marin, louis. la description du tableau et le sublime en peinture

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  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    1/25

    Communications

    La description du tableau et le sublime en peintureLouis Marin

    Citer ce document Cite this document :

    Marin Louis. La description du tableau et le sublime en peinture. In: Communications, 34, 1981. Les ordres de la

    figuration. pp. 61-84.

    doi : 10.3406/comm.1981.1508

    http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508

    Document généré le 15/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://www.persee.fr/author/auteur_comm_211http://dx.doi.org/10.3406/comm.1981.1508http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://dx.doi.org/10.3406/comm.1981.1508http://www.persee.fr/author/auteur_comm_211http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    2/25

    Louis Marin

    a description du

    tableau

    et

    le

    sublime

    en peinture

    A propos

    d un

    paysage de Poussin

    et de

    son

    sujet

    En guise d'avant-propos :

    L'étude ici présentée est une partie d'un plus ample

    travail

    consacré au

    sublime

    en peinture, et

    plus précisément

    à la représentation

    de

    la

    tempête qui

    en

    serait une des expressions

    «

    naturelles >.

    La

    Tempestà de Giorgione a constitué, pour

    des motifs qu'il serait oiseux

    de

    développer

    ici,

    le

    champ

    initial

    de

    cette

    recherche. Il

    faut

    toutefois

    le

    signaler,

    car

    le lecteur

    remarquera dans ce

    qui

    va

    suivre —

    ici

    et là —

    les traces que ce

    premier parcours

    a

    laissées

    dans

    le texte.

    Ce

    travail

    pose

    une première

    question : comment

    le

    tableau de peinture

    représente-t-il

    ce

    qui

    peut apparaître

    irreprésentable, un

    défi naturel à

    toute représentation, le sublime ?

    Cette

    question se redouble dans

    cette

    autre :

    comment le

    discours

    décrit-il,

    (représente-t-il)

    le tableau ?

    La tempête ou l'irreprésentable

    de

    la représentation

    picturale : sublime de

    la

    peinture.

    Le tableau ou l'irreprésentable du discours

    descriptif

    : sublimité de la

    peinture

    du

    sublime.

    J'ajoute que,

    il

    y

    a

    dix ans,

    Communications

    avait

    bien

    voulu

    publier mon

    étude intitulée

    « La description de l'image

    : à

    propos d'un

    paysage

    de

    Poussin.

    »

    En

    publiant aujourd'hui

    et

    ici ce

    travail dont le

    titre fait écho à celui

    d'il

    y a dix

    ans, je souhaite sans trop l'espérer

    que les résonances de cet écho

    balisent la cohérence d'un parcours d'un paysage de Poussin

    à

    un autre.

    De Giorgione à Poussin, de

    la Tempestà vénitienne aux

    trois

    «

    tempêtes

    » du

    maître retrouvé après ce

    détour par

    l'Académie,

    détour et

    retour

    qui n'a

    d'autre

    fil,

    d'autre balise,

    d'autre

    justification

    que la

    fulguration ici

    et là

    d'un même

    éclair de foudre. Encore

    n'existe-t-il

    (?),

    ne s'inscrit-il

    que dans deux tempêtes

    sur

    trois.

    Il

    est

    vrai que dans l'une de ces deux,

    il

    y

    en

    a deux. Peut-être

    l'éclair

    absent,

    supprimé (?)

    du

    tableau de l'Orage — mais présent

    dans

    la

    gravure

    de

    Chatillon

    — est-il transporté

    dans Pyrame

    et Thisbé

    comme

    le double de celui

    qui

    tombe

    sur

    la

    ville

    dans

    la

    Tempestà.

    Il

    ne s'agit pas

    de comparer

    la Tempestà

    de

    l'un

    avec les

    tempêtes

    de

    l'autre

    :

    ressemblances et différences

    qui n'auraient

    aucun sol, aucun fondement, ni

    historique ni

    stylistique.

    Seul pour

    cette

    comparaison jouerait

    le

    hasard

    d'une

    rencontre fortuite, la contingence

    tout aléatoire de deux moments de

    ma

    propre

    histoire (qui n'intéresse personne d'autre que moi) se rencontrant dans ce

    phénomène de

    peinture,

    l'aléa de

    la

    fulguration

    d'un

    éclair dans un

    fond

    de

    tableau : éclair d'une rencontre de quelques éclairs, répétition de ce même

    motif ou occasion de peindre, récurrence de quelque chose

    comme

    un

    sujet

    de

    tableau

    et,

    avec cette rencontre, cette répétition, cette

    récurrence,

    une

    même

    61

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    3/25

    Louis Marin

    question :

    qu'en est-il

    du sublime

    en peinture

    et,

    si la tempête est

    un

    cas

    de

    sublime

    naturel,

    qu'en est-il d'une

    peinture

    du sublime de la tempête

    ?

    Aveccette

    question, s'approcher des

    limites

    de la représentation de peinture,

    s'interroger sur

    ces limites, à

    ces limites

    : l'ordre — mais est-ce

    un ordre ?

    de

    l'irreprésentable,

    ce

    qui

    est

    extérieur

    à

    toute

    l'entreprise

    de

    peindre

    et

    qui

    cependant l'aimanterait, la tenterait, la

    fascinerait

    comme son autre

    en elle.

    Vouloir

    peindre,

    vouloir représenter,

    vouloir montrer,

    rendre visible ce

    qui par

    soi,

    en

    soi, se refuse à cette volonté, à cette intention, l'invisible par

    quoi

    le

    visible

    trouve la

    condition de

    sa

    visibilité.

    Ou encore, avec cette représentation-là,

    avec

    cette intention-là le regard du

    peintre, du spectateur au

    lieu

    du peintre, de la contemplation active

    et

    technique

    de l'un, réceptive et savante de

    l'autre,

    le

    regard

    tentant de ressaisir

    l'aveuglement par éblouissement, juste à son extrême limite,

    un

    peu avant,

    où il

    se surprendrait

    à l'instant

    de voir, où il se verrait

    voir.

    La tempête (et l'éclair

    qui la signe) serait la figure de

    cette

    tentative, la figure primitive,

    l'archi-figure,

    dans

    l'art,

    dans

    la

    technè

    de

    peinture,

    de

    son origine

    et

    de

    sa

    fin,

    origine

    qui

    se

    précéderait elle-même, fin sans

    fin,

    la figure sublime de la sublimité de la

    peinture

    et

    de

    sa

    vérité.

    Ou encore la question de la description, de la scription - (dé)scription du

    tableau

    de

    peinture par

    son spectateur

    quand le

    tableau montre

    cette

    limite

    sur

    laquelle il fonde son vouloir-montrer, par laquelle, plutôt, il vise

    à

    l'approprier

    à cette intention,

    intention

    d'intention

    où le

    fond n'est trouvé que dans son

    effondement.

    Comment

    écrire, (d) écrire le tableau de peinture

    lorsqu'il

    s'agit

    de ce

    tableau-là,

    à l'altitude

    sublime

    de cette

    tentative,

    de cette tentation, de

    cette fascination de peindre le sublime ?

    Cette

    question

    par où j'avais commencé

    avec

    la Tempesta de Giorgione à

    Venise

    en me

    demandant

    par

    où commencer

    à

    écrire,

    (d)

    écrire,

    une

    figure

    de

    femme

    y

    avait

    répondu,

    ou

    tout au moins m'avait donné la chance d'un

    commencement ; simplement

    en fixant sur elle mon regard sur le tableau et en

    le renvoyant

    à

    mon œil

    théorique.

    En un instant, en un éclair, tout

    l'enjeu

    de

    l'œuvre de

    peinture — tout

    l'enjeu de Narcisse devenu

    en un instant peintre au

    miroir

    d'une fontaine — de la

    présentation et

    de la

    représentation

    s'était

    trouvé

    présenté-représenté à

    la

    chance d'une

    inscription,

    d'une scription,

    d'une

    (dé)

    scription,

    à

    l'instant même où un éclair fulgurait dans un

    ciel

    d'orage au-dessus

    d'une ville où veillait un oiseau blanc

    au sommet

    d'une tour,

    à

    l'instant

    même

    où brillait,

    éblouissant dans

    une

    coulée de

    peinture

    jaune,

    le sublime.

    UNE

    ECPHRASIS POUSSINIENNE.

    Aujourd'hui, Poussin tient la

    plume de

    la description

    :

    il écrit en 1651

    à

    Jacques Stella une lettre que recopie Félibien

    dans

    ses Entretiens

    (IV,

    p. 127,IIIe Entretien).

    J'ai essayé de représenter

    une

    tempête sur

    terre,

    imitant le

    mieux

    que j'ai pu

    l'effet

    d'un

    vent

    impétueux,

    d'un air

    rempli

    d'obscurité,

    de pluie, d'éclairs et de

    foudres qui tombent en plusieurs

    endroits,

    non sans

    y

    faire quelque

    désordre.

    Toutes les figures qu'on

    y

    voit jouent leur

    personnage

    selon le temps

    qu'il

    fait ;

    62

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    4/25

    La description

    du

    tableau et le

    sublime en peinture

    les unes fuient au

    travers

    de

    la poussière

    et

    suivent le vent qui

    les

    emporte ;

    d'autres au contraire vont

    contre le

    vent, et

    marchent avec

    peine,

    mettant

    leurs

    mains

    devant leurs

    yeux. D'un côté,

    un

    berger court

    et abandonne

    son troupeau,

    voyant

    un

    lion qui,

    après

    avoir mis

    par

    terre certains bouviers, en

    attaque

    d'autres,

    dont les

    uns

    se

    défendent,

    et

    les

    autres

    piquent

    leurs

    bœufs

    et

    tâchent

    de

    se

    sauver.

    Dans ce

    désordre la

    poussière s'élève

    par

    gros

    tourbillons. Un chien

    assez éloigné aboie et

    se hérisse le

    poil, sans

    oser

    approcher.

    Sur le

    devant

    du

    tableau, l'on voit

    Pyrame

    mort

    et

    étendu

    par

    terre,

    et auprès

    de lui

    Thisbé qui

    s'abandonne à

    la

    douleur.

