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Page 1: Louis Pauwels et Jacques Bergier · Louis Pauwels et Jacques Bergier LE MATIN DES MAGICIENS Introduction au réalisme fantastique Éditions Gallimard, 1960
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Louis Pauwels et Jacques Bergier

LE MATIN DES MAGICIENS

Introduction au réalisme fantastique

Éditions Gallimard, 1960

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À la grande âme, au cœurbrûlant de mon vrai père,

Gustave Bouju, ouvrier tailleurIn memoriam.

L. P.

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PRÉFACE

Je suis d’une grande maladresse manuelle et ledéplore. Je serais meilleur si mes mains savaienttravailler. Des mains qui font quelque chose d’utile,plongent dans les profondeurs de l’être et y débondentune source de bonté et de paix. Mon beau-père (quej’appellerai ici mon père, car c’est lui qui m’a élevé)était ouvrier tailleur. C’était une âme puissante, unesprit réellement messager. Il disait parfois en souriantque la trahison des clercs avait commencé le jour oùl’un d’eux représenta pour la première fois un angeavec des ailes : c’est avec les mains que l’on monte auciel.

En dépit de cette maladresse, j’ai tout de même reliéun livre. J’avais seize ans. J’étais élève au courscomplémentaire de Juvisy, en banlieue pauvre. Lesamedi après-midi, nous avions le choix entre le travaildu bois, du fer, le modelage ou la reliure. Je lisais àcette époque les poètes, et surtout Rimbaud. Cependant,je me fis violence pour ne point relier Une Saison enEnfer. Mon père possédait une trentaine de livres,rangés dans l’étroite armoire de son atelier, avec lesbobines, les craies, les épaulettes et les patrons. Il yavait aussi, dans cette armoire, des milliers de notesprises d’une petite écriture appliquée, sur un coin de

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l’établi, pendant les innombrables nuits de labeur.Parmi ces livres, j’avais lu Le Monde avant la

Création de l’Homme, de Flammarion, et j’étais entrain de découvrir Où va le Monde ? de WalterRathenau. C’est l’ouvrage de Rathenau que je me mis àrelier, non sans peine. Rathenau avait été la premièrevictime des nazis, et nous étions en 1936. Dans le petitatelier du cours complémentaire, chaque samedi, jefaisais du travail manuel pour l’amour de mon père etdu monde ouvrier. Le premier mai, j’offris, avec unbrin de muguet, le Rathenau cartonné.

Dans ce livre, mon père avait souligné au crayonrouge une longue phrase qui est toujours demeurée dansma mémoire :

« Même l’époque accablée est digne de respect, carelle est l’œuvre, non des hommes, mais de l’humanité,donc de la nature créatrice, qui peut être dure, maisn’est jamais absurde. Si l’époque que nous vivons estdure, nous avons d’autant plus le devoir de l’aimer, dela pénétrer de notre amour, jusqu’à ce que nous ayonsdéplacé les lourdes masses de matière dissimulant lalumière qui luit de l’autre côté. »

« Même l’époque accablée… » Mon père est mort en1948, sans avoir jamais cessé de croire en la nature

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créatrice, sans avoir jamais cessé d’aimer et depénétrer de son amour le monde douloureux dans lequelil vivait, sans avoir jamais cessé d’espérer voir luire lalumière derrière les lourdes masses de matière. Ilappartenait à la génération des socialistes romantiques,qui avaient pour idoles Victor Hugo, Romain Rolland,Jean Jaurès, portaient de grands chapeaux, et gardaientune petite fleur bleue dans les plis du drapeau rouge. Àla frontière de la mystique pure et de l’action sociale,mon père, attaché plus de quatorze heures par jour àson établi – et nous vivions au bord de la misère –conciliait un ardent syndicalisme et une recherche delibération intérieure. Dans les gestes très courts ethumbles de son métier, il avait introduit une méthode deconcentration et de purification de l’esprit sur laquelleil a laissé des centaines de pages. En faisant desboutonnières, en repassant des toiles, il avait uneprésence rayonnante. Le jeudi et le dimanche, mescamarades se réunissaient autour de son établi, pourl’écouter et sentir cette présence forte, et la plupartd’entre eux en eurent leur vie changée.

Plein de confiance dans le progrès et la science,croyant à l’avènement du prolétariat, il s’était bâti unepuissante philosophie. Il avait eu une sorted’illumination, à la lecture de l’ouvrage de Flammarionsur la préhistoire. Puis il avait lu, guidé par la passion,des livres de paléontologie, d’astronomie, de physique.

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Sans préparation, il avait pourtant pénétré au cœur dessujets. Il parlait à peu près comme Teilhard de Chardin,que nous ignorions alors : « Ce que notre siècle vavivre est plus considérable que l’apparition dubouddhisme ! Il ne s’agit plus désormais del’application faite à telle ou telle divinité, des facultéshumaines. C’est la puissance religieuse de la terre quisubit en nous une crise définitive : celle de sa propredécouverte. Nous commençons à comprendre, et c’estpour toujours, que la seule religion acceptable pourl’homme est celle qui lui apprendra d’abord àreconnaître, aimer et servir passionnément l’universdont il est l’élément le plus important(1). » Il pensaitque l’évolution ne se confond pas avec letransformisme, mais qu’elle est intégrale et ascendante,augmentant la densité psychique de notre planète, lapréparant à prendre contact avec les intelligences desautres mondes, à se rapprocher de l’âme même ducosmos.

Pour lui, l’espèce humaine n’était pas achevée. Elleprogressait vers un état de superconscience, à travers lamontée de la vie collective et la lente création d’unpsychisme unanime. Il disait que l’homme n’est pasencore achevé et sauvé, mais que les lois decondensation de l’énergie créatrice nous permettent denourrir, à l’échelle du cosmos, une formidable

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espérance. Et il ne quittait pas des yeux cetteespérance. C’est de là qu’il jugeait avec une sérénité etun dynamisme religieux les affaires de ce monde, allantchercher très loin, très haut, un optimisme et un courageimmédiatement et réellement utilisables. En 1948, laguerre venait de passer, et des menaces de batailles,atomiques cette fois, renaissaient. Pourtant, ilconsidérait les inquiétudes et les douleurs présentescomme des négatifs d’une image magnifique. Il y avaitun fil qui le reliait au destin spirituel de la Terre, et ilprojetait, sur l’époque accablée où il finissait sa vie detravailleur, malgré d’immenses chagrins intimes,beaucoup de confiance et beaucoup d’amour.

Il est mort dans mes bras, la nuit du 31 décembre, etil m’a dit, avant de fermer les yeux :

« Il ne faut pas trop compter sur Dieu, mais peut-êtreque Dieu compte sur nous… »

Où en étais-je, à ce moment ? J’avais vingt-huit ans.J’avais eu vingt ans en 1940, dans la débâcle.J’appartenais à une génération charnière qui avait vus’écrouler un monde, était coupée du passé et doutait del’avenir. Que l’époque accablée fût digne de respect etqu’il faille la pénétrer de notre amour, j’étais fort loind’y croire. Il me semblait plutôt que la lucidité menait à

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refuser de jouer à un jeu où tout le monde triche.Durant la guerre, je m’étais réfugié dans

l’hindouisme. C’était mon maquis. J’y vivais dans larésistance absolue. Ne cherchons pas le point d’appuidans l’histoire et parmi les hommes : il se dérobe sanscesse. Cherchons-le en nous-même. Soyons de cemonde comme si nous n’en étions pas. Rien ne meparaissait plus beau que l’oiseau plongeur de laBhagavad-Gîtâ, « qui plonge et remonte sans avoirmouillé ses plumes ». Les événements contre lesquelsnous ne pouvons rien, me disais-je, faisons en sortequ’ils ne puissent rien contre nous. Je siégeais auplafond, assis en lotus sur un nuage venu d’Orient. Lanuit, mon père lisait en cachette mes livres de chevetpour essayer de comprendre ma singulière maladie quim’éloignait tant de lui.

Plus tard, au lendemain de la Libération, je medonnai un maître à vivre et à penser. Je devins disciplede Gurdjieff. Je travaillai à me séparer de mesémotions, de mes sentiments, de mes élans, afin detrouver, au-delà, quelque chose d’immobile et depermanent, une présence muette, anonyme,transcendante, qui me consolerait de mon peu de réalitéet de l’absurdité du monde. Je jugeais mon père aveccommisération. Je croyais posséder les secrets dugouvernement de l’esprit et de toute connaissance. En

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fait, je ne possédais rien que l’illusion de posséder etun intense mépris pour ceux qui ne partageaient pascette illusion.

Je désespérais mon père. Je me désespérais moi-même. Je m’asséchais jusqu’à l’os dans une position derefus. Je lisais René Guénon. Je pensais que nousavions la disgrâce de vivre dans un monderadicalement perverti, et voué justement àl’apocalypse. Je faisais mien le discours de Cortès à laChambre des députés de Madrid en 1849 : « La causede toutes vos erreurs, messieurs, c’est que vous ignorezla direction de la civilisation et du monde. Vous croyezque la civilisation et le monde progressent, ilsrétrogradent ! » Pour moi, l’âge moderne était l’âgenoir. Je m’occupais à dénombrer les crimes de l’espritmoderne contre l’esprit. Depuis le XIIe sièclel’Occident, détaché des Principes, courait à sa perte.Nourrir quelque espérance, c’était s’allier au mal. Jedénonçais toute confiance comme une complicité. Il neme restait d’ardeur que pour le refus, la rupture. Seules,dans ce monde déjà aux trois quarts englouti, où lesprêtres, les savants, les politiciens, les sociologues etles organisateurs de toutes sortes m’apparaissaientcomme des coprophages, les études traditionnelles etune résistance inconditionnelle au siècle étaient dignesd’estime.

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Dans cet état, j’en venais à prendre mon père pour unprimaire naïf. Son pouvoir d’adhésion, d’amour, devision lointaine, m’irritait comme un ridicule. Jel’accusais d’en être resté aux enthousiasmes del’Exposition de 1900. L’espoir qu’il plaçait dans unecollectivisation grandissante, et dirigeait infinimentplus haut que le plan politique, excitait mon mépris. Jene jurais que par les antiques théocraties.

Einstein fondait un comité de désespoir des savantsde l’atome, la menace d’une guerre totale planait surl’humanité divisée en deux blocs. Mon père mouraitsans avoir rien perdu de sa foi en l’avenir, et je ne lecomprenais plus. Je n’évoquerai pas, dans cet ouvrage,les problèmes de classe. Ce n’est pas le lieu. Mais jesais bien que ces problèmes existent : ils ont mis encroix l’homme qui m’aimait. Je n’ai pas connu monpère de sang. Il appartenait à la vieille bourgeoisiegantoise. Ma mère comme mon second père étaientouvriers, venaient d’ouvriers. Ce sont mes ancêtresflamands, jouisseurs, artistes, oisifs et orgueilleux, quim’ont éloigné de la pensée généreuse, dynamique, quim’ont fait me replier et méconnaître la vertu departicipation. Depuis longtemps déjà, il y avait uneherse entre mon père et moi. Lui qui n’avait pas vouluavoir d’autre enfant que ce fils d’un autre sang, parcrainte de me léser, s’était sacrifié pour que jedevienne un intellectuel. M’ayant tout donné, il avait

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rêvé mon âme semblable à la sienne. À ses yeux, jedevais devenir un phare, un homme capable d’éclairerles autres hommes, de leur apporter du courage et del’espérance, de leur montrer, comme il disait, lalumière qui brille au bout de nous. Mais je ne voyaisaucune sorte de lumière, sinon la lumière noire, en moiet au bout de l’humanité. Je n’étais qu’un clerc pareil àbeaucoup d’autres. Je poussais jusqu’à leurs extrêmesconséquences ce sentiment d’exil, ce besoin de radicalerévolte, que l’on exprimait dans les revues littéraires,aux environs de 1947, en parlant « d’inquiétudemétaphysique », et qui furent le difficile héritage de magénération. Dans ces conditions, comment être unphare ? Cette idée, ce mot hugolien me faisaient sourireméchamment. Mon père me reprochait d’aller en medécomposant, d’être passé, comme il disait, du côté desprivilégiés de la culture, des mandarins, desorgueilleux de leur impuissance.

La bombe atomique, alors qu’elle marquait pour moile commencement de la fin des temps, était pour lui lesigne d’un nouveau matin. La matière allait en sespiritualisant et l’homme découvrirait autour de lui eten lui-même des puissances jusqu’ici insoupçonnées.L’esprit bourgeois, pour qui la Terre est un lieu deséjour confortable dont il faut tirer le maximum, allaitêtre balayé par l’esprit nouveau, l’esprit des ouvriers

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de la Terre, pour qui le monde est une machine enmarche, un organisme en devenir, une unité à faire, uneVérité à faire éclore. L’humanité n’était qu’au début deson évolution. Elle recevait les premiersrenseignements sur la mission qui lui était assignée parl’Intelligence de l’Univers. Nous commencions toutjuste à savoir ce que c’est que l’amour du monde.

Pour mon père, l’aventure humaine avait unedirection. Il jugeait les événements selon qu’ils sesituaient ou non dans cette direction. L’histoire avait unsens elle dérivait vers quelque forme d’ultra-humain,elle portait en elle la promesse d’une superconscience.Sa philosophie cosmique ne le séparait pas du siècle.Dans l’immédiat, ses adhésions étaient« progressistes ». Je m’en irritais, sans voir qu’ilmettait infiniment plus de spiritualité dans sonprogressisme que je ne progressais dans maspiritualité.

Cependant, j’étouffais dans ma pensée close. Devantcet homme, je me sentais parfois un petit intellectuelaride et frileux, et il m’arrivait de désirer pensercomme lui, respirer aussi largement que lui. Au coin deson établi, le soir, je poussais à fond la contradiction,je le provoquais, en souhaitant sourdement êtreconfondu et changé. Mais, la fatigue aidant, ils’emportait contre moi, contre la destinée qui lui avait

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donné une grande pensée sans lui accorder les moyensde la faire passer en ce fils au sang rebelle, et nousnous quittions dans la colère et la peine. J’allaisretrouver mes méditations et mes livres désespérés. Ilse penchait sur les étoffes et reprenait son aiguille, sousla lampe crue qui lui jaunissait les cheveux. De mon lit-cage, je l’entendais longuement souffler, gronder. Puissoudain, il se mettait à siffler entre ses dents,doucement, les premières mesures de l’Hymne à laJoie, de Beethoven, pour me dire de loin que l’amourretrouve toujours les siens. Je pense à lui presquechaque soir, à l’heure de nos anciennes disputes.J’entends ce souffle, ce grondement qui s’achevaient enchant, ce grand vent sublime évanoui.

Douze ans qu’il est mort ! Et je vais avoir quaranteans. Si je l’avais compris de son vivant, j’auraisconduit plus adroitement mon intelligence et mon cœur.Je n’ai cessé de chercher. Maintenant, je me rallie à lui,après bien des quêtes souvent stérilisantes et dedangereuses errances. J’aurais pu, beaucoup plus tôt,concilier le goût de la vie intérieure et l’amour dumonde en mouvement. J’aurais pu jeter plus tôt, et peut-être plus efficacement, quand mes forces étaientintactes, un pont entre la mystique et l’esprit moderne.J’aurais pu me sentir à la fois religieux et solidaire du

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grand élan de l’histoire. J’aurais pu avoir plus tôt lafoi, la charité et l’espérance.

Ce livre résume cinq années de recherches, dans tousles secteurs de la connaissance, aux frontières de lascience et de la tradition. Je me suis lancé dans cetteentreprise nettement au-dessus de mes moyens, parceque je n’en pouvais plus de refuser ce monde présent età venir qui est pourtant le mien. Mais toute extrémitéest éclairante. J’aurais pu trouver plus vite une voie decommunication avec mon époque. Il se peut que je n’aiepas tout à fait perdu mon temps en allant jusqu’au boutde ma propre démarche. Il n’arrive pas aux hommes cequ’ils méritent, mais ce qui leur ressemble. J’ailongtemps cherché, comme le souhaitait le Rimbaud demon adolescence, « la Vérité dans une âme et uncorps ». Je n’y suis pas parvenu. Dans la poursuite decette Vérité, j’ai perdu le contact avec des petitesvérités qui eussent fait de moi, non certes le surhommeque j’appelais de mes vœux, mais un homme meilleuret plus unifié que je ne suis. Pourtant, j’ai appris, sur lecomportement profond de l’esprit, sur les différentsétats possibles de la conscience, sur la mémoire etl’intuition, des choses précieuses que je n’eusse pasapprises ailleurs et qui devaient me permettre, plustard, de comprendre ce qu’il y a de grandiose,d’essentiellement révolutionnaire à la pointe de l’esprit

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moderne : l’interrogation sur la nature de laconnaissance et le besoin pressant d’une sorte detransmutation de l’intelligence.

Lorsque je sortis de ma niche de Yogi pour jeter uncoup d’œil sur ce monde moderne que je connaissaissans le connaître, j’en perçus d’emblée le merveilleux.Mon étude réactionnaire, qui avait été souvent pleined’orgueil et de haine, avait été utile en ceci : ellem’avait empêché d’adhérer à ce monde par le mauvaiscôté : le vieux rationalisme du XIXe siècle, leprogressisme démagogique. Elle m’avait aussi empêchéd’accepter ce monde comme une chose naturelle etsimplement parce que c’était le mien, de l’accepterdans un état de conscience somnolente, ainsi que font laplupart des gens. Les yeux rafraîchis par ce long séjourhors de mon temps, je vis ce monde aussi riche enfantastique réel que le monde de la tradition l’était pourmoi en fantastique supposé. Mieux encore : ce quej’apprenais du siècle modifiait en l’approfondissant maconnaissance de l’esprit ancien. Je vis les chosesanciennes avec des yeux neufs, et mes yeux étaientneufs aussi pour voir les choses nouvelles.

Je rencontrai Jacques Bergier (je dirai comment toutà l’heure) alors que je finissais d’écrire mon ouvrage

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sur la famille d’esprits réunie autour de M. Gurdjieff.Cette rencontre, que je n’attribue pas au hasard, futdéterminante. Je venais de consacrer deux années àdécrire une école ésotérique et ma propre aventure.Mais une autre aventure commençait à ce moment pourmoi. C’est ce que je crus utile de dire en prenant congéde mes lecteurs. On voudra bien me pardonner de meciter moi-même, sachant que je ne suis guère soucieuxd’attirer l’attention sur ma littérature : d’autres chosesme tiennent au cœur. J’inventai la fable du singe et dela calebasse. Les indigènes, pour capturer la bêtevivante, fixent à un cocotier une calebasse contenantdes cacahuètes. Le singe accourt, glisse la main,s’empare des cacahuètes, ferme le poing. Alors il nepeut plus retirer sa main. Ce qu’il a saisi le retientprisonnier. Sortant de l’école Gurdjieff, j’écrivis :

« Il faut palper, examiner les fruits-pièges, puis seretirer en souplesse. Une certaine curiosité satisfaite, ilconvient de reporter souplement l’attention sur lemonde où nous sommes, de regagner notre liberté etnotre lucidité, de reprendre notre route sur la terre deshommes à laquelle nous appartenons. Ce qui importe,c’est de voir dans quelle mesure la démarcheessentielle de la pensée dite traditionnelle rejoint lemouvement de la pensée contemporaine. La physique,la biologie, les mathématiques, à leur extrême pointe,recoupent aujourd’hui certaines données de

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l’ésotérisme, rejoignent certaines visions du cosmos,des rapports de l’énergie et de la matière, qui sont desvisions ancestrales. Les sciences d’aujourd’hui, si onles aborde sans conformisme scientifique, dialoguentavec les antiques mages, alchimistes, thaumaturges. Unerévolution s’opère sous nos yeux, et c’est un remariageinespéré de la raison, au sommet de ses conquêtes,avec l’intuition spirituelle. Pour les observateursvraiment attentifs, les problèmes qui se posent àl’intelligence contemporaine ne sont plus desproblèmes de progrès. Il y a déjà quelques années quela notion de progrès est morte. Ce sont des problèmesde changement d’état, des problèmes de transmutation.En ce sens, les hommes penchés sur les réalités del’expérience intérieure vont dans le sens de l’avenir etdonnent solidement la main aux savants d’avant-gardequi préparent l’avènement d’un monde sans communemesure avec le monde de lourde transition dans lequelnous vivons encore pour quelques heures. »

C’est exactement le propos qui sera développé dansce gros livre-ci. Il faut donc, me disais-je avant del’entreprendre, projeter son intelligence très loin enarrière et très loin en avant pour comprendre le présent.Je m’aperçus que les gens qui sont simplement« modernes », et que je n’aimais pas, naguère, j’avaisraison de ne pas les aimer. Seulement, je les

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condamnais à tort. En réalité, ils sont condamnablesparce que leur esprit n’occupe qu’une trop petitefraction du temps. À peine sont-ils, qu’ils sontanachroniques. Ce qu’il faut être, pour être présent,c’est contemporain du futur. Et le lointain passé peutêtre perçu lui-même comme un ressac du futur. Dèslors, quand je me mis à interroger le présent, j’en reçusdes réponses pleines d’étrangetés et de promesses.

James Blish, écrivain américain, dit à la gloired’Einstein que ce dernier « a avalé Newton vivant ».Admirable formule ! Si notre pensée s’élève vers uneplus haute vision de la vie, c’est vivantes qu’elle doitavoir absorbé les vérités du plan inférieur. Telle est lacertitude que j’ai acquise au cours de mes recherches.Cela peut paraître banal, mais quand on a vécu sur despensées qui prétendaient occuper les sommets, commela sagesse guénonienne et le système Gurdjieff, et quitenaient en ignorance ou en mépris la plupart desréalités sociales et scientifiques, cette nouvelle façonde juger change la direction et les appétits de l’esprit.« Les choses basses, disait déjà Platon, doivent seretrouver dans les choses hautes, quoique dans un autreétat. » J’ai maintenant la conviction que toutephilosophie supérieure en laquelle ne continuent pas devivre les réalités du plan qu’elle prétend dépasser, est

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une imposture.C’est pourquoi je suis allé faire un assez long voyage

du côté de la physique, de l’anthropologie, desmathématiques, de la biologie, avant de recommencer àessayer de me faire une idée de l’homme, de sa nature,de ses pouvoirs, de son destin. Naguère, je cherchais àconnaître et à comprendre le tout de l’homme, et jeméprisais la science. Je soupçonnais l’esprit d’êtrecapable d’atteindre de sublimes sommets. Mais quesavais-je de sa démarche dans le domaine scientifique ?N’y avait-il pas révélé quelques-uns de ces pouvoirsauxquels j’inclinais à croire ? Je me disais : il faut allerau-delà de la contradiction apparente entrematérialisme et spiritualisme. Mais la démarchescientifique n’y conduisait-elle pas ? Et, dans ce cas,n’était-il pas de mon devoir de m’en informer ? N’était-ce pas, après tout, une action plus raisonnable, pour unOccidental du XXe siècle, que de prendre un bâton depèlerin et de s’en aller pieds nus en Inde ? N’y avait-ilpas autour de moi quantité d’hommes et de livres pourme renseigner ? Ne devais-je pas, d’abord, prospecter àfond mon propre terrain ?

Si la réflexion scientifique, à son extrême pointe,aboutissait à une révision des idées admises surl’homme, alors il fallait que je le sache. Et ensuite, il yavait une autre nécessité. Toute idée que je pourrais me

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faire, après, sur le destin de l’intelligence, sur le sensde l’aventure humaine, ne pourrait être retenue commevalable que dans la mesure où elle n’irait pas à reboursdu mouvement de la connaissance moderne.

Je trouvai l’écho de cette méditation dans cesparoles d’Oppenheimer :

« Actuellement, nous vivons dans un monde oùpoètes, historiens, philosophes, sont fiers de dire qu’ilsne voudraient même pas commencer à envisager lapossibilité d’apprendre quoi que ce soit touchant auxsciences : ils voient la science au bout d’un long tunnel,trop long pour qu’un homme averti y glisse la tête.Notre philosophie – pour autant que nous en ayons une–, est donc franchement anachronique, et, j’en suisconvaincu, parfaitement inadaptée à notre époque. »

Or, pour un intellectuel bien entraîné, il n’est pasplus difficile, s’il le veut vraiment, d’entrer dans lesystème de pensée qui régit la physique nucléaire quede pénétrer l’économie marxiste ou le thomisme. Iln’est pas plus difficile de saisir la théorie de lacybernétique que d’analyser les causes de la révolutionchinoise ou l’expérience poétique chez Mallarmé. Envérité, on se refuse à cet effort, non par crainte del’effort, mais parce que l’on pressent qu’il entraîneraitun changement des modes de pensée et d’expression,une révision des valeurs jusqu’ici admises.

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« Et cependant, depuis longtemps déjà, poursuitOppenheimer, une intelligence plus subtile de la naturede la connaissance humaine, des rapports de l’hommeavec l’univers, aurait dû être prescrite. »

Je me mis donc à fouiller dans le trésor des scienceset des techniques d’aujourd’hui, de manière inexperte,assurément, avec une ingénuité et un émerveillementpeut-être dangereux, mais propices à l’éclosion decomparaisons, de correspondances, de rapprochementséclairants. C’est alors que je retrouvai un certainnombre de convictions que j’avais eues, plus tôt, ducôté de l’ésotérisme, de la mystique, sur la grandeurinfinie de l’homme. Mais je les retrouvai dans un autreétat. C’étaient maintenant des convictions qui avaientabsorbé vivantes les formes et les œuvres del’intelligence humaine de mon temps, appliquée àl’étude des réalités. Elles n’étaient plus« réactionnaires », elles réduisaient les antagonismesau lieu de les exciter. Des conflits très lourds, commeceux entre matérialisme et spiritualisme, vieindividuelle et vie collective, s’y résorbaient sousl’effet d’une haute chaleur. En ce sens, elles n’étaientplus l’expression d’un choix, et donc d’une rupture,mais d’un devenir, d’un dépassement, d’unrenouvellement, c’est-à-dire de l’existence.

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Les danses, si rapides et incohérentes des abeilles,dessinent paraît-il dans l’espace des figuresmathématiques précises et constituent un langage. Jerêve d’écrire un roman où toutes les rencontres que faitun homme dans son existence, fugaces ou marquantes,amenées par ce que nous appelons le hasard, ou par lanécessité, dessineraient elles aussi des figures,exprimeraient des rythmes, seraient ce qu’elles sontpeut-être : un discours savamment construit, adressé àune âme pour son accomplissement, et dont celle-ci nesaisit, au long d’une vie, que quelques mots sans suite.

Il me semble, parfois, saisir le sens de ce ballethumain autour de moi, deviner qu’on me parle à traversle mouvement des êtres qui s’approchent, restent ous’éloignent. Puis je perds le fil, comme tout le monde,jusqu’à la prochaine grosse et pourtant fragmentaireévidence.

