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    capricci

    BLA TARR, LE TEtyPS DAPRESpar

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    LE TEMPS DAPRS

    Une soire en famille. A la tlvision un confrencierrcapitule la version officielle de lhistoire de lhumanit.Il y a eu lhomme primitif, les temps fodaux et lecapitalisme. Il y aura demain le communisme. Pour linstant,le socialisme en ouvre la voie et doit pour cela batailler duravec le capitalisme concurrent.

    Tel est le temps officiel dans la Hongrie de la fin desannes 1970: un temps linaire, aux tapes et aux tchesbien dfinies. Le pre de famille de Rapports prfabriqus traduit la leon pour son fils. Il ne dit pas ce quil en pense.

    Mais une chose est sre pour le spectateur : ce modletemporel ne norme ni sa conduite, ni celle du rcit. Dansles premires minutes du film, nous lavons en effet vuquitter femme et enfants malgr les pleurs de la premireet sans rpondre sa question sur le sens de son dpart.

    Apparemment il est dj rentr ou pas encore parti. Et ledroulement de ses actions est bien loign de lordre officieldes temps et des tches. Dans la squence prcdente, ilimprovisait une partie de football sur fauteuil roulettesavec les collgues chargs comme lui de surveiller un centrallectrique. Dans la suivante, nous le verrons larguer femmeet enfants la porte dune piscine situe lombre dechemines dusine pour aller discuter avec un ami qui pense

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    quil est temps de partir quand on ne peut plus distinguerles nuages du ciel de la fume des usines.

    Notre temps est pass constate mlancoliquement safemme en voquant, sous le casque du coiffeur, les heuresde danse endiable qui ont marqu les jours heureux de sa

    jeunesse. La squence suivante en donne lillustration dansce caf dansant o son mari la laisse seule avec son verrepour faire danser une autre femme ou rpter avec le churdes mles des refrains nostalgiques : pivoines de la Pentectefanes ou feuilles dautomne emportes par le vent.Aprs quoi le film nous ramnera avant son proprecommencement en annonant le dpart de lpoux et saraison : la possibilit de gagner gros en allant travailler

    ltranger. Dans un an, peut-tre, de quoi acheter unevoiture; dans deux ans, une maison. En vain lpouseoppose-t-elle ces rves consumristes le bonheur dtreensemble : il partira, nous le savons, puisque nous lavonsdj vu partir. En vain, de notre ct, croirions-nous lasparation irrvocable. Aux pleurs en gros plan de lpousedlaisse succde sans transition le plan large dun magasino le couple nouveau runi fait lacquisition dune machine laver dote de dix-huit programmes. Et le plan final nousles montrera affals sur la plate-forme dun camion ctdu premier emblme de leur prosprit nouvelle.

    Dat de 1981, Rapports prfabriqus est le troisime filmde Bla Tarr, produit et ralis dans la Hongrie socialiste.

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    La conduite du rcit y indique dj toute la distance entrela planification officielle - de la production et des

    comportements - et la ralit du temps vcu, des attentes,aspirations et dsillusions des hommes et des femmes de la

    jeune gnration. Cette tension entre les temporalitsnindique pas seulement lcart que le jeune Bla Tarrpouvait se permettre avec la vision officielle du prsent etde lavenir. Elle permet aussi de repenser le dveloppementtemporel de luvre du cinaste. Il est usuel de diviser cetteuvre en deux grandes poques : il y a les films du jeunecinaste en colre, aux prises avec les problmes sociaux dela Hongrie socialiste, dsireux de secouer la routinebureaucratique et de mettre en cause les comportements

    issus du pass : conservatisme, gosme, domination mle,rejet de ceux qui sont diffrents. Et il y a les films de lamaturit, ceux qui accompagnent leffondrement du systmesovitique et les lendemains capitalistes qui dchantent,quand la censure du march a relay celle de lEtat : desfilms de plus en plus noirs o la politique est rduite lamanipulation, la promesse sociale une escroquerie et lecollectif la horde brutale. Dun ge lautre, dun univers lautre, cest aussi le style de la mise en scne qui semblechanger entirement. La-eelre du jeune cinaste se traduisaiten mouvements brusques dune camra porte qui, dans

    un espace resserr, sautait dun corps un autre etsapprochait au plus prs des visages pour en scruter toutes

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    les expressions. Le pessimisme du cinaste mri sexprimeen longs plans-squences qui explorent autour dindividus

    enferms dans leur solitude toute la profondeur vide du

    Bla Tarr ne cesse pourtant de le rpter : il ny a pasdans son uvre un temps des films sociaux et un temps desuvres mtaphysiques et formalistes. C est toujours lemme film quil fait, la mme ralit dont il parle ; il ne faitsimplement que la creuser toujours un peu plus. Du premierfilm au dernier, cest toujours lhistoire dune promessedue, dun voyage avec retour au point de dpart. Le Nid familial nous montre le jeune couple, Laci et Irn assigeantvainement le service du logement dans lespoir dobtenir

    lappartement qui leur permettrait dchapper latmosphretouffante du foyer paternel. Le Cheval de Turin nousmontre le pre et la fille empaquetant un matin leurs maigresbiens pour quitter une terre infertile. Mais la mme lignedhorizon par laquelle nous les avons vus disparatre nousles fait voir nouveau, cheminant en sens inverse etregagnant la maison pour dcharger les affaires charges lematin. Entre les deux, la diffrence est justement que nulleexplication na plus cours ; nulle bureaucratie obtuse, nulbeau-pre tyrannique ne barre plus la voie du bonheurpromis. C est seulement le mme horizon, balay par le

    vent, qui pousse les individus partir et les renvoie lamaison. Passage du social au cosmique, dit volontiers le

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    cinaste. Mais ce cosmique nest pas le monde de lacontemplation pure. Cest un monde absolument raliste,

    absolument matriel, dpouill de tout ce qui mousse lasensation pure telle que le cinma seul peut loffrir.

    Car le problme pour Bla Tarr nest pas de transmettreun message sur la fin des illusions et ventuellement sur lafin du monde. Pas davantage de faire de belles images.La beaut des images nest jamais une fin. Elle nest que larcompense dune fidlit la ralit que lon veut exprimeret aux moyens dont on dispose pour cela. Bla Tarr ne cessede marteler deux ides trs simples. Il est un hommesoucieux dexprimer au plus juste la ralit telle que leshommes la vivent. Et il est un cinaste entirement occup

    par son art. Le cinma est un art du sensible. Pas simplementdtrvisible. Parce que, depuis 1989, tous ses films sont ennoir et blanc, et que le silence y prend une place toujoursplus grande, on a dit quil voulait ramener le cinma sesorigines muettes. Mais le cinma muet ntait pas un artdu silence. Son modle tait le langage des signes. Le silencena de pouvoir sensible que dans le cinma sonore, grce la possibilit quil offre de congdier le langage des signes,de faire parler les visages non par les expressions quisignifient des sentiments mais par le temps mis tournerautour de leur secret. Ds le dbut, limage de Bla Tarr est

    intimement lie au son : brouhaha au sein duquel, dans lespremiers films, les plaintes des personnages slvent, les

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    paroles de chansons niaises mettent les corps en mouvementet les motions se peignent sur les visages ; froideur, plus

    tard, de salles de bistrot misrables o un accordoniste metles corps en folie avant que laccordon en sourdinenaccompagne leurs rves dtruits ; bruit de la pluie et duvent qui emporte paroles et rves, les plaque dans les flaqueso sbrouent les chiens ou les fait tournoyer dans les ruesavec les feuilles et les dtritus. Le cinma est lart du tempsdes images et des sons, un art construisant les mouvementsqui mettent les corps en rapport les uns avec les autres dansun espace. Il nest pas un art sans parole. Mais il nest paslart de la parole qui raconte et dcrit. Il est un art qui montredes corps, lesquels sexpriment entre autres par lacte de

    parler et par la faon dont la parole fait effet sur eux.Il y a deux grands arts de la parole. Il y a la littrature

    qui nous dcrit ce que nous ne voyons pas : laspect deschoses quelle imagine et les sentiments prouvs par despersonnages de fiction. Et il y a la rhtorique qui engage lacte en en suscitant la motivation ou en dessinant paravance le rsultat. Chacun instrumentalise lautre samanire. La rhtorique emprunte la littrature les couleursqui doivent rendre les promesses plus sensibles et les actesplus convaincus. La littrature, elle, fait volontiers histoirede lcart entre la promesse des mots et la ralit laquelle

    se heurtent les actes. La fiction militante trouve l sonmodle dominant. La dnonciation des promesses

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    fallacieuses sy prsente comme encouragement uvrerpour un autre avenir. Cette critique peut devenir complice

    en confirmant sa manire le scnario officiel de lavenir construire. Mais, quand elle autonomise sous notre regardcette ralit qui dment la fiction rhtorique, elle engendre linverse la distance lgard de tous les scnarios des fins atteindre et des moyens mettre en uvre. Cest ainsique les jeunes cinastes en colre mrissent ; non en perdantleurs illusions mais en dliant la ralit laquelle ils seveulent fidles des attentes et des enchanements qui lientla logique de la fiction aux schmes temporels des rhtoriquesdu pouvoir. Car lessence du ralisme - lencontre duprogramme difiant connu sous le nom de ralisme

    socialiste-, cest la distance prise lgard des histoires, deleurs schmes temporels et de leurs enchanements de causeset deffets. Le ralisme oppose les situations qui durent auxhistoires qui enchanent et passent la suite.

    La chose peut commencer par le lger cart qui opposeau temps des planificateurs et des bureaucrates la ralitvcue par les individus. Ainsi se dfinissait la fin des annes1970 la marge troite dans laquelle un jeune artiste encolre pouvait travailler au pays des plans quinquennaux :en montrant ce qui ne circulait pas suffisamment entre laperspective des planificateurs et le vcu des individus ; ce

    qui nallait pas assez vite dans la ralisation des promesses ;ce qui, dans lattitude des bureaucrates, tmoignait dune

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    attention insuffisante aux souffrances et aux attentes deceux qui dpendaient deux. Tel est lespace que les rgimes

    autoritaires concdent aux artistes dans les temps de dgel . Mais il faut dj, pour exploiter la brche offerte,desserrer la contrainte qui lie largument des histoires lexpos des problmes dont le pouvoir planificateuradmet lexistence et dlimite le champ. Il faut passer plusde temps que nen requiert lillustration du problmedu logement des jeunes dans la pice commune o lesproblmes se traduisent en insinuations, accusations,plaintes ou provocations, dans les ftes foraines, les barsou les dancings o la promesse des chansons est dmentiepar le vide des regards ou par le dsuvrement de mains

    qui tripotent nerveusement un verre. Il faut faire appel des acteurs qui nen sont pas, des gens qui cette histoireaurait pu arriver mme si ce na pas t le cas, des hommeset des femmes qui sont appels non jouer ces situationsmais les vivre, incarner donc des attentes, des lassitudes,des dsillusions o cest leur propre exprience, lexpriencedes individus socialistes quelconques qui sexprime, etqui le font non dans les codes expressifs convenus maisdans le rapport entre des paroles, des temps, des espaces,des refrains, des gestes, des objets.

