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  • Photographiedecouverture:©Shutterstock/KristinSmith

    Traduitdel’anglais(États-Unis)parAliceDelarbre

    L’éditionoriginaledecetouvrageaparuenlangueanglaisechezDialBooksanimprintofPenguinGroup(USA)Inc.,sousletitre:

    BETWEENTHEDEVILANDTHEDEEPBLUESEA

    ©2013byAprilGenevieveTucholke.©HachetteLivre,2014,pourlatraductionfrançaise.HachetteLivre,43quaideGrenelle,75015Paris.

    ISBN:978-2-01-203773-1

  • Àtouslesjeuneslecteurs

  • «Ishouldhateyou,

    ButIguessIloveyou,

    You’vegotmeinbetweenthedevilandthedeepbluesea .»

    «Jedevraistehaïr,

    Maisilfautcroirequejet’aime,

    Àcausedetoi,jesuisballottéentrelediableetleseauxprofondes[Àcausedetoi,jevaisdedangerendanger].»

    CABCALLOWAY

    1.Between theDeviland theDeepBlueSeaest le titreoriginaldece roman.Cetteexpression,qui traduitundilemme insolubleentre deux situations tout aussi critiques, peut être prise au sens littéral— avoir le choix entre l’enfer, incarné par le diable « thedevil»,ou lanoyadeenmerprofonde,« thedeepbluesea». Ilpourraitégalements’agird’uneexpressiond’originemarine,« thedevil»désignantunepiècedunavire,mêmesicetteexplicationesttrèscontestée.(Touteslesnotessontdelatraductrice.)2.Jazzmanetchefd’orchestreaméricain.

    1

    2

  • «Oncessed’avoirpeurdudiableà l’instantoùon luiprend lamain.»C’estcequem’avaitditFreddieunjour,alorsquej’étaisencorepetite.Tout lemonde appelait ma grand-mère par son surnom,mêmemes parents ; elle se présentait

    toujoursdelasorte:«Fredrikke,diteFreddie.»Pasmaman,nimamie,maisFreddie.Puisellem’avaitdemandésij’aimaismonfrère.«Lukeestunsaletyran»,avais-jerépondu.Jeme rappelleque je fixais lemarbre roseduvieil etmajestueuxescalierquenousgravissions

    ensemble. Ilétaitparcourudeveinesnoiresévoquant lesvaricesbleuessur les jambesblanchesdeFreddie.Jemerappelleavoirpenséquecetescalierdevaitvieillir,commeelle.«Neparlepassurceton,Violet.—Tulefaisbien,toi.»Etc’étaitlecas.Constamment.«Lukem’a poussée dans ce sale escalier, une fois », avais-je ajouté sans détacher les yeux des

    marchesdemarbre.Lachutenem’avaitpastuée,sic’étaitsonbut,maisjem’étaiscassédeuxdentsetouvertlefront,saignantabondamment.«Jen’aimepasLuke,avais-jedéclaré.Etjemefichedecequepeutbienenpenserlediable.C’est

    lavérité.»Freddiem’avaitconsidéréeaveclasévéritédesonregardhollandais,d’unbleuéclatantmalgréson

    âge.J’enavaishérité,ainsiquedesescheveuxblonds.Elleavaitalorsposésesmainsfripéessurlesmiennes.«Ilyavéritéetvérité,Violet.Etcertainesvérités,oui,certainessalesvéritésnedevraientpasêtre

    énoncéestouthaut,carlediablepourraitlesentendreetvenirtechercher.Amen.»Dans sa jeunesse, Freddie adorait porter de la fourrure, faire la fête, boire des cocktails et

    entretenirdesartistes.Ellenemanquaitd’ailleurspasd’anecdotes folles,pleinesd’alcool,de filleslégères,degarçonsetdedisputes.Unévénementparticulieravait toutchangénéanmoins.Unévénementdontelleneparlaitpas.Un

    événement grave. Beaucoup de gens ont desmalheurs à raconter, desmalheurs qu’ils confient engémissantetensanglotantàquiveutbienlesécouter.Autantdiredesmalheurssansimportance.Ouplutôt sans grande conséquence. Les drames véritablement blessants, ceux qui manquent de vousbriser…ceux-là,personnenes’épanchejamaissurleurcompte.Jamais.J’avais déjà surpris Freddie en train d’écrire, à une heure avancée de la nuit, avec passion et

  • précipitation–àtelpointquelepapiersedéchiraitparfoissoussaplume…Jen’aijamaisdécouverts’ils’agissaitdesonjournalintimeoudelettresdestinéesàdesamis.C’étaitpeut-êtrelamortdesafille,noyéealorsqu’ellen’étaitencorequ’uneenfant,quiexpliquait

    lareligiositédemagrand-mère.C’étaitpeut-êtreautrechose.Quoiqu’ilensoit,Freddiecherchaitàcomblerunvide.Etelleavait trouvédieupourça.Dieu,et lediable.Parceque l’unnevapassansl’autre.Freddieévoquaitconstammentlediable,unpeucommes’ils’étaitagidesonmeilleurami,oud’un

    ancienamant.Toutefois,elleavaitbeaun’avoirquecemotàlabouche,jenel’aijamaisvueprier.J’enairécitédesprières,moi.AdresséesàFreddie,aprèssamort.Jel’aifaitsisouventaucoursde

    ces cinq dernières années que c’est devenu un réflexe, aumême titre que je souffle surma soupelorsqu’elle est trop chaude. Jeme suis tournée vers Freddie quandmes parents sont partis.Quandl’argent s’estmis àmanquer.Et chaque foisque jeme sentais si seuleque j’avais l’impressiondemieuxconnaîtrelesaleventvenudulargeetsifflantàmafenêtrequemonfrère,quivivaitpourtantàl’étagedudessus.Etj’aiparléàFreddiedudiable.Jel’aisuppliéedeleteniràl’écart.Demeprotégerdumal.Cequin’apasempêchélediable,malgrétoutesmesprières,demetrouver.

  • Jevivaisavecmonfrèrejumeau,Luke.Rienquenousdeux.Nousavionstoutjustedix-septanset,légalement, nous n’aurions pas dû rester sans surveillance. Personne n’entreprit aucune démarche,pourtant.Nosparentsétaientdesartistes.JohnetJoelie IrisWhite.Despeintres. Ilsaimaient leursenfants,

    maisleurartplusencore.IlsétaientpartisenEuropel’automneprécédentpourchercherl’inspirationdansdescafésetdeschâteaux…dépensantlepeuqu’ilrestaitdelafortunefamiliale.J’espéraisqu’ilsne tarderaient pas à rentrer, ne serait-ce que pour une seule raison : j’avais besoin d’argent pourm’inscriredansunebonnefac.Unendroitjoli,avecdespelousesvertesetdescolonnadesblanches,avecdesbibliothèquesaussiprofondesquedesgrottesetdesprofesseursportantdescoudières.Jenemefaisaispastropd’illusions.Mesarrière-grands-parents,desindustrielsdelacôteEst,avaientamasséunejoliefortunequand

    ilsétaientencoretrèsjeunes.Etcegrâceàdesinvestissementsdanslescheminsdeferetl’industrie–lestrucsquiemballaienttoutlemondeencetemps-là.Puisilsavaientléguéleurpactoleàungrand-pèrequejen’aipasconnu.Freddieetluiétaientsansdoutelescitoyenslesplusrichesd’Echo,àleurépoque,àsupposerque

    ce genre de distinction ait pu signifier quelque chose. D’après Freddie, la fortune des Glenshipsurpassaitlaleur,maisdansmonespritilyavaitlesrichesd’uncôté,etlesautres.Mongrand-pèreavaitconstruituneénormemaisonsurunefalaise,aupieddelaquellevenaients’échouerlesvagues.Il avait domptépuis épousémagrand-mère, et l’avait amenée là, aubordde l’Atlantique,pour luifairedesenfants.Notredemeureétaitmajestueuseetélégante,belleetimposante.Elleétaitaussibattueparlesvents,

    rongéeparlesel,envahieparlesmauvaisesherbes,enunmotmalentretenue.Commeuneballerinevieillissante qui paraîtrait encore jeune et souple de loin et qui, de près, aurait les tempesgrisonnantes,lesyeuxridésetlajouebarréed’unecicatrice.Freddiel’avaitbaptiséeCitizenKane,enréférenceauchef-d’œuvreduseptièmeart–cevieuxfilm

    auxplansimpeccablementcadrés,oùOrsonWellessepavaneenprenantunevoixtrèsgrave.Onnepeutplusdéprimantàmonsens.Désespéré.Surtout,lamaisonavaitétéconstruiteen1929alorsqueCitizenKanen’était sorti qu’en 1941, ce qui signifiait qu’il avait fallu des années à Freddie pourtrouverunnom.Peut-êtrequelefilmavaiteuunerésonanceparticulièrepourelle.Jen’ensaisrien.Laplupartdutemps,personnenesavaitvraimentexpliquerlesactesdeFreddie.Pasmêmemoi.Mes grands-parents avaient vécu àCitizen jusqu’à leurmort.Après le départ de nos parents, je

    m’étais installée dans l’ancienne chambre à coucher de Freddie, au premier. J’avais tout laissé enl’état,jen’avaismêmepassortisesrobesduplacard.

  • Jechérissaiscettechambre:lacoiffeuseaumiroirgauchi,lesfauteuilscrapaudssansaccoudoirs,leparaventorientalouvragé.J’adoraismeloversurlesofaenvelours,lespiedsposéssurunepiledelivres, les rideaux poussiéreux grands ouverts pour voir le ciel. Le soir, les abat-jour à frangesvioletsdonnaientàlalumièreuneteinteentrelelilasetlaprune.LachambredeLukese situaitausecond. Jecroisquenousappréciions tous lesdeuxcetespace

    entrenous.Ceprintemps-là,nousavions finipardépenser lesderniersdollarsquenosparentsnousavaient

    laissés avant de quitter l’Amérique, plusieurs mois auparavant. Citizen Kane avait besoin d’unnouveautoit,tantleventvenudel’océanlemaltraitait.QuantàLukeetàmoi,nousdevionsmanger.Voilà comment j’avais eu l’idée brillante de prendre un locataire. Car Citizen possédait unedépendance,vestigede l’époqueoùFreddieentretenaitdesartistes fauchés. Ils s’y installaientpourquelquesmois,peignaientsonportrait,puispartaientenquêted’uneautreville,d’unautrebienfaiteur,d’uneautrebouteilledegin.J’avais donc préparé une petite annonce pour la maison à louer, et j’en avais collé plusieurs

    exemplairesenville,sansgrandespoir.Jemetrompais.Jeledécouvrisunjourdedébutjuin.Ladoucebrisequisoufflaits’apparentaitàunegifle,donnée

    par l’étéauprintemps.L’atmosphèrepoissaitde selmarin. J’étais assise sur les largesmarchesduperron, face au chemin longeant l’immense étendue bleue. Deux colonnes de pierre encadraientl’imposanteported’entréeet l’escalier sedéversait entreellesdeux.De làoù jeme tenais, l’herbeemmêlée de notre pelouse à l’abandon courait jusqu’à la route de terre battue. Juste derrière, lafalaisetombaitàpicdanslesflotsdéchaînés.J’étais donc assise là, alternant entre la lecture d’une nouvelle de Nathaniel Hawthorne et la

    contemplation du ciel qui, à l’horizon, se confondait avec les vagues, lorsqu’une vieille voiturerutilantes’engageasurlecheminpourvenirsegarerdevantlamaison.Jedisvieilleparcequecelle-ci datait des années 1950 : belle et imposante, elle devait consommer une quantité d’essencemonstrueuse.Enrevanche,elleétaitsiétincelantequ’onauraitcruqu’ellesortaittoutjustedugarage.UnenfantlematindeNoëln’auraitpaseuunairplusradieux.Ungarçonendescendit.Ildevaitavoirenvironmonâge,maisjen’auraispaspuparlerd’homme

    pourautant.Cegarçon,donc,meregardaavecautantdefamiliaritéquesijevenaisdel’appelerparson prénom. Ce n’était pas le cas pourtant. Je ne le connaissais absolument pas. Grand sans êtreimmense–ilmesuraitàpeineunmètrequatre-vingts–,mince,iln’enétaitpasmoinsfort.Sesépaischeveux châtain foncé étaient ondulés et séparés par une raie au milieu… jusqu’à ce qu’unebourrasquemontéedel’océanlesébouriffe.Dèslepremierregard,sonvisagemeplut.Ainsiquesapeaubronzée,quidevaitêtreexposéeausoleilquotidiennement.Etsesyeuxmarron.Ilm’observait,jeluirendaislapareille.—TuesViolet?Sansattendremaréponse,ilpoursuivit:—Ouais,c’estcequejepensais.Jem’appelleRiver.RiverWest.Balayantl’airdevantluid’unlargemouvementdelamain,ilconclut:—Etjesupposequ’ils’agitdeCitizenKane.Suivantsonregard,j’observai,moiaussi,mamaison.L’imagequej’avaisgardéeenmémoirese

    composait de colonnes d’un blanc éclatant, de grandes fenêtres au cadre turquoise, de massifs

  • impeccablementtaillésetdedélicatesstatuesdefemmesnuesaucentredelafontaine,surleparterredevantl’entrée.Lafontainequej’avaisàprésentsouslesyeuxétaitsale,envahieparlamousse.Lespauvresfillesdévêtuesquil’habitaientavaientperduquiunnez,quiunsein,quitroisdoigts.Lebeaubleu lumineuxautourdesfenêtresavaitviréaugrisets’écaillait.Lesmassifs formaientune junglesauvage,hautedeprèsdedeuxmètrescinquante.Je n’avais pas honte de Citizen, ça restait une demeure exceptionnelle, mais je me demandai

    soudainsijen’auraispasdûtaillerlesarbustes.Ounettoyerlesstatuesdelafontaine.Ourepeindreletourdesfenêtres.— C’est plutôt grand pour une blonde amatrice de lecture, souligna le garçon après que nous

    eûmespasséunelongueminuteàdétaillerleslieux.Tuesseule?Àmoinsquetesparentssoientdanslecoin?Jerefermaimonlivreetmeredressai.—MesparentssontenEurope.Jemarquaiunepausepuisajoutai:—Etlestiens?—Unpointpartout,répondit-ilavecunsourire.Echoétaitunesipetitevillequejen’avaisjamaisapprisàmeméfierdesinconnus.Pourmoi,ils

    constituaientdesobjetsdecuriosité,descadeauxpleinsdepromesses,dontémanaitundouxparfumd’ailleurs.VoilàpourquoiRiverWest,ceparfaitinconnu,n’éveillapasenmoilemoindresoupçondepeur…mais provoqua une poussée d’adrénaline, semblable à celle que j’éprouvais juste avant unénormeorage,lorsquel’airétaitsaturéd’électricité.Jeluisourisenretour.—Jevisiciavecmonfrèrejumeau,Luke.Ilresteterréaudeuxièmeétage.Quandj’aidelachance.Jelevailesyeuxdanscettedirection,toutefoislesfenêtresdesétagessupérieursétaientdissimulées

    parletoitduportique.Jereportaimonattentionsurlegarçon.—Commentconnais-tumonprénom?—Jel’aivusur lesannoncesenville,bécasse,répliqua-t-ilsansanimosité.Maisonnetteà louer.