Je sortais de Gurdjieff. Une amitié très vive me lia àAndré Breton. C’est par lui que je connus René Alleau,historien de l’Alchimie. Un jour que je cherchais, pourune collection d’ouvrages d’actualité, un vulgarisateurscientifique, Alleau me présenta Bergier. Il s’agissaitde besogne alimentaire, et je faisais peu de cas de lascience, vulgarisée ou non. Or, cette rencontre toutefortuite allait ordonner pour un long temps ma vie,rassembler et orienter toutes les grandes influences

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intellectuelles ou spirituelles qui s’étaient exercées surmoi, de Vivekananda à Guénon, de Guénon à Gurdjieff,de Gurdjieff à Breton, et me ramener dans l’âge mûr aupoint de départ : mon père.

En cinq années d’études et de réflexions, au coursdesquelles nos deux esprits, assez dissemblables, furentconstamment heureux d’être ensemble, il me sembleque nous avons découvert un point de vue nouveau etriche en possibilités. C’est ce que faisaient, à leurmanière, les surréalistes voici trente ans. Mais ce n’estpas, comme eux, du côté du sommeil et del’infraconscience que nous avons été chercher. C’est àl’autre extrémité : du côté de l’ultraconscience et de laveille supérieure. Nous avons baptisé l’école àlaquelle nous nous sommes mis, l’école du réalismefantastique. Elle ne relève en rien du goût pourl’insolite, l’exotisme intellectuel, le baroque, lepittoresque. « Le voyageur tomba mort, frappé par lepittoresque », dit Max Jacob. On ne cherche pas ledépaysement. On ne prospecte pas les lointainsfaubourgs de la réalité ; on tente au contraire des’installer au centre. Nous pensons que c’est au cœurmême de la réalité que l’intelligence, pour peu qu’ellesoit suractivée, découvre le fantastique. Un fantastiquequi n’invite pas à l’évasion, mais bien plutôt à une plusprofonde adhésion.

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C’est par manque d’imagination que des littérateurs,des artistes, vont chercher le fantastique hors de laréalité, dans des nuées. Ils n’en ramènent qu’un sous-produit. Le fantastique, comme les autres matièresprécieuses, doit être arraché aux entrailles de la terre,du réel. Et l’imagination véritable est tout autre chosequ’une fuite vers l’irréel. « Aucune faculté de l’espritne s’enfonce et ne creuse plus que l’imagination : c’estla grande plongeuse. »

On définit généralement le fantastique comme uneviolation des lois naturelles, comme l’apparition del’impossible. Pour nous, ce n’est pas cela du tout. Lefantastique est une manifestation des lois naturelles, uneffet du contact avec la réalité quand celle-ci est perçuedirectement et non pas filtrée par le voile du sommeilintellectuel, par les habitudes, les préjugés, lesconformismes.

La science moderne nous apprend qu’il y a derrièredu visible simple, de l’invisible compliqué. Une table,une chaise, le ciel étoilé sont en réalité radicalementdifférents de l’idée que nous nous en faisons : systèmesen rotation, énergies en suspens, etc. C’est en ce sensque Valéry disait que, dans la connaissance moderne,« le merveilleux et le positif ont contracté une étonnantealliance ». Ce qui nous est apparu clairement, commeon le verra, j’espère, dans ce livre, c’est que ce contrat

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entre le merveilleux et le positif n’est pas valableseulement dans le domaine des sciences physiques etmathématiques. Ce qui est vrai pour ces sciences estsans doute vrai aussi pour les autres aspects del’existence : l’anthropologie, par exemple, ou l’histoirecontemporaine, ou la psychologie individuelle, ou lasociologie. Ce qui joue dans les sciences physiques,joue probablement aussi dans les sciences humaines.Mais il y a de grandes difficultés à s’en rendre compte.C’est que, dans ces sciences humaines, tous lespréjugés se sont réfugiés, y compris ceux que lessciences exactes ont aujourd’hui évacués. Et que, dansun domaine si proche d’eux, et si mouvant, leschercheurs ont sans cesse tenté de tout ramener, pour yvoir enfin clair, à un système : Freud explique tout, leCapital explique tout, etc. Quand nous disons préjugés,nous devrions dire : superstitions. Il y en a d’ancienneset il y en a de modernes. Pour certaines gens, aucunphénomène de civilisation n’est compréhensible si l’onn’admet pas, aux origines, l’existence de l’Atlantide.Pour d’autres, le marxisme suffit à expliquer Hitler.Certains voient Dieu dans tout génie, certains n’y voientque le sexe. Toute l’histoire humaine est templière, àmoins qu’elle ne soit hégélienne. Notre problème estdonc de rendre sensible, à l’état brut, l’alliance entre lemerveilleux et le positif dans l’homme seul ou dansl’homme en société, comme elle l’est en biologie, en

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physique ou en mathématiques modernes, où l’on parletrès ouvertement et, somme toute, très simplementd’« Ailleurs Absolu », de « Lumière Interdite » et de« Nombre Quantique d’Étrangeté ».

« À l’échelle du cosmique (toute la physiquemoderne nous l’apprend) seul le fantastique a deschances d’être vrai », dit Teilhard de Chardin. Mais,pour nous, le phénomène humain doit aussi se mesurer àl’échelle du cosmique. C’est ce que disent les plusanciens textes de sagesse. C’est aussi ce que dit notrecivilisation, qui commence à lancer des fusées vers lesplanètes et cherche le contact avec d’autresintelligences. Notre position est donc celle d’hommestémoins des réalités de leur temps.

À y regarder de près, notre attitude, qui introduit leréalisme fantastique des hautes sciences dans lessciences humaines, n’a rien d’original. Nous neprétendons d’ailleurs pas être des esprits originaux.L’idée d’appliquer les mathématiques aux sciencesn’était vraiment pas fracassante : elle a pourtant donnédes résultats très neufs et importants. L’idée quel’univers n’est peut-être pas ce que l’on en sait, n’estpas originale : mais voyez comment Einstein bouleverseles choses en l’appliquant.

Il est enfin évident qu’à partir de notre méthode, unouvrage comme le nôtre, établi avec le maximum

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d’honnêteté et le minimum de naïveté, doit susciter plusde questions que de solutions. Une méthode de travailn’est pas un système de pensée. Nous ne croyons pasqu’un système, aussi ingénieux qu’il soit, puisseéclairer complètement la totalité du vivant qui nousoccupe. On peut malaxer indéfiniment le marxisme sansparvenir à intégrer le fait qu’Hitler eut conscienceplusieurs fois, avec terreur, que le Supérieur Inconnuétait venu le visiter. Et l’on pouvait tordre dans tous lessens la médecine d’avant Pasteur sans en extraire l’idéeque les maladies sont causées par des animaux troppetits pour être vus. Cependant, il est possible qu’il yait une réponse globale et définitive à toutes lesquestions que nous soulevons, et que nous ne l’ayonspas entendue. Rien n’est exclu, ni le oui, ni le non.Nous n’avons découvert aucun « gourou » ; nous nesommes pas devenus les disciples d’un nouveaumessie ; nous ne proposons aucune doctrine. Nous noussommes simplement efforcés d’ouvrir au lecteur le plusgrand nombre possible de portes, et comme la plupartd’entre elles s’ouvrent de l’intérieur, nous noussommes effacés pour le laisser passer.

Je le répète : le fantastique, à nos yeux, n’est pasl’imaginaire. Mais une imagination puissammentappliquée à l’étude de la réalité découvre que la

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frontière est très mince entre le merveilleux et lepositif, ou, si vous préférez, entre l’univers visible etl’univers invisible. Il existe peut-être un ou plusieursunivers parallèles au nôtre. Je pense que nous n’aurionspas entrepris ce travail si, au cours de notre vie, il nenous était arrivé de nous sentir, réellement,physiquement, en contact avec un autre monde. Celas’est produit, pour Bergier, à Mauthausen. À un autredegré, cela s’est produit pour moi chez Gurdjieff. Lescirconstances sont bien distinctes, mais le fait essentielest le même.

L’anthropologue américain Loren Eiseley, dont lapensée est proche de la nôtre, raconte une telle histoirequi exprime bien ce que je veux dire.

« Rencontrer un autre monde, dit-il, n’est pasuniquement un fait imaginaire. Cela peut arriver auxhommes. Aux animaux aussi. Parfois, les frontièresglissent ou s’interpénètrent : il suffit d’être là à cemoment. J’ai vu la chose arriver à un corbeau. Cecorbeau-là est mon voisin. Je ne lui ai jamais fait lemoindre mal, mais il prend soin de se tenir à la cimedes arbres, de voler haut et d’éviter l’humanité. Sonmonde commence là où ma faible vue s’arrête. Or, unmatin, toute notre campagne était plongée dans unbrouillard extraordinairement épais, et je marchais àtâtons vers la gare. Brusquement, à la hauteur de mes

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yeux, apparurent deux ailes noires immenses, précédéesd’un bec géant, et le tout passa comme l’éclair enpoussant un cri de terreur tel que je souhaite ne plusjamais rien entendre de semblable. Ce cri me hanta toutl’après-midi. Il m’arriva de scruter mon miroir, medemandant ce que j’avais de si révoltant…

« J’ai fini par comprendre. La frontière entre nosdeux mondes avait glissé, à cause du brouillard. Cecorbeau, qui croyait voler à son altitude habituelle,avait soudain vu un spectacle bouleversant, contrairepour lui aux lois de la nature. Il avait vu un hommemarchant en l’air, au cœur même du monde descorbeaux. Il avait rencontré une manifestation del’étrangeté la plus absolue qu’un corbeau puisseconcevoir : un homme volant…

« Maintenant, quand il m’aperçoit, d’en haut, ilpousse des petits cris, et je reconnais dans ces crisl’incertitude d’un esprit dont l’univers a été ébranlé. Iln’est plus, il ne sera jamais plus comme les autrescorbeaux… »

Ce livre n’est pas un roman, quoique l’intention ensoit romanesque. Il n’appartient pas à la science-fiction, quoiqu’on y côtoie des mythes qui alimentent cegenre. Il n’est pas une collection de faits bizarres,

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quoique l’Ange du Bizarre s’y trouve à l’aise. Il n’estpas non plus une contribution scientifique, le véhiculed’un enseignement inconnu, un témoignage, undocumentaire, ou une affabulation. Il est le récit,parfois légende et parfois exact, d’un premier voyagedans des domaines de la connaissance encore à peineexplorés. Comme dans les carnets des navigateurs de laRenaissance, la féerie et le vrai, l’extrapolationhasardeuse et la vision exacte s’y mêlent. C’est quenous n’avons eu ni le temps ni les moyens de pousser àfond l’exploration. Nous ne pouvons que suggérer deshypothèses et établir des esquisses de chemins decommunication entre ces divers domaines qui sontencore, pour l’instant, des terres interdites. Sur cesterres interdites, nous n’avons fait que de brefs séjours.Quand on les aura mieux explorées, on s’apercevrasans doute que beaucoup de nos propos étaientdélirants, comme les rapports de Marco Polo. C’est uneéventualité que nous acceptons de bon cœur. « Il y avaitquantité de sottises dans le bouquin de Pauwels etBergier. » Voilà ce que l’on dira. Mais si c’est cebouquin qui a donné envie d’aller y voir de plus près,nous aurons atteint notre but.

Nous pourrions écrire, comme Fulcanelli essayant depercer à jour et de dépeindre le mystère descathédrales : « Nous laissons au lecteur le soind’établir tous rapprochements utiles, de coordonner les

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versions, d’isoler la vérité positive combinée àl’allégorie légendaire dans ces fragmentsénigmatiques. » Cependant, notre documentation ne doitrien à des maîtres cachés, des livres enterrés ou desarchives secrètes. Elle est vaste, mais accessible àtous. Pour ne pas alourdir à l’excès, nous avons évitéde multiplier les références, les notes en bas de page,les indications bibliographiques, etc. Nous avonsparfois procédé par images et allégories, par soucid’efficacité et non par ce goût du mystère, si vif chezles ésotéristes qu’il nous fait penser à ce dialogue desMarx Brothers :

« Dis donc, il y a un trésor dans la maison d’à côté.— Mais il n’y a pas de maison à côté.— Eh bien, nous en construirons une ! »

Ce livre, comme je l’ai dit, doit beaucoup à JacquesBergier. Non seulement dans sa théorie générale qui estle fruit du mariage de nos pensées, mais aussi dans sadocumentation. Tous ceux qui ont approché cet hommeà la mémoire surhumaine, à la dévorante curiosité et –ce qui est plus rare encore – à la constante présenced’esprit, me croiront sans peine si je dis qu’en un lustreBergier m’a fait gagner vingt ans de lecture active.Dans ce puissant cerveau, une formidable bibliothèque

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est en service ; le choix, le classement, les connexionsles plus complexes s’établissent à la vitesse del’électronique. Le spectacle de cette intelligence enmouvement n’a jamais manqué de produire en moi uneexaltation des facultés, sans laquelle la conception et larédaction de cet ouvrage m’eussent été impossibles.

Dans un bureau de la rue de Berri qu’un grandimprimeur avait généreusement mis à notre disposition,nous avons réuni quantité de livres, de revues, derapports, de journaux en toutes les langues, et unesecrétaire prit en dictée des milliers de pages de notes,de citations, de traductions, de réflexions. Chez moi, auMesnil-le-Roi, tous les dimanches, nous poursuivionsnotre conversation, entrecoupée de lectures, et jeconsignais par écrit, la nuit même, l’essentiel de nospropos, les idées qui en avaient surgi, les nouvellesdirections de recherche qu’ils avaient suggérées.Chaque jour, durant ces cinq ans, je me suis mis à matable dès l’aube, car ensuite de longues heures detravail extérieur m’attendaient. Les choses étant cequ’elles sont dans ce monde auquel nous ne voulonspas nous dérober, la question du temps est une questiond’énergie. Mais il nous eût fallu encore dix ans,beaucoup de moyens matériels et une nombreuse équipepour commencer à mener à bien notre entreprise. Ceque nous voudrions, si nous disposons un jour dequelque argent, arraché ici ou là, c’est créer et animer

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une sorte d’institut où les études, à peine amorcéesdans ce livre, seraient poursuivies. Je souhaite que cespages nous y aident, si elles ont quelque valeur. Commele dit Chesterton, « l’idée qui ne cherche pas à devenirmot est une mauvaise idée, et le mot qui ne cherche pasà devenir action est un mauvais mot ».

Pour diverses raisons, les activités extérieures deBergier sont nombreuses. Les miennes aussi, et d’unecertaine ampleur. Mais j’ai vu dans mon enfance mourirde travail. « Comment faites-vous tout ce que vousfaites ? » Je ne sais, mais je pourrais répondre par laparole de Zen : « Je vais à pied et cependant je suisassis sur le dos d’un bœuf. »

Quantité de difficultés, sollicitations et gênes detoutes sortes ont surgi par la traverse, jusqu’à me fairedésespérer. Je n’aime guère la figure du créateurfarouchement indifférent à tout ce qui n’est pas sonœuvre. Un amour plus vaste me tient, et l’étroitesse enamour, fût-elle le prix d’une belle œuvre, me sembleune indigne contorsion. Mais on comprendra que dansces dispositions, dans le flot d’une vie largementparticipante, il arrive qu’on risque la noyade. Unepensée de Vincent de Paul m’a aidé : « Les grandsdesseins sont toujours traversés par diverses rencontreset difficultés. La chair et le sang diront qu’il fautabandonner la mission, gardons-nous bien de les

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écouter. Dieu ne change jamais dans ce qu’il a une foisrésolu, quelque chose de contraire qu’il nous semblequ’il arrive. »

Dans ce cours complémentaire de Juvisy, quej’évoquais au début de cette préface, on nous donna unjour à commenter la phrase de Vigny : « Une vie réussieest un rêve d’adolescent réalisé dans l’âge mûr. » Jerêvais alors d’approfondir et de servir la philosophiede mon père, qui était une philosophie du progrès.C’est, après bien des fuites, oppositions et détours, ceque je tente de faire. Que mon combat donne la paix àses cendres ! À ses cendres aujourd’hui dispersées,ainsi qu’il le souhaitait, pensant, comme je le penseaussi, que « la matière n’est peut-être qu’un desmasques parmi tous les masques portés par le GrandVisage ».

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PREMIÈRE PARTIE

Le futur antérieur

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I

Hommage au lecteur pressé. – Une démission en 1875. – Les oiseauxde malheur. – Comment le XIX e siècle fermait les portes. – La findes sciences et le refoulement du fantastique. – Les désespoirs dePoincaré. – Nous sommes nos propres grands-pères. – Jeunesse !Jeunesse !

Comment un homme intelligent, aujourd’hui, ne sesentirait-il pas pressé ? « Levez-vous, monsieur, vousavez de grandes choses à faire ! » Mais il faut se leverde plus en plus tôt. Accélérez vos machines à voir, àentendre, à penser, à vous souvenir, à imaginer. Notremeilleur lecteur, le plus cher à nos yeux, en aura faitavec nous en deux ou trois heures. Je connais quelqueshommes qui lisent avec le profit maximum, cent pagesde mathématiques, de philosophie, d’histoire oud’archéologie en vingt minutes. Les acteurs apprennentà « placer » leur voix. Qui nous apprendra à « placer »notre attention ? Il y a une hauteur à partir de laquelletout change de vitesse. Je ne suis pas, dans cet ouvrage,de ces écrivains qui veulent garder le lecteur auprèsd’eux le plus longtemps possible, le berçant. Rien pourle sommeil, tout pour l’éveil. Allez vite, prenez et

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partez ! Il y a de l’occupation dehors. Au besoin, sautezdes chapitres, commencez par où il vous plaira, lisezen diagonale : ceci est un instrument à usages multiples,comme les couteaux de campeurs. Par exemple, si vousredoutez d’arriver trop tard au vif du sujet qui vousimporte, passez ces premières pages. Sachez seulementqu’elles montrent comment le XIXe siècle avait ferméles portes à la réalité fantastique de l’homme, dumonde, de l’univers ; comment le XXe les rouvre, maisque nos morales, nos philosophies et notre sociologie,qui devraient être contemporaines du futur, ne le sontpas, demeurant attachées à ce XIXe périmé. Le pontn’est pas jeté entre le temps des chassepots et celui desfusées, mais on y pense. C’est pour qu’on y penseencore plus que nous écrivons. Pressés, ce n’est pas surle passé que nous pleurons, c’est sur le présent, etd’impatience. Voilà. Vous en savez assez pourfeuilleter vite ce début, si besoin est, et voir plus loin.

L’histoire n’a pas retenu son nom, c’est dommage. Ilétait directeur du Patent Office américain et c’est luiqui sonna le branle-bas. En 1875, il envoya sadémission au Secrétaire d’État au Commerce. Pourquoirester ? disait-il en substance, il n’y a plus rien àinventer.

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Douze ans après, en 1887, le grand chimisteMarcellin Berthelot écrivait : « L’univers est désormaissans mystère. » Pour obtenir du monde une imagecohérente la science avait fait place nette. La perfectionpar l’omission. La matière était constituée par uncertain nombre d’éléments impossibles à transformerles uns dans les autres. Mais tandis que Berthelotrepoussait dans son savant ouvrage les rêveriesalchimiques, les éléments, qui ne le savaient pas,continuaient à se transmuter sous l’effet de la radio-activité naturelle. En 1852, le phénomène avait étédécrit par Reichenbach, mais aussitôt rejeté. Destravaux datant de 1870 évoquaient « un quatrième étatde la matière » constaté lors de la décharge dans lesgaz. Mais il fallait refouler tout mystère. Refoulement :c’est le mot. Il y a une psychanalyse à faire d’unecertaine pensée du XIXe siècle.

Un Allemand, nommé Zeppelin, de retour au paysaprès avoir combattu dans les rangs sudistes, tentad’intéresser des industriels à la direction des ballons.« Malheureux ! Ne savez-vous pas qu’il y a trois sujetssur lesquels l’Académie des sciences françaisen’accepte plus de mémoires : la quadrature du cercle, letunnel sous la Manche et la direction des ballons. » Unautre Allemand, Herman Gaswindt, proposait deconstruire des machines volantes plus lourdes que l’air,propulsées par des fusées. Sur le cinquième manuscrit,

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le ministre de la Guerre allemand, après avoir pris avisdes techniciens, écrivit, avec la douceur de sa race etde sa fonction : « Quand donc cet oiseau de malheurcrèvera-t-il enfin ! »

Les Russes, eux, s’étaient débarrassés d’un autreoiseau de malheur, Kibaltchich, lui aussi partisan desmachines volantes à fusées. Peloton d’exécution. Il estvrai que Kibaltchich avait usé de ses qualités detechnicien pour fabriquer une bombe qui venait dedécouper en petits morceaux l’empereur Alexandre II.Mais il n’y avait pas de raison pour envoyer au poteaule professeur Langley, du Smithsonian Instituteaméricain, qui proposait, lui, des machines volantesactionnées par les moteurs à explosion de fabricationtoute récente. On le déshonora, on le ruina, on l’expulsad u Smithsonian. Le professeur Simon Newcombdémontra mathématiquement l’impossibilité du pluslourd que l’air. Quelques mois avant la mort deLangley, que le chagrin tuait, un petit garçon anglaisrevint un jour de l’école en sanglotant. Il avait montré àses copains une photo de maquette que Langley venaitd’envoyer à son père. Il avait proclamé que les hommesfiniraient par voler. Les copains s’étaient moqués. Etl’instituteur avait dit : « Mon ami, votre père seraitdonc un sot ? » Le présumé sot se nommait HerbertGeorge Wells.

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Toutes les portes se refermaient donc avec un bruitsec. Il n’y avait plus, en effet, qu’à démissionner etM. Brunetière pouvait tranquillement, en 1895, parlerde « La faillite de la science ». Le célèbre professeurLippmann, à la même époque, déclarait à l’un de sesélèves que la Physique était finie, classée, rangée,complète, et qu’il ferait mieux de s’engager sur d’autreschemins. L’élève s’appelait Helbronner et devaitdevenir le premier professeur de chimie-physiqued’Europe, faire des découvertes remarquables sur l’airliquide, l’ultraviolet et les métaux colloïdaux. Moissan,chimiste génial, était contraint à « l’autocritique » etdevait déclarer publiquement qu’il n’avait pas fabriquéde diamants, qu’il s’agissait d’une erreurexpérimentale. Inutile de chercher plus loin : lesmerveilles du siècle étaient la machine à vapeur et lalampe à gaz, jamais l’humanité ne ferait plus grandeinvention. L’électricité ? Simple curiosité technique. Unfol Anglais, Maxwell, avait prétendu qu’au moyen del’électricité on pourrait produire des rayons lumineuxinvisibles : pas sérieux. Quelques années plus tard,Ambrose Bierce pourrait écrire dans son Dictionnairedu Diable : « On ne sait pas ce que c’est quel’électricité, mais en tout cas elle éclaire mieux qu’uncheval-vapeur et va plus vite qu’un bec de gaz.

Quant à l’énergie, c’était une entité tout à faitindépendante de la matière, et sans mystère aucun. Elle

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était composée de fluides. Les fluides remplissaienttout, se laissaient décrire par des équations d’unegrande beauté formelle et satisfaisaient la pensée :fluide électrique, lumineux, calorifique, etc. Uneprogression continue et claire : la matière avec ses troisétats (solide, liquide, gazeux) et les divers fluidesénergétiques, plus subtils encore que les gaz. Il suffisaitde repousser comme rêverie philosophique les théoriesnaissantes de l’atome pour conserver une image« scientifique » du monde. On était fort loin des grainsd’énergie de Planck et Einstein.

L’Allemand Clausius démontrait qu’aucune sourced’énergie autre que le feu n’était concevable. Etl’énergie, si elle se conserve en quantité, se dégrade enqualité. L’univers a été remonté une bonne fois, commeune horloge. Il s’arrêtera quand son ressort seradétendu. Rien à attendre, pas de surprise. Dans cetunivers au destin prévisible, la vie était apparue parhasard et avait évolué par le simple jeu des sélectionsnaturelles. Au sommet définitif de cette évolution :l’homme. Un ensemble mécanique et chimique, dotéd’une illusion : la conscience. Sous l’effet de cetteillusion, l’homme avait inventé l’espace et le temps :des vues de l’esprit. Si l’on avait dit à un chercheurofficiel du XIXe siècle que la physique absorberait unjour l’espace et le temps et que celle-ci étudierait

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expérimentalement la courbure de l’espace et lacontraction du temps, il eût appelé la police. L’espaceet le temps n’ont aucune existence réelle. Ce sont desvariables de mathématicien et des sujets de réflexiongratuite pour philosophes. L’homme ne saurait avoirquelque rapport avec ces grandeurs. En dépit destravaux de Charcot, de Breuer, d’Hyslop, l’idée deperception extra-sensorielle ou extra-temporelle est àrepousser avec mépris. Pas d’inconnu dans l’univers,pas d’inconnu dans l’homme. Savant mon fils, tiens tonnez propre !

Il était tout à fait inutile de tenter une exploration dumonde intérieur, mais cependant un fait mettait desbâtons dans les roues de la simplification : on parlaitbeaucoup de l’hypnose, le naïf Flammarion, le douteuxEdgar Poe, le suspect H.G. Wells s’intéressaient auphénomène. Or, aussi fantastique que cela puisseparaître, le XIXe siècle officiel démontra que l’hypnosen’existait pas. Le patient a tendance à mentir, à simulerpour plaire à l’hypnotiseur. C’est exact. Mais, depuisFreud et Morton Price, on sait que la personnalité peutêtre divisée. À partir de critiques exactes, ce siècleparvint à créer une mythologie négative, à éliminertoute trace d’inconnu dans l’homme, à refouler toutsoupçon d’un mystère.

La biologie, elle aussi, était finie. M. Claude

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Bernard en avait épuisé les possibilités et l’on avaitconclu que le cerveau sécrète la pensée comme le foie,la bile. Sans doute, on parviendrait à déceler cettesécrétion et à en écrire la formule chimiqueconformément aux jolis arrangements en hexagonesimmortalisés par M. Berthelot. Quand on sauraitcomment les hexagones de carbone s’associent pourcréer l’esprit, la dernière page serait tournée. Qu’onnous laisse travailler sérieusement ! Les fous à l’asile !Un beau matin de 1898, un monsieur sérieux ordonna àla gouvernante de ne plus laisser lire Jules Verne à sesenfants. Ces idées fausses déformeraient les jeunesesprits. Le monsieur sérieux s’appelait Édouard Branly.Il venait de décider de renoncer à ses expériences sansintérêt sur les ondes pour devenir médecin de quartier.

Le savant doit abdiquer. Mais il doit aussi réduire àrien les « aventuriers », c’est-à-dire les gens quiréfléchissent, imaginent, rêvent. Berthelot attaque lesphilosophes « qui s’escriment contre leur proprefantôme dans l’arène solitaire de la logique abstraite »(voilà une bonne description d’Einstein, par exemple).Et Claude Bernard déclare : « Un homme qui trouve lefait le plus simple rend plus de services que le plusgrand philosophe du monde. » La science ne sauraitêtre qu’expérimentale. Hors d’elle, point de salut.Fermons les portes. Nul n’égalera jamais les géants quiont inventé la machine à vapeur.