    Sur

    quoi

    Félibien ajoute :

    Voilà de

    quelle

    manière il savait peindre parfaitement toutes

    sortes

    de

    sujets,

    et

    même les

    effets les plus extraordinaires de la Nature, quelque difficiles qu'ils

    soient à

    représenter ;

    accompagnant ses paysages d'histoires ou

    d'actions

    convenables, comme

    dans

    celui-ci qui

    est

    un

    temps

    fâcheux, il a trouvé un sujet

    triste et lugubre. (Ibid.)

    DU SUBLIME DE LA

    TEMPETE.

    D'emblée,

    tout

    est dit ou

    tout

    semble dit

    — de peintre à peintre. Dès la

    première phrase, l'intention

    de représenter,

    le vouloir

    montrer, du

    peintre

    dit,

    écrit

    à un autre peintre, dans la modalité de la tâche infinie toujours

    inadéquate

    dans

    sa réalisation au projet où elle

    prend

    naissance.

    Avec

    cette

    intention de

    représenter,

    le sujet de peinture se pose deux fois

    :

    le sujet-peintre

    qui

    a essayé — dans

    un passé

    proche,

    encore pregnant, encore

    poignant

    puisque c'est par sa

    poussée

    présente qu'il prend la

    plume pour

    écrire

    — de

    représenter

    ;

    et

    le

    sujet

    du tableau,

    motif

    constant

    tout

    au

    long

    de

    l'entreprise,

    qui en

    a

    guidé,

    dirigé le

    travail et

    les efforts. Le peintre, sujet du sujet de sa

    peinture, et l'invention

    du

    sujet de

    son tableau

    : une tempête

    sur

    terre.

    Et

    c'est

    bien ici

    le

    sujet de toute

    peinture,

    sa définition

    :

    « C'est une

    imitation

    faite avec

    lignes et

    couleurs

    en quelque superficie de tout ce qui se voit dessous le soleil, sa

    fin est la

    délectation. »

    Sur terre, tout ce qui se voit dessous le soleil, sur terre,

    une

    tempête.

    Mais le peintre

    ne dit pas tout,

    n'écrit

    pas

    tout

    à

    son ami

    Stella.

    Cette

    invention-là

    du

    sujet de son tableau — et Stella le sait bien aussi — cette

    intention-là de peindre

    ne

    se trouve pas

    dans

    la campagne romaine,

    un

    jour

    d'orage, ou,

    dans l'atelier de

    la via

    Babuino, dans les

    méditations secrètes

    du

    Maître.

    L'une,

    l'autre,

    d'abord

    dans

    le

    champ

    clos

    de

    la

    peinture

    :

    Léonard

    de

    Vinci a

    écrit une description d'orage dans

    son

    Traité

    de peinture

    ; il

    a peint

    un

    orage dans

    et

    par

    un

    texte — Léonard, le

    rival, un

    des plus grands.

    Poussin,

    à

    son tour,

    écrit une

    tempête

    sur

    terre, mais

    en

    décrivant son tableau achevé,

    le

    tableau qui la représente.

    Et

    au-delà

    de Léonard, Apelle, le

    peintre

    mythique,

    le mythe

    même du peintre,

    dont

    Pline

    rapporte

    dans son Histoire naturelle

    qu'il se plaisait

    à

    peindre les choses

    qui

    ne

    se

    peuvent

    peindre, telles

    que

    la

    foudre,

    le

    tonnerre

    et

    l'orage

    : le sujet

    impossible de

    la peinture où cependant la

    peinture

    s'accomplit

    et s'achève ; Apelle peignant ce qui

    ne

    se peut peindre,

    c'est

    non

    seulement

    le mythe

    du peintre

    ou

    son paradigme de

    science parfaite,

    63

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    5/25

    Louis

    Marin

    mais

    c'est

    aussi

    le mythe

    de la

    peinture, toutes œuvres

    disparues, dans sa

    perfection

    impossible,

    le chef-d'œuvre

    inconnu

    qui

    excède

    tout ce

    que

    peut la

    technè de

    peindre

    :

    la tempête, ou le

    sublime de

    la peinture, un

    sujet

    qui ne

    peut

    prendre

    forme

    avec des

    lignes

    et des couleurs que

    dans

    un écrit,

    une

    scription,

    une

    dé(scription),

    celle

    de

    Pline, celle

    de

    Léonard.

    En

    un

    mot

    :

    «

    J'ai

    essayé de

    représenter l'irreprésentable, la sublimité d'une tempête sur terre. »

    J'ai essayé...

    l'intention

    de peindre

    cela, l'invention

    de ce sujet de tableau, la

    position,

    dans cette

    intention et cette

    invention, du

    sujet-peintre, moi Poussin,

    nécessairement, inéluctablement défaillante

    en

    quelque

    chose,

    puisque ce

    sujet-là

    ne se

    peut

    peindre et

    que, du

    coup, le sujet-peintre

    n'y

    sera jamais

    pleinement peintre, et c'est peut-être pourquoi

    il

    écrit,

    il

    (d)écrit.

    Gageure

    impossible, risque absolu, c'est-à-dire délié de

    tout

    ce

    qui peut

    dans l'art de

    peindre être

    assuré

    par les moyens et les fins, les règles et les normes de cet art,

    excès de

    l'intention

    de représenter sur elle-même

    puisqu'il s'agit

    de

    représenter

    l'irreprésentable

    — le « peindre

    »

    s'y

    réalise

    par

    sa défaillance même, puisque

    sur ce

    sujet-là,

    bien

    particulier,

    il

    indique

    par

    défaut

    la

    fin

    de

    l'art

    de

    peindre

    tout entier

    :

    ce qui ne se

    peut

    peindre. Non dite,

    non

    écrite,

    mais sans doute

    secrètement suggérée —

    de peintre à peintre, on se comprend

    une

    contre-définition de la peinture ou plutôt l'envers de celle que Poussin écrira

    quatorze ans plus

    tard

    à M. de Chambray : « C'est une imitation faite avec

    lignes et

    couleurs

    en quelque

    superficie de tout ce

    qui

    se voit dessous

    le

    soleil. »

    Avec

    une tempête sur

    terre,

    il

    n'y a plus de soleil

    et

    rien

    ne s'y

    voit

    qu'à

    partir

    d'un

    autre

    principe

    de visibilité ; rien

    ne

    s'y

    voit que d'une

    visibilité

    autre.

    Lancinant,

    ce

    motif

    de l'impossibilité du « donner-à-voir » du «

    vouloir-

    montrer », revient dans

    le

    procès même de

    la mimésis où

    l'art de

    peindre trouve

    son

    moyen

    : « Imitant le mieux que

    j'ai

    pu... » Mais le mieux de ce pouvoir, ce

    pouvoir

    à

    sa

    plus

    haute

    puissance

    technique,

    ce

    pouvoir peindre du Maître

    est

    insuffisant pour accomplir l'intention, réaliser le vouloir, car le terme de

    l'intention, l'objectif du

    vouloir,

    sa fin,

    est justement

    ce

    qui est sans

    terme ni

    fin,

    sans but ni bout, un incommensurable

    à cette

    intention et

    à

    ce vouloir, le

    sublime

    d'une tempête sur

    terre.

    D'ailleurs

    on

    ne

    représente

    pas une tempête

    sur terre,

    on

    imite au mieux, au mieux que

    l'on

    peut, les effets de ses forces

    incommensurables

    :

    «...

    un vent impétueux, un air rempli

    d'obscurité,

    de

    pluie,

    d'éclairs et

    de foudres

    qui

    tombent

    en

    plusieurs

    endroits non

    sans

    y

    faire

    quelque

    désordre. »

    Les effets, non

    pas

    — mais l'effet

    unique

    de

    toutes ces

    forces multiples en manifestations

    dispersées

    çà et là, l'effet singulier où toute

    cette diversité désordonnée de forces se

    concentre et

    se resserre.

    Au moment

    même où le peintre pointe

    à

    nouveau

    l'impossibilité

    de peindre en s'égalant

    à

    son

    intention,

    à

    ce

    moment

    il

    découvre

    la

    ruse,

    la

    méchané

    de

    sa

    technè

    de

    peinture

    : trouver

    l'unique

    effet des forces

    en

    dispersion de

    la tempête et s'y

    tenir, y concentrer toutes les forces de la mimésis.

    « Quand le

    sublime vient à

    éclater où il faut, c'est

    comme

    la tempête

    :

    il

    disperse tout sur son passage.

    » Et cependant, « d'emblée,

    il

    montre les

    multiples forces

    de l'orateur

    concentrées

    ensemble

    ».

    Tel

    est le principe d'ordre

    de

    la mimésis,

    son

    ordre

    dans

    le désordre

    sublime des

    forces

    de

    la tempête

    : un

    unique effet à imiter, principe d'ordre de la représentation même si cet unique

    effet est dans le représenté, le désordre.

    Cet unique

    effet,

    Poussin

    le

    nomme deux

    fois en

    qualifiant

    le

    vent

    et l'air,

    ce

    64

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    6/25

    La

    description

    du

    tableau et le sublime

    en

    peinture

    pneuma de la

    nature

    qu'est la tempête sur la terre

    :

    le vent est

    impétueux

    et

    l'air rempli d'obscurité

    et

    d'éclairs.

    Double et contradictoire

    qualification.

    La

    tempête, c'est le vent et l'air, le vent c'est Yimpetus, le mouvement d'une force

    qui n'est visiblement saisissable

    que

    dans son

    mouvement

    même et

    ses traces

    sur

    les

    choses

    et

    les

    êtres

    ;

    l'air,

    c'est

    la

    nuit

    et

    la

    pluie

    dont

    les

    éclairs

    et

    les

    foudres sont

    en

    quelque sorte les signatures qui les rendent visibles.

    Dans

    l'impetus

    du vent,

    un

    effet. Dans l'obscurité de l'atmosphère,

    ces

    signes

    météoriques qui, tout

    en

    montrant l'invisible

    opacité

    du

    temps

    par

    une

    lumière

    aveuglante,

    ne s'indiquent que des désordres aléatoires qu'ils provoquent çà et

    là : multiple effet que l'effet de la force du vent ordonnera, fût-elle celle d'un

    coup de vent.