    Renseignements auprès de Violet, à Citizen Kane. J’ai posé la question autour de moi et on m’aenvoyéici.Contrairementàcequ’auraitfaitLukes’ilm’avaittraitéed’idiote,Rivernemetoisaitpasavecun

    rictuscondescendant.Dans sabouche, lemot«bécasse» s’apparentaitpresqueà…unemarquedetendresse. Ce quime troubla un peu. Après avoir retiréma sandale droite, jememis à taper desorteilssurlamarcheenpierre,faisantvoletermajupejauneautourdemesgenoux.—Commeça…tuesintéresséparcettelocation?—Ehouais,réponditRiverens’appuyant,ducoude,sursavoitureétincelante.Ilportaitunpantalonenlinnoir–legenrequ’onnevoyaitjamaisquesurlespersonnagesdefilms

    espagnolssituésenborddemer,etquis’accompagnaitgénéralementd’unebarbedetroisjours–etunechemiseblanche.Cettetenue,sansdouteridiculesurquelqu’und’autre,luiallaitàmerveille.—Danscecas,ilmefautlepremiermoisdeloyerenliquide.Acquiesçant, ilplongea lamaindans sapochearrièrepouren sortirunportefeuilleencuir,qui

  • contenaituneépaisseliassedebilletsverts.Siépaissequ’aprèsavoirprélevélasommenécessaireileutpresquedumalàlerefermer.RiverWests’approchaalorsdemoietmedéposacinqcentsdollarsdanslamain.—Tuneveuxpasvisiteravant?demandai-jesansdétachermesyeuxdel’argent.Mesdoigtsserefermèrentdessus,bienserrés.—Paslapeine.Nouséchangeâmesunsourire,etjeremarquaique,soussonnezdroit,seslèvresnes’étiraientpas

    de façon symétrique. Ce détail me plut. Je le regardai se déhancher, oui, se déhancher, d’unedémarche féline, pour rejoindre le coffre de sa voiture, dont il tira deux valises démodées, avecboucles et lanières en lieu et place de fermetures Éclair. Rechaussant ma sandale droite, jem’engageai sur le chemin étroit et envahi par la végétation. Je dépassai les massifs, les fenêtresnoyéessouslelierreetlegarageenboispourgagnerl’arrièredeCitizenKane.Jejetaiuncoupd’œilpar-dessusmonépaule.Unseul.Ilmesuivait.Je le conduisis au-delàducourtde tennis en ruineetde lavieille serre. Ilsmeparaissaientplus

    décrépits chaque fois que jem’aventurais jusque-là. La situation avait dégénéré depuis lamort deFreddie, et ça ne tenait pas seulement à nos problèmes d’argent. Sans qu’on sache comment, elleréussissaitàmaintenirlamaisonenétat.Infatigable,elleréparaitleschoseselle-même,s’instruisantsur les notions élémentaires de plomberie et de menuiserie, et passait le balai ou le chiffon àpoussièrequotidiennement.Nous,nousnefaisionsrien.Rienàpartpeindre.Destoiles,s’entend,pasdesmurs,desclôturesnidescadresdefenêtre.Mon père prétendait que ces travaux-là étaient bons pour les TomSawyer et autres orphelins à

    l’hygiènedouteuse.Jem’étaistoujoursdemandés’ilplaisantait.Sansdoutepas.Surlecourtdetennis,del’herbevertvifs’immisçaitdanslesfissuresduterrainenbéton.Quantau

    filet,abandonnéentasparterre,ilétaitrecouvertdefeuilles.Quiavaitjouélàpourladernièrefois?J’étais incapable de m’en souvenir. Le toit vitré de la serre s’était affaissé – des éclats de verreparsemaientencorelesol,etdesplantesexotiquesbleues,vertesetblanchess’enroulaientautourdespoutrellesmétalliques pour s’élever vers le ciel. Ilm’arrivait d’aller lire là-bas, autrefois. J’avaisbeaucoupdecachettessecrètespourm’adonneràcetteactivité.Età lapeinture,avantquejedécided’arrêter.Jeralentisàl’approchedeladépendance,unbâtimentenbriquesrougescouvertdelierre,comme

    lereste.Ellecontenaitdeuxchambres.Laplomberieétaitdansunétatcorrect,etl’électriciténesautaitquerarement.Surunevued’ensemble,l’océanauraitfigurélabouche,Citizenlelargenezblancetlamaisonnette l’œil droit de ce visage imaginaire. Le vieux labyrinthe végétal aurait constitué l’œilgauche,quantaucourtdetennisetàlaserre,deuxgrainsdebeautéjuchéstoutenhautdelapommettedroite.Je le fis entrer et nous examinâmes les lieux. Malgré la poussière, l’ensemble était douillet et

    accueillant.Danslacuisineàl’américaine,setrouvaientdesplacardsjaunescontenantdestassesàthéébréchées.Despatchworks,achetéslorsdeventesdecharité,étaientjetéssurlesmeublesartdéco.Iln’yavaitpasdetéléphone.Quelquesmoisplustôt,nousavionsmanquéd’argentpourpayerlesfactures,etlaligneavaitété

    coupéedansl’ensembledudomaine.Cequiexpliquaitpourquoijen’avaispasindiquédenumérodetéléphonesurl’annonce.

  • Jenemesouvenaisplusdeladernièrepersonneàavoirséjournédansladépendance.Sansdoutedesamisbohèmesdemesparents, ilyavait très longtemps.Le reborddes fenêtresétait jonchédevieuxtubesdepeintureàl’huileséchée.Despinceauxavaientétéoubliésdansl’évier.L’atelierdemesparentsse tenaitdel’autrecôtédulabyrinthe.Onl’appelait laremise,et ilsavaient toujoursexercéleurart là-bas.La resserredébordaitde toiles inachevéeset sentait la térébenthine–uneodeurquiavaitledonàlafoisdemeréconforteretdem’irriter.J’empoignailespinceauxaupassagedansl’idéedelesjeter.Lespoilsencorehumidesm’apprirent

    qu’ilsn’appartenaientpas àdevieuxamisdemesparents.Quelqu’un les avait utilisés, et nettoyés,récemment.JeremarquaiqueRiverm’observait.Ilneditpasunmotetjereplaçailespinceauxàl’endroitoùje

    lesavaistrouvésavantdepénétrerdanslachambreprincipaleetdem’effacerpourqu’ilpuisseposersesvalisessurlelit.J’avaistoujoursaimécesmursrougessidécolorésqu’ilsétaientpresquerosesetces rideaux à rayures jaune et blanc. D’un rapide regard circulaire, River engloba la pièce. Il sedirigeaensuiteverslacommode,jetauncoupd’œilautiroirsupérieuretlereferma.Iltraversaalorslachambre,écartalesrideauxetouvritlesdeuxfenêtresdonnantsurl’océan.Unsouffled’airpiquantdesels’engouffraàl’intérieuretj’enemplismespoumons.Riverfitde

    même,gonflantletorse:sescôtessedessinèrentsoussachemise.Lamaisond’amisétaitmoinsprochedel’océanqueCitizen,cequin’empêchaitpasd’apercevoir,

    parlafenêtre,uneépaisseligned’unbleutrèsbleu.J’avisaiungrosbateautrèsloin,àl’horizon,etmedemandaioù ilallait,d’où ilvenait.Engénéral, jem’imaginaisàquoi ressembleraitmaviesij’étaisàbord,sijefaisaisrouteversunpaysfroidetexotique.Étrangement,àcetinstant,jen’étaispasdémangéeparmonhabituelleenviedevoyage.Rivers’approchadulitetdécrochalacroixenboisnoire,suspendueau-dessusdesoreillers,avant

    d’allerlarangerdanslepremiertiroirdelacommode,qu’ilrepoussad’uncoupdehanche.—C’estmongrand-pèrequiaconstruitCitizenKane,maiscettemaisonestl’œuvredemagrand-

    mèreFreddie.Elleestdevenuecroyanteàlafindesavie.Je ne quittais pas des yeux le contour rouge sombre qu’avait laissé le crucifix sur le mur en

    protégeantlapeinturedesrayonsdusoleil.—Elleasansdouteaccrochécettecroixilyaplusieursdizainesd’annéesetpersonnenel’aretirée

    depuis.Tuesathée?C’estpourçaquetul’asenlevée?Jesuisjustecurieuse.Tufaiscequetuveuxnonobstant.Jesursautai.«Nonobstant»?Àforcedefavoriserlalectureauxdépensdesactivitéssociales,je

    me surprenais parfois à employer des tournures alambiquées et vieillies. River ne parut rienremarquer. Ou plutôt, il était si attentif au moindre détail de la pièce, et de ma personne, que jen’auraispassudires’ilavaitrelevémafaçondeparler.—Non,jenesuispasathée.Simplement,jen’aimepasdormiravecunecroixau-dessusdelatête.Ilm’étudiaànouveau.—Çatefaitquoi?Dix-septans?—Bienvu.D’aprèsmonfrère,onm’endonneraitplutôtdouze.—Onalemêmeâgedanscecas.Aprèsunsilence,ilajouta:

  • —Mes parents sont descendus en Amérique du Sud il y a quelques semaines. Sur un chantierd’archéologie. Ilsm’ont envoyé à Echo en attendant, chezmon oncle. Je n’avais aucune envie devivreavec lui, j’aidoncsautésur l’occasiondèsque j’aivu tonannonce.Étrangequenousayons,touslesdeux,étéabandonnésparnosparents,tun’espasd’accord?Jehochailatête.J’auraisvoululuidemanderquiétaitsononcle.J’auraisvoululuidemanderd’où

    il venait et combien de temps il comptait rester dans la maison d’amis. Pourtant sa façon de medévisagerm’enempêcha.—Alorstonfrangin,ilestoù?Riversepassalesmainsdanslescheveuxetlesébouriffa.Jelefixaijusqu’àcequ’ilmeforceà

    baisserlesyeux.—Ilestenville.Tupourrasfairesaconnaissanceplustard.Jenem’emballeraispas,àtaplace.Il

    n’estpasaussisympaquemoi.Luke était parti après le petit déjeuner retrouver une fille sur qui il avait des vues et sans doute

    essayerdelapeloterdevantlesclientsducaféoùellebossait.Jepointail’indexendirectiondelafenêtre.—Si tuveuxallerfairedescourses, ilyaunsentier. Ilcommencelà-bas,àcôtédespommiers,

    derrièrelelabyrinthe.Ilrejointlavoiedechemindeferetdébouchesurlarueprincipale.Tupeuxprendretavoiturebiensûr,puisquetuenasune,maisc’estunebaladevraimentagréablesituaimesmarcher.Ellelongeunvieuxtunnel…Mesentantsoudainridicule, jememisàreculerpoursortirdelachambre.J’ignoraiscequime

    prenait de jacasser comme une débile et de balancer tout ce qui me passait par la tête. Dans lesmomentsoù jemesentais ridicule, je rougissais.Or jen’avaispas lemoindredoute là-dessus :ungarçonaussiobservateurqueRivernemanqueraitpasdeleremarqueretd’endevinerlacause.—Ah,au fait, iln’yapasdeverrousur laported’entrée,poursuivis-jeenm’enfonçantdans la

    pénombreaccueillanteducouloir.Tupeuxenacheterunàlaquincailleriesituveux,mêmesiaucuncambrioleurneviendrajusqu’ici.Auboutd’uneseconde,j’ajoutai:—Entoutcas,çan’estjamaisarrivé.Jepivotaialorssurmestalonsetpartissansattendresaréponse.Jedépassailaserredélabréeetle

    courtdetennis,contournaiCitizenetempruntailechemindegravillonétroitquiconduisaitàlaseuleautrehabitationdemarue.ChezSunshine.Jedevais raconteràquelqu’unqu’ungarçonà ladémarche félinevenaitdes’installerdansmon

    jardin.