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Dans cet univers organisé, compréhensible, etd’ailleurs condamné, l’homme devait se tenir à sa justeplace d’épiphénomène. Pas d’utopie et pas d’espoir. Lecombustible fossile s’épuisera en quelques siècles, etce sera la fin par le froid et la famine. Jamais l’hommene volera, jamais il ne voyagera dans l’espace. Jamaisnon plus il ne visitera le fond des mers. Étrangeinterdiction que celle de la visite des abîmes marins !Rien n’empêchait le XIXe siècle, en l’état destechniques, de construire le bathyscaphe du professeurPiccard, rien qu’une énorme timidité, rien que le souci,pour l’homme, de « rester à sa place ».

Turpin, qui invente la mélinite, se fait promptementenfermer. Les inventeurs des moteurs à explosion sontdécouragés et l’on tente de montrer que les machinesélectriques ne sont que des formes du mouvementperpétuel. C’est l’époque des grands inventeurs isolés,révoltés, traqués. Hertz écrit à la Chambre deCommerce de Dresde qu’il faut décourager lesrecherches sur la transmission des ondes hertziennes :aucune application pratique n’est possible. Les expertsde Napoléon III prouvent que la dynamo Gramme netournera jamais.

Pour les premières automobiles, pour le sous-marin,pour le dirigeable, pour la lumière électrique (uneescroquerie de ce sacré Edison !) les doctes académies

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ne se dérangent pas. Il y a une page immortelle. C’est lecompte rendu de la réception du phonographe àl’Académie des sciences de Paris : « Dès que lamachine a émis quelques paroles, M. le secrétaireperpétuel se précipite sur l’imposteur et lui serre lagorge d’une poigne de fer. Vous voyez bien ! dit-il à sescollègues. Or, à l’étonnement général, la machinecontinue à émettre des sons. »

Cependant, d’immenses esprits, fortement contrariés,s’arment en secret pour préparer la plus formidablerévolution des connaissances que l’homme« historique » ait connue. Mais, pour l’heure, toutes lesvoies sont bouchées.

Bouchées en avant et en arrière. On refoule lesfossiles d’êtres préhumains que l’on commence àdécouvrir en quantité. Le grand Heinrich Helmholtzn’a-t-il pas démontré que le soleil tire son énergie desa propre contraction, c’est-à-dire de la seule force,avec la combustion, existant dans l’univers ? Et sescalculs ne montrent-ils pas qu’une centaine de milliersd’années, au plus, nous séparent de la naissance dusoleil ? Comment une longue évolution aurait-elle pu seproduire ? Et, d’ailleurs, qui trouvera jamais le moyende dater le passé du monde ? Dans ce court espace entre

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deux néants, nous autres, épiphénomènes, demeuronssérieux. Les faits ! rien que les faits !

La recherche sur la matière et l’énergie n’étant guèreencouragée, les meilleurs curieux se lancent dans uneimpasse : l’éther. C’est le milieu pénétrant toute matièreet servant de support aux ondes lumineuses etélectromagnétiques. Il est à la fois infiniment solide etinfiniment ténu. Lord Rayleigh, qui représente, à la findu XIXe siècle, la science officielle anglaise dans sasplendeur ; construit une théorie de l’éthergyroscopique. Un éther composé de multiples toupiestournant en tous sens et réagissant entre elles. AldousHuxley écrira plus tard que « si une œuvre humainepeut donner l’idée de la laideur dans l’absolu, lathéorie de Lord Rayleigh y parvient ».

C’est dans la spéculation sur l’éther que se trouventengagées les intelligences disponibles, à l’orée duXXe siècle. En 1898, se produit la catastrophe :l’expérience de Michelson et Morley détruitl’hypothèse de l’éther. Toute l’œuvre d’Henri Poincaréva témoigner de cet effondrement. Poincaré,mathématicien de génie, sentait peser sur lui l’énormepoids de ce XIXe siècle geôlier et bourreau dufantastique. Il aurait découvert la relativité, s’il avaitosé. Mais il n’osa pas. La Valeur de la Science, LaScience et l’Hypothèse, sont des livres de désespoir et

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de démission. Pour lui, l’hypothèse scientifique n’estjamais vraie, elle ne peut être qu’utile. Et c’est uneauberge espagnole : on n’y trouve que ce que l’on yapporte. Selon Poincaré, si l’univers se contractait unmillion de fois, et nous avec lui, nul ne s’apercevrait derien. Spéculations inutiles, donc puisque détachées detoute réalité sensible. L’argument fut cité jusqu’audébut de notre siècle comme un modèle de profondeur.Jusqu’au jour où un ingénieur praticien fit observer quele charcutier, du moins, le saurait parce que tous lesjambons tomberaient. Le poids d’un jambon estproportionnel à son volume, mais la force d’une ficellen’est proportionnelle qu’à sa section. Que l’univers secontracte d’un millionième, et plus de jambons auplafond ! Pauvre, grand et cher Poincaré ! C’est cemaître à penser qui écrivait : « Le bon sens à lui toutseul est suffisant pour nous dire que la destructiond’une ville par la désintégration d’un demi-kilo demétal est une impossibilité évidente. »

Caractère limité de la structure physique del’univers, inexistence des atomes, faibles ressources del’énergie fondamentale, incapacité d’une formulemathématique à donner plus qu’elle ne contient, vacuitéde l’intuition, étroitesse et mécanicité absolue dumonde intérieur de l’homme : tel est l’esprit dans lessciences, et cet esprit s’étend à tout, crée le climat danslequel baigne toute l’intelligence de ce siècle. Siècle

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petit ? Non. Grand mais étroit. Un nain qu’on a étiré.Brusquement, les portes soigneusement fermées par

le XIXe siècle sur les infinies possibilités de l’homme,de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps,vont voler en éclats. Les sciences et les techniques vontfaire un bond formidable, et la nature même de laconnaissance va être remise en question.

Autre chose qu’un progrès : une transmutation. Danscet autre état du monde, la conscience elle-même doitchanger d’état. Aujourd’hui, en tous domaines, toutesles formes de l’imagination sont en mouvement. Saufdans les domaines où se déroule notre vie« historique », bouchée, douloureuse, avec la précaritédes choses périmées. Un immense fossé séparel’homme de l’aventure de l’humanité, nos sociétés denotre civilisation. Nous vivons sur des idées, desmorales, des sociologies, des philosophies, unepsychologie qui appartiennent au XIXe siècle. Noussommes nos propres arrière-grands-pères. Nousregardons monter vers le ciel les fusées, notre terrevibrer de mille radiations nouvelles, en tétant la pipede Thomas Graindorge. Notre littérature, nos débatsphilosophiques, nos conflits idéologiques, notre attitudedevant la réalité, tout cela dort derrière des portes quiviennent de sauter. Jeunesse ! Jeunesse ! Allez dire àtout le monde que les ouvertures sont faites et que, déjà,

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le Dehors est entré !

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II

La délectation bourgeoise. – Un drame de l’intelligence ou la tempêtede l’irréalisme. – L’ouverture sur une réalité autre. – Au-delà de lalogique et des philosophies littéraires. – La notion d’éternelprésent. – Science sans conscience : et conscience sans science ? –L’espoir.

« La marquise prit son thé à cinq heures » : Valérydisait à peu près qu’on ne peut écrire de pareilleschoses quand on est entré dans le monde des idées,mille fois plus fort, romanesque, mille fois plus réelque le monde du cœur et des sens. « Antoine aimaitMarie qui aimait Paul ; ils furent très malheureux eteurent beaucoup de néants. » Toute une littérature ! Despalpitations d’amides et d’infusoires, quand la Penséeentraîne tragédies et drames géants, transmute des êtres,bouleverse des civilisations, mobilise d’immensesmasses humaines. Sommeilleuses jouissances,délectation bourgeoise ! Nous autres, adeptes de laconscience éveillée, travailleurs de la terre, savons oùsont l’insignifiance, la décadence, le jeu pourri…

La fin du XIXe siècle marque l’apogée du théâtre etdu roman bourgeois et la génération littéraire de 1885

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se reconnaîtra un moment pour maîtres Anatole Franceet Paul Bourget. Or, à la même époque se joue, dans ledomaine de la connaissance pure, un drame beaucoupplus grand et palpitant que chez les héros du Divorceou ceux du Lys Rouge. Une soudaine ivresse se glissedans le dialogue entre matérialisme et spiritualisme,science et religion. Du côté des savants, héritiers dupositivisme de Taine et Renan, des découvertesformidables vont faire s’écrouler les murailles del’incrédulité. On ne croyait qu’aux réalités dûmentétablies : brusquement, c’est l’irréel qui devientpossible. Voyez les choses comme une intrigueromanesque, avec volte-face des personnages, passagedes traîtres, passions contrariées, débat parmi lesillusions.

Le principe de la conservation de l’énergie était dusolide, du certain, du marbre. Et voici que le radiumproduit de l’énergie sans l’emprunter à aucune source.On était sûr de l’identité de la lumière et del’électricité : elles ne pouvaient se propager qu’en lignedroite et sans traverser d’obstacles. Et voici que lesondes, que les rayons X franchissent les solides. Dansles tubes à décharge, la matière semble s’évanouir, setransformer en corpuscules. La transmutation deséléments s’opère dans la nature : le radium devienthélium et plomb. Voici que le Temple des Certitudess’effondre. Voici que le monde ne joue plus le jeu de la

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raison ! Tout devient-il donc possible ? D’un seul coup,ceux qui savent, ou croyaient savoir, cessent de faire lepartage entre physique et métaphysique, chose vérifiéeet chose rêvée. Les piliers du Temple se font nuées, lesprêtres de Descartes délirent. Si le principe deconservation de l’énergie est faux, qu’est-ce quiempêcherait le médium de fabriquer un ectoplasme àpartir de rien ? Si les ondes magnétiques traversent laterre, pourquoi une pensée ne voyagerait-elle pas ? Sitous les corps émettent des forces invisibles, pourquoipas un corps astral ? S’il y a une quatrième dimension,est-ce le domaine des esprits ?

Mme Curie, Crookes, Lodge font tourner les tables.Edison tente de construire un appareil quicommuniquerait avec les morts. Marconi, en 1901,croit avoir capté des messages de Martiens. SimonNewcomb trouve tout naturel qu’un médium matérialisedes coquillages frais du Pacifique. Une tempête defantastique irréel renverse les chercheurs de réalités.

Mais les purs, les irréductibles, tentent de repousserce flux. La vieille garde du positivisme livre un baroudd’honneur. Et, au nom de la Vérité, au nom de laRéalité, elle refuse tout en bloc : les rayons X et lesectoplasmes, les atomes et l’esprit des morts, lequatrième état de la matière et les Martiens.

Ainsi, entre le fantastique et la réalité va se dérouler

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un combat souvent absurde, aveugle, désordonné, quiretentira bientôt sur toutes les formes de la pensée, danstous les domaines : littéraire, social, philosophique,moral, esthétique. Mais c’est dans la science physiqueque l’ordre se rétablira, non par régression,amputations, mais par dépassement. C’est en physiqueque naît une nouvelle conception. On le doit à l’effortde titans comme Langevin, Perrin, Einstein. Unescience nouvelle apparaît, moins dogmatique quel’ancienne. Des portes s’ouvrent sur une réalité autre.Comme dans tout grand roman, il n’y a finalement nibons ni méchants et tous les héros ont raison si leregard du romancier s’est situé dans une dimensioncomplémentaire où les destins se rejoignent, seconfondent, portés tous ensemble à un degré supérieur.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Des portes se sontouvertes dans presque tous les édifices scientifiques,mais l’édifice de la physique est désormais presquesans murs : une cathédrale toute en vitrail où se reflètentles lueurs d’un autre monde, infiniment proche.

La matière s’est révélée aussi riche, sinon plus richeen possibilités que l’esprit. Elle renferme une énergieincalculable, elle est susceptible de transformationsinfinies, ses ressources sont insoupçonnables. Le terme

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« matérialiste », au sens du XIXe siècle, a perdu toutsens, de même que le terme « rationaliste ».

La logique du « bon sens » n’existe plus. Enphysique nouvelle, une proposition peut être à la foisvraie et fausse. A.B. n’est plus égal à B.A. Une mêmeentité peut être à la fois continue et discontinue. On nesaurait plus se référer à la physique pour condamner telou tel aspect du possible(2).

Prenez une feuille de papier. Percez-y deux trous, àfaible distance. Il est évident, pour le sens commun,qu’un objet suffisamment petit pour passer par ces trouspassera par l’un ou l’autre. Aux yeux du sens commun,un électron est un objet. Il possède un poids défini, ilproduit un éclair lumineux quand il frappe un écran detélévision, un choc quand il frappe un microphone.Voilà notre objet suffisamment petit pour passer par unde nos deux trous. Or, l’observation avec lemicroscope électronique nous apprendra que l’électronest passé à la fois par les deux trous. Voyons ! S’il estpassé par l’un, il ne peut en même temps être passé parl’autre ! Si, il est passé par l’un et l’autre. C’est fou,mais c’est expérimental. De tentatives d’explicationssont nées diverses doctrines, la mécanique ondulatoireen particulier. Mais la mécanique ondulatoire neparvient cependant pas à expliquer totalement un tel faitqui se maintient hors de notre raison, laquelle ne saurait

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fonctionner que par oui ou non, A ou B. C’est lastructure même de notre raison qu’il faudrait modifierpour comprendre. Notre philosophie veut thèse etantithèse. Il faut croire que dans la philosophie del’électron, thèse et antithèse sont vraies à la fois.Parlerons-nous d’absurde ? L’électron semble obéir àdes lois, et la télévision, par exemple, est une réalité.L’électron existe-t-il ou non ? Ce que la nature appelleexister n’a pas d’existence à nos yeux. L’électron est-ilde l’être ou du néant ? Voilà une question parfaitementvide de sens. Ainsi disparaissent à la pointe de laconnaissance, nos méthodes de pensée habituelles et lesphilosophies littéraires, nées d’une vision périmée deschoses.

La Terre est liée à l’univers, l’homme n’est passeulement en contact avec la planète qu’il habite. Lesrayons cosmiques, la radioastronomie, les travaux dephysique théorique révèlent des contacts avec la totalitédu cosmos. Nous ne vivons plus dans un monde fermé :un esprit vraiment témoin de son temps ne sauraitl’ignorer. Comment, dans ces conditions, la pensée, surle plan social, par exemple, peut-elle demeurer auxprises avec des problèmes non pas même planétaires,mais étroitement régionaux, provinciaux ? Et commentnotre psychologie, telle qu’elle s’exprime dans leroman, peut-elle rester aussi fermée, réduite auxmouvements infraconscients de la sensualité et de la

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sentimentalité ? Tandis que des millions de civilisésouvrent des livres, vont au cinéma ou au théâtre poursavoir comment Françoise sera émue par René, maishaïssant la maîtresse de son père, deviendra lesbiennepar sourde vengeance, des chercheurs qui font chanteraux nombres une musique céleste se demandent sil’espace ne se contracte pas autour d’un véhicule(3).L’univers tout entier serait dès lors accessible : il seraitpossible de se rendre sur l’étoile la plus lointaine dansl’espace d’une vie humaine. Si de telles équations setrouvaient confirmées, la pensée humaine en seraitbouleversée. Si l’homme n’est pas limité à cette Terre,de nouvelles questions se poseront sur le sens profondde l’initiation et sur d’éventuels contacts avec desintelligences du Dehors.

Où en sommes-nous encore ? En matière derecherche sur les structures de l’espace et du temps,nos notions de passé et d’avenir ne tiennent plus. Auniveau de la particule, le temps circule dans les deuxsens à la fois : avenir et passé. À une vitesse extrême,limite de celle de la lumière qu’est-ce que le temps ?Nous sommes à Londres en octobre 1944. Unefusée V2, volant à 5 000 kilomètres-heure est au-dessusde la ville. Elle va tomber. Mais ce va s’applique àquoi ? Pour les habitants de la maison qui sera écraséedans un instant, et qui n’ont que leurs yeux et leurs

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oreilles, la V2 va tomber. Mais pour l’opérateur duradar, qui se sert des ondes se propulsant à300 000 kilomètres-seconde (vitesse par rapport àlaquelle la fusée rampe), la trajectoire de la bombe estdéjà fixée. Il observe : il ne peut rien. À l’échellehumaine, rien ne peut déjà plus intercepter l’instrumentde mort, rien ne peut prévenir. Pour l’opérateur, lafusée s’est déjà écrasée. À la vitesse du radar, le tempsne s’écoule pratiquement pas. Les habitants de lamaison vont mourir. Dans le super-œil du radar, ilssont déjà morts.

Autre exemple : on trouve dans les rayons cosmiques,lorsqu’ils atteignent la surface de la Terre desparticules, les mésons mu, dont la vie sur le globe n’estque d’un millionième de seconde. Au bout de cemillionième de seconde, ces éphémères se détruisenteux-mêmes par radio-activité. Or, ces particules sontnées à 30 kilomètres dans le ciel, région oùl’atmosphère de notre planète commence à être dense.Pour franchir ces 30 kilomètres, elles ont déjà dépasséleur temps de vie, considéré à notre échelle. Mais leurtemps n’est pas le nôtre. Elles ont vécu ce voyage dansl’éternité et ne sont entrées dans le temps quelorsqu’elles ont perdu leur énergie, arrivant au niveaude la mer. On envisage de construire des appareils oùle même effet serait produit. On créerait ainsi destiroirs du temps, où se trouveraient rangés des objets de

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faible durée, conservés dans la quatrième dimension.Ce tiroir serait un anneau creux de verre, placé dans unénorme champ de forces, et où les particulestourneraient si vite que le temps, pour celles-ci, auraitpratiquement cessé de couler. Une vie d’un millionièmede seconde pourrait être ainsi maintenue et observéedurant des minutes ou des heures…

« Il ne faut pas croire que le temps écoulé rentredans le néant ; le temps est un et éternel, le passé, leprésent et l’avenir ne sont que des aspects différents –des gravures différentes, si vous préférez –, d’unenregistrement continu, invariable, de l’existenceperpétuelle(4). » Pour les disciples modernesd’Einstein, il n’existerait réellement qu’un éternelprésent. C’est ce que disaient les anciens mystiques. Sil’avenir existe déjà, la précognition est un fait. Toutel’aventure de la connaissance avancée est orientée versune description des lois de la physique, mais aussi dela biologie et de la psychologie dans le continu à quatredimensions, c’est-à-dire dans l’éternel présent. Passé,présent, futur sont. C’est peut-être la conscience seulequi se déplace. Pour la première fois, la conscience estadmise de plein droit dans les équations de physiquethéorique. Dans cet éternel présent, la matière apparaîtcomme un mince fil tendu entre le passé et l’avenir. Lelong de ce fil, glisse la conscience humaine. Par quels

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moyens est-elle capable de modifier les tensions de cefil, de façon à contrôler les événements ? Nous lesaurons un jour et la psychologie deviendra unebranche de la physique.

Et sans doute la liberté est-elle conciliable avec cetéternel présent. « Le voyageur qui remonte la Seine enbateau sait d’avance les ponts qu’il rencontrera. Il n’enest pas moins libre de ses actions, il n’en est pas moinscapable de prévoir ce qui pourra venir par latraverse(5). » Liberté de devenir, au sein d’une éternitéqui est. Vision double, admirable vision de la destinéehumaine liée à la totalité de l’univers !

Si ma vie était à refaire, je ne choisirais certes pasd’être écrivain et d’écouler mes jours dans une sociétéretardataire où l’aventure gîte sous les lits, comme unchien. Il me faudrait une aventure-lion. Je me feraisphysicien théorique, pour vivre au cœur ardent duromanesque véritable.

Le nouveau monde de la physique démentformellement les philosophies du désespoir et del’absurde.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.Mais conscience sans science est ruine égale. Cesphilosophies, qui ont traversé l’Europe au XXe siècle,étaient des fantômes du XIXe, vêtus à la nouvelle mode.Une connaissance réelle, objective du fait technique et

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scientifique, qui entraîne tôt ou tard le fait social, nousapprend qu’il y a une direction nette de l’histoirehumaine, un accroissement de la puissance de l’homme,une montée de l’esprit général, une énorme forge desmasses qui les transforme en conscience agissante,l’accession à une civilisation dans laquelle la vie seraaussi supérieure à la nôtre que la nôtre l’est à celle desanimaux. Les philosophes littéraires nous ont dit quel’homme est incapable de comprendre le monde. Déjà,André Maurois, dans Les Nouveaux Discours duDocteur O’Grady écrivait : « Vous admettrez pourtant,docteur, que l’homme du XIXe siècle pouvait croire quela science, un jour, expliquerait le monde. Renan,Berthelot, Taine, au début de leur vie, l’espéraient.L’homme du XX e siècle n’a plus de tels espoirs. Il saitque les découvertes font reculer le mystère. Quant auprogrès, nous avons constaté que les puissances del’homme n’ont produit que famine, terreur, désordre,torture et confusion d’esprit. Quel espoir reste-t-il ?Pourquoi vivez-vous, docteur ? » Or, le problème ne seposait déjà plus ainsi. À l’insu des discoureurs, lecercle se refermait autour du mystère et le progrèsincriminé ouvrait les portes du ciel. Ce ne sont plusBerthelot ou Taine qui témoignent pour l’avenirhumain, mais bien plutôt des hommes comme Teilhardde Chardin. D’une récente confrontation entre dessavants de diverses disciplines se dégage l’idée

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suivante : peut-être un jour les derniers secrets desparticules élémentaires nous seront-ils révélés par lecomportement profond du cerveau, car celui-ci estl’aboutissement et la conclusion des réactions les pluscomplexes dans notre région de l’univers, et sans doutecontient-il en lui-même les lois les plus intimes de cetterégion.

Le monde n’est pas absurde et l’esprit n’est pointinapte à le comprendre. Tout au contraire, il se pourraitque l’esprit humain ait déjà compris le monde, mais nele sache pas encore…

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III

Réflexions hâtives sur les retards de la sociologie. – Un dialogue desourds. – Les planétaires et les provinciaux. – Un chevalier deretour parmi nous. – Un peu de lyrisme.

En physique, en mathématiques, en biologiemodernes, la vue s’étend à l’infini. Mais la sociologiea toujours l’horizon bouché par les monuments dusiècle dernier. Je me souviens de notre étonnementtriste lorsque nous suivîmes, Bergier et moi, en 1957,la correspondance entre le célèbre économistesoviétique Eugène Varga et la revue américaineFortune. Cette luxueuse publication exprime les idéesdu capitalisme éclairé. Varga est un esprit solide etjouit de la considération du pouvoir suprême. Onpouvait attendre, d’un dialogue public entre ces deuxautorités, une aide sérieuse pour comprendre notreépoque. Or, le résultat fut affreusement décevant.

M. Varga suivait à la lettre son évangile. Marxannonçait une crise inévitable du capitalisme. M. Vargavoyait cette crise très prochaine. Le fait que la situationéconomique des États-Unis s’améliore sans cesse etque le grand problème commence à être l’utilisation

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rationnelle des loisirs, ne frappait pas du tout cethéoricien qui, au temps du radar, voyait toujours leschoses à travers les besicles de Karl. L’idée quel’écroulement annoncé pourrait ne pas se produireselon le schéma fixé et qu’une société nouvelle estpeut-être en train de naître outre-Atlantique, nel’effleurait pas une seconde. La rédaction de Fortune,de son côté, n’envisageait pas non plus un changementde société en U.R.S.S., et expliquait que l’Amérique de1957 exprimait un idéal parfait, définitif. Tout ce queles Russes pouvaient espérer était d’accéder à cet état,s’ils étaient bien sages, dans un siècle ou un siècle etdemi. Rien n’inquiétait, rien ne troublait lesadversaires théoriques de M. Varga, ni la multiplicitédes cultes nouveaux chez les intellectuels américains(Oppenheimer, Aldous Huxley, Gerald Heard, HenryMiller, et bien d’autres tentés par les anciennesphilosophies orientales), ni l’existence, dans lesgrandes villes, de millions de jeunes « rebelles sanscause groupés en gangs, ni les vingt millionsd’individus ne résistant au mode de vie qu’en absorbantdes drogues aussi dangereuses que la morphine oul’opium. Le problème d’un but à la vie ne semblait pasles atteindre. Quand toutes les familles américainesposséderont deux voitures, il faudra qu’elles enachètent une troisième. Quand le marché des postes detélévision sera saturé, il faudra équiper les

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automobiles.Et cependant, par rapport aux sociologues, aux

économistes et aux penseurs de chez nous, M. EugèneVarga et la direction de Fortune sont en avance. Lecomplexe de la décadence ne les paralyse pas. Ils nefont pas de délectation morose. Ils n’imaginent pas quele monde est absurde et que la vie ne vaut pas la peined’être vécue. Ils croient ferme en la vertu du progrès,ils marchent droit vers une augmentation indéfinie dupouvoir de l’homme sur la nature. Ils ont du dynamismeet de la grandeur. Ils voient large sinon haut. Onchoquerait en déclarant que M. Varga est partisan de lalibre entreprise et que la rédaction de Fortune estcomposée de progressistes. Au sens européen,étroitement doctrinal, c’est pourtant vrai. M. Vargan’est pas communiste, Fortune n’est pas capitaliste, sil’on se réfère à nos façons de voir étriquées,provinciales. Le Russe et l’Américain responsables onten commun l’ambition, la volonté de puissance et unindomptable optimisme. Ces forces, maniant le levierdes sciences et des techniques, font sauter les cadres dela sociologie construits au XIXe siècle. Si l’Europeoccidentale devait s’enfoncer et se perdre dans lesconflits byzantins – ce qu’à Dieu ne plaise –, la marcheen avant de l’humanité ne s’en poursuivrait pas moins,faisant éclater les structures, établissant une nouvelleforme de civilisation entre les deux nouveaux pôles de

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la conscience active que sont Chicago et Tachkent,tandis que les masses immenses d’Orient, puisd’Afrique, passeront à la forge.

Tandis qu’en France, un de nos meilleurssociologues pleure sur Le Travail en miettes, titre d’unde ses ouvrages, les syndicats américains étudient lasemaine de vingt heures. Tandis que les intellectuelsparisiens prétendument d’avant-garde se demandent siMarx doit être dépassé, ou si l’existentialisme est oun’est pas un humanisme révolutionnaire, l’institutStehnfeld de Moscou étudie l’implantation del’humanité dans la Lune. Tandis que M. Varga attendl’écroulement des États-Unis annoncé par le prophète,les biologistes américains préparent la synthèse de lavie à partir de l’inanimé. Tandis que continue de seposer le problème de la coexistence, le communisme etle capitalisme sont en train d’être transformés par laplus puissante révolution technologique que la Terre aitsans doute connue. Nous avons les yeux derrière la tête.Il serait temps de les mettre à leur place.