    Mais ce

    faisant,

    en

    énonçant

    le

    sujet

    de son tableau, son intention de

    sujet

    de

    peindre

    et ses moyens

    de représenter

    le

    sublime irreprésentable,

    Poussin écrit,

    (d) écrit,

    semble-t-il,

    le fond

    de son tableau, l arrière-plan de paysage

    et

    de

    nature qui devait

    avoir

    la

    fonction du décor des actions

    et des

    passions

    des

    figures

    humaines.

    Dès

    lors,

    et il

    faut

    bien

    l'en

    croire,

    l'œuvre

    intention

    de

    peinture,

    sujet de peindre,

    vouloir

    montrer

    — est

    passée

    dans son

    décor

    ;

    ou,

    inversement, le

    cadre

    est

    devenu

    sujet et l'espace

    de l'ultime profondeur du

    tableau dans sa surface, son sujet même. Ou, pour le dire autrement, l'effet du

    vent

    impétueux de

    la tempête ordonnant les effets

    de

    désordre des éclairs et des

    foudres

    qui tracent

    l'obscurité de l'air est le sujet c'est-à-dire l'histoire que le

    tableau vise à

    raconter,

    une

    histoire naturelle, le

    récit d'un événement de la

    nature, une tempête sur terre, et

    toutes

    les figures que l'on pourra y

    voir

    à

    travers

    la

    surface

    profonde

    du tableau

    et jusqu'en

    son devant

    ne

    seront que les

    acteurs divers

    de cet événement, les porteurs d'affects de l'unique

    effet du

    souffle violent

    du

    sublime : «

    Toutes

    les

    figures

    qu'on y

    voit

    jouent leur

    personnage

    selon

    le

    temps

    qu'il

    fait.

    »

    Le

    destin

    du

    récit ici

    s'assigne,

    il

    est

    cet

    événement

    irreprésentable

    de

    la nature

    que

    le peintre vise

    à

    représenter, en

    imitant du mieux

    qu'il

    peut l'effet d'ordre de son vent impétueux, dans tous ses

    effets

    de

    désordre

    de nuit

    et d'éblouissement,

    dans

    tous ses effets

    de figures,

    dont

    Pyrame

    et

    Thisbé

    sur le devant

    sont

    les dernières

    figures.

    Il faut donc d'abord, avec la plume du

    Maître et par

    son propre

    commencement, décrire

    la moitié supérieure de la toile où seules s'expriment et

    se réalisent, dans

    leur impossibilité,

    les intentions du

    peintre et

    les

    exigences

    de

    son sujet, cette partie de sa lettre

    à

    Stella où nul spectateur n'a encore été

    posé

    comme sujet du

    regard

    du tableau, comme si,

    dans

    cette exacte correspondance

    entre

    le

    début (cité) de sa lettre

    et la

    partie supérieure de son œuvre de

    peinture,

    se

    déployait

    le

    domaine

    réservé

    au

    peintre

    seul

    dans

    son

    débat

    de

    peintre,

    sa

    tâche

    infinie,

    irréalisable,

    la

    sublimité

    même

    de

    la

    peinture

    du

    sublime.

    Une

    double scène juxtaposée

    en

    largeur,

    d'une tête

    d'arbre à

    gauche

    à une

    autre à

    droite et

    séparée

    par un arbre sur le bord du lac —

    un arbre que

    la

    foudre frappe.

    Au lieu central,

    une

    plaine, par

    delà,

    qu'illumine

    un soleil

    absent,

    avec son fleuve,

    ses

    collines et une chaîne de montagnes clôturant son

    horizon

    :

    lieu central qui

    est aussi

    le lieu

    centré du regard,

    point médian

    de

    la

    ligne d'horizon, point de

    fuite

    de l'architecture

    optique du

    tableau et centre

    géométrique

    de la

    surface

    rectangulaire de la toile. Apprendre —

    en

    aiguisant

    le regard

    — à desceller ce

    lieu central des apparences

    figurées

    qui le

    65

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    7/25

    Louis

    Marin

    recouvrent, l'investissent

    et

    l'indiquent, entre une colline lointaine

    et un

    énorme

    édifice

    couronné de

    tours et percé

    d'arcatures

    monumentales, un

    mélange de

    Colosseo

    ruiné

    et

    de tour de Babel inachevée, vestige colossal

    et

    inaccomplissement

    du

    projet

    infini.

    Là, au bord

    du site

    où se

    cache

    le

    lieu

    vers

    toutes

    les

    apparences

    s'évanouissent

    et

    d'où,

    aussi

    bien,

    elles s'originent

    pour envahir

    la toile,

    une

    architecture

    colossale se dresse, deux

    fois

    interrompue,

    dans

    son passé et son futur présents,

    à

    laquelle

    j'accroche le nom

    de

    Babel, Babylone.

    Le ciel d'abord,

    avant

    la terre, le ciel où se rencontrent le jour et la nuit, la

    lumière

    et

    l ombre :

    ce

    jour

    au-dessus

    de

    la

    scène de gauche, frange lumineuse

    entre le feuillage de l arbre du premier plan

    et

    le sommet de la colline

    qu'un

    château

    couronne

    et

    les

    arbres qu'un vent impétueux incline et où

    un chemin

    trace

    sa route, intervalle solaire qui se poursuit et s'achève au-dessus des

    montagnes de l horizon ;

    la nuit

    remplit

    tout le reste

    de

    1

    « air

    », une nuit qu'un

    éclair

    traverse au centre, serpent ondulant qu'une ligne de feu parfaitement

    rectiligne

    accomplit

    dans

    sa

    chute

    pour

    frapper

    la

    maîtresse

    branche

    de

    l arbre

    qui au bord

    du

    lac borne cette

    première

    scène.

    Dans

    toute cette nuit qui

    s'amoncelle, un deuxième éclair fulgure au-dessus de la ville

    à

    droite pour

    tomber

    de

    sa

    foudre

    au sommet d'une

    montagne,

    sur une

    forteresse,

    en

    l'illuminant instantanément. Ecrire, (d) écrire la ville

    qu'une

    coulée de

    lumière

    venue de

    gauche (de la

    « frange »)

    et

    allant s exténuant

    donne

    à voir les

    nobles

    édifices antiques,

    familiers

    au pinceau

    du Maître

    en ses fonds. Le moment n'est

    pas

    encore venu d'en faire l'inventaire. Pour

    l'instant,

    seulement re-marquer,

    avec la

    plume

    du

    (dé)scripteur,

    l'effet du vent impétueux sur ce fond

    d'opposition

    inégale du jour

    et

    de la nuit : les arbres que la

    tempête

    penche

    et

    retourne

    avec violence de

    gauche

    à

    droite,

    mêlés

    aux architectures

    immobiles,

    stablement

    résistantes

    dans

    l'ouragan déchaîné

    et

    la

    double

    signature

    de

    l'obscurité

    et

    de

    la pluie,

    les

    deux

    éclairs

    et la

    foudre

    qui tombe sur

    un arbre

    pour

    en

    arracher une

    grosse

    branche, sur le rocher forteresse dressé à l horizon

    aux confins

    de

    la terre et

    du ciel. Comment

    imiter le

    mieux

    qu'il est possible

    « l'effet d'un vent impétueux, d'un air rempli d'obscurité, de pluie d'éclairs

    et

    de

    foudres qui tombent en plusieurs

    endroits »

    , sinon en

    donnant à

    voir

    tout ce

    qui plie

    et s'abandonne

    à

    l'ordre de l'unique

    souffle,

    à

    l'impérieuse rection

    du

    vent et tout

    ce qui, immobile

    et stable,

    résiste : l arbre

    et

    la

    demeure,

    marques

    et re-marques d'un plus ample combat, le

    drame

    cosmique de la lumière

    solaire

    qui abandonne le champ du tableau, tout

    en

    se projetant

    dans

    l'intervalle pour

    éclairer,

    donner à

    voir, et

    des puissances

    nocturnes qui

    l'envahissent pour

    produire

    l'invisible

    qu'un

    double éclair

    se

    borne

    à

    montrer.

    LES ACTEURS DU SUBLIME.

    La question de la peinture

    en

    général

    : comment

    donner à voir

    l'invisible

    en

    tant

    que tel ?

    Comment peindre

    la lumière

    de

    la

    nuit

    ?

    Ou encore comment

    montrer

    l'obscurité

    que toute

    lumière

    recèle

    à

    sa source ? La sublimité de la

    représentation de

    la tempête pourrait bien

    être

    un des lieux singuliers

    de

    la

    peinture où la

    question

    « métaphysique

    »

    de la

    peinture

    même pourrait être

    66

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    8/25

    La description

    du

    tableau et le sublime en peinture

    posée

    par

    le

    peintre en

    tant que peintre, Veidos visible dans un pathos qui

    l'annule.

    Le destin du récit de

    peinture,

    cet

    événement

    irreprésentable de

    la

    nature

    ?

    Poussin

    écrit,

    (d)

    écrit

    son

    tableau

    :

    «

    Toutes

    les

    figures

    qu'on

    y

    voit

    jouent

    leur

    personnage selon

    le temps qu'il

    fait : les unes fuient au

    travers

    de

    la

    poussière

    et suivent le vent qui

    les

    emporte

    ; d'autres au

    contraire vont contre le vent et

    marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs

    yeux.

    >

    Voici

    enfin

    venue, au deuxième plan du

    tableau, la part

    du spectateur-

    lecteur

    du tableau :

    Stella,

    sans doute, et aussi le spectateur

    en

    général. <

    On

    y

    voit...

    » dans

    le

    tableau de

    peinture, dans le

    paysage de

    tempête représenté par

    imitation de l'effet d'un vent impétueux

    et

    d'un air rempli d'obscurité

    où il

    est

    cependant possible de voir. Espace de la

    mimésis,

    espace de la lecture, de la

    production du

    récit par le spectateur

    à

    partir de ce qu'expriment les

    figures,

    leurs affects, leurs

    passions présentées dans

    et par leurs signes,

    indices

    immédiatement

    nommables.