  • SunshineBlackavaitdebeauxcheveuxchâtains jusqu’à la taille,des fossettesauxcoudeset auxgenoux.Elleétaitassisesurlabalancelledesavéranda,unejamberepliéesouselle.L’autreballaitdansle

    vide.Ellesirotaitduthéglacé,leregardperduauloin.Nousavionslemêmeâgeet,sinousn’étionspasvraimentamies,nousn’avionspas,niellenimoi,d’autresvoisines.Cequirevenaitsansdouteaumême,d’unecertainefaçon.Elle m’observa pendant que je gravissais les marches irrégulières en bois – c’était le père de

    Sunshinequiavaitconstruitlabicoque–,puissepoussapourmefairedelaplace.—Salut,Violet.Quoideneuf?—Pasmaldechoses,justement.Uncorbeaucroassadansunarbreau-dessusdenostêtesetjerespirail’odeurâcredespins,plus

    perceptible iciquechezmoi.Lapetitemaisonétait situéeà l’écartde l’océan, enpleine forêt.Despiedsde tomatesgrimpaient le longde lavérandaetdégageaient euxaussiunparfumcapiteux. Jegonflaiànouveaulespoumons.—Ahoui?OùestLuke?Qu’est-cequ’ilfaitaujourd’hui?—IlharcèleMaddy.Ilsaitcombiençamerendfolle.Elleesttropidiotepourluidirenon,c’estde

    lamanipulation.Monfrèreestunmanipulateur.J’aieulemalheurdeluifaireremarquerqu’elleavaitl’airdouxet innocentd’unehéroïnedecontede féeset il s’est sentiobligéde lacorrompre.Bon,assezparlédeLuke,j’aideschosesàteraconter.Sunshinearquaàpeineunsourcil,témoignantunintérêtlimité.—J’aitrouvépreneurpourladépendance.Ils’estdéjàinstallé.Sunshineécarquillalégèrementsesyeuxmarron.Ilsétaient toujoursmi-clos,cequi luiconférait

    uncharmetroublant,àlaMarilynMonroe,etpermettaitauxgarçonsd’imaginersonexpressionaprèsun baiser.Mes yeux àmoi, immenses, étaient, selon Luke, inquisiteurs et réprobateurs. Ce qui, jecrois,revenaitàdirequej’avaisunregardpénétrant,façonbeaucoupplusplaisantedeprésenterleschoses.—Unvieux?Unpervers?Unserialkiller?Ilrisquedetevioleraumilieudelanuit?Jet’avais

    déconseillédeprendreunlocataire,souviens-toi.Jenecomprendspaspourquoi tunecherchespasplutôtduboulotsituasbesoind’argent.Jeluipiquaisonverredethéglacéetenavalaiunegorgée.—Jenepeuxpastravailler.Quandonestl’héritièred’unevieillefortune,onsedoitdeladépenser

  • jusqu’au dernier centime puis de se saouler àmort. Prendre un job n’est pas une option.De toutefaçon,mon locatairen’estnivieuxniunserialkiller.C’estunmecdenotreâge.Sesparents l’ontabandonné,luiaussi.EtilestvenuvivreàEcho.Ilétaitcensés’installerchezsononcle,maisiln’enavaitpasenvie.Etmaintenantilhabitedansmonjardin.Sunshineramenasongenoulaiteuxcontreelle.—Voilàquivarendrenotreétéplusintéressant.Àquoiressemble-t-il?—Il…Riendespécialàdire.Ilal’aird’avoirdel’argent.Etdesgoûtsunpeuvintage.Ilaunjoli

    sourireencoin.LevisagedeSunshines’illumina.—Commentils’appelle?—RiverWest.—Sérieusement?Ondiraitunnomdepersonnage.—Tupeuxparler,SunshineBlack .J’inclinaileverrepourboirelesdernièresgouttesdethéglacéavantd’ajouter:—Peut-êtrequ’ilm’adonnéunfauxnom.Jen’aipasdemandéàvoirdepièced’identité.Sunshinesecoualatête.—Tuauraisdû,Violet.Tuestellementnaïve…Ilfautrécupérersonpermisdeconduireetvérifier

    toutça.Jem’enchargeraipourtoi.Est-cequ’ilresteduvindecerisequeLukeapréparél’automnedernier?Jehaussailesépaules.—Jecrois,oui.Deuxbouteillesdoiventencoretraînerquelquepartdanslacave.—Parfait.Onvatoussesaouler,puisjelaisseraicetinconnum’embrasser.Etj’enprofiteraipour

    luidérobersonportefeuille.—Jepourraistoutsimplementdemanderàvoirunepièced’identité.Jen’aimaispasimaginerSunshineentraind’embrasserRiver.Nidefairequoiquecesoitd’autre

    aveclui.Pasdutout.Qu’ilspuissentpasserl’étéentieràs’étreindre,transpirantsetgémissants,danslamaisond’amismedonnait des sueurs froides.River était àmoi. Je l’avais vu la première.Et iln’avait pas l’air du genre à boire du vin artisanal jusqu’à l’ivresse pour profiter, ensuite, de lasituation.Sunshineéclataderire.—Autants’amuserunpeu,non?Violet,tufaislatête.—Pasdutout,répliquai-je,mêmesic’étaitlecas.Le crissement de semelles sur le gravier me fit relever les yeux. Luke. Il remontait le chemin

    sombreetbordéd’arbresquiconduisaitauperrondeSunshine.Sonjeantombaitbassurseshanchesétroites, et son tee-shirt trop petitmoulait lesmuscles ridicules de son torse ridicule, ce qui, j’enauraismismamainàcouper,faisaitsaliverMaddy.EtSunshine.Lukeavaitlesyeuxnoisettedenotremère.Pourlereste,ilressemblaitbeaucoupànotrepère,avec

    sescheveuxauburn,sonlargefrontetsamâchoirecarrée.Le corbeau croassa ànouveau et unepuissantebrisemarine s’engouffradans les arbres, faisant

    1

  • bruisserlesaiguillesdepin.Cesonmedonnaittoujourslachairdepoule,danslebonsensduterme.C’était celui que, dans Jane Eyre, la pauvre gouvernante orpheline entendait avant que la folle nemettelefeuauxtenturesdulit.—Salut,Sunshine.Salut,sœurette.Aprèsavoirdécochéunsourireànotrevoisine,Luketirasescheveuxenarrièreenaffichantune

    expressiondemâleintrépideetprésomptueux.Lerésultatmeparutrisible.PasàSunshine.Baissantles paupières, elle rabattit toute sa chevelure d’un côté, par-dessus son épaule, pour que celle-civienneluicaresserlebusted’unmouvementqu’elletrouvaitaguicheur.—Salut toi-même,Luke.CommentvaMaddy?demanda-t-elle en se serrant contremoi afinde

    ménageruneplaceàmonfrère,del’autrecôté.— Elle sent le café. Remarque, je ne me plains pas, j’aime ça, le café. Violet, pourquoi tu ne

    rentreraispasàlamaisonpourm’enpréparerun?—Tagueule,Luke.C’esttoiquidevraism’enfaire,ducafé.J’aidequoinousacheteràmanger.Et

    récupérerletéléphone.Jemarquaiunsilence,pourl’effet.—Quelqu’unaréponduàmonannonce.Onaunlocataire.—Tuplaisantes?Tuveuxdirequetonidéedébileafonctionné?Lukelevaunemainqu’illaissanégligemmentretombersurlacuissedeSunshine.Tandisqu’elle

    luisouriait,jerepoussailebrasdemonfrèresansménagement.SiSunshineavaitétéungarçon,monfrèreetelleauraientétélesmeilleursamisdumonde.Luke

    neseseraitjamaisliéd’amitiéavecunefille,mêmes’ilspartageaientlesmêmescentresd’intérêt–m’enfermerdansunplacardavecunebrutedubahut,mettrelefeuauxbouquinsquejelisais…SunshineetLukeseliguaientcontremoidepuisqu’elles’étaitinstalléeici.Avant,elleavaitvécuau

    Texas, dans l’Oregon, leMontana… bref, dans tous les endroits où ses bibliothécaires de parentsétaientrequis.Cinqansplustôt,justeaprèslamortdeFreddie,mesparentsétaientsifauchésqu’ilsavaientétécontraintsdevendresixacresdeforêt.LepèredeSunshine,quiavaitgrandiici,lesavaitachetéspouryconstruireunepetitemaisonets’installeràEchoavectoutesafamille.Secondéparsafemme,ilsechargeaitdefairetournerlamodestebibliothèquedelaville.SunshineseserracontreLukeetilreposasamainsursacuisse,plushautencore.—Arrêtezça,touslesdeux.Jesuislà,aucasoùvousnel’auriezpasremarqué.Lukes’esclaffa.—Commesionenavaitquelquechoseàfaire!Parle-moidecemystérieuxlocataire.Oudecette

    locataire?Tuasdéjàtouchéleloyer?Oùestlefric?—Oui,ilapayéd’avance.Etnon,tuneverraspaslacouleurdecetargent.J’iraifairedescourses

    cetaprès-midi.— Il s’appelle River West, compléta Sunshine. Et Violet a décidé de tomber raide dingue

    amoureusedelui.— Tu racontes n’importe quoi, rétorquai-je en lui jetant mon fameux regard inquisiteur et

    réprobateur.Tunepourraispasêtreplusloindelavérité.SaufqueSunshineavaitparfaitementraison,etquenouslesavionsaussibienl’unequel’autre.

  • 1.Riversignifie«rivière»enanglais,etWest,«ouest».QuantàSunshine,onpourraitletraduirepar«rayondesoleil»,etBlackpar«noir».

  • NousregagnâmestouslestroisCitizenKanesurlecheminétroit,véritablejungle,quicontournaitlamaison,enessayantd’éviterdenousgrifferlesbrasetlesjambesauxbranches.SunshineavaitdécidéquenousirionsfairelescoursestouslestroissansattendreetqueRivernous

    accompagnerait.J’allaidoncfrapperàlaportedeladépendance.—Entrez,répondit-il.Jeletrouvaidanslacuisine,lesmainsplongéesdansl’eausavonneuse.—J’aidécidédefaireunpeudevaisselle,expliqua-t-il.Lesassiettesétaientpleinesdepoussière.Posantlesyeuxsurmonfrère,ilajouta:—TuesLuke?Riversortitsesmainsdel’eauettirad’untiroiruntorchonblancsurlequelétaitbrodéunagneau

    souriant. Pendant qu’il s’essuyait les mains, je songeai que ce linge avait sans doute un millierd’années,commetoutlerestedelamaison,etquelesdoigtsquiavaientpiquélesourirerougedecetagneaun’étaientsansdouteplusquedesosenterre.«Lesmortssontpartoutautourdenous,disaitFreddie.Tun’asaucuneraisond’avoirpeurd’eux,

    Violet.Etceuxquinelescraignentpasnecraignentpasnonpluslamort.Etquandonneredoutepaslamort,alorsonn’aplusqu’unesatanéechoseàredouter,etc’estlediable.Ildevraittoujoursenêtreainsi.»Mesparentsmemanquaient.Mamère,avecsesdoigtsmouchetésdepeintureetsesyeuxrêveurs,

    d’un brun tirant sur le vert, si différents des miens – lesquels, je le rappelle, étaient bleus etinquisiteurs.Etlafaçondontelledécouvraitlesdentsetlesgenciveslorsqu’elleriait,ainsiquesonnez,quiparaissaitunpeutropgranddèsqu’onlaregardaitdeprofil.Monpèrememanquaitaussi.J’aimaismeposterdansl’ombredel’entréedeserviceetl’observer

    pendantqu’ilcherchait,unetoilesouslebras,l’endroitdujardinoùcapterlaplusbellelumière.Jeregrettaisdeneplus levoirsoupirerchaquefoisqu’ilavisait laserredélabréeavantdesecouer latêteetdeseremettreàpeindre.Bienplusâgéquemamère,ilcommençaitàperdresescheveuxd’unchâtaintirantsurleroux.Enpleinsoleil,ceux-ciavaientlacouleurducuivre.Lesoir,aprèsledîner,ilsirotaitunverredexérèsdanslabibliothèque,etlanuitilronflaitsifortquejel’entendaisdepuismachambreàl’étage.Lesridesautourdesesyeuxetsonlargefrontmemanquaientaussi.Etpourtantcen’étaitrienencomparaisondelasaletédedouleurquimetordaitleventredèsqueje

    songeaisàFreddie.Elleavait toujoursété là.Jusqu’àsamort,s’entend.Jerepensaisàsacoiffure :son carré ondulé d’un blond blanc qu’elle n’avait pas quitté depuis les années 1930.Les bérets enlainequ’ellenedélaissait jamais,mêmequand il faisait chaud,et l’odeurde sesvêtements– tantôt