Le dernier sociologue puissant et imaginatif a sansdoute été Lénine. Il avait justement défini lecommunisme de 1917 : « C’est le socialisme plusl’électricité. » Près d’un demi-siècle a passé. Ladéfinition vaut encore pour la Chine, l’Afrique, l’Inde.Elle est lettre morte pour le monde moderne. La Russie

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attend le penseur qui décrira l’ordre nouveau : lecommunisme plus l’énergie atomique, plusl’automation, plus la synthèse des carburants et desaliments à partir de l’air et de l’eau, plus la physiquedes corps solides, plus la conquête des étoiles, etc.John Buchan, après avoir assisté aux funérailles deLénine, annonçait la venue d’un autre Voyant, quisaurait promouvoir un « communisme à quatredimensions ».

Si l’U.R.S.S. n’a pas de sociologue à sa taille,l’Amérique n’est pas mieux nantie. La réaction contreles « historiens rouges » de la fin du XIXe siècle a menésous la plume des observateurs, l’éloge franc desgrandes dynasties capitalistes et des puissantesorganisations. Il y a de la santé dans cette franchise,mais la perspective est courte. Les critiques del’« American way of life » sont rares, littéraires etprocèdent de la façon la plus négative. Nul ne paraîtpousser l’imagination jusqu’à voir naître, à traverscette « foule solitaire », une civilisation différente deses formes extérieures, jusqu’à sentir un craquementdes consciences, l’apparition de mythes nouveaux. Àtravers l’abondante et étonnante littérature dite de« science-fiction », on distingue pourtant l’aventured’un esprit qui sort de l’adolescence, se déplie à lamesure de la planète, s’engage dans une réflexion àl’échelle cosmique et situe autrement le destin humain

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dans le vaste univers. Mais l’étude d’une tellelittérature, si comparable à la tradition orale desconteurs antiques, et qui témoigne des mouvementsprofonds de l’intelligence en route, n’est pas chosesérieuse pour les sociologues.

Quant à la sociologie européenne, elle demeurestrictement provinciale, toute l’intelligence fixée surdes débats de clochers. Dans ces conditions, il n’estpas étonnant que les âmes sensibles se réfugient dans lecatastrophisme. Tout est absurde et la bombe H a misfin à l’histoire. Cette philosophie qui paraît à la foissinistre et profonde, est plus facile à manier que leslourds et délicats instruments de l’analyse du réel. Elleest une passagère maladie de la pensée chez lescivilisés qui n’ont pas adapté leur héritage de notions(liberté individuelle, personne humaine, bonheur, etc.)au déplacement de buts de la civilisation en devenir.Elle est une fatigue nerveuse de l’esprit, au moment oùcet esprit, aux prises avec ses propres conquêtes, doit,non pas périr, mais changer de structure. Après tout, cen’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanitéque la conscience doit passer d’un plan à un autre.Toute forge est douloureuse. S’il y a un avenir, ilmérite d’être examiné. Et, dans ce présent accéléré, cen’est pas par référence au proche passé que la réflexiondoit se faire. Notre proche futur est aussi différent de ce

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que nous venons de connaître, que le XIXe siècle l’étaitde la civilisation Maya. C’est donc par d’incessantesprojections dans les plus grandes dimensions du tempset de l’espace qu’il nous faut procéder, et nullement parcomparaisons minuscules dans une infinie fraction, oùle passé récemment vécu n’a aucune des propriétés del’avenir, et où le présent est à peine incarné qu’ils’engloutit dans cet inutilisable passé.

La première idée vraiment féconde est qu’il y adéplacement de buts. Un chevalier des croisades, deretour parmi nous, demanderait aussitôt pourquoi l’onn’utilise pas la bombe atomique contre les Infidèles. Decœur ferme et d’intelligence ouverte, il seraitfinalement moins déconcerté par nos techniques que parle fait que les Infidèles tiennent encore la moitié duSaint-Sépulcre, l’autre étant d’ailleurs entre les mainsdes juifs. Ce qu’il aurait le plus de mal à comprendre,c’est une civilisation riche et puissante, dont la richesseet la puissance ne sont pas explicitement consacrées auservice et à la gloire de Jésus. Que lui diraient nossociologues ? Que ces immenses efforts, batailles,découvertes, ont pour objet exclusif d’élever le« niveau de vie » de tous les hommes ? Cela luisemblerait absurde, dès lors que cette vie lui paraîtraitsans but. Ils lui parleraient encore de Justice, deLiberté, de Personne Humaine, ils lui réciteraientl’évangile humaniste-matérialiste du XIXe siècle. Et le

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chevalier répondrait sans doute : mais la liberté pourquoi faire ? La justice pour quoi faire ? La personnehumaine pour en faire quoi ? Pour que notre chevaliervoie notre civilisation comme une chose digne d’êtrevécue par une âme, il ne faudrait pas lui tenir le langagerétrospectif des sociologues. Il faudrait lui tenir unlangage prospectif. Il faudrait lui montrer notre mondeen marche, l’intelligence en marche, comme leformidable ébranlement d’une croisade. Il s’agit encoreune fois de délivrer le Saint-Sépulcre : l’esprit retenudans la matière, et de repousser l’Infidèle : tout ce quiest infidèle à l’infini pouvoir de l’esprit. Il s’agittoujours de religion : de rendre manifeste tout ce quirelie l’homme à sa propre grandeur et cette grandeuraux lois de l’univers. Il faudrait lui montrer un mondeoù les cyclotrons sont comme les cathédrales, où lesmathématiques sont comme un chant grégorien, où destransmutations s’opèrent, non seulement au sein de lamatière, mais dans les cerveaux, où les masseshumaines de toutes couleurs s’ébranlent, oùl’interrogation de l’homme fait vibrer ses antennes dansles espaces cosmiques, où l’âme de la planètes’éveille. Alors notre chevalier ne demanderait-il peut-être pas à s’en retourner vers le passé. Peut-être sesentirait-il ici chez lui, mais simplement placé à unautre niveau. Peut-être s’élancerait-il vers l’avenir,comme jadis il s’élançait vers l’Orient, ayant renoué

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avec la foi, mais à un autre degré.Voyez donc ce que nous vivons ! Ayez l’œil sur vos

yeux ! Faites la lumière sur ces ombres !

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La conspiration au grand jour

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I

La génération des « ouvriers de la Terre ». – Êtes-vous un moderneattardé ou un contemporain du futur ? – Une affiche sur les mursde Paris en 1622. – Voir les choses anciennes avec des yeuxnouveaux. – Le langage ésotérique est le langage technique. – Unenouvelle notion de la société secrète. – Un nouvel aspect de« l’esprit religieux ».

Griffin, l’homme invisible de Wells, disait : « Leshommes, même cultivés, ne se rendent pas compte despuissances cachées dans les livres de science. Dans cesvolumes, il y a des merveilles, des miracles. »

Ils s’en rendent compte maintenant, et les hommes dela rue mieux que les lettrés, toujours en retard d’unerévolution. Il y a des miracles, des merveilles, et il y ades épouvantes. Les pouvoirs de la science, depuisWells, se sont étendus au-delà de la planète etmenacent la vie de celle-ci. Une nouvelle génération desavants est née. Ce sont des gens qui ont conscienced’être, non des chercheurs désintéressés et desspectateurs purs, mais, selon la belle expression deTeilhard de Chardin, des « ouvriers de la Terre »,solidaires du destin de l’humanité et, dans une notable

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mesure, responsables de ce destin.Joliot-Curie lance des bouteilles d’essence contre

les chars allemands lors des combats pour la libérationde Paris. Norbert Wiener, le cybernéticien, apostropheles hommes politiques : « Nous vous avons donné unréservoir infini de puissance et vous avez fait Bergen-Belsen et Hiroshima ! »

Ce sont là des savants d’un style nouveau, dontl’aventure est liée à celle du monde(6). Ils sont leshéritiers directs des chercheurs du premier quart denotre siècle : les Curie, Langevin, Perrin, Planck,Einstein, etc. On n’a pas assez dit que, durant cesannées, la flamme du génie s’éleva à des hauteursqu’elle n’avait pas atteintes depuis le miracle grec. Cesmaîtres avaient livré des batailles contre l’inertie del’esprit humain. Ils avaient été violents dans cesbatailles. « La vérité ne triomphe jamais, mais sesadversaires finissent par mourir », disait Planck. EtEinstein : « Je ne crois pas à l’éducation. Ton seulmodèle doit être toi-même, ce modèle fût-il effrayant. »Mais ce n’étaient pas des conflits au niveau de laTerre, de l’histoire, de l’action immédiate. Ils sesentaient responsables devant la Vérité uniquement.Cependant, la politique les rejoignit. Le fils de Planckfut assassiné par la Gestapo, Einstein exilé. L’actuellegénération éprouve de tous côtés, en toutes

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circonstances, que le savant est lié au monde. Il détientla quasi-totalité du savoir utile. Il détiendra bientôt laquasi-totalité du pouvoir. Il est le personnage clé del’aventure où se trouve engagée l’humanité. Cerné parles politiques, pressé par les polices et les services derenseignements, surveillé par les militaires, il ad’égales chances de trouver au bout de la course le PrixNobel ou le peloton d’exécution. Dans le même temps,ses travaux le conduisent à voir la dérision desparticularismes, l’élèvent à un niveau de conscienceplanétaire, sinon cosmique. Entre son pouvoir et lespouvoirs, il y a un malentendu. Entre ce qu’il risquelui-même et les risques qu’il fait courir au monde, seulun effroyable lâche pourrait hésiter. Kourchatov romptla consigne du silence et révèle ce qu’il sait auxphysiciens anglais d’Harwell. Pontecorvo fuit enRussie pour y poursuivre son œuvre. Oppenheimerentre en conflit avec son gouvernement. Les atomistesaméricains prennent parti contre l’armée et publientleur extraordinaire Bulletin : la couverture représenteune horloge dont les aiguilles s’avancent vers minuitchaque fois qu’une expérience ou une découverteredoutables tombent entre les mains des militaires.

« Voici ma prédiction pour l’avenir, écrit lebiologiste anglais J.B.S. Haldane : ce qui ne fut passera ! Et personne n’en est à l’abri ! »

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La matière libère son énergie et la route des planètess’ouvre. De tels événements semblent sans parallèledans l’histoire. « Nous sommes à un moment oùl’histoire retient son souffle, où le présent se détachedu passé comme l’iceberg rompt ses liens avec lesfalaises de glace et s’en va sur l’océan sanslimites(7). »

Si le présent se détache du passé, il s’agit d’unerupture, non avec tous les passés, non avec les passésarrivés à maturité, mais avec le passé dernier-né, c’est-à-dire ce que nous avons appelé « la civilisationmoderne. » Cette civilisation sortie du bouillonnementdes idées dans l’Europe occidentale du XVIIIe siècle,qui s’est épanouie au XIXe, qui a répandu ses fruits surle monde entier dans la première moitié du XXe, est entrain de s’éloigner de nous. Nous le sentons à chaqueinstant. Nous sommes au moment de rupture. Nous noussituons, tantôt comme modernes attardés, tantôt commecontemporains du futur. Notre conscience et notreintelligence nous disent que ce n’est pas du tout lamême chose.

Les idées sur lesquelles s’est fondée cettecivilisation moderne, sont usées. Dans cette période derupture, ou plutôt de transmutation, nous ne devons pastrop nous étonner si le rôle de la science et la missiondu savant subissent de profonds changements. Quels

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sont ces changements ? Une vision venue d’un lointainpassé peut nous permettre d’éclairer l’avenir. Ou, plusprécisément, elle peut nous rafraîchir l’œil pour larecherche d’un nouveau point de départ.

Un jour de 1622, les Parisiens découvrirent sur leursmurs des affiches ainsi libellées :

« Nous, députés du collège principal des Frères dela Rose-Croix, faisons séjour visible et invisible danscette ville, par la grâce du Très-Haut vers lequel setourne le cœur des Justes, afin de tirer les hommes, nossemblables, d’erreur de mort. »

L’affaire fut considérée comme une plaisanterie parbeaucoup, mais, comme nous le rappelle aujourd’huiM. Serge Hutin : « On attribuait aux Frères de la Rose-Croix les secrets suivants : la transmutation des métaux,la prolongation de la vie, la connaissance de ce qui sepasse en des lieux éloignés, l’application de la scienceocculte à la découverte des objets les plus cachés(8). »Supprimez le terme « occulte » : vous vous trouvezdevant les pouvoirs que la science moderne possède ouvers lesquels elle tend. Selon la légende depuislongtemps formée à cette époque, la société des Rose-Croix prétendait que le pouvoir de l’homme sur lanature et sur lui-même allait devenir infini, que

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l’immortalité et le contrôle de toutes les forcesnaturelles étaient à sa portée et que tout ce qui se passedans l’univers lui pourrait être connu. Il n’y a riend’absurde dans ceci, et les progrès de la science ont enpartie justifié ces rêves. De sorte que l’appel de 1622,en langage moderne, pourrait être affiché sur les mursde Paris ou paraître dans un quotidien, si des savants seréunissaient en congrès pour informer les hommes desdangers qu’ils courent et de la nécessité de placer leursactivités dans de nouvelles perspectives sociales etmorales. Telle déclaration pathétique d’Einstein, teldiscours d’Oppenheimer, tel éditorial du Bulletin desatomistes américains rendent exactement le son de cemanifeste Rose-Croix. Voici même un texte russerécent. Au sujet de la conférence sur les radio-isotopes,tenue à Paris en 1957, l’écrivain soviétique VladimirOrlov écrivait : « Les “alchimistes” d’aujourd’huidoivent se rappeler les statuts de leurs prédécesseursdu Moyen Âge, statuts conservés dans une bibliothèqueparisienne, et qui proclament que ne peuvent seconsacrer à l’alchimie que les hommes “au cœur pur etaux intentions élevées”. »

L’idée d’une société internationale et secrète,groupant des hommes intellectuellement très avancés,transformés spirituellement par l’intensité de leursavoir, désireux de protéger leurs découvertesscientifiques contre les pouvoirs organisés, la curiosité

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et l’avidité des autres hommes, se réservant d’utiliserleurs découvertes au bon moment, ou de les enterrerpour plusieurs années, ou de n’en mettre qu’une infimepartie en circulation, – cette idée est à la fois trèsancienne et ultra-moderne. Elle était inconcevable auXIXe siècle ou voici seulement vingt-cinq ans. Elle estconcevable aujourd’hui. Sur un certain plan, j’oseaffirmer que cette société existe en ce moment. Certainshôtes de Princeton (je songe notamment à un savantvoyageur oriental(9)) en ont pu avoir conscience. Si rienne prouve que la société secrète Rose-Croix a existé auXVIIe siècle, tout nous invite à penser qu’une société decette nature se forme aujourd’hui, par la force deschoses, et qu’elle s’inscrit logiquement dans l’avenir.Encore faut-il nous expliquer sur la notion de sociétésecrète. Cette notion même, si lointaine, est éclairéepar le présent.

Revenons aux Rose-Croix. « Ils constituent alors,nous dit l’historien Serge Hutin, la collectivité desêtres parvenus à l’état supérieur à l’humanité ordinaire,possédant ainsi les mêmes caractères intérieurs leurpermettant de se reconnaître entre eux. »

Cette définition a le mérite d’éloigner le fatrasoccultiste, tout au moins à nos yeux. C’est que nousavons de « l’état supérieur » une idée claire, quasiscientifique présente, optimiste(10).

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Nous sommes à un stade des recherches où l’onenvisage la possibilité de mutations artificiellesaméliorant les êtres vivants, et l’homme lui-même. « Laradio-activité peut créer des monstres, mais elle nousdonnera aussi des génies », déclare un biologisteanglais. Le terme de la recherche alchimique, qui est latransmutation de l’opérateur lui-même, est peut-être leterme de la recherche scientifique actuelle. Nousverrons tout à l’heure que, dans une certaine mesure,cela s’est déjà produit pour quelques savantscontemporains.

Les études avancées en psychologie semblentprouver l’existence d’un état différent des états desommeil et de veille, d’un état de conscience supérieurdans lequel l’homme serait en possession de moyensintellectuels décuplés. À la psychologie desprofondeurs, que nous devons à la psychanalyse, nousajoutons aujourd’hui une psychologie des altitudes quinous met sur la voie d’une superintellectualité possible.Le génie ne serait que l’une des étapes du chemin quepeut parcourir l’homme en lui-même pour atteindrel’usage de la totalité de ses facultés. Nous n’utilisonspas, dans une vie intellectuelle normale, le dixième denos possibilités d’attention, de prospection, demémoire, d’intuition, de coordination. Il se pourrait quenous fussions sur le point de découvrir, ou deredécouvrir les clés qui nous permettront d’ouvrir en

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nous des portes derrière lesquelles nous attend unemultitude de connaissances. L’idée d’une mutationprochaine de l’humanité, sur ce plan, ne relève pas durêve occultiste, mais de la réalité. Nous y reviendronslonguement dans la suite de notre ouvrage. Sans doutedes mutants existent déjà parmi nous, ou, en tout cas,des hommes qui ont déjà fait quelques pas sur la routeque nous prendrons tous quelque jour.

Selon la tradition(11), le terme « génie » ne suffisantpas à rendre compte de tous les états supérieurspossibles du cerveau humain, les Rose-Croix auraientété des esprits d’un autre calibre, se réunissant parcooptation. Disons plutôt que la légende Rose-Croixaurait servi de support à une réalité : la société secrètepermanente des hommes supérieurement éclairés ; – uneconspiration au grand jour.

La société Rose-Croix se serait formée naturellementdes hommes parvenus à un état de conscience élevé,cherchant des correspondants, d’autres hommes,semblables à eux par la connaissance, avec qui ledialogue soit possible. C’est Einstein comprisseulement par cinq ou six hommes dans le monde, ouquelques centaines de mathématiciens et physicienssusceptibles de réfléchir utilement sur la remise enquestion de la loi de parité.

Pour les Rose-Croix, il n’y a d’autre étude que celle

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de la nature, mais cette étude n’est réellementéclairante que pour des esprits d’un calibre différent del’esprit ordinaire.

En appliquant un esprit d’un calibre différent àl’étude de la nature, on arrive à la totalité desconnaissances et à la sagesse. Cette idée neuve,dynamique, a séduit Descartes et Newton. On a évoquéplus d’une fois les Rose-Croix à leur propos. Est-ce àdire qu’ils étaient affiliés ? Cette question n’a pas desens. Nous n’imaginons pas une société organisée, maisdes contacts nécessaires entre esprits autrementcalibrés, et un langage commun, non pas secret, maissimplement inaccessible aux autres hommes dans untemps donné.

Si des connaissances profondes sur la matière etl’énergie, sur les lois qui régissent l’univers, ont étéélaborées par des civilisations aujourd’hui disparues,et si des fragments de ces connaissances ont étéconservés au cours des âges (ce dont nous ne sommespas d’ailleurs certains), ils n’ont pu l’être que par desesprits supérieurs et dans un langage forcémentincompréhensible pour le commun. Mais si nous neretenons pas cette hypothèse, nous pouvons cependantimaginer, au cours des temps, une succession d’espritshors mesure, communiquant entre eux. De tels espritssavent avec évidence qu’ils n’ont aucune sorte d’intérêt

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à faire étalage de leur puissance. Si Christophe Colombavait été un esprit hors mesure, il aurait tenu secrète sadécouverte. Obligés à une sorte de clandestinité, ceshommes ne peuvent établir de contacts satisfaisantsqu’avec leurs égaux. Il suffit de songer à laconversation des médecins autour du lit d’un patient del’hôpital, conversation à haute voix et dont rienpourtant n’arrive à l’entendement du malade, pourcomprendre ce que nous avançons sans noyer l’idéedans les brouillards de l’occultisme, de l’initiation, etc.Enfin, il va de soi que des esprits de cette sorteappliqués à passer inaperçus simplement pour n’êtrepas entravés auraient autre chose à faire qu’à jouerentre eux aux conspirateurs. S’ils forment une sociétéc’est par la force des choses. S’ils ont un langageparticulier, c’est que les notions générales que celangage exprime sont inaccessibles à l’esprit humainordinaire. C’est dans ce sens, et uniquement, que nousacceptons l’idée de société secrète. Les autres sociétéssecrètes, celles qui sont repérées, et qui sontinnombrables, et qui sont plus ou moins puissantes etpittoresques, ne sont à nos yeux que des imitations, desjeux d’enfants copiant les adultes.

Aussi longtemps que les hommes nourriront le rêved’obtenir quelque chose pour rien, de l’argent sanstravailler, la connaissance sans l’étude, le pouvoir sansle savoir, la vertu sans l’ascèse, les sociétés

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prétendument secrètes et initiatiques fleuriront, avecleurs hiérarchies imitatives et leur grommelo qui singele langage secret, c’est-à-dire technique.

Nous avons choisi l’exemple des Rose-Croix de1622, parce que le véritable rosicrucien, selon latradition, ne se réclame pas de quelque initiationmystérieuse, mais d’une étude approfondie et cohérentedu Liber Mundi, du livre du monde et de la nature. Latradition Rose-Croix est donc la même que celle de lascience contemporaine. Nous commençons aujourd’huià comprendre qu’une étude approfondie et cohérente dece livre de la nature exige autre chose que l’espritd’observation, que ce que nous appelions dernièrementl’esprit scientifique, et même autre chose que ce quenous appelons l’intelligence. Il faudrait, au point où ensont nos recherches, que l’esprit se surmonte lui-même,que l’intelligence se transcende. L’humain, trop humain,ne suffit plus. C’est peut-être à cette même constatation,faite dans des siècles passés par des hommessupérieurs, que nous devons, sinon la réalité, du moinsla légende Rose-Croix. Le moderne attardé estrationaliste. Le contemporain du futur se sent religieux.Beaucoup de modernisme nous éloigne du passé. Unpeu de futurisme nous y ramène.

« Parmi les plus jeunes atomistes, écrit RobertJungk(12), il en est qui regardent leurs travaux comme

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une sorte de concours intellectuel qui ne comporteraitni signification profonde ni obligations, mais quelques-uns trouvent déjà dans la recherche une expériencereligieuse. »

Nos rosicruciens de 1622 faisaient dans Paris« séjour invisible ». Ce qui nous frappe, c’est que, dansle climat actuel de police et d’espionnage, les grandschercheurs parviennent à communiquer entre eux tout encoupant les pistes qui pourraient conduire jusqu’à leurstravaux les gouvernements. Le sort du monde pourraitêtre débattu par dix savants, et à haute voix, devantKhrouchtchev et Eisenhower, sans que ces messieurscomprennent un mot. Une société internationale dechercheurs qui n’interviendrait pas dans les affaires deshommes, aurait toutes les chances de passer inaperçue,de même que passerait inaperçue une société bornantses interventions à des cas très particuliers. Ses moyensde communication même pourraient ne pas être repérés.La T.S.F. aurait très bien pu être découverte auXVIIe siècle et les postes à galène, si simples, auraientpu servir aux « initiés ». De même, les recherchesmodernes sur les moyens parapsychologiques ont puaboutir à des applications de télécommunications.L’ingénieur américain Victor Enderby a écritrécemment que, si des résultats avaient été obtenus dansce domaine, ils avaient été gardés secrets, par lavolonté spontanée des inventeurs.

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Ce qui nous frappe encore, c’est que la traditionRose-Croix fait allusion à des appareils ou à desmachines que la science officielle de l’époque n’a pufabriquer : lampes perpétuelles, enregistreurs de sons etd’images, etc. La légende décrit des appareils trouvésdans la tombe du symbolique « ChristianRosenkreutz », qui eussent pu être de 1958, mais non de1622. C’est que la doctrine Rose-Croix porte sur ladomination de l’univers par la science et la technique,nullement par l’initiation ou la mystique.

De même, nous pouvons concevoir à notre époqueune société maintenant une technologie secrète. Lespersécutions politiques, les contraintes sociales, ledéveloppement du sens moral et de la conscience d’uneeffrayante responsabilité, forceront de plus en plus lessavants à entrer dans la clandestinité. Or, ce n’est pascette clandestinité qui ralentira les recherches. On nesaurait penser que les fusées et les énormes machines àbriser les atomes sont désormais les seuls instrumentsdu chercheur. Les véritables grandes découvertes onttoujours été faites avec des moyens simples, unéquipement succinct. Il est possible qu’il existe dans lemonde, en ce moment, certains lieux où la densitéintellectuelle est particulièrement grande et oùs’affirme cette nouvelle clandestinité. Nous entronsdans une époque qui rappelle beaucoup le début du

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XVIIe siècle et un nouveau manifeste de 1622 est peut-être en préparation. Il est peut-être même déjà paru.Mais nous ne nous en sommes pas aperçus.

Ce qui nous éloigne de ces pensées, c’est que lestemps anciens s’expriment toujours en formulesreligieuses. Alors, nous ne leur accordons qu’uneattention littéraire, ou « spirituelle ». C’est par là quenous sommes des modernes. C’est par là que nous nesommes pas des contemporains du futur.

Ce qui nous frappe, enfin, c’est l’affirmation réitéréedes Rose-Croix et des alchimistes, selon laquelle le butde la science des transmutations est la transmutation del’esprit lui-même. Il ne s’agit ni de magie, ni derécompense descendue du ciel, mais d’une découvertedes réalités qui oblige l’esprit de l’observateur à sesituer autrement. Si nous songeons à l’évolutionextrêmement rapide de l’état d’esprit des plus grandsatomistes, nous commençons à comprendre ce quevoulaient dire les Rose-Croix. Nous sommes dans uneépoque où la science, à son extrémité, atteint l’universspirituel et transforme l’esprit de l’observateur lui-même, le situe à un autre niveau que celui del’intelligence scientifique devenue insuffisante. Ce quiarrive à nos atomistes est comparable à l’expériencedécrite par les textes alchimiques et par la traditionRose-Croix. Le langage spirituel n’est pas un

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balbutiement qui précède le langage scientifique, c’estbien plutôt l’aboutissement de celui-ci. Ce qui se passedans notre présent a pu se passer dans des tempsanciens, sur un autre plan de connaissance, de sorte quela légende Rose-Croix et la réalité d’aujourd’huis’éclairent mutuellement. Il faut regarder les chosesanciennes avec des yeux nouveaux, cela aide àcomprendre demain.

