l’industrie, les États de ces pays d’Asie du Sud-Est ressemblent donc plus aux État sDéveloppeurs de la Corée ou de Taiwan qu’à ceux des autres pays en développement.

Le carré magique de la politique industrielleSi elles n’ont pas partout connu le même succès, les

politiques industrielles ont été plus cohérentes et ont eu un meilleur rendement en Asie de l’Est que dans les autres régions en développement, notamment qu’en Amérique latine. Cette meilleure efficacité de la politique industrielle est la conséquence de configurations institutionnelles particulières - l’existence d’administrations autonomes et d’États « forts » - et de l’intégration de la politique commerciale et de la politique industrielle. Dans ce modèle de rattrapage, le soutien et la protection des entreprises nationales s’accompagnent de leur orientation, plus ou moins impérative, à l’exportation. Cette combinaison caractérise le modèle d’industrialisation en Asie et le distingue des stratégies suivies ailleurs. Il est mis en œuvre en s’appuyant sur des dispositifs institutionnels qui, bien que propres à chaque pays et d’efficacité variable, comprennent quatre types d’instruments :– Une agence ou institution centrale en charge de la définition des objectifs (ciblage) ;– Le contrôle du système financier ou une influence sur l’allocation des financements ;– Une incitation et/ou une contrainte d’exportation ;

Page 133: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

133

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

– Des mesures de protection commerciale et d’appui au développement technique.

Agences de développement et pilotage économique

L’État « gouverne » le marché, de manière spécifique dans chaque pays, par le biais d’une ou plusieurs administrations clés qui assurent des fonctions de pilotage de l’industrialisation et du développement. De la position hiérarchique dans l’appareil d’État et du pouvoir de ces agences de pilotage dépendent le niveau de cohérence de la politique industrielle ainsi que le degré d’intervention, qui varie de la planification impérative à un soutien plus horizontal. Ce pouvoir est souvent lié à leur proximité avec l’administration du budget, qui contrôle l’usage des moyens financiers de l’État. Le ciblage industriel s’organise à ce niveau ; il s’appuie de manière forte sur des échanges et une coopération entre l’administration et le secteur privé.

Le rôle du ministère du Commerce international et de l’industrie, le célèbre MITI, dans la politique industrielle et la mise en œuvre de la coopération public-privé au Japon a été abondamment décrit, notamment par C. Johnson (1982), dans son ouvrage éponyme 13. Après guerre, son rôle central d’impulsion et de coordination est constaté par tous les observateurs : « Le ministère met en œuvre un montant extraordinaire de consultations, de conseils, de persuasions et de menaces. Dans les bureaux du MITI prolifèrent les cibles sectorielles et les plans, ils débattent, réfléchissent, exhortent […] Les entreprises prennent peu de décisions sans consulter l’autorité appropriée ; c’est le cas également dans l’autre sens. Le ministère dispose de 300 comités de consultation pour cela. » (Allen 1980, p 116). Le modèle japonais sera une source d’inspiration régionale. Cependant, c’est en Corée que le pouvoir de la bureaucratie économique sur le marché a été le plus puissant et le plus concentré pendant la phase de rattrapage. Le ministère du Plan, l’Economic Planning Board ou EPB, va concentrer l’essentiel du pouvoir économique de l’État à partir de 1963. Ses fonctions couvrent les statistiques, l’élaboration du plan et le contrôle du budget, de l’aide et des investissements étrangers ; activités qui d’habitude sont sous la tutelle du ministère des Finances, pas sous celle du Plan. Le

13 Dont le titre complet est tout un programme : MITI and the Japanese Miracle. The growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford University Press, 1982.

Page 134: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

134

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

ministre de l’EPB devient deputy Prime Minister ; il coiffe tous les ministres sectoriels et l’EPB recrute les jeunes diplomés les plus brillants, attirés par des salaires assez élevés et, surtout, par le prestige et le pouvoir de cette puissante administration. L’EPB sera donc en charge simultanément de la planification du développement et de la mise en œuvre des plans.

Alors qu’en Corée, l’intervention de l’État se déroule suivant un principe hiérarchique qui part de l’EPB vers l’industrie, via notamment le rôle prédominant des grands groupes privés, à Taiwan, la politique industrielle a un rôle de support autant que d’orientation et est de nature plus systémique. L’agence de pilotage économique est le Council for Economic Planning and Developement (CEPD). Il est directement lié au Cabinet du Premier ministre, mais ne dispose d’aucune autorité administrative. Cependant, l’expertise de ces 300 fonctionnaires est reconnue et leurs avis font autorité. Ils sont chargés du suivi de la conjoncture, de l’élaboration du plan et de l’évaluation des grands projets des entreprises d’État. Le dispositif s’appuie sur une deuxième institution clé, l’Industrial Development Bureau (IDB), au sein du ministère de l’Économie, qui est plus directement responsable de la politique industrielle. Plus proche des milieux industriels, ses attributions couvrent non seulement la politique industrielle ,mais également la politique commerciale et la promotion des investissements. De la même manière qu’en Corée le ministère du Commerce et de l’Industrie (MTI) est plus protectionniste que l’EPB, à Taiwan, l’IDB est plus interventionniste et nationaliste que le CEPD et moins libéral que le ministère des Finances. Des divergences et des tensions existent entre les éléments du dispositif de promotion industrielle, ce qui, dans ces deux pays contribue plutôt à favoriser le pragmatisme. Si l’articulation et la coordination entre l’administration et le secteur privé utilisent des canaux spécifiques, hiérarchie industrielle d’abord en Corée et associations professionnelles surtout à Taiwan, cette coopération est particulièrement effective dans les deux pays.

Comparativement, en Asie du Sud-Est, l’administration du pilotage économique apparaît plus fragmentée et moins coordonnée ; la coopération avec le secteur privé, en particulier, est moins efficace. En Thaïlande, le National Economic Social Development Board (NESDB) et la Banque de Thaïlande (BOT) sont les principaux lieux de l’administration économique depuis 1945. Le NESDB, qui a le même rang hiérarchique que les autres ministères, a une fonction d’expertise et de régulation plutôt que d’intervention ; il évalue les projets déposés par les autres ministères. Le Board of Investment (BOI) du ministère de l’Industrie

Page 135: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

135

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

est plus directement en charge du développement industriel, mais les incitations qu’il propose combinent des objectifs de politique industrielle et d’aménagement du territoire parfois divergents. Institution indépendante et prestigieuse, la Banque de Thaïlande, dont le statut est inspiré de celui de la Banque d’Angleterre, est un acteur structurant du développement économique du pays. Dans la Malaisie multi-ethnique, la politique de développement est conditionnée à partir de 1969 par l’objectif de restructuration de la société, la New Economic Policy (NEP), qui organise une discrimination positive au profit des Bumiputras, les Malais d’origine, et leur promotion économique. Les grandes mesures de politique industrielle sont indissociables de cet axe.

Si la Chine planifie son développement depuis le premier plan quinquennal de 1953, elle ne pratique une politique industrielle inspirée de ses voisins, le Japon et la Corée, que depuis le début des années 1990. Les objectifs et les principaux instruments sont similaires (ciblage sectoriel, choix des entreprises et promotion des « champions » nationaux, ouverture sélective, subventions) et la principale différence est l’ouverture aux firmes étrangères. Les critères et les secteurs stratégiques sont définis par la National Development and Reform Commission (NDRC), qui a succédé au Ministère du Plan. Le ciblage industriel constitue l’une des principales raisons d’être de ces agences de pilotage. La Chine le pratique désormais à grande échelle en « choisissant des vainqueurs » parmi les entreprises d’État. Le 9e plan (1996-2001) a donné la priorité aux « industries piliers » – matériaux de construction, secteur pétrolier et construction automobile – et à l’ajustement du textile, de la sidérurgie et de l’industrie du charbon pour réduire les surcapacités. C’est au cours de ce plan que les « high tech » sont devenus prioritaires. En Corée, le ciblage a été particulièrement explicite. Le régime du Genéral Park Chung Hee était convaincu des vertus de la planification dans la tradition japonaise. Ancien officier dans l’armée impériale, il avait vécu en Mandchourie la mise en œuvre d’un plan quinquennal donnant la priorité à l’industrie et à la valorisation des ressources. Le textile, la sidérurgie, l’industrie des machines, la construction navale, la construction automobile, la pétrochimie, l’électronique ont été successivement des industries prioritaires. L’État a systématiquement privilégié les économies d’échelle en incitant la construction de sites qui se situent de par leur taille parmi les plus grands dans le monde (sidérurgie, grosse construction mécanique, construction navale). Ce ciblage a concerné non seulement les secteurs, mais également les entreprises. La politique industrielle a choisi et même « fabriqué » des vainqueurs

Page 136: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

136

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

en soutenant et en stimulant la croissance d’un petit nombre d’entreprises qui sont devenues des groupes diversifiés géants, les chæbols.

À Taiwan, si le ciblage a été moins systématique, le schéma directeur était qu’à chaque étape du développement correspond une industrie motrice susceptible d’avoir des effets d’entraînement sur l’ensemble de l’économie. L’État a commencé par la promotion de l’industrie textile en confiant à certains entrepreneurs la transformation de la matière première qu’il leur vendait et qu’il leur rachetait une fois transformée, à l’instar du système du « putting out » de l’Angleterre du xixe siècle. Ainsi, plusieurs grandes entreprises de filature et de tissage taiwanaises n’ont pas eu à se soucier de maîtriser les segments en amont et en aval de la production. Ces entreprises ont ensuite acquis une autonomie de gestion et ce n’est que plus tard qu’elles ont été confrontées à la concurrence internationale. Cette approche de nurseries d’entreprises sera déclinée ensuite sous la forme de fourniture d’inputs technologiques aux industriels confrontés à des barrières techniques (ordinateurs portables ; machines-outils à commande numérique). En Thaïlande, par contre, l’État a toujours hésité à s’engager dans des pratiques de ciblage industriel, même s’il dispose d’une capacité d’intervention à travers le BOI. La Malaisie a mené une politique plus cohérente de promotion sectorielle, notamment dans le secteur automobile. Mais le ciblage ne s’est pas traduit par de l’efficacité en raison de la faiblesse des critères de performances (cf. infra). L’Indonésie, fugace constructeur aéronautique dans les années 1980, a connu la même combinaison néfaste de plans sectoriels directifs sans contrainte suffisante de performances.

Le contrôle du système financier

La puissance du modèle de développement asiatique repose sur la capacité de mobilisation par l’État, directe (Corée, Chine, Malaisie, Singapour) ou indirecte (Japon, Hongkong), de ressources financières rares vers le financement de l’industrialisation, c’est-à-dire le financement de projets d’investissements industriels au rendement faible, en tout cas à court terme. La canalisation de ces financements a été la plus efficace lorsque l’État contrôlait le système bancaire, en Chine et au Vietnam, bien sûr, et également en Corée. Dans ces pays ,l’orientation du crédit bancaire vers les secteurs et les projets ciblés par l’État a représenté un puissant outil de mise en œuvre de la politique industrielle. Cet instrument était d’autant plus

Page 137: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

137

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

puissant que les sources de financement alternatives étaient rares ou inexistantes. À l’exception de Hong Kong et de Singapour, les marchés financiers intérieurs sont restés longtemps sous-développés et l’accès au financement extérieur était restreint, en raison du peu d’attractivité financière de pays qui apparaissaient instables et qui menaient des politiques généralisées de fermeture ou de filtrage des investissement étrangers. Le système bancaire a ainsi joué le rôle de courroie de transmission de la politique industrielle, en canalisant l’épargne intérieure, et parfois étrangère, vers l’investissement privé. Le recours à l’endettement a financé l’essor de l’investissement et la croissance industrielle. En l’orientant ou en choisissant les projets, l’État assumait en partie la décision stratégique d’investissement. En contrepartie, parce que les projets sont financés par le recours au crédit, le risque d’investissement est partiellement socialisé. Ce pilotage de la finance vers l’investissement industriel a permis d’accélérer l’industrialisation et l’expansion des groupes industriels. Ce dispositif s’accompagne d’une répression financière des ménages sous la forme d’une rémunération de leur épargne très faible voire négative. Deuxième corollaire, chez les champions de l’industrialisation rapide, le secteur financier reste archaïque et déconnecté de la finance moderne ; leur talon d’Achille. En effet, l’allocation du crédit n’exige pas de compétences particulières en termes d’évaluation de projets ou de gestion des risques, lorsque les projets sont pilotés et implicitement garantis par les États.

En Corée et à Taiwan la finance était au service de l’économie. Ces deux pays ont étroitement surveillé leur système bancaire et les mouvements de capitaux. À Taiwan, le système bancaire était directement sous le contrôle de l’État et, en dépit d’un surplus courant structurel et de réserves de change considérables, le gouvernement a pratiqué le contrôle des changes jusqu’à la fin des années 1980 et a continué ensuite à limiter l’entrée des investissements de portefeuille. En Corée, le régime Park Chung Hee a placé la banque centrale (Bank of Korea) sous la tutelle du ministère des Finances et a pris une participation majoritaire dans le capital des grandes banques commerciales au début des années 1960. L’allocation du crédit bancaire, souvent à taux préférentiels, est dès lors devenue l’instrument privilégié de conduite de la politique industrielle. Pendant la période d’industrialisation lourde, une entreprise qui s’engageait dans un secteur prioritaire finançait seulement 20 % du projet sur ses fonds propres et obtenait le complément de l’État, directement ou par l’intermédiaire des banques. Ce processus de financement a permis de faire décoller le taux d’investissement

Page 138: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

138

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

du pays et aux chæbols d’élargir rapidement leurs activités sans diluer leur capital, mais au prix d’une fragilisation de leur structure financière : le rapport des dettes aux fonds propres pour la moyenne des dix principaux chæbols passe de 3,4 en 1970 à 5,4 en 1983. La recette avait précédemment été suivie au Japon, où le levier de la dette avait permis d’accélérer le rattrapage dans l’industrie automobile ; le ratio d’endettement de Nissan ou Honda était respectivement de 4,5 et 7,8 au milieu des années 1960. En comparaison, en Asie du Sud-Est les systèmes bancaires ont moins été soumis aux objectifs de développement. L’allocation du crédit n’y est pas liée à la politique industrielle et aux performances à l’exportation. La séparation entre le secteur industriel et commercial, d’une part, et les activités financières, d’autre part, est moins systématique et certains groupes pouvaient financer leur investissement avec l’épargne collectée par leurs propres banques ; ce qui a conduit à plusieurs faillites bancaires, aux Philippines par exemple. De manière générale, les banques commerciales étaient plus indépendantes et offraient souvent de meilleurs rendements financiers dans les pays où, par ailleurs, le processus de développement était moins performant, comme les Philippines, l’Indonésie ou la Thaïlande. La pratique chinoise s’inspire par contre du Japon et des NPI. En effet, en Chine, les banques d’État sont des instruments de la politique industrielle.

En Asie du Nord-Est, l’orientation par l’État des crédits bancaires vers des acteurs ou des projets spécifiques n’a pas été une pratique exempte de défauts. En Corée, au Japon, en Chine, au Vietnam… de nombreux dérapages et gaspillages ont eu lieu, liés à la corruption, au népotisme ou, plus simplement, à l’incompétence et ils se sont traduits par le financement de projets irréalistes. Si ces pays n’ont pas totalement échappé à la construction d’éléphants blancs, ils ont été plus rares qu’ailleurs car le ciblage et le soutien public se sont accompagnés de mesures correctives. Dans la plupart des cas, plusieurs entreprises en concurrence étaient soutenues, ce qui limitait les pratiques de rentes. Surtout, en Asie du Nord-Est, les entreprises étaient soumises à des critères de performance assez strict, en priorité à l’exportation, dont le respect conditionnait leur financement. La « discipline des exportations » était en comparaison beaucoup plus douce en Asie du Sud-Est.

La discipline des exportations

Habituellement, plus un secteur est protégé, moins il est performant à l’exportation. En Corée, on constate pourtant une

Page 139: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

139

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

absence de corrélation entre le taux nominal de protection et la croissance des exportations. Ce résultat paradoxal s’explique car il n’y avait pas un marché, mais des marchés, aux conditions de concurrence et de rentabilité très différentes. L’État a favorisé cette dissociation pour permettre aux entreprises de compenser leurs pertes sur les marchés extérieurs par des surprofits sur le marché intérieur. Dans le cas de l’électronique, la Banque mondiale avait par exemple calculé au début des années 1970 que le coût en won, la monnaie coréenne, d’un dollar gagné à l’exportation était quatre fois supérieur à celui d’un dollar obtenu par substitution aux importations. Avec de tels prix relatifs, pourquoi exporter ? En fait, les entreprises n’avaient pas le choix. En Corée, l’orientation à l’exportation était particulièrement impérative ; l’exportation conditionnait l’accès aux ressources financières et aux importations.

Les NPI ont combiné la promotion des exportations à la substitution aux importations pour accélérer la croissance industrielle et le rattrapage dès la fin des années 1960. Si elle s’inspirait de l’exemple japonais, cette stratégie était particulièrement originale dans un monde en développement qui ne jurait alors que par l’appui sur le marché intérieur. Depuis, cette orientation exportatrice est devenue la règle. Elle permet d’accélérer l’engagement de l’industrie dans la production de masse de produits plus sophistiqués, sans être contrainte ou ralentie par la petite taille du marché national. La Corée deviendra un grand producteur automobile dès les années 1980, alors que les ménages coréens sont encore peu nombreux à pouvoir acquérir une voiture, en exportant en Amérique du Nord. De même, Taiwan devient un des principaux producteurs mondiaux de machines-outils au début des années 1990 ; son marché intérieur est déjà saturé, mais les deux tiers de la production sont destinés à l’export. À la même période, son industrie électronique conquiert la première place mondiale pour les ordinateurs portables, en suivant la même recette. En second lieu, l’orientation à l’exportation révèle objectivement les performances des entreprises et des secteurs, car sur les marchés extérieurs, ils sont confrontés à une concurrence intense, quels que soient le confort et les protections dont ils bénéficient sur le marché intérieur. Le critère d’exportation distingue ainsi, de fait, les entreprises les plus efficaces et, lorsqu’il conditionne le soutien de l’État, il permet de cibler les meilleures entreprises et de sanctionner celles qui ne sont pas performantes. Un des principaux risques des politiques de ciblage industriel – celui de soutenir des secteurs ou des entreprises inefficaces – est ainsi

Page 140: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

140

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

atténué. Quand ce mécanisme fonctionne bien, il produit une convergence entre la réduction de la contrainte extérieure, au niveau macro, et l’amélioration de la compétitivité des producteurs nationaux, au niveau micro.