  • celleducitron,tantôtcelledeluxueuxparfumsfrançais.Lapeauveloutéedesonvisage,d’unblancrosé,sansrides.Certainesfemmesontlachancedeconserverunteintéclatantetdesyeuxbrillantsendépitdunombredesannées.J’espéraisressembleràFreddie,lorsquej’atteindraiscetâge.Lukes’agitait.JechassaicessombrespenséesetcroisaileregarddeRiver.—Oui,c’estmonfrère,etnotrevoisine,Sunshine.Ellevitdanslamaisonderondins,auboutdu

    chemin.Alors que River serrait lamain de Luke, je remarquai quemon frère le dépassait de plusieurs

    centimètres,cequimesurprit:dansmonsouvenir,Riverétaittrèsgrand.Àmoinsque…Non,lorsdenotrerencontre, jem’étais fait la réflexion inverse justement.Aucoursde ladernièreheure,Riveravaitpoussédevingtcentimètresdansmonesprit.Aprèsl’avoirreluqué,Sunshinemejetauncoupd’œilpar-dessussonépauleetsepassalalangue

    surleslèvres.Jel’ignorai,concentrant toutemonattentionsurLuke.Il traitaitàpeuprèstouteslesfilles de la même façon. En revanche, dès qu’il rencontrait un autre gars, deux options seprésentaient:soitils’adressaitàluiaveclacondescendancehaineusedontilavaitlesecret,soitillevénéraitdetoutelaferveurrépriméed’ungarçonprivédesonpère.—River,lâcha-t-il.Contentquetuaiestrouvél’annoncedeViolet.Luke s’interrompit le temps de se gratter le coude, tout en désinvolture forcée et fausse

    décontraction.—Ceseracooldet’avoirdanslecoinetdeneplusêtreleseulmec.D’habitude,jesuiscoincétout

    l’étéaveccesdeux-là.D’unmouvementdumentonilnousdésigna,Sunshineetmoi.—J’aibesoindequelqu’uncapabledeboireduwhiskysanschouiner.Etjeseraiheureuxd’avoir

    delacompagniequandjesoulèvedelafonte.Ilyaunbancdemusculationdansunedespiècesausecond.Tuenfais?Lavénération,donc.RiversouritàLuke,sansluirépondrecependant.—Onvaàl’épicerie,çateditdenousaccompagner?Toutenposantlaquestion,SunshinefitunpasdecôtéafindeseretrouverdevantLuke,puisrejeta

    sescheveuxenarrière.Elledonnaitbrusquementl’impressiond’occupertoutelaplacedanslapièce.—Jevoulaisfinirleménaged’abord,dit-il.Nonobstant,ilfautquejeremplisselefrigo,ajouta-t-il

    enmefaisantunclind’œil.Je le fixai un instant avant d’éclater de rire, et ilm’adressa son sourire en coin. Sentant que je

    recommençais à rougir, je m’éclipsai pour aller récupérer des sacs en toile à Citizen. Puis nousprîmes tous les quatre la direction des pommiers. La brisemarine agitait leurs fleurs blanches etquelques-unes tombèrent sur les épaules deRiver.Àmongrand plaisir, il ne les chassa pas.Nousnousengageâmessurlesentierendirectiond’Echo.LukeharcelaitRiverdequestionssurl’endroitd’oùilvenaitetcequ’ilaimaitfaire,etcedernier

    lesesquivaitavecunnaturelquiconfinaitaugénie,pourquisavaitêtreattentif.C’étaitmoncas.Sunshinemarchait à côtédemoi, avec sa longue chevelure, ses fesses et ses cuissespleinesqui

    glissaientl’unecontrel’autre.Heureusecommetoutd’avoirdeuxjolisgarsaveclesquelsflirter.Meremplissantdesodeursdelaforêt,delaterreetdesfeuilles,j’étaisdebonnehumeur,moiaussi.Àmoinsd’unkilomètredupointdedépart,noustombâmessurl’ancientunnelferroviaire,niché

  • entre les arbres.Plus aucun train ne l’empruntait depuis des années.Si les rails avaient disparu, letunnel,oùilfaisaitplusnoirquedansunfour,continuaitàserpentersurprèsd’unkilomètre,souslacolline.Avant, jesuppose,dese terminerparuncul-de-sacdûàdeséboulements.J’avaisfaitvingtpas à l’intérieur, peut-être trente, mais je n’avais jamais rassemblé le courage de m’aventurerjusqu’aubout,dansl’obscurité,pourl’explorer.J’avaistoujoursétésurprisequ’aucunadulten’aitétéassezrabat-joiepoursongeràencondamner

    l’entrée.Peut-êtreletunnelétait-iltropàl’écartdelavillepourqu’ungrouped’adolescentsdébiless’yperdentetytrouventlamort.Ous’ycassentlajambe.Ouyfumentdushit.Ouyengrossentunepremière de la classe innocente, inspirant une vague d’évangélisation anti-tunnel aux espritsenflammés.ÀmoinsquetoutlemondenesesoitdésintéressédecetendroitàcausedeBlueHoffman.Etdes

    rumeurssursoncompte.Arrivésà l’entréedu tunnel,nousmarquâmesunarrêtpour l’étudier, telsquatrechevaliersfaceàleurvieilennemi.—Voussavezquoi?lançaLuke.Personnenesaitàquelledistancecetrucs’enfoncesousterre.Je

    suisd’avisquelesmecssedispensentdecoursesetapportentuneréponseàcettequestionunebonnefoispourtoutes.Qu’endis-tu,River?Onenvoielesfillesauravitaillementpendantqu’onsechargedel’exploration?Sunshinemanifestasondésaccordd’ungrognement.—C’estça,alorsparceque jesuisunefille j’ai troppeurpourentrerdans le tunnel.Vatefaire

    foutre,Luke.—Onracontequ’unfouvitàl’intérieur,dis-jeenmetournantversRiver.Lesmainssurleshanches,jepivotaislégèrementd’uncôtéetdel’autrepourquelajupejaunede

    Freddieondulesurmesjambes.Jusqu’àcequejem’avisequec’étaittoutàfaitlegenredeSunshine.Jem’interrompisaussitôt.—Jet’écoute,m’encourageaRiveravecunsourire.Sesyeuxbrunsétaientéclairésd’unelueurd’amusementdétachéetdecuriositéimpatiente.—Cettehistoirecirculedepuisqu’onestgosses,voirepluslongtemps.Ilyavaituntypedunomde

    BlueHoffman, qui avait tué des gens à la guerre.Ça l’avait rendu fou.À son retour au pays, desenfantsontcommencéàdisparaître.Lapolicea finiparsedéciderà interrogerBlue,mais ilavaitdisparu.Onn’a jamais retrouvé lesenfants.Onracontequ’ilvit toutau fonddu tunnelaveceuxetqu’ilenafaitsesesclaves.Àforced’êtreprivésdelumière,ilssontpresquedevenusaveuglesetsecognentcontrelesparoiscommedeschauves-souris.Ilssenourrissentdeviandederatcrueetsontaussidangereuxquelediable.Lukesecoualatête.—Jen’enrevienspasquetutesouviennesencoredetouscesdétails,Violet.J’aicessédecroireà

    cettehistoireenmaternelle.Jehaussailesépaules,refusantdemelaisserridiculiser.—Echoaledroitd’avoirsalégende.Laquestionn’estpasdesavoirsionycroitounon.Ils’agit

    justedecontinueràl’entretenir.Endépitdecequ’ilaffirmait,Lukeavaitpeurdutunnel,j’enavaislacertitude.L’obscuritéyétaitsi

    densequelalumièred’unelampetorchel’entamaitàpeine.Etimaginerdepauvresenfantsàlapeau

  • d’unblancmaladifetauxyeuxchassieuxvouspoursuivant tandisquevoustrébuchiezdans lenoir,guettant lemoment idéal pour vous caresser la joue d’un doigtmoite avant de vous planter deuxcrocsacérésdanslecou…Ehbien,ilyavaitdequoieffrayern’importequi,mêmemonfrère.Sunshine,Lukeetmoiavionspassécinqétésensemble,encomptantcedernier,etnousnousétions

    rendusenvilleparcechemindescentainesdefoissansqu’aucund’entrenousfasseplusdequelquesmètresàl’intérieurdutunnel.Pasmêmecejour,l’anpassé,oùSunshinem’avaitmiseaudéfid’allerjusqu’aubout,memenaçantd’embrasserLukedevantmoisijerefusais.Ilsavaientéchangéunbaiserinterminable et sonore, mais je n’y étais pas entrée. Ça ne m’avait pas empêchée de bouillirintérieurement.Ilssavaienttouslesdeuxquej’étaisaussiinnocentequ’unebonnesœur,etilsenavaientconcluque

    jepréféraisqueleschosesrestentainsi.Ilsnevoyaientpasqueleurbaiserdéséquilibraitlasituation,surtout:cen’étaitplusunpourtousettouspourun,maiseuxdeuxcontremoi.Enfinbref,aujourd’huinousétionsquatre,Lukecherchaitàimpressionnernotrenouveaulocataire

    etletunnelsedressaitdevantnous.RiverpassabrusquementunbrasautourdesépaulesdeSunshine.—Etsionallaitvoirçaentêteàtête,toietmoi,pendantquevousdeux,lesjumeaux,vousrestez

    icipoursurveillernosarrières?Qu’est-ceque tuendis,Sunshine?On tentededébusquerce foumangeurderats?Elle lui sourit jusqu’aux oreilles, tandis que Luke peinait à dissimuler sa colère. Je n’étais pas

    beaucoupmoinsvexéequelui,jelereconnais.RiverconduisitSunshineversl’entréedutunnel.Auboutdequelquesmètres,lesténèbreslesengloutirent.Luke semit à faire les cent pas, sa peau claire rosissant au soleil alors que ses cheveux auburn

    paraissaientplusroux,commeceuxdenotrepère.Unefoislassé,ils’allongeaparterreetfixaleciel.Jemelaissaitomber,moiaussi,surunepetiteétendueherbeuse,auborddusentier.Toutenretirant

    mes sandales, je me demandai ce qui avait bien pu prendre à River d’emmener Sunshine dans letunnel.Entêteàtête.Luketournaversmoidesyeuxmi-closoùselisaitencoresonénervement.—JevoisquetuporteslajupedeFreddie.Pourquoitufaisça?C’estbizarre,sœurette.Carrément

    bizarre.Cettefringuedoitavoircentans.Çatedonnel’aird’unecinglée.Jelissailetissujaune,passantlespoucessurlesplissoyeux,sansluirépondre.Jem’étaismiseà

    porterlesvieuxvêtementsdemagrand-mèreendébutd’année,pastoutesagarde-robemaiscertainesdeses jupeset robesdatantdesa jeunesse.J’avaisenfinassezde formespourpouvoir le faire.Çan’étaitpassibizarrequeça.Enplus,c’étaitl’étéquel’absencedeFreddieserévélaitlaplusdouloureuse,lapluspesante.Alors

    sij’avaisenviedemettresesancienshabits,personnenem’enempêcherait.«PourquoiLukeest-ilcommeça,Freddie?Pourquoinepeut-ilpasêtregentilunefoisdetempsen

    temps?—Peut-êtrequ’il l’est,me répondit la voix rauquedeFreddie.Peut-être es-tu tropoccupée à le

    détesterpourlevoir.»SoutenantleregarddeLuke,jedis:— Tu sais, il y a des costumes de grand-père dans l’un des placards du premier. Tu pourrais

    essayerundesesgiletsouunedesescravates.Ouundeseschapeaux,pourquoipas?C’estplutôt…

  • chouettedeporterdesvêtementsanciens,ilsontunehistoire.Quelleimportancesiçatedonnel’aird’unmarginal?Toutlemondepensequec’estcequenoussommesdetoutefaçon,entrel’absencedesparentsetnotrelignéed’illustresancêtres.Lukem’observaunesecondepuissecoualatête.—Pasétonnantque tun’aiespasd’amis,Vi.Tu imaginesuneseule secondeque jepourraisme

    baladerenvilleavectoidanslesvêtementsdenos«illustresancêtres»?Jesoupirai.Quelquesminutessupplémentairess’écoulèrent.J’enarrivaiàmedemandersiRiverétaitentrain

    d’embrasserSunshinedans le tunnelobscuretsielleenprofitaitpour luidérobersonportefeuille.Cettepenséemerenditunpeutriste.Soudain, j’entendis un cri. Sunshine se tenait à l’entrée du tunnel, juste à la lisière du carré de

    lumièredécoupéparlesoleil,levisageinclinéenarrière.Ellehurlait.Ellehurlaittoujourstandisquejemerelevaisd’unbondetlarejoignaisencourant.J’arrivaiaumomentoùelles’effondraitàterre.Sajupes’enroulaautourdesataille,révélantuneculotted’unnoirquitranchaitsurlablancheurdesescuisses.J’étaisjusteàcôté,j’auraisdûm’agenouiller,rabattresajupeettenterdelafairereveniràelle.Pourtant,jenebougeaipas.J’avaistroppeur,enlatouchant,dem’évanouiràmontour.Etquemajupeserelève.River émergea alors du tunnel. Luke et lui s’accroupirent à côté de Sunshine et tentèrent de la

    ranimerenluiparlanttoutbasàl’oreille.Moi,jerestaisansrienfaire.Riendutout.Enfin,Riverlasoulevadanssesbraspour la transporter loindutunnel,sur l’herbe.Je lessuivis, lesbrasballants.RiverdéposaSunshineetellesoulevalespaupières.—Jel’aivu,Violet,dit-elleenmefixantdesesyeuxbrunslangoureux,hantésparlapeur.J’aivu

    Blue.