    Cest cet entrelacement qui fait la ralit dune situation,

    la ralit du temps vcu des individus. On en fait dabordle volet dun diptyque (ralit contre promesse), mais

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    bientt on le considrera pour lui-mme ; ce sont cesrapports qui vont mobiliser toujours plus le cinma, cest

    leur exploration qui va requrir lexploitation toujoursplus pousse de ses ressources, de sa capacit donner chaque parole lespace de sa rsonance, chaque sensationle temps de son dveloppement. Lhistoire exige que lonretienne de chaque situation les lments qui peuventsinsrer dans un schme de causes et deffets. Mais leralisme, lui, commande quon aille toujours plus loin lintrieur de la situation elle-mme, quon dveloppetoujours plus avant lenchanement des sensations, desperceptions et des motions qui font des animaux humainsdes tres auxquels il arrive des histoires, des tres qui font

    des promesses, croient aux promesses ou cessent dy croire.Ce nest plus alors au dploiement officiel du temps queles situations sont confrontes mais leur limiteimmanente : l o le temps vcu se rapproche de la purerptition, l o les paroles et les gestes humains tendentvers ceux des animaux.

    Ces deux limites immanentes marquent de fait la priodequi commence, en 1987, avec Damnation et sachve, en2011, avec Le Cheval de Turin que Bla Tarr prsentevolontiers comme son film ultime. Mais il ne faut pascomprendre par l quil soit un cinaste de la fin des temps

    qui suit la catastrophe du sovitisme. Le temps daprs nestpas le temps uniforme et morose de ceux qui ne croient

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    plus rien. Cest le temps des vnements matriels pursauxquels se mesure la croyance aussi longtemps que la vie

    la porte.

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    HISTOIRES DE FAMILLES

    Tout commence avec un quotidien qui est celui du travailet de la famille. Dans la rue, un pas de femme claquant surle pav drange des poules qui picorent au milieu des feuilleset des papiers. La femme se rend au travail. Nous la suivonsdans lautobus, puis lusine de charcuterie o elle dcrochedes saucissons. Il apparat vite pourtant que la productionsocialiste et le collectif ouvrier ne sont pas le premier soucides personnages du Nidfamilial, non plus que du cinaste ;aussi celui-ci passe-t-il vite la sortie : lheure de la paie,que lon devine, la lassitude des visages, aussi maigre que

    les bulletins sont longs ; au rituel de la fouille, routinedhumiliation silencieusement supporte, qui nous faitsentir, dans le gros plan cadrant un sac ouvert la hauteurdun brassard de surveillante, un rapport de simple tolranceentre lordre du systme et la vie des individus.

    Nous retrouverons Irn la maison, pas la siennemalheureusement. Avant que la camra ne nous fasseentendre sa voix, elle nous a montr, en trs gros plan, levisage rond du beau-pre qui est le matre des lieux, etexpos lobjet de la querelle : il est priv de la soupe quilsouhaite parce que sa belle-fille a voulu faire des crpes pour

    une amie - tzigane de surcrot - , quelle sest permisdinviter : un incident parmi tous ceux qui ponctuent la vie

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    dIrn et de sa fille dans lappartement de sa belle-familleo elle est loge pendant que son mari est larme. Le

    retour de ce dernier, au demeurant, narrangera rien. Il nefera quaiguiser le drame en mettant au foyer encombr unindividu de plus, mais aussi une oreille masculine sensibleaux accusations du pre : pourquoi Irn na-t-elle fait aucuneconomie alors qu elle tait loge gratis par ses beaux-parents ? Que faisait-elle donc lors de ces soires qu elleprtend avoir consacres des heures supplmentaires ?

    Le nid familial, cest, dun ct, le foyer soi vainementrv, de lautre, le nid de vipres o lon touffe. Le cinma,quoiquon en dise, est mal fait pour les rves. Et le nid rvpar Irn ne trouve se concrtiser que dans une nacelle de

    mange au son dune chanson niaise parlant du soleil quonattend. Tout naturellement, cest au coeurdu nid de vipresque le cinaste place son objectif. Un espace o lon est tropnombreux, cest aussi un espace cadr, satur, propre uncertain type defficacit : celui des corps rapprochs les unsdes autres ou situs dans le continuum sonore des voix off;celui des mots qui se transforment en flches, dont lesmouvements latraux de la camra suivent volontiers letrajet ; celui des visages en gros plan sur lesquels sinscrit latension qui monte. C est ce cadre qui transforme leproblme du logement en situation sans issue, cest--dire

    aussi en situation cinmatographique. Mme si le jeunecinaste en colre sen prend aux carences de lEtat socialiste,

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    ce n est pas le rapport de lindividu au collectif politique et son incarnation tatique qui lui fournit sa matire. Sans

    doute L'Outsider nous fera-t-il assister une commission dediscipline et un discours sur les normes de production,mais le rapport de lindividu la norme bureaucratiqueintresse peu le cinaste. Cest quil est peu cinmatographique :simple matire champ et contrechamp dans un espaceneutralis. Le centre dintrt du film, ce nest pas laconfrontation dIrn avec lemploy du logement qui luiexplique quil est inutile de venir lui demander toutes lessemaines un appartement pour lequel, de toute faon, ellenaura pas avant deux ou trois ans les points ncessaires.Lemploy exprime la logique froide du systme. Cela veut

    dire aussi quil est sans affect, sans pouvoir de blesser. Aussiest-il prt la recevoir nouveau la semaine prochaine pourle mme rituel.

    Ce qui blesse, ce qui dtruit, cest la circulation desaffects dans le nid familial. Cest entre individus que lachose se passe et ce qui saffronte, ce sont des gnrationset des sexes. Le beau-pre tyrannique du Nid familial neparle jamais du communisme. Mais il parle sans cesse desa gnration, une gnration o on travaillait dur, onconomisait pour avoir une vie meilleure, on soignait sarputation et on levait bien des enfants dont on savait

    limiter le nombre. Mais, mme sil fait la leon ses fils, lepre partage avec eux le pouvoir mle. C est celui qui

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    sexerce dabord contre Irn et ses pareilles. Il se montredans toute sa violence quand le jeune poux, peine rentr

    au foyer familial, quitte femme et enfant pour aller avecson frre raccompagner la Tzigane et la violer au coin de larue. Et le pre moraliste soffre lui-mme quelques incartadesextraconjugales. Il sexerce plus ordinairement dans lepartage entre la maison, o la femme est cense servir mariet enfants, et le bistrot qui est fondamentalement le lieuo la socialit mle sentretient autour de verres de bire.Tout ce qui tintresse est ta bire et de prendre du bontemps avec les copains dira Kata son poux dansLOutsider , une plainte partage par lpouse de Rapports prfabriqus. Le caf est lautre lieu du conflit des sexes. On

    y emmne lpouse aux jours de fte et lobjectif y prenddu champ. Mais si les mouvements de camra sallongententre les chanteurs de lstrade et les tables familiales, cestpour y colorer autrement la domination mle. Ce sont leshommes qui circulent dans cet espace, ce sont eux quireprennent les refrains idiots Ange dchu au ple visage/Il ny a pas damour au pays des voleurs ou bien Lespivoines se sont fanes/Mon amour souriant/jamais plus

    je ne tappellerai/Dans lhiver froid et gel, comme si cesparoles qui parlent de femmes aimes taient la formulesecrte de leur propre alliance, pendant que les pouses

    attendent, arrangent leur permanente ou jouent avec unverre vide.

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    Le pouvoir mle organise ainsi le double espace affectif dudrame familial : le cadre serr de lappartement o la camra

    suit en mouvements rapides la violence des paroles quiblessent; le cadre plus lche du caf o ses trajets plus longssuivent les affects dune sentimentalit dont les hommesse rservent la jouissance. Il saffirme dans le huis clos dufoyer comme dans les chappes du dehors. Cest ce rapportdu dedans au dehors quamnagent diffremment les filmsdu jeune homme en colre. A la clture, rve ou subie, duNid familial semble rpondre lchappe promise par letitre mme de LOutsider, film o la rfrence tzigane semle lesprit nouvelle vague . Ce nest pas du foyer, ducouple et de son ternelle victime que le film tient son

    ressort dramatique, mais du marginal Andras dont le visagepench sur son violon nous retient ds les premiers plansavec ses longs cheveux boucls, son air extatique et sa barbede Christ. A limage de linstabilit qui le fait expulser delhpital vers lusine, le pousse d la femme dont il a eu unenfant vers celle qui, pour lpouser, abandonne dautresamours et lui fait tout oublier ds quil peut sortirson violon, le film adopte une structure erratique : lespersonnages - lami Balasz qui mourra dune overdose etpeut-tre de chagrin le jour des noces, la femme Kata* lfrre Csotesz - apparaissent tous de la mme faon, autour

    dune table de bistrot, comme surgis de nulle part, entredeux airs de violon ou deux rencontres avec un alcoolique

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    nostalgique des thtres de Budapest, un homme qui a, aucontraire, fui la capitale inhumaine ou un peintre moins

    occup son art qu des dissertations sur les privilges delartiste. La camra trane avec Andrs et son violon sur unmarch tzigane, tourne avec son frre et lui, monts surpatins roulettes, autour dun vieillard traversant la rueavec un verre de bire, suit sans raison apparente une vieillequi rentre du march avec sa poussette vide ou cadre telvisage de femme attentif on ne sait quoi ou deux jeunesgens qui sourient, complices, en regardant une photo quenous ne verrons pas ; elle nous montre Andras en habit degala conduisant imaginairement une Septime Symphonie de Beethoven dont les sons sortent prosaquement dun

    pick-up pos ses pieds, avant de conclure son priple surune parodie de discours de bienvenue adresse unedlgation de parti frre, clbrant le futur radieux, etles accents dune Rhapsodie hongroise de Liszt.