Dans le Japon d’après-guerre, le MITI incita les grandes entreprises à développer leurs exportations en utilisant différentes mesures, comme l’allocation de devises qui permettait d’importer des équipements (« export-import link ») ou des exemptions d’impôts sur les revenus des exportations. Contraire aux règles de l’accord GATT, cet avantage fiscal fut retiré en 1964 sous la pression extérieure et remplacé par un mécanisme d’amortissement indexé sur les exportations, qui avait le même effet. On retrouve actuellement une même capacité d’adaptation de la politique industrielle aux règles du commerce international en Chine. À Taiwan, la transition vers l’exportation a débuté dès la fin des années 1950 et en Corée, la promotion des exportations a commencé après les réformes de 1962-1964. Celles-ci ont placé les exportateurs en situation de libre-échange, mais elles n’ont pas été accompagnées d’une ouverture du marché intérieur ou de l’instauration d’un régime commercial neutre. Dans les deux pays, des dévaluations massives ont d’abord été réalisées, puis des mesures de soutien plus directes aux exportations furent prises. En Corée, les entreprises exportatrices bénéficiaient de crédits abondants et subventionnés. Alors que, pour favoriser l’épargne, le taux d’intérêt bancaire est relevé à 26 % en 1965, le taux d’intérêt pour les exportateurs tombe à 6,5 %. Les exportateurs étaient « payés » pour emprunter ! (Studwell). Le système coréen de promotion des exportations est structuré autour de cette relation organique entre exportation et crédit : le volume des exportations d’une entreprise détermine sa capacité d’endettement et l’expansion des exportations est elle-même fonction des investissements réalisés qui, dans un contexte de pénurie de capitaux propres, dépendent des crédits. Ce système est à la base du différentiel de croissance entre entreprises et de l’expansion des grands conglomérats coréens, les chæbols. En effet, la taille des entreprises exportatrices augmente rapidement alors que celles qui n’exportent pas ou peu ne disposent pas du financement nécessaire à leur expansion. À Taiwan, les entrepreneurs étaient plus opportunistes que leurs homologues coréens et ils ont mieux répondu à l’avantage de coût procuré par la dévaluation, notamment dans les secteurs agro-alimentaires et intensifs en travail. Ils ont également bénéficié d’incitations particulières comme les export-import links, des avantages fiscaux et administratifs, ainsi que des crédits spéciaux pour les exportateurs jusqu’en 1992 (OCDE 1993).

Page 141: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

141

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

Comparativement, l’orientation exportatrice a été plus précoce en Asie du Sud-Est où les régimes coloniaux avaient favorisé les spécialisations primaires. À la fin des années 1950, le montant des exportations par tête au Vietnam était cinq fois celui de la Corée (1$ par habitant) et, respectivement, 12 et 15 fois plus élevé au Cambodge et en Thaïlande (Booth 1999). Ces exportations ont augmenté pendant les années 1960-1970, mais elles sont restées peu diversifiées et concentrées sur les produits primaires et agricoles. Par ailleurs, les mesures protectionnistes foisonnaient. En 1965, les exportations industrielles représentaient moins de 10 % du PIB en Malaisie et en Indonésie, et 14 % en Thaïlande, mais déjà 35 % du PIB à Taiwan. Pourtant les gouvernements de la région ont également mis en œuvre des plans de développement des exportations industrielles, qui comprenaient avantages fiscaux, mesures de soutien et interventions spécifiques. Mais ces politiques furent moins puissantes et moins efficaces que dans les NPI, notamment en raison d’une moindre capacité de mise en œuvre de l’administration. En particulier, la performance à l’exportation ne conditionnait pas l’accès au crédit : en Malaisie, le constructeur automobile national, Proton, s’est ainsi développé sans jamais percer sur les marchés extérieurs ; dans la plupart des pays, le contrôle de l’État sur la finance n’était pas suffisant pour véritablement contraindre l’accès des groupes au financement bancaire. Ces spécialisations primaires initiales ne perturberont pas l’expansion, à partir des années 1980, des investissements directs étrangers (IDE) dans l’industrie qui auront souvent une forte orientation exportatrice (textile et automobile en Thaïlande, électronique en Malaisie, etc.).

Si la Chine s’engage plus tardivement dans la promotion des exportations, ses pratiques ressemblent plus à celles des NPI et du Japon. La Chine pratique en particulier les subventions comme en Corée. Les règles (strictes !) de l’OMC les interdisent en théorie mais, de fait, elles n’ont pas vraiment représenté un obstacle aux mesures ciblées. Lors de son adhésion à l’OMC en 2001, l’État chinois a omis de déclarer ses programmes de subvention et cinq ans plus tard, il a notifié l’existence de 78 programmes sans fournir les éléments requis pour apprécier les montants en jeu. En outre, dans sa déclaration, il évoquait des subventions aux entreprises étrangères investissant dans les secteurs stratégiques en passant sous silence les subventions plus importantes au bénéfice des entreprises locales. En 2012, dans son rapport sur la politique commerciale chinoise, l’OMC écrivait « Le recours aux subventions et autres aides publiques semble tenir une place importante dans l’élaboration des politiques commerciales de la Chine. » (Haley 2013). Malgré le manque de transparence, des travaux ont également montré que l’État

Page 142: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

142

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

chinois jouait sur les différentiels de taxation pour inciter à l’exportation, de manière très similaire aux pratiques japonaises des années 1960 et 1970.

La comparaison des différentes expériences en Asie témoigne de l’absence de déterminisme entre, d’une part, l’ouverture initiale et, d’autre part, le développement industriel et la croissance des exportations. Au milieu des années 1960, aux Philippines, les exportations manufacturières représentaient près de 20 % du PIB, une part bien supérieure au reste de l’Asie en développement. Cependant, la suite de l’histoire montre que la nature des incitations et la capacité à les mettre en œuvre sont déterminantes dans l’orientation sur les marchés extérieurs et la diversification des exportations. Dans les NPI, les réformes des années 1960 ont incité les entreprises à investir davantage qu’elles ne l’auraient fait si elles avaient pu choisir librement entre le marché intérieur, petit mais protégé et profitable, et les marchés d’exportation, vastes mais concurrentiels. L’investissement a décollé et on peut à juste titre se demander si l’essor des exportations n’a pas été la conséquence de cette expansion industrielle plutôt que sa cause.

Protection commerciale et politique technologique

Dans son histoire longue de l’industrialisation tardive, Amsden (2001) estime qu’un seul pays s’est industrialisé en libre-échange, la Suisse14. Tous les autres ont eu recours à la protection pour développer l’industrie. Même la puissante Angleterre a recours, dès le xvie siècle, à des mesures de protection contre les importations pour soutenir ses fabriques de vêtements en laine. Les États-Unis indépendants, la France, puis la Prusse devenue l’Allemagne et, enfin, le Japon du Meiji puis de l’après-guerre élargissent et modernisent la panoplie du protectionnisme industriel, qui apparaît comme une condition nécessaire de l’industrialisation. À court terme, la protection engendre une baisse du revenu réel, dû au renchérissement des produits disponibles sur le marché intérieur. Mais seule la protection permet de développer les apprentissages et d’accumuler les compétences et les économies d’échelle qui, à long terme, permettent de transformer l’industrie « dans l’enfance » en une industrie compétitive. Cette condition a été abondamment

14 Certains auteurs ajoutent Hong Kong, mais ce n’est pas un État.

Page 143: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

143

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

soulignée par List, mais aussi par la plupart des économistes du développement, naturellement hétérodoxes.

Les stratégies des NPI se sont inscrites dans cette tradition. Elles peuvent être qualifiées de néomercantilisme, car la promotion des exportations s’est accompagnée d’une politique extrêmement protectionniste. Cette protection n’empêchait pas les importations, qui progresseront beaucoup, mais elle les filtrent ; dans les années 1980, plus de 90 % des importations coréennes sont ainsi des importations « productives : matières premières, demi-produits et composants, équipements. En Asie du Sud-Est, le niveau de protection est également élevé et augmente au cours des années 1970 (Thaïlande, Malaisie). En Thaïlande par exemple, la moyenne pondérée des droits de douanes effectivement appliqués est relativement faible (11,5 %), mais la dispersion des tarifs est très forte avec des « crêtes tarifaires » allant jusqu’à 231 %. Le degré de protection a considérablement diminué au cours des deux dernières décennies. Dans les NPI, la protection s’est également exercée vis-à-vis des investissements des multinationales. Contrairement à une idée répandue, la Corée et Taiwan n’ont pas été très ouverts aux investissements directs étrangers (IDE) et cette ouverture a été sélective. Les gouvernements ont contrôlé l’entrée des entreprises étrangères et les conditions d’investissement n’étaient pas libérales. Les IDE ont financé moins de 3 % des investissements industriels et, avant la crise financière asiatique, leurs montants cumulés dans le secteur manufacturier ne représentaient que 9 milliards de dollars en Corée (1962-1996) et 14 milliards de dollars à Taiwan (1952 à 1996). Les conditions d’investissement ont progressivement été assouplies au cours des années 1990 et sont devenues particulièrement libérales après la crise asiatique, en 1998. À Taiwan, même s’il n’a pas exigé une participation locale, le code des investissements a également donné la préférence aux joint-ventures et jusqu’en 1985, les investisseurs devaient respecter des clauses de performance. Comme en Corée, la libéralisation a commencé à la fin des années 1980 et s’est accélérée. L’Asie du Sud-Est, puis la Chine, sont plus ouvertes aux IDE, même si l’État intervient également pour réguler l’activité des filiales étrangères.

D’autres dispositifs et instruments ont été utilisés pour consolider la dynamique d’industrialisation. Ils comprennent notamment des mesures pour inciter les entreprises à accroître leur approvisionnement local (soutien aux PMI et aux sous-traitants), la fourniture d’inputs, d’énergie ou de matières premières à des conditions subventionnées. Complémentaire

Page 144: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

144

Doss

ier

jean-raphaël chaponnière, marc lautier

des principaux instruments présentés plus haut, la politique technologique constitue un domaine clé dont l’importance stratégique augmente depuis la fin des années 1980, et pour laquelle le modèle régional pourrait être Taiwan. Pour pallier le manque de moyens en R&D de la plupart des entreprises, l’État taiwanais a établi plusieurs grands instituts de recherche sectoriels. Leurs deux principales fonctions sont de développer de nouveaux produits ou technologies clés, puis de les diffuser auprès du secteur privé. Ce modèle d’articulation public-privé a séduit certains pays de l’ASEAN (corridor multimédia en Malaisie) et surtout la Chine, qui s’en est inspiré pour développer une politique technologique ambitieuse.

Conclusion : transition et adaptationLe modèle de l’État développeur est bousculé à partir de

la fin des années 1980 par trois transitions. En premier lieu, la croissance des entreprises, qui témoigne de son succès, leur permet de s’affranchir de certaines contraintes et modifie les rapports de force. Simultanément, la mondialisation réduit la souveraineté des politiques économiques alors que la progression, inégale, de la démocratie affaiblit l’autonomie bureaucratique. En Corée, le chiffre d’affaires de Samsung dépasse le budget de l’État dès 1985 et celui-ci perd progressivement le contrôle sur les investissements privés, au fur et à mesure de l’internationalisation des groupes et de leur financement. À Taiwan, l’État ne peut empêcher la progression spectaculaire des investissements industriels des PMI en Chine continentale, malgré la vulnérabilité économique qu’ils entraînent. En Thaïlande, les entrepreneurs entrent, avec succès, en politique et déstabilisent l’ordre institutionnel ancien. En Malaisie, le long magistère politique de Mahatir et de son parti est de plus en plus contesté. La crise financière qui se déclenche en Asie en juillet 1997 expose, et même surexpose, les discordances entre les modèles asiatiques et les nouvelles contraintes de l’intégration internationale. Ce choc ne provoquera pourtant pas la dissolution de ce modèle de rattrapage, ni son alignement sur les standards de gouvernance anglo-saxons, mais il imposera sa réforme et son renouvellement dans des formes plus adaptées ; une adaptation et une modernisation que la Chine poursuit actuellement.

Page 145: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

145

Dossier

le modèle de développement de l’asie de l’est

Références– Allen GC. (1980), Japan’s Economic Policy, MacMillan.– Amsden A. (1989), Asia’s Next Giant : South Korea and Late Industrialization, Oxford University Press.– Booth A. (1999), “Initial Conditions and Miraculous Growth : Why is South East Asia Different From Taiwan and South Korea ?”, World Development, vol. 27, n° 2.– Chang, H. J. (2002), Kicking Away the Ladder : Development Strategy in Historical Perspective : Policies and Institutions for Economic Development in Historical Perspective, Anthem Studies in Development and Globalization.– Cumings B. (1987), “The Origins and Development of the Northeast Asian Political Economy : Industrial Sectors, product cycles and Political consequences”, in Deyo 1987– Deyo F.C (1987), The Political Economy of the New Asian Industrialism, Cornell University Press.– Doner R.F. (2009), The Politics of Uneven Development, Cambridge University Press.– Gold T. B. (1986), The Taiwan Miracle, Armonk, NY : me Sharpe.– Haley U et G Haley (2013), Subsidies to Chinese Industry : State Capitalism, Business Strategy, and Trade Policy. Oxford University Press, Londres 180 p.– Kuznets P.W. (1988), « An East Asian Model of Economic Development : Japan, Taiwan, and South Korea », Economic Development and Cultural Change, vol. 36, n° 3.– Myrdal G. (1976), Le drame asiatique. Une enquête sur la pauvreté des nations, Paris, Seuil.– OECD (1993), « Tendances récentes et mesures de politique industrielle dans les nouvelles économies industrielles d’Asie », in Politiques industrielles dans les pays de l’OCDE, OECD.– Studwell J.(2013), How Asia Works : Success and Failure in the World’s Most Dynamic Region, Grove Press.– Wade R. (1990), Governing the Market : Economic Theory and the Role of Government in East Asian Industrialization, Princeton University Press.

Page 146: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 147: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 147-166

mIcheL hO TA khANh *

Le VietNAM et Les AMéNAGeMeNts HydROéLeCtRiQues dANs Le BAssiN VeRsANt du MéKONG

* expert en aménagements hydroélectriques.

Généralités sur le bassin versant du Mékong

Le Mékong est parmi les 10 plus grands fleuves du monde (longueur et apport moyen annuel à l’embouchure). Son cours traverse 6 pays (Chine, Myanmar, Thaïlande, Laos,

Cambodge, Vietnam), avec une très grande diversité d’écosystèmes depuis les montagnes du Tibet jusqu’aux mangroves de son delta) (Fig. 1 et Fig. 2). Il est essentiel pour la conservation de la biodiversité du Sud-Est asiatique (avec notamment plus de 1 300 espèces de poissons). Plus de 60 millions de personnes, généralement pauvres, appartenant à plus de 100 groupes ethniques vivent sur son bassin versant grâce à l’agriculture, la sylviculture, l’aquaculture et la pêche. Le delta du Mékong (à l’aval de Phnom Penh) a une superficie de 5,5 millions d’hectares (2,6 au Cambodge et 3,9 au Vietnam). C’est la région la plus densément peuplée et la plus développée, sur le plan agricole, du Mékong. La partie vietnamienne du delta du Mékong, 12 % de la surface du pays, comprend 13 provinces avec plus de 18 millions d’habitants. C’est le « grenier de riz » du Vietnam avec 50 % de la production vivrière, 95 % des exportations de riz, 65 % de la production aquatique et 70 % de la production de fruits.

cette note décrit succinctement les aménagements hydroélectriques existants et prévus dans le bassin versant du Mékong. Elle indique les avantages et inconvénients de ces aménagements pour les différents pays traversés et leurs conséquences sur les relations entre ces pays. Face aux différents enjeux techniques, économiques et politiques, elle fait – notamment pour le Vietnam – quelques recommandations pour rendre ces aménagements acceptables par tous, en optimisant les avantages et en minimisant les inconvénients.

Page 148: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

148

Doss

ier

michel ho ta khanh

Les différents tronçons du Mékong

On peut distinguer schématiquement 6 tronçons sur le Mékong avec leurs caractéristiques physiques particulières :

• Tronçon 1 : Haut-Mékong (en Chine)

Ce bassin versant constitue 24 % du bassin versant total, mais contribue seulement pour 15 % à 20 % aux apports totaux. C’est une zone montagneuse avec vallée encaissée à fortes pente et érosion (50 % des apports solides du Mékong). Le bassin versant du Haut-Mékong participe significativement aux étiages mais faiblement aux crues.

• Tronçon 2 : De Chiang Saen (frontière Chine-Laos) à Vientiane

Zone montagneuse avec forêts et culture sur brûlis. Il existe plusieurs projets d’aménagements hydroélectriques sur le Mékong et ses affluents et de dérivation des eaux vers la Thaïlande, mais ces projets (Xayabouri, Luang Prabang, etc.) sont très controversés et font l’objet pour le moment de discussions entre les pays riverains.

• Tronçon 3 : De Vientiane à Paksé

En rive gauche : le fleuve est influencé de façon importante par les gros affluents du Laos (Nam Theun, Nam Ngum, Nam Hinboun). C’est une zone avec de nombreux et importants projets de développements hydroélectriques et agricoles sur les affluents. En rive droite : le fleuve est influencé par les affluents Mun et Chi venant de Thaïlande avec des réservoirs pour l’irrigation en saison sèche.

• Tronçon 4 : De Paksé à Kratié

Sur ce tronçon existent des apports importants des affluents rive gauche (Se Krong, Se San, Sre Pok) venant du Vietnam et du Cambodge (30 % des apports totaux pour le Bas-Mékong). Il a un rôle essentiel dans les échanges entre le Mékong et le Tonlé Sap. Il existe plusieurs projets d’aménagements sur les affluents rive gauche au Laos et sur le fleuve au Cambodge.

• Tronçon 5 : De Kratié à Phnom Penh

Après ce tronçon, le Mékong a reçu 95 % de ses apports. Cette zone comprend le Mékong, la plaine alluviale du Cambodge

Page 149: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

149

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

et le Tonlé Sap formant un système hydrologique complexe en fonction des débits et des hauteurs d’eau. Il est à noter le rôle particulier très important du Tonlé Sap pour la régulation entre la saison sèche et la saison des pluies et pour la population piscicole du delta du Mékong.

• Tronçon 6 : De Phnom Penh à l’embouchure (delta)

Sur ce tronçon, le Mékong se divise en une multitude de bras et canaux plus ou moins contrôlés et artificiels. Le delta du Mékong subit l’influence des marées avec intrusion de sel à l’embouchure. Chaque année, 30 à 50 % de cette zone restent inondés pendant la saison des crues. Le régime des écoulements est de plus en plus sous l’influence des infrastructures existantes (digues et remblais routiers), conséquence du développement économique du delta.

Principales données hydrologiques concernant le Mékong et ses affluents

La longueur totale du Mékong depuis sa source au Tibet jusqu’à son embouchure au Vietnam est de 4 880 km. La surface du bassin versant est de 795 000 km2. Le débit moyen annuel est de 15 000 m3/s (apport moyen annuel = 470 milliards de m3), le débit moyen annuel à la saison des pluies de 23 000 m3/s et celui de la saison sèche de 3 200 m3/s seulement. 70 % des apports moyens annuels sont générés à l’aval de Vientiane. Il est à noter les rôles très différenciés sur les apports, les crues, les étiages et les sédiments entre le Haut et le Bas-Mékong et celui très particulier et important du lac Tonlé Sap sur le régime des crues et des étiages du Mékong et sur la population piscicole à son aval.