Nous ne sommes déjà plus au temps où le progrèss’identifie exclusivement à l’avance scientifique ettechnique. Une autre donnée apparaît, celle que l’ontrouve chez les Supérieurs Inconnus des siècles passéslorsqu’ils montrent l’observation du Liber Mundidébouchant sur « autre chose ». Un physicien éminent,Heisenberg, déclare aujourd’hui : « L’espace danslequel se développe l’être spirituel de l’homme ad’autres dimensions que celle dans laquelle il s’estdéployé pendant les siècles derniers. »

Wells mourut découragé. Ce puissant esprit avaitvécu de la foi dans le progrès. Or, Wells, au soir de savie, voyait ce progrès prendre des aspects effrayants. Iln’avait plus confiance. La science risquait de détruirele monde, les plus grands moyens d’anéantissementvenaient d’être inventés. « L’homme, dit en 1946 levieux Wells désespéré, est parvenu au terme de sespossibilités. » C’est à ce moment que le vieil homme

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qui avait été un génie de l’anticipation cessa d’être uncontemporain du futur. Nous commençons à deviner quel’homme n’est parvenu qu’au terme d’une de sespossibilités. D’autres possibilités apparaissent.D’autres voies s’ouvrent, que le flux et le reflux del’océan des âges couvrent et découvrent tour à tour.Wolfgang Pauli, mathématicien et physicienmondialement connu, faisait naguère profession descientisme étroit dans la meilleure tradition duXIXe siècle. En 1932, au congrès de Copenhague, parson scepticisme glacé et sa volonté de puissance, ilapparaissait comme le Méphisto de Faust. En 1955, cetesprit pénétrant avait si largement étendu sesperspectives qu’il se faisait le peintre éloquent d’unevoie de salut intérieur longtemps négligée. Cetteévolution est typique. Elle est celle de la plupart desgrands atomistes. Ce n’est pas une retombée dans lemoralisme ou dans une vague religiosité. Il s’agit, aucontraire, d’un progrès dans l’équipement de l’espritd’observation ; d’une réflexion nouvelle sur la nature dela connaissance. « En face de la division des activitésde l’esprit humain en domaines distincts, strictementmaintenue depuis le XVIIe siècle, dit Wolfgang Pauli,j’imagine un but qui serait la domination des contraires,une synthèse embrassant l’intelligence rationnelle etl’expérience mystique de l’unité. Ce but est le seul quis’accorde au mythe, exprimé ou non, de notre époque. »

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II

Les prophètes de l’Apocalypse. – Un Comité du Désespoir. – Lamitrailleuse de Louis XVI. – La Science n’est pas une VacheSacrée. – Monsieur Despotopoulos veut occulter le progrès. – Lalégende des Neuf Inconnus.

Il y eut, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, àl’orée des temps modernes, une pléiade de penseursviolemment réactionnaires. Ils voyaient dans lamystique du progrès social une duperie ; dans leprogrès scientifique et technique une course à l’abîme.C’est Philippe Lavastine, nouvelle incarnation du hérosd u Chef-d’Œuvre inconnu de Balzac, et disciple deGurdjieff, qui me les fit connaître. À cette époque où jelisais René Guénon, maître de l’antiprogressisme, etfréquentais Lanza del Vasto de retour des Indes, jen’étais pas loin de me ranger aux raisons de cespenseurs à contre-courant. C’était tout de suite après laguerre. Einstein venait d’envoyer son fameuxtélégramme :

« Notre monde est en face d’une crise encoreinaperçue par ceux qui possèdent le pouvoir de prendrede grandes décisions pour le bien ou pour le mal. La

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puissance déchaînée de l’atome a tout changé, sauf noshabitudes de penser, et nous dérivons vers unecatastrophe sans précédent. Nous, scientifiques, quiavons libéré cet immense pouvoir, avons l’écrasanteresponsabilité, dans cette lutte mondiale pour la vie oula mort, de juguler l’atome au bénéfice de l’humanité, etnon pour sa destruction. La fédération des savantsaméricains se joint à moi dans cet appel. Nous vousprions de soutenir nos efforts pour amener l’Amériqueà concevoir que la destinée du genre humain se décideaujourd’hui, maintenant, à cette minute même. Il nousfaut deux cent mille dollars immédiatement pour unecampagne nationale destinée à faire connaître auxhommes qu’un nouveau mode de pensée est essentiel sil’humanité veut survivre et gagner de plus hautsniveaux. Cet appel ne vous est envoyé qu’après unelongue méditation sur l’immense crise que nousaffrontons. Je vous réclame d’urgence un chèqueimmédiat à m’envoyer à moi, président du Comité deDésespoir des Savants de l’Atome, Princeton, NewJersey. Nous réclamons votre aide à cet instant fatalcomme un signe que nous, hommes de science, nesommes pas seuls. »

Cette catastrophe, me disais-je (et deux cent milledollars n’y changeront rien), mes maîtres l’avaientprévue depuis longtemps. Dieu avait offert à l’hommel’obstacle de la matière et, comme disait Blanc

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de Saint-Bonnet, « l’homme est le fils de l’obstacle ».Mais les modernes, détachés des principes, ont voulufaire disparaître les obstacles. La matière, qui faisaitobstacle, a été vaincue. La voie est libre vers le néant.Voici deux mille ans, Origène écrivait superbement que« la matière est l’absorbant de l’iniquité ». Désormais,l’iniquité n’est plus absorbée : elle se répand en flotsdestructeurs. Ce Comité de Désespoir ne l’épongerapas.

Les anciens étaient sans doute aussi mauvais quenous, mais ils le savaient. Cette sagesse faisait placerdes garde-fous. Une bulle du pape condamne l’emploidu trépied destiné à affermir l’arc : cette machine,ajoutant aux moyens naturels de l’archer, rendrait lecombat inhumain. La bulle est observée deux cents ans.Roland de Roncevaux, abattu par les frondessarrasines, s’écrie : « Maudit soit le lâche qui inventades armes capables de tuer à distance ! » Plus près denous, en 1775, un ingénieur français, Du Perron,présenta au jeune Louis XVI, un « orgue militaire » qui,actionné par une manivelle, lançait simultanémentvingt-quatre balles. Un mémoire accompagnait cetinstrument, embryon des mitrailleuses modernes. Lamachine parut si meurtrière au roi, à ses ministresMalesherbes et Turgot, qu’elle fut refusée et soninventeur considéré comme un ennemi de l’humanité.

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À tout vouloir émanciper, nous avons aussi émancipéla guerre. Jadis occasion de sacrifice et de salut pourquelques-uns, elle est devenue la damnation de tous.

Telles étaient à peu près mes pensées aux environsde 1946, et je songeais à publier une anthologie des« penseurs réactionnaires » dont les voix furentcouvertes, en leur temps, par le chœur desprogressistes romantiques. Ces écrivains à rebours, cesprophètes de l’Apocalypse, qui criaient dans le désert,se nommaient Blanc de Saint-Bonnet, Émile Montagut,Albert Sorel, Donoso Cortès, etc. C’est dans un espritde révolte bien proche de celui de ces ancêtres que jeréalisai un pamphlet intitulé Le Temps des Assassins,auquel collaborèrent notamment Aldous Huxley etAlbert Camus. La presse américaine fit écho à cepamphlet où savants, militaires et politiciens setrouvaient fort maltraités et où l’on souhaitait un procèsde Nuremberg pour tous les techniciens de ladestruction.

Je crois aujourd’hui que les choses sont moinssimples et qu’il faut voir d’un autre œil, et de plus haut,l’histoire irréversible. Cependant, en 1946, inquiétanteaprès-guerre, ce courant de pensée faisait une tracefulgurante dans l’océan d’angoisses où se trouvaientplongés les intellectuels qui ne se voulaient « nivictimes ni bourreaux ». Et il est vrai que, depuis le

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télégramme d’Einstein, les choses ont empiré. « Cequ’il y a dans la serviette des savants est effrayant »,dit Khrouchtchev en 1960. Mais les esprits se sontlassés et, après beaucoup de solennelles et inutilesprotestations, tournés vers d’autres matières àréflexion. En attendant, comme le condamné à mortdans sa cellule, la grâce ou non. Toutefois, il y a, danstoutes les consciences, désormais, un fond de révoltecontre la science capable d’anéantir le monde, un doutesur la valeur salvatrice du progrès technique. « Ils vontfinir par tout faire sauter. » Depuis les furieusescritiques d’Aldous Huxley dans Contrepoint et LeMeilleur des Mondes, l’optimisme scientiste s’esteffondré. En 1951, le chimiste américain AnthonyStanden publiait un livre intitulé : La Science est uneVache Sacrée , où il protestait contre l’admirationfétichiste pour la science. En octobre 1953, un célèbreprofesseur de droit à Athènes, M.O.J. Despotopoulos,adressait à l’U.N.E.S.C.O. un manifeste pour demanderl’arrêt du développement scientifique, ou plutôt sa miseau secret. La recherche, proposait-il, serait désormaisconfiée à un conseil de savants mondialement élu etainsi maître de garder le silence. Cette idée, pourutopique qu’elle soit, n’est pas sans intérêt. Elle décritune possibilité de l’avenir et, comme nous le verronstout à l’heure, recoupe un des grands thèmes descivilisations passées. Dans une lettre qu’il nous

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adressait en 1955, M. Despotopoulos précisait sapensée :

« La science de la nature est certes un des exploitsles plus dignes de l’histoire humaine. Mais à partir dumoment où elle déclenche des forces capables dedétruire l’humanité entière, elle cesse d’être ce qu’elleétait du point de vue moral. La distinction entre lascience pure et ses applications techniques est devenuepratiquement impossible. On ne saurait donc parler dela science comme d’une valeur en soi. Ou plutôt, danscertains secteurs, les plus grands, elle est maintenantune valeur négative, dans la mesure où elle échappe aucontrôle de la conscience pour répandre ses périls augré de la volonté de puissance des responsablespolitiques. L’idolâtrie du progrès et de la liberté enmatière de recherche scientifique est totalementpernicieuse. Notre proposition est celle-ci :codification des conquêtes de la science de la natureréalisées jusqu’ici et interdiction totale ou partielle deson progrès futur par un conseil suprême mondial desavants. Certes, une telle mesure est tragiquementcruelle, son objet touchant un des plus nobles élans del’humanité, et nul ne peut sous-estimer les difficultésinhérentes à une telle mesure. Mais il n’y en a pasd’autre qui soit assez efficace. Les objections faciles :retour au Moyen Âge, à la barbarie, etc., n’apportentaucun argument sérieux. Il ne s’agit pas de faire

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régresser l’intelligence, il s’agit de la défendre. Il nes’agit pas de restrictions au bénéfice d’une classesociale : il s’agit de la sauvegarde de toute l’humanité.Tel est le problème. Le reste n’est que division etdispersion de l’activité dans l’affrontement de sous-problèmes. »

Ces idées reçurent un accueil favorable dans lapresse anglaise et allemande et ont été largementcommentées dans le bulletin des savants atomistes deLondres. Elles ne sont pas éloignées de certainespropositions formulées dans les conférences mondialesconsacrées au désarmement.

Il n’est pas interdit de croire que, dans d’autrescivilisations, il y ait eu, non pas absence de science,mais mise au secret de la science. Telle semble êtrel’origine de la merveilleuse légende des Neuf Inconnus.

La tradition des Neuf Inconnus remonte à l’empereurAsoka qui régna sur les Indes à partir de 273 avant J.-C. Il était le petit-fils de Chandragupta, premierunificateur de l’Inde. Plein d’ambition, comme sonancêtre dont il voulut parfaire la tâche, il entreprit laconquête du pays de Kalinga qui s’étendait del’actuelle Calcutta à Madras. Les Kalinganaisrésistèrent et perdirent cent mille hommes dans labataille. La vue de cette multitude massacréebouleversa Asoka. Il prit, à tout jamais, la guerre en

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horreur. Il renonça à poursuivre l’intégration des paysinsoumis, déclarant que la vraie conquête consiste àgagner le cœur des hommes par la loi du devoir et lapiété, car la Majesté Sacrée désire que tous les êtresanimés jouissent de la sécurité, de la libre expressiond’eux-mêmes, de la paix et du bonheur.

Converti au bouddhisme, Asoka, par l’exemple deses propres vertus, répandit cette religion à travers lesIndes et tout son empire qui s’étendait jusqu’enMalaisie, Ceylan et l’Indonésie. Puis le bouddhismegagna le Népal, le Tibet, la Chine et la Mongolie.Asoka respectait cependant toutes les sectesreligieuses. Il prôna le végétarisme, fit disparaîtrel’alcool et les sacrifices d’animaux. H.G. Wells, dansson abrégé d’histoire universelle, écrit : « Parmi lesdizaines de milliers de noms de monarques quis’entassent dans les colonnes de l’histoire, le nomd’Asoka brille presque seul, comme une étoile. »

On dit qu’instruit des horreurs de la guerre,l’empereur Asoka voulut pour toujours interdire auxhommes l’usage méchant de l’intelligence. Sous sonrègne entre dans le secret la science de la nature,passée et à venir. Des recherches, allant de la structurede la matière aux techniques de psychologie collective,vont se dissimuler désormais, et pendant vingt-deuxsiècles, derrière le visage mystique d’un peuple que le

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monde ne croit plus occupé que d’extase et desurnaturel. Asoka fonde la plus puissante sociétésecrète de la terre : celle des Neuf Inconnus.

On dit encore que les grands responsables du destinmoderne de l’Inde, et des savants comme Bose et Ram,croient en l’existence des Neuf Inconnus, en recevraientmême conseils et messages. L’imagination entrevoit lapuissance des secrets que peuvent détenir neuf hommesbénéficiant directement des expériences, des travaux,des documents accumulés pendant plus de deuxdizaines de siècles. Quels sont les buts de ceshommes ? Ne pas laisser tomber entre les mainsprofanes les moyens de destruction. Poursuivre desrecherches bénéfiques pour l’humanité. Ces hommes serenouvelleraient par cooptation afin de garder lessecrets techniques venus du lointain passé.

Les manifestations extérieures des Neuf Inconnussont rares. L’une d’elles se rattache à la prodigieusedestinée de l’un des hommes les plus mystérieux del’Occident : le pape Sylvestre II, connu aussi sous lenom de Gerbert d’Aurillac. Né en Auvergne en 920,mort en 1003, Gerbert fut moine bénédictin, professeurde l’université de Reims, archevêque de Ravenne etpape par la grâce de l’empereur Othon III. Il aurait faitséjour en Espagne, puis un mystérieux voyage l’auraitmené aux Indes où il aurait puisé diverses

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connaissances qui stupéfièrent son entourage. C’estainsi qu’il possédait, dans son palais, une tête debronze qui répondait par OUI ou NON aux questionsqu’il lui posait sur la politique et la situation généralede la chrétienté. Selon Sylvestre II (volume CXXXIXde la Patrologie latine de Migne) ce procédé était fortsimple et correspondait au calcul avec deux chiffres. Ils’agirait d’un automate analogue à nos modernesmachines binaires. Cette tête « magique » fut détruite àsa mort, et les connaissances rapportées par luisoigneusement dissimulées. Sans doute la bibliothèquedu Vatican réserverait-elle quelques surprises auchercheur autorisé. Le numéro d’octobre 1954 deComputers and Automation, revue de cybernétique,déclare : « Il faut supposer un homme d’un savoirextraordinaire, d’une ingéniosité et d’une habiletémécaniques extraordinaires. Cette tête parlante auraitété façonnée « sous une certaine conjonction des étoilesqui se place exactement au moment où toutes lesplanètes sont en train de commencer leur course ». Iln’était pas question ni de passé, ni de présent, ni defutur, cette invention dépassant apparemment de loin laportée de sa rivale : le pervers « miroir sur le mur » dela reine, précurseur de nos cerveaux mécaniquesmodernes. Il fut dit, évidemment, que Gerbert ne futcapable de produire cette machine que parce qu’il étaiten rapport avec le Diable et lui aurait juré éternelle

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fidélité. »D’autres Européens furent-ils en contact avec cette

société des Neuf Inconnus ? Il faut attendre leXIXe siècle pour que resurgisse ce mystère, à traversles livres de l’écrivain français Jacolliot.

Jacolliot était consul de France à Calcutta sous leSecond Empire. Il écrivit une œuvre d’anticipationconsidérable, comparable, sinon supérieure, à celle deJules Verne. Il a laissé en outre plusieurs ouvragesconsacrés aux grands secrets de l’humanité. Cetteœuvre extraordinaire a été pillée par la plupart desoccultistes, prophètes et thaumaturges. Complètementoubliée en France, elle est célèbre en Russie.

Jacolliot est formel : la société des Neuf Inconnus estune réalité. Et, ce qui est troublant, c’est qu’il cite à cepropos des techniques tout à fait inimaginables en 1860comme, par exemple, la libération de l’énergie, lastérilisation par radiations, et la guerre psychologique.

Yersin, l’un des plus proches collaborateurs dePasteur et de Roux, aurait eu communication de secretsbiologiques lors d’un voyage à Madras, en 1890, et,selon les indications qui lui auraient été données, mit aupoint le sérum contre la peste et le choléra.

La première vulgarisation de l’histoire des NeufInconnus eut lieu en 1927, avec la publication du livrede Talbot Mundy qui fit partie, durant vingt-cinq ans,

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de la police anglaise aux Indes. Son livre est à mi-chemin entre le roman et l’enquête. Les Neuf Inconnusferaient usage d’un langage synthétique. Chacun d’euxserait en possession d’un livre constamment récrit etcontenant l’exposé détaillé d’une science.

Le premier de ces livres serait consacré auxtechniques de propagande et de guerre psychologique.« De toutes les sciences, dit Mundy, la plus dangereuseserait celle du contrôle de la pensée des foules, car ellepermettrait de gouverner le monde entier. » Il est ànoter que la Sémantique générale de Korjybski ne dateque de 1937 et qu’il faut attendre l’expérience de ladernière guerre mondiale pour que commencent à secristalliser en Occident les techniques de psychologiedu langage, c’est-à-dire de propagande. Le premiercollège de sémantique américain n’a été créé qu’en1950. En France, nous ne connaissons guère que LeViol des Foules de Serge Tchakhotine, dont l’influencea été importante dans les milieux intellectuelspolitisants, bien qu’il ne fasse qu’effleurer la question.

Le deuxième livre serait consacré à la physiologie. Ildonnerait notamment le moyen de tuer un homme en letouchant, la mort survenant par inversion de l’influxnerveux. Le judo, dit-on, serait né des « fuites » de cetouvrage.

Le troisième étudierait la microbiologie, et

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notamment les colloïdes de protection.Le quatrième traiterait de la transmutation des

métaux. Une légende veut qu’aux temps de disette, lestemples et les organismes religieux de secoursreçoivent de source secrète de grandes quantités d’unor très fin.

Le cinquième renfermerait l’étude de tous les moyensde communication, terrestres et extra-terrestres.

Le sixième contiendrait les secrets de la gravitation.Le septième serait la plus vaste cosmogonie conçue

par notre humanité.Le huitième traiterait de la lumière.Le neuvième serait consacré à la sociologie,

donnerait les règles de l’évolution des sociétés etpermettrait de prévoir leur chute.

À la légende des Neuf Inconnus, on rattache lemystère des eaux du Gange. Des multitudes de pèlerins,porteurs des plus épouvantables et diverses maladies,s’y baignent sans dommage pour les bien-portants. Leseaux sacrées purifient tout. On a voulu attribuer cetteétrange propriété du fleuve à la formation debactériophages. Mais pourquoi ne se formeraient-ilspas aussi dans le Brahmapoutre, l’Amazone ou laSeine ? L’hypothèse d’une stérilisation apparaît dansl’ouvrage de Jacolliot, cent ans avant que l’on sachepossible un tel phénomène. Ces radiations, selon

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Jacolliot, proviendraient d’un temple secret creusé sousle lit du Gange.

À l’écart des agitations religieuses, sociales,politiques, résolument et parfaitement dissimulés, lesNeuf Inconnus incarnent l’image de la science sereine,de la science avec conscience. Maîtresse des destinéesde l’humanité, mais s’abstenant d’user de sa proprepuissance, cette société secrète est le plus bel hommagequi soit à la liberté dans la hauteur. Vigilants au sein deleur gloire cachée, ces neuf hommes regardent se faire,défaire et refaire les civilisations, moins indifférentsque tolérants, prêts à venir en aide, mais toujours danscet ordre du silence qui est la mesure de la grandeurhumaine.

Mythe ou réalité ? Mythe superbe, en tout cas, venudu fond des temps, – et ressac du futur.

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III

Encore un mot sur le réalisme fantastique. – Il y a eu des techniques.– Il y a eu la nécessité du secret et l’on y revient. – Nousvoyageons dans le temps. – Nous voulons voir dans sa continuitél’océan de l’esprit. – Réflexions nouvelles sur l’ingénieur et lemagicien. – Le passé, l’avenir. – Le présent retarde dans les deuxsens. – L’or des livres antiques. – Un regard neuf sur le mondeancien.

Nous ne sommes ni matérialistes, ni spiritualistes :ces distinctions n’ont d’ailleurs plus pour nous aucunsens. Simplement, nous cherchons la réalité sans nouslaisser dominer par le réflexe conditionné de l’hommemoderne (à nos yeux retardataire) qui se détourne dèsque cette réalité revêt une forme fantastique. Nous noussommes refaits barbares, afin de vaincre ce réflexe,exactement comme ont dû faire les peintres pourdéchirer l’écran de conventions tendu entre leurs yeuxet les choses. Comme eux aussi, nous avons opté pourdes méthodes balbutiantes, sauvages, enfantinesparfois. Nous nous plaçons devant les éléments et lesméthodes de la connaissance, comme Cézanne devant lapomme, Van Gogh devant le champ de blé. Nous nous

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refusons à exclure des faits, des aspects de la réalité,sous prétexte qu’ils ne sont pas « convenables », qu’ilsdébordent les frontières fixées par les théories enusage. Gauguin n’exclut pas un cheval rouge, Manet unefemme nue parmi les convives du Déjeuner surl’herbe, Max Ernst, Picabia, Dali, les figures sorties durêve et le monde vivant dans la partie immergée de laconscience. Notre façon de faire et de voir déchaînerarévolte, mépris, sarcasmes. On nous refusera au Salon.Ce que l’on a fini par accepter des peintres, des poètes,des cinéastes, des décorateurs, etc., on n’est pas encoreprêt à l’accepter dans notre domaine. La science, lapsychologie, la sociologie sont des forêts de tabous.Sitôt chassée, l’idée de sacré revient au galop, sousdivers déguisements. Que diable ! La science n’est pasune vache sacrée : on peut la bousculer, dégager laroute.

Revenons à notre propos. Dans cette partie de notreouvrage, intitulée Le Futur Antérieur, notreraisonnement est celui-ci :

— Il se pourrait que ce que nous appelonsl’ésotérisme, ciment des sociétés secrètes et desreligions, soit le résidu difficilement compréhensible etmaniable d’une connaissance très ancienne de naturetechnique s’appliquant à la fois à la matière et àl’esprit. C’est ce que nous développerons plus loin.

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— Les « secrets » ne seraient pas des fables, deshistoires ou des jeux, mais des recettes techniquesprécises, des clés pour ouvrir les puissances contenuesdans l’homme et dans les choses.

La science n’est pas la technique. Contrairement à ceque l’on peut penser, la technique, dans bien des cas, nesuit pas la science, elle la précède. La technique fait.La science démontre qu’il est impossible de faire. Puisles barrières d’impossibilités craquent. Nous neprétendons pas, bien entendu, que la science est vaine.On verra quel prix nous attachons à la science et dequels yeux émerveillés nous la voyons changer devisage. Nous pensons simplement que des techniquesont pu précéder, dans le lointain passé, l’apparition dela science.

– Il se pourrait que des techniques passées aientdonné aux hommes des pouvoirs trop redoutables pourêtre divulgués.

La nécessité du secret pourrait tenir à deux raisons :a) La prudence. « Celui qui sait ne parle pas. » Ne

pas laisser tomber les clés entre des mains mauvaises.b) Le fait que la possession et le maniement de telles

techniques et connaissances exige de l’homme d’autresstructures mentales que celles de l’état de veilleordinaire, une situation de l’intelligence et du langagesur un autre plan, – de telle sorte que rien n’est

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communicable au degré de l’homme ordinaire. Lesecret n’est pas un effet de la volonté de celui qui ledétient, il est un effet de sa nature même.

Nous constatons l’existence d’un phénomènecomparable dans notre monde présent. Undéveloppement sans cesse accéléré des techniquesconduit ceux qui savent au désir, puis à la nécessité dusecret. L’extrême danger mène à l’extrême discrétion.Au niveau où elle parvient, à mesure que laconnaissance progresse, elle s’occulte. Des guildes desavants et techniciens se forment. Le langage du savoiret du pouvoir devient incommunicable. Le problèmedes structures mentales différentes se pose nettement,au plan de la recherche physico-mathématique. À lalimite, ceux qui détiennent, comme disait Einstein, « lepouvoir de prendre de grandes décisions, pour le bienet pour le mal », forment une véritable cryptocratie. Leproche avenir ressemble aux descriptionstraditionnelles.

Notre vision de la connaissance passée n’est pasconforme au schéma « spiritualiste ». Notre vision duprésent et du proche avenir introduit du magique là oùl’on ne veut placer que du rationnel. Pour nous, il nes’agit que de chercher des correspondances éclairantes.Celles-ci nous promettent de situer l’aventure humainedans la totalité des temps. Tout ce qui peut servir de

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pont nous est bon.Au fond, dans cette partie du livre comme ailleurs,

notre propos est celui-ci :L’homme a sans doute la possibilité d’être en

rapport avec la totalité de l’univers. On connaît leparadoxe du voyageur de Langevin. Andromède est àtrois millions d’années-lumière de la terre. Mais levoyageur, se déplaçant à une vitesse proche de celle dela lumière, ne vieillirait que de quelques années. Selonla théorie unitaire de Jean Charon, par exemple, il neserait pas inconcevable que la Terre, pendant cevoyage, ne vieillisse pas davantage. L’homme seraitdonc en contact avec le tout de la création, espace ettemps jouant un autre jeu que le jeu apparent. D’autrepart, la recherche physico-mathématique, au point oùl’a laissée Einstein, est une tentative de l’intelligencehumaine pour découvrir la loi qui régirait l’ensembledes forces universelles (gravitation, électro-magnétisme, lumière, énergie nucléaire). Une tentativede vision unitaire, tout l’effort de l’esprit étant pour sesituer en un point d’où la continuité serait visible. Etd’où viendrait ce désir de l’esprit si celui-ci nepressentait que ce point existe, que se situer de la sortelui est possible ? « Tu ne me chercherais pas si tu nem’avais déjà trouvé. »

Sur un autre plan, mais dans ce même mouvement, ce

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que nous cherchons, c’est une vision continue del’aventure de l’intelligence humaine, de laconnaissance humaine. C’est pourquoi on nous verravoyager à toute vitesse de la magie à la technique, desRose-Croix à Princeton, des Maya à l’homme desprochaines mutations, du sceau de Salomon à la tablepériodique des éléments, des civilisations disparuesaux civilisations à venir, de Fulcanelli à Oppenheimer,du sorcier à la machine électronique analogique, etc. Àtoute vitesse, ou plutôt à une vitesse telle que l’espaceet le temps fassent éclater leur coque, et que la visiondu continu apparaisse. Il y a voyager en rêve et voyagerréellement. Nous avons voulu le voyage réel. C’est ence sens que ce livre n’est pas une fiction. Nous avonsconstruit des appareils (c’est-à-dire descorrespondances démontrables, des comparaisonsvalables, des équivalences incontestables). Desappareils qui fonctionnent, des fusées qui partent. Etparfois, en de certains instants, il nous a semblé quenotre esprit atteignait le point d’où la totalité de l’efforthumain est visible. Les civilisations, les moments de laconnaissance et de l’organisation humaine, sont commeautant de rochers dans l’océan. Quand on voit unecivilisation, un moment de la connaissance, on ne voitque le heurt de l’océan contre ce rocher, la vague qui sebrise, l’écume jaillissante. Ce que nous avons cherché,c’est le lieu d’où l’on pourrait contempler l’océan tout

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entier, dans sa calme et puissante continuité, dans sonharmonieuse unité.