    Mais

    le

    spectateur

    produira

    le

    récit

    sous

    la

    loi

    ou

    le

    destin

    cosmique de

    la

    tempête

    dont la marque ou le

    signe

    est

    l'unique et

    inéluctable effet

    du

    vent, le sens de sa force.

    Les

    passions dont les figures sont

    porteuses, qui

    les constituent comme

    figures

    du récit

    par leurs

    affects divers

    et

    liés ne

    sont,

    en

    l occurrence de l'événement du

    sublime,

    que les

    effets

    simples

    de cet unique effet d'une force à sens

    unique. Ces

    figures

    n'ont

    d'autre

    mouvement

    que

    ceux que

    détermine ce

    mouvement rigoureusement

    orienté.

    Comme tout à l'heure l arbre

    et la

    demeure sur fond de jour

    et

    de nuit, les uns

    fuient et suivent le vent qui les emporte, ils

    obéissent à

    l'ordre

    du

    vent,

    à

    la

    force unidirectionnelle de la nature, au destin qui

    en

    cet instant se manifeste, ils

    coopèrent à

    la

    nécessité

    qu'ils

    subissent

    et qui

    excède

    toute

    volonté propre ;

    d'autres,

    à

    l'inverse,

    contrarient le mouvement — effet de force de la tempête

    vont contre le

    vent,

    résistent

    à

    sa

    puissance

    et

    pour

    ce

    faire,

    mettant

    la

    main

    devant leurs

    yeux,

    s'aveuglent

    à

    ce qui se montre du destin

    dans

    le vent qui

    traverse

    tout le

    champ

    du tableau

    de son

    unique effet

    ceux-là, par

    leur

    mouvement contraire, ne voient pas

    ce

    que le

    tableau

    rend

    visible.

    Polarité

    simple d'une opposition simple des

    figures

    à mouvements

    contraires

    : Yistoria

    trouve là,

    non

    point encore son récit,

    mais

    son scheme et sa loi

    :

    deux affects

    opposés à l'effet du

    vent.

    Ainsi

    toutes les figures jouent bien leur personnage selon le

    temps

    qu'il fait

    :

    il n'y

    a

    qu'un

    seul temps, celui du coup de vent, effet

    prompt et

    immédiat,

    d'une force naturelle

    à

    sens

    unique,

    et il y

    a

    deux personnages, deux rôles

    entre

    lesquels se

    répartissent toutes

    les

    figures

    et il

    faut bien lire :

    toutes.

    Il

    n'y

    a

    qu'une

    loi ou

    qu'un

    destin,

    le

    temps

    de

    la

    tempête dont

    le

    peintre

    imite

    du

    mieux qu'il peut l'unique

    effet, et il

    n'y a que deux personnages, deux

    rôles,

    deux

    affects, suivre le

    mouvement

    qui emporte tout,

    résister à

    ce

    mouvement,

    aller contre

    lui

    et

    s'aveugler ; agir conformément à la

    nature

    ou, en

    s'opposant

    apparemment à

    elle, être

    oublieux

    de sa

    puissance.

    Les devoirs (ou les nécessités) issus des situations s'imposent

    à

    nous comme tel

    rôle à l'acteur.

    L'acteur

    n'est responsable

    ni du

    personnage qui lui a été confié,

    ni

    du temps

    dont il dispose

    pour

    jouer. Tout

    ce

    qu'on lui demande et

    tout ce qui

    dépend pleinement de

    lui, c'est

    de jouer

    le

    mieux possible, à chaque instant et

    aussi

    longtemps

    que le magistrat qui l'a engagé le

    laisse

    en scene 1...

    67

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    9/25

    Louis

    Marin

    Est-il donc en ton pouvoir de choisir

    le

    thème ?

    Tel

    corps t'a été donné,

    tels

    parents,

    tels

    frères,

    telle patrie,

    tel rang dans cette patrie.

    Et

    voilà que tu

    viens me

    dire :

    « Change moi le thème. »

    Résister au

    thème que nous octroie la vie,

    [résister au temps qu'il fait, à l'effet unique

    du vent

    impétueux

    du

    sublime qui

    éclate

    ici

    maintenant]

    et

    refuser

    l'argument

    des

    poèmes dramatiques, c'est

    commettre la même

    faute

    et c'est se fermer à la plus

    haute

    leçon des tragédies qui

    est de nous

    «

    rappeler

    les

    événements de la

    vie,

    et qu'ils

    doivent

    arriver ainsi

    naturellement »

    2.

    L'acteur

    figure symboliquement le sage en ce qu'il

    accepte

    son

    texte

    et met tout

    son soin à le réciter, tout en

    refusant,

    puisqu'il n'est qu'un acteur, de

    «

    prendre

    au

    tragique

    > les événements qu'il joue ; comme

    pour

    le sage, ils ne sont

    rien

    pour

    lui, ils sont «

    indifférents

    »

    3.

    Ici donc se produit

    un remarquable

    mouvement

    d'écriture

    dans la

    (dé)

    scrip-

    tion de son tableau par le Maître.

    «

    J'ai

    essayé

    de le représenter...

    »

    — procès de

    la

    tâche

    infinie

    s'avoue

    l'inadéquation

    de

    l'intention du

    peintre

    et

    de

    sa

    réalisation de

    peinture

    et, avec

    cette

    inégalité,

    toute

    la

    sublimité

    d'une

    peinture

    du

    sublime — ;

    « on

    y voit [dans le tableau] — contemplation présente par le

    spectateur

    de l'œuvre achevée,

    présentation par

    l'œuvre même

    d'un

    visible

    lisible,

    d'une narrativité iconique, par la représentation sous la loi ou le destin

    cosmique

    de

    la tempête en

    son

    effet

    de mouvement

    qui

    assigne, à

    la fois

    «

    sujet

    »

    de la représentation

    et

    «

    moyen

    »

    de

    la

    mimésis. Ce

    mouvement

    dans

    le procès de (dé)scription est celui d'un retrait du

    peintre narrateur hors

    de

    l'histoire qu'il

    a

    représentée

    dans

    le récit

    des figures

    qui le présentent au regard

    anonyme.

    La

    représentation

    parle

    toute seule à

    qui

    la

    contemple, non point

    une

    tempête de la Nature

    mais

    le tableau d'une tempête où le peintre

    a essayé

    de

    représenter l'autre

    en

    imitant,

    c'est-à-dire

    en

    discernant le

    mieux

    qu'il

    lui a

    été

    possible,

    son

    effet

    sur

    les

    choses

    et

    les

    êtres.

    Désormais

    dans

    la

    lettre

    que

    Poussin écrit

    à Stella,

    c'est le

    tableau

    qui

    se

    décrit

    lui-même

    en

    s'exposant,

    en

    se présentant dans ses

    figures

    discernées.

    D'où

    la remarquable expression de ce

    texte :

    «

    Toutes les

    figures jouent leur

    personnage selon le

    temps qu'il fait.

    »

    On

    pourrait

    en

    écrire ce que

    Claude

    Imbert note du prologue de Daphnis

    et

    Chloé

    de Longus

    4.

    En

    unissant

    de manière indéfectible la fonction heuristique

    du

    modèle

    réduit

    à la

    force initiatique

    du signe,

    «... le

    tableau

    schématise et

    anticipe les

    épisodes

    du

    récit

    comme

    la

    vision d'ensemble du

    destin...

    Vision

    synoptique,

    par sa constitution même le tableau est le dépôt d'une

    activité

    théorique

    puisque

    les lenteurs

    et

    l'ordre

    linéaire

    de

    la

    conscience

    temporelle et

    discursive

    lui

    sont épargnées.

    Il participe

    même de la vision que le dieu pourrait

    prendre

    de

    la

    succession

    des

    événements

    :

    Divinitati

    omnia

    praesens"

    Qui

    a

    vu le tableau d'ensemble

    en

    sait plus que les héros du

    drame,

    aveuglés

    qu'ils

    sont

    par leurs tribulations.

    »

    A

    plus

    forte

    raison lorsque

    le

    « thème »

    (Vhypo-

    thesis,

    l'argument

    du drame,

    le

    sujet) du

    tableau n'est autre que

    l irruption du sublime cosmique

    sur

    terre dans la

    puissance

    de la

    tempête.

    Aussi

    les

    figures

    jouent-elles leur rôle

    dans

    la représentation comme

    des

    acteurs,

    leur personnage

    sur

    la scène tragique

    conformément

    à l'ordre du

    destin,

    mais seul le spectateur

    en lisant

    la représentation,

    en

    disant

    ce qu'elle décrit

    entre dans

    l'initiation

    à

    la sagesse que le signe

    propose

    en

    schématisant

    l événement dans

    la

    polarité simple des deux rôles :

    suivre le

    mouvement de

    la nature,

    s'aveugler

    en

    allant contre lui, et

    en

    le

    synthétisant

    dans le présent d'une

    68

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    10/25

    La

    description du tableau

    et

    le sublime en peinture

    présentation épiphanique. « Si les énoncés

    (iconiques

    — descriptifs) tiennent

    leur

    force

    de

    la représentation qu'ils analysent,

    les

    intentions et la

    personne

    du

    locuteur (peintre) s'effacent

    au

    profit de la représentation

    communiquée...

    » —

    le lekton,

    (l'iconique)

    ne

    porte

    pas

    plus

    la

    trace

    du locuteur (peintre)

    que

    l'oracle ne porte la trace de

    l'haruspice. Il

    n'est

    pas

    une

    déclaration

    (

    apophansis)

    prise

    dans l'actualité d'une parole

    et

    du

    travail

    de la

    formulation

    — réservée

    à

    la première phrase de la lettre

    à Stella. Il

    est un

    déclaré

    qui porte

    en

    lui-même,

    dans

    ses traits grammaticaux et syntaxiques la responsabilité de

    l expression.

    «

    Art

    impersonnel, le représenté est

    sans trace du procès de

    représentation

    — énonciation.