On peut observer sur la variation des débits moyens mensuels du Mékong depuis la frontière de la Chine jusqu’à Kratié au Cambodge) (Fig. 3) :– à Kratié, donc à l’amont de sa confluence avec le Tonlé Sap, le débit moyen du Mékong est déjà égal à 91 % de celui à son embouchure,– la très importante différence des apports entre la saison sèche et la saison des pluies,– le relativement faible pourcentage des apports venant de Chine (16 %),– les apports très importants des affluents rive gauche du Mékong au Laos (Nam Theun, Nam Ngum, Nam Hiboun) et venant du Vietnam et du Cambodge (Se Kong, Se San et Sre Pok) : 60 % et ceux moins importants des affluents rive droite : 24 %.

Page 150: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

150

Doss

ier

michel ho ta khanh

Quant aux débits entrants (-) et sortants (+) du Tonlé Sap en saison sèche et en saison des pluies, on peut noter la forte contribution du Tonlé Sap au débit arrivant au delta au début de la saison sèche et son tarissement bien avant la fin de cette saison : le lac Tonlé Sap est donc un régulateur naturel, important mais non parfait, pour le delta du Mékong. (Fig. 4)

La « Mekong River Commission (MRC) »

C’est une organisation internationale dont l’origine remonte à 1957 et dont la France fait partie1. En 1995, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam signent un accord de coopération pour le développement durable du bassin du Mékong (partage des ressources et développement du potentiel économique du fleuve). En 2002, la Chine et le Myanmar, « partenaires du dialogue », signent un accord pour l’échange de données hydrologiques.

La MRC, dirigée par un conseil et un comité comprenant un membre de chacun des 4 pays au niveau des ministres, est chargé de faire appliquer les programmes définis par l’accord de 1995.

La MRC adopte souvent une position qu’on pourrait qualifier de « diplomatique » avec une recherche de consensus entre les membres. Elle produit et finance des études, émet des avis et donne des conseils aux pays membres, mais ne peut en particulier s’opposer à la construction des aménagements décidés par ces pays.

Les projets d’aménagements hydroélectriques sur le Haut-Mékong (Chine)

Caractéristiques principales du bassin versant du Haut-Mékong et des aménagements hydroélectriques chinois

• Pas d’affluents importants sur le Haut-Mékong : les barrages sont donc construits sur le cours du Mékong.

1 À titre d’exemple, la France a récemment financé avec l’AFD un projet de 800 000 € pour développer des systèmes de mesure des transports et dépôts de sédiments ainsi que pour étudier les réservoirs et berges et les zones d’inondations du fleuve. Ces informations sont précieuses pour mesurer l’impact des projets de développement de barrages hydroélectriques sur le Mékong.

Page 151: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

151

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

• 8 aménagements hydroélectriques existent ou sont prévus (Fig. 5), sont du type « pied de barrage » et fonctionnent essentiellement « au fil de l’eau », mais avec une petite possibilité de régulation pour les plus grandes retenues (Xiaowan et Nuozhadu).• Ces aménagements sont dans la partie inférieure du Haut-Mékong, mais la Chine envisagerait 6 autres barrages plus en amont, qui pourraient aussi servir à l’irrigation, et un projet de dériver une partie des eaux du Haut-Mékong vers le nord.• Les aménagements hydroélectriques existants ont des puissances installées variant de 750 MW (Gonguoqiao) à 5 500 MW (Nuozhadu) et des volumes de retenue variant de 120 à 13 500 millions de m3.

Quels pourraient être les changements apportés par les aménagements hydroélectriques du Haut-Mékong sur le Bas-Mékong et le delta ?

Si la construction de barrages hydroélectriques sur le Mékong contribue au développement économique des pays riverains, elle peut aussi entraîner des inconvénients pour certains d’entre eux situés en aval, d’où l’opposition rencontrée par les projets situés sur le Haut-Mékong.

Il paraît donc nécessaire d’examiner objectivement quels sont les changements, par rapport à la situation antérieure, qui pourraient être apportés par les barrages chinois pour les pays en aval.

Compte tenu de l’éloignement de ces barrages par rapport au delta du Mékong et de l’importance du bassin versant intermédiaire, les études existantes semblent montrer que pour le Vietnam notamment, ces barrages auront :– Un effet bénéfique de réduction des crues (à l’origine de l’érosion des berges et de l’endommagement des habitations et des infrastructures), mais cet effet serait assez marginal.– Un effet bénéfique, mais relativement limité, de soutien des étiages (favorable pour l’irrigation, la lutte contre la salinisation et l’acidification des sols), à condition que des prélèvements - ou pire des dérivations - ne soient pas effectués sur le Haut-Mékong.– Peu d’influence sur le volume total des apports annuels, sous la réserve indiquée ci-dessus.– Un effet défavorable en ce qui concerne la réduction des sédiments à l’aval, car si le bassin versant amont est relativement réduit, une partie plus ou moins importante des 50 % des sédiments du Mékong se déposeront dans ces retenues. Cet effet, qui peut être néfaste pour l’alimentation des poissons et la morphologie

Page 152: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

152

Doss

ier

michel ho ta khanh

du delta, est difficile à quantifier avec précision pour le moment. Des consignes d’exploitation adaptées pourraient cependant le minimiser, à condition d’avoir une bonne coopération avec les Chinois.– Des effets relativement limités en ce qui concerne les autres phénomènes évoqués (date d’arrivée des crues et des étiages, migration des poissons, navigation, qualité des eaux, risque de rupture des barrages) et qui semblent avoir été très exagérés par les opposants.

Les besoins en énergie électrique des pays riverains du Bas-Mékong

• L’hydroélectricité est la principale énergie renouvelable et une importante ressource pour les pays riverains du Mékong, en particulier pour le Laos.• Les facteurs poussant à l’exploitation de cette ressource sont :– un rapide développement démographique et économique des pays riverains : le Vietnam par exemple doit actuellement importer de Chine plus d’un milliard de kWh chaque année– une augmentation du niveau de vie et du tourisme dans les pays riverains– une augmentation durable des coûts du pétrole et du gaz sur le marché international– une nécessité de réduire les émissions de CO2– une possibilité de faire appel à des investisseurs privés pour des financements sur ce créneau porteur et normalement rentable– une bonne progression de l’interconnexion entre les pays riverains.• Il est important d’observer à ce propos qu’aucun pays développé n’a jusqu’à présent renoncé à construire tôt ou tard des aménagements hydroélectriques sur les fleuves qui les traversent s’ils possèdent un potentiel énergétique élevé.

Les aménagements hydroélectriques sur le Bas-Mékong (Fig. 5)

Généralités

Actuellement il existe 16 aménagements sur les affluents du Bas-Mékong avec une puissance totale installée de plus de 3 400 MW (Laos = 1 730 MW, Vietnam = 930 MW, Thaïlande = 740 MW), mais aucun sur le cours du même fleuve.• À l’horizon 2020, il est prévu (mais très peu probable !) d’ajouter environ 5 000 MW au Laos, 4 700 MW au Cambodge et 1 270 MW au Vietnam.

Page 153: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

153

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

• La plupart des aménagements au Laos et au Cambodge – pour vendre du courant à la Thaïlande, au Vietnam et à la Chine – se feront probablement grâce à des contrats en BOT (Build, Operate, Transfer) et leurs dates de construction et de mise en service ne peuvent être connues pour l’instant.• La réalisation de barrages sur les affluents du Mékong avant ceux sur le fleuve même paraît plus facile : moindre problème transfrontalier, moindre conséquence sur l’environnement et les pays à l’aval, donc moindre opposition de leur part, avec par ailleurs l’avantage de travaux de dérivation provisoire moins importants.• Il existe des projets thaïlandais de dériver une partie des eaux du Mékong vers le Chao Praya et Bangkok, ce qui serait très préjudiciable pour l’aval, mais d’après les Accords de 1995 entre les pays riverains, ceci ne pourrait être fait qu’avec l’accord de tous les pays membres et dans des limites strictement fixées.

Aménagements hydroélectriques avec barrage sur le Mékong (Fig. 5)

• En Thaïlande– Construit : aucun.– En projet : aucun.• Au Laos– Construit : aucun.– En projet : Pak Beng, Xayaboury 2 (1 285 MW), Don Sahong3 (260 MW), Luang Prabang 4 (1 410 MW), Paklay, Xanakam, Ban Koum, Lat Sua.• Au Cambodge– Construit : aucun.– En projet : Stung Treng, Sambor (projets non prioritaires car plus grand risque d’impact sur l’environnement).• Au Vietnam– Construit : aucun.– En projet : aucun.

2 La construction de ces aménagements est décidée par le Laos mais contestée par le Cambodge et le Vietnam.

3 Idem.4 Ce projet, qui devrait fournir du courant au Vietnam, est suspendu

pour le moment.

Page 154: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

154

Doss

ier

michel ho ta khanh

Aménagements hydroélectriques (>10 MW) avec barrage sur les affluents du Mékong (Fig. 6) :

• En Thaïlande– 10 aménagements existants avec une puissance installée totale de 750 MW.– En projet : aucun.• Au Laos– Construits : Nam Ngum1, Pak Mun, Xexet 1 et 2, Houay Ho, Nam Leuk, Nam Mang 3, Theun-Hiboun, Nam Theun 2 (plus important aménagement du Laos avec P = 1 070 MW et W = 5,7 TWh, réalisé en BOT par EDF en 2010).– En projet : Xekaman 1, 2 et 3 (en construction), Nam Ngum 2 et 3, Nam Theun 1 et 3, Nam Kong 1 et 2, Xe Kong 1 et 2.• Au Cambodge– Construit : aucun.– En projet (construction) : Stung Tatay, Stung Russey Chrum, Lower Sesan 2.• Au Vietnam– Construits : Yali (720 MW), Plei Krong, Se San 3, Se San 3A, Se San 4, Buon Kop, Dray H’linh 1 et 2, Buom Tun Sreh.– En projet et en construction : Sre Pok 3 et 4, Upper Kon Tum.

Quels pourraient être les changements apportés par les aménagements hydroélectriques du Bas-Mékong pour le grand lac tonlé sap et le delta du Mékong (Cambodge et Vietnam) ?

Premières conclusions tirées des études de simulation de MRC (Assessment of basin-wide development scenarios, February 2010)

• Impacts sur les débits et les hauteurs d’eau : le développement des barrages hydroélectriques sur le cours du Bas-Mékong ne redistribuera pas de façon significative les apports entre la saison sèche et la saison des pluies à l’échelle régionale. Variation cependant possible des débits dans la journée.• Apports moyens mensuels de la saison sèche : dans tous les cas, les apports moyens mensuels de la saison sèche seront augmentés.• Débits entrant dans le Tonlé Sap : les niveaux d’eau plus hauts prévus dans le cours principal du Mékong à la fin de la saison sèche provoqueront un écoulement vers le Tonlé Sap légèrement plus tôt avec une réduction des apports vers le lac.

Page 155: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

155

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

• Zones inondées : il y aura une réduction totale de 7 % des surfaces inondées (soit 309 000 ha). Il est prévu que cette réduction sera plus faible les années humides et plus grande les années sèches. La plus grande réduction de surface inondée est au Cambodge (142 000 ha), tandis qu’en proportion des surfaces inondées, les plus grandes valeurs se trouvent au Laos et en Thaïlande (17 % et 19 % de réduction respectivement). Ce phénomène a des effets positifs et négatifs (sur la pêche notamment).• Intrusion du sel : les zones potentiellement affectées par des niveaux de salinité supérieurs à 1,3 g/l, par rapport à une année moyenne (prise en 1999), seront réduites de 15 % (272 000 ha). Les résultats de la simulation montrent aussi que la pénétration des eaux salées sera réduite de 5 à 10 km grâce à l’augmentation des apports de la saison sèche.• Migration et reproduction des poissons : les aménagements hydroélectriques envisagés sur le Bas-Mékong pourraient avoir des conséquences importantes sur ce problème 5 :– Pour le Tonlé Sap : il faudrait abaisser le moins possible le niveau maximal du lac à la saison des crues et son niveau minimal à la saison sèche et maintenir autant que possible la durée de ces variations. Il serait donc nécessaire, si on prévoit des barrages sur le Bas-Mékong, de les concevoir et de les exploiter de façon à minimiser les changements qu’ils pourraient apporter à ces niveaux et durées de variation.– Pour le Bas-Mékong et en particulier pour le delta : cette étude montre que, selon les hypothèses adoptées, les espèces de poissons considérées, les groupes hydroélectriques envisagés, il pourrait y avoir une réduction plus ou moins importante de certaines espèces de poissons due aux aménagements construits sur le fleuve. Cet inconvénient serait d’autant plus grave que l’aménagement se trouverait plus vers l’aval du fleuve et plus près de son embouchure. Cependant, les auteurs de cette étude détaillée attirent l’attention sur les grands écarts qui pourraient être obtenus par les modèles de prévision, vu les incertitudes sur les données, qui devraient être complétées par des mesures restant à faire. Par ailleurs, ils n’ont pas tenu compte dans cette évaluation des mesures socio-économiques qui pourraient accompagner les dispositions techniques généralement adoptées.

5 MRC. Technical Paper 25.

Page 156: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

156

Doss

ier

michel ho ta khanh

Commentaires sur ces premières conclusions

• Apports : pas de modification si les barrages sont purement hydroélectriques (à condition de ne pas effectuer de prélèvements supplémentaires pour l’irrigation).• Crues : peu de changement pour les barrages sur le fleuve fonctionnant au fil de l’eau. Laminage possible pour les barrages avec grande retenue sur les affluents (effet bénéfique).• Étiages : peu de changement pour les barrages sur le fleuve. Soutien possible des étiages (effet bénéfique) pour les barrages avec grande retenue sur les affluents.• Changements pour le lac Tonlé Sap : on pourrait probablement s’opposer en partie aux changements défavorables par un barrage à construire sur le Mékong, juste en aval de Phnom Penh, de façon à pouvoir mieux contrôler les débits entrant et sortant, mais il faudrait alors pouvoir résoudre le problème du libre passage des sédiments et des poissons.• Sédiments : la rétention des sédiments dans les nouveaux réservoirs serait défavorable. Elle est fonction de nombreux facteurs mal définis pour le moment. C’est sûrement l’un des problèmes majeurs posés par ces barrages (probablement plus d’ailleurs pour les barrages sur les affluents du Mékong avec de grandes retenues que pour ceux construits sur le fleuve même) mais, comme déjà indiqué pour les barrages chinois, il existerait des moyens pour réduire cet inconvénient par une conception et une exploitation appropriées des barrages.

Les projets d’aménagements hydrauliques dans le delta du Mékong (Vietnam)

Principales caractéristiques physiques et socio-économiques du delta

La superficie du Delta est de 55 000 km2 dont la plus grande partie se trouve à moins de 5 m au-dessus du niveau de la mer. Les principales caractéristiques du delta sont :• Modifications du réseau d’écoulement depuis des siècles par les hommes avec les canaux (irrigation et navigation) et les digues de faible hauteur.• Riziculture : surface cultivée en extension continuelle, surtout depuis 1975 (plus de 85 % de la superficie). Jusqu’à 3 récoltes par an. Rendement de plus de 5 t/ha (moyenne Asie-Pacifique = 3,9 t/ha).• Pêche et pisciculture : rôle très important du point de vue socio-économique.

Page 157: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

157

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

• Les crues : en général, les crues ont de faibles pics mais un volume important (laminées par le Tonlé Sap et les digues). Les zones volontairement inondées périodiquement ont un rôle bénéfique très important (rizières, rétention des petites crues, diversité écologique, purification de l’eau). Les petites crues périodiques sont très bénéfiques et attendues (irrigation, migration des poissons, apports minéraux et nutritifs), seules les grosses crues de longue durée sont nuisibles (érosion des digues et berges et dommages aux habitations et infrastructures), d’où la difficulté du problème à résoudre.• Les étiages : selon leur intensité et leur durée, ils ont une grande influence non seulement sur les rendements agricoles mais aussi sur les problèmes d’intrusion de sel et d’acidification des sols. L’existence des barrages sur le Haut-Mékong devrait, en exploitation normale et concertée, être plutôt favorable de ce point de vue.• Influence de la marée : amplitude des marées de 3 à 3,5 m, ce qui peut se traduire en saison sèche par des amplitudes de 1,5 à 2 m à Can Tho (à 90 km de la mer) et de 1 m à Châu Doc (à 190 km de la mer).• Intrusion de sel : phénomène très nuisible pour le Vietnam. Cette intrusion est surtout importante au milieu et à la fin de la saison sèche (mars et avril). Elle peut couvrir 15 000 à 20 000 km2 (max = 28 500 km2, soit 50 % de la surface totale). Cette intrusion est d’autant plus importante que l’étiage est sévère et de longue durée. Ce phénomène dépend des débits d’étiage, des marées et de la morphologie des côtes. Les eaux saumâtres ne permettent généralement que de faire 2 récoltes de riz par an (d’où le changement opéré par certains de la riziculture vers l’élevage des crevettes).• Phénomène d’acidification des sols (formation d’acide sulfurique à partir des pyrites dans le sol) : il concerne 40 % de la surface du delta. Cette acidification est très nuisible pour la végétation et les infrastructures. Elle peut rendre le sol stérile pendant de longues années.• Le changement climatique prévu, avec augmentation du niveau des mers, aggraverait les inondations, les marées et les intrusions de sel dans le delta. Le Vietnam serait alors l’un des pays les plus affectés par ce changement. Ce phénomène sera probablement le plus lourd de menaces pour le delta au cours de ce siècle.• La population du delta est jeune, en forte croissance et très peu professionnellement formée. Elle habite essentiellement dans les villes, le long des canaux et de la côte, d’où les problèmes récurrents dus aux crues et aux inondations et les besoins

Page 158: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

158

Doss

ier

michel ho ta khanh

pressants en matière d’amélioration des infrastructures et de formation.

Possibilités d’aménagements hydrauliques dans le delta : leur raison et leur limite

• La faible hauteur de chute disponible dans le delta ne permet pas de construire des aménagements hydroélectriques de forte puissance économiquement rentables.• La construction de barrages et digues de faible hauteur dans des bras du Mékong ou à son embouchure sera sûrement nécessaire pour la protection contre les crues ou contre les remontées des eaux et du sel. Dans ces cas, l’électricité ne serait qu’un « sous-produit » de ces aménagements à buts multiples.• Compte tenu des caractéristiques des crues, les ouvrages de protection contre les crues ne peuvent être réalisés qu’après des études sérieuses portant sur leurs avantages et inconvénients respectifs.• Les aménagements hydrauliques doivent répondre à un ensemble de contraintes :– permettre la migration des poissons dans les deux sens,– laisser passer au mieux les sédiments vers l’aval,– permettre la navigation,– résister à la corrosion marine.• Une solution – uniquement pour soutenir les étiages tout en satisfaisant aux contraintes indiquées ci-dessus – consisterait à réaliser un ensemble de petites retenues en dehors du lit des cours d’eau et remplies par du pompage. Cette solution innovante, qui ne peut être explicitée dans le cadre de cette note, pourrait être envisagée dans le futur.