  • Lescoursesàl’épiceriefurentremisesàplustard.Sunshinevoulaitrentrerchezelle,jeproposaidelaraccompagner.Deleurcôté,lesgarçonsretournèrentàlamaisond’amis.Lukevoulaitappelerles flics,mais je le convainquis d’attendre que j’aie pu parler avec elle.Mon frère neme laissaitjamaisluidonnerd’ordre.Cettefois,pourtant,ilobtempérasanslamoindreprotestation.Allongéesur lecanapé,Sunshinebutdu théglacéet refusademedirequoiquecesoitavantun

    longmoment.Letempsqu’ellesedécide,j’observaiunrayondesoleilquisedéplaçaitsurlesol.LamaisondesBlackparaissaitminuscule, surtoutcomparéeà lanôtre.Citizenétaitunvéritable

    labyrinthe,pleinderecoins,decouloirssinueux,d’escaliers,dechambresvides,deportes-fenêtres,debalcons rouillés, deplacardsoubliés et de caves secrètesnichées au fondd’autres caves.On sesentait bien chez Sunshine, où tout l’espace était occupé, où chaque coin était habité et tapissé delivres.J’adoraiscettebicoque.Deuxverresdethéglacéplustard,Sunshinefinitparaffrontermonregard.—Ilestlà-dedans,Violet.—Blue?—Oui.Aprèsunsilence,elleajouta:—C’estdrôle,onn’amêmepaseuàs’enfoncerbeaucouppourlevoir.Riveravaitunbriquet,un

    decesvieuxtrucsrechargeables,dorés,tuvoisdequoijeveuxparler?J’opinai.LegenredebriquetquisemblaittoutdroittombédelapochedeJackKerouac.Nousen

    avions quelques exemplaires à Citizen. Sunshine essuya la condensation sur son verre avant del’appliquercontresonfront.Elleétaitpâle.— River avait allumé son briquet, mais on ne voyait pas grand-chose. Il faisait très, très noir.

    J’entendaisseulementl’échodenospassurlapierre.L’airdevenaitdeplusenplusfroid,ethumide.J’aicruqueRiverallaits’arrêterpourm’embrasser.Jegloussaisenjouantavecmescheveux,ilmetenaitparlebras.Ilafinipars’immobiliser.Ilm’apriseparlecoudepourquejemetourneverslui.Jemesuishumectéleslèvres,jecroyaisavoirdevinécequiallaitsuivre…Unfrissonlaparcourut.Elleétaitassiseenpleinsoleil,unsoleilchaud,presquebrûlant,pourtant

    elletremblait.—Jecroisquejevaisvomir.Jeplongeailesdoigtsdansmonthéglacéetattrapaiunglaçon,puisjem’agenouillaiàcôtéd’elle

    pourlepressersursonfront.

  • —Net’inquiètepas,Sunshine,çavaaller.Raconte-moicequetuasvuquandtut’estournéeversRiver.Elleclignadespaupières.Laglacefonduecoulaitlelongdesestempesetformaitunetachesurle

    canapé.—J’ai vuunhommeaccroupi. Je l’ai vu aussi distinctement que je te vois. Il avait d’immenses

    yeuxd’unbleulaiteux.Ilm’asourietj’aiaperçudepetitesdentspointues,pleinesdepoils,commes’ilvenaitdelesplanterdansdelafourrure.LedébitdeSunshinenecessaitdes’accélérer.Elles’assitetramenasesgenouxsoussonmenton.—Jem’étaismiseàhurler.Jehurlaisdéjàlorsquej’aidécouvertl’autre.Unepetitefille,Violet,ou

    plutôtunpetitgarçon,allongéauxpiedsdeBlue.Aveclamêmehorriblepeauverdâtre.Delonguesoreillespointues.Etdesdentspleinesdepoils.Chaquefoisquej’yrepense,quejerevoiscetenfantlivideauxdentspoilues,je…Une main plaquée sur la bouche, elle courut à la salle de bains. J’appelai la bibliothèque et

    demandaiàsesparentsderentrer.

    LafilledeCassandraetSamn’auraitpaspumoinsleurressembler.Leurmaigreurévoquaitcelle

    d’adolescentsdégingandés,etnond’adultesd’âgemûrfaisantbeaucoupd’exerciceousesoumettantàunrégimepermanent.Cassieportaitunchignondeprofdedanseetd’épaisses lunettes rondesà laAldousHuxley.Elleadoraitlegrisetlesétolesblanches.Depetitesridesétaientapparuesautourdesabouche et, sur ses mains, courait un réseau de veines bleues en relief. Sam avait une barbe enbroussaille et s’habillait presque exclusivement avec des vêtements en velours. Il avait lesmêmesyeuxalanguisquesafille.Ilsavaientfermélabibliothèqueplustôtetétaientrentrésdirectement.Jeleurracontaicequiétait

    arrivé;Sunshinen’étaitpasencoresortiedelasalledebains.Jel’avaistrouvéeallongéeausol,lajouecolléecontrelescarreauxglacés,lescheveuxétalésautourdesatêtetelunchâleenlainebruneetdouce.Ellem’avaitditquesiellebougeait,ellevomiraitencore,etjel’avaislaisséetranquille.Aprèsavoirentendul’histoiredutunneletdeBlue,Cassieentrepritdepréparerduthé.Sam,lui,

    perditsonregarddanslevide,àlafoisdécontenancéetlégèrementperdu.Cetteexpressionluiallaitàmerveille.—Tusaisbien,Violet,qu’ilnes’agitqued’unelégende,finit-ilparobserver.Blueétaitunpauvre

    typebrisé,etlesenfantsqu’ilauraitenlevésontfaitleurréapparitionenvilleunesemaineplustard.IlsavaientluTomSawyerenclasseetçaleuravaitdonnédesidées.Sam jouait avec l’arête de son nez. Il ne portait pas de lunettes et j’eus l’impression que ça lui

    manquaitàcetinstant.—Ilss’étaientenfuisdanslesbois,poursuivit-il,senourrissantdemyrtillesetdesandwichesau

    beurredecacahuètes.Huitjoursplustard,ilssontrentrés,affamésetépuisés.Ilsn’enrevenaientpasduremue-ménagequ’ilsavaientcausé.Blueabiendisparusuiteàça,maispourallerdansuninstitutpsychiatrique, au nord. Tout cela est arrivé il y a une trentaine d’années, à l’époque de monadolescence.Jen’enrevienspasquecettehistoirecirculeencore.J’acquiesçaiavantdesecouerlatête.— Sunshine ne ment pas, insistai-je. Elle a vu quelque chose. Elle hurlait à pleins poumons.

  • C’était…c’étaitterrifiant.—Etlegarçonquil’accompagnait?demandaCassieenmetendantunsandwichauconcombre.Iln’étaitpasplusépaisqu’unegaufretteetelleenavaitôtélacroûte.AyantgrandienAngleterre,

    elleétaitconvaincuequ’aucunproblèmenerésistaitàunetassedethéaccompagnéedesandwichesauconcombre.Cequiétaitparfoislecas.Cassiesemitàengrignoterun,etmonregardfutattiréparsoncoudepointu.—Oui,renchéritSam,dontlevisageparaissaitencoreplusémaciélorsqu’ilarquaitlessourcils.

    Cegarçonquioccupetamaisond’amis,ilavuunhommedansletunnel?J’ouvris labouchepuis la refermaiaussitôt. J’avaisoubliédeposer laquestion.Dans lapanique

    suscitéepar l’évanouissementdeSunshine, jen’avaispaspenséà interrogerRiver, à luidemanders’il avait aperçu Blue. Je baissai les yeux sur le petit sandwich triangulaire entre mes doigts. Lesouvenirdececauchemarsedissipaitrapidement,commeceluidetouslescauchemars,etl’histoiredeSunshinemeparaissaitdeplusenplusextravagante.—Jenesaispas,répondis-je.Jevaisallerluiparler.Laporte de la salle de bains s’ouvrit alors.Sunshinepénétra dans la cuisine, pâle et luisante de

    sueur,lescheveuxemmêlés.Danssesprunellesmarron,onlisaitdelafrustration.Etdelaviolence.Deuxémotionsquejen’avaisjamaisrencontréeschezSunshineauparavant.Cen’étaitpaslegenredefille…passionnée.Pasdecettefaçonentoutcas.Sams’approchadesafillepourlaserrerdanssesbras.—J’aitoujoursétépersuadéquetuavaisuneimaginationremarquable,machérie.Elleachoisiun

    drôledemomentpoursemanifester,maisjesavaisqu’ellefiniraitparlefaire.Samlaissaéchapperungloussementrauque.—VioletaévoquélalégendedeBlue,reprit-il,puistuesentréedansletunnelettuascrulevoir.

    C’estunehistoireinventée,Sunshine.Tulesais,n’est-cepas?Ellenedesserraitpaslesdents.—Cen’estrien,Sunny,murmuraCassieenpassantundeseslongsbrasmincesautourdelataille

    desafille.Elle l’attira contre elle avec un sourire. Contrairement au reste de son corps, les lèvres de

    Cassandra,charnues,dessinaientuneadorablemoueenfantine.Sunshineenavaithérité.—Ilnousarriveàtousdevoirdeschoses.Quandj’avaistonâge,j’étaistellementéprisedesHauts

    deHurleventquejem’étaisconvaincuedel’existencedeHeathcliff.JevivaisencoreàCambridge,àl’époque.J’aiprisunbuspourleYorkshiredanslebutdeletrouver.J’aimarchéàtraverslalandesurunetrentainedekilomètres,suivantcequejeprenaispourl’ombredeHeathcliff,qui,s’étirantsurlesbruyères,m’appelaità lui. J’aiatterridansunpub,desheuresplus tard,exténuée, frigorifiéeetmortifiée.Sunshinecroisamonregardpar-dessusl’épauledesamère.Elleétaittoujoursencolère.Trèsen

    colère.—JevaisparleràRiver,annonçai-je,troublée.

  • Je cognai à la porte de la maison d’amis. Ce fut Luke qui m’ouvrit. Il se renfrogna en medécouvrantmaiss’effaçapourmepermettred’entrer.L’odeurducafémefrappadepleinfouet,unparfumde caramel, de chocolat, de terre noire et de réveille-matin.Unegrande cafetière italiennefumaitsur lacuisinière.Mesparentsavaientdesamis italiens,desartistes,et ilsseservaientdecetenginpourpréparerdumoka.Onauraitditunefemmecorpulenteenrobeargentée,lesmainssurleshanches.JefussurprisequeRiversaches’enservir.—Jevousaiempruntéunpeudecafé,medit-il.Jemelereprésentaientraind’ouvrirlesplacardsdemacuisine,sanspermission…etn’enfuspas

    lemoinsdumondedérangée.Cetteidéemeplaisait,même.—Tusaisutilisercettecafetière?TuasétéenItalie?Ilmesourit.— J’ai passé quelques années àNaples, quand j’étais petit, chez une tante, dans un appartement

    minusculedonnantsuruneruebruyante.—L’Italie?Vraiment?J’avaistoujoursrêvédevisitercepays.—Dis-moiquelquechoseenitalien,ajoutai-je.— Io nonparlo italiano,dit-il avant dem’adresser un clin d’œil.Ça veut dire : Je ne parle pas

    italien.—Jem’endoutais…Maistumens.Situasvéculà-basquelquesannées,tudoisparlerplutôtbien.

    Dis-moiautrechose.Iln’enfitrien.—Alors,commentvaSunshine?Mieux?—Pasvraiment.J’auraisvouluinterrogerRiversurl’Italie,cependantilmefixaitavecunsourireencoin,leregard

    pétillant,presquecommes’il attendaitque je luiposeuneautrequestionpourpouvoir, ànouveau,l’esquiver.Malàl’aise,jem’agitaiuninstantetrepris:—River,as-tuvuquelqu’undansletunnel?SunshineprétendqueBlueétaitlà,avecunenfant.Tu

    lesasaperçus,toiaussi?Ilsortittroistassesàcaféduplacard,enessuyal’intérieuravecletorchonàl’agneauetlesemplit

    d’unliquidebruncrémeux.Ilnousentendituneàchacun,puistrempaleslèvresdanslasienne.

  • —Non, finit-ilpar répondre.Jen’ai rienvu.Nousétionsdans le tunnel,nousavancionsdans lenoiret,soudain,Sunshines’estmiseàhurler.Elles’estprécipitéeverslasortieetjel’aisuivie.Ilmarquaunarrêt.—Commeça,ellecroitavoircroiséBlue?Elledoitavoirunesacréeimagination.—C’est bien ça, le problème, rétorquai-je avant d’avaler une gorgée de ce café rond, chaud et

    délicieux. Sunshine n’a aucune imagination. Enfin pas beaucoup, en tout cas. Elle ne croit ni auxfantômes,niauxmonstres,niauxesprits.Ellenelit jamais.Ellen’apeurquedechosesréelles: leréchauffement climatique ou les serial killers. Pas de légendes urbaines ou d’hommes aux dentspleinesdepoils.—Desdentspleinesdepoils?répétaLuke.Qu’est-cequeturacontes?—C’est ce qu’ellem’a dit. L’hommequ’elle a aperçu avait des poils sur les dents, comme s’il

    venait de mordre dans la fourrure d’un animal. Sunshine serait incapable d’inventer ce genre dedétail. Je suis sûrequ’elleavuquelqu’undansce tunnel.Ondoity retourneretvérifierparnous-mêmes.Siunfouvitvraimentlà-bas,ilfautletrouveretprévenirquelqu’un.River sedétournapour se servir un autre café. Juste avant, je surpris un sourire.Ça avait été si

    fugacequejefaillisdouter–peut-êtreétait-ceunevuedemonesprit…Jeluitendismatasse.—Violet…soufflaLukeensepassantlamainsurlementon,oùquelquesrarespoilssebattaient

    enduel(ilétaitsansdoutepersuadé,àtort,quecegesteluidonnaitl’airréfléchi).Rivert’adéjàditqu’il n’avait vu personne.Ce serait une perte de temps d’aller là-bas. Sunshine nous fait juste unecrise.ElleaentendutonhistoireausujetdeBlueetçal’arenduehystéro.—Tunepensaispasçailyadeuxheures,quandtuvoulaisappelerlapolice.M’ignorant,Lukeposasatasse,tenditlesmainsversleplafondets’étira.Lesmusclesépaisdeses

    brassemblaientridiculementgonflés,alorsqueRiver,lui,n’étaitquelignesdroitesetdéliées.Letee-shirtdemonfrèreétaittroppetitdedeuxtailles,sonjeantropgranddedeux.LesvêtementsdeRiver,enrevanche,tombaientàlaperfection,commes’ilsavaientétéfaitssurmesure.Etc’étaitpeut-êtrelecas,d’ailleurs.—Lavache,j’aidecescourbatures,moi!J’aisoulevépasmaldefontecematin,ajoutaLukeense

    caressantlespectoraux.Àcroirequ’ilvoulaitmedonnerraison…—Tusaisquoi?Ons’enfout,detesmuscles.Etnecroispasquejen’aipasremarquétonmanège

    pourchangerdesujet.Situveuxdétournermonattention,jetesuggèredechoisirunautresujetdeconversation.Un large sourire étira les lèvres deLuke, trop heureux d’avoir réussi àme faire sortir demes

    gonds.—Maddynes’enfoutpas,demesmuscles,elle.Maddynes’enfoutpasdutout.Àcepropos,elle

    finitsonservicedansunedemi-heure,etsinousnel’attendonspas,mesmusclesetmoi,àlasortie,jeneréussiraijamaisàpasseràlavitessesupérieure.River,çaaétéunplaisir,mec.Heureuxdetevoircheznous.Tuvasaucinécesoir?—Auciné?répétaRiveravantdes’adosserauplandetravail.Quelciné?—Ilsprojettentdes filmsenpleinair, l’été, sur laplace, répondis-je,prenantLukedecourt.Ce

    soir,ilspassentCasablancaaucrépuscule.Engénéral,jeprépareunpique-nique.Etonyvadebonne