    Comme

    l'écrit encore

    Claude

    Imbert : «

    La

    deixis

    inscrit dans

    la

    grammaire de l'énoncé

    le

    relief de

    la

    représentation

    et en

    rappelle les conditions d'aperception... le sujet locuteur n'est donc que

    l'interprète

    stigmatisé

    de la

    représentation

    qu'il transmet,

    il

    s'abolit dans son

    message. >

    Ainsi

    la tempête sur

    terre

    est-elle tout le tableau dans son unique

    effet

    et

    spécialement

    sa

    moitié supérieure

    qui

    en ouvre

    la

    profondeur

    dans la

    surface

    de la

    toile.

    Ainsi

    s'inscrit,

    dans

    la « grammaire »

    du représenté,

    le

    relief

    de la

    représentation en

    ses plans simultanés. Point

    n'est

    besoin d'une figure

    le tableau

    se figure

    en

    figurant

    le

    procès de représentation

    qui l'a

    produit, et,

    en

    positionnant

    dans

    l'espace extérieur, le

    regard

    qui le contemple. C'est le « relief

    de la représentation » seul qui

    en

    « rappelle les conditions d'aperception » et le

    peintre

    s'abolit dans son icône :

    «

    Toutes

    les

    figures

    qu'on y voit jouent leur

    personnage

    selon le temps qu'il

    fait : les unes fuient au travers de

    la

    poussière

    et suivent le vent qui les emporte

    ; d'autres

    au contraire vont contre le vent et

    marchent

    avec peine

    en mettant leurs mains

    devant

    leurs yeux. »

    Le Maître (d) écrit toujours,

    on

    le

    sait,

    le tableau avec

    une

    remarquable

    précision,

    ainsi,

    par

    exemple, la Manne dans la

    lettre

    à Chantelou, comme

    je

    l'ai

    montré

    ailleurs.

    Or

    sa

    description présente en

    ce

    point

    une

    intéressante

    quoique apparente inconséquence.

    Toutes

    les figures

    qu'on

    voit dans le

    tableau, écrit-il, ou bien

    fuient

    et suivent le

    mouvement de

    la tempête ou

    bien

    résistent

    et

    vont contre

    lui

    en

    s'aveuglant. Toutes

    et

    pourtant deux seulement,

    l'une

    à

    cheval, l'autre

    à pied, fuient

    emportées par le vent

    de l'orage

    et

    une

    seule

    au

    deuxième plein à

    l'extrême

    droite, montée sur un âne, s'avance contre

    lui, les mains sur les

    yeux.

    Toutes les autres

    jouent

    leur personnage non plus

    selon le

    temps

    qu'il fait, semble-t-il,

    mais dans

    le

    temps

    de l'ouragan, selon

    d'autres

    causes ou

    d'autres

    événements. La

    question que pose ce

    pluriel

    dans

    la

    description et que dément apparemment ce que le tableau représente

    nous

    introduit

    en

    vérité

    au statut

    du narratif

    en

    général

    et

    à celui

    du récit dans

    ce

    tableau

    en particulier.

    On

    sait les

    critiques qu'Aristote

    formulait à l'égard de

    l'historiographie par

    opposition à

    la poésie tragique.

    Moins philosophique

    que la

    tragédie

    parce

    qu'elle

    s'attache

    aux

    individus

    et

    non comme celle-là

    qui

    peint des caractères

    généraux,

    astreinte

    à

    narrer la

    succesion d événements

    circonscrits par

    une

    même période,

    l'histoire est privée

    de l'unité d'action

    propre

    à la tragédie

    et

    est

    rarement capable

    d'assigner

    des causes. En soumettant la

    narration à

    la

    synopsis d'un tableau

    d'ensemble,

    la peinture

    poussinienne

    d'histoire relève le

    récit

    au plan d'une apodeixis.

    « Elle

    donne,

    comme

    le

    fait

    le

    diagramme

    d'une

    machine simple, le schéma d'équilibre et de

    mouvement

    de forces

    en

    conflit »

    ,

    et toutes

    les

    spécifications particulières

    de

    ce

    schéma,

    loin

    de

    l'altérer, n'en

    69

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    11/25

    Louis

    Marin

    seront que les

    illustrations

    qui

    l'exemplifient.

    « L histoire traite de la

    consecution

    des

    actes

    dont

    les individus sont

    le

    suppôt

    et

    les

    événements, la

    trace... Seule la vision

    d'ensemble

    libère la connaissance des causes

    véritables

    de l'illusion

    des

    commencements

    :

    elle

    simule l'unité

    d'action

    et

    la

    nécessité

    du

    destin 5.

    » Si

    toutes

    les

    figures, et non pas seulement trois d'entre elles,

    jouent leur personnage selon le

    temps qu'il

    fait, c'est que ce

    temps

    (weather)

    n'est

    pas

    seulement l'effet

    impérieux

    du

    vent

    à la traverse de tout

    l'espace

    du

    tableau,

    mais

    aussi le

    temps

    de la tempête, le temps d'une même nécessité de

    destin cosmique, d'une même unité d'action du dieu, dont l'événement

    météorique de l'ouragan, celui, animal,

    du

    lion, survenu

    dans

    son occurrence

    inexplicable

    et

    celui passionnel de Pyrame

    et

    Thisbé advenu du

    mythe ne

    sont

    que les illustrations singulières, aménageant une démonstration par les

    vecteurs

    et

    les rections

    des figures

    dans le relief de

    la représentation.

    Le

    tableau

    et toutes ses figures

    descriptives

    -narratives, ou le

    simulacre

    de la sublimité du

    destin par le

    sublime

    d'une représentation

    de

    l'irreprésentable,

    celle

    d'une

    multiple

    et

    unique

    tempête.

    UN

    RECIT

    DANS

    UNE

    DESCRIPTION.

    D'un

    côté,

    un

    berger

    court et abandonne son troupeau,

    voyant

    un lion qui, après

    avoir mis par terre certains bouviers, en

    attaque

    d'autres, dont

    les

    uns se

    défendent et

    les

    autres

    piquent

    leurs boeufs et tâchent de se

    sauver.

    Dans

    ce

    désordre, la poussière s'élève

    par

    gros

    tourbillons. Un chien

    assez

    éloigné aboie et

    hérisse

    le

    poil sans oser

    approcher.

    Voici donc

    en

    apparence l'anecdote, scène pastorale, si

    dramatique

    soit-elle.

    Regardez

    le tableau et

    vous verrez à

    la même

    verticale,

    l'éclair qui fulgure et le

    lion bondissant

    sur un cheval blanc

    dont

    le

    cavalier

    a été

    jeté

    à

    terre.

    Un récit

    peut ici se conter à partir de son

    moment

    central dans le présent même de son

    occurrence.

    L'action ou plutôt

    l'événement

    de l'attaque

    du

    lion délimite et

    détermine le

    présent

    et

    ses circonstances immédiates : une lutte

    confuse, trois

    acteurs, un nœud de corps et de gestes, le

    lion

    surgi de la gauche agrippé

    à

    la

    croupe du cheval cabré,

    le

    cavalier déjà à

    terre et gesticulant une

    vaine défense,

    un

    autre monté sur un

    cheval

    sombre, le

    bras

    levé attaquant le fauve. Mais

    voici

    que déjà

    un

    troisième

    cavalier

    s'enfuit

    sur

    sa

    monture

    en

    fouettant

    ses

    bœufs,

    et

    plus loin

    sur le chemin

    un

    berger court, la tête

    tournée vers

    la

    mêlée

    en

    poussant son

    troupeau

    fuyant vers la droite. Ce présent,

    on

    le mesure ici à

    cette brève

    description,

    n'est pas

    un

    instant

    pur

    de simultanéité

    abstraite,

    mais

    un moment

    qu'une seule action articule. Ainsi, qui

    pourra

    dire que le troisième

    cavalier fuit

    le

    combat parce

    qu'il

    a déjà vu

    l'attaque

    du lion ou qu'il galope

    poussé par le vent impétueux de la tempête sans

    voir

    le

    drame

    qui

    advient

    dans son

    dos, et

    de même,

    le

    berger

    et

    son troupeau de moutons

    ?

    Consecution

    quasi simultanée ou conséquence étroitement

    enchaînée à

    sa cause ? Seule la

    vision d'ensemble — celle du spectateur —

    révèle une

    unité d'action

    inaccessible

    à

    la

    perception des acteurs de l'histoire.

    Elle

    donne

    le

    schéma

    70

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    12/25

    La

    description du tableau

    et le

    sublime

    en

    peinture

    d'équilibre et

    de mouvement de forces en

    conflit.

    Le

    récit

    peut alors emprunter

    « la liaison faible

    de

    la

    succession

    et

    de

    la conjonction des

    événements » . Nous

    seuls

    qui

    voyons tout le tableau savons bien que le

    lion

    est

    la tempête

    et

    que les

    figures

    qui

    s'abandonnent

    au

    vent

    et

    suivent la

    force qui

    les

    emporte

    peuvent

    être

    saisies

    de

    l'illusion

    de

    fuir

    le

    fauve

    bondissant,

    comme

    celles

    qui

    le

    combattent, de celle de résister à l'événement cosmique

    dont l'attaque

    du lion

    est

    seulement

    l'illustration. Allégorie animée-animale

    de

    la nature, l'irruption

    du lion

    sur

    la

    scène médiane

    est

    une

    tempête

    naturelle,

    le surgissement

    de son

    événement

    spécifié par

    une

    figure

    de

    la force, et un

    récit-anecdote

    peut

    bien se

    conter,

    dans les figures du tableau —

    il n'est et ne

    sera

    jamais pour

    nous qu'une

    représentation

    particulière

    de

    la tempête

    cosmique

    sur terre. La description

    du

    tableau par la plume de Poussin le marque

    par un

    rappel : « Dans ce désordre,

    la

    poussière

    s'élève par gros tourbillons. » Ne cédez

    pas

    aux

    fascinations

    narratives,

    ne

    vous abandonnez

    pas

    aux mirages d'une histoire singulière. La

    tempête

    du

    ciel

    sur

    la

    terre

    reste

    l'argument, l'hypothèse,

    le

    thème du

    tableau,

    celui

    du

    destin

    cosmique

    et

    le

    désordre

    des

    actions

    et

    passions animales

    et

    humaines n'est qu'un cas singulier

    parmi d'autres du sublime de

    la

    Nature

    qui

    n'est

    désordre

    que

    pour

    les personnages

    que jouent

    les figures. Le

    lion

    ne

    surgit-il

    pas

    de

    la

    gauche conformément à l'ordre de

    l'unique

    effet du

    vent ? Le

    seul indice,

    dans

    la description,

    du changement de

    plan et

    de

    l'apparition d'une

    cause accessoire

    (le

    lion) exactement contemporaine de la cause principale

    réelle et unique (vent de la tempête) dans leurs effets semblables et

    simultanés

    est la transformation « immédiate » du mouvement unidirectionnel de

    l'ouragan en

    mouvement tourbillonnaire.