Les relations entre le Vietnam et les pays riverains face aux problèmes posés par les projets d’aménagements hydroélectriques sur le Mékong

Face aux aménagements existants et aux nouveaux projets sur le Haut-Mékong (Chine)

De nombreux articles ont été écrits par des opposants et certaines ONG (essentiellement américaines et australiennes), notamment International Rivers systématiquement contre tous les barrages, relayés ensuite par Internet et les médias (en Thaïlande et au Vietnam), qui ont accusé ces aménagements de toutes sortes

Page 159: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

159

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

de maux, comme par exemple d’avoir provoqué inondations, sècheresses, diminution de la faune aquatique, érosion des berges et des côtes du delta. En réalité, aucune preuve irréfutable n’a été apportée à toutes ces accusations et certaines d’entre elles (forte crue de 2008 et étiage sévère de 2010) ont été démenties, après analyses détaillées, par les organismes tels que la MRC.

Malgré les protestations des pays de l’aval, renforcées du côté vietnamien par les récentes disputes entre les deux pays, la Chine a toujours nié tous ces inconvénients en faisant ressortir les seuls effets bénéfiques (selon elle) de ces ouvrages. Cette position est d’autant plus facile qu’elle n’est que « partenaire du dialogue » au sein de la MRC, c’est-à-dire sans obligation vis-à-vis des autres membres de la MRC, qu’elle estime avoir tous les droits sur son territoire et qu’elle est capable de réaliser seule, techniquement et financièrement, ces aménagements. Lors de certaines conférences internationales (comme au sommet de Hua Hin en 2010 où tous les participants, dont les Chinois, ont exprimé leur volonté de coopérer pour un développement durable des pays riverains du Mékong), la Chine s’est dite prête à coopérer avec les pays intéressés par ces questions, mais ces bonnes intentions sont restées assez velléitaires jusqu’à présent.

Il existerait par contre un réel danger pour les pays de l’aval si la Chine détournait une partie des eaux du Haut-Mékong vers le nord du pays comme il avait été envisagé, mais ceci ne paraît pas encore être décidé pour le moment.

Dans tous les cas, compte tenu des rapports de force dans la région, la seule option réaliste pour les pays de l’aval serait de négocier avec les Chinois pour essayer de minimiser les inconvénients dus à ces ouvrages.

Cette négociation pourrait reposer sur les principes suivants :– Adopter une position conciliante avec la Chine pour l’amener à tenir compte le plus possible des problèmes posés aux pays situés en aval. Éviter de faire de violentes critiques – parfois non fondées ou exagérées – qui ne peuvent que renforcer la tendance des Chinois à ne pas les prendre au sérieux et à ne pas partager les informations pour se garder les mains libres. Insister fermement, avec les autres membres de la MRC, pour que la Chine devienne un membre à part entière de la MRC.– Obtenir dans les discussions avec les Chinois le soutien des pays non riverains, mais qui ont montré leur intérêt pour le développement du Mékong (États-Unis, Japon, pays européens) afin d’amener les pays impliqués vers des solutions acceptables pour tous. Ces discussions déborderont vite du cadre de simples problèmes de barrages sur le Mékong pour aborder les problèmes

Page 160: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

160

Doss

ier

michel ho ta khanh

généraux de coopération régionale. Veiller à ce que les bonnes paroles aboutissent à des décisions concrètes.– Pour le Vietnam, coopérer pleinement avec les autres pays riverains en prenant en compte leur intérêt et ne pas s’opposer systématiquement à un projet qui présenterait peu d’avantages pour le Vietnam mais qui comporterait certains risques supposés pour le Vietnam. Ceci pourrait en effet conduire, en l’absence de loi internationale, à ce que chacun des pays à l’amont reprenne sa liberté, ce qui serait très dommageable pour le Vietnam. Une bonne coopération entre les membres actuels de la MRC est d’ailleurs nécessaire s’ils veulent avoir du poids face au géant chinois qui contrôle l’amont du Mékong.

Face aux futurs aménagements au Laos et au Cambodge

Étant donné l’attitude générale - qui consiste pour chaque pays en aval de s’opposer systématiquement à tout projet de barrages sur le Mékong en amont (exemples du Vietnam et du Cambodge face aux projets de Xayaboury et de Don Sahong) - il apparaît plus utile et réaliste, compte tenu de ce qui a été exposé, d’adopter les principes suivants :• Ne pas avoir une position dogmatique sur les conséquences des ouvrages hydrauliques construits sur le Mékong et ses affluents, mais être pragmatique et se baser sur l’observation des aménagements existants, ou qui seront bientôt mis en service dans ce bassin, pour tirer les enseignements nécessaires. Des projections de scénarios catastrophiques après la fin de construction de tous les barrages envisagés sur le cours du Mékong (plus de 12 !) ne sont en effet pas réalistes à ce stade des études.• Veiller à une construction progressive des aménagements sur le fleuve de façon à avoir un retour d’expérience suffisant et pouvoir effectuer toutes les études nécessaires concernant les aspects environnementaux les plus délicats : sédimentation, migration des poissons, conservation de la biodiversité (un délai minimal de 5 à 10 ans entre la mise en service de chaque aménagement sur le Mékong paraît en effet nécessaire et par ailleurs plus réaliste). Des aménagements sur le Mékong ne sont en effet acceptables que si on est certain de pouvoir résoudre ou atténuer ces problèmes. La proposition de SEA de différer de 10 ans la construction de tout grand barrage sur le fleuve paraît donc raisonnable et justifiée.• Ne pas s’opposer systématiquement à la construction de tout nouvel aménagement hydroélectrique sur le Mékong, car le Vietnam devra alors, de lui-même, y renoncer pour l’exemple (cas

Page 161: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

161

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

de l’aménagement de Luang Prabang). Si le Vietnam n’y participe pas, d’autres pays le feront à sa place (la Chine et la Thaïlande ont déjà montré leur intérêt pour ces projets) et le Vietnam, perdant tout contrôle sur ces ouvrages, subira les inconvénients sans bénéficier des avantages (fourniture de courant par le Laos).• S’entendre sur une normalisation des niveaux d’études d’impact sur l’environnement des différents aménagements de façon à présenter des projets homogènes et comparables de ce point de vue pour éviter ultérieurement des contestations partisanes entre les différents pays. Les études d’impact pour Nam Theun 2, acceptées par les bailleurs de fonds internationaux, pourraient servir de modèle pour cette normalisation.• Participer à la mise en place d’un organisme multilatéral consultatif chargé de la coordination de l’exploitation de tous les barrages sur le Mékong et ses affluents : beaucoup de problèmes pourraient en effet être atténués, voire évités, par une exploitation optimale et coordonnée de ces ouvrages.• S’opposer autant que possible à tout prélèvement supplémentaire d’eau dans le Mékong en saison sèche.

Conclusion générale• Des aménagements hydroélectriques sur le Mékong ne peuvent se justifier que si leurs avantages socio-économiques dépassent leurs inconvénients, mais ces derniers doivent être évalués de façon objective et complète et non à partir d’estimations biaisées et non réellement démontrées.• Les études hydrologiques et les modélisations montrent que, même avec le schéma de développement le plus important prévu, le changement majeur sera, dans le fleuve principal, une augmentation de 20 à 25 % des apports de saison sèche et une réduction maximale de 5 % des apports pendant la saison des pluies, ce qui serait dans l’ensemble plutôt favorable. Les débits de crues seraient diminués, mais de façon marginale.• Il semble que les vrais problèmes d’impact des barrages construits sur le bassin versant du Mékong, concernent les sédiments avec leur effet sur l’aval et la migration des poissons. Ces problèmes sont complexes et dépendent de nombreux facteurs qui sont particuliers à chaque aménagement et à son mode d’exploitation futur. Jusqu’à présent, ces études n’ont pas permis de fournir des résultats indiscutables faute de données suffisantes et d’hypothèses appropriées. Ces études devraient donc être poursuivies avant toute décision de construire de nouveaux grands barrages sur le fleuve.• Pour plusieurs raisons, il faudrait préférer la construction des aménagements hydroélectriques sur les affluents du Mékong

Page 162: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

162

Doss

ier

michel ho ta khanh

plutôt que ceux sur le fleuve, à condition de pouvoir bien maîtriser le problème de la sédimentation pour ceux qui comporteraient de grandes retenues.• Compte tenu des faibles possibilités de laminage des crues par des barrages sur le Mékong, le programme « Vivre avec les crues » adopté par le gouvernement vietnamien pour le delta du Mékong est très judicieux et le restera encore pour l’avenir.• L’aménagement du delta du Mékong nécessitera la construction dans le futur de très nombreux ouvrages : bâtiments, voies de communication (routes, ponts, canaux), barrages agricoles et anti-sel, digues de protection, etc. Il est probable que tous ces nouveaux ouvrages, peu spectaculaires mais nombreux - avec des fonctions pas toujours compatibles entre elles - auront des effets plus importants sur l’environnement. Il en est de même de la dégradation de la qualité des eaux par utilisation croissante des pesticides et extension de l’aquaculture. Il faudrait donc que l’attention portée à ces changements, sous l’angle de l’environnement, soit au moins aussi grande que celle portée aux barrages.• Les problèmes du delta du Mékong, dus à la surélévation du niveau des mers au cours de ce siècle (aggravation des crues et salinisation des terres notamment), seront probablement plus importants et difficiles à résoudre que ceux dus à des barrages sur le Mékong (qui pourraient même, dans une certaine mesure, contribuer à les réduire). Tout aménagement hydraulique important dans le delta devra dorénavant tenir compte de ce phénomène. Des solutions pour s’opposer en partie à ces problèmes (digues de protection en bordure de mer, bassins de rétention dans le delta) sont donc nécessaires.• Il est aussi à noter que les projets de schémas directeurs du delta du Mékong – qui sont en cours d’études, par exemple le « Mekong Delta Plan » du bureau d’études hollandais Haskoning – auront probablement plus d’influence directe sur cette région du Vietnam que les barrages qui seraient construits en amont.• Enfin une dernière observation, qui sort du cadre technique de cet exposé, est qu’une opposition systématique du Vietnam à tout aménagement hydroélectrique sur le Mékong au Laos et au Cambodge serait politiquement contre-productive parce qu’elle ne ferait que renforcer la présence politique et économique de la Chine dans ces deux pays, la Chine étant la seule puissance voisine capable de réaliser seule, techniquement et financièrement, ces aménagements.

Page 163: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

163

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

Figures

Fig. 1

Page 164: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

164

Doss

ier

michel ho ta khanh

Fig. 2

Page 165: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

165

Dossier

les aménagements hydroélectriques du mékong

Fig. 3

Fig. 4

Page 166: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

166

Doss

ier

michel ho ta khanh

Fig. 5

Fig. 6

Page 167: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

dOCuMeNt

ROMPRe et ReFONdeR L’euROPe

éLeCtiONs euROPéeNNes 2014PROGRAMMe du FRONt de GAuCHe

Page 168: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 169: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 169-186

ROMPRe et ReFONdeR L’euROPefRONT De gAUche

Les peuples d’Europe sont dans la tourmente de la crise mondiale du capitalisme financiarisé. La crise est généralisée, le chômage et la pauvreté explosent, les

économies des pays de l’UE sont très majoritairement en récession. Les dogmes ultralibéraux, les traités européens et ceux qui les défendent encore sont lourdement responsables de la crise en Europe. Les tenants du consensus libéral, quels qu’ils soient, en ont fait une opportunité pour accélérer les réformes libérales contre les travailleurs et toutes les formes de solidarités nationales, locales, européennes avec les politiques d’austérité violentes, imposées çà et là par la Troïka. En France, François Hollande a trahi ses engagements et ceux qui lui ont fait confiance en 2012. Il est aujourd’hui l’allié de Merkel et de la droite européenne, du MEDEF et des marchés.

Dans ce contexte, les élections européennes du 25 mai 2014 seront décisives pour redonner la parole confisquée aux citoyens, stopper l’austérité et ouvrir la voie du redressement social, économique et écologique de notre pays. À juste titre, les politiques d’austérité et la méthode autoritaire employée pour les faire appliquer font aujourd’hui l’objet d’un rejet massif des peuples. Des millions de femmes et d’hommes se mobilisent contre ces choix qui dégradent leurs conditions de vie et de travail, qui attaquent leurs droits sociaux et politiques. Il faudra que cette colère s’exprime, il faudra que de cette colère puisse émerger un espoir, celui de celles et ceux qui n’ont pas renoncé au changement et au progrès humain.

Nous pouvons être la bonne surprise de ces élections, bouleverser le paysage politique en France, faire gagner la gauche qui s’oppose à la politique d’austérité. Cela bousculerait des rapports de force ouvrant la voie de rassembler une majorité alternative à la politique du gouvernement. Puisque l’élection européenne est la seule qui se tienne au même moment dans toute l’UE, elle peut permettre de faire converger les puissantes résistances populaires qui se sont considérablement développées ces dernières années, les forces disponibles à gauche, elles aussi en progression en Europe, contre l’austérité et pour des solutions de progrès à la crise.

Page 170: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

170

front de gauche

Depuis 2005, nous avons été de ce côté. Nous avons combattu le Traité constitutionnel européen. C’est de cette bataille que le Front de gauche est né. Nous avons su rassembler bien au-delà de nous-mêmes pour permettre la victoire du peuple français et ouvrir une brèche pour tous les Européens. Nous nous sommes battus en 2008 pour un référendum et contre le Traité de Lisbonne. Quatre millions de Français ont voté pour Jean-Luc Mélenchon, le candidat du Front de gauche, et ses propositions pour l’Europe à l’élection présidentielle de 2012. Nous étions 80 000 dans la rue en septembre 2012 contre le traité budgétaire, rédigé par Sarkozy et Merkel, adopté par Hollande. Nous avons résisté et travaillé l’alternative politique. Nous avions raison.

Les députés européens du Front de gauche ont joué leur rôle. Ils ont défendu au Parlement européen les intérêts des Françaises et des Français, les intérêts de l’ensemble des peuples européens au sein du groupe de la gauche unie européenne – Gauche verte nordique (GUE-NGL). Ils ont fait vivre des propositions alternatives et sont intervenus en appui aux luttes. Grâce aux progrès des forces de la Gauche européenne dans de nombreux pays, ce groupe peut être considérablement renforcé en 2014, devenant alors un outil plus puissant pour mener les batailles dans les institutions et dans la rue.

Dans chaque vote Front de gauche aux élections européennes, il y aura la rupture avec cette Union européenne libérale et, indissociablement, l’idée de sa refondation sur des bases sociale, écologique, démocratique et pacifique, dans le respect de chaque peuple, de chaque nation, de la souveraineté populaire et la solidarité internationale. Nous voulons lutter et désobéir avec les travailleurs, les citoyens, les forces sociales, syndicales et politiques qui se lèvent contre l’austérité, la toute-puissance des marchés financiers, le dumping social, la mise à mal de notre écosystème. Nous voulons les rassembler sur des solutions solidaires visant un nouveau modèle de développement en Europe. Les propositions de politique européenne inscrites dans L’Humain d’abord sont plus que jamais d’actualité.

Dans chaque vote Front de gauche, il y aura la sanction de ceux qui nous ont conduits là, le refus du repli nationaliste et xénophobe, et surtout le rassemblement de celles et ceux qui sont prêts à prendre un autre chemin avec les peuples européens, les forces de gauche qui résistent et construisent l’alternative partout en Europe. C’est la démarche de résistance et d’espoir que portera le Front de gauche en France, les listes de la gauche alternative dans les pays européens et Alexis Tsipras, au nom de nous tous, dans une campagne européenne inédite pour la présidence de la Commission européenne.

Page 171: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

171

rompre et refonder l’europe

Partie 1 : L’Union européenne est en crise

Cette crise est à la fois sociale et écologiqueIl s’agit de la crise d’un système qui use les travailleurs, en

même temps qu’il épuise les ressources naturelles et la biosphère, menaçant la survie même de l’humanité.

une destruction de l’écosystèmeAujourd’hui, après le dernier rapport du GIEC, nul ne peut

remettre en cause le changement climatique ni l’impact des activités humaines. Il est urgent d’agir pour bloquer cette évolution, mais aussi pour en affronter les conséquences. Il faut agir vite et méthodiquement en se fixant des objectifs contraignants et en coordonnant tous les moyens d’action en vue du but à atteindre. Or, l’Union européenne aggrave la situation en laissant les firmes multinationales organiser la multiplication irrationnelle du transport de marchandises et en refusant de prendre des mesures volontaristes pour organiser la transition énergétique.

une explosion de la pauvreté et du chômageLa « crise économique » et sociale désorganise durement et

durablement nos sociétés. Le nombre de chômeurs, de précaires et de pauvres atteint des records en Europe. Les politiques néolibérales menées par les différents gouvernements et les institutions européennes sont responsables de cette situation. Des baisses de salaire sont mises en œuvre dans plusieurs pays européens. Les services publics sont sacrifiés, les droits sociaux détruits méthodiquement. Les populations et plus particulièrement les femmes subissent une grande régression sociale et, pour beaucoup, un véritable processus de paupérisation. L’avenir de millions de jeunes est ainsi mis en péril.

une négation de la démocratieLes choix économiques et sociaux des classes dominantes en

Europe s’appuient sur une négation des souverainetés populaires. Ce sont désormais des instances technocratiques, en particulier la « troïka » (FMI, BCE et Commission européenne) qui concentrent les pouvoirs. Face aux sanctions électorales, aux grèves et mouvements de masse, les gouvernements se maintiennent artificiellement via de grandes coalitions dites d’« union nationale » ou des gouvernements

Page 172: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

172

front de gauche

non élus pour continuer à appliquer les memoranda, niant ainsi tous les messages politiques exprimés par leurs peuples. Dans tous les pays où la contestation est massive, les mouvements sociaux sont réprimés, les libertés syndicales réduites et le pluralisme des médias remis en cause.

Cette crise s’inscrit dans la crise globale du capitalisme néolibéral qui a commencé en 2007

Une crise mondiale du capitalisme financiarisé

Il s’agit de la crise d’un système fondé sur les prédations du capital financier et d’un mode d’accumulation du capital dont les contradictions s’aiguisent toujours plus. La pression accrue sur les revenus salariaux, condition du maintien de profits toujours plus élevés, sape les possibilités d’une croissance des débouchés pour les marchandises, faisant, comme aux États-Unis, de l’endettement des ménages le principal expédient pour maintenir la croissance.

Qui entre en résonance avec la crise propre de l’union européenne

Cette crise globale se manifeste dans le cadre de l’Union européenne et principalement de la zone euro par des traits spécifiques qui tiennent à la nature de la construction européenne, fondée sur la concurrence généralisée et le dumping social et fiscal. Les modalités de construction de la monnaie unique ont entériné la soumission des politiques publiques aux marchés financiers et l’impossibilité de politiques sociales ou de relance de l’activité économique. L’UE néolibérale organise la divergence économique entre les pays membres et l’absence de solidarité financière entre eux. La crise de la dette publique survenue en 2009 était inscrite dans les bases mêmes de ses traités, Maastricht et Lisbonne.