Nous revenons maintenant aux réflexions sur latechnique, la science et la magie. Elles vont précisernotre thèse sur l’idée de société secrète (ou plutôt de« conspiration au grand jour ») et nous servird’ouverture pour de prochaines études, l’une surl’Alchimie, l’autre sur les civilisations disparues.

Lorsqu’un jeune ingénieur entre dans l’industrie, ildistingue vite deux univers différents. Il y a celui dulaboratoire, avec les lois définies des expériences quel’on peut reproduire, avec une image du mondecompréhensible. Et il y a l’univers réel, où les lois nes’appliquent pas toujours, où les phénomènes sontparfois imprévus, où l’impossible se réalise. Si sontempérament est fort, l’ingénieur en question réagit parla colère, la passion, le désir de « violer cette garce dematière ». Ceux qui adoptent cette attitude vivent desvies tragiques. Voyez Edison, Tesla, Armstrong. Undémon les conduit. Werner von Braun essaie ses fuséessur les Londoniens, en massacre des milliers pour êtrefinalement arrêté par la Gestapo parce qu’il avaitdéclaré : « Après tout, je me fous de la victoire del’Allemagne, c’est la conquête de la Lune qu’il me

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faut(13) ! » On dit que la tragédie était, aujourd’hui, la

politique. C’est une vision périmée. La tragédie, c’estle laboratoire. C’est à de tels « magiciens » que l’ondoit le progrès technique. La technique n’est nullement,pensons-nous, l’application pratique de la science.Tout au contraire, elle se développe contre la science.L’éminent mathématicien et astronome SimonNewcomb démontre que le plus lourd que l’air nesaurait voler. Deux réparateurs de bicyclettes luidonneront tort. Rutherford, Millikan(14) prouvent qu’onne pourra jamais exploiter les réserves d’énergie dunoyau atomique. La bombe d’Hiroshima explose. Lascience enseigne qu’une masse d’air homogène ne peutse séparer en air chaud et en air froid. Hilsch montrequ’il suffit de faire circuler cette masse à travers untube approprié(15). La science place des barrièresd’impossibilité. L’ingénieur, comme fait le magiciensous les yeux de l’explorateur cartésien, passe à traversles barrières, par un phénomène analogue à ce que lesphysiciens nomment « l’effet tunnel ». Une aspirationmagique l’attire. Il veut voir derrière le mur, aller surMars, capturer la foudre, faire de l’or. Il ne cherche nile gain, ni la gloire. Il cherche à prendre l’univers enflagrant délit de cachotterie. Au sens jungien, c’est unarchétype. Par les miracles qu’il tente de réaliser, parla fatalité qui pèse sur lui et la fin douloureuse qui

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l’attend le plus souvent, il est le fils du héros des Sagaset des tragédies grecques(16).

Comme le magicien, il tient au secret, et comme luiencore, il obéit à cette loi de similarité que Frazer(17) adégagée dans son étude de la magie. À ses débuts,l’invention est une imitation du phénomène naturel. Lamachine volante ressemble à l’oiseau, l’automate àl’homme. Or, la ressemblance avec l’objet, l’être ou lephénomène dont il veut capter les pouvoirs, est presquetoujours inutile, voire nuisible au bon fonctionnementde l’appareil inventé. Mais, comme le magicien,l’inventeur puise dans la similarité, une puissance, unevolupté, qui le poussent en avant.

Le passage de l’imitation magique à la technologiescientifique pourrait être, dans bien des cas, retracé.Exemple :

À l’origine, le durcissement superficiel de l’acier aété obtenu, dans le Proche-Orient, en plongeant unelame portée au rouge dans le corps d’un prisonnier.C’est là une pratique magique typique : il s’agit detransférer dans la lame les qualités guerrières del’adversaire. Cette pratique fut connue en Occident parles Croisés qui avaient constaté que l’acier de Damasétait en effet plus dur que l’acier d’Europe. Desexpériences furent faites : on trempa l’acier dans del’eau sur laquelle flottaient des peaux de bêtes. Le

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même résultat fut obtenu. Au XIXe siècle, on s’aperçutque ces résultats étaient dus à l’azote organique. AuXXe siècle, lorsque la liquéfaction des gaz fut au point,on perfectionna le procédé en trempant l’acier dansl’azote liquide à basse température. Sous cette forme,la « nitruration » fait partie de notre technologie.

On pourrait constater un autre lien entre magie ettechnique en étudiant les « charmes » que les anciensalchimistes prononçaient durant leurs travaux.Probablement s’agissait-il de mesurer le temps dansl’obscurité du laboratoire. Les photographes usentsouvent de véritables comptines qu’ils récitent au-dessus du bain, et nous avons entendu une de cescomptines au sommet de la Jungfrau, pendant que sedéveloppait une plaque impressionnée par les rayonscosmiques.

Enfin, il existe un autre lien, plus fort et curieux,entre magie et technique : c’est la simultanéité dansl’apparition des inventions. La plupart des paysenregistrent le jour, l’heure même du dépôt d’un brevet.Or, on a maintes fois constaté que des inventeurs qui nese connaissaient pas, travaillant fort loin les uns desautres, déposaient le même brevet au même instant. Cephénomène ne saurait guère s’exprimer par l’idéevague que « les inventions sont dans l’air » ou que« l’invention apparaît dès que l’on en a besoin ». S’il y

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a là perception extra-sensorielle, circulation desintelligences branchées sur la même recherche, le faitmériterait une étude statistique poussée. Cette étudenous rendrait peut-être compréhensible cet autre fait :que les techniques magiques se retrouvent, identiques,dans la plupart des anciennes civilisations, à traversmontagnes et océans…

Nous vivons sur l’idée que l’invention technique estun phénomène contemporain. C’est que nous ne faisonsjamais l’effort d’aller consulter les vieux documents. Iln’existe pas un seul service de recherche scientifiquedirigée vers le passé. Les livres antiques, s’ils sont lus,ne le sont que par de rares érudits de formationpurement littéraire ou historique. Ce qu’ils contiennentde science et de technique échappe donc à l’attention.Se désintéresse-t-on du passé parce que l’on est tropsollicité par la préparation de l’avenir ? Ce n’est passûr. L’intelligence française semble attardée par lesschémas du XIXe siècle. Les écrivains d’avant-gardesont sans appétit pour la science, et une sociologie quidate de la machine à vapeur, un humanismerévolutionnaire né avec le fusil chassepot, mobilisentencore l’attention. On n’imagine pas à quel point laFrance s’est figée aux environs de 1880. L’industrieest-elle plus alerte ? En 1955 s’est tenue la première

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conférence atomique mondiale, à Genève. René Alleaus’est trouvé chargé de la diffusion en France desdocuments relatifs aux applications pacifiques del’énergie nucléaire. Les seize volumes contenant lesrésultats expérimentaux obtenus par les savants de tousles pays constituaient la plus importante publication del’histoire des sciences et techniques. Cinq milleindustries, devant être intéressées à plus ou moinslongue échéance par l’énergie nucléaire, reçurent unelettre annonçant cette publication. Il y eut vingt-cinqréponses.

Sans doute faudra-t-il attendre l’arrivée aux postesde responsabilité des nouvelles générations pour quel’intelligence française retrouve une véritable agilité.C’est pour ces générations que nous écrivons ce livre.Si l’on était réellement attiré par l’avenir, on le seraitaussi par le passé, on irait chercher son bien dans lesdeux sens du temps, avec le même appétit.

Nous ne savons rien ou presque rien du passé. Destrésors dorment dans les bibliothèques. Nous préféronsimaginer, nous qui prétendons « aimer l’homme », unehistoire de la connaissance discontinue et des centainesde milliers d’années d’ignorance pour quelques lustresde savoir. L’idée qu’il y ait eu, soudain, un « siècle deslumières », idée que nous avons admise avec une trèsdéconcertante naïveté, a plongé dans l’obscurité tout le

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reste des temps. Un regard neuf sur les livres antiqueschangerait tout cela. On serait bouleversé par lesrichesses contenues. Et encore faudrait-il penser,comme le disait Atterbury, contemporain de Newton,« qu’il y a plus d’ouvrages antiques perdus queconservés ».

C’est ce regard neuf que notre ami René Alleau, à lafois technicien et historien, a voulu jeter. Il a esquisséune méthode et obtenu quelques résultats. Jusqu’à cejour, il semble n’avoir obtenu aucune sorted’encouragement à poursuivre cette tâche qui dépasseles possibilités d’un homme seul. En décembre 1955,devant les ingénieurs de l’automobile, réunis sous laprésidence de Jean-Henri Labourdette, il prononçait,sur ma demande, une conférence dont voici l’essentiel :

« Que reste-t-il des milliers de manuscrits de labibliothèque d’Alexandrie fondée par Ptolémée Sôter,de ces documents irremplaçables et à jamais perdus surla science antique ? Où sont les cendres des 200 000ouvrages de la bibliothèque de Pergame ? Que sontdevenues les collections de Pisistrate à Athènes, et labibliothèque du Temple de Jérusalem, et celle dusanctuaire de Ptah à Memphis ? Quels trésorscontenaient les milliers de livres qui furent brûlés en213 avant Jésus-Christ par ordre de l’empereur Cheu-Hoang-ti dans un but uniquement politique ? Dans ces

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conditions, nous nous trouvons placés devant lesouvrages antiques comme devant les ruines d’un templeimmense dont il reste seulement quelques pierres. Maisl’examen attentif de ces fragments et de ces inscriptionsnous laisse entrevoir des vérités beaucoup tropprofondes pour les attribuer à la seule intuition desAnciens.

« Tout d’abord, contrairement à ce que l’on croit, lesméthodes du rationalisme n’ont pas été inventées parDescartes. Consultons les textes : « Celui qui cherche lavérité, écrit Descartes, doit autant qu’il est possible,douter de tout. » C’est là une phrase bien connue, etcela paraît fort nouveau. Mais si nous lisons ledeuxième livre de la métaphysique d’Aristote, nouslisons : « Celui qui cherche à s’instruire doitpremièrement savoir douter car le doute de l’espritconduit à manifester la vérité. » On peut constaterd’ailleurs que Descartes a emprunté non seulementcette phrase capitale à Aristote, mais aussi la plupartdes règles fameuses pour la direction de l’esprit et quisont à la base de la méthode expérimentale. Celaprouve en tout cas que Descartes avait lu Aristote, cedont s’abstiennent trop souvent les cartésiensmodernes. Ceux-ci pourraient aussi constater quequelqu’un a écrit : « Si je me trompe, j’en conclus queje suis, car celui qui n’est pas ne peut pas se tromper, etpar cela même que je me trompe, je sens que je suis. »

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Malheureusement, ce n’est pas Descartes, c’est saintAugustin.

« Quant au scepticisme nécessaire à l’observateur,on ne peut vraiment pas le pousser plus loin queDémocrite, lequel ne considérait comme valable quel’expérience à laquelle il avait personnellement assistéet dont il avait authentifié les résultats par l’empreintede son anneau.

« Cela me semble fort éloigné de la naïveté que l’onreproche aux Anciens. Certes, me direz-vous, lesphilosophes de l’Antiquité étaient doués d’un géniesupérieur dans le domaine de la connaissance, maisenfin, que savaient-ils de véritable sur le planscientifique ?

« Contrairement aussi à ce que l’on peut lire dans lesouvrages actuels de vulgarisation, les théoriesatomiques n’ont pas été trouvées ni formulées d’abordpar Démocrite, Leucippe et Épicure. En effet, SextusEmpiricus nous apprend que Démocrite lui-même lesavait reçues par tradition et qu’il les tenait de Moschusle Phénicien, lequel, point capital à noter, semble avoiraffirmé que l’atome était divisible.

« Remarquez-le bien, la théorie la plus ancienne estaussi plus exacte que celles de Démocrite et desAtomistes grecs concernant l’indivisibilité des atomes.Dans ce cas précis, il semble bien s’agir d’un

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obscurcissement de connaissances archaïques devenuesincomprises plutôt que de découvertes originales. Demême, comment ne pas s’étonner sur le plancosmologique, compte tenu de l’absence de télescopes,de constater que souvent, plus les donnéesastronomiques sont anciennes et plus elles sont justes ?Par exemple, en ce qui concerne la Voie lactée, elleétait constituée selon Thalès et Anaximène, par desétoiles dont chacune était un monde contenant un soleilet des planètes, et ces mondes étaient situés dans unespace immense. On peut constater chez Lucrèce laconnaissance de l’uniformité de la chute des corps dansle vide et la conception d’un espace infini rempli d’uneinfinité de mondes. Pythagore avant Newton avaitenseigné la loi inverse du carré des distances.Plutarque, après avoir entrepris d’expliquer lapesanteur, en cherche l’origine dans une attractionréciproque entre tous les corps et qui est cause que laTerre fait graviter vers elle tous les corps terrestres, demême que le Soleil et la Lune font graviter vers leurcentre toutes les parties qui leur appartiennent et parune force attractive les retiennent dans leur sphèreparticulière.

« Galilée et Newton ont avoué expressément cequ’ils devaient à la science antique. De même,Copernic, dans la préface de ses œuvres adressées aupape Paul III, écrit textuellement qu’il a trouvé l’idée

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du mouvement de la Terre en lisant les Anciens.D’ailleurs, l’aveu de ces emprunts n’enlève rien à lagloire de Copernic, de Newton et de Galilée, lesquelsappartenaient à cette race d’esprits supérieurs dont ledésintéressement et la générosité ne tiennent aucuncompte de l’amour-propre d’auteur et de l’originalité àtout prix, qui sont des préjugés modernes. Plus humbleet plus profondément vraie semble l’attitude de lamodiste de Marie-Antoinette, Mlle Bertin. Rajeunissantd’une main preste un antique chapeau, elle s’écria : « Iln’y a de nouveau que ce qui est oublié. »

« L’histoire des inventions comme celle dessciences suffirait à montrer la vérité de cette boutade.« Il en est de la plupart des découvertes, écrit Fournier,comme de cette fugitive occasion dont les Anciensavaient fait une déesse insaisissable pour quiconque lalaissait échapper une première fois. Si, de prime abord,l’idée qui met sur la trace, le mot qui peut mener àrésoudre le problème, le fait significatif ne sont pointsaisis au vol, voilà une invention perdue ou tout aumoins ajournée pour plusieurs générations. Il faut, pourqu’elle revienne triomphante, le hasard d’une penséenouvelle ressuscitant la première de son oubli, ou bienle plagiat heureux de quelque inventeur de secondemain ; en fait d’invention, malheur au premier venu,gloire et profit au second. » Ce sont de telles

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considérations qui justifient le titre de mon exposé.« En effet, j’ai pensé qu’il devait être possible de

remplacer dans une large mesure le hasard par ledéterminisme, et les risques de mécanismes spontanésde l’invention par les garanties d’une vastedocumentation historique appuyée sur des contrôlesexpérimentaux. À cette fin, j’ai proposé de constituerun service spécialisé non pas dans la recherche del’antériorité des brevets, laquelle, de toute façon,s’arrête au XVIIIe siècle, mais un service technologiquequi étudierait simplement les procédés anciens et quiessaierait de les adapter éventuellement aux besoins del’industrie contemporaine.

« Si un service comme celui-là avait existéautrefois, il aurait pu signaler, par exemple, l’intérêtd’un petit livre passé inaperçu, publié en 1618, etintitulé Histoire naturelle de la fontaine qui brûleprès de Grenoble. Son auteur était un médecin deTournon, Jean Tardin. Si l’on avait étudié ce document,le gaz d’éclairage aurait pu être utilisé dès le début duXVIIe siècle. En effet, Jean Tardin, non seulementétudia le gazomètre naturel de la fontaine, mais encoreil reproduisit dans son laboratoire les phénomènesobservés. Il enferma de la houille dans un vase clos,soumit le récipient à une haute température et obtint laproduction des flammes dont il cherchait l’origine. Il

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explique clairement que la matière de ce feu est lebitume et qu’il suffit de la réduire en gaz qui donne une« exhalation inflammable ». Or, le Français Lebon,avant l’Anglais Winsor, fit breveter sa « thermo-lampe » seulement en l’an VII de la République. Ainsi,durant près de deux siècles, faute de relire les textesanciens, une découverte, dont les conséquencesindustrielles et commerciales auraient étéconsidérables, avait été oubliée, donc pratiquementperdue.

« De même, près de cent ans avant les premierssignaux optiques de Claude Chappe en 1793, une lettrede Fénelon datée du 26 novembre 1695, adressée àJean Sobieski, secrétaire du roi de Pologne, faitmention d’expériences récentes non seulement detélégraphie optique, mais de téléphonie par porte-voix.

« En 1636, un auteur inconnu, Schwenter, examinedéjà dans ses Délassements physico-mathématiques,le principe du télégraphe électrique et comment selonses propres termes, deux individus peuventcommuniquer entre eux « au moyen de l’aiguilleaimantée ». Or, les expériences d’Œrsted sur lesdéviations de l’aiguillage aimanté datent de 1819. Làencore, près de deux siècles d’oubli s’étaient écoulés.

« Je cite rapidement quelques inventions peuconnues : la cloche à plongeur se retrouve dans un

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manuscrit de la Romance d’Alexandre du CabinetRoyal des Estampes de Berlin ; l’inscription porte ladate de 1320. Un manuscrit du poème allemand Salmanund Morolf, écrit en 1190 (bibliothèque de Stuttgart)montrait le dessin d’un bateau sous-marin ; l’inscriptiondemeure, le submersible était en cuir et capable derésister aux tempêtes. Se trouvant un jour entouré pardes galères, l’inventeur, sur le point d’être capturé, fitcouler l’esquif et vécut quatorze jours au fond de l’eauen respirant au moyen d’un tube flottant. Dans unouvrage écrit par le chevalier Ludwig von Hartensteinvers 1510, on peut voir le dessin d’un costume descaphandrier ; deux ouvertures sont ménagées à lahauteur des yeux et obturées par des lunettes de verre.Au sommet, un long tuyau terminé par un robinet permetl’accès de l’air extérieur. À droite et à gauche dudessin figurent les accessoires indispensables facilitantla descente et l’ascension, à savoir des semelles deplomb et une perche à échelons.

« Voici encore un exemple d’oubli : un écrivaininconnu, né en 1729 à Montebourg près de Coutances,publia un ouvrage intitulé Giphantie, anagramme de lapremière partie du nom de l’auteur Tiphaignede la Roche. On y décrit non seulement la photographiedes images, mais aussi celle des couleurs :« L’impression des images, écrit l’auteur, est l’affairedu premier instant où la toile les reçoit. On l’ôte sur-le-

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champ et on la place dans un endroit obscur. Une heureaprès, l’enduit est séché et vous avez un tableaud’autant plus précieux qu’aucun art ne peut en imiter lavérité. » L’auteur ajoute : « Il s’agit premièrementd’examiner la nature du corps gluant qui intercepte etgarde les rayons, deuxièmement, les difficultés de lepréparer et de l’employer, troisièmement, le jeu de lalumière et de ce corps desséché. » Or, on sait que ladécouverte de Daguerre fut annoncée à l’Académie desSciences par Arago, un siècle plus tard, le7 janvier 1839. D’ailleurs, signalons que les propriétésde certains corps métalliques capables de fixer lesimages ont été signalées dans un traité de Fabricius : Derebus metallicis, paru en 1566.

« Autre exemple : la vaccination, décrite depuis untemps immémorial par l’un des Védas, le SactayaGrantham. Ce texte a été cité par Moreau de Jouet, le16 octobre 1826, à l’Académie des Sciences, dans sonMémoire sur la variolide : « Recueillez le fluide despustules sur la pointe d’une lancette, introduisez-ledans le bras en mêlant le fluide avec le sang, la fièvresera produite ; cette maladie sera alors très douce etelle ne pourra inspirer aucune crainte. » On trouveensuite une description exacte de tous les symptômes.

« S’agissait-il des anesthésiques ? On aurait puconsulter à ce sujet un ouvrage de Denis Papin écrit en

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1681 et intitulé : Le traité des opérations sans douleur,ou bien reprendre les antiques expériences des Chinoissur les extraits de chanvre indien ou encore utiliser levin de mandragore très connu au Moyen Âgecomplètement oublié au XVIIe siècle et dont un médecinde Toulouse, en 1823, le docteur Auriol, a étudié leseffets. Personne n’a jamais songé à vérifier les résultatsobtenus.

« Et la pénicilline ? Dans ce cas, nous pouvons citerd’abord une connaissance empirique, à savoir lespansements au fromage de Roquefort utilisés au MoyenÂge, mais on peut constater à ce propos quelque chosede plus singulier encore. Ernest Duchesne, élève del’École de Santé Militaire de Lyon, présenta le17 décembre 1897 une thèse intitulée : Contribution àl’étude de la concurrence vitale chez les micro-organismes – antagonisme entre les moisissures et lesmicrobes. Dans cet ouvrage, on trouve des expériencesrelatant l’action du penicillium glaucum sur lesbactéries. Or, cette thèse est passée inaperçue. J’insistesur cet exemple d’oubli évident à une époque trèsproche de la nôtre, en plein triomphe de labactériologie.

« Veut-on encore des exemples ? Ils sontinnombrables et il faudrait consacrer une conférence àchacun. Je citerai notamment l’oxygène, dont les effets

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ont été étudiés au XVe siècle par un alchimiste nomméEck de Sulsback, comme l’a signalé Chevreul dans leJournal des Savants d’octobre 1849 ; d’ailleurs,Théophraste disait déjà que la flamme était entretenuepar un corps aériforme, ce qui était aussi l’opinion desaint Clément d’Alexandrie.

« Je ne citerai aucune des anticipationsextraordinaires de Roger Bacon, de Cyrano deBergerac et d’autres, car il est trop facile de les mettresur le compte de la seule imagination. Je préfère restersur le terrain solide des faits contrôlables. À propos del’automobile – et en m’excusant de ne pouvoir insistersur un sujet que beaucoup d’entre vous connaissent bienmieux que moi – je signalerai qu’au XVIIe siècle, àNuremberg, un nommé Jean Hautch fabriquait des« chariots à ressorts ». En 1645, un véhicule de cegenre fut essayé dans l’enclos du Temple et je crois quela Société commerciale fondée pour exploiter cetteinvention n’a pu être réalisée. Il y eut peut-être desobstacles comparables à ceux que connut la premièreSociété des Transports Parisiens dont – je le rappelle –l’initiative est due à Pascal qui la fit patronner par lenom et par la fortune d’un de ses amis, le duc deRoannès.

« Même pour des découvertes plus importantes quecelles-là, nous méconnaissons l’influence des données

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fournies par les Anciens. Christophe Colomb asincèrement avoué tout ce qu’il devait aux savants, auxphilosophes, aux poètes antiques. On ignoregénéralement que Colomb recopia deux fois le chœurdu second acte de Médée, une tragédie de Sénèque, oùl’acteur parlait d’un monde dont la découverte étaitréservée aux siècles futurs. On peut consulter cettecopie dans le manuscrit de las profecias, lequel setrouve à la bibliothèque de Séville. Colomb s’estsouvenu aussi de l’affirmation d’Aristote dans sontraité de De Caelo à propos de la sphéricité de la terre.

« Joubert n’avait-il pas raison d’observer que « rienne rend les esprits si imprudents et si vains quel’ignorance du temps passé et le mépris des ancienslivres » ? Comme Rivarol l’écrivait admirablement :« Tout État est un vaisseau mystérieux qui a ses ancresdans le ciel » ; on pourrait dire à propos du temps quele vaisseau de l’avenir à ses ancres dans le ciel dupassé. Seul, l’oubli nous menace des pires naufrages.

« Il semble atteindre ses limites avec l’histoireincroyable, si elle n’était vraie, des mines d’or de laCalifornie. En juin 1848, Marshall en découvrit pour lapremière fois des pépites sur le bord d’un cours d’eauprès duquel il surveillait la construction d’un moulin.Or, Fernand Cortez était déjà passé par là, cherchant,en Californie, des Mexicains que l’on disait porteurs de

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trésors considérables ; Cortez bouleversa le pays,fouilla toutes les huttes sans même songer à ramasser unpeu de sable ; pendant trois siècles, les bandesespagnoles, les missions de la Compagnie de Jésuspiétinèrent le sable aurifère, cherchant toujours plusloin l’Eldorado. Pourtant, en 1737, plus de cent ansavant la découverte de Marshall, les lecteurs de laGazette de Hollande auraient pu savoir que les minesd’or et d’argent de Sonora étaient exploitables car leurjournal en donnait la position exacte. De plus, en 1767,on pouvait acheter à Paris un livre intitulé Histoirenaturelle et civile de la Californie où l’auteur, Buriell,décrivait les mines d’or et rapportait les témoignagesdes navigateurs à propos des pépites. Personne neremarqua ni cet article, ni cet ouvrage, ni ces faits qui,un siècle plus tard, suffirent à déterminer la « ruée versl’or ». D’ailleurs, lit-on encore les récits des anciensvoyageurs arabes ? On y trouverait pourtant desindications fort précieuses pour la prospection minière.

« L’oubli, en réalité, n’épargne rien. De longuesrecherches, des contrôles précis m’ont donné laconviction que l’Europe et la France possèdent destrésors qu’elles n’exploitent pratiquement point : àsavoir les documents anciens de nos grandesbibliothèques. Or, toute technique industrielle doit êtreélaborée à partir de trois dimensions : l’expérience, lascience et l’histoire. Éliminer ou négliger cette

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dernière, c’est faire preuve d’orgueil et de naïveté.C’est aussi préférer courir le risque de trouver ce quin’existe pas encore plutôt que de chercherraisonnablement à adapter ce qui est à ce que l’ondésire obtenir. Avant d’engager des investissementscoûteux, un industriel doit être en possession de tousles éléments technologiques d’un problème. Or, il estclair que la seule recherche de l’antériorité des brevetsne suffit absolument pas à faire le point d’une techniqueà un moment donné de l’histoire. En effet, les industriessont beaucoup plus anciennes que les sciences ; ellesdoivent donc être parfaitement informées de l’histoirede leurs procédés dont elles sont souvent moins bienaverties qu’elles ne le croient.

« Les Anciens, par des techniques très simples,obtenaient des résultats que nous pouvons reproduire,mais que, souvent, nous serions bien en peined’expliquer, malgré le lourd arsenal théorique dontnous disposons. Cette simplicité était le don parexcellence de la science antique.