    L'effet

    du

    vent

    impétueux

    est là-bas

    l'impérieuse

    rection d'une force rigoureusement orientée, ici le vortex répétitif

    de

    la

    terre-poussière. Les gros

    tourbillons

    de poussière dans

    la

    Nature que

    souligne

    la

    description

    écrite

    trouvent leur

    image,

    dans

    le

    monde

    des

    êtres

    animés,

    avec

    le

    nœud

    des figures

    animales

    et

    humaines,

    lion,

    chevaux

    et

    cavaliers,

    emmêlés,

    où le récit

    trouve

    son

    moment.

    Si le scheme

    général

    des

    forces en conflit

    construit l'opposition

    structurale des

    figures

    qui

    s abandonnent à

    l'effet

    du

    vent et

    de

    celles qui y résistent, le nœud

    tourbillonnaire

    des

    personnages

    et

    des forces naturelles donne

    au récit

    particulier son point

    d'ancrage. Mais le tourbillon n'est que la transformation momentanée et

    particulière, à la mesure

    des

    actions

    et

    des passions animales

    et

    humaines, du

    mouvement à sens

    unique

    de

    la tempête

    cosmique, mouvement circulaire

    se

    donneraient

    à

    voir

    dynamiquement les forces

    en

    conflit

    dans

    leur succession

    répétitive.

    Le

    tourbillon

    comme

    moment dynamique

    de l'équilibre momentané

    dans

    le

    désordre, du

    conflit

    des

    forces

    sans

    solution dont

    le

    «

    chien

    assez

    éloigné > qui « aboie

    et

    hérisse

    le

    poil sans oser

    approcher

    »

    serait

    la

    figure

    cumulant dans son

    immobilité

    à la

    fois

    les réactions agressives

    d'attaque et

    celles, passives, de fuite.

    De l'effet unidirectionnel du vent, les tourbillons de poussière sont les

    transformations

    (la

    métamorphose) aléatoires, particulières

    et

    momentanées,

    comme le récit de

    l'attaque

    des cavaliers,

    bouviers et bergers par le

    lion

    est la

    transformation par spécification de la polarité simple des deux

    «

    personnages

    >

    de

    l'assentiment à

    la nécessité

    cosmique

    et de l'illusoire et aveuglante résistance

    à sa

    toute-puissance.

    Double

    transformation

    dont le

    terme

    sera la

    brève

    séquence de la

    fable

    que donnent à voir les deux

    figures

    du premier

    plan

    à

    71

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    13/25

    Louis

    Marin

    droite,

    l'effet de mouvement du destin cosmique

    est inversé en

    effet

    contraire, mais dans

    l'erreur

    de la passion humaine.

    Sur le

    devant

    du tableau, l'on voit

    Pyrame

    mort

    et étendu par

    terre

    et

    auprès de

    lui,

    Thisbé

    qui

    s'abandonne

    à

    la

    douleur.

    Le vent traverse de sa force tendue tout l'espace du tableau :

    arrière-plan,

    plan intermédiaire,

    avant-scène.

    Mais

    à l'aplomb de l'éclair

    l'obscurité du

    ciel

    se signe, l'épiphanie

    lumineuse

    de

    la

    tour de

    Babel-Babylone, le nœud

    tourbillonnaire du lion, des chevaux

    et

    des hommes

    dans

    les gros tourbillons de

    poussière

    qui

    s'élèvent. Cependant, du

    point où la

    foudre tombe arrachant

    la

    maîtresse branche de l'arbre central, une même verticale

    lie

    dans sa

    chute

    le

    chien qui aboie et hérisse le poil

    sans

    oser

    approcher

    et

    Pyrame

    mort et étendu

    par terre.

    Et voici

    liés au deuxième éclair dont la

    foudre

    frappe la

    montagne-forteresse

    à l'arrière-plan,

    sur

    la scène

    intermédiaire, le cavalier qui

    s'enfuit

    vers

    la

    ville

    poussé

    par

    le

    vent,

    et

    sur

    le

    devant du

    tableau,

    Thisbé

    qui

    s'abandonne

    à

    la

    douleur.

    Après

    l'effet d'un

    vent

    impétueux, voici

    venu celui

    d'un

    air

    rempli

    d'obscurité, de pluie, d'éclairs

    et

    de foudres

    qui

    tombent

    en

    plusieurs endroits, non sans y faire du désordre,

    voici

    le dénouement sanglant

    et

    absurde

    d'une

    belle

    et

    malheureuse

    histoire d'amour contée,

    dans Ovide,

    par

    une des

    filles

    de Minyas si appliquées

    au

    tissage de la toile

    en

    l'honneur de

    Minerve qu'elles en

    oublièrent

    la fête

    de Bacchus.

    UN CONTE OVIDIEN.

    L'histoire de Pyrame

    et

    Thisbé,

    ou

    comment

    un

    arbre

    qui

    portait des fruits

    blancs, éclaboussé de sang, en

    porte maintenant des

    noirs ? Comment le blanc

    (la couleur universelle de la

    lumière)

    peut-il devenir noir

    (la

    non-couleur de

    l'obscurité)

    par la médiation

    du

    rouge ? Cette métamorphose est

    une

    histoire

    absurde d'amours malheureuses, mais c'est aussi un problème de peintre, et

    nous

    le verrons bientôt, en

    écoutant

    le conte, c'est

    aussi

    le problème des signes,

    dès traces, des marques

    et

    de leur interprétation où

    l'erreur

    peut conduire

    à la

    mort.

    « Pyrame

    et

    Thisbé, lui le plus

    beau

    des jeunes hommes, elle surpassant

    toutes

    les

    jeunes

    filles

    que

    vit

    naître

    l'Orient,

    habitaient

    des

    maisons

    contiguës,

    en ces

    lieux

    Sémiramis,

    dit-on,

    ceignit une

    ville de

    hautes

    murailles de

    briques », Babylone. Amour partagé des jeunes

    gens

    mais

    leurs

    pères

    s'opposent

    à

    leur

    union.

    En l'absence de

    tout confident,

    signes et gestes sont leur langage... Une mince

    lézarde qui s'était

    produite

    jadis, au

    temps de

    la construction, avait

    fendu le mur

    mitoyen de leurs deux maisons. Cette malfaçon que personne au cours

    de

    longs

    siècles

    n'avait remarquée,

    les

    premiers — de quoi ne

    s'aperçoit

    pas l'amour ? —

    vous la vîtes, amants, et c'est par là que vous fîtes passer

    votre

    voix. En

    toute

    sûreté,

    par

    ce

    chemin, vous

    aviez

    coutume d'échanger,

    murmurés à

    voix

    basse,

    72

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    14/25

    La

    description du

    tableau et le

    sublime

    en peinture

    vos doux propos.

    Souvent,

    quand postés,

    Pyrame

    d'un côté, Thisbé de

    l'autre,

    ils

    avaient

    recueilli

    tour à tour le souffle de leur bouche : «

    Mur

    jaloux, disaient-ils,

    pourquoi dresser ton obstacle entre

    deux amants

    ? Que

    donnerions

    -nous pour

    que

    tu nous

    permettes de

    nous

    étreindre

    corps

    à

    corps

    ou si c'était là

    trop,

    que tu

    t'ouvrisses

    au

    moins

    pour

    les

    baisers

    que

    nous échangerions

    î

    Mais

    nous

    ne

    sommes

    pas des ingrats.

    Nous te

    devons — nous en

    faisons l'aveu

    d'avoir

    donné passage à nos propos jusqu'aux

    oreilles

    chéries

    >

    6.

    Passage d'une unique et

    double voix amoureuse à

    travers la lézarde d'un

    mur,

    mais

    contact impossible des

    corps. Echange

    sans

    accomplissement,

    souffle

    duel sans achèvement physique,

    voici le point

    de départ de l'initiation

    erotique, une séparation

    qui

    n'empêche pas une

    forme

    primitive de

    conjonction

    :

    un trait qui creuse

    une surface, une trace mais

    suffisamment

    profonde quoique

    infiniment

    étroite pour trouer une

    limite ; une

    inscription

    qui est,

    en

    son creux,

    le

    souffle d'une voix

    double et

    doublement accordée.

    Ainsi

    par

    exemple

    la

    lézarde

    d'un

    éclair

    sur

    la

    paroi

    nocturne du

    ciel.

    Alors,

    après avoir à mi-voix,

    dans

    un murmure, exhalé longuement leurs plaintes,

    ils

    décident d'essayer, dans

    le

    silence de la

    nuit,

    de

    tromper

    leurs gardiens et de

    franchir les portes ;

    puis, une fois sortis de leurs maisons, de quitter l'abri même

    de

    la

    ville. Et

    pour

    éviter de s'égarer

    en

    errant

    à

    travers

    champs

    ils se

    donnent

    rendez-vous au bûcher de Ninus, où ils

    se

    cacheront

    à l'ombre d'un arbre.

    Il y

    avait là un arbre couvert de

    fruits

    de neige, un haut mûrier dans le

    proche

    voisinage d'une source fraîche... le jour leur parut

    bien long

    à

    décroître. Le soleil

    plonge

    dans la mer et de ces mêmes eaux surgit la nuit.