L’europe austéritaire : la réponse des classes dirigeantes

Face à cette impasse, les réponses des classes dirigeantes des pays de la zone ont été principalement la fuite en avant : donner toujours plus de pouvoir à la finance, renforcer encore les politiques d’austérité, mener une concurrence exacerbée avec les pays du Sud, et éloigner encore les politiques menées de tout contrôle par la souveraineté populaire et de tout débat démocratique. Le fédéralisme qui se construit ainsi et s’est accéléré récemment (adoption du

Page 173: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

173

rompre et refonder l’europe

Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de la zone euro et de diverses directives (six pack, two pack) est en effet un fédéralisme autoritaire qui tient les peuples le plus possible à distance.

Si en 2012, par le moyen de dispositifs exceptionnels et d’un certain assouplissement des règles d’intervention de la Banque centrale européenne – d’ailleurs à l’encontre de certaines des règles des traités – ces classes dirigeantes sont parvenues un temps à éloigner la menace de l’éclatement de la zone euro, la profonde instabilité de cette dernière demeure. La crise est donc loin d’être finie, et donne l’occasion au patronat européen, par le biais des politiques menées par les gouvernements, de tenter de remettre en cause les acquis sociaux et démocratiques, issus dans les différents pays d’Europe des luttes des décennies passées.

Dans cette situation, les politiques d’austérité menées dans tous les pays provoquent une catastrophe sociale et écologique. Elles minent toujours plus l’État social et la démocratie. De plus, la fiscalité, loin d’être redistributive, épargne les rentiers et les plus riches. Elle aggrave les inégalités. Ces politiques enclenchent une dynamique infernale : la contraction de l’activité engendre la diminution des recettes fiscales, approfondissant ainsi les déficits et la dette, ce qui place les États sous la menace permanente des offensives spéculatives des marchés financiers, laquelle appelle de nouveaux plans d’austérité qui ne feront qu’aggraver le mal auquel ils prétendent remédier. Le spectre de la déflation (chute cumulative de l’activité des prix et des revenus) menace donc, tandis que la croissance des inégalités, la persistance du chômage de masse et de la précarité plongent une part croissante de la population en Europe dans la pauvreté.

C’est sur ce terrain que la réaction et l’extrême droite prospèrent, distillant leurs thèses xénophobes qui visent à dresser les travailleurs et peuples les uns contre les autres, faisant le jeu du grand patronat et de l’oligarchie.

La cogestion autoritaire Pse-PPe s’attaque à la souveraineté populaire

L’arrivée au pouvoir du PS et de François Hollande n’a rien changé par rapport à l’alignement de la politique de Nicolas Sarkozy sur celle d’Angela Merkel. Le TSCG n’a en rien été renégocié comme promis et ratifié par le gouvernement et la majorité parlementaire en France.

Au niveau européen, le PSE cogère avec la droite (Parti populaire européen) le Parlement européen pour appliquer une politique libérale et se répartir les postes. À chaque fois que le choix leur est donné,

Page 174: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

174

front de gauche

les partis sociaux-libéraux préfèrent des majorités d’union avec la droite plutôt que des rassemblements à gauche. C’est le cas dans 14 pays sur 28. Nous pouvons mettre en échec cette politique de capitulation et dessiner une alternative européenne aux politiques d’austérité !

Les caractéristiques de cette crise nous montrent qu’une seule voie de sortie est possible : il faut rompre avec cette Union européenne là pour refonder une autre Europe, solidaire et démocratique.

Partie 2 : Désobéir et rompre avec les traitésPour pouvoir refonder l’Europe sur de nouvelles bases, il faut

d’abord rompre avec l’Union Européenne actuelle. Ce qui fonde l’Union européenne sont les traités négociés en secret par les gouvernements et ratifiés sans que les peuples soient consultés. Que ce soit le Traité de Lisbonne ou le récent Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (TSCG), ils organisent le dumping social et fiscal, imposent des politiques d’austérité permanente et excluent les politiques économiques et sociales du débat public et de la décision citoyenne. C’est à ces traités et plus largement à leur logique qu’il faut désobéir pour pouvoir se libérer du carcan qui opprime les peuples. Nous sommes prêts à cet affrontement et à en assumer toutes les conséquences.

Notre méthode pour rompre : une révolution citoyenne qui s’appuie sur la souveraineté populaire et les mobilisations populaires

se battre au niveau européen avec toutes les forces progressistes

Les combats au sein de l’UE, que ce soit par les mobilisations ou au Parlement, sont nécessaires. Ils contribuent à la résistance, à informer les peuples de ce qui se fait souvent dans une opacité totale et à indiquer ce qu’il faudrait faire.

Les peuples ne sont pas restés sans voix face aux politiques d’austérité et aux diktats de la troïka. Des mouvements puissants se sont développés ces dernières années dans différents pays, ils doivent converger au niveau européen. Les citoyens de Grèce, d’Espagne et du Portugal affrontent courageusement les politiques libérales, alors même que leur gouvernement répond par la répression et la criminalisation des luttes. Cela démontre clairement que l’autoritarisme vient au secours du libéralisme. Ces combats montrent la voie pour unifier les résistances en Europe.

Page 175: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

175

rompre et refonder l’europe

Le Front de gauche y est engagé et contribuera à leur renforcement en France et en Europe. Voilà pourquoi il est important d’élire le maximum de député-e-s européens du Front de gauche capables de relayer les luttes et d’en déclencher, pour alerter sur les dangers et mobiliser sur des solutions.

Dans tous les pays, les partis de la gauche alternative jouent un rôle majeur dans la résistance à l’Europe des néolibéraux. Ils progressent dans de nombreux pays.

C’est en renforçant nos coopérations avec les forces – sociales et politiques – qui rejettent l’austérité et la construction libérale de l’UE que nous œuvrerons utilement contre l’Europe de l’austérité.

Rompre et désobéir : assumer l’affrontement pour ouvrir des brèches

Dans la situation actuelle, l’élargissement à 28 États membres rend quasiment impossible la modification des traités qui requiert l’unanimité des pays membres. Un seul pays pourrait bloquer tout progrès social ou écologique.

Un gouvernement de gauche devrait donc assumer un rapport de force diplomatique, économique et politique pour s’opposer aux projets dangereux, ouvrir le débat sur des propositions alternatives et créer les chocs diplomatiques visant une remise à plat de la construction européenne.

Nous essayerons d’obtenir une modification des règles actuelles. Si cela s’avère impossible, il faudra, avec tous les pays qui le souhaiteraient, désobéir aux règles européennes.

La France est un grand pays, moteur en Europe et 2e puissance économique européenne. Un changement en France peut montrer l’exemple et entraîner d’autres peuples d’Europe.

Prendre des mesures unilatérales coopératives

La France doit mettre sa puissance au service des peuples qui résistent. Un gouvernement de gauche prendrait alors un certain nombre de mesures unilatérales en expliquant qu’elles ont vocation à être étendues à l’échelle européenne. Il s’agit de mesures unilatérales coopératives, en ce sens qu’elles ne sont dirigées contre aucun pays, mais contre une logique économique et politique, et que, plus le nombre de pays les adoptant est important, plus leur efficacité grandit. C’est donc au nom d’une autre conception de l’Europe qu’un gouvernement de gauche devrait mettre en œuvre des mesures qui rompent avec la construction actuelle de l’Europe. Face à cette Europe qui maltraite les peuples, nous proposons de construire une autre Europe.

Page 176: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

176

front de gauche

Rompre avec l’europe telle qu’elle est pour refonder une autre europe

Sortir la dette publique de l’emprise des marchés financiers pour relancer l’emploi et la transition écologique

La résorption de la dette publique sert aujourd’hui de prétexte à mener des politiques d’austérité drastiques. L’objectif clairement affiché est de casser toujours plus l’État social. La France n’est pas en état de cessation de paiement : le pays est suffisamment riche pour assumer la dette actuelle. Mais surtout, les traités actuels ont contraint les États à contracter cette dette auprès des banques privées et des marchés financiers. Les États sont obligés d’emprunter à des banques privées, à des taux qui peuvent aller jusqu’à 10 %, les sommes qu’elles ont empruntées à moins de 1 % à la Banque centrale européenne (BCE). L’euro est une construction politique et historique qui est aujourd’hui au service des marchés financiers. Il est le produit d’une conception monétariste qui emprunte son modèle à la Bundesbank et dont le gouvernement Merkel est le plus fervent défenseur. Il n’est plus vivable tel qu’aujourd’hui.

Dans cette situation, certains prônent la sortie de l’euro et la mise en œuvre de politiques de dévaluation compétitive. Ce projet est économiquement hasardeux. Il alourdirait l’encours de la dette publique, renchérirait les importations, ce qui pèserait sur le niveau de vie de la population, et ouvrirait la porte à la spéculation sur la nouvelle monnaie, donnant ainsi une arme puissante aux marchés financiers. Économiquement hasardeux, ce projet est politiquement néfaste car une politique de dévaluation compétitive est une politique non coopérative qui cherche à gagner des parts de marché contre les autres pays. Loin d’induire plus de solidarité entre les peuples, elle entraînera encore plus de concurrence, de dumping social et fiscal, avec le risque d’exacerber les tensions xénophobes et nationalistes. Enfin, cette solution est défensive car elle nous empêche de mener une bataille politique vis-à-vis des autres pays d’Europe. C’est pour ces raisons que le Front de gauche et le Parti de la gauche européenne, qui regroupe les partis de la transformation sociale et écologique en Europe, sont opposés à un tel projet.

Pour autant, nous ne nous satisfaisons pas de la situation actuelle qui est mortifère pour les peuples d’Europe. L’euro tel qu’il est aujourd’hui n’est plus supportable pour les peuples. Au niveau européen, nous proposons la tenue d’une conférence sur les dettes publiques qui aboutirait à l’annulation d’une grande part des dettes insoutenables des États membres et une révision des échéances et conditions de remboursement, voire l’annulation pure et simple. Si

Page 177: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

177

rompre et refonder l’europe

cette solution s’avère impossible, faute d’accord des gouvernements des autres pays, un gouvernement de gauche devrait prendre des mesures unilatérales : la dette publique serait soumise au contrôle des citoyens et du Parlement. Elle ferait l’objet d’un audit citoyen qui pourrait déboucher sur un rééchelonnement, un moratoire ou une annulation. Certains pays l’ont fait. Les actionnaires des banques, les spéculateurs et la finance doivent assumer le prix de la crise dont ils sont responsables.

Au-delà, il faut un changement radical de politique monétaire. Il faut refonder l’euro pour en faire une monnaie au service des peuples. Il est indispensable que la BCE puisse prêter directement aux États et aux collectivités territoriales. Il faut donc, comme cela se fait par exemple aux États-Unis, au Japon et au Royaume-Uni, que la banque centrale puisse financer les éventuels déficits publics nécessaires pour financer les investissements publics indispensables aux besoins sociaux des peuples de l’Union et à la transition écologique.

La France peut obtenir ce résultat en menant une bataille politique en Europe pour que les statuts de la BCE soient changés et que soit créé un fonds européen de développement social, écologique et solidaire. Ce fonds serait contrôlé et administré démocratiquement dans le but de financer à bas taux, voire à taux zéro, des dépenses publiques des États membres et des investissements d’entreprises qui développent l’emploi, dans le respect de critères sociaux et écologiques précis, avec la contribution monétaire de la BCE et les recettes de la taxe sur les transactions financières.

Si cette solution s’avère impossible faute d’accord des autres pays, un gouvernement de gauche devrait aussi prendre des mesures unilatérales en matière monétaire en utilisant un établissement financier public comme par exemple la Banque publique d’investissement. Cette dernière pourrait emprunter directement auprès de la Banque centrale sans passer par les banques privées. Si la BCE s’y oppose, violant d’ailleurs ainsi l’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui permet à un établissement public de crédit de se refinancer auprès de la banque centrale, le gouvernement passerait outre.

Pour sortir de l’austérité, refuser la politique budgétaire européenne

Le TSCG impose que les États aient un déficit structurel, construction statistique arbitraire, inférieur à 0,5 % du PIB. Tenir un tel objectif suppose de mener des politiques d’austérité de façon permanente et de couper massivement dans les dépenses publiques, la protection sociale et les services publics étant les premiers visés. Un gouvernement de gauche refusera d’appliquer une telle politique

Page 178: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

178

front de gauche

budgétaire et n’acceptera pas que la Commission européenne puisse dicter sa loi et remettre en cause la souveraineté populaire.

Récuser le dumping social et les libéralisations, en finir avec la précarité

Nous affirmerons un principe de non-régression sociale et écologique avec l’alignement sur le droit le plus avancé. Aucun pays ne doit se voir imposer des normes européennes inférieures à ses normes nationales. Nous nous battrons pour la promulgation de critères de convergence sociale permettant, par exemple, l’émergence d’un salaire minimum en Europe. Un gouvernement de gauche n’acceptera pas que les salariés d’autres pays de l’Union venant travailler en France ne se voient pas accorder les mêmes droits que les salariés français. Il refusera d’appliquer la directive européenne sur le détachement des travailleurs et obligera les employeurs à appliquer le droit du travail à tous les salariés quelle que soit leur nationalité.

Face aux directives libérales, nous mettrons un coup d’arrêt à la dérégulation des services publics et à leur ouverture obligatoire aux marchés, notamment en matière de transports.

En finir avec l’Europe de la finance

Les produits financiers doivent être placés sous une surveillance stricte des pouvoirs publics afin que la finance soit mise au service de la société et non l’inverse. Il faut en finir avec la cotation en continu, les ventes à découvert nues et les marchés de gré à gré. Les mouvements de capitaux entre l’Union européenne et le reste du monde doivent être contrôlés et réellement taxés. Les conglomérats bancaires doivent être brisés et une stricte séparation doit être instaurée entre les banques de dépôt tournées vers le financement de l’économie et les banques d’affaires intervenant sur les marchés. L’activité de ces dernières doit être strictement encadrée afin qu’elles ne puissent pas perturber le bon fonctionnement de l’économie. Depuis 1998, nous agissons pour la mise en place d’une taxe sur les transactions financières. Le projet Barroso de coopération renforcée entre 11 États pour créer une telle taxe est totalement insuffisant. Pourtant, P. Moscovici, porte-parole des banques, le trouve « excessif ». Le gouvernement Hollande est le meilleur allié des banques. Nous proposons, au contraire, la création d’une taxe couvrant toutes les transactions financières, y compris les marchés des changes et taxant plus fortement les produits spéculatifs. Sans décision européenne, nous appliquerons ces mesures en France.

Page 179: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

179

rompre et refonder l’europe

Enfin, les paradis fiscaux permettent aux grandes fortunes et aux grandes entreprises de piller impunément les budgets publics. Ils brisent l’égalité devant l’impôt et assurent le blanchiment d’activités criminelles de toutes sortes. Ils encouragent la concurrence entre États vers le moins disant fiscal au détriment des finances publiques. Nous en avons assez des indignations hypocrites qui ne sont jamais suivies d’effet. Nous bloquerons tout mouvement de capitaux allant vers un paradis fiscal, y compris au sein de l’UE (Luxembourg, etc.).

Lutter contre le libre-échange destructeur

Ces mesures de protection face à la finance doivent être accompagnées de décisions similaires sur les échanges de marchandises. Le libre-échange donne tout pouvoir aux firmes transnationales. Il est anti-écologique car il pousse à produire à l’autre bout du monde ce qui peut être produit plus près et à envoyer nos déchets toxiques vers les pays pauvres. Nous ne voulons plus de cette « mondialisation des containers » à la surface de toutes les mers du globe. Il organise un nivellement général par le bas des normes sociales et environnementales. Il organise la compétition entre les salariés. Loin de la logique patronale de la « compétitivité » qui veut exporter à tout prix, nous favorisons la demande interne. La finalité de la production doit être la satisfaction des besoins. Pour cela, nous adapterons les outils aux productions et à leur origine : taxe kilométrique au niveau national et européen, visas sociaux et environnementaux aux frontières de l’UE.

Ces mesures favoriseront la relocalisation des activités et sont nécessaires au développement de circuits courts de production et de consommation.

Nous prônons une refondation de la politique agricole commune (PAC) pour développer une agriculture écologique, paysanne, de proximité. Celle-ci devra favoriser le principe de souveraineté alimentaire.

Nous défendons la coopération internationale et la solidarité intra-européenne plutôt que la guerre économique de tous contre tous.

Refuser le grand marché transatlantique

Le grand marché transatlantique (GMT) est un projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis, au service des grandes firmes transnationales. Loin d’être un sujet technique, le GMT est un sujet déterminant pour l’avenir social, écologique, économique et démocratique de l’Europe. S’il devait être adopté, il déstabiliserait nos industries, nos cultures, nos agricultures. Il

Page 180: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

180

front de gauche

permettrait l’arrivée en Europe de produits ne répondant pas à nos normes sociales ou environnementales. C’est particulièrement vrai dans le domaine agricole. Bœufs aux hormones, poulets à l’eau de javel et OGM pourraient déferler dans nos assiettes. Le principe du recours à des tribunaux d’arbitrage privés, acté dans le mandat de négociations de la Commission européenne, est inadmissible. Ce serait une remise en cause insupportable de la souveraineté juridique des États aux profits du capital financier transnational. Ils permettraient par exemple aux multinationales d’attaquer les États ayant adopté des législations contre les OGM et contre l’exploitation des gaz de schistes et autres hydrocarbures non conventionnels.

Ce projet est inacceptable et la méthode mise en œuvre pour le faire adopter l’est tout autant. Le peuple n’a jamais été consulté, le Parlement non plus. Pourtant des collectivités ont déjà appelé à l’arrêt des négociations. Ce mouvement devrait s’amplifier. Lors de son voyage aux États-Unis, François Hollande a appelé à une accélération des négociations de ce projet atlantiste. Le mandat de négociation est tenu secret pour soi-disant défendre les intérêts européens. Pourtant les informations divulguées par Edward Snowden sur les écoutes de la NSA, dans la continuité des révélations de Julian Assange, démontrent que l’Union européenne est massivement espionnée par les États-Unis. Les dirigeants de l’Union européenne auraient dû réagir notamment en arrêtant les négociations sur le grand marché transatlantique. Ils ne l’ont pas fait tant est grande leur soumission à Big brother. C’est pourquoi nous exigeons du gouvernement français la fin des négociations en cours et nous réclamons à défaut la tenue d’un référendum sur le GMT.

Nous dénoncerons les accords de libre-échange et notamment les accords dits de partenariats économiques, établis dans ce cadre, avec les pays d’Afrique et d’Amérique du Sud, qui détruisent les économies de ces pays au profit des multinationales. Nous leur substituerons des accords basés sur la solidarité et la coopération.