    Les ressources de la couleur viennent sallier au dcousunonchalant du dcoupage, latmosphre de libration desmurs et au continuum musical qui glisse des airs tziganesde brasserie vers lorchestre pop mont par les copainsdAndras pour composer une ambiance gnrale de driveirrespectueuse. Mais ce-trk>mphe de la jeunesse prise demurs et de musiques nouvelles en marge de la socit

    officielle savre vite ntre quun trompe-lil. Ce nest passeulement que le couple dAndrs et de Kata se dfait aussi

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    vite quil sest fait et que le jeune bohme insouciant finirason errance sous les drapeaux. Cest surtout que la guerre

    des sexes a repris, en cours de route, son visage traditionnel :la jeune serveuse de bar aux murs mancipes a repris lerle de lpouse frustre rvant dun vrai nid familial et desmoyens dy bien vivre, quitte pour cela conomiser enallant pour linstant vivre chez Maman ; et la drive dumarginal sest du mme coup transforme en figureclassique du pouvoir mle incarn dans la socit des

    joyeux amateurs de bire et de musiques consommesentre soi. La guerre sy reconstitue dans une autre miseen scne: dans le club des musiciens, au pied de lestradeo Andrs vibre au son dun tube du groupe Neoton

    Familia qui parle de voyages lgendaires ( Thesea rolls me there/To the coast of India/But wed&not care/Ifwe discover America ), le visage de Kata vient sencadrer entre deuxcercles blancs de projecteurs et dialoguer en champ/contrechamp avec le visage dAndrs au rythme des clatsde lumire qui isolent leurs visages dans une pnombreorange. La mise en scne sest sophistique mais aussi leconflit sest radicalis : la plainte de la victime de lgosmemle est devenue le choc de deux gosmes. Par-del leretour de Rapports prfabriqus au noir et blanc et lafigure classique de la souffrance fminine, ce choc de deux

    gosmes la lumire artificielle des projecteurs annoncele tournant 'Almanach d'automne.

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    Dans ce dernier film, plus de problme de logement.Le vaste appartement dHdi pourrait apparemment loger

    plusieurs familles nombreuses et sa cuisine semble plusspacieuse que lentier appartement du Nidfamilial. Pasnon plus de conflit du dedans et du dehors. Lexistencedun monde extrieur est seulement suggre dans lapremire squence par un rideau soulev par le vent. Pasde travail chercher au loin pour gagner la vie du foyer.Largent est l domicile, possd par Hdi, et le seulobjectif de chacun de ceux qui vivent dans lappartement- son fils Janos, linfirmire Anna qui lui fait des piqres,lamant dAnna, Miklsz et le professeur Tibor introduitpar Janos - est den avoir sa part. Pas non plus de femme

    victime de lordre mle : mme si tous veulent dpouillerHdi, celle-ci sait affirmer que cest delle que tousdpendent, et si Anna doit subir la lubricit des mles quilentourent, elle sait utiliser chacun ses propres fins. Cesont cinq individus qui saffrontent en huis clos. Lesocialisme et ses problmes ont entirement cess dexistercomme toile de fond du conflit. Mais mme si la structurede lhistoire est celle du drame de chambre et si la mre etle fils sentredchirent, nous ne sommes pas exactementdans lunivers de Strndberg : le conflit des gnrations nestpas plus le sujet du film que la guerre des sexes ou toute

    autre dichotomie. Ce nest pas pour rien que le film aemprunt Dostoevski lpigraphe que lauteur des Possds

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    empruntait lui-mme Pouchkine. Ce qui guide et gareles cinq protagonistes, cest le diable qui les fait tourner en

    rond. Le problme de chacun deux nest pas seulement eneffet dimposer aux autres ses intrts et ses dsirs. Il est deles faire souffrir. Sans doute les personnages en viennent-ilsplus dune fois aux mains pour vider leur querelle et mmela frle Hdi a, pour frapper Anna, des forces insouponnes.Et le sexe y est sans douceur aucune. Janos viole Anna dansla cuisine avec la mme rudesse que les deux frres dans larue avec la Tzigane, et Anna fait savoir que le professeurlui-mme la prise avec la violence dun animal. Mais ceuxque le diable guide ne sont pas seulement des animaux, cesont des animaux pervers. Anna jouit intensment en

    demandant Hdi si ses bats nocturnes avec le froceprofesseur ne lont pas rveille, comme celle-ci le fera son tour en moralisant le professeur ou en racontant Miklosz la chose comme une affaire laquelle il ne devraitpas attacher dimportance.

    Cet enfer identifi la prsence des autres rappelle biensr celui de Sartre. Mais peut-tre en est-il du diable commede la bureaucratie socialiste. Sil intresse le cinaste, cestpar lespace quil ouvre la circulation des affects ; cestaussi par les problmes quil pose et les opportunits quilouvre lart cinmatographique pour y ajuster ses propres

    mouvements. Le huis clos o les personnages tournent enrond, cest aussi loccasion dun adieu une certaine ide

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    du cinma documentaire, la volont de coller la vie,dcouter son brouhaha indistinct, de surprendre ses

    errances en suivant les personnages et leurs humeurs et enpartageant leurs rencontres de hasard, dans la rue, sur lesmarchs ou dans les bistrots, dancings et ftes foraines. Enenfermant ses cinq fauves dans un appartement, en lesconfrontant tour tour en une srie de scnes, Almanach d Automne utilise un dispositif thtral qui rompt avec lestyle naturaliste des films qui voulaient saisir la vie pourlopposer au dogme officiel. Le dispositif exprimentalpropre isoler les affects et les exacerber est loccasion dunsingulier exercice formel qui rompt avec le naturalisme enutilisant ce que certains voient parfois comme ses armes par

    excellence : la profondeur de champ et la couleur.Assurment lappartement Modem Style dHdi, avec

    ses vastes pices en enfilades relies par des portes vitres,donne la camra un tout autre champ dexercice que leslogements socialistes des premiers films. Seulement BlaTarr nutilise pas cette opportunit pour largir lespacemais au contraire pour le cloisonner et le rendre abstrait.Almanach dAutomne montre les premiers exemples de cequi sera une des marques du style visuel de Bla Tarr : ladivision du plan en plusieurs zones dombre et de lumire.Cette division marque un contre-mouvement significatif

    par rapport au style que le cinma europen des nouvellesvagues et des jeunes gens en colre avait impos. A louest

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    comme lest, celui-ci avait volontiers, en effet, dlaiss,au profit dune lumire naturaliste, le clair-obscur

    dramatique que les oprateurs hollywoodiens avaient hritde lexpressionisme des annes 1920. Dans Almanach d automne les jeux de lombre et de la lumire reviennentau premier plan. Mais leur rapport se fait plus complexe.Lombre et la lumire se distribuent dsormais en plusieurszones et le cinaste met pour cela volontiers profit lesobstacles qui se dressent devant les mouvements de lacamra. Un barreau, une paroi, un dos crent une zonenoire qui parfois barre tout lcran avant que la camra neretrouve au bord du cadre, comme mergeant de la nuit,un visage inquiet ou menaant. La scne est souvent isole

    entre deux zones dombre, ou bien les visages demi-clairsdes interlocuteurs se trouvent spars par une barre verticale.Des enfilades, le ralisateur a surtout retenu la possibilitde cadrer une scne entre deux portes ; des portes vitres,la distance dans laquelle la vitre installe la scne, et lescroisillons dcoratifs Modem Style dont la grille au premierplan spare les personnages. La profondeur du champ estalors celle de petites lucarnes prleves sur le noir de lenferdo surgissent scnes et personnages. Ses effets naturalistessont ainsi retourns en effets dartifice. Lartifice cumulelorsque le cadre souvre par le haut ou par le bas pour nous

    prsenter une sance de rasage vue travers un plafondtransparent ou une bagarre travers un plancher de verre :

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    les lutteurs sont alors, comme les meubles de la cuisine,suspendus dans le vide, leurs corps distordus comme ceux

    de personnages de Bacon. Lespace est devenu clairementpictural, clairement symbolique aussi.

    Mais cet artifice extrme le cinaste prfreordinairement celui qui fait jouer un lment de ralismecontre un autre. Cest ainsi que fonctionne la couleur, quilutilise ici pour la dernire fois. Dans LOutsider , ellelargissait le dcor, elle contribuait au naturalismedocumentaire des trajets erratiques entre hpital, usine,caf, rue, march et night-club. Dans Almanach d Automne, elle contribue linverse au huis clos abstrait en crasant laprofondeur de champ. Pour cela, le metteur en scne a fait

    choix de deux tons dominants violemment artificiels : lebleu dans lequel lappartement et Hdi nous apparaissentdemble, lorange dans lequel surgit dabord le profil deMiklosz. Ce sont ces couleurs qui, tout au long du film,moulent les objets et nimbent les visages, quitte se dgraderparfois, lune vers un blanc et un vert plus naturels , lautrevers le rose ou le jaune. Cette gamme de couleurs irralistes,

    jointe au cloisonnement de lespace, rappelle les partis-pris synthtistes jadis opposs par Gauguin et ses mules aucontinuum impressionniste et ses clats de lumirenaturalistes. Sans doute lusage en est-il bien diffrent : il

    ne sagit plus de transcrire une vision idale ni dimaginerun paradis terrestre. Le cloisonnement de lespace et les

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    couleurs de lartifice sont l au contraire pour dcrire lenferdes relations humaines. Mais la radicalit des moyens choisis

    a le mme effet de rupture radicale avec le naturalisme.Sans doute Bla Tarr renoncera-t-il par la suite aux procdsbaroques ici exacerbs : il inventera une gamme de grissuffisamment riche pour rendre inutiles les usagesantinaturalistes de la couleur. Et il substituera aux anglesimpossibles, aux cadrages artistiques derrire des arabesquesArt dco ou latmosphre ouate des halos de lumire,des lourdes draperies et des lampes Tiffany les ressourcestemporelles du plan-squence et du mouvement lent etinexorable de la camra autour des corps dont un tour decadran excut autour du visage mditatif de Miklsz offre

    ici le premier exemple.Lartificialisme dlibr &Almanach d automne ne

    marque pas la voie o sengagera le cinaste. Mais il metfin la squence artistique et politique des films cherchant exprimer travers les problmes de famille les nouvellessensibilits contestant lordre socialiste. Le problme desocit est devenu un drame noir, mme si celui-ci sachveen comdie grinante : Anna a su tirer parti du viol subipour engager une relation qui lui permettra dpouser Jnos- et ses promesses dhritage -, mais, au dernier plan, cestavec Miklosz que la jeune pouse danse, tendrement enlace,

    au son dun ironique Que sera sera qui renvoie sans douteaux tristes leons de la sagesse populaire plus qu Doris

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    LEMPIRE DE LA PLUIE

    Une longue ligne de pylnes sous un ciel gris. On nen voitni le dpart ni larrive. Des bennes y circulent. On ne voitpas non plus ce quelles contiennent. Du minerai sans doute.Mais nous ne verrons pas plus de mine que douvriers. Cestseulement un long chapelet qui stend linfini et nesarrte jamais : la pure image dun espace et dun tempsuniformes.