    Passage

    de

    la

    voix à travers un

    mur, fuite des corps hors des

    abris de

    la

    demeure

    et

    de la

    ville

    dans

    l'espace

    ouvert de la campagne, à la

    faveur

    du jour

    enfui

    et

    du surgissement

    de

    la

    nuit

    :

    le

    lieu

    de

    la

    rencontre

    nocturne

    est

    le

    monument, le tombeau, le signe de la

    mort et

    l arbre

    aux

    fruits

    blancs

    au plus

    proche de

    la source. La

    marque de

    la conjonction, le

    signal

    des retrouvailles

    a

    toute

    l'équivoque

    du sème : noir

    et

    blanc, errance

    hasardeuse et double

    balise,

    mort et vie. Le voyage

    initiatique

    se

    double

    d'une interprétation nécessaire des

    marques et des signes

    ambigus.

    Adroitement, à la faveur des ténèbres, Thisbé

    a

    fait

    tourner

    la porte

    sur

    ses

    gonds

    ; elle

    sort...

    et le

    visage

    voilé parvient au

    tombeau,

    s'assied

    sous

    l'arbre

    convenu. L'amour la rendait audacieuse.

    Irruption

    soudaine

    de

    l'événement

    :

    Mais voici

    qu'une lionne,

    qui

    vient d'égorger

    des bœufs, le

    mufle

    tout couvert

    d'écume, arrive

    pour étancher

    sa

    soif dans 1 onde de la source voisine.

    De

    loin aux

    rayons de la

    lune,

    la Babylonienne Thisbé

    l a

    vue et court

    toute

    tremblante

    se

    réfugier

    dans

    l'obscurité d'une grotte. En

    fuyant,

    elle perdit son voile, tombé

    de

    ses épaules.

    Quand

    la

    féroce

    lionne

    eut, à longs traits,

    bu

    et apaisé

    sa

    soif, en

    rentrant

    dans

    les

    bois,

    trouvant

    par

    hasard, sans sa

    maîtresse,

    le

    léger voile,

    de sa

    gueule ensanglantée, elle

    le mit en pièces.

    Irruption

    aléatoire de

    l'événement et,

    aux divers

    nœuds du

    hasard, des

    indices, des traces, des

    signes.

    Le sang et l'écume sur le mufle de la lionne,

    73

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    15/25

    Louis

    Marin

    indice

    des bœufs

    égorgés ;

    le

    voile de

    Thisbé,

    tombé, trace de

    sa fuite

    ;

    et

    déchiré

    par la

    lionne

    apaisée,

    devenu signe de

    la

    férocité du

    fauve, signe où

    se

    marque

    avec

    le

    sang

    des bœufs, le

    troupeau

    tout

    à l'heure

    dévasté par elle. Mais

    le

    voile

    est

    tombépar hasard des épaules, mais la lionne /jar/iasarc/le

    trouve et

    par

    hasard,

    de

    sa

    gueule

    ensanglantée,

    le

    met

    en

    pièces. Un

    texte

    composite,

    fait de signes,

    d'indices,

    de marques s'écrit en ce

    lieu

    nocturne de la mort et

    du

    souterrain,

    un

    texte d'espace visible-lisible sous la

    pâle clarté

    de la

    lune,

    un

    texte

    que

    ses scripteurs, la lionne, Thisbé inscrivent sur leur corps et dans les

    choses

    sans

    intention,

    à leur corps défendant,

    poussés irrésistiblement par le

    besoin

    et la passion.

    Les

    scripteurs disparus ou

    cachés,

    le

    lecteur entre

    en

    scène.

    Pyrame, sorti

    plus

    tardivement, releva dans l'épaisse poussière les

    traces

    indubitables de la

    bête

    et la pâleur envahit tout son

    visage. Mais quand

    il

    découvrit

    aussi

    l'étoffe teinte

    de

    sang

    :

    «

    Une

    même

    nuit,

    s'écria-t-il,

    causera

    la

    perte de deux amants

    ;

    des

    deux,

    elle

    était la

    plus digne d'une

    longue vie ;

    pour

    moi, que je

    me

    sens coupable. C'est

    moi,

    malheureux, qui t'ai tuée,

    en

    te

    demandant de

    venir

    de nuit dans

    des

    lieux où

    règne la

    peur,

    en

    n'arrivant

    pas ici

    avant toi.

    Déchirez mon

    corps, faites

    disparaître sous vos dents féroces ces

    entrailles

    criminelles,

    ô vous,

    lions, dont

    cet antre rocheux est la demeure Mais

    c'est lâcheté

    de souhaiter seulement la

    mort »

    II ramasse

    le

    voile de

    Thisbé

    et

    l'emporte avec lui à l'ombre de l'arbre

    du

    rendez-vous.

    Les traces de

    la

    bête

    sont

    indubitables à

    l'œil

    de

    l'amant

    retardé :

    inference

    vraie du

    passage passé

    du

    fauve

    à

    partir

    des indices présents.

    Ainsi

    de même,

    apparemment,

    le

    voile de l'amante, déchiré

    et

    ensanglanté, indice non douteux

    de

    sa

    mise

    à

    mort

    par la

    lionne.

    Mais

    c'est

    oublier

    que,

    par

    hasard,

    elle

    le

    trouva

    sans sa maîtresse,

    c'est

    oublier qu'un voile peut tomber, être détaché de celle

    qui le porte, et c'est

    oublier aussi que

    le

    sang

    qui le

    souille

    peut-être

    celui

    des

    bœufs égorgés. Car

    il

    y a des signes qui sont joints aux choses

    qu'ils

    signifient

    et

    des

    signes

    qui en

    sont

    détachés et il n'est pas possible

    de

    conclure en

    toute

    certitude et

    sans autre examen

    interprétatif de la

    présence du

    signe

    à

    la

    présence de

    la

    chose

    signifiée ou

    à son absence.

    Inference erronée

    de Pyrame

    énoncée

    à

    partir d'une inference exacte. Pourquoi

    donc

    la tragique erreur ?

    C'est que la

    passion d'amour l'emporte et l'aveugle aux

    prudences de

    tout

    raisonnement sur et

    à

    partir

    des effets,

    des traces, des marques et des signes

    perçus présentement et qui

    ne

    proposent que leur vérité présente. La

    passion

    l'aveugle,

    faite

    d'espoirs

    et

    de

    regrets

    pour

    n'avoir pas

    su

    s'en

    tenir

    au

    présent,

    qui

    est

    le

    seul

    temps dont

    l'homme

    véritablement

    dispose.

    Et quand Pyrame eut couvert de larmes l'étoffe familière, quand il l'eut couverte

    de baisers

    :

    «

    Imprègne-toi

    maintenant, dit-il, de notre sang » Et du fer

    qu'il

    portait à la ceinture, il se perça le flanc, puis, aussitôt, il le retira, mourant, de sa

    blessure où le sang bouillonne. Quand il

    fut

    tombé

    étendu

    sur

    le dos, un jet de

    sang jaillit, tout de même que, lorsqu'un tuyau de plomb en

    mauvais

    état se

    coupe, et par l'étroite ouverture, laisse

    échapper

    un long jet d'eau qui frappe et

    fend, avec

    un

    sifflement, les airs. Les

    fruits

    de

    l'arbre,

    couverts

    d'éclaboussures

    sanglantes,

    tournent au

    noir. Et la racine,

    arrosée

    de sang, teint de pourpre

    sombre

    les mûres qui

    pendent

    aux branches.

    74

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    16/25

    La description du tableau et le sublime

    en

    peinture

    La mort de l'amant,

    événement

    nécessaire

    (vrai)

    d'une conclusion

    erronée.

    Et

    les intentions qui président

    à

    son

    accomplissement,

    humaines trop

    humaines, passionnelles,

    tourneront

    aussi à l'erreur. Son

    sang,

    Pyrame voulait

    qu'il imprégnât l'étoffe familière

    et,

    dans la double mort, se mariât

    à

    celui de

    Thisbé. Mais

    le

    dieu

    n'a

    garde

    de

    conjoindre

    le

    sang

    des bœufs

    égorgés

    et

    celui

    de

    la

    plus belle

    des filles que vit naître l'Orient.

    Il

    jaillit

    pour

    teindre

    non

    le

    voile

    déchiré mais les fruits

    et

    la racine de l'arbre du rendez-vous. Le rouge

    mêlé

    au

    blanc — dans l'étrange palette de la métamorphose — produit le noir

    ou le

    pourpre

    sombre. Mais il est vrai que ce n'est

    pas

    la toile

    du voile qui,

    tel le

    tableau du peintre, porte à la vue du spectateur ce mélange, mais l'arbre, sa

    racine

    profonde et ses fruits,

    dans

    son feuillage. Métamorphose

    naturelle

    des

    couleurs du

    blanc au noir, le blanc

    de

    l'innocence lumineuse des

    amours

    heureuses

    au

    noir

    funèbre

    de

    la

    nuit

    mortelle par le rouge

    du sang humain,

    et

    non mélange technique des pigments

    sous

    le

    pinceau

    du peintre. Un rêve de

    peintre : que

    les

    mixtures

    colorées

    soient

    non

    des procédés et des procédures

    d'illusion

    des

    yeux mais

    des

    genèses

    et

    des

    métamorphoses de

    matières

    vivantes

    ou que la toile soit comme l arbre du rendez-vous amoureux

    aux confins

    de

    Babylone — lieu où la langue universelle (universelle comme

    le

    blanc est la

    couleur universelle parce que c'est

    celle

    de la lumière de

    l'unique

    soleil) se

    dispersa

    en

    idiomes incommunicables,

    sinon

    dans

    un mélange

    insensé

    (comme

    les couleurs hétérogènes

    peuvent

    se mêler sans jamais

    retrouver

    le genre

    universel

    du

    blanc dont cependant elles

    sont issues

    par analyse),

    à moins que

    les règles de

    traduction

    soient produites (à moins que l'art des mélanges de

    pigments soit élaboré, tout l'art de la peinture) . Un rêve de

    peintre

    : que la

    toile

    de

    peinture

    soit comme l arbre — balise de la

    rencontre

    des amants, l'espace

    producteur

    d'une

    métamorphose

    poétique — mais

    peut-être n'est-ce

    jamais

    possible

    que

    dans

    la

    mort

    une

    métamorphose

    poétique

    qui,

    à

    l'inverse de

    la

    métamorphose naturelle, soit celle de la non-couleur

    (le

    noir)

    en

    couleur

    universelle (le blanc de la lumière). Tout e

    malheur

    des

    amants du conte

    est

    d'une déchirure : la lézarde du mur qui les sépare permettant le seul passage de

    leurs

    voix, (voici

    le

    trait

    ou la coupe sur le support qu'est le

    tableau),

    la

    déchirure ensanglantée du

    voile

    de l'amante, non

    par

    l'amant retardé, mais

    par

    la lionne, la

    bête

    fauve

    ;

    mais le mur

    gardera sa

    lézarde

    à

    l'abri

    de

    Babylone,

    mais le

    voile

    déchiré ne

    sera

    teint que

    du sang

    des bœufs égorgés, et de la

    déchirure du flanc de Pyrame, étroite ouverture d'un

    mauvais

    tuyau de plomb,

    le jet de sang

    ne

    jaillira sur l arbre que pour changer le blanc de ses fruits

    en

    noir.