Rompre avec le productivisme : instaurer la planification écologique européenne

Les modèles économiques actuels sur l’environnement ont des conséquences non seulement sur le climat, mais également sur le pillage des ressources naturelles, la multiplication des déchets toxiques que nous ne parvenons pas à retraiter et que nous déversons souvent dans les pays en voie de développement au mépris de la santé de leurs populations, sur l’appauvrissement très rapide de la biodiversité, sur la santé de tous via l’utilisation incontrôlée de

Page 181: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

181

rompre et refonder l’europe

substances toxiques diverses comme les pesticides. Face à la crise écologique, l’existence d’un intérêt général humain radicalement anticapitaliste n’a jamais été aussi évidente. La première nécessité de l’humanité est la préservation de l’écosystème que nous avons en commun ! Cette exigence incontournable unit l’humanité que veulent diviser les partisans du choc des civilisations.

Elle implique la mise en œuvre d’une planification écologique et le retour des biens communs de l’humanité et des services d’intérêt général dans le giron public. Elle impose l’application d’une « règle verte » pour solder la dette écologique. Nouvel outil de pilotage des politiques publiques, celle-ci permettra de repousser la date à laquelle nous aurons consommé l’ensemble des ressources que la Terre peut renouveler chaque année. Cela implique également la mobilisation de budgets au niveau des pays européens pour accélérer la transition énergétique. Cela passe notamment par le développement accéléré des énergies renouvelables pour diminuer drastiquement les énergies productrices de gaz à effet de serre et un débat public national immédiat sur la politique énergétique en France et la place du nucléaire. il se déroulera sous contrôle citoyen de l’information jusqu’à la prise de décision et se terminera par un référendum.

L’Europe doit se mobiliser dès maintenant pour la lutte contre le réchauffement climatique et obtenir à Paris, en 2015, un accord juridiquement contraignant et différencié de réduction des émissions des gaz à effet de serre, concernant tous les grands pays émetteurs, qui limite le réchauffement au plus à 2 °C, ainsi que la création des fonds financiers incontournables dédiés à l’accompagnement des pays du Sud, des pays les moins développés et des pays les plus fragilisés dans leur projet de développement.

Ces mesures impliquent de rompre et désobéir à l’OMC, au FMI, en sus des directives ou traités européens, d’imposer de nouvelles orientations pour lutter contre la surconsommation matérielle (obsolescence programmée, emprise publicitaire, etc.), et de favoriser l’extension des services publics et leur accès gratuit.

Rompre avec une europe dépendante des intérêts géostratégiques américains

L’OTAN est un outil au service des États-Unis pour défendre leurs intérêts stratégiques et leur vision du monde. Trop souvent, l’OTAN sert de prétexte pour contourner les décisions de l’ONU et s’affranchir du droit international. L’article 42 du Traité de Lisbonne prévoit que les politiques des États de l’Union européenne doivent être compatibles avec les orientations de l’OTAN. Nous les voulons,

Page 182: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

182

front de gauche

au contraire, compatibles avec le droit international et militons pour la dissolution de l’OtAN. Sans attendre, nous prônons la sortie de la France de l’OTAN. Nous refusons le projet de bouclier anti-missile de l’OTAN en Europe ainsi que l’installation de technologies états-uniennes dans les armes françaises.

Nous mettrons en échec les accords qui livrent les données personnelles des citoyens européens au gouvernement des états-unis sous couvert de lutte contre le terrorisme : l’accord de données sur les passagers aériens européens qui se rendent aux États-Unis ou les survolent, ainsi que l’accord SWIFT qui donne accès aux données bancaires des citoyens européens.

Nous dénonçons la logique des G8 et G20. Nous refusons la toute-puissance du dollar comme monnaie mondiale de réserve.

Rompre avec l’europe forteresse et la politique agressive de l’ue vis-à-vis des pays du sud

Nous refusons le sort fait aux Roms, érigés en boucs émissaires. Nous refusons cette Europe forteresse, qui criminalise les migrants avec FRONTEX, qui conduit à l’accumulation des naufragés et des cadavres à nos frontières.

Nous supprimerons les zones de rétention administrative qui sont des zones de non-droit. Nous renégocierons les accords de Schengen au profit d’une action résolue en faveur de politiques nouvelles de migrations internationales et de codéveloppement, en particulier avec les pays du pourtour méditerranéen.

Nous mobiliserons au niveau européen pour l’abrogation de la « directive de la honte » de 2008 qui banalise et généralise une politique d’internement et d’expulsion des migrants en Europe et refuserons de les appliquer en France.

engager ces ruptures est une condition indispensable pour pouvoir refonder le projet européen sur de nouvelles bases libérées des traités européens actuels.

Partie 3 : Refonder l’EuropeNotre critique de l’UE et les ruptures que nous voulons engager

avec ses fondements, ses traités, ses politiques ne nous condamnent pas à un repli nationaliste. Paradoxalement, nous sommes aujourd’hui les seuls porteurs d’une idée européenne à laquelle les peuples pourraient adhérer car porteuse de progrès humain, social et écologique. Travestie par les forces qui ont construit l’UE actuelle pour nous, l’idée européenne est celle d’une construction démocratique, sociale, écologique, répondant à des formes d’organisation dont les

Page 183: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

183

rompre et refonder l’europe

peuples devront convenir ensemble, et qui œuvre pour la paix au plan mondial. C’est pourquoi nous proposons de la refonder.

une europe démocratique qui respecte les souverainetés populaires

Pour nous, les politiques de coopération entre les États comme les politiques intégrées doivent faire l’objet de débats publics, être librement consenties, contrôlées et soumises à la souveraineté populaire. Nous voulons que le peuple français soit consulté par referendum sur les grandes orientations européennes.

Nous voulons changer l’équilibre des pouvoirs en renforçant les assemblées élues. Les parlements nationaux doivent recouvrir leur compétence budgétaire et être associés aux processus d’élaboration des lois et des règles européennes. Le Parlement européen sera plus représentatif des citoyens, c’est-à-dire issu d’une élection à la proportionnelle sur des listes nationales. Ses pouvoirs doivent être renforcés, notamment pour ce qui est de l’initiative législative. Une instance antidémocratique telle que l’actuelle commission européenne ne pourra exister dans cette Europe.

Nous voulons développer des outils d’intervention des peuples dans les décisions européennes à tous les stades : élaboration des politiques européennes, suivi et évaluation de ces dernières. La pseudo procédure d’initiative citoyenne européenne deviendra un véritable droit de pétition, sans validation préalable d’une quelconque instance. Il faut ouvrir des espaces de dialogue pour une réelle prise en compte des revendications des syndicats de travailleurs et des ONG. Le lobbying sera strictement encadré voire interdit.

une europe du développement humain soutenable

Face au chômage et à la précarité, la priorité absolue doit être d’offrir aux Européens un modèle de développement qui leur garantisse du travail, des revenus décents, une protection sociale, tout en protégeant notre écosystème.

Dans l’immédiat, nous proposons de lancer un grand plan européen d’investissement pour reconstruire les économies des pays et enclencher la transition écologique. Faire face aux défis sociaux et environnementaux doit conduire à relocaliser les activités, transformer les modes de production, favoriser les circuits courts de production et de consommation.

Nous voulons impulser un autre type de production alliant développement humain, social et écologique par une réappropriation

Page 184: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

184

front de gauche

publique et démocratique des secteurs stratégiques, des coopérations industrielles et de recherche au niveau européen ainsi que l’instauration de visas écologiques et sociaux sur les importations. Nous proposons d’interdire les licenciements boursiers, créer des emplois qualifiés, sécurisés, bien rémunérés et donner des pouvoirs d’intervention aux salariés sur les choix des entreprises.

La préservation de l’écosystème sera une priorité de l’Europe refondée. Elle implique la mise en œuvre d’une planification écologique, le retour des biens communs de l’humanité dans le giron public, sous contrôle citoyen, et la généralisation d’une « règle verte » pour solder la dette écologique. Il faut investir dans les énergies renouvelables et propres, les économies d’énergie, le développement des transports ferroviaires et de la voie d’eau.

Pour protéger les citoyens, nous pensons qu’il est nécessaire de définir un cadre européen au droit du travail et à la protection sociale. La logique dominante de « baisse du coût du travail » conduit aux plans de licenciements, à la précarisation du travail, à la baisse du niveau de protection sociale, à la pression des logiques managériales et individualistes dans les entreprises. Nous voulons y opposer un bouclier social garantissant sécurisation des emplois pour éradiquer la précarité, un droit à la formation pour tous. Nous proposons d’harmoniser progressivement les droits sociaux des salarié-es européen-es par le haut. Des salaires minimums en Europe doivent permettre une rémunération décente. Nous voulons mettre en place des critères pour la convergence vers le haut des normes sociales, écologiques et démocratiques, étendant à tous les pays européens les droits des salariés sur ceux des pays où ils sont les plus avancés. Nous voulons tendre vers la réduction du temps de travail, l’égalité salariale femmes/hommes, le retour partout au droit à la retraite à 60 ans et lutter contre toutes les formes de discrimination au travail.

Nous voulons un modèle qui valorise les biens communs au lieu de les privatiser. Les coupes budgétaires des politiques d’austérité, les libéralisations et les privatisations réduisent la capacité des pays européens à répondre aux besoins sociaux, notamment des personnes les plus fragiles. Les services publics, avec de nouvelles créations à l’échelle continentale, deviendront un pilier de la construction européenne nouvelle, pour l’accès de tous aux droits universels à l’éducation, à la santé, au logement, à l’eau, à l’énergie. Un essor des services publics serait créateur d’emplois utiles au peuple, œuvrant à la reconstruction du lien social, capable de redynamiser les territoires ruraux et les quartiers populaires, aujourd’hui abandonnés par la République.

Page 185: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

185

rompre et refonder l’europe

La politique agricole commune doit elle aussi être refondée sur la base de la sécurité et de la souveraineté alimentaire, d’une agriculture paysanne non soumise aux logiques productivistes qui garantisse aux agriculteurs des prix rémunérateurs et aux citoyens une nourriture de qualité, saine et variée, accessible à tous et au juste prix.

Une Europe libérée de l’emprise de la financeL’Union économique et monétaire ne doit pas servir la

spéculation mais à la création d’emplois, les services publics, les produits utiles et à la transition écologique pour un partage juste des richesses. Pour répondre à ces objectifs, une Banque centrale européenne doit être placée sous le contrôle démocratique des peuples.

Nous proposons de rompre avec les politiques injustes d’augmentation de la TVA, de taxer plutôt le capital avec une taxe sur les transactions financières et lutter contre l’évasion fiscale (transparence bancaire, renforcement des services d’enquête ,coopération européenne). Pour en finir avec le dumping fiscal, nous proposons d’harmoniser la fiscalité des entreprises au niveau européen en modulant les taxes sur les sociétés pour inciter les entreprises qui créent de l’emploi, investissent dans la formation et augmentent les salaires ; et pénaliser celles qui délocalisent, spéculent, polluent. Nous ferons la promotion en France et en Europe d’une fiscalité réellement progressive.

La priorité doit être donnée à la réduction des inégalités sociales et territoriales en Europe, au développement de programmes de solidarité et de lutte contre l’exclusion.

une europe des droits et libertésL’Europe doit être un espace qui garantit l’égalité entre les

femmes et les hommes à tous les points de vue et qui protège le droit fondamental des femmes à disposer de leur corps. Le droit européen doit – face à la menace qui plane dans de nombreux pays – garantir l’accès de toutes à l’IVG. Nous sommes pour l’instauration de la « clause de l’Européenne la plus favorisée » afin que chaque femme puisse bénéficier des lois les plus avancées dans les pays de l’Union.

L’Europe doit être laïque et garantir la liberté de conscience. C’est une condition pour garantir l’égalité des citoyennes et des citoyens quelles que soient leurs convictions philosophiques et religieuses. Le libre exercice des cultes sera garanti dans le cadre des lois existantes. Nous nous prononçons pour une stricte séparation entre

Page 186: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

186

front de gauche

les Églises et les institutions européennes. Nous nous opposerons au statut particulier des Églises dans le cadre des consultations européennes et à tout financement public d’activités religieuses.

une europe de la paix au service de l’émancipation humaine

L’Europe doit être un acteur sur la scène internationale. Face à la puissance du capital globalisé, notamment aux transnationales et aux marchés financiers, il faut un espace politique et économique qui puisse faire contrepoids et qui renonce aux ingérences impérialistes et néocolonialistes. Si aujourd’hui elle n’a rien d’autre à offrir que des accords de libre-échange, l’Europe refondée peut être un très puissant outil de coopération entre les peuples du monde.

La paix et la sécurité collective doivent être un fondement d’une Europe refondée. Cela implique une rupture avec les politiques atlantistes, la sortie de l’OTAN, l’indépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Europe doit être active sur le terrain du désarmement multilatéral. Une politique extérieure européenne doit se fonder sur le droit international pour contribuer à la résolution des conflits par le multilatéralisme et la recherche de solutions politiques et non militaires. Au Proche-Orient, elle doit engager tous les outils à sa disposition pour faire respecter le droit imprescriptible du peuple palestinien à un État souverain et démocratique, dans les frontières de 1967.

L’Europe refondée sera à l’opposé de l’« Europe forteresse » actuelle, qui repose sur le dispositif Frontex, la stigmatisation et la mise en danger des étrangers non communautaires. Elle devra veiller au respect des droits des migrants, à commencer par le droit d’asile, le droit à la scolarisation, le droit au travail.

Une politique de solidarité et de coopération doit être mise en place avec les différentes régions du monde. Avec l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, le Proche-Orient, l’Europe de l’Est, de nouvelles relations doivent se nouer sur un pied d’égalité et non dans le cadre des accords de libre-échange. L’Europe soutiendra les révolutions citoyennes qui ont mis à bas des régimes autoritaires.

Page 187: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

notes de lecture

Page 188: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le
Page 189: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

NOtes de LeCtuRe

Recherches internationales, n° 98, janvier-mars 2014, pp. 189-204

189

L’événement n’était pas pas-sé inaperçu en 1966, lorsque quelques mois après l’enlèvement de son principal organisateur, Mehdi Ben Barka, la conférence tricontinentale s’était réunie à La Havane. Mais peu d’ouvrages ou d’articles vraiment significatifs avaient couvert l’événement 1. Che Guevara avait déjà « disparu » dans un halo de mystère et la guerre du Vietnam commen-çait à prendre une importance majeure. En 1996, à l’occasion du trentième anniversaire de la conférence, Recherches interna-tionales avait salué l’événement en mobilisant le témoignage d’un des organisateurs actifs de cette rencontre 2.

C’est dire combien l’ouvrage de Roger Faligot doit être salué,

Roger FALiGOttricontinentale – Quand che Guevara, Ben Barka, Cabral, castro et Hô chi min préparaient la révolution mondiale [1964-1968](La Découverte, 2013, 636 p., 26 €)

non seulement pour laisser une trace significative de cet événement, mais parce qu’il en apparaît désormais comme une référence incontournable tant par le sérieux que par le méticuleux de l’enquête. Car c’est bien une enquête qui est menée, voire un reportage que l’auteur a choisi de dérouler selon un axe chronolo-gique qui donne à cette fresque de plus de 600 pages un caractère romanesque entraînant le lecteur dans un suspense étonnant pour un ouvrage de cette nature.

Faligot a pris le parti, évidem-ment nécessaire, de situer la conférence dans un cadre plus large et donc de restituer au lecteur la séquence des années 1964-1968, période qui connaît un essor du tiers-mondisme

1 À l’exception notable d’Albert-Paul Lentin, La lutte tricontinentale – Impéria-lisme et révolution après la conférence de La Havane, 1966, Maspéro, et de Jean-Jacques Brieux, « La “Tricontinentale” », Politique étrangère, n° 1-1966, p. 19-43.

2 Oswaldo Barreto, « La conférence Tricontinentale, une espérance éphémère », Recherches internationales, été 1996, p. 107-119.

Page 190: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

190

Notes de lecture

prolongeant les luttes pour les indépendances. La question principale qui était alors posée était celle des exigences du déve-loppement et de l’affrontement avec les forces de domination et donc avec l’impérialisme et des alliances nécessaires pour mener à bien ce combat. La croyance dominante de l’époque était que l’impérialisme ne pouvait être que défait pour peu qu’on l’y aidât un peu, quitte à accepter des pertes et des martyrs. Le tiers-mondisme des années soixante faisait ainsi preuve d’un optimisme que les réalités allaient bien vite démen-tir.

L’auteur suit donc pas à pas les différents acteurs de ces luttes dans les préparatifs de cette conférence. Il nous entraîne dans une description minutieuse de son déroulement et des péripéties qui l’entourent, depuis l’organisa-tion des voyages de militants clan-destins et recherchés jusqu’aux luttes d’influence entre factions rivales du mouvement commu-niste international – chinoises et soviétiques – attachées à sou-tenir leurs poulains respectifs et à promouvoir leurs thèses. Faligot, spécialiste des services de renseignements, montre tout l’intérêt que les services occiden-taux portaient à cette conférence dont l’ambition était de réunir l’élite révolutionnaire des trois continents.

Pendant trois semaines, dans une ambiance festive, les partici-pants vont échanger, faire le point sur la situation, les rapports de forces et imaginer des formes de luttes. Des contacts se nouent, des alliances se forment, des amis se retrouvent. Dans un

consensus rare, le principe de la lutte armée est acté s’il est jugé nécessaire. On y retrouve des leaders de pays récemment libé-rés, des responsables de luttes et un bataillon d’intellectuels et d’artistes. Fidel Castro et ses services veillent sur tout, évitent les déchirures et imposent pour l’essentiel leur ligne. Du grand absent – Che Guevara – seuls les Cubains savent qu’il tente de faire avancer la révolution dans l’est de l’ex-Congo belge poursuivant le combat de Patrice Lumumba. Quant à Mehdi Ben Barka, enlevé et assassiné quelques mois avant la conférence, sa perte pèse sur l’événement, tant il s’était investi dans sa préparation. Roger Faligot présente une galerie de portraits des leaders tiers-mondistes de l’époque – des chefs des luttes de libération nationale des colonies portugaises, des luttes anti-apartheid, des combattants anti-néocolonialistes, des révo-lutionnaires latino-américains et de leurs soutiens internationa-listes en Europe. La plupart sont aujourd’hui disparus.

L’enquête ne livre aucune révélation majeure sur le dé-roulement de la conférence. Il confirme fortement l’affrontement sino-soviétique aux conséquences délétères sur les luttes de l’époque, notamment au travers de mul-tiples scissions au sein des mou-vements révolutionnaires. Par contre, il se montre d’une extrême richesse sur les préparatifs et les suites de la conférence ainsi que sur le rôle internationaliste de La Havane, de Prague et d’Alger dans l’aide apportée aux forces révolutionnaires. La logistique mise à disposition est impres-

Page 191: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

191

Notes de lecture

sionnante. L’ouvrage confirme le lien extrêmement serré entretenu par les services cubains avec Che Guevara dans ses expéditions au Congo et en Bolivie, entrecou-pées d’un séjour tenu secret à Cuba. L’auteur fait ainsi litière de rumeurs qui circulaient à l’époque quant à une prise de distance du Che avec la révolution cubaine. Il confirme également l’existence d’un réseau interna-tionaliste, c’est-à-dire composé de non-Cubains, qui œuvra, tant avant qu’après la conférence, à mobiliser la solidarité cubaine auprès de nombreux combat-tants, notamment en Afrique et en Amérique latine.