    Quelque chose pourtant se passe : tandis que les bennesavancent sans fin, la camra, elle, a commenc reculer.Une bande verticale noire apparat: lencadrement dune

    fentre. Puis une masse noire obstrue lcran. Petit petitses contours se dessinent : un homme est l, derrire lafentre, immobile. Nous ne voyons que son crne et sespaules, de dos. Mais nous recadrons aussitt la situation :le long chapelet uniforme sous le ciel gris, cest ce quil voitde sa fentre.

    Ce plan-squence qui ouvre Damnation , cest commela signature du style de Bla Tarr : un mouvement dans unsens et la camra qui va en sens inverse ; un spectacle et lelent dplacement qui nous conduit vers celui qui le regarde ;une masse noire floue qui se rvle tre un personnage vu

    de dos. Lhomme derrire une fentre reviendra plusieursfois dans ses films selon des modalits diverses. C est le

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    docteur que nous voyons au dbut et la fin de Stntang occup espionner les voisins. Cest, au dbut de LHomme

    de Londres , lemploy Maloin qui, travers les carreaux deson poste daiguillage, voit la valise jete du pont du bateauet le meurtre dun des complices. C est, la fin du Cheval de Turin, ce carreau de verre dabord aveugle qui, avec lerecul de la camra, nous laisse peu peu discerner, dunct, larbre unique et dpouill qui se dresse sur lhorizonde collines battues par le vent, de lautre, lhomme prostrsur son tabouret, qui nattend plus rien de ce paysage dsolni du cheval puis sur lequel la porte de lcurie sestreferme comme la pierre dun tombeau.

    Un style, on le sait depuis Flaubert, ce nest pas

    lornement dun discours mais une manire de voir leschoses : une manire absolue dit le romancier, unemanire dabsolutiser lacte de voir et la transcription de laperception, contre la tradition du rcit press daller leffetqui suit la cause. Pour lcrivain cependant voir est unmot ambigu. Il faut se faire voir la scne dit le romancier.Mais ce quil crit nest pas ce quil voit, et cest cet cartmme qui fait tre la littrature. Il en va diffremment pourle cinaste : ce quil voit, ce qui est en face de la camra estaussi ce que verra le spectateur. Mais pour lui aussi il y a lechoix entre deux manires de voir : la relative, celle qui

    instrumentalise le visible au service de lenchanement desactions, et labsolue, celle qui donne au visible le temps de

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    produire son propre effet. Le contre-mouvement quoprele premier plan de Damnation prend tout son sens si on le

    compare au mouvement par lequel souvraient souvent lesfilms hollywoodiens. Pensons au panoramique sur un dcorurbain qui ouvre Psycho et la manire dont le champ sertrcit pour nous conduire jusqu une fentre : celle de lachambre dhtel o Marion Crne et son amant viennentde faire lamour entre deux et trois. Lenvironnement ainsibalay, on se centre vite sur le thtre du drame pour mettreen place les personnages et leurs rapports.

    Il nen va plus de mme chez Bla Tarr: il ne sagit pasde planter le dcor de petite ville industrielle o va se situerlaction des personnages. Il sagit de voir ce quils voient

    car laction nest finalement que leflFet de ce quils peroiventet ressentent. Je ne maccroche rien, dit Karrer, lhomme la fentre, mais toutes les choses saccrochent moi .Cette confidence intime sur un caractre est tout autantune dclaration de mthode cinmatographique. Bla Tarrfilme la manire dont les choses saccrochent aux individus.Les choses, ce peut tre les bennes inlassables devant W fentre, les murs dcrpits des immeubles, les piles de verressur le comptoir du bistrot, le bruit des boules de billard oule non tentateur des lettres italiques du Titanik Bar. Telest le sens de ce plan initial : ce ne sont pas les individus

    qui habitent des lieux et se servent des choses. Ce sontdabord les choses qui viennent eux, qui les entourent,

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    les pntrent ou les rejettent. C est pourquoi la camraadopte ces extraordinaires mouvements tournants qui

    donnent limpression que ce sont les lieux qui bougent,accueillent les personnages, les rejettent hors champ ou sereferment sur eux comme un bandeau noir occupant tout1

    5 /cran.Cest aussi pourquoi le dcor, ordinairement, est l avant

    que le personnage y pntre et survit son passage. Ce nesont plus les relations (famille, gnrations, sexes ou autres)qui dterminent les situations, cest le monde extrieur quipntre les individus, envahit leur regard et leur tre mme.C est ce que la dame du vestiaire du Titanik Bar - jouepar lactrice qui incarnait Hdi dans Almanach d automne

    - explique Karrer - incarn par celui qui, dans le mmefilm, jouait son auditeur privilgi, le taciturne Miklosz:le brouillard sinsinue dans tous les coins, il pntre lespoumons et sinstalle pour finir dans lme elle-mme. Dansle bar de Stntang , Bla Tarr confiera au minable Halicsle soin de transformer la mme ide en une longue plainte:la pluie incessante dtruit tout. Elle na pas seulementrigidifi le manteau quil nose plus dboutonner. Elle setransforme en pluie intrieure qui jaillit du cur et inondetous les organes. _ l

    Avec Damnation la pluie sinstalle dans lunivers de Bla

    Tarr. Elle est ltoffe mme dont le film semble tiss, lemilieu dont les personnages mergent, la cause matrielle

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    de tout ce qui leur arrive. En tmoignent les hallucinantesscnes du bal. Le bal, ou tout le moins la scne de danse,

    est un pisode quasi oblig dans les films de Bla Tarr. Aussipermet-il den suivre les volutions et les ruptures. Lobjectifde LOutsider ou de Rapports prfabriqus nous introduisaitsans faon au milieu des danseurs et nous les montraitvoluant au rythme de refrains dont la niaiserie garantissaitlauthenticit documentaire. Rien de tel ici. La mlodietrs rythme et toute simple {la-si-do-si-do-la!mi-fa-mi-r- do-si) qui en donne le ton accompagne dabord le seulruissellement de leau sur un mur. Lair de danse rythme lapluie plutt que les rjouissances collectives. Le lentdplacement latral de la camra nous dcouvrira ensuite,

    alternant avec les pans de mur dcrpits, trois groupes depersonnages figs aux portes de la salle de danse, le regardmdus fix sur le dehors. Ce quils regardent, cest peut-tre simplement la pluie torrentielle. Cest peut-tre ltrangescne que nous verrons au plan suivant. Dehors, souslaverse, un homme danse tout seul, frntiquement, maissans musique, lui, sur une piste de danse inonde. Cest dehaut que nous verrons plus tard, en un sens puis en sensinverse, les farandoles o sagitent ceux qui nous taientdabord apparus comme des statues de sel sculptes par lebrouillard et la pluie. Et, au petit matin, leau aura envahi

    la salle de bal o les pas dun homme (le mme ?) continuent claquer furieusement dans les flaques.

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    Sans doute, au milieu du bal, aurons-nous vu se nouer etse dnouer les rapports entre les quatre personnages qui

    sont au cur du film. En brefs pisodes, nous aurons vuchacun de ces quatre conspirateurs tromper les autres avantque laffaire ne se termine au petit matin par unednonciation la police. Le diable les aura fait tourner enrond comme les danseurs de la farandole. Mais le diable,ce nest finalement que le brouillard, le vent, la pluie et laboue qui traversent les murs et les vtements pour sinstallerdans les curs. Cest la loi de la rptition. Il y a lhumanitordinaire qui sy soumet, quitte la mimer, les jours fris,en joyeuse farandole. Et il y a les personnages de lhistoirequi cherchent lui chapper. Il faut bien en effet une

    histoire. Mais, comme le dit Karrer, toutes les histoires sontdes histoires de dsintgration : des histoires o lon cherche percer le mur de la rptition, au prix de senfoncerplus encore dans la pluie intrieure, dans la boue de lacorruption.

    Pour quil y ait histoire, il faut et il suffit quil y ait unepromesse dchapper la loi de la pluie et de la rptition.Dans Damnation, cela se ramne aux 20% de commissionpromis par un patron de bistrot sur la valeur dunemarchandise non prcise quil sagit dalleLchercher et deramener, en un voyage de trois jours. Laubergiste en fait

    la proposition Karrer auquel elle pourrait rendre servicepuisque celui-ci na pas dautre occupation que de traner

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    dans les bistrots de la ville. Mais une telle aventure est troppour Karrer. Ce nest pas seulement un trait de caractre.

    Le personnage typique de Bla Tarr, cest dsormais lhomme la fentre, lhomme qui regarde les choses venir vers lui.Et les regarder, cest se laisser envahir par elles, se soustraireau trajet normal qui convertit les sollicitations du dehorsen impulsions pour agir. Pour agir, au demeurant, lesimpulsions ne suffisent pas. Il faut des fins. Nagure, la fintait de vivre mieux dans un nid familial douillet. Maisavec la fin du socialisme, ce modeste rve de part individuelleprise la prosprit collective sefface. Le mot dordrenouveau nest plus dtre heureux mais de gagner. Etre duct de ceux qui gagnent, cest ce qui est propos Karrer.

    Ce sera, dans Les Harmonies Werckmeister le grand rve deMadame Eszter, dans Stntang la leon enseigne par le_mchant gamin Sanyi son idiote de sur. Mais il ny apas dhumain sur qui la petite Estike pourrait lemporter.Sa seule victoire sera sur son chat quelle torture etempoisonne dans le grenier pendant que la pluie fait rageau dehors.

    Cest l le problme qui renvoie leur drision lesdiscours et les ruses des gagneurs : on ne gagne pas contrela pluie ni contre la rptition. Karrer est schopenhaueriencomme son inventeur, le romancier Laszlo Krasznahorkai

    qui entre avec Damnation dans lunivers de Bla Tarr. Ilsait le nant de la volont qui est au fond des choses. Il ne

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    veut pas, dit-il, regarder la pluie la manire des chiens quiattendent les flaques pour y boire. En revanche, il connat

    un chien de ce genre quil peut recommander au trafiquant.Cest le mari, cribl de dettes, de la femme quil aime : unechanteuse de cabaret quil va couter dans la pnombre duTitanik susurrer, les yeux clos, accompagne par des arpgesobstins, une chanson crpusculaire o reviennent,galement obstins, les mots Tout est fini. C en est fini.Plus jamais. Jamais plus.