  • heurepours’installerprèsdel’écran.—Tun’espascenséeresteravecSunshine,cesoir?demandaLukeens’appuyantàsontourcontre

    leplandetravail,dansuneimitationparfaitedumouvementdeRiver.JecomptaisvolerdelavodkachezlesparentsdeMaddyetlaboirependantlefilm.C’estbeaucoupplusfunquetonidéedepique-niquedébile.Tuendisquoi,River?Est-cequeVioletnedevraitpasresteràlamaisonpourlaisserlesmecss’amuserentreeux?Riversepassaunemaindanslescheveux.—Violet,lança-t-il,pourquoiest-cequ’onn’accompagneraitpasLukeenville?Onenprofiterait

    pourallerjusqu’àl’épicerie.Sansdétourparletunnel,cettefois.Onpourraitacheterdequoifaireunpique-nique.Luke,j’aiunebouteilledecognacdansmoncoffre,siçatedit.Jeneboispas,outrèsrarement.Jelagardaispouruneoccasionspéciale,maistupeuxlaprendre.Lukesecoualatête.IlenvoulaitàRiverdenepasentrerdanssonjeu.Denepassemoquerdemon

    idéedepique-niqueaveclui.Etdenepaspicoler.Lesmecsdignesdecenomn’hésitaientpasàleverlecoude.—Nan,réponditmonfrère,c’estbon.Gardetabouteille.Jeneboispasbeaucoupnonplus.J’en

    avais juste envie ce soir, parce qu’ils choisissent toujours de vieux films en noir et blanc danslesquelsilnesepasserien.Sijeneboispas,jem’endors.—Casablancaestundemesfilmspréférés,enfait.Rivercroisamonregardetlecoindesabouchesesouleva.—Jel’aivuunedizainedefois,ajouta-t-il.Parfaitementsobre.Etjenemesuisjamaisassoupi.Lukepoussaungrognementetjesouris.Ouplutôt,j’exultai.Riverprenaitmonparticontremon

    frère.CequeSunshinen’avaitjamaisfait.Jecommençaisàtrouverquelaprésencedecenouveauvoisinétaitbienplusbénéfiquequemes

    prièresàFreddie.ParcequeFreddieétaitmorte.AlorsqueRiver,lui,étaittoutcequ’ilyavaitdeplusvivant.Enprime,iltenaittêteàLukeetnousnousapprêtionsàallerfairelescoursesensemble.Toutàcoup,jemesentaispousserdesailes.

    Dixminutes plus tard,munis de sacs en toile, nous emboîtions,River etmoi, le pas à unLukesilencieux.Cettefois,aumomentd’atteindreletunnel,ilnefutpasquestiondes’arrêter.Lesgarçonspoursuivirentleurroutecommesicetunnelnereprésentaitriendeparticulier.Moi,jefrissonnai,medemandant si quelqu’un venait de passer surma tombe . Je veillais à garder les yeux rivés sur lechemin de peur, en les relevant, d’apercevoir à l’entrée du trou noir un homme en guenilles,memontrantsesdentsgâtéesetpleinesdepoils,telunchiensauvage.Echo possédait un seul café, mais pas n’importe lequel. En plein centre, à l’angle de deux des

    quatrerueslongeantlapelousebordéedechênesquiservaitdeplaceàlaville.Sil’onsepostaitensonmilieu et que l’on tournait sur soi-même, on pouvait voir la bibliothèque, la pizzeria, le café,l’épicerieDandelionCoop,lefleuriste,Jimmylevendeurdepop-cornderrièresonstandambulant,le magasin de vieilles montres, celui d’informatique, et la librairie de livres rares, tenue par le

    1

  • mystérieuxNathanKeane–âgéd’unsiècleaumoinsetseremettantd’unehistoired’amourayantmaltourné,ilavaitunelonguetignasseemmêléeetouvraitàdesheuresfantaisistes.Echo comptait son lot de vieux bâtiments blancs et pittoresques, comme toute bonne ville

    américained’uncertainâge.Unbourgpropret,coquetethorsdutemps,surtoutquandilétaitbaignédesoleil.Etsijeconsacraisbeaucoupd’heuresàrêveràunevieailleurs,ilm’arrivaitaussid’aimercetendroit.Le café et la pizzeria, qui appartenaient à la même famille italienne, avaient un parfum

    d’authenticité.Lesbeauxjours,onpouvaits’installerdehors,àl’unedestablesrondesetnoires,poursiroteruneboissonexotiquetoutenobservantlebeauGianni,occupéàfairemousserdulait.Danscesmoments-là,onsesentaitunpeuplussophistiquéquedecoutume.JevenaisboireducaféàEchodepuismesdouzeans.L’étédelamortdeFreddiej’avaisconsacré

    presquetoutesmesjournéesàfaire lanavetteentre labibliothèqueet lecafé,sibienqu’onpouvaitsouventm’apercevoirungobeletencartondansunemain,unromandessœursBrontëdansl’autre.Certains adultesme considéraient d’un air réprobateur.Mes parents, eux, se seraient fichés que jeboiveducaféàmonjeuneâges’ilsl’avaientremarqué,cequin’étaitpaslecas.Freddiemel’auraitdéfendu,bienentendu…Mesparents,eux,n’aimaientpassemontrerintrusifs.C’étaitl’unedeleurscaractéristiques:ilsnecroyaientpasauxrègles.Passiellesinterféraientaveccequ’ilsconsidéraientcommemonespacedeliberté–ainsi,laconsommationd’uneboissoncouleurcaramelsusceptibledebloquermacroissancerelevait,poureux,decedomaine.«Vont-ilsrevenir?demandai-je,commej’enavaisl’habitude.Freddie,vont-ilsrevenirunjour?—Oui,merépondit-elle.Oui,oui,oui.Tiensbon,Vi.»Nouscommandâmesdeslatteàemporter,malgrélemokaquenousvenionsdeprendrechezRiver.

    Je souris àMaddy, qui nous servait,mais elle était entièrement accaparée parLuke.Elle avait desjoues rondes,de longscilsetdesyeuxnoirsbrillants. J’auraisétéprêteàparierqu’elle secroyaitamoureuseouquasi.Pointantledoigtsurelle,monfrèreaffichasonairleplusimbécile:—Tun’aspasfaitdebêtises,hein?—Si!s’esclaffa-t-elle.—Jepréfèreça!Maddyluisouritcommes’ilétaitlesoleilapparaissantaprèsunematinéenuageuse.—Tuvauxmieuxqueça,dis-je,pasassezfortcependantpourqu’ellepuissem’entendre.D’aprèsFreddie,ilfallaitchoisirsesbataillesdanslavie.Celle-cin’étaitpaslamienne,jesuppose.Tandisquenousressortions,Riveretmoi,etquejesirotaismaboisson,jesongeaiquec’étaitbien

    agréabledelefaireavecquelqu’unquel’onappréciait.Etj’appréciaisRiver.Jel’observaiducoindel’œil,surletrottoir,longiligneetgracieuxdanssonpantalonenlin.Lavillesemblaitluiappartenir.Etçameplaisait.J’aimaissafaçondeplisserlesyeuxavantd’avalerunegorgéecommes’ilnesavaitpasàquois’attendre.Bref,j’étaisentraindeboireunlatteenregardantlajolieplaced’EchoaucôtédeRiverlorsqu’un

    homme émacié aux cheveux grisonnants et épars déboucha soudain sur l’herbe verte, le pas malassuré.Ilrestaplantélà,considérantlecielavecautantdefureurquesicedernierl’avait insulté.Ils’agissaitdeDanielLeap,vêtudesonsempiternelcostumeendrapmarron.Saoul,àsonhabitude.En

  • tempsnormal, jem’efforçaisd’éprouverde lapitiépour lui.Dans l’immédiat,cependant, iln’étaitqu’unetachenoiresurletableauparailleursparfaitdemaville,etjememissoudainàlehaïraveclarageque l’onéprouveà l’encontred’uneéclaboussure surunebelle robeoud’unemouchenoyéedansunverredecitronnadeglacée.—DanielLeapvientdenousgâcherlepaysage,décrétai-je.—Quiça?s’enquitRiver.—DanielLeap.Ceserait letoquéducoinsinousn’avionspasdéjàNathanKeane,lelibraireau

    cœurbrisé.CequifaitdoncdeDanielLeapl’ivrognedeservice.—J’aiunfaiblepourlestoqués,réponditRiver,cequimefitsourire.Danielm’aperçutalors.—VioletWhite!hurla-t-ilàtraverslaplacesanssedonnerlapeinedes’approcher.Ilrestaitpostéaumilieudelapelouse,vacillant,ledoigttenduversmoi;sesmotssemélangeaient

    telledelapeinturedégoulinantsurunetoile.—VioletWhite, reprit-il, est une petite snobinarde qui se croit supérieure au reste de la ville,

    commetouslesWhiteavantelle,etlesGlenship.Çachangeraquandonlesaurachassésd’Echo,tousces snobinards. Ilsn’ont toujours étéquedesbons à rien ! Ils sedonnentdegrands airs avec leurdemeureauborddel’océan,convaincusdetoutsavoir,maisjepourraisleurenseigneruneoudeuxchoses,moi…DanielLeapseprêtaitàcepetitjeudepuisdesannées,chaquefoisqu’ilnouscroisait,monfrère,

    mesparentsoumoi.J’avaisl’habitude.Sonmonologueportaittoujourssurlesmêmesthèmes:notresnobismeetlesleçonsqu’ilpourraitnousdonner.Unjour,j’avaisinterrogémonpèreàsonsujet.Jeme demandais s’il avait des raisons particulières de nourrir du ressentiment à l’égard de notrefamille.Monpères’étaitcontentédehausserlesépaulesetdereprendresonpinceau.—Violet,quisaitcequimotivelesmoinsquerien?Leterme«snobinard»n’étaitpastotalementusurpé.JemedétournaideDanielLeap,décidéeàl’ignoreretàmerendreàlaDandelionCoop,situéeà

    l’autreboutdupâtédemaisons.Quelqu’unmeretintpar lebras,cependant.River. Je leconsidéraiavecsurprise:ilfixaitDanielLeap.Etilfulminait.Sesyeuxn’étaientplusquedeuxfentes,lerougeluiétaitmontéauvisageetildemeuraitparfaitementimmobile.Ilresserral’étausurmonbras.—Cen’est rien, dis-je en agitantmamain libre. Il tient systématiquement ce genre de discours

    quandilnouscroise,moietmafamille.Jesuisvaccinée.Riversecoualatêteunefois,d’unmouvementvif.—Personnenedevraits’habitueràcequ’onluiparleainsi.DanielLeap,quiavaitcessédememontrerdudoigt,chavirait tantqu’il finitpars’étalerde tout

    sonlong.—Regarde,dis-jeàRiver,ilaperduconnaissancemaintenant.Allonsfairelescourses.LaDandelionCoopproposait,entreautres,deslégumesdeproducteurslocaux,dulaitd’amandes,

    des noix et des épices. Les parents de Sunshinem’avaient branchée nourriture bio. Cassie et Sampossédaientun jolipetitpotagerderrière leurbicoque, au seul endroit assezensoleillépourça. Ilsservaientdelaglaceaulaitdecoco,duchou-fleurfritdansdel’huiled’olive,despizzasaupistou,et