L’intérêt de cette passion-nante enquête est de montrer les coulisses où les affrontements sont plus marqués et surtout le contexte international, notam-ment la façon dont l’impérialisme, depuis Washington, surveillait tout cela, dans un contexte de guerre du Vietnam déjà très engagée.

Une telle somme – l’index des noms cités ne comporte pas moins de 15 pages – ne saurait éviter quelques erreurs factuelles. Par exemple, contrairement à

ce qu’affirme l’auteur, Nicanor Njawé, responsable du bureau de l’Union des peuples du Cameroun à Alger, était bien le représentant d’Ernest Ouandié chef de l’UPC qui sera arrêté et exécuté en 1971. Il n’en était pas scissionniste. Par contre, plus grave, l’auteur commet une erreur de perspective en confondant systématiquement le Mouvement de solidarité afro-asiatique (Bandung - 1955), dont la Tricontinentale représente l’élargissement à l’Amérique latine avec le Mouvement des non-alignés créé à Belgrade en 1961 sous les auspices de Tito, et bien sûr sans les Chinois et qui donnera plus tard naissance au « Groupe des 77 » agissant dans le cadre des Nations unies, notamment en faveur d’un nouvel ordre économique Internatio-nal. La Yougoslavie ne sera pas représentée à la Tricontinentale et la Chine ne sera pas membre fondateur du Mouvement des non-alignés. Elle en deviendra membre observateur.

L’étude reste une somme majeure, incontournable pour la compréhension de cette période historique.

mIcheL ROgALskI

Page 192: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

192

Notes de lecture

Il faut saluer l’initiative lancée depuis un an par le Centre Europe Tiers-monde de Genève (Cetim) pour faire connaître, à travers une collection de petits livres d’une centaine de pages (« Pensées d’hier pour demain »), les figures de divers acteurs qui furent au cœur des luttes des peuples pour l’émancipation. Orientée vers un public jeune en particulier, elle propose de rappeler le combat de ces acteurs et de montrer com-bien leur pensée reste toujours d’une grande actualité face au défi de reconstruire une stratégie d’opposition et de changement. Les acteurs « revisités » ont tous été à la fois des acteurs politiques progressistes de premier plan et des penseurs préoccupés de transformation sociale radicale.

Recueil de textes introduit par Georges Nzongola-NtalajaPatrice Lumumba

Recueil de textes introduit par Bachir Ben BarkaMehdi Ben Barka

Recueil de textes introduit par Carlos LopesAmilcar cabral

Recueil de textes introduit par Mireille Fanon-Mendès-FranceFrantz Fanon(Cetim, Centre Europe Tiers monde, Genève, 2013, 8,50 € chacun)

Quatre ouvrages sont sortis en 2013 et ont été consacrés à Mehdi Ben Barka, Amilcar Cabral, Patrice Lumumba et Frantz Fanon. Un prochain est annoncé, dédié au Sud-Africain Steve Biko. Le projet est simple mais efficace. Après une courte notice biogra-phique, le responsable du dossier présente les traits majeurs de la pensée de l’acteur et du penseur politique. Puis, quelques textes significatifs sont proposés à la réflexion.

Une initiative originale qui a le mérite de faire revivre le combat et la pensée d’acteurs marquants des luttes du Tiers monde.

mIcheL ROgALskI

Page 193: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

193

Notes de lecture

« Un mouvement ouvrier a véritablement émergé en Chine avec la multiplication des grèves et des conflits. De plus en plus de travailleurs n’hésitent plus à porter plainte devant la justice. Même si la plupart du temps, ces plaintes n’aboutissent pas, c’est un tournant dans leur psycholo-gie. Une vraie conscience de classe s’affirme qui peut transformer la Chine et profiter au reste du monde du travail en consolidant les solidarités et les luttes pour de meilleures conditions sociales ». Han Dongfang se félicite de cette perspective : c’est son combat. Adolescent pendant la révolu-tion culturelle lancée par Mao en 1966, puis soldat de l’armée populaire, il est devenu ouvrier dans la compagnie nationale des chemins de fer. Ce fils de paysan, est une figure du mouvement de contestation du printemps de 1989 pour avoir créé la Fédéra-tion autonome des travailleurs de Pékin. Il le paya de 2 ans de prison et d’un exil aux États-Unis. Il vit aujourd’hui à Hong Kong où il a fondé le China Labour Bulletin, une source incontournable pour

Han dONGFANG(en collaboration avec Michaël sztANKe)mon combat pour les ouvriers chinois(Éditions Michel Lafon, 2014, 240 p. 17,95 €)

prendre le pouls des revendica-tions ouvrières en Chine. Depuis 20 ans, avec son équipe de juristes et de chercheurs, il aide à distance les salariés, les informant de leurs droits en vertu des lois chinoises sur le travail encore trop peu respectées.

Cette expérience de terrain et sur le long terme fait du livre de Han Dongfang écrit en collabora-tion avec le journaliste Michaël Sztanke un instrument précieux pour comprendre la transforma-tion des mentalités du monde du travail chinois dans un contexte économique et politique lui-même en pleine mutation.

Il est d’abord fort intéressant de suivre le parcours de l’auteur lui-même et de son positionne-ment. L’ancien contestataire de la place Tian An Men rejette au-jourd’hui l’étiquette de dissident et se présente plutôt comme un « activiste du droit du travail ». Il s’en explique par son évolution personnelle nourrie de ses liens avec les salariés de l’industrie de la province du Guangdong essen-tiellement et plus globalement avec des acteurs du mouvement

Page 194: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

194

Notes de lecture

ouvrier de par le monde : salariés et syndicalistes. « J’ignorais ce qu’un syndicat devait être, pour-quoi il fallait le créer et comment assurer son fonctionnement, confie-t-il. Mon approche était plutôt politique, car j’avais lu des articles sur Solidarnosc, en Pologne. Longtemps j’ai cru que rien ne pourrait évoluer sans la mise en place d’un système démocratique qui favorise des syndicats libres. Je me trom-pais. Grâce à de nombreuses discussions avec les ouvriers, je me suis aperçu que leurs ques-tions étaient concrètes et que leurs revendications visaient l’amélioration de leur quotidien et n’avaient aucun lien avec les mots “démocratie” ou “syndicat”. Je suis devenu plus pragmatique. Nous sommes alors totalement sortis des questions politiques et des références à Solidarnosc. Nous sommes entrés dans une phase militante concrète active sur le terrain et proche de la société civile ». Cette nouvelle démarche veut contourner le pou-voir politique sans confrontation directe avec les autorités. Elle ne fait pas l’unanimité au sein des milieux activistes de Hong Kong, mais pour Han Dongfang, elle est la plus réaliste et la plus apte à faire progresser la condition ouvrière face à la mondialisation.

« Nous ne voulons pas faire la révolution », explique-t-il lors de son récent passage à Paris « Mon but est de défendre les ouvriers chinois en favorisant les négociations collectives dans les conflits sociaux. C’est une approche constructive déconnec-tée des enjeux idéologiques et de pouvoir. Nous ne cherchons pas

l’affrontement politique. Je le dis aux ouvriers : “Si le Parti com-muniste quittait le pouvoir, votre vie serait la même et vous seriez exploités de la même manière, par le même patron, qui serait alors soutenu par des officiels diffé-rents. L’autonomie et la liberté à l’égard du Parti sont nécessaires. Pour autant, dans notre stra-tégie, la première des priorités consiste à ne pas être soumis au patronat. Les syndicats doivent d’abord conquérir leur indépen-dance vis-à-vis des employeurs et briser leur toute-puissance par la négociation collective. » Han Dongfang estime ainsi que le moment est « idéal » car beau-coup d’éléments ont changé en Chine ces dernières années. Après trois décennies de réformes de l’économie de marché, différents groupes d’intérêts ont surgi : le développement économique du pays, longtemps tourné vers les exportations qui imposaient un faible coût de main-d’œuvre, a aujourd’hui besoin de l’essor d’un marché intérieur. Donc d’une augmentation du pouvoir d’achat du plus grand nombre pour tirer la croissance.

Dans le même temps, une nouvelle génération d’ouvriers, plus revendicative, plus éduquée connaissant mieux ses droits, a changé le paysage social chinois. Avant les réformes économiques lancées par Deng Xiaoping en 1978, tout une génération d’ouvriers, dont celle de Han, tra-vaillait principalement dans des entreprises d’État. « Mon emploi, par exemple, m’a été attribué par le gouvernement. J’en étais recon-naissant. Je bénéficiais d’une protection sociale élémentaire

Page 195: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

195

Notes de lecture

et d’un revenu mensuel ». Han reconnaît que cette génération n’était pas combattive. Après les réformes, l’afflux de millions de paysans venus travailler dans des usines et ateliers du littoral et soumis à une très forte exploi-tation a commencé à changer la donne. Mais cette génération res-tait encore très attachée à la terre et ne se vivait pas entièrement comme appartenant au monde ouvrier. Ce qui n’est plus le cas de leurs enfants. Les jeunes ouvriers d’aujourd’hui ont une identité de classe bien plus forte. Ce ne sont plus des victimes passives de l’exploitation ; ce sont des acteurs face à la mondialisation. La hausse des conflits sociaux en est la preuve. On estime à plus de 80 000 le nombre de grèves chaque année en Chine. Les nouvelles générations ont moins peur, surtout celles nées après les années 1990. Ils voient leur propre situation, celle de leurs collègues d’usine et celle des ouvriers alentour. Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, notamment, ils s’organisent et

commencent à se défendre. Ils savent qu’ils sont des centaines de millions. Parfois, ils apprennent qu’une grève a démarré ici ou là, et ils se disent : « Pourquoi pas nous ? ».

Le syndicat officiel « com-mence doucement à se réveiller et à essayer de réajuster son rôle », constate Han. « Il est clair que les changements doivent avoir lieu avec lui : il doit accepter que les ouvriers puissent avoir leur propre organisation ou qu’il devienne lui-même capable de porter la défense des intérêts des salariés ; déjà, dans certaines entreprises, le responsable du syndicat officiel a été élu direc-tement par les ouvriers ». Reste à former ces élus à une réelle pratique syndicale et les pousser à se réformer de l’intérieur. L’enjeu concerne la société chinoise tout entière. Les revendications for-mulées par les jeunes ouvriers ne sont plus simplement liées à leur survie, mais à leur insertion dans les villes pour profiter du développement de la Chine en tant que citoyens à part entière.

DOmINIQUe bARI

Page 196: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

196

Notes de lecture

Le Chili de l’Unité populaire garde une place de choix dans l’imaginaire de la gauche mon-diale. Au niveau latino-américain, il s’agit de la dernière expérience d’émancipation dans le sillage de la révolution cubaine avant le long hiver des dictatures militaires. L’étude de Franck Gaudichaud propose d’étudier ce processus politique, au-delà de la figure mythique du martyr de Salva-dor Allende, les mobilisations à la base des classes populaires chiliennes, l’auto-organisation étant, pour l’auteur, la véritable richesse de ce mouvement. Il fait référence à John Reed qui avait dépeint une autre révolution, la révolution russe, dont les conséquences avaient été aussi majeures pour l’histoire. Si en Russie, le premier État socialiste était né, au Chili, le néo-libéra-lisme va installer son laboratoire du démantèlement des droits sociaux et du développement des inégalités. La gauche mondiale ne s’est toujours pas relevée de la tragédie de l’Unité populaire.

Franck GAudiCHAudchili 1970-1973 mille jours qui ébranlèrent le monde(Presses Universitaires de Rennes, 2013, 346 p., 20 €)

L’implication étasunienne dans le renversement du gou-vernement démocratiquement élu de Salvador Allende demeure aux yeux de l’auteur la principale leçon de la période, mais les tensions sociopolitiques et les relations de forces internes au processus sont le cœur de son ouvrage. Franck Gaudichaud assume son empathie envers la cause des vaincus et son objectif de donner la parole aux acteurs de base. Son étude précise illustre les débats qui ont agité la gauche chilienne tout au long de ces mille jours de l’Unité populaire. Le cahier central permet au lecteur, grâce à une trentaine d’illustrations et de sept cartes, de mieux saisir ce moment intense de l’histoire latino-américaine. L’auteur fait vivre les événements sans idéalisation ni caricature, en indiquant dans le même temps enthousiasmes et limites d’un processus complexe. Comment, dans un premier temps, les entreprises furent-elles nationa-lisées en respectant la légalité

Page 197: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

197

Notes de lecture

constitutionnelle ? Comment les prix furent-ils contrôlés face aux pressions de la bourgeoisie ?

Après un bref rappel de la composition du mouvement social urbain en 1970, des diffé-rents partis politiques de gauche, des syndicats et du projet poli-tique de l’Unité populaire, Franck Gaudichaud évoque les diffé-rents épisodes de mobilisations jusqu’au coup d’État. Dans un pre-mier temps, ces initiatives auto-organisées sont embryonnaires et concordent avec le gouvernement Allende. Ensuite, face à la grève des camionneurs liés à l’opposi-tion de droite en octobre 1972, ce mouvement d’auto-organisation s’amplifie particulièrement dans les entreprises avec la forma-tion de Cordons industriels qui débordent le gouvernement par leur radicalité. Cette avant-garde du mouvement ouvrier est étudiée à travers plusieurs axes : condi-tion d’émergence, structuration, expression culturelle, concurrence ou présomption de concurrence avec les structures syndicales ou le gouvernement, difficulté pour établir une coordination nationale, pratiques concrètes mises en œuvre… L’ouvrage dépeint notamment des épisodes méconnus du grand public tels que l’occupation de la petite ville de Constitución qui réussit un temps à créer un double pouvoir local. Si l’attention de l’auteur se concentre principalement sur les Cordons industriels, il ne néglige pas pour autant les autres formes d’auto-organisation des classes populaires chiliennes comme les comités de quartier ou les conseils constitués pour pallier les difficultés de ravitaillement.

L’auteur reprend comme schéma d’explication des tensions internes au processus la dualité de la gauche entre un pôle réfor-miste et un pôle révolutionnaire. Les uns souhaitent un processus de réforme pacifique contrôlé par l’État, se méfient des gauchistes infiltrés selon eux par la droite ou la CIA et font confiance jusqu’à la dernière heure aux militaires. Les autres veulent étendre les conquêtes sociales et le secteur na-tionalisé pour ne pas se couper des fractions des classes populaires les plus mobilisées et organisées. Toutefois, même si l’on pressent le penchant de l’auteur pour le second pôle, le propos n’est pas caricatural. Les limites des uns et des autres sont soulignées, la sous-estimation du potentiel des Cordons industriels marque aussi bien les réformistes que les révo-lutionnaires et le désarmement général de la gauche chilienne sera cruel le jour du coup d’État. Les dernières semaines de l’Unité populaire, fidèlement restituées par l’auteur, révèlent les clés de cette tragédie. Le gouvernement cherche désespérément un accord avec les militaires et la démocra-tie-chrétienne et demande pour cela la restitution de certaines entreprises en affrontant ainsi la résistance des Cordons indus-triels et des quartiers populaires. Pourtant, l’échec au « tancazo », la répétition générale en juin 1973 du coup d’État du 11 septembre 1973, s’opère notamment à par-tir des entreprises occupées. La contre-révolution est exaltée par cette tentative, on ne dénombre pas moins de vingt-cinq attentats par jour durant les derniers mois de l’Unité Populaire.

Page 198: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

198

Notes de lecture

Franck Gaudichaud conclut son propos en définissant trois respirations du pouvoir populaire chilien. Dans un premier temps, de l’élection de Salvador Allende à la grève des camionneurs d’oc-tobre 1972, les transformations passent d’abord par les institu-tions. Ensuite, face à la polari-sation croissante de la société chilienne, les classes populaires s’auto-organisent jusqu’à leur apogée durant la tentative de coup d’État de juin 1973. Dans ces der-niers mois, la contre-révolution

avance sans retenue face à une gauche écartelée entre sa survie institutionnelle et la résistance quotidienne aux assauts des militaires et de la bourgeoisie. Ce travail suscite évidemment de l’amertume face à une tentative d’émancipation sociale avortée, l’œuvre n’en est pas moins salu-taire pour apprendre du passé et prévenir à l’avenir des mêmes pièges.

ThOmAs pOsADO

Haut fonctionnaire de la police nationale, l’auteur, Jean-Fran-çois Gayraud, est un essayiste spécialiste de la grande crimi-nalité et de sa géopolitique. Le nouveau capitalisme criminel continue cette réflexion : il utilise la grille d’analyse de la crimino-logie – ayant à ses yeux autant de valeur que l’habituelle grille d’analyse économique – afin d’analyser les crises financières comme celle débutée en 2008.

Jean-François GAyRAudLe nouveau capitalisme criminel(Odile Jacob, 2014, 360 p., 24,90 €)

En effet, dès les prémices de l’économie politique, dès les pre-miers écrits de Jean-Baptiste Say, la dimension criminelle est écar-tée de toute analyse. Ainsi : « Un vol, une perte au jeu et d’autres accidents font passer une portion de richesse d’une main dans une autre, sans qu’au total la société soit devenue plus pauvre ou plus riche ». Le crime n’opère qu’un déplacement de richesse. Bien plus tard, lorsque l’économie

Page 199: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

199

Notes de lecture

politique deviendra sciences éco-nomiques, la notion de crime n’a toujours pas lieu d’être examinée. L’auteur rappelle ainsi les écrits de Léon Walras, le crime est un non sujet : « Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas […] ». Or, comme l’écrit l’auteur, le crime n’est pas seulement une question morale ou juridique, mais bien une réalité d’ordre public pouvant détruire ou trans-former des biens et des services, ainsi que le bon fonctionnement des marchés. Contrairement à ce que peuvent penser les écono-mistes, le crime n’est pas un jeu à somme nulle, mais bien une réalité ayant sa place au cœur du fonctionnement de l’économie, pouvant durablement fausser ses règles.

Une première partie s’attarde ainsi sur des cas où la criminalité est un élément systémique au capitalisme. Ainsi sont abordées par exemple les crises latino-américaines, l’omniprésence des yakuzas dans la vie écono-mique japonaise ou l’entrée de l’Albanie dans le capitalisme par la formation d’escroqueries à portée macroéconomique. On pourrait regretter que ces cas appartiennent aux années 80 et 90 et aient donc peu d’écho dans l’actualité économique des années 2010. En effet, depuis, par exemple, de nombreux pays d’Amérique latine proposent des alternatives de développement

économique avec un certain succès : comment alors expli-quer cette mutation ? Le Brésil, l’Argentine, le Chili, le Venezuela ou la Colombie se sont relevés de ces crises et pourtant le nar-cotrafic tient toujours une place prépondérante dans ces socié-tés… Concernant les yakuzas, le Parti libéral démocrate japonais a depuis longtemps fait son aggiornamento avec notamment la promulgation de la loi antigang de 1992 afin d’épurer l’adminis-tration et l’économie de cette gangrène mafieuse. Bien entendu, cette dernière n’a pas disparu, mais au moins a-t-elle été désa-vouée publiquement. De la même façon, Jean-François Gayraud reprend l’histoire de la banque mafieuse BCCI qui joua un rôle très trouble dans les années 70, 80 et 90. Encore une fois, ce cas a déjà été maintes fois analysé et n’apporte pas d’élément nouveau dont on serait en droit d’attendre d’un « nouveau » capitalisme cri-minel. Plutôt que l’aspect criminel intrinsèque évident de la BCCI au siècle dernier, on est plutôt en droit de se demander quel rôle la criminalité aurait pu jouer par exemple dans la disparition d’une banque comme Lehman Brothers. Ou à l’inverse dans la sauvegarde de Goldman Sachs.