    Karrer nest pourtant pas dnu de vises pratiques.Envoyer le mari rcuprer la marchandise compromettante,cest loccasion de prendre sa place dans le lit de la chanteuse,avec lespoir que quelque incident de parcours - quon peut

    aider - le prviendra dy revenir. Mais la possession physiquenest pas une fin en ellemme. En tmoigne une scne desexe exempte de toute frnsie, comme accorde au seulmouvement uniforme des bennes. Il le dira la femme :elle est pour lui la gardienne lentre dun tunnelconduisant quelque chose dinconnu, quelque chose quilne peut nommer. Cet inconnu au fond duquel on peuttrouver du nouveau, cest cela seul quoi peuvent prtendreceux qui nagissent pas, ceux qui ne sont que perception etsensation. Mais la dame du vestiaire a dj prvenu Karrer:la gardienne du tunnel est une sorcire. Elle est un marais

    sans fond qui ne pourra que lengloutir. Et tandis qu sonposte de guet, sous la pluie, il attend le dpart du mari, elle

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    est venue, entoure dune horde de chiens, lui rappeler quele seul avenir attendre est la perdition annonce par les

    prophtes du Seigneur. Le prophte du dsastre, cette figuresopposera dsormais chez Bla Tarr aux trafiquants depromesses. Mais cest peut-tre trop que de parler de maraissans fond. Lhumanit reprsente par Damnation est troppeu responsable delle-mme pour mriter les promessesde destruction guerrire, de peste et de famine profres,aprs les prophtes dIsral, par la dame du vestiaire. Laflaque peu profonde o boivent les chiens est le destin leplus probable promis par la pluie et par les vaines tentativesdchapper son emprise. Cest au cours du bal cern parlaverse que se scelle le destin des quatre complices ennemis.

    Toute histoire est une histoire de dsintgration sans doute,mais cette dsintgration nest elle-mme quun pisodequelconque dans lempire de la pluie. La camra suivradonc brivement dans un coin du bal le mari de retour quisignifie Karrer sa dfaite, la femme qui semble lui donnerraison en dansant amoureusement accroche au cou duvainqueur, puis le bistrotier dans les toilettes se plaignant Karrer des prlvements faits sur la livraison avantdemmener la chanteuse pour une partie de plaisir dans savoiture. Elle retournera ensuite la farandole nocturne etau danseur infatigable dans les flaques du petit matin avant

    de se dplacer des colonnes du Titanik vers celles ducommissariat et de sintroduire par la fentre dans la pice

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    o Karrer de dos murmure sa dnonciation un policiersilencieux.

    Tout le monde aura ainsi trahi tout le monde. Mais lestrahisons, non plus que les succs, ne sont ce qui intresseBla Tarr. Les vrais vnements pour lui ne spellent pasen entreprises, obstacles, succs ou checs. Les vnementsqui font un film sont des moments sensibles, des dcoupesde la dure : des moments de solitude o le brouillard delextrieur pntre lentement les corps de lautre ct de lafentre, des moments o ces corps sassemblent en un lieuclos et o les affections du monde extrieur se convertissenten airs daccordon rptitifs, sentiments exprims par deschansons, claquements de pieds sur le sol, chocs de boules

    de billard, conversations anodines des tables, ngociationssecrtes derrire une vitre, bagarre de coulisse ou de toilettes,ou mtaphysique de vestiaire. Lart de Bla Tarr cest deconstruire laffect global o se condensent toutes ces formesde dissmination. Cet affect global ne se laisse pas traduireen sentiments prouvs par des caractres. Il est affaire decirculation entre des points de condensation partielle. Lamatire propre de cette circulation, cest le temps. Les lentsmouvements de camra qui partent dune pile de verres,dune table ou dun personnage, remontent vers une cloisonvitre, dvoilent derrire la cloison un groupe de buveurs,

    glissent droite vers des joueurs de billard, reviennent versles buveurs attabls puis les effacent pour sachever sur

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    laccordoniste, construisent les vnements du film : uneminute du monde, comme aurait dit Proust, un moment

    singulier de coexistence entre les corps assembls ocirculent les affects ns de la pression cosmologique, lapression de la pluie, du brouillard et de la boue, et reconvertisen conversations, airs, clats de voix ou regards perdus dansle vide.

    Un film de Bla Tarr, ce sera dsormais un assemblagede ces cristaux de temps o se concentre la pression cosmique . Plus que toutes autres ses images mritentdtre appeles des images-temps, des images o se rendmanifeste la dure qui est ltoffe mme dont sont tissesces individualits quon appelle situations ou personnages.

    Rien voir donc avec ces morceaux de nature que Bressonentendait prlever sur ses modles pour les assembler aumontage en une toile de peintre. Il ny a pas de morceaux,pas de dmiurge du montage. Chaque moment est unmicrocosme. Chaque plan-squence se doit dtre lheuredu monde, lheure o le monde se rflchit en intensitsressenties par des corps. Un pisode burlesque de Damnation nous fait entendre un personnage expliquant deuxeffeuilleuses aux seins nus la ncessit denlever le vrai voile :le voile de Maya, le voile de la reprsentation_qui couvre laralit innommable du monde vrai. Lart qui soulve ce

    voile pour Schopenhauer est la musique. Un film de BlaTarr accomplit cette fonction de la musique. Le plan-

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    squence russi, en ce sens, est en vrit linnommablevainement cherch par Karrer dans le tunnel que garde la

    chanteuse. Mais Karrer est la croise des chemins. Lacamra tourne autour de lui, passe sur son visage et emportele secret. Comme personnage, il ne peut voir linnommablequ travers le voile. Il ne peut donc que le trahir, commeil trahit ses complices, et recevoir le seul innommable quilaura mrit : la flaque sous la pluie o boivent les chiens,ces chiens avec lesquels il aboie la fin du film.

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    ESCROCS, IDIOTS ET FOUS

    Damnation laissait Karrer aboyant en face dun chien, commeune image ultime de la condition humaine. Avant de faireapparatre le visage du mme acteur derrire une-fentre,Stntang sest ouvert sur un long plan-squence qui nousmontre un troupeau de vaches quittant ltable. Les vachessont des animaux dots dune faible puissance symbolique.Cest donc comme troupeau effectif et non comme image dela condition grgaire quelles doivent nous apparatre. Leurprsence inaugurale nous est certes donne sans explication,mais nous pouvons la justifier a posteriori : avec ces vaches qui

    sen vont, cest le dernier bien dune ferme collective qui estliquid. Et cest largent de sa vente qui sera au centre delintrigue. Le film opre donc un contre-mouvement parrapport aux deux prcdents. Les calculs des parasites gravitantautour dHdi dans Almanach dautomne ou le trafic organispar laubergiste de Damnation dlaissaient les proccupationssociales des premiers films pour nous plonger dans luniversdes drames intimes et des intrigues prives. Mme si Stntang se dveloppe autour dune histoire de magot convoitpar une dizaine de personnages abandonns dans une campagne perdue, le film remet les histoires de nids de vipres

    familiaux et de petits trafics entre faux amis lheure de lagrande histoire collective.

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    Cette histoire est celle dune promesse et dune escroquerie.Cest, premire vue, le plus banal des scnarios pour un

    film traitant du communisme. Et la forme cyclique adoptepar le film, suivant le roman de Laszlo Kraznahorkai quilporte lcran, semble galement la faon la plus banaledadapter une fiction desprance sociale due la formedu retour une histoire rptitive. Si lon ajoute que le filmmet sept heures et trente minutes pour nous montrer lesdouze pisodes qui, dans le roman, nous ramnent au pointde dpart et que cette dure est lie aux trs lents mouvementstournants que le cinaste affectionne et quil accompagnevolontiers par des thmes musicaux indfiniment rpts,on en conclut volontiers quil y a un exact ajustement entre

    la forme circulaire et une histoire de dsillusion. Mais cetteconclusion oublie quil y a cercle et cercle, comme il y apromesse et promesse, mensonge et mensonge. Or, cestdans cet clatement de lapparemment identique que lefilm trouve sa dynamique propre.

    Cette dynamique est peut-tre donne par le titre duquatrime pisode, fidlement repris du roman : a sedfait . Ce qui se dfait nous est indiqu par le titrecommun aux deux pisodes qui lencadrent : Le Travaildes araignes. Ce travail des araignes est expliqu dabordpar les imprcations du cafetier contre lescroc souabe qui

    lui a vendu ce bistrot sans lui en dire la tare secrte : lesaraignes ravageuses qui y tissent partout leurs toiles. Mais

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    le travail des araignes, cest aussi la mdiocre toile que leshabitus du lieu y tissent avec leurs intrigues mesquines et

    avec les pauvres dsirs que suscitent en eux la boisson et lavue de poitrines abondantes. Les habitus du lieu, ce sontles derniers survivants de la ferme collective qui doivent

    justement sy retrouver pour se rpartir largent de la vente.Le premier mensonge, la premire escroquerie, cest cellede deux membres qui veulent se partager la somme et fileren douce. Et lhistoire de la fin de la communaut pourraittre simplement le conflit des araignes humaines, cherchantchacune tirer la meilleure part individuelle de la faillitecommunautaire. Cest cette mdiocre toile qui va tre dfaitepar lintervention dun menteur suprieur, le charismatique

    Irimias, qui promet non le partage avantageux des restes durve collectif, mais labandon de tout au profit dun rvenouveau et plus beau. Celui-ci connat en effet le ressortqui fait le succs des escroqueries suprieures : non point lacupidit et la lchet des petites gens, lesquelles ne sontbonnes quaux petits trafics, mais leur incapacit vivre sansfiert ni honneur. Seulement, pour que le mensonge delescroc russisse, il lui faut une complicit secrte; il fautque dj la toile des petites gens se dfasse. Dfaire les toiles,ce nest pas le travail des araignes qui ne savent que lestisser ; ce nest pas non plus le travail des manipulateurs,

    surtout adroits tirer parti des dchirures. Il y faut un fouou une idiote.

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    Lidiote ici se nomme Estike, la petite dernire dune famillemarginalise o la prostitution est la ressource essentielle.