« Oui, me direz-vous, mais l’énergie nucléaire ? Àcette objection, je répondrai par une citation qui devraitnous faire quelque peu réfléchir. Dans un livre trèsrare, presque inconnu, même de beaucoup despécialistes, paru voici plus de quatre-vingts ans eti nti tul é Les Atlantes, un auteur qui se cacha

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prudemment sous le pseudonyme de Roisel exposa lesrésultats de cinquante-six années de recherches et detravaux sur la science antique. Or, exposant lesconnaissances scientifiques qu’il attribue aux Atlantes,Roisel écrit ces lignes extraordinaires à son époque :« La conséquence de cette activité incessante est eneffet l’apparition de la matière, de cet autre équilibredont la rupture déterminerait également de puissantsphénomènes cosmiques. Si, par une cause inconnue,notre système solaire était désagrégé, ses atomesconstituants devenus par l’indépendanceimmédiatement actifs brilleraient dans l’espace d’unelumière ineffable qui annoncerait au loin une vastedestruction et l’espérance d’un monde nouveau. » Il mesemble que ce dernier exemple suffit à fairecomprendre toute la profondeur du mot de Mlle Bertin :« Il n’y a de nouveau que ce qui est oublié. »

« Voyons maintenant quel intérêt pratique présentepour l’industrie un sondage systématique du passé.Quand je prétends qu’il faut se pencher avec le plus vifintérêt sur les travaux anciens, il ne s’agit pas du toutd’effectuer un travail d’érudition. Il faut seulement, enfonction d’un problème concret posé par l’industrie,rechercher dans les documents scientifiques ettechniques anciens, s’il existe, ou bien des faitssignificatifs négligés, ou bien des procédés oubliés,mais dignes d’intérêt et se rapportant directement à la

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question posée.« Les matières plastiques dont nous croyons

l’invention très récente, auraient pu être découvertesbeaucoup plus tôt si l’on s’était avisé de reprendrecertaines expériences du chimiste Berzelius.

« En ce qui concerne la métallurgie, je signalerai unfait assez important. Au début de mes recherches surcertains procédés chimiques des Anciens, j’avais étéassez surpris de ne pouvoir reproduire au laboratoiredes expériences métallurgiques qui me semblaientpourtant décrites fort clairement. En vain, je cherchai àcomprendre les raisons de cet échec, car j’avaisobservé les indications et les proportions données. Enréfléchissant, je m’aperçus que j’avais commis pourtantune erreur. J’avais utilisé des fondants chimiquementpurs, alors que les Anciens se servaient de fondantsimpurs, c’est-à-dire de sels obtenus à partir de produitsnaturels et capables, par conséquent, de provoquer desactions catalytiques. En effet, l’expérience confirma cepoint de vue. Les spécialistes comprendront quellesperspectives importantes ouvrent ces observations. Deséconomies de combustible et d’énergie pourraient êtreréalisées par l’adaptation à la métallurgie de certainsprocédés anciens qui, presque tous, reposent surl’action de catalyseurs. Sur ce point, mes expériencesont été confirmées aussi bien par les travaux du docteur

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Ménétrier sur l’action catalytique des oligo-élémentsque par les recherches de l’Allemand Mittash sur lacatalyse dans la chimie des Anciens. Par des voiesdifférentes, des résultats convergents ont été obtenus.Cette convergence semble prouver qu’en technologie,le temps est venu de tenir compte de l’importancefondamentale de la notion de qualité et de son rôle dansla production de tous les phénomènes quantitatifsobservables.

« Les Anciens connaissaient également des procédésmétallurgiques qui semblent oubliés, par exemple latrempe du cuivre dans certains bains organiques. Ilsobtenaient ainsi des instruments extraordinairementdurs et pénétrants. Ils n’étaient pas moins habiles pourfondre ce métal, même à l’état d’oxyde. Je n’endonnerai qu’un exemple. Un de mes amis, spécialistede la prospection minière, se trouvait au nord-ouestd’Agadès en plein Sahara. Il y découvrit des mineraisde cuivre présentant des traces de fusion et des fondsde creuset contenant encore du métal. Or, il nes’agissait pas d’un sulfure, mais d’un oxyde, c’est-à-dire d’un corps qui, pour l’industrie actuelle, pose desproblèmes de réduction qu’il n’est pas possible derégler sur un simple feu de nomade.

« Dans le domaine des alliages, l’un des plusimportants de l’industrie actuelle, bien des faits

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significatifs n’ont pas échappé aux Anciens. Nonseulement ils connaissaient les moyens de produiredirectement, à partir de minerais complexes, desalliages aux propriétés singulières, procédés auxquelsl’industrie soviétique accorde d’ailleurs un très vifintérêt en ce moment, mais encore les Anciensutilisaient des alliages particuliers comme l’électrumque nous n’avons jamais eu la curiosité d’étudiersérieusement, bien que nous en connaissions lesrecettes de fabrication.

« J’insisterai à peine sur les perspectives dudomaine pharmaceutique et médical presque inexploréet ouvert à tant de recherches. Je signalerai seulementl’importance du traitement des brûlures, questiond’autant plus grave que les accidents d’automobile etd’aviation la posent pratiquement chaque minute. Or,aucune époque plus que le Moyen Âge, dévasté sanscesse par les incendies, ne découvrit de meilleursremèdes contre les brûlures, recettes complètementoubliées. Sur ce point, il faut que l’on sache quecertains produits de l’ancienne pharmacopée nonseulement calmaient les douleurs, mais permettaientd’éviter les cicatrices et de régénérer les cellules.

« Quant aux colorants et aux vernis, il serait superflude rappeler la très haute qualité des matières élaboréesselon les procédés des Anciens. Les couleurs

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admirables utilisées par les peintres du Moyen Âgen’ont pas été perdues comme on le croit généralement ;je connais en France au moins un manuscrit qui endonne la composition. Personne n’a jamais songé àadapter et à vérifier ces procédés. Or, les peintresmodernes, s’ils vivaient encore dans un siècle, nereconnaîtraient plus leurs toiles car les couleursutilisées actuellement ne dureront point. D’ailleurs, lesjaunes de Van Gogh ont perdu déjà, semble-t-il,l’extraordinaire luminosité qui les caractérisait.

« S’agit-il de mines ? J’indiquerai seulement à cesujet une étroite liaison entre la recherche médicale etla prospection minière. Les applications thérapeutiquesdes plantes, ce que l’on appelle la phytothérapie, trèsconnue des Anciens, se relient en effet à une sciencenouvelle, la biogéochimie. Cette discipline se proposede déceler les anomalies positives concernant lestraces de métaux dans les plantes et qui indiquent laproximité des gîtes miniers. Ainsi, peut-on déterminerdes affinités particulières de certaines plantes pourcertains métaux et par conséquent, ces données sontcapables d’être utilisées aussi bien sur le plan de laprospection minière que dans le domaine de l’actionthérapeutique. C’est là encore un exemplecaractéristique d’un fait qui me semble être le plusimportant de l’histoire actuelle des techniques, à savoirla convergence des diverses disciplines scientifiques,

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ce qui implique l’exigence de constantes synthèses.« Citons encore quelques autres directions de

recherches et d’applications industrielles : les engrais,vaste domaine dans lequel les anciens chimistes ontobtenu des résultats généralement ignorés. Je songenotamment à ce qu’ils nommaient « l’essence defécondité », produit composé de certains sels mêlés àdes fumiers digérés ou distillés.

« La verrerie antique, vaste question encore malconnue : les Romains utilisaient déjà des planchers deverre ; d’ailleurs, l’étude des anciens procédés deverriers pourrait apporter une aide précieuse à lasolution de problèmes ultra-modernes, comme parexemple la dispersion des terres rares et du palladiumdans le verre, ce qui permettrait d’obtenir des tubesfluorescents en lumière noire.

« Quant à l’industrie textile, malgré le triomphe desplastiques ou plutôt en raison même de ce triomphe,elle devrait s’orienter vers la production, par lecommerce de luxe, de tissus de très haute qualité, quipourraient être par exemple teints selon les normesantiques, ou bien encore essayer de fabriquer cettesingulière étoffe connue sous le nom de Piléma. Ils’agissait de tissus de lin ou de laine traités parcertains acides et qui résistaient au tranchant du fercomme à l’action du feu. D’ailleurs, le procédé a été

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connu des Gaulois et ils l’utilisaient pour la fabricationdes cuirasses.

« L’industrie de l’ameublement, en raison du prixencore très élevé des revêtements plastiques, pourraittrouver aussi des solutions avantageuses en adaptantdes procédés anciens qui augmentaientconsidérablement, par une sorte de trempe, larésistance du bois aux divers agents physiques etchimiques. Les entreprises de travaux publics auraientintérêt à reprendre l’étude de ciments spéciaux dont lesproportions sont données dans les traités des XVe etXVIe siècles et qui présentent des caractéristiques trèssupérieures à celles du ciment moderne.

« L’industrie soviétique a utilisé récemment, dans lafabrication des outils de coupe, de la céramique plusdure que les métaux. Ce durcissement pourraitégalement être étudié à la lumière des anciens procédésde trempe.

« Enfin, sans pouvoir insister sur ce problème,j’indiquerai une orientation des recherches physiquesqui pourrait avoir des conséquences profondes. Je faisallusion à des travaux concernant l’énergie magnétiqueterrestre. Il y a dans ce sens des observations trèsanciennes qui n’ont jamais été sérieusement vérifiéesmalgré leur intérêt incontestable.

« Qu’il s’agisse finalement des expériences du

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passé ou des possibilités de l’avenir, je crois que leréalisme profond nous enseigne à nous détourner duprésent. Cette affirmation peut sembler paradoxale,mais il suffit de réfléchir pour comprendre que leprésent n’est qu’un point de contact entre la ligne dupassé et celle de l’avenir. Appuyés fermement surl’expérience ancestrale, nous devons regarder devantnous plutôt qu’à nos pieds et ne pas tenir compteexagérément du bref intervalle de déséquilibre durantlequel nous traversons l’espace et la durée. Lemouvement de la marche nous le prouve et la luciditéde notre regard doit maintenir égale la balance entre cequi a été et ce qui va être. »

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IV

Le Savoir et le Pouvoir s’occultent. – Une vision de la guerrerévolutionnaire. – La technique ressuscite les Guildes. – Le retourà l’âge des Adeptes. – Un romancier avait vu juste : il y a des« Centrales d’Énergie ». – De la monarchie à la cryptocratie. – Lasociété secrète, future forme de gouvernement. – L’intelligence estelle-même une société secrète. – On frappe à la porte.

Dans un article très étrange, mais qui, semble-t-il,reflétait l’opinion de beaucoup d’intellectuels français,Jean-Paul Sartre refusait purement et simplement à labombe H le droit à l’existence. L’existence, dans lathéorie de ce philosophe, précède l’essence. Maisvoici un phénomène dont l’essence ne lui convient pas :il en refuse l’existence. Singulière contradiction ! « Labombe H, écrivait Jean-Paul Sartre, est contrel’histoire. » Comment un fait de civilisation pourrait-ilêtre « contre l’histoire » ? Qu’est-ce que l’histoire ?Pour Sartre, c’est le mouvement qui doitnécessairement amener les masses au pouvoir. Qu’est-ce que la bombe H ? Une réserve de puissancemaniable par quelques hommes. Une société très étroitede savants, de techniciens, de politiques, peut décider

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du sort de l’humanité. Pour que l’histoire ait le sens quenous lui avons assigné, supprimons la bombe H. Ainsivoyait-on le progressisme social exiger l’arrêt duprogrès. Une sociologie née au XIXe siècle réclamait leretour à son époque d’origine. Qu’on nous entendebien : il ne s’agit pas pour nous, ni d’approuver lafabrication des armes de destruction, ni d’aller contrela soif de justice qui anime ce qu’il y a de plus pur dansles sociétés humaines. Il s’agit d’examiner les chosesd’un point de vue différent.

1° Il est vrai que les armes absolues font peser surl’humanité une effroyable menace. Mais c’est dans lamesure où elles sont entre peu de mains qu’elles nesont pas utilisées. La société humaine moderne ne sesurvit que parce qu’un très petit nombre d’hommespossède la décision.

2° Ces armes absolues ne peuvent aller qu’en sedéveloppant. Dans la recherche opérationnelle d’avant-garde, la cloison entre le bien et le mal est de plus enplus mince. Toute découverte au niveau des structuresessentielles est à la fois positive et négative. D’autrepart, les techniques, en se perfectionnant, nes’alourdissent pas : tout au contraire, elles sesimplifient. Elles font appel à des forces qui vont en serapprochant des élémentaires. Le nombre d’opérationsse réduit, l’équipement s’allège. À la limite, la clé des

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forces universelles tiendra dans le creux de la main. Unenfant la pourra forger et manier. Plus on ira vers lasimplification-puissance, plus il faudra occulter,hausser les barrières, pour assurer la continuité de lavie.

3° Cette occultation se fait d’ailleurs elle-même, levéritable pouvoir passant entre les mains des hommesde savoir. Ceux-ci ont un langage et des formes depensée qui leur sont propres. Ce n’est pas une barrièreartificielle. Le verbe est différent parce que l’esprit setrouve situé à un autre niveau. Les hommes de savoiront persuadé les possédants qu’ils posséderaientdavantage, les gouvernants qu’ils gouverneraientdavantage, s’ils faisaient appel à eux. Et ils ontrapidement conquis une place au-dessus de la richesseet du pouvoir. Comment ? D’abord en introduisantpartout l’infinie complexité. La pensée qui se veutdirectrice complique à l’extrême le système qu’elleveut détruire pour le ramener au sien sans réaction dedéfense, comme l’araignée enveloppe sa proie. Leshommes dits « de pouvoir », possédants et gouvernants,ne sont plus que les intermédiaires dans une époque quiest elle-même intermédiaire.

4° Tandis que les armes absolues se multiplient, laguerre change de visage. Un combat sans interruption selivre, sous forme de guérillas, de révolutions de palais,

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de guet-apens, de maquis, d’articles, de livres, dediscours. La guerre révolutionnaire se substitue à laguerre tout court. Ce changement de formes de la guerrecorrespond à un changement de buts de l’humanité. Lesguerres étaient faites pour « l’avoir ». La guerrerévolutionnaire est faite pour « l’être ». Jadis,l’humanité se déchirait pour se partager la terre et yjouir. Pour que quelques-uns se partagent les biens dela terre et en jouissent. Maintenant, à travers cetincessant combat qui ressemble à la danse des insectesqui palpent mutuellement leurs antennes, tout se passecomme si l’humanité cherchait l’union, lerassemblement, l’unité pour changer la Terre. Au désirde jouir, se substitue la volonté de faire. Les hommesde savoir, ayant aussi mis au point les armespsychologiques, ne sont pas étrangers à ce profondchangement. La guerre révolutionnaire correspond à lanaissance d’un esprit nouveau : l’esprit ouvrier.L’esprit des ouvriers de la Terre. C’est en ce sens quel’histoire est un mouvement messianique des masses.Ce mouvement coïncide avec la concentration dusavoir. Telle est la phase que nous traversons, dansl’aventure d’une hominisation croissante, d’uneassomption continue de l’esprit.

Descendons dans les faits apparents. Nous nous

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verrons rentrer dans l’âge des sociétés secrètes. Quandnous remonterons vers les faits plus importants, et doncmoins visibles, nous nous apercevrons que nousrentrons aussi dans l’âge des Adeptes. Les Adeptesfaisaient rayonner leur connaissance sur un ensemble desociétés organisées pour le maintien au secret destechniques. Il n’est pas impossible d’imaginer unmonde très prochain bâti sur ce modèle. À ceci prèsque l’histoire ne se répète pas. Ou plutôt que si ellepasse par le même point, c’est à un degré plus élevé dela spirale.

Historiquement, la conservation des techniques fut undes objets des sociétés secrètes. Les prêtres égyptiensgardaient jalousement les lois de la géométrie plane.Des recherches récentes ont établi l’existence à Bagdadd’une société détenant le secret de la pile électrique etle monopole de la galvanoplastie, voici deux mille ans.Au Moyen Âge, en France, en Allemagne, en Espagne,s’étaient formées des guildes de techniciens. Voyezl’histoire de l’Alchimie. Voyez le secret de lacoloration du verre en rouge, par l’introduction de l’orau moment de la fusion. Voyez le secret du feugrégeois, huile de lin coagulée avec la gélatine, ancêtredu napalm. Tous les secrets du Moyen Âge n’ont pasété retrouvés : celui du verre minéral flexible, celui duprocédé simple pour obtenir la lumière froide, etc. De

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même nous assistons à l’apparition de groupes detechniciens gardant des secrets de fabrication, qu’ils’agisse de techniques artisanales comme la fabricationdes harmonicas ou des billes de verre, ou de techniquesindustrielles comme la production d’essencesynthétique. Dans les grandes usines atomiquesaméricaines, les physiciens portent des insignes quiindiquent leur degré de savoir et de responsabilité. Onne peut adresser la parole qu’au porteur du mêmeinsigne. Il y a des clubs, les amitiés et les amours seforment à l’intérieur de la catégorie. Ainsi seconstituent des milieux fermés tout à fait semblablesaux Guildes du Moyen Âge, qu’il s’agisse d’aviation àréaction, de cyclotrons, ou d’électronique. En 1956,trente-cinq étudiants chinois sortant de l’institut detechnologie du Massachusetts, demandèrent à rentrerchez eux. Ils n’avaient pas travaillé sur des problèmesmilitaires, cependant on s’avisa qu’ils savaientbeaucoup trop de choses. On leur interdit le retour. Legouvernement chinois, très désireux de récupérer cesjeunes gens éclairés, proposa, en échange, desaviateurs américains détenus sous l’inculpationd’espionnage.

La surveillance des techniques et secretsscientifiques ne peut être confiée aux policiers. Ouplutôt, les spécialistes de la sécurité sont aujourd’huiobligés d’apprendre les sciences et techniques qu’ils

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ont mission de garder. On dresse ces spécialistes àtravailler dans les laboratoires nucléaires, et lesphysiciens nucléaires à assurer eux-mêmes leursécurité. De sorte qu’on voit se créer une caste pluspuissante que les gouvernements et les policespolitiques.

Enfin, le tableau se trouve complété si l’on songe auxgroupements de techniciens disposés à travailler pourles pays les plus offrants. Ce sont les nouveauxmercenaires. Ce sont les « épées à louer » de notrecivilisation, où le condottiere porte blouse blanche,l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Inde sont leursmeilleurs terrains d’action. Ils s’y taillent de véritablesempires.

Remontons vers les faits moins visibles, mais plusimportants. Nous y verrons le retour à l’âge desAdeptes. « Rien dans l’univers ne peut résister àl’ardeur convergente d’un nombre suffisamment grandd’intelligences groupées et organisées », disait enconfidence Teilhard de Chardin à George Magloire.

Il y a plus de cinquante ans, John Buchan, qui joua enAngleterre un grand rôle politique, écrivait un romanqui était en même temps un message à destination dequelques esprits avertis. Dans ce roman, intitulé, non

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par hasard, La Centrale d’Énergie, le héros rencontreun monsieur distingué et discret qui lui tient, sur le tonde la conversation de golf, des propos assezdéroutants :

« — Certes, il y a de nombreuses clefs de voûte dansla civilisation, dis-je, et leur destruction entraînerait sachute. Mais les clefs de voûte tiennent bon.

« — Pas tellement… Songez que la fragilité de lamachine s’accroît de jour en jour. À mesure que la viese complique, le mécanisme devient plus inextricable etpar conséquent plus vulnérable. Vos soi-disantsanctions se multiplient si démesurément que chacuned’elles est précaire. Dans les siècles d’obscurantisme,on avait une seule grande puissance : la crainte de Dieuet de son Église. Aujourd’hui, vous avez une multitudede petites divinités, également délicates et fragiles, etdont toute la force provient de notre consentement taciteà ne pas les discuter.

« — Vous oubliez une chose, répliquai-je, le fait queles hommes sont en réalité d’accord pour maintenir lamachine en marche. C’est ce que j’appelais tout àl’heure la « bonne volonté civilisée ».

« — Vous avez mis le doigt sur le seul pointimportant. La civilisation est une conjuration. À quoiservirait votre police si chaque criminel trouvait unasile de l’autre côté du détroit, ou bien vos cours de

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justice si d’autres tribunaux ne reconnaissaient leursdécisions ? La vie moderne est le pacte informulé despossédants pour maintenir leurs prétentions. Et ce pactesera efficace jusqu’au jour où il s’en fera un autre pourles dépouiller.

« — Nous ne discuterons pas l’indiscutable, dis-je.Mais je me figurais que l’intérêt général commandaitaux meilleurs esprits de participer à ce que vousappelez une conspiration.

« — Je n’en sais rien, fit-il avec lenteur. Sont-ceréellement les meilleurs esprits qui œuvrent de ce côtédu pacte ? Voyez la conduite du gouvernement. Toutcompte fait, nous sommes dirigés par des amateurs etdes gens de second ordre. Les méthodes de nosadministrations mèneraient à la faillite n’importe quelleentreprise particulière. Les méthodes du Parlement –excusez-moi – feraient honte à n’importe quelleassemblée d’actionnaires. Nos dirigeants affectentd’acquérir le savoir par l’expérience, mais ils sont loind’y mettre le prix que paierait un homme d’affaires, etquand ils l’acquièrent, ce savoir, ils n’ont pas lecourage de l’appliquer. Où voyez-vous l’attrait, pourun homme de génie, de vendre son cerveau à nospiètres gouvernants ?

« Et pourtant le savoir est la seule force – maintenantcomme toujours. Un petit dispositif mécanique enverra

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des flottes entières par le fond. Une nouvellecombinaison chimique bouleversera toutes les règles dela guerre. De même pour notre commerce. Il suffirait dequelques modifications infimes pour réduire la Grande-Bretagne au niveau de la République de l’Équateur, oupour donner à la Chine la clef de la richesse mondiale.Et cependant nous ne voulons pas songer que cesbouleversements soient possibles. Nous prenons noschâteaux de cartes pour les remparts de l’univers.

« Je n’ai jamais eu le don de la parole, mais jel’admire chez les autres. Un discours de ce genreexhale un charme malsain, une sorte d’ivresse, dont ona presque honte. Je me trouvai intéressé, et plus qu’àdemi séduit.

« — Mais voyons, dis-je, le premier soin d’uninventeur est de publier son invention. Comme il aspireaux honneurs et à la gloire, il tient à se faire payer cetteinvention. Elle devient partie intégrante du savonmondial, dont tout le reste se modifie en conséquence.C’est ce qui s’est produit avec l’électricité. Vousappelez notre civilisation une machine, mais elle estbien plus souple qu’une machine. Elle possède lafaculté d’adaptation d’un organisme vivant.

« — Ce que vous dites là serait vrai si la nouvelleconnaissance devenait réellement la propriété de tous.Mais en va-t-il ainsi ? Je lis de temps à autre dans les

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gazettes qu’un savant éminent a fait une grandedécouverte. Il en rend compte à l’Académie desSciences, il paraît sur elle des articles de fond, et saphotographie à lui orne les journaux. Le danger ne vientpas de cet homme-là. Il n’est qu’un rouage de lamachine, un adhérent au pacte. Ce sont les hommes quise tiennent en dehors de celui-ci avec lesquels il fautcompter, les artistes en découvertes qui n’useront deleur science qu’au moment où ils peuvent le faire avecle maximum d’effet. Croyez-moi, les plus grands espritssont en dehors de ce que l’on nomme civilisation.

« Il parut hésiter un instant, et reprit :« — Vous entendrez des gens vous dire que les sous-

marins ont déjà supprimé le cuirassé, et que la conquêtede l’air a aboli la maîtrise de la mer. Les pessimistesdu moins l’affirment. Mais pensez-vous que la scienceait dit son dernier mot avec nos grossiers sous-marins,ou nos fragiles aéroplanes ?

« — Je ne doute pas qu’ils se perfectionnent, dis-je,mais les moyens de défense vont progresserparallèlement.

« Il hocha la tête.« — C’est peu probable. Dès maintenant le savoir

qui permet de réaliser les grands engins de destructiondépasse de beaucoup les possibilités défensives. Vousvoyez simplement les créations des gens de second

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ordre qui sont pressés de conquérir la richesse et lagloire. Le vrai savoir, le savoir redoutable, est encoretenu secret. Mais croyez-moi, mon cher, il existe.

« Il se tut un instant, et je vis le léger contour de lafumée de son cigare se profiler sur l’obscurité. Puis ilme cita plusieurs exemples, posément, et comme s’ilcraignait de trop s’avancer.

« Ce furent ces exemples qui me donnèrent l’éveil.Ils étaient de différents ordres : une grande catastrophe,une soudaine rupture entre deux peuples, une maladiedétruisant une récolte essentielle, une guerre, uneépidémie. Je ne les rapporterai pas. Je n’y ai pas cru,alors, et j’y crois encore moins aujourd’hui. Mais ilsétaient terriblement frappants, exposés de cette voixcalme, dans cette pièce obscure, en cette sombre nuit dejuin. S’il disait vrai, ces fléaux n’étaient pas l’œuvrede la nature ou du hasard, mais bien celle d’un art. Lesintelligences anonymes dont il parlait, à l’œuvresouterrainement, révélaient de temps à autre leur forcepar quelque manifestation catastrophique. Je refusais dele croire, mais tandis qu’il développait son exemple,montrant la marche du jeu avec une singulière netteté, jen’eus pas un mot de protestation.

« À la fin je recouvrai la parole.« — Ce que vous me décrivez là, c’est de la super-

anarchie. Et pourtant elle n’avance à rien. À quel

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mobile obéiraient ces intelligences ?« Il se mit à rire.« — Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne

suis qu’un modeste chercheur, et mes enquêtes melivrent de curieux documents. Mais je ne sauraispréciser les motifs. Je vois seulement qu’il existe devastes intelligences antisociales. Admettons qu’elles seméfient de la Machine. À moins que ce ne soient desidéalistes qui veulent créer un monde nouveau, ousimplement des artistes, aimant pour elle-même lapoursuite de la vérité. Si je devais former unehypothèse je dirais qu’il a fallu ces deux dernièrescatégories d’individus pour amener des résultats, carles seconds trouvent la connaissance, et les premiersont la volonté de l’employer.

« Un souvenir me revint. J’étais sur les hauteurs duTyrol, dans une prairie tout ensoleillée. Là, parmi desarpents de fleurs et au bord d’un torrent bondissant, jedéjeunais après une matinée passée à escalader lesfalaises blanches. J’avais rencontré en chemin unAllemand, un petit homme aux allures de professeur,qui me fit la grâce de partager avec moi messandwiches. Il parlait assez couramment un anglaisincorrect, et c’était un nietzschéen et un ardent révoltécontre l’ordre établi. « Le malheur, s’écria-t-il, c’estque les réformateurs ne savent pas, et que ceux qui

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savent sont trop nonchalants pour tenter des réformes.Un jour viendra où le savoir et la volonté s’uniront, etalors le monde progressera. »

« — Vous nous faites là un tableau effrayant, repris-je. Mais si ces intelligences antisociales sont sipuissantes, pourquoi donc réalisent-elles si peu ? Unvulgaire agent de police, avec la Machine derrière lui,est en état de se moquer de la plupart des tentativesanarchistes.