C’est dans la deuxième partie du livre, consacrée au trading de haute fréquence, que le propos de « nouveau capitalisme criminel » prend tout son sens. La dérégle-mentation des marchés, l’essor des nouvelles technologies de l’information et la mondialisation de la finance apportent de réelles incitations à la fraude et aux com-portements criminels, ceci à une

Page 200: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

200

Notes de lecture

échelle inédite dans l’histoire du capitalisme. En effet, la mutation actuelle du capitalisme par des marchés financiers toujours plus réactifs, parfois incontrôlables, rend le système de plus en plus anomique, où les comportements criminels – qui pouvaient être autrefois à la marge – deviennent alors centraux. La fraude est partie intégrante du système. L’auteur évite l’écueil de la vision complotiste en s’attachant aux faits, notamment en retraçant la genèse du trading à haute fré-quence, comment cette pratique est devenue incontournable sur toutes les places financières et comment son contrôle apparaît tout simplement impossible. Les autorités de contrôle des mar-chés ont systématiquement une longueur de retard – quand ce n’est pas un gouffre – face à des traders faisant preuve à chaque fois de plus de génie dans l’élabo-ration d’algorithmes toujours plus réactifs, s’activant à la seconde, voire à la milliseconde et bientôt à la microseconde. Un exemple frappant que relate l’auteur : le 23 avril 2013, à 13 heures 7 minutes et 50 secondes, environ 1,9 million d’abonnés du compte Twitter de l’agence Associated Press (AP) reçoivent un message annonçant une double explosion à la Maison-Blanche ayant blessé Barack Obama. Les algorithmes scannant en permanence les réseaux sociaux s’affolent. Le marché plonge, les ventes se multiplient. En 2 minutes, le Dow Jones perd 136 milliards de dollars de capitalisation. Comprenant qu’elle vient d’être victime d’un « faux », AP lance 3 minutes plus tard un message

démentant l’information. Le mar-ché corrige alors ces 2 minutes de panique. En attendant, pendant cette courte période, certains traders ont pu réaliser des gains considérables. Cette affaire sort de son domaine strictement finan-cier pour entrer dans le champ géopolitique quand on apprend que les hackers responsables de cette fausse information se font appeler l’Armée électronique syrienne (AES)… Le trading de haute fréquence est clairement mis en cause. Penser que les marchés peuvent s’autoréguler est une fable : comme la mau-vaise monnaie chasse la bonne, les mauvais comportements chassent toujours les bons.

Quelles solutions face à cette course sans pilote responsable des marchés financiers, cœur du capitalisme du xxie siècle ? Seuls les États pourraient arrê-ter cette course folle aux consé-quences possiblement drama-tiques, comme l’effondrement des marchés. Comme le note l’auteur, au-delà de la régulation, la sanction judiciaire a son rôle à jouer. Et de rappeler un proverbe chinois : « Il faut savoir égorger un poulet pour effrayer un singe ». Le système capitaliste ne porte aucune valeur morale, comme celle d’être bon ou mauvais, il doit donc être corrigé. La souveraineté des États doit pouvoir s’imposer face aux marchés dont l’absence de contrôle efficace profite à toute forme de criminalité, entraînant avec elle des crises aux répercus-sions immédiates.

vINceNT pIOLeT

Page 201: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

201

livres reçus

LiVRes ReçusessAis

samir AMiNCapitalism in the Age of Globalization – The Management of Contemporary Society(Zed Books, London, 2014, 158 p., £12.99)

Association survieLa France en guerre au Mali – Enjeux et zone d’ombres(Éditions Tribord, 2013, 250 p., 7 €)

Loong yu AuLa Chine : un capitalisme bureaucratique – Forces et faiblesses(Syllepse, 2013, 192 p., 10 €)

Bertrand BAdieLe temps des humiliés(Odile Jacob, 2014, 250 p., 24,90 €)

emna BeLHAJ yAHiATunisie – Questions à mon pays(Éditions de l’Aube, 150 p., 16,80 €)

Hakim BeN HAMMOudAChroniques d’un naufrage économique mondial – 2008 : la débacle(Éditions du Cygne, 2014, 108 p., 13 €)

Aurélien BeRNieRLa gauche radicale et ses tabous(Seuil, 2013, 174 p., 17 €)

Christophe BOLtANsKiMinerais de sang – Les esclaves du monde moderne(Folio/Gallimard, 2014, 338 p., 8,40 €)

Pascal BONiFACeLa France malade du conflit israélo-palestinien(Éditions Salvator, 2014, 192 p.,19,50 €)

Hadrien BuCLiN, Joseph dAHeR, Christakis GeORGiOu, Pierre RABOud [Dir.]Penser l’émancipation – Offensives capitalistes et résistances internationales(La Dispute, 2013, 416 p., 28 €)

NOëLLe BuRGi [Dir.]La grande régression – La Grèce et l’avenir de l’Europe(Le Bord de l’eau, 2014, 266 p., 18 €)

Alain CAiLLé, Christophe FOuReL [Dir.]Sortir du capitalisme. Le scénario Gorz(Le Bord de l’eau, 2013, 214 p., 18 €)

Amaël CAttARuzzAAtlas des guerres et des conflits – Un tour du monde géopolitique(Autrement, 2014, 96 p., 19,90 €)Catherine COQueRy-VidROVitCH & éric MesNARdÊtre esclave. Afrique-Amériques, xve-xixe siècle(La Découverte, 2013, 330 p., 22,50 €)

Page 202: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

202

livres reçus

Georges COuRAdeLes Afriques au défi du xxie siècle(Belin, 2014, 318 p., 26 €)

Barthélémy COuRMONtUne guerre pacifique : la confrontation Pékin-Washington(Eska, 2014, 370 p., 30 €)

Christian deBLOCK, Michèle RiOuXDe la nationalisation du globe à la globalisation(Hermann, 2014, 74 p., 9 €)

Gilles dOstALeRKeynes par-delà l’économie(Le Bord de l’eau, 2014, 88 p., 8 €)

Mark duFFieLdGlobal Gouvernance and the New Wars(Zed Books, London, 2014, 294 p., £12.99)

Rafael CORReADe la République bananière à la Non-République(Utopia, 2013, 202 p., 15 €)

Pierre dHARRéViLLeLa laïcité n’est pas ce que vous croyez(Les éditions de l’Atelier, 2013, 144 p., 16 €)

yves dOutRieuX, Christian LeQuesNeLes institutions européennes après la crise de l’euro(La Documentation française, 2013, 314 p., 16 €)

FAsse, Justice et Paix, Pax ChristiLa paix sans la bombe ? – Organiser le désarmement nucléaire

(L’Atelier, 2014, 144 p., 13,50 €)

thomas FLiCHy de la NeuViLLe [Dir.]Centrafrique, pourquoi la guerre ?(Lavauzelle, 2014, 110 p., 12,80 €)

J.K. GALBRAitH, s. HOLLANd, y. VAROuFAKisModeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro(Les Petits matins, 2013, 74 p., 5 €)

Alain GRAuXDe Simon Bolivar à Chávez(Éditions Les points sur les i, 2013, 328 p., 18 €)

Jean-Marie HARRiBeyLes feuilles mortes du capitalisme(Le Bord de l’eau, 2013, 164 p., 15 €)

éric HAzAN & KAMOPremières mesures révolutionnaires(La Fabrique, 2013, 110 p., 8 €)

Catherine LARRÈRe, Lucile sCHMid, Olivier FRessARdL’écologie est politique(Les Petits matins, 2013, 60 p., 2 €)

Hervé Le BRAsL’invention de l’immigré(Éditions de l’Aube, 2014, 140 p., 7,90 €)

Le livre noir de l’occupation israélienne - Les soldats racontent(Éditions Autrement, 2013, 398 p., 22 €)

Page 203: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

203

livres reçus

Christian MALisGuerre et stratégie au xxie siècle(Fayard, 2014, 340 p., 22 €)

Jean-Jacques MARieBeria, le bourreau politique de Staline(Tallandier, 2013, 512 p., 25,90 €)

Charles s. PeARsONAnalyse économique des défis du changement climatique(De Boeck, 2013, 222 p., 32 €)

Jean-Patrice POiRieRLa grande saga de la Compagnie générale des eaux(Autres Temps éditions, 2013, 210 p., 16 €)

Michaël PRAzANFrères musulmans – Enquête sur la dernière idéologie totalitaire(Grasset, 2014, 430 p., 22 €)

Mériadec RAFFRAyGénéral Jacques Hogard, stratège de la contre-insurrection(Économica, 2014, 124 p., 19 €)

Franck ReNAudLes diplomates – Derrière la façade des ambassades de France

(Nouveau monde poche, 2011, 522 p., 9 €)

Michel ROCARd & Pierre LARROutuROuLa gauche n’a plus droit à l’erreur(J’ai lu, 2013, 382 p., 7,20 €)

François de ROseUn diplomate dans le siècle – Souvenirs et anecdotes(Éditions de Fallois, 2014, 124 p., 16 €)

Pierre seRNeDes Verts à EELV, 30 ans d’histoire de l’écologie politique(Les Petits matins, 2014, 122 p., 5 €)

A. de tRiCORNOt, M. tHéPOt, F. dedieuMon amie c’est la finance ! Comment François Hollande a plié devant les banquiers(Bayard, 2014, 196 p., 17 €)

Arnaud zACHARieMondialisation : qui gagne et qui perd ?(Le Bord de l’eau, 2013, 554 p., 25 €)

Jacques BAudOuiNLe silence des vivants(Robert Laffont, 2013, 358 p., 21 €)

ROMANs

Gérard deLteiLLes années rouge et noir(Seuil, 2014, 506 p., 22 €)

Page 204: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Et aussi...L’ascension du capitalisme chinois : l’interdépendance n’empêche pas les tensionspar Tobias ten Brink

Compatriotes de l’atome ? La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976 par Jayita Sarkar

La dynamique de statu quo : financements innovants et taxe sur les transactions financières (2008-2014)par Julien Meimon

Prochain ThemaLes conflits au travail dans le mondeSous la responsabilité de Maxime Quijoux

Volume 1Construire le conflit au travail : des mobilisations entre ruptures, circulations et continuités

Le mouvement immigré du printemps 2006, esquisse d’un retour des mobilisations politiques de travailleurs aux États-Unis ? par Mathieu Bonzom

Entre Exit et Voice : les conflits au travail dans les entreprises publiques chinoisespar Annette Jobert, Claude Didry et Zhenzhen Yi

Un difficile apprentissage : transmission et recompositions des usages de la grève dans le secteur du commerce en France par Baptiste Giraud

Crise économique et contestation sociale en Espagne : des syndicats percutés par les mouvements sociaux ?par Sophie Béroud

Une extension du domaine de la lutte. Stratégies et savoir-faire américains dans les campagnes syndicales en Amérique centralepar Quentin Delpech

Our-Walmart : modèle d’une voie alternative de renouvellement du mouvement syndical états-unien ? par Mathieu Hocquelet

Tarifs d’abonnement 2014Revue trimestrielleFrance : Étudiants : 52 €, Particuliers : 58 €, Institutions : 78 €Étranger : Particuliers : 66 €, Institutions : 96 € - Frais d’expédition par avion : 20 €Prix du numéro hors abonnement : 22 €Disponible en librairie

Rédaction

Critique internationale

CERI 56 rue Jacob - 75006 Paris Tél. : 01 58 71 70 77 - Fax : 01 58 71 70 91 [email protected]

Diff

usio

n/di

stri

butio

n C

DE/

SOD

IS

ISB

N 9

78-2

-724

6-33

49-8

7

68 2

63.6

Ventes et abonnementsPresses de Sciences Po http://www.pressesdesciencespo.fr

Librairie des sciences politiques30 rue Saint-Guillaume - 75006 [email protected]

Page 205: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

– – –– –

Le retour de la question politique : crise de la représentation et luttes démocratiques en Afrique Actes du 4e colloque de Dakar organisé par la fondation Gabriel Péri, le Parti de l’indépendance et du travail du Sénégal et la fondation Rosa Luxemburg tentent d’analyser

les processus politiques qui se dessinent actuellement en Afrique.

En Afrique comme en Europe, il semble bien qu’une des clés de la sortie de crise consiste à développer par tous les moyens le contrôle citoyen collectif de l’action publique des acteurs étatiques ou non-étatiques, qu’elle soit politique, économique, sociale. Cela suppose de passer de résistances sociales, culturelles, humanitaires à des résistances politiques pour qu’émergent de nouveaux pouvoirs démocratiques à partir desquels peut se construire un progrès social et humain pour tous.

Cet ouvrage rassemble plus d’une vingtaine de contributions éclairant ces enjeux, d’Afrique de l’ouest francophone et anglophone, d’Afrique centrale, de Tunisie, d’Afrique du Sud et d’Europe.

Prix : 7.00 €

Page 206: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

– – –– –

Comment bien nourrir la planète ? L’agriculture est en crise : la formule, depuis des années, est récurrente. Et quand il s’agit d’envisager l’avenir, les pronostics sont généralement alarmistes.

C’est peu dire que l’agriculture est une question de civilisation : de son développement ou de l’approfondissement de sa « crise »

dépend, tout simplement, la capacité à nourrir correctement plus de 7 milliards d’êtres humains.

Mais d’où viennent les difficultés, les graves dysfonctionnements actuels ? Serait-il dépassé, aujourd’hui, d’interroger l’affirmation de Robespierre en 1792 : « Les auteurs de la théorie de « la liberté du Commerce » (...) ont compté pour beaucoup les profits des négociants ou des propriétaires, et la vie des hommes à peu près pour rien » ?

Plusieurs spécialistes ont contribué à l’écriture de cette note. Ils ne nient pas les difficultés mais ils ont la conviction – et ils tentent de la faire partager – qu’il est possible de relever cet audacieux défi : permettre à l’humanité de bien se nourrir durablement.

Prix : 4.00 € ; parution : fin février 2014

Page 207: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

DOSSIERS DES DERNIERS NUMÉROS PARUSn°52-53 (printemps-été 1998) Crise et avenir de la solidarité internationale [Hommage à Henri Curiel] (20 €)n°54 (automne 1998) L’Allemagne après les élections (15 €)n°55 (hiver 1998-1999) L’OtAN et les Balkans - Crise asiatique (15 €)n°56-57 (2/3 - 1999) Algérie : quelles perspectives ? (18 €)n°58 (4-1999) Amérique latine (épuisé)n°59 (1-2000) La Russie de Poutine (15 €)n°60-61 (2/3-2000) un monde à vendre ou à construire ? (20 €)n°62 (4-2000) enjeux méditerranéens (15 €)n°63 (1-2001) dépenses militaires et élaborations stratégiques (15 €)n°64 (2-2001) Économie maffieuse • Asie centrale • - Manhattan (15 €)n°65 (3-2001) L’extrême droite populiste en Europe (15 €)n°66 (4-2001) Le monde, un an après le 11 septembre (15 €) n°67-68 (1/2-2003) Algérie. état des lieux : politique, société, culture (20 €)n° 69 (3-2003) Amérique latine : turbulences d’un continent (15 €) n° 70 (4-2003) Le pouvoir des lobbies en Europe (15 €)n° 71 (1-2004) La société civile internationale (15 €)n° 72 (2-2004) Développements (15 €)n° 73 (3-2004) Moyen-Orient (15 €)n° 74 (4-2004) Démographie et migrations mondiales (15 €)n° 75 (1-2006) Les relations euro-atlantiques (15 €)n° 76 (2-2006) Japon : fin de l’exception ? (15 €)n° 77 (3-2006) Maroc et Tunisie 50 ans après l’indépendance (15 €)n° 78 (4-2006) La nouvelle Afrique du Sud à la croisée des chemins (15 €)n° 79 (juil.-sept. 2007) Le traité de non-prolifération nucléaire (15 €)n° 80 (oct.-déc. 2007) Les agricultures africaines (18 €)n° 81 (janv.-mars 2008) Quel devenir pour l’OTAN ? (15 €)n° 82 (avril-juin 2008) Israël-Palestine : une guerre sans fin ? (15 €)n° 83 (juillet-septembre 2008) L’Amérique que nous lègue Bush (15 €)n° 84 (octobre-décembre 2008) La crise (15 €)n° 85 (janvier-mars 2009) L’Afrique et le monde (15 €)n° 86 (avril-juin 2009) L’Asie chez elle (15 €)n° 87 (juillet-septembre 2009) Amérique latine : la pause ? (15 €)n° 88 (oct.-déc. 2010) Regards sur l΄économie politique internationale (15 €)n° 89 (janvier-mars 2011) Les enjeux du changement climatique (15 €)n° 90 (avril-juin 2011) Les migrations internationales entre l’impossible et l’inévitable (15 €)n° 91 (juillet-septembre 2011) Les états-Unis et le monde (15 €)n° 92 (oct.-déc. 2011) L’extrême droite, une nébuleuse multiforme qui s’enracine (15 €)n° 93 (janv.-mars 2012) Les gauches latino-américaines au pouvoir (15 €)n° 94 (janv.-mars 2013) Temps couvert pour les printemps arabes (15 €)n° 95 (avril-juin 2013) Les rapports Nord-Sud dans la mondialisation (15 €)n° 96 (juillet-septembre 2013) La Grèce vers l’abîme ? (15 €)n° 97 (octobre-décembre 2013) Le Sahel de tous les périls ? (15 €)

Je m’abonne à Recherches internationales(1 an - 4 numéros)

France : 55 € Étranger : 75 € Étudiant : 30 € Nom .....................................................Prénom : .......................................Adresse ...............................................................................................................................................................................................................................

6, avenue Mathurin Moreau - 75167 Paris cedex 19 - Tél. : 01 42 17 45 27 Fax : 01 45 35 92 04e-mail : [email protected] [chèques à l’ordre de Recherches internationales]

Page 208: Recherches internationales n° 98 · grand marché et ont lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le

Recherchesinternationales

abonnez-vous

(1 an - 4 numéros)France : 55 €

Étranger : 75 € Étudiant : 30 €

Nom : ....................................................................................Prénom : ...............................................................................Adresse : ...............................................................................Ville : ....................................................................................Code postal : .........................................................................

Tél(s) : ...................................................................................E-mail : .................................................................................

Profession : ............................................................................

Bulletin à retourner à Recherches internationales

6, avenue Mathurin Moreau75167 Paris cedex 19Tél. : 01 42 17 45 27

E-mail : [email protected]

Chèque à l’ordre de Recherches internationales