    Lidiotie ne dsigne aucune mesure de quotient intellectuel,mais deux traits structuraux, deux traits opposs etcomplmentaires galement ncessaires pour jouer le grandrle dans les films de Bla Tarr : la capacit dabsorbertotalement lenvironnement et celle de parier contre lui.Estike entre en scne dabord sous lapparence quaffectionnele cinaste, celle de la tache sombre quune tte et des paulesvues de dos mettent dans langle dun grand espace gris:ici lespace uniforme dune plaine battue par le vent o laterre dsole et le ciel bas se confondent en une mmegrisaille. Quand son frre sortira de la maison aux murs

    lpreux, nous la verrons en pied avec son cardigan trop longet ses grosses bottes, qui, avec la robe trop courte tombantsur son pantalon, semblent condenser lunivers de vent, depluie, de brouillard et de boue environnant, plutt quoffrirles moyens de sen protger. Bientt dailleurs son frre etelle ne seront plus que deux petits points absorbs par ledsert gris. Mais au plan suivant nous serons sur le terraindexercice de sa seconde vertu didiotie : sa capacit de croire.Dans le bosquet o son frre la emmene, ils creusent untrou o elle enterre son argent pour quil en naisse un arbreaux pices dor. En cela consiste dabord lidiotie dEstike :

    pas simplement dans le fait de croire aux histoires les plusinvraisemblables mais dans sa dtermination prendre

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    toute pense la lettre. Cest ce quillustre lpisode suivanto elle applique mthodiquement sur son chat qu elle

    torture puis empoisonne la mort-aux-rats la thorie desvainqueurs enseigne par son frre, avant de se dcouvrirelle-mme victime non pas tant de sa navet que de cettemme thorie en voyant le trou vide et en apprenant deSanyi que cest lui qui a pris un argent dont il avait besoin.Mais cest aussi ce que confirme toute la suite de lpisodequi voit Estike sen aller sous la pluie, portant sur sespaules le rideau de dentelle dont elle sest fait un chle,sous son bras gauche le chat mort et sous sa robe la mort-aux-rats dont, au petit matin elle absorbera les restes dansun chteau en ruines envahi par les herbes avant de

    sallonger, le chat dans ses bras, aprs avoir tir sa robe etrectifi sa coiffure, pour tre prsentable quand les angesviendront la chercher.

    II faut sarrter sur les deux longs plans qui accompagnentla marche nocturne dEstike, fuyant le caf derrire la vitreduquel elle a vu les adultes tourner en rond au rythme delaccordon ou cuver, affals sur des chaises, lalcool paypar le partage du butin communautaire. Deux plans demarche o aucun pied ne senfonce dans un sol boueux.On nentend que le bruit rgulier des pas, indiffrent auvent qui siffle. Sur le premier nous voyons seulement le

    visage de la fillette, les cheveux colls par la pluie, et lclatdun regard dans la nuit, accentu par la rime visuelle que

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    lui procure le premier bouton de la robe ; sur le second, lehaut de son corps au petit matin comme lav par laverse et

    affaiss par la fatigue qui teint aussi son regard, maiscontinuant sa route droite travers la plaine boueuse. Cettemarche la mort peut voquer bien sr celle de la Mouchettede Bresson, et le chle de dentelle sur les paules de lafillette semble un hommage la robe dans laquelleladolescente sentourait pour rouler vers leau de ltang.Mouchette chappait au monde des gardes et des braconniers,des ivrognes et des violeurs dont elle tait la victime par unsuicide transform en jeu denfant. Mais si Estike imite lesroulades de Mouchette, cest seulement pour exercer sapuissance en martyrisant son chat. Il ny a pas de jeu dans

    lunivers de Bla Tarr: seulement linertie des choses et lesbrches quy peut crer lenttement suivre une ide, unrve, une ombre. On ose ou on nose pas sy mettre enmouvement. Il y a le huis clos o lon tourne en rond, en secognant aux meubles et aux autres, et il y a la marche en lignedroite pour la ralisation dune pense. Le meurtre du chatet le suicide dEstike sont, en ce sens, plus proches du parricideet du saut dans le vide du petit Edmund Allemagne anne Zro. Lidiotie, cest la capacit transformer en gestes lesspectacles quon peroit travers les fentres et les ombressuscites par les mots quon entend.

    Cest ce que rsume dans la nuit et dans le petit matince visage la fois entirement sculpt par le vent qui siffle

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    et la pluie qui le fouette et entirement guid par sa proprersolution poursuivre une ombre. Cette conjonction de

    deux idioties, cest le propre mme de ltre cinmatographique, ltre entirement donn et soustrait en mmetemps dans un regard, des gestes, une dmarche. La perfection la plus singulire de lart cinmatographique a peut-tre consist dans linvention de ces figures didiots oEstike vient la suite dEdmund mais aussi de personnagesqui en semblent dabord bien loigns comme la Ginniede Some Came Running, avec son sac-lapin et son coussinbrod. Mais ce qui singularise les histoires didiot(e)s deBla Tarr, cest la manire dont il rend sensible le mdiumdans lequel le brouillard pntre les cerveaux et lombre

    mobilise les corps, soit la dure, de lui avoir donn uneexistence autonome en lextrayant des raccourcis propresau temps des actions o comptent dabord le dbut et lafin, le lieu do lon part et celui o lon arrive.

    Reste que nul ne prend le temps de marcher sil nestguid par le souci daller quelque part, par le dsir que sespas ne soient pas livrs au hasard, que les vnements aientune raison et les actes une destination. Telle est lillusiondu vouloir-vivre schopenhauerien. La fillette invente parKrasznahorkai y obit comme tous ses personnages. Lesmots du roman dits par la voix off le rsument la fin de

    lpisode : Estike est heureuse que tout prenne sens. Maiscest silencieusement, sans dlibration ni explication, que

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    la fillette sur lcran est alle vers la mort. L est la tensionentre la logique du film de Bla Tarr et celle du roman quil

    adapte scrupuleusement, ou plutt la tension entre cinmaet littrature, car il ny a pas lieu de supposer une divergenceentre le cinaste et le romancier quil a troitement associ la conception du film. Le cinaste sintresse aux corps, la manire dont ils se tiennent ou se meuvent dans unespace. Il sintresse aux situations et aux mouvementsplutt quaux histoires et aux fins par lesquelles celles-ciexpliquent ces mouvements au risque den altrer la force.Une situation ne dlivre sa puissance que par lcart quellecreuse avec la simple logique dune histoire : le temps pass suivre la marche uniforme de personnages dans une plaine

    dpourvue de tout accident, tourner autour dun visagesilencieux ou cadrer en plan fixe la gesticulation sans findes corps. Mais ce rapport peut se lire en sens inverse : lescarts supposent la norme de lhistoire. Cette contrainteest aussi une ressource. Les films que Bla Tarr ralise partir des romans de Krasznahorkai sont faits de la tensionentre les histoires circulaires de fins illusoires que ceux-cilui offrent et la possibilit quil y trouve de construire unscnario visuel extrayant du rcit qui enchane la puissancedes situations qui durent, mais aussi cassant la circularitdu rcit en donnant toute leur force aux lignes droites, aux

    lignes positives de fuite en avant la poursuite dune ombreautour desquelles celui-ci referme sa logique nihiliste.

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    L est la dynamique du film. La ligne droite trace parEstike pendant que les hommes-araignes tournent en rond

    dans le bistrot, bercs par lalcool ou secous par le son delaccordon, est relaye par un autre traceur de lignes droites,Irimias. Aprs quun plan fixe et muet nous a montr lespaysans assembls derrire le billard o est tendu le corpsde la fillette, la camra se centre sur le seul visage dIrimiaset sur le discours o il fait le travail du menteur suprieur :expliquer, donner la raison de la mort de la fillette, la raisonpour laquelle des enfants se tuent - lincapacit de lacommunaut protger les plus faibles dentre eux - et laraison de cette incapacit: lavachissement moral dhommeset de femmes, conscients de la faillite de tous leurs projets,

    incapables dimaginer les moyens den sortir. Et comme toutdiagnostic de maladie doit proposer un remde, Irimiasindique le seul remde quil connat : dire adieu toute cettemisre matrielle et morale, ce climat dimpuissance et delchet, sen aller fonder dans un manoir proche une fermemodle et une communaut vritable. A cette mdecinespirituelle manque malheureusement sa condition touteprosaque: largent pour mettre le projet en route. A la findu discours, un bruit de pas se fait entendre, prcdant legeste dune main qui dpose aux pieds du corps un paquetde billets, bientt suivie par dautres mains et dautres paquets,

    largent de la vente pour lequel tous complotaient contretous et quIrimias mettra tranquillement dans sa poche.

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    Escroquerie, bien sr. Les paysans qui ont donn tout leurargent et casseront leurs meubles avant de partir ne

    trouveront quune btisse abandonne o Irimias viendraleur expliquer que, en raison de lhostilit des autorits, illeur faudra attendre la ralisation du grand projetcommunautaire et, pour linstant, se rendre invisibles ense dissminant dans la contre. Mais cette escroquerie nestpas nimporte laquelle. Dans le discours dIrimias se trouventconcentrs tous les arguments, les images et les ressortsmotionnels qui ont fait du communisme lexplication detoutes les misres du monde et la ralit construire pourdire adieu toute misre. Le romancier sest plu en fairele rsum sarcastique et il a construit son chapitre comme

    une srie de champs et de contrechamps marquant la miseen scne du discours et son effet sur un auditoire dontlexcitation monte. Mais le cinaste la pris contre-pieden excluant tout contrechamp pour se centrer sur le seulvisage dIrimias, en faisant de son discours une rverie voix haute et en confiant cette rverie la voix sductricede son musicien Mihaly Vig. Le menteur est aussi un rveur.Lescroc en mdecine spirituelle est aussi un mdecin quigurit les corps et les esprits de leur soumission la loi dubrouillard, de la boue, des petites trahisons entre collguespour des affaires dargent et de femmes et des sances de

    solerie individuelle ou collective. Il leur permet de retrouver honneur et fiert .

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    Ces deux mots ne dsignent pas seulement le leurre auservice dune escroquerie. Ils expriment une croyance qui

    anime toute luvre de Bla Tarr : la capacit des tres lesplus mdiocres affirmer leur dignit. Bla Tarr nest pasun cinaste formaliste faisant des plans-squences bienlchs sur des histoires pessimistes. La forme chez lui nest

    jamais que le dploiement de lespace-temps o opre latension mme entre la loi de la pluie et de la misre et lafaible mais indestructible capacit daffirmer contre elle honneur et fiert , vertus thiques auxquelles correspondune vertu cinmatographique : celle de mettre les corps enmouvement, de changer leffet que lenvironnement produitsur eux, de les lancer sur des trajectoires qui contrarient le

    mouvement en rond. En cela le cinaste est complicedIrimias dont il accentue le caractre de prophte illumin- en lui donnant visuellement lallure dun Don Quichotteflanqu dun prosaque Sancho Pana, en confrant lemaximum dintensit aux moments o il dnonce la veuleriedu petit groupe, ou en ajoutant des considrations surlternit au rapport accablant quil crit sur eux. La grandeescroquerie la vie nouvelle, cest aussi limpulsion quiimprime aux corps une nouvelle direction en ligne droite.EUe-fes emporte vers un espace qui nest plus faonn parleur propre fatigue. Elle les confronte non plus la grisaille

    mais la nuit, non plus la pluie et la boue mais au vide,non plus la rptition mais linconnu.