  • autresdélices. Ilsnous invitaient àpartager les repasde fête,Lukeetmoi,depuis ledépartdenosparents. Ils nous avaient même offert des cadeaux pour Noël. Je n’avais pas quitté de l’hiver malongueécharperayée,tricotéeàlamain.EtLukeavaitétéjusqu’àliresonlivresurlesartistesdelaRenaissance italienne.Nousnousétionsbienamusés,entassésdans leurminusculesalon,à joueràdesjeuxdesociétéjusqu’àminuit,piquésparlesaiguillesdeleursapindémesuré.LukeetSunshineenavaientmêmeoubliédeflirterpourunefois.Mes parents ne cuisinaient que rarement et n’offraient pas plus souvent de cadeaux. Je suppose

    qu’ils préféraient garder leur argent et leur inspiration pour leur art, au lieu de les dépenser enprésentsinutilesouenrepasqueleursgossesingratsauraientengloutisenmoinsdevingtminutes.Fairemescoursesà laDandelionCoopmedonnait l’impressiondevivreenEurope.D’êtreune

    sorted’AudreyHepburnàParis(lefilmSabrinaavaitétéprojetédansleparc,quelquessemainesplustôt). River prit, en prévision du pique-nique, du fromage de chèvre à étaler sur une baguettecroustillante, des olives, un bocal de poivrons rouges marinés, une tablette de chocolat noir àsoixante-dixpourcentdecacaoetunebouteilled’eaupétillante. Ilachetaenplus,pour lui :du laitentier,unesecondebaguette,debeauxgrainsdecafé luisants (torréfiéspar la familledeGiannietvendusdanstoutelaville),desbananes,duparmesan,degrosœufs,del’huiled’oliveextra-viergeetdesépicesenvrac.Jel’observaipendantqu’ilsélectionnaitlesproduits.Ilhumaleparfumcapiteuxdesgrainsdecafé

    avantdelesfairemoudre.Ouvritlecartond’œufsetcaressalescoquillesbeige.Glissasesdoigtsfinsdans le tonneau rempli de haricots blanc et violet vif, aussi incapable quemoi de résister à cettetentation.J’avaistoujoursplongélesmainsparmicesjoliesgrainesmouchetées.Toujours.Onn’imagineraitpasapprendreautantsurquelqu’unenleregardantfairesescourses.Lukeavait

    desgestesbrusques,jetantsesarticlesdanssonpanieraveccequiressemblaitàdelahaine.QuantàSunshine,elleleschoisissaitavecnonchalanceetabsence,circulantd’unealléeàl’autresanslogique.Elle pouvait s’attarder sur les fromages étrangers pendant vingtminutes puis décider d’acheter lepremierpaquetdepâtesquilui tombaitsouslamain,surlechemindelacaisse.Aucund’entreeuxn’avaitjamaisrespirélecafé,caressélesœufsniplongélamaindanslesharicots.Pasuneseulefois.—Oùas-tuapprisà sélectionner tesaliments? luidemandai-je.Tuesdoué.Ni trop lentni trop

    rapide.—J’aiétéinscritdansuneécoledecuisine.—Tudisn’importequoi,tuesencoreaulycée.—Vraiment?Ilmedécochasonmagnifiquesouriremystérieux,encoin.—Biensûr,insistai-jeavantdefroncerlessourcils.Cen’estpaslecas?Ilsecontentadesecouerlatêteenéclatantderire.ÀnotreretouràCitizen,Riverm’aidaàrangerlescourses.Notrecuisinen’avaitpasétérénovée

    depuisdesdizainesd’années,mais tout fonctionnait encore.Une longue table en chêneoccupait lemilieudecettegrandepiècemassiveauxmurssafranetauxplafondshauts.Percéedequatrefenêtressurdeuxcôtés,ellecontenaitunvieuxsofajaune,adosséaumurdufond,lequelétaitinondédesoleill’après-midi.Desrideauxàcarreauxhabillaientlesfenêtresetausolsetrouvaientdescarreauxjaunemat. Il m’arrivait de dormir là, sur le canapé. Passer la nuit dans la cuisine ravivait de vieuxsouvenirs,commelesbiscuitshollandaisquenousconfectionnionsavecFreddie,àNoël–l’odeurde

  • lacannellechaudem’enveloppaittelleunecouverture,etlesmiettessucréesfondaientsurmalangueenvéritablesfloconsdeneige.Rivers’agenouillapourpasserenrevuelecontenudesplacards.Sachemisesesoulevaetjenepus

    détachermesyeuxdelapeaubronzéedesondos.Jefusprisedel’enviesubitededéposerunbaiserlà,justeau-dessusdelaceinturedesonpantalonenlin.Pourêtrehonnête,jen’avaisjamaiseuenvied’embrasserungarçonauparavant.NiceuxaveclesquelsLukeetSunshinem’enfermaient,niaucunde ceux qui vivaient à Echo et quimanquaient de délicatesse, de grâce et de fougue byronienne .River,lui,était…Ilétait…—Violet?Jebattisdespaupièresetmeforçaiàrencontrersonregard.Ilm’observaitpar-dessussonépaule.—Oui?bafouillai-je.—Tuasunepoêle?PasenTeflon,jedétesteça.Enfonteoueninox?J’endénichaiunevieilledansleplacardprèsdel’évier.Aumomentdelaposersurlacuisinière,

    j’eusunevisionfugacedeFreddie,jeune,portantuncollierdeperlesetunchapeauquiluitombaitsurlecôtéducrâne,devantcemêmerécipient.Ellepréparaituneomeletteaprèsunelonguesoiréeàdansersurunrythmeendiablé,ainsiqu’onlefaisaitàsonépoque.—Super,ditRiver.Il fit fondre un peu de beurre, puis coupa la baguette en quatre tranches, qu’il frotta avec une

    goussed’ail,avantdepratiqueruntrouenleurcentre.Aprèsavoirfaitrevenirlepaindanslebeurre,ilcassaquatreœufsdesortequechacunremplisseletrou.Lesjaunesétaientd’unorangevif,signed’après le père de Sunshine que les poules étaient aussi sereines qu’un ciel d’été lorsqu’elles lesavaientpondus.—Desœufsdansletrou ,annonçaRiverenmesouriant.Quandceux-cifurentcuits,lejaunebienbaveux,illesrépartitsurdeuxassiettes,débitaunetomate

    enpetitesdés juteuxet les empila sur les tronçonsdepain.La tomate, qui avait poussé àquelqueskilomètresd’Echo,danslaserred’unagriculteurpaisible,étaitaussirougequelesangetaussirondequelesoleildemidi.Riverajoutaunpeudegrosseletunfiletd’huiled’oliveavantdemetendreuneassiette.Jem’humectaileslèvres,maissansaucuncalcul,contrairementàcequeSunshineauraitfait.J’y

    mettaistoutelasincéritédontj’étaiscapable.Délaissantlafourchettesurlatable,jesaisislatartine,mordisdedansetéclataiderire.—C’estdélicieux,River.Vraimentdélicieux.Oùas-tuapprisàcuisiner?Del’huiled’oliveetdujusdetomatemecoulaientsurlementon;çan’auraitpaspum’êtreplus

    égal.—Tuveuxlavérité?Mamèreétaitchefcuisinier.Riveravaitsonfameuxsourireénigmatique,ohsiénigmatique.—C’est une sorte de bruschetta, sur laquelle on ajoute unœuf au plat.Un croisement entre les

    gastronomiesaméricaineetitalienne.Je plantai de nouveau mes dents dans le pain. Un concerto sublime éclata dans ma bouche. Je

    m’apprêtaisàprendreuneautrebouchéelorsquequelquechosemerevintenmémoire.Jeconsidérai

    2

    3

  • Riveravecsévérité.—Jecroyaisquetamèreétaitarchéologue.Seslèvresluisaientd’huile,sesyeux,d’unéclatmoqueur.—C’estcequej’aidit?—Oui.Ilhaussalesépaules.—Danscecas,j’aimenti…Resteàsavoirquand.Je souris avantde rire franchement.River avait undonpourvous acculer, puisvous tourner en

    ridicule afin de vous faire renoncer à vos questions. Il donnait l’impression que rien de tout celan’avaitd’importance,aupointquevousvousmettiezàlecroire,vousaussi.Jeprissoudainconscience,enmordantdanslabruschettaàl’œuf,quejeneconnaissaisRiverque

    depuisunjour.Unjour.Cematin-là,j’ignoraissonexistencetandisquejelisaisMoussesd’unvieuxpresbytère,deNathanielHawthorne,surlesmarchesdemonperron.Etàprésentjefaisaislescoursesaveclui,appréciantdereconnaîtreenluicertainesdemeshabitudes.Jemerégalaisd’unrepasqu’ilm’avaitpréparéettoutmesemblaitnatureletmerveilleux.En vérité, cependant, je ne savais rien, absolument rien de ce garçon. Je me demandai ce que

    Freddieauraiteuàdiresurcetteproximitésiimmédiateentrenous…—Àmoideteposerunequestion.Riveravaitinterrompulefildemespensées.Tandisqu’ilsecouaitlatête,j’aperçus,ausoleil,une

    mècheblondedanslamassebrunfoncé.Sescheveuxretombèrentsurlecôté.Çaluiallaitbiend’êtredécoiffé.—Tonfrèreestcommeçadepuiscombiendetemps?poursuivit-il.—Commeçacomment?m’étonnai-je,haussantlessourcils.—Lesexisme,lesentimentd’insécurité,l’alcool.C’estàcausedudépartdetonpère?Jereposailabruschettasurl’assiettedeporcelaineblancheébréchée.— Oui et non. Luke a toujours été du genre… agressif. Mais ce n’est qu’une façade, il faut

    apprendreàleconnaître.Ilabesoindecroireenquelquechose.Entoutcas,magrand-mèreFreddieétaitdecetavis.—Ellem’avaitl’airplutôtperspicace.River avait prononcé ces mots le regard perdu au loin, le visage empreint d’une étrange

    expression.Jeveuxdireparlàqu’ellen’avaitrienderieuroud’ironique,qu’elleparaissaitpresquehonnête…etgrave.—Elleavaitbeaucoupdequalités.Commeilnedisaitrien,jecontinuai:—Lukeestbienpiredepuisquenosparentssontpartis.Ilsonttoujoursétéparmontsetparvaux,

    accaparés par leur art,mais Freddie était là pour s’occuper de nous autrefois. Ils n’étaient jamaispartis aussi longtemps depuis sa mort. Ils semblent avoir oublié qu’on reste des enfants,théoriquement.Au lieudemerépondre,Riverme tenditunverred’eaupétillanteavecdesglaçons.J’avalaiune

  • longuegorgée,délicieuseaprèslanourrituresalée.Ilretirasesmocassinsbateauentoile.Ilneportaitpas de chaussettes et avait de jolis pieds, surtout pour un garçon – puissants, bronzés et lisses, siparfaitsqu’onlesauraitcrussculptés.Ilbâilla,s’affalasurlecanapéjauneaufonddelacuisine,puisbâillaànouveau.Ilsepenchaalorsenavantetmetenditlamain.—Écoute,j’airouléunebonnepartiedelanuit,ilvautmieuxquejemereposeavantd’allervoir

    cefilm.—Onn’estpasobligésd’yaller,tusais.Tupeuxtrèsbienrestericisitupréfères.J’avais les yeux rivés sur nos doigts. C’était la première fois qu’on me prenait la main. La

    premièrefoisqu’ungarçonmeprenaitlamain.Ilsecoualatête.—Non,j’aienviedevenir.Casablancaestundemesfilmspréférés.Jenedisaispasçajustepour

    énervertonfrère.Il s’interrompit et exerça une pression sur mes doigts. Son front se plissa, comme s’il se

    concentrait.—TudoispasservoirSunshine?Outupensespouvoir t’allongeràcôtédemoi le tempsd’une

    sieste?Sansréfléchir,jem’étendissurlecanapé,ledoscollécontresontorse,etlelaissaipassersesbras

    autourdemoi.Jerespiraisachaudeodeurmasculine,sonparfumdefeuilles,d’automne,denuit,detomate et d’huile d’olive. Il enfouit son visage dans mes cheveux et, avant de sombrer dans lesommeil,j’eusunedernièrepensée:jeconnaissaisRiverdepuisunjouràpeine,etquelleimportanceaprèstout?Oui,quelleimportance?

    1.Référenceauproverbeanglo-saxon«someoneiswalkingovermygrave»,apparuauXVIII siècle.Onl’utilisaitpourexpliquerun frisson subit, souvenir d’une légendepopulairequi racontait que, lorsqu’un froid inattenduvous traversait, c’était quequelqu’unvenaitdemarchersurl’emplacementdevotrefuturetombe.2.LordByron,poètebritanniqueetfigureemblématiqueduromantismeanglais.3.NomdonnéparlesQuébécoisàcettepréparationaméricaine,eggsinaframe,soitlittéralement:«œufsencadrés».

    e

  • Je fus réveillée par le soleil, qui me caressait les orteils. Quand je m’étais endormie, il mechatouillaitleboutdesdoigts.Combiendetempsavaitbienpus’écouler?Jemelibéraidel’étreintedouillettedeRiverpourmeredresser.—Quelleheureest-il?demandai-jeenmefrottantlesyeux.Onvaraterlefilm.Riverbattitdespaupières.—Mmh…pourquoitut’eslevée?Reviens.Il tapotalecoussinàcôtédelui.Jemedétournaipourregarderlavieillehorlogemétalliqueau-

    dessusdelatabledelacuisine.Ilétaittard.—JedoisallerchezSunshine.Jeveuxvoircommentellevaetluiproposerdenousaccompagner

    auciné.Aprèsunsilence,j’ajoutai:— Il y a unpanier à pique-nique dans le placard près du frigo.Ça t’embêterait de t’en occuper

    pendantmonabsence?Rivers’étiraetremualesorteilsdanslalumièredéclinantedusoleil.—Violet,Violet…Tuteblottiscontremoipourdormirpuistut’envasaussisec?Ceseraitdonc

    unesiestesanslendemain?Avecunsourire,ilconclut:—Oublielefilmetrejoins-moi.J’éclataiderire.—Tum’asditquetuvoulaisyaller.QueCasablancaétaitl’undetesfilmspréférés.— Je devais être en pleine crise de somnanlinguisme.C’est comme le somnambulisme, avec la

    parole.Jerisànouveau.—Préparelepanier,jereviensvite.Lesoleil,jetantsesderniersfeux,disparaissaitàprésentderrièreCitizen,quiprojetaitsonombre

    surlesstatuesmoussuesdelafontaine.Lecrépusculeétaitimminent.LaroutequiconduisaitàCitizenKaneseterminaitparunbuissondemûriersbordantlesbois.Jele

    contournai pour m’engager sur le chemin des Black, les yeux fixés sur les arbres. Parfois, à latombée de la nuit, j’avais l’impression qu’ils se rapprochaient, lentement, très lentement, etdiscrètement.Etqu’unjournousnousretrouverions,lamaisonetmoi,enpleineforêt.