    Et

    voici

    que,

    mal

    remise

    de

    sa

    peur,

    mais craignant

    d'induire

    en

    erreur

    son

    amant, Thisbé

    revient ;

    des yeux et

    du

    cœur, elle cherche

    le jeune

    homme,

    brûlant

    de lui raconter à

    quels

    grands périls elle a échappé.

    Elle

    reconnaît

    bien

    les

    lieux

    et,

    dans l'arbre

    qu'elle voit,

    sa

    forme,

    mais la couleur des

    fruits

    la rend

    incertaine.

    Elle

    hésite : est-ce

    bien

    celui-là

    ?

    Au jeu tragique des

    erreurs

    multipliées par les passions de l'espoir et du

    regret, de

    la crainte et

    du désir,

    la

    métamorphose de

    la

    couleur brouille les

    marques de

    reconnaissance,

    fait hésiter les signes.

    Comme

    elle

    se le demande,

    elle

    voit avec terreur les soubresauts d'un

    corps

    sur

    75

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    17/25

    Louis Marin

    le

    sol

    baigné de

    sang

    ;

    elle recula, et,

    le visage

    plus

    pâle que le buis,

    elle frissonna

    d'horreur, comme frémissent les flots lorsqu'une faible brise ride leur surface.

    Mais quand, s'étant arrêtée, elle

    reconnut

    l'objet

    de son

    amour

    — désespoir

    de

    Thisbe...

    Et s'arrachant les

    cheveux,

    enlaçant le

    corps

    adoré,

    elle combla

    les blessures

    de

    ses larmes

    et

    mêla ses pleurs

    au sang

    qui en coulait ;

    et collant

    ses lèvres

    au

    visage

    déjà

    glacé :

    « Pyrame,

    cria-t-elle, quelle

    disgrâce t'arrache à

    mon

    amour

    ?

    Pyrame, réponds-moi ;

    c'est ta

    chère, si chère Thisbé qui t'appelle,

    entends-

    la...

    »

    Elle, lorsqu'elle eut reconnu son

    voile

    et

    vu le fourreau d'ivoire sans épée :

    «

    Ta propre

    main, dit-elle, et l'amour ont causé ta perte. Mais j'ai une main, moi

    aussi,

    qui

    aura

    le courage

    d'en faire autant, et j'ai un

    amour qui me donnera la

    force

    de

    me porter ce coup. Je

    te suivrai dans

    la mort

    et

    tous diront qu'au comble

    de

    la

    misère,

    j'ai

    été

    la

    cause

    et

    la

    compagne

    de ton trépas.

    »

    Mais

    la découverte du

    corps

    à

    l'agonie rétablit

    dans l'immédiateté de la

    douleur

    la

    vérité des

    reconnaissances

    et

    celle,

    narrative, des inferences

    erronnées

    :

    voir

    le voile,

    voir

    le fourreau sans

    épée,

    c'est pour

    Thisbé

    comprendre, uno intuitu, total simul,

    toute l'histoire

    dans

    la

    représentation

    présente et c'est,

    dans

    le même temps, prendre la résolution décisive. Loin

    d'être séparation définitive, la

    mort

    réunit les deux amants dans le mariage

    nocturne.

    «

    Ecoutez,

    cependant, notre

    commune

    prière, ô

    vous

    qu accable le

    malheur, toi

    mon

    père,

    vous le sien : à ceux qu'un

    amour

    profond, à ceux que leur dernière

    heure

    ont

    unis, ne refusez

    pas

    d'être

    ensemble déposés

    dans

    le

    même tombeau.

    Pour toi, arbre qui de

    tes

    branches ne

    recouvres

    maintenant qu'un seul corps

    misérable, qui

    bientôt

    en couvriras deux, garde les

    marques

    du

    sang

    répandu,

    porte

    à

    jamais de sombres

    fruits

    qui conviennent au deuil en souvenir de notre

    double trépas.

    »

    Elle

    dit,

    et

    après avoir

    appliqué

    la

    pointe au

    bas de sa

    poitrine,

    elle pesa

    sur le fer

    encore

    tiède

    de sang.

    Double

    et

    commune

    prière aux

    pères

    et aux dieux,

    celle de

    l'érection

    du

    monument,

    double

    monument

    au

    lieu

    où se

    dressaient

    le

    tombeau de Nimus

    et

    l'arbre

    aux

    fruits de neige, au

    lieu

    du rendez-vous nocturne. Son équivocité de

    mort et de vie devrait, prière entendue, retrouver l unité

    du sème

    et conjoindre

    les anticipations incertaines dans la stabilité à

    jamais présente

    d'un même sens.

    Traces

    et

    marques

    de

    la

    sombre

    histoire

    seront

    transformées

    en signes

    définitifs, signes présents

    à

    jamais du passé révolu. « Seul le présent existe » ; le

    seul

    temps

    existant, c'est le

    présent.

    Passé et futur « subsistent mais n'existent

    pas du tout...

    passé et

    futur sont des prédicats

    exprimés

    par des verbes mais

    ne

    sont

    pas des accidents actuels

    du sujet-agent.

    L'acte indiqué par ces

    verbes

    n'étant

    plus

    ou

    pas

    encore

    présent, passé et futur ne

    sont

    que des êtres

    de

    raison ;

    sont-ils

    sans rapport absolument avec

    le

    présent

    ? Il

    semble bien que

    cela dépende

    du sujet

    percevant...

    Dans

    l'étendue de la période cosmique, ils

    demeurent présents

    au

    regard de

    Zeus. Ils le

    sont également pour l'homme

    qui

    interprète les signes... Le signe présent est signe d'une chose présente et non

    76

  • 8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.

    18/25

    La description

    du

    tableau et le

    sublime

    en peinture

    pas passée ni

    à

    venir. La

    cicatrice

    est signe,

    non

    pas qu'un tel a

    été blessé,

    mais

    u

    qu'il est

    ayant

    été blessé

    ;

    la blessure au

    cœur

    n'est pas signe qu'un tel

    devra mourir mais qu'il est devant mourir,

    en

    sorte que le

    signe

    présent,

    saisi

    par la sensation, permet

    d'appréhender

    le signifié, caché et invisible dans le

    mode

    du

    présent

    7.

    »

    Ce

    signe présent

    :

    l'arbre,

    le

    tombeau,

    le

    tableau.

    Sa prière fut

    entendue

    des

    dieux, entendue des

    pères.

    Car la

    couleur du

    fruit

    du

    mûrier arrivé à maturité est noire et les restes

    échappés

    aux deux bûchers

    reposent dans une même

    urne.

    UNE INTERPRETATION

    STOÏCIENNE.

    «

    Sur

    le

    devant

    du

    tableau, l'on

    voit

    Pyrame

    mort

    et

    étendu

    par

    terre

    et

    auprès de lui,

    Thisbé

    qui s'abandonne

    à

    la

    douleur.

    »

    Poussin

    choisit de

    représenter de ce

    conte

    le moment de la découverte par

    Thisbé

    du

    corps

    expirant

    de son amant — «

    Elle voit, avec terreur,

    les soubresauts

    d'un

    corps

    sur le

    sol

    baigné

    de

    sang

    » — et, plus précisément peut-être, l'instant de la

    re-connaissance

    que ce corps

    est celui de Pyrame — «

    Mais quand,

    s'étant

    arrêtée, elle reconnut l'objet

    de son amour... »

    — instant qu'il compose, dans

    une même

    présentation,

    avec le mouvement de

    retour

    de la grotte obscure

    où la

    jeune fille s'était

    réfugiée

    à l'arrivée de « la lionne venue se désaltérer à l'eau

    fraîche de la source

    voisine

    » .

    Brève

    séquence narrative entre une mort passée

    et une

    mort à venir,

    moment du

    coup de

    vent qui

    traverse

    tout le tableau,

    instant de la simultanéité des deux éclairs au ciel et de la

    foudre

    qui

    tombe

    sur

    l arbre

    au-delà

    du

    lac,

    sur.

    la

    montagne-forteresse

    dans

    le

    lointain.

    De ce

    moment

    du récit introduit sur le devant du tableau,

    il

    faut

    interroger

    la

    nécessité, dans l'économie générale de l œuvre de

    peinture,

    dans

    la pensée qui

    le sous-tend,

    dans

    l'intention «

    philosophique »

    qui l'anime

    :

    «

    Sur

    le devant du tableau, l'on voit... >

    L'ecphrasis

    poussinienne ne

    cède

    point en

    sa dernière phrase à la

    fascination

    de la

    référence

    « historique » .

    C'est

    la

    représentation

    même

    qui

    génère sa description discursive : ce

    qui

    se

    passe

    près de l arbre

    du rendez-vous,

    au

    bord

    de l'eau