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    En tmoignent les plans stupfiants de larrive des paysansdans le manoir abandonn : cest dabord la lente exploration

    du btiment par une petite lumire derrire lequel apparatun corps, celui de la lourde Madame Kraner dont le regardexplore silencieusement la lpre des murs. C est ensuite,accompagn par une trange phrase musicale distenduedont la sonorit fle voque la fois le vieil harmoniumde village et le moderne synthtiseur, le lent panoramiquepassant en revue les visages de chacun des membres de lacommunaut : visages sans corps, mergeant solitairementde la nuit, tous fixs sur un point invisible et exprimantnon point leurs sentiments mais le pur effet de laconfrontation avec linattendu : surprise, exaltation,

    perplexit ou simple incapacit de prendre la mesure dulieu et de la situation. Aprs quorlaxamra saisit un changede regards avant de tourner trs lentement autour du visagede Madame Schmidt, celle dont les mamelles plantureuses,secoues par le rythme de laccordon, fixaient la convoitisedes mles de la communaut, mais dont le regardnigmatique, les anneaux et les mches boucles semblentaussi concentrer tous les rves inavous. Plus tard, dans lapice vide, les corps allongs sont comme emports par letravelling qui avance lentement vers loiseau de nuit perchsur la balustrade en ruine et lobscurit du dehors o

    rsonnent au loin des cris danimaux.Ce mouvement de la camra est aussi celui du rcit qui

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    conduit les paysans qui ont tout abandonn jusqu la garedserte o Irimias les disperse et o ils le remercient de ses

    bienfaits. En un sens, cest cette dispersion, cetteprolongation indfinie du mouvement du dedans vers ledehors qui termine lhistoire raconte par le cinaste, pluttque le retour final la chambre du docteur alcoolique et ladcouverte que les cloches nigmatiques qui ouvraient lercit taient seulement tires par un vad de lasile. La viehumaine nest peut-tre quune histoire de bruit et de fureurraconte par un idiot. Mais cette vrit-l ne vaut rien aucinma. Celui-ci ne vit que de creuser lcart entre bruit etbruit, fureur et fureur, idiotie et idiotie. Il y a lidiotie delivrogne qui raconte sans fin dans le caf une histoire que

    personne ncoute et finit par rpter inlassablement lamme phrase, et lidiotie de la fillette marchant vers la mortou celle des paysans explorant avec des yeux bahis leurparadis vide aux murs lpreux. Il y a le bruit de laccordonqui fait tourner stupidement les corps pris de boisson et lesnotes dont linstrument invisible accompagne ce saut danslinconnu. Il y a le bruit de la pluie qui pntre et dmoraliseet le bruit de la pluie affronte. II y a la fureur qui spuiseen intrigues et bagarres en lieu clos et celle qui tire au dehorset met en pices le mobilier de ce lieu clos.

    La tche propre du cinma est de construire le

    mouvement selon lequel ces affects se produisent etcirculent, dont ils se modulent selon les deux rgimes

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    sensibles fondamentaux de la rptition et du saut danslinconnu. Le saut dans linconnu peut ne conduire nulle

    part, il peut conduire la pure destruction et la folie. Maiscest dans cet cart que le cinma construit ses intensits eten fait un tmoignage ou un conte sur ltat du monde quichappe au morne constat de lquivalence de toutes choseset de la vanit de toute action. La perte des illusions ne ditplus grand-chose sur notre monde. La proximit entre ledsordre normal de lordre des choses dsillusionn etlextrme de la destruction ou de la folie en dit bien davantage.Et cest cette proximit qui est au cur des Harmonies Werckmeister.

    Quand il parle des Harmonies Werckmeister , Bla Tarr

    a coutume de le prsenter comme un beau conte de fesromantique. Lexpression est propre surprendfeTespectateur qui aura vu les deux protagonistes de lhistoire,1 idiot Janos et le savant musicien Eszter, broys entreles intrigues, conjugales et politiciennes, de la femme dudernier et la violence nue dune foule dchane par lesparoles dun prince de cirque, se ruant lassaut dunhpital pour briser le matriel et tabasser les malades. Quigarde en mmoire limage ultime de Janos transform enloque humaine inerte sur un lit dasile psychiatrique penseque, sil y a l des fes, elles sont toutes de lespce malfique

    et que, mme si laction tourne autour de lattraction dunebaleine gante, nous sommes loin de Pinocchio. Que faut-

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    il donc entendre sous lexpression conte de fes ?Peut-tre dabord un dplacement du ralisme de Bla

    Tarr. Ce dernier ne cesse de rpter quil ne fait pasdallgories et que tout est impitoyablement matriel dansce film comme dans tous les autres. Reste que le statut despersonnages et

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    le facteur Janos, avec les cheveux pais qui couvrent toutson front, ses grands yeux dillumin enfoncs sous des

    arcades aux sourcils en broussaille et son mentonprominent. C est sous ses yeux que nous apparatrontensuite le tracteur et la longue remorque qui contiennentle monstre fabuleux, dcoupant lespace de la rue seloncette quadripartition du cadre quaffectionne le cinaste,lombre grise du tracteur prcdant la clart des faades queses phares illuminent, la masse noire de la remorque etlombre claire de lespace au fond. C est avec lui que nousnous introduirons dans la demeure du mlancolique Eszter,appliqu retrouver les sons purs et les accords naturels,dtruits par lartifice du systme harmonique occidental

    mis au point par Andras Werckmeister. Cest dans sachambre que nous apparatra la vindicative MadameEszter avec sa valise symbolisant le dsir de rintgrervictorieusement le foyer conjugal et sa grande croisade pourunir les honntes gens et rtablir lordre dans la ville. Etcest avec lui que nous pntrerons dans lantre du monstreet ferons lentement son tour tandis que le Janos du romanle faisait, pouss par une foule compacte de curieux.

    Le roman de Krasznahorkai adoptait une compositionpolyphonique o la situation tait vue successivement dupoint de vue des divers personnages. En laissant tomber les

    petites intrigues des tres mdiocres, le film abandonneaussi cette focalisation multiple. Cela est conforme au

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    principe de Bla Tarr : au cinma la situation est donne toutentire sans filtre subjectif. Mais il en tire ici une consquence

    qui semble contredire lopposition des situations et deshistoires. Sur un mode romantique le film se dveloppeclairement autour dun seul personnage, l idiot Janos quiparcourt les rues de la petite ville avec son regard fou, soncaban et sa sacoche. Et Bla Tarr indique navoir pu faire lefilm que le jour o il a trouv lacteur qui pourrait tre Janos :un acteur qui est, en fait, un musicien de rock et qui, commeles deux autres protagonistes du film, a la particularit de nepas tre hongrois, dtre projet au milieu des acteurs habituelsde Bla Tarr, ici rduits aux seconds rles.

    La structure du conte de fes semble donc rvoquer

    le privilge des situations pour se centrer sur les aventuresdun personnage. Mais elle donne ces aventures un-caractre bien spcifique qui rend au cinma son privilge:les aventures de Janos sont dabord des visions. Janos estessentiellement une surface sensible. Mais cette surfacesensible est dun autre type que celle offerte par lespersonnages quasi apathiques de Damnation ou deStntang. Le vent, la pluie, le froid et la boue quipntraient lentement leurs corps et leurs mes semblentsans prise sur lui. Ce qui laffecte, ce sont de pures visions -une masse noire dans la rue, une foule sur une place

    rassemble autour des braseros, le corps du monstre -, plustard des sons : les mots dordre de lmeute que nous ne

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    percevons nous-mmes que comme les paroles qui rsonnentdans sa tte et accroissent lintensit de son regard. Le

    personnage privilgi est un voyant. Il peroit avec lemaximum dintensit ce que les autres absorbent sans yprter attention. Aussi est-il immdiatement m par ce quiles paralyse sans pour autant obir au schma classique quitransforme les perceptions en motifs daction. Lidiottransforme ce quil peroit en une seule chose : un autremonde sensible. Le spectateur qui sarrte avec lui devantlil vitreux de la baleine peut avoir en tte des rfrences Melville et toute une symbolique du mal. Mais Janosny voit, lui, que le prodige attestant la puissance de ladivinit capable de crer des cratures aussi incroyables. Il

    intgre le monstre cet ordre du cosmos qui est la grilleordonnant son regard, cet ordre quil voit sur la carte du cieltapissant le mur de son logis et quil reproduit en ballet tousles soirs. Estike ne pouvait quattendre les anges, qui taientseulement des mots dits par une voix off quand elle avaitdisparu de notre vue. Janos, lui, construit demble un autremonde sensible, un monde dharmonie, avec les mmespersonnages qui sagitaient grotesquement dans le caf1.

    1- Significativement le rle du soleil dans la reprsentation de Jnos est

    tenu par celui qui incarnait le gro tesque Schmidt de Stntang, lequel

    faisait le pitre dans le caf pendant que sa femme sabandonnait dans

    les bras des danseurs emmens par un accordoniste dont linterprte

    se voit ici confier par Janos le rle de la terre.

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    La structure du conte de fes romantique , cest cela aussi :il y a dans un lieu ordinaire - une petite ville de province

    avec ses routines et ses rumeurs - de lextraordinaire quiapparat : un vnement trange, une crature venuedailleurs. Cet extraordinaire divise la communaut en deuxparts ingales : il y a ceux qui prennent peur parce quilsvoient le diable en toute nouveaut et il y a ceux - souventsimplement celui - qui prennent la mesure de ltrange oudu monstrueux. La baleine nest peut-tre pas une allgorie.Mais cest en tout cas loprateur dun partage entre deuxordres. Elle spare du monde des inerties climatiques et desintrigues sociales une dimension radicalement diffrente.Bla Tarr aime la nommer ontologique ou cosmologique.