  • Sunshineétait assise sur lavéranda, commeside rienn’était, et elle se tournait lespouces.Elleavaitreprisdescouleursetrenouéavecsamollessehabituelle.Lesrayonsrouilledusoleilcouchantilluminaientsonvisage.Jenesavaispascommentellepouvaitrester là,ànerienfaire.Queçameplaiseounon,j’avaishéritédutempéramentcréatifdemesparents,etsijenelescanalisaispas,mespenséesindomptablesfusaient.LatêtedeSunshinenedevaitpasêtrefaitesurlemêmemodèle.Sespensées vagabondes s’écoulaient peut-être tel le filet d’un petit ruisseau. Un petit ruisseau quilongerait des chaumières et au bord duquel des oiseaux pépieraient, des écureuils parleraient. Jel’enviais,soudain.—Salut!lançai-je.ÇateditdevenirvoirCasablancaavecRiveretmoi?Çacommencedansune

    heure.Sunshinemorditdans le restantde son sandwichà la tomate, jusque-làposédans l’assietteà ses

    pieds.Latomateavaitdûêtrecueilliequelquesminutesplustôtsurl’undespiedsgrimpantlelongdelavéranda.—Lukeestdelapartie?—Ouais,maisMaddyseralàaussi,etellerisquedelemonopoliser.Ilcompteluifaireboiredela

    vodkapourpasseràlavitessesupérieure.Jenesaismêmepascequ’ilentendparlà.Sunshinedésignasapoitrined’ungestevague.—Jecroisqu’ilpenseàça.Àmoinsquecenesoitcomplètementdémodé…Siçasetrouve,ila

    enviededéclamerdelapoésiesuruneterrasse,torsenu.Jenecachaipasmasurprise.Sunshineavalaunenouvellebouchéedesonsandwich,puissecouala

    tête.—Jenesuispasvraimentpluscaléequetoi,Violet.Tun’aspasremarquéquejepassepresquetout

    montempsassisesurcettevérandaquandjenevoussuispasàlatrace,Lukeettoi?Sunshinem’adressaunembryondesourire,etjeluirépondisaveclamêmeréserve.Elletermina

    sonthéglacé,etposaleverresurlabalustrade.—Alors,tuasapprisdeschosessurl’inconnuquivitcheztoi?—Jen’aipasdemandéàvoirdepièced’identité,etjeneleferaipas,çaseraitridiculemaintenant.

    Etsesréponsesàmesquestionssontsinullesquej’ensaispresquemoinsqu’avant.Tuas toujoursl’intentiondelesaoulerpourluipiquersonportefeuille?Sunshinesecaladanslabalancelleetmedécochaunregardperçantdesincérité,cequiluiarrivait

    rarement.—JenesuispasaugoûtdeRiver,dit-elle.Cequiétaitunélémentclédemonplan.Ellemarquaunepauseavantd’ajouter:—Tuluiasdemandés’ilavaitvul’hommeauxdentspoilues?J’opinai.—Et?—Ilditquenon.—Jem’endoutais.Aucuneimportance.Jesaisquejenesuispasfolle.Elleconservalesilencequelquesinstants.—Vousn’avezqu’àyallertouslesdeux,reprit-elle.Jevaisresterici.Quisait?Peut-êtrequ’un

  • mystérieuxinconnuseprésenterapourhabiterdansmonjardin…

    En mon absence, River avait préparé le panier de pique-nique. Pour la troisième fois en huitheures,nousprîmeslarouteducentre-ville.La pelouse était bondée, le ciel, couvert, s’obscurcissait à vue d’œil. Nous arrivions en retard.

    Toutes lesplacesdupremier rang étaient prisesmais l’écran était suffisammentgrandpourqu’onpuisselevoirdepuislefonddelaplace.Nousdépassâmesunebandedelycéenssansqu’aucunsalutsoitéchangé.Cen’étaitpasdelahaine:iln’yavaitpasassezdepassiondepartetd’autrepourça.Tout le monde savait nos parents partis depuis longtemps. Ils hésitaient sur l’attitude à adopter,cependant:avoirdelapeinepourd’anciensgossesderichesprivésdeparents?êtrejalouxdenotreliberté?semoquerdenotrefamilled’artistesexcentriques?Poursesimplifierlavie,lesgensnousignoraient.Jesupposequ’ilsnousprenaientpourdessnobs,commeDanielLeap.Luke se débrouillait mieux quemoi pour la vie sociale, étant à la fois plus séduisant etmoins

    sensible.Jen’ensouffraispasvraiment.LaseulepersonneaveclaquellejepouvaisdiscuterétaitFreddiede

    toutefaçon.EtRiver,réalisai-jesoudain.Jemesentaisàl’aiseaveclui.J’étalai par terre le couvre-lit que j’avais apporté, à l’écart demes camarades de classe. J’avais

    aperçu Gianni parmi eux. Grand et brun, il avait, au fond de ses yeux noirs d’Italien, une lueurd’espiègleriequimeplaisait.Iltravaillaitparfoisavecsesparents,aucafé,quandilnedonnaitpasuncoupdemainàlapizzeria,etilaimaitmeparlerducommerceéquitable,delattemacchiatoetdelamousse parfaite d’un cappuccino. Il avait tendance à s’énerver dès qu’on lui demandait des siropsartificiels,stylechocolatblanc,cequiétaitplutôtcharmant.Ilcroisajustementmonregardetm’adressaunsigneensouriant.Jeluirépondis.Surnotredroite se trouvaitungroupedegosseshilares– ils jouaient avecdesyo-yo rouges et

    s’amusaient de bon cœur, comme seuls les enfants en sont capables. Leurs parents avaient dû lesmettre à la porte après le dîner et ils avaient été attirés par l’animation au cœurde la ville. Jemeseraisinquiétéedeleurprésencependantlefilm,etdurisquedelesentendrebavassertoutdulong,sij’enavaiseuquelquechoseàfaire.Nous nous attaquâmes, River et moi, aux olives, au fromage de chèvre et à la baguette. Nous

    observions les gamins enmangeant : six garçons, chacun pourvu d’un yo-yo, et une fille avec uncerceau. Je reconnus l’und’eux.Âgéd’unedizained’années, ilavaitdescheveux roux foncéetunvisagepâleconstellédetachesderousseur.Jelecroisaissouventenvilleetj’avaisétéfrappéeparsagravité,étonnantepoursonâge.Parfoisilsedéplaçaitenbande,maislaplupartdutempsseul.Ilavaitpris,tropjeune,lamêmehabitudequemoi:veniraucafé.Auboutdequelquesminutes,unadosefaufilaentrelesarbresquibordaient laplacepourvenir

    embêterlesgarçons.Ilavaitunetignassenoireetl’airmauvaisd’unchiensauvageàdemiaffamé.Jeluiauraisdonnéquatorzeansàtoutcasser.Aprèss’êtremoquédesgossesunmoment,etvoyantqueceux-cil’ignoraient,ilsemitàlesbousculeretàleurpiquerleursjouets.

  • Riverenfournaladernièreolivejuteusedubocalavantdeselever.Ils’approchadel’adoébourifféetattrapaundesespoignetsmaigresetblancs.Celui-ci lâchaaussitôtcequ’ilavaitdérobéet,sansdemandersonreste,disparutdanslanuit.River s’attarda pourmontrer auxgarçons commentmanier leurs yo-yo.Ses explications étaient

    aussi limpides que s’il s’était déjà prêté un million de fois à l’exercice. Les enfants buvaient sesparoles,aupointquecertainssepenchaientversluicommepourmieuxentendre.Restée assise sur le couvre-lit, j’observaisRiver lorsque la fille s’approchapourme tendre son

    cerceau.C’étaitunepetitepoupéecharmanteavecdesyeuxbrunsetdesbouclesnoires.J’acceptaisoncerceauavecunsourire,melevaietlepassaiautourdemeshanchesavantd’agiterlebustedansunsenspuisdansl’autrejusqu’àcequemoncorpsretrouvedevieillessensationsetquelesmouvementsdeviennentautomatiques.La fille neme lâchait pasdu regard.Tous les autres spectateurs étaient tournésvers l’écran : le

    génériquededébutavaitcommencé.Alorsquemeshanchesetmajupejaunetournaient,Riverjetauncoup d’œil dans ma direction. Les garçons le considéraient avec une admiration sans bornes – àl’exceptiondurouquin,quinesedépartaitpasdesonsérieux.Jerendislecerceauàlafilleetlaremerciaidemel’avoirprêté.Elleéclataderireetrejoignitses

    amisencourant.Revenus’asseoiràcôtédemoi,Riversemitàtourneretretournerunobjetdanssesmains.Mon

    attentionfutattiréeparunmouvementsur lecôté :LukeetMaddys’embrassaientsousunchêne.Ilavaituneflasquedansunemainetluitripotaitledosdel’autre.«Oh,Luke!Tuessidécevant…»pensai-je,avantderéalisercombienj’étaisridiculed’émettreunjugementpareil,mêmeenmonforintérieur.—Tiens,memurmuraRiverpournepasdérangerlesautresspectateurs.Ilsaisitmamainetlaretournapouryglisserquelquechose.—C’estunmarque-page,précisa-t-il.PourtonHawthorne.Baissantlesyeuxsurmapaume,jerétorquaitoutbas:—Non,c’estunbilletdevingtdollarspliéenformed’éléphant.—Tun’aimespasl’origami?répliqua-t-il.—Si,maislesgensseserventgénéralementdepapier,pasdebillets.Riverhaussalesépaules.—Jen’avais riend’autre.Écoute,Violet, si tuasbesoin,un jour,de fairedescourses,ouautre

    chose,etquejenesuispasdanslecoin,tupourrastoujoursledéplierett’enservir,d’accord?—D’accord,soufflai-je,n’ayantaucunefiertédanscedomaine.Jefourrailemarque-pagedanslapochedemajupe.Riverhochalatêteavantdeplierlesgenouxet

    de s’appuyer sur les coudes, prêt à suivre le film. Il était si souple et gracieux… Je gardais enmémoirelesimagesimmondesdetouscesgarçonsaucollègequiavaientdesgenouxtropépaispourleurs jambesblanchesetmaigrelettes,descuissessi raidesàquatorzeansqu’onauraitcruqu’ellesavaientétédésolidariséesdeleurcorpspuisrafistoléesdetraviole.Rivern’avaitrienàvoiraveceux.Ilmenouaitleventre,agréablement.River,c’était…dujamais-

    vu.

  • Les gosses avaient levé le camp pendant le film. Sans doute pour rentrer se coucher. J’étais siabsorbée par les yeux tristes de Humphrey Bogart et le petit nezmutin d’Ingrid Bergman, par lafraîcheurdelanuitetlesentimentdenouveautérenouveléàchacunedesprojectionsenpleinairquejefusstupéfaitedevoirRiverseredresseraumomentdesretrouvaillesdeRicketIlsa.Ilsepenchapourmemurmurer,leslèvrescolléesàmonoreille:—Jevaismedégourdirlesjambes,jereviens.«Quelgarçondedix-septansabesoind’allersedégourdir lesjambesaucoursd’unfilmd’une

    heuretrente?»medemandai-jeenleregardants’éloigner.Ilnerevintpastoutdesuite.Prèsd’unedemi-heures’écoula.Tictac.Tictac.Lesminutespassèrent.

    Ilréapparut,commeparenchantement,pourladernièrescènedufilm.Ilnem’expliquapasoùilavaitéténipourquoi,maisilmepritlamainetnelalâchaqu’àlatoutefin.Jen’avaisévidemmentaucuneobjection.À l’issue de la séance, Luke et Maddy avaient disparu. Tout autour de nous, les spectateurs se

    dispersaientdans lenoir en se récitant des répliques cultes deCasablanca.River etmoi étions lesderniers.—Alors,oùsetrouvelecimetière?medemanda-t-il.—Pourquoi?rétorquai-jeenremballantlesrestesdenotrepique-niqueavantdepasserl’ansedu

    paniersurmonbras.—J’aimeraislevoir.J’adorelescimetières.—Moiaussi.Seulementjecroisqu’ilestinterditdes’yrendreaprèslecoucherdusoleil.Sansrienrépondre,Rivermepritlepanier.—Trèsbien.J’avaiscédéfacilement:iln’enfallaitpaspluspourmeconvaincred’enfreindrecegenredelois.—C’estquasimentsurlecheminduretourdetoutefaçon,ajoutai-je.Echopossédait un ravissant cimetière.Vaste et ancien, il abritait de grands arbres centenaires et

    deuxmausolées– l’und’euxappartenaità la jadis illustrefamilleWhite.Jenem’yrendais jamais,alorsqueFreddieyétaiten