    On la nommerait peut-tre plus simplement mythologique.Elle redistribue en tout cas les cartes de la situation et delhistoire, avec celles de lidiotie et de lintrigue. De latension entre linertie des situations et lescroquerie deshistoires, nous sommes passs la pure opposition de deuxordres sensibles. Il sagit donc moins que jamais dopposerle rel lillusion. Il sagit de mettre au coeur du rel unlment fantastique qui le coupe en deux. Il y a le rel desintrigues conjugales et sociales et il y a le rel de tout ce quilexcde, de ce qui ne se plie pas sa logique. Ctait dansStntang le rel de lombre quil faut suivre pour vivre

    avec honneur et fiert . Ce rel-l autorisait encore ledouble jeu qui faisait du mme personnage un illumin et

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    un indicateur de police. Eszter et Janos, les deux rveurs- ou les deux idiots - des Harmonies Werckmeister , sont

    sans possibilit de compromis : en cherchant prendre lamesure de lexcs, ils laissent lordre social aux manipulateurs.Eszter ne sintresse pas la baleine mais il cherche retrouver les sons purs qui sont comme autant dtoilesdistinctes et (ds)accorder son piano selon lantiquedoctrine dAristoxne. Janos, lui, voit lordre du cosmosqui inclut les monstres dans son harmonie et il emporte lalumire de cet ordre dans son regard hallucin. Et latendresse des gestes qui unissent le naf et le savant estcomme lexpression de cette amiti des astres chre auxphilosophes anciens. Leur couple compose lui seul un

    ordre sensible.A cet ordre s^>ppose celui des intrigues sociales, des

    manipulateurs pour qui la baleine, la foule qui tourneautour et le cosmos lui-mme ne sont perus et jugs quesur le fond de deux questions lies : est-ce que cela nest pasinquitant ? Mais aussi : quel profit peut-on tirer de cetteinquitude ? La dialectique est connue et Madame Eszterlapplique fidlement: le dsordre est utile lordre en crantla peur qui pousse rclamer plus dordre. Car autour dela baleine, il y a la foule rassemble autour sur la place, unefoule que lon dit tre celle des suiveurs de lnigmatique

    prince qui constitue lautre attraction du cirque, uneattraction que nous ne verrons jamais. La rumeur attribue

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    cette foule des dsordres divers, mais elle est dangereusedabord parce quelle est l sans raison dy tre, sans rien

    y faire sinon attendre. Mais quelle nouveaut attendre dunordre dsormais sans promesse - mme fallacieuse - , unordre qui se justifie simplement par le fait brut dtre l?Lordre de la rptition nautorise plus mme lcart delescroquerie la vie nouvelle. Tout ce quon peut fairedsormais contre lui est de le dtruire sans raison et sansbut. La pure et simple destruction est ce quoi le prince invisible appelle une foule qui cette seule capacitdchapper la rptition est laisse.

    La partie se joue donc trois entre la foule, le tandemdes idiots et le cercle des intrigants. Elle se joue comme

    une partie de qui perd gagne. Ceux qui sont tmoins delextraordinaire et du monstrueux ny gagnent en puissancesur lcran quau prix dtre broys comme personnages.Ceux qui calculent profitablement les avantages etinconvnients de laisser la foule se dchaner y perdent lepouvoir dimposer leur prsence lcran. Le romandveloppait les hsitations stratgiques du cercle de MadameEszter. Le film, lui, se dbarrasse du personnage au momento les choses deviennent srieuses en la renvoyant dans lachambre o, au bras du capitaine ivre qu^est son amant,elle esquisse un pas de danse sur la Marche de Radetzky. La

    Marche elle-mme ne prend son ampleur qu la squencesuivante o son crescendo est accompagn par les cymbales

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    frntiques, les hurlements et le bton menaants de deuxpersonnages quapparemment le cinaste aurait pu laisser

    dormir dans les pages du roman : les deux vilains garnements,enfants du capitaine, que Janos est charg daller mettre aulit. La conduite de lintrigue - narrative et politicienne - estentre les mains de Madame Eszter. Mais lintrigue visuelleet sonore lui chappe. La marche de Johann Strauss nestpour elle quune danse de salon. Interprte par les deuxgarnements, elle redevient une marche militaire, et leurgestique transforme en fanfare dapocalypse la sucrerie finaledes concerts de Nouvel An. Cest par leur fureur que passelaction filmique qui envoie maintnant Janos vers la place,le camion o il fixe une dernire fois lil de la baleine et

    entend les mots dordre de destruction prononcs parlinvisible prince, et la rue o il court pendant que rsonnentles paroles qui appellent lmeute.

    Cette meute, le ralisateur la la fois amplifie (elletient peu de place dans le roman) et rendue irrelle. Celacommence par larrt de la camra qui suivait Janos sur undcor nocturne exemplairement romantique : mergeantde lobscurit, deux pittoresques btiments blancs fortementclairs, avec leurs toits en pente et leurs volets clos quecoupent symtriquement les masses de deux arbres ; derrireeux, le bruit et les flammes dexplosions qui pourraient tre

    celles dun carnaval si nous ne savions dj la vraie causede ces feux dartifice: lmeute, dont nous allons maintenant

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    voir dfiler les acteurs. Mais cest l une foule dmeutierscomme on nen a jamais vu : pas un slogan, pas un cri de

    rage, pas une expression de haine sur les visages dhommesquon pourrait croire sortant dun mtro aux heuresdaffluence, sans luniformit de leur pas cadenc et lesclats de lumire qui font, de-ci de-l, apparatre un gourdindans leurs mains. Ils semblent appliquer, comme Estike,une pure rsolution aller droit de lavant dans la nuit.Mais le terme de la marche apparat maintenant : trouantle noir, le rectangle dune de ces portes travers lesquellesla camra de Bla Tarr aime sintroduire en mme tempsque ses personnages. Comme laccoutume, la camra vareculer en sens inverse des personnages qui apparaissent.

    Mais ce moment le rythme change avec la lumire : leblanc aveuglant dun couloir dhpital semble aspirer deshommes qui se ruent maintenant, gourdins en avant, pourcasser le matriel, tirer les malades de leurs lits et les tabasser.Mais l encore il sagit de purs gestes : aucune expression

    de haine, aucun sentiment de colre contre ceux quilsassaillent ou de plaisir pris leur tche napparat sur desvisages qui restent dans lombre pendant que les bras fontleur travail.

    Le moment o deux dentre euxjious apparatront enfinde face sera celui de larrt du mouvement, ici encore li

    un contraste de lumire : un rideau de douche tir sur unmur de cramique devant lequel, dans une lumire blanche

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    aveuglante, se tient un vieillard nu dcharn, dont les ctessaillantes ressemblent aux bandelettes dune momie. Ce

    vieillard est une victime trop offerte et inaccessible en mmetemps : un personnage de lau-del, voquant les figurespicturales des habitants des limbes ou de Lazare dans sontombeau, un tre auquel il nest plus possible de faire dumal ou pas possible de faire plus de mal. Cest ce momentque les deux meutiers tournent vers nous leurs visages et,tandis que les cordes entament un long lamento bienttaccompagn par un piano dont les accords rappellent ladanse des plantes de Janos, se dirigent vers la sortie, suivispar les autres, que nous verrons ensuite en une processiondombres derrire des vitres grillages qui nous voque celle

    des suivantes des grands personnages, vue travers voilesou cloisons, dans les films de Mizogushi. Lmeute aura tcela : un mouvement en avant, un crescendo et un lentmouvement de repli o la foule se disperse silencieusementen individus sans quaucun cri nait t entendu, aucunepassion exprime. Pure destruction matrielle - destructionpurement cinmatographique en un sens - , sans autrersultat politico-fictionnel que de donner au parti de lordreloccasion de prendre enfin les choses en mains. Mais lapxire cinmatographie ne se ramne pas la chorgraphiedun ensemble de mouvements sans raison. Une squence

    de gestes, cest aussi la constitution dun certain mondesensible. Les meutiers ont recul devant le visage condensant

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    la destruction promise, son horreur et sa drision. Mais lesaccage de lhpital aura dtruit le monde sensible de Janos,

    le monde o les monstres avaient leur place dans un ordredu cosmos que les plus arrirs des piliers de bistrotpouvaient reprsenter. Pendant que les meutiers sortaientsilencieusement, un mouvement en sens inverse nous adcouvert le visage de Janos. Nous lavions perdu de vuemais nous savons quil a vu. Le roman dveloppe longuementle sentiment qui lenvahit alors davoir perdu son innocence.Le cinma ne peut se permettre ces rflexions. Ce quil peut,cest faire concider le dnouement fictionnel/policier delhistoire avec la ruine dun univers sensible. Janos,convaincu de participation lmeute nchappera au

    dispositif militaire quen tant envoy lasile. Mais surtoutle monde sensible de Janos, le cosmos qui inclut lexcs,na plus de lieu.

    Lmeute ne peut venir bout de la tche de toutdtruire. Mais elle dtruit en tout cas une chose : la possibilitdavoir, dans sa tte et dans ses yeux, la vision dun ordreharmonieux qui serait diffrent du simple ordre de la police.Lidiotie alors ne peut que devenir folie. La fin des Harmonies Werckmeister nous ramne lhpital, o Janos, dans sachemise blanche, est face nous, immobile et silencieux,le regard teint, assis sur le bord dun lit dhpital do

    pendent ses jambes nues. Janos est maintenant enfermdans lunivers dont linfirmier Andras tait congdi au

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    dbut de LOutsider. Auprs de lui, pourtant, drap dansson manteau noir, il y a Eszter, mis la porte de sa maison

    en mme temps que revenu au temprament classique, etqui est venu lui apporter sa gamelle et son rconfortquotidiens. Les rles se sont inverss, mais, mme sanscosmos, lamiti des astres est demeure. C est peut-trecela que veut dire Bla Tarr quand il assure que ses filmssont des messages despoir. Ils ne parlent pas despoir. Ussont cet espoir.

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    LE CERCLE FERM OUVERT

    De Damnation aux Harmonies Werckmeister Bla Tarr auraconstruit un systme cohrent, mettantn uvre desprocds formels qui constituent proprement un style ausens flaubertien du mot : une manire absolue de voir,une vision du monde devenue cration dun monde sensibleautonome. Il ny a pas de sujets, disait le romancier. Il nya pas dhistoires, dit le cinaste. Elles ont toutes t racontesdans lAncien Testament. Des histoires dattentes qui servlent mensongres. On attend celui qui ne viendra

    jamais, mais la place duquel viendront toutes sortes defatHemessies. Et celui qui viendra parmi les siens ne serapas reconnu par eux. Irimias et Janos suffisent rsumerlalternative. Les histoires