« — Juste, répondit-il, et la civilisation triompherajusqu’à ce que ses adversaires apprennent d’elle-mêmela vraie importance de la Machine. Le pacte doit durerjusqu’à ce qu’il y ait un antipacte. Voyez les procédésde cette idiotie qu’on nomme à présent nihilisme ouanarchie. Du fond d’un bouge parisien, quelques vaguesillettrés jettent un défi au monde, et au bout de huitjours les voilà en prison. À Genève, une douzained’« intellectuels » russes exaltés complotent derenverser les Romanov, et les voilà traqués par lapolice de l’Europe. Tous les gouvernements et leurspeu intelligentes forces policières se donnent la main et– passez muscade ! – c’est fini des conspirateurs. Car lacivilisation sait utiliser les énergies dont elle dispose,tandis que les infinies possibilités des non-officielss’en vont en fumée. La civilisation triomphe parcequ’elle est une ligue mondiale ; ses ennemis échouent

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parce qu’ils ne sont qu’une chapelle. Mais supposez…« Il se tut de nouveau et se leva de son fauteuil.

S’approchant d’un commutateur, il inonda la salle delumière. Ébloui, je levai les yeux sur mon hôte, et le visqui me souriait aimablement avec toute la bonne grâced’un vieux gentleman.

« — Je tiens à entendre la fin de vos prophéties,déclarai-je. Vous disiez…

« — Je disais : supposez l’anarchie instruite par lacivilisation et devenue internationale. Oh, je ne parlepas de ces bandes de bourriques qui s’intitulent à grandfracas l’Union Internationale des Travailleurs et autresstupidités analogues. J’entends que la vraie substancepensante du monde serait internationalisée. Supposezque les mailles du cordon civilisé subissent l’inductiond’autres mailles constituant une chaîne beaucoup pluspuissante. La terre regorge d’énergies incohérentes etd’intelligences inorganisées. Avez-vous jamais songéau cas de la Chine ? Elle renferme des millions decerveaux pensants étouffés en des activités illusoires.Ils n’ont ni directive, ni énergie conductrice, tant et sibien que la résultante de leurs efforts est égale à zéro,et que le monde entier se moque de la Chine. L’Europelui jette de temps à autre un prêt de quelques millions,et elle, en retour, se recommande cyniquement auxprières de la chrétienté. Mais, dis-je, supposez…

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« — C’est là une perspective atroce, m’écriai-je, etDieu merci, je ne la crois pas réalisable. Détruire pourdétruire forme un idéal trop stérile pour tenter unnouveau Napoléon, et vous ne pouvez rien faire sans enavoir un.

« — Ce ne serait pas tout à fait de la destruction,répliqua-t-il doucement. Appelons iconoclastie cetteabolition des formules qui a toujours rallié une fouled’idéalistes. Et il n’est pas besoin d’un Napoléon pourla réaliser. Il n’y faut rien de plus qu’une direction,laquelle pourrait venir d’hommes beaucoup moins biendoués que Napoléon. En un mot, il suffirait d’uneCentrale d’Énergie, pour inaugurer l’ère desmiracles. »

Si l’on songe que Buchan écrivait ces lignes auxenvirons de 1910, et si l’on songe aux bouleversementsdu monde depuis cette époque et aux mouvements quientraînent maintenant la Chine, l’Afrique, les Indes, onpeut se demander si une ou plusieurs « Centralesd’Énergie » ne sont pas, en effet, entrées en action.Cette vision ne paraîtra romanesque qu’auxobservateurs superficiels, c’est-à-dire aux historiens enproie au vertige de « l’explication par les faits »,laquelle n’est en définitive qu’une manière de choisir

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parmi les faits. Nous décrirons, dans une autre partie decet ouvrage, une centrale d’énergie qui a échoué, maisaprès avoir plongé le monde dans le feu et le sang : lacentrale fasciste. On ne saurait douter de l’existenced’une Centrale d’Énergie communiste, on ne sauraitdouter de sa prodigieuse efficacité. « Rien dansl’univers ne saurait résister à l’ardeur convergente d’unnombre suffisamment grand d’intelligences groupées etorganisées. » Je répète cette citation : sa vérité éclateici.

Nous avons, des sociétés secrètes, une idée scolaire.Nous voyons de façon banale les faits singuliers. Pourcomprendre le monde qui vient, il nous faudraitfouiller, rafraîchir, revigorer l’idée de société secrètepar une étude plus profonde du passé et par ladécouverte d’un point de vue d’où serait visible lemouvement de l’histoire dans lequel nous sommesengagés.

Il est possible, il est probable que la société secrètesoit la future forme de gouvernement dans le mondenouveau de l’esprit ouvrier. Voyez rapidementl’évolution des choses. Les monarchies prétendaienttenir le pouvoir du surnaturel. Le roi, les seigneurs, lesministres, les responsables s’emploient à sortir dunaturel, à étonner par leurs vêtements, leurs demeures,leurs manières. Ils font tout pour être très visibles. Ils

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déploient le plus grand faste possible. Et ils sontprésents en toutes occasions. Infiniment abordables etinfiniment différents. « Ralliez-vous à mon panacheblanc ! » Et parfois, en été, Henri IV s’ébroue nu dansla Seine, au cœur de Paris. Louis XIV est un soleil,mais chacun peut à tout instant pénétrer dans le châteauet assister à ses repas. Toujours sous les feux desregards, demi-dieux chargés d’or et de plumes, toujoursfrappant l’attention, à la fois « à part » et publics. Àdater de la Révolution, le pouvoir se réclame dethéories abstraites et le gouvernement s’occulte. Lesresponsables s’emploient à passer pour des gens« comme les autres » et en même temps ils prennent desdistances. Sur le plan des personnes comme sur le plandes faits, il devient malaisé de définir avec exactitudele gouvernement. Les démocraties modernes prêtent àmille interprétations « ésotériques ». On voit despenseurs assurer que l’Amérique obéit uniquement àquelques chefs d’industrie, l’Angleterre aux banquiersde la City, la France aux francs-maçons, etc. Avec lesgouvernements issus de la guerre révolutionnaire, lepouvoir s’occulte presque complètement. Les témoinsde la révolution chinoise, de la guerre d’Indochine, dela guerre d’Algérie, les spécialistes du mondesoviétique sont tous frappés par l’immersion dupouvoir dans les mystères de la masse, par le secretdans lequel baignent les responsabilités, par

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l’impossibilité de savoir « qui est qui » et « qui décidequoi ». Une véritable cryptocratie entre en action. Nousn’avons pas le temps, ici, d’analyser ce phénomène,mais il y aurait un ouvrage à écrire sur l’avènement dece que nous appelons la cryptocratie. Dans un roman deJean Lartéguy, qui fut acteur de la révolutiond’Azerbaïdjan, de la guerre de Palestine et de la guerrede Corée, un capitaine français est fait prisonnier aprèsla défaite de Dien-Bien-Phu :

« Glatigny se retrouva dans un abri en forme detunnel, long et étroit. Il était assis sur le sol, son dos nuappuyé contre la terre de la paroi. En face de lui, unnha-quê accroupi sur les talons fumait un tabac roulédans du vieux papier journal.

« Le nha-quê est tête nue. Il porte une tenue kakisans insignes. Il n’a pas d’espadrilles et ses doigts depieds s’étalent voluptueusement dans la boue tiède del’abri. Entre deux bouffées, il a prononcé quelquesmots et un bô-doi à l’échine souple et ondulante de boys’est penché sur Glatigny :

« — Le chef de bataillon demande à vous où est lecommandant français qui commandait point d’appui.

« Glatigny a un réflexe d’officier de tradition ; il nepeut croire que ce nha-quê accroupi qui fume du tabacpuant commandait comme lui un bataillon, avait lemême rang et les mêmes responsabilités que lui…

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C’est donc l’un des responsables de la division 308, lameilleure, la mieux encadrée de toute l’ArméePopulaire ; c’est ce paysan sorti de sa rizière qui l’abattu, lui, Glatigny, le descendant d’une des grandesdynasties militaires d’Occident… »

Paul Mousset, journaliste célèbre, correspondant deguerre en Indochine et en Algérie, me disait : « J’aitoujours eu le sentiment que le boy, le petit boutiquier,étaient peut-être les grands responsables… Le mondenouveau camoufle ses chefs, comme ces insectes quiressemblent à des branches, à des feuilles… »

Après la chute de Staline, les experts politiques neparviennent pas à se mettre d’accord sur l’identité duvéritable gouvernant de l’U.R.S.S. Au moment où cesexperts nous assurent enfin que c’est Béria, on apprendque celui-ci vient d’être exécuté. Nul ne sauraitdésigner nommément les vrais maîtres d’un pays quicontrôle un milliard d’hommes et la moitié des terreshabitables du globe…

La menace de guerre est le révélateur de la formeréelle des gouvernements. En juin 1955, l’Amériqueavait prévu une « opération-alerte » au cours delaquelle le gouvernement quittait Washington pour allertravailler « quelque part aux États-Unis ». Dans le casoù ce refuge se trouvait détruit, une procédure étaitprévue aux termes de laquelle ce gouvernement

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transférait ses pouvoirs à un gouvernement fantôme(l’expression textuelle est « gouvernement d’ombres »)d’ores et déjà désigné. Ce gouvernement comporte dessénateurs, des députés et des experts dont les noms nepeuvent être divulgués. Ainsi le passage à lacryptocratie, dans un des pays les plus puissants de laplanète, est officiellement annoncé.

En cas de guerre, sans doute verrions-nous sesubstituer aux gouvernements apparents, ces« gouvernements d’ombres », installés peut-être dansles cavernes de Virginie pour les U.S.A., sur unestation flottante dans l’Arctique pour l’U.R.S.S. Et, àpartir de ce moment, ce serait crime de trahison que dedévoiler l’identité des responsables. Armées decerveaux électroniques pour réduire au minimum lepersonnel administratif, des sociétés secrètesorganiseraient le gigantesque combat des deux blocs del’humanité. Il n’est pas même exclu que cesgouvernements siègent hors de notre monde, dans dessatellites artificiels tournant autour de la terre.

Nous ne faisons pas de la philosophie-fiction ou del’histoire-fiction. Nous faisons du réalisme fantastique.

Nous sommes sceptiques sur beaucoup de points oùdes esprits qui passent pour « raisonnables » le sontmoins. Nous ne cherchons pas du tout à orienterl’attention vers quelque vain occultisme, vers quelque

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interprétation magico-délirante des faits. Nous neproposons pas quelque religion. Nous ne croyons qu’enl’intelligence. Nous pensons qu’à un certain niveau,l’intelligence est elle-même une société secrète. Nouspensons que son pouvoir est illimité quand elle sedéveloppe tout entière, comme un chêne en pleine terre,au lieu d’être rabougrie comme dans un pot à fleurs.

C’est en fonction des perspectives que nous venonsde découvrir, d’autres encore, plus étranges, et qui sedéploieront bientôt sous nos yeux, qu’il convient doncde reconsidérer l’idée de société secrète. Nous n’avonspu, ici comme ailleurs, qu’esquisser le travail derecherches et de réflexions. Nous savons bien que notrevision des choses risque de paraître folle : c’est quenous disons rapidement et brutalement ce que nousavons à dire, comme on frappe à la porte d’un dormeurquand le temps presse.

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L’ALCHIMIE COMME EXEMPLE

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I

Un alchimiste au café Procope, en 1953. – Conversation à propos deGurdjieff – Un homme qui prétend savoir que la pierrephilosophale est une réalité. – Bergier m’entraîne à toute vitessedans un drôle de raccourci. – Ce que je vois me libère du bêtemépris du progrès. – Nos arrière-pensées sur l’alchimie : nirévélation, ni tâtonnement. – Courte méditation sur la spirale etl’espérance.

C’est en mars 1953 que j’ai rencontré pour lapremière fois un alchimiste. Cela se passait au caféProcope qui connut, à cette époque, un court regain devie. Un grand poète, alors que j’écrivais mon livre surGurdjieff, m’avait ménagé cette rencontre et je devaisrevoir souvent cet homme singulier sans toutefoispercer ses secrets.

J’avais, sur l’alchimie et les alchimistes, des idéesprimaires, puisées dans l’imaginerie populaire, etj’étais loin de savoir qu’il y avait encore desalchimistes. L’homme qui était assis en face de moi, àla table de Voltaire, était jeune, élégant. Il avait fait defortes études classiques, suivies d’études de chimie.Présentement, il gagnait sa vie dans le commerce et

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fréquentait beaucoup d’artistes, ainsi que quelques gensdu monde.

Je ne tiens pas un journal intime, mais il m’arrive, enquelques occasions importantes, de noter mesobservations ou mes sentiments. Cette nuit-là, rentréchez moi, j’écrivis ceci :

« Quel âge peut-il avoir ? Il dit trente-cinq ans. Celaconfond. La chevelure blanche, frisée, découpée sur lecrâne comme une perruque. Des rides nombreuses etprofondes sous une chair rose, dans un visage plein.Très peu de gestes, lents, mesurés, habiles. Un sourirecalme et aigu. Des yeux rieurs, mais qui rient demanière détachée. Tout exprime un autre âge. Dans sespropos, pas une fêlure, un écart, une retombée de laprésence d’esprit. Il y a du sphinx derrière cet affablevisage hors du temps. Incompréhensible. Et ce n’est passeulement mon impression. A.B., qui le voit presquetous les jours depuis des semaines, me dit qu’il ne l’ajamais, une seconde, pris en défaut « d’objectivitésupérieure ».

« Ce qui lui fait condamner Gurdjieff :« 1° Qui éprouve le besoin d’enseigner ne vit pas

entièrement sa doctrine et n’est pas au sommet del’initiation.

« 2° À l’école de Gurdjieff, il n’y a pasd’intercession matérielle entre l’élève que l’on a

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persuadé de son néant et l’énergie qu’il doit parvenir àposséder pour passer à l’être réel. Cette énergie –« cette volonté de la volonté », dit Gurdjieff – l’élèvedoit la trouver en lui-même, rien qu’en lui-même. Or,cette démarche est partiellement fausse et ne peutconduire qu’au désespoir. Cette énergie existe hors del’homme, et il s’agit de la capter. Le catholique quiavale l’hostie : captation rituelle de cette énergie. Maissi vous n’avez pas la foi ? Si vous n’avez pas la foi,ayez un feu : c’est toute l’alchimie. Un vrai feu. Un feumatériel. Tout commence, tout arrive par le contactavec la matière.

« 3° Gurdjieff ne vivait pas seul, toujours entouré,toujours en phalanstère. « Il y a un chemin dans lasolitude, il y a des rivières dans le désert. » Il n’y a nichemin ni rivière dans l’homme mêlé aux autres.

« Je pose, sur l’alchimie, des questions qui doiventlui paraître d’une écœurante sottise. Il n’en montre rienet répond :

« Rien que matière, rien que contact avec la matière,travail sur la matière, travail avec les mains. Il insistebeaucoup là-dessus :

« — Aimez-vous le jardinage ? Voilà un bon début,l’alchimie est comparable au jardinage.

« — Aimez-vous la pêche ? L’alchimie a quelquechose de commun avec la pêche.

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« Travail de femme et jeu d’enfant.« On ne saurait enseigner l’alchimie. Toutes les

grandes œuvres littéraires qui ont passé les sièclesportent une partie de cet enseignement. Elles sont le faitd’hommes adultes – vraiment adultes – qui ont parlé àdes enfants, tout en respectant les lois de laconnaissance adulte. On ne prend jamais une grandeœuvre en défaut sur « les principes ». Mais laconnaissance de ces principes et la voie qui mène àcette connaissance doivent demeurer cachées.Cependant, il y a un devoir d’entraide pour leschercheurs du premier degré.

« Aux environs de minuit, je l’interroge surFulcanelli(18), et il me laisse entendre que Fulcanellin’est pas mort :

« — On peut vivre, me dit-il, infiniment pluslongtemps que l’homme non éveillé l’imagine. Et l’onpeut changer totalement d’aspect. Je le sais. Mes yeuxsavent. Je sais aussi que la pierre philosophale est uneréalité. Mais il s’agit d’un autre état de la matière quecelui que nous connaissons. Cet état permet, commetous les autres états, des mensurations. Les moyens detravail et de mensuration sont simples et n’exigent pasd’appareils compliqués : travail de femme et jeud’enfant…

« Il ajoute :

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« — Patience, espérance, travail. Et quel que soit letravail, on ne travaille jamais assez.

« Espérance : en alchimie, l’espérance se fonde surla certitude qu’il y a un but. Je n’aurais pas, dit-il,commencé, si l’on ne m’avait clairement prouvé que cebut existe et qu’il est possible de l’atteindre dans cettevie. »

Tel fut mon premier contact avec l’alchimie. Si jel’avais abordée par les grimoires, je pense que mesrecherches n’auraient guère été loin : manque de temps,manque de goût pour l’érudition littéraire. Manque devocation aussi : cette vocation qui saisit l’alchimiste,alors qu’il s’ignore encore comme tel, au moment où ilouvre, pour la première fois, un vieux traité. Mavocation n’est pas de faire, mais de comprendre. N’estpas de réaliser, mais de voir. Je pense, comme le ditmon vieil ami André Billy, que « comprendre, c’estaussi beau que de chanter », même si la compréhensionne doit être que fugitive(19). Je suis un homme pressé,comme la plupart de mes contemporains. J’eus lecontact le plus moderne qui soit avec l’alchimie : uneconversation dans un bistrot de Saint-Germain-des-Prés. Ensuite, lorsque je cherchai à donner un sens pluscomplet à ce que m’avait dit cet homme jeune, je

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rencontrai Jacques Bergier, qui ne sortait pas poudreuxd’un grenier garni de vieux livres, mais de lieux où lavie du siècle s’est concentrée : les laboratoires et lesbureaux de renseignements. Bergier cherchait, lui aussi,quelque chose sur le chemin de l’alchimie. Ce n’étaitpas pour faire un pèlerinage dans le passé. Cetextraordinaire petit homme tout occupé des secrets del’énergie atomique avait pris ce chemin-là commeraccourci. Je volai, accroché à ses basques, parmi lesvénérables textes conçus par des sages amoureux de lalenteur, ivres de patience, à une vitesse supersonique.Bergier avait la confiance de quelques-uns des hommesqui, aujourd’hui encore, se livrent à l’alchimie. Il avaitaussi l’oreille des savants modernes. J’acquis bientôtla certitude, auprès de lui, qu’il existe d’étroitsrapports entre l’alchimie traditionnelle et la scienced’avant-garde. Je vis l’intelligence jeter un pont entredeux mondes. Je m’engageai sur ce pont et vis qu’iltenait. J’en éprouvai un grand bonheur, un profondapaisement. Depuis longtemps réfugié dans la penséeantiprogressiste hindouiste, gurdjieffien, voyant lemonde d’aujourd’hui comme un début d’Apocalypse,n’attendant plus, avec un désespoir très grand, qu’unevilaine fin des temps et pas très assuré dans l’orgueild’être à part, voici que je voyais le vieux passé etl’avenir se donner la main. La métaphysique del’alchimiste plusieurs fois millénaire cachait une

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technique enfin compréhensible, ou presque, auXXe siècle. Les techniques terrifiantes d’aujourd’huiouvraient sur une métaphysique presque semblable àcelle des anciens temps. Fausse poésie, que monretrait ! L’âme immortelle des hommes jetait les mêmesfeux de chaque côté du pont.

Je finis par croire que les hommes, dans un trèslointain passé, avaient découvert les secrets del’énergie et de la matière. Non seulement parméditation, mais par manipulation. Non seulementspirituellement, mais techniquement. L’esprit moderne,par des voies différentes, par les routes longtempsdéplaisantes, à mes yeux, de la raison pure, del’irréligiosité, avec des moyens différents et quim’avaient longtemps paru laids, s’apprêtait à son tour àdécouvrir les mêmes secrets. Il s’interrogeait là-dessus,il s’enthousiasmait et s’inquiétait à la fois. Il butait surl’essentiel, tout comme l’esprit de la haute tradition.

Je vis alors que l’opposition entre la « sagesse »millénaire et la « folie » contemporaine était uneinvention de l’intelligence trop faible et trop lente, unproduit de compensation pour intellectuel incapabled’accélérer aussi fort que son époque l’exige.

Il y a plusieurs façons d’accéder à la connaissanceessentielle. Notre temps a les siennes. D’anciennescivilisations eurent les leurs. Je ne parle pas

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uniquement de connaissance théorique.Je vis enfin que, les techniques d’aujourd’hui étant

plus puissantes, apparemment, que les techniquesd’hier, cette connaissance essentielle, qu’avaient sansdoute les alchimistes (et d’autres sages avant eux),arriverait jusqu’à nous avec plus de force encore, plusde poids, plus de dangers et plus d’exigences. Nousatteignons le même point que les Anciens, mais à unehauteur différente. Plutôt que de condamner l’espritmoderne au nom de la sagesse initiatique des Anciens,ou plutôt que nier cette sagesse en déclarant que laconnaissance réelle commence avec notre proprecivilisation, il conviendrait d’admirer, il conviendraitde vénérer la puissance de l’esprit qui, sous desaspects différents, repasse par le même point delumière en s’élevant en spirale. Plutôt que decondamner, répudier, choisir, il conviendrait d’aimer.L’amour est tout : repos et mouvement à la fois.

Nous allons vous soumettre les résultats de nosrecherches sur l’alchimie. Il ne s’agit, bien entendu, qued’esquisses. Il nous faudrait dix ou vingt ans de loisir,et peut-être des facultés que nous n’avons pas, pourapporter sur le sujet une contribution réellementpositive. Cependant, ce que nous avons fait et la

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manière dont nous l’avons fait, rendent notre petittravail très différent des ouvrages jusqu’ici consacrés àl’alchimie. On y trouvera peu d’éclaircissements surl’histoire et la philosophie de cette sciencetraditionnelle, mais quelques lueurs sur des rapportsinattendus entre les rêves des vieux « philosopheschimiques » et les réalités de la physique actuelle.Autant dire tout de suite nos arrière-pensées :

L’alchimie, selon nous, pourrait être l’un des plusimportants résidus d’une science, d’une technique etd’une philosophie appartenant à une civilisationengloutie. Ce que nous avons découvert dansl’alchimie, à la lumière du savoir contemporain, nenous invite pas à croire qu’une technique aussi subtile,compliquée et précise, ait pu être le produit d’une« révélation divine » tombée du ciel. Ce n’est pas quenous rejetions toute idée de révélation. Mais nousn’avons jamais constaté, en étudiant les saints et lesgrands mystiques, que Dieu parle aux hommes lelangage de la technique : « Place ton creuset sous lalumière polarisée, ô mon Fils ! Lave les scories à l’eautridistillée. »

Nous ne croyons pas non plus que la techniquealchimique ait pu se développer par tâtonnements,minuscules bricolages d’ignorants, fantaisies demaniaques du creuset, jusqu’à aboutir à ce qu’il faut

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bien appeler une désintégration atomique. Nous serionsplutôt tentés de croire que résident dans l’alchimie desdébris d’une science disparue, difficiles à comprendreet à utiliser, le contexte manquant. À partir de cesdébris, il y a forcément tâtonnements, mais dans unedirection déterminée. Il y a aussi foisonnementd’interprétations techniques, morales, religieuses. Il y aenfin, pour les détenteurs de ces débris, l’impérieusenécessité de garder le secret.

Nous pensons que notre civilisation, atteignant unsavoir qui fut peut-être celui d’une précédentecivilisation, dans d’autres conditions, avec un autre étatd’esprit, aurait peut-être le plus grand intérêt àinterroger avec sérieux l’antique pour hâter sa propreprogression.

Nous pensons enfin ceci : l’alchimiste au terme deson « travail » sur la matière voit, selon la légende,s’opérer en lui-même une sorte de transmutation. Ce quise passe dans son creuset se passe aussi dans saconscience ou dans son âme. Il y a changement d’état.Tous les textes traditionnels insistent là-dessus,évoquent le moment où le « Grand Œuvre »s’accomplit et où l’alchimiste devient un « hommeéveillé ». Il nous semble que ces vieux textes décriventainsi le terme de toute connaissance réelle des lois dela matière et de l’énergie, y compris la connaissance

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technique. C’est vers la possession d’une telleconnaissance que se précipite notre civilisation. Il nenous paraît pas absurde de songer que les hommes sontappelés, dans un avenir relativement proche, à« changer d’état », comme l’alchimiste légendaire, àsubir quelque transmutation. À moins que notrecivilisation ne périsse tout entière un instant avantd’avoir touché le but, comme d’autres civilisations ontpeut-être disparu. Encore, dans notre dernière secondede lucidité, ne désespérerions-nous pas, songeant que sil’aventure de l’esprit se répète, c’est chaque fois à undegré plus haut de la spirale. Nous remettrions àd’autres millénaires le soin de porter cette aventurejusqu’au point final, jusqu’au centre immobile, et nousnous engloutirions avec espérance.

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II

Cent mille livres que personne n’interroge. – On demande uneexpédition scientifique en pays alchimique. – Les inventeurs. – Ledélire par le mercure. – Un langage chiffré. – Y eut-il une autrecivilisation atomique ? – Les piles du musée de Bagdad. – Newtonet les grands initiés. – Helvétius et Spinoza devant l’or philosophal.– Alchimie et physique moderne. – Une bombe à hydrogène sur unfourneau de cuisine. – Matérialiser, hominiser, spiritualiser.

On connaît plus de cent mille livres ou manuscritsalchimiques. Cette énorme littérature à laquelle se sontconsacrés des esprits de qualité, des hommesimportants et honnêtes, cette énorme littérature quiaffirme solennellement son attachement à des faits, àdes réalités expérimentales, n’a jamais été exploréescientifiquement. La pensée régnante, catholique dansle passé, rationaliste aujourd’hui, a entretenu autour deces textes une conspiration de l’ignorance et du mépris.Cent mille livres et manuscrits contiennent peut-êtrequelques-uns des secrets de l’énergie et de la matière.Si ce n’est vrai, ils le proclament, tout au moins. Lesprinces, les rois et les républiques ont encouragéd’innombrables expéditions en pays lointains, financé

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des recherches scientifiques de toutes sortes. Jamaisune équipe de cryptographes, d’historiens, de linguisteset de savants, physiciens, chimistes, mathématiciens,biologistes, n’a été réunie dans une bibliothèquealchimique complète avec mission de voir ce qu’il y ade vrai et d’utilisable dans ses vieux traités. Voilà quiest inconcevable. Que de telles fermetures de l’espritsoient possibles et durables, que des sociétés humainestrès civilisées et apparemment, comme la nôtre, sanspréjugés d’aucune sorte, puissent oublier dans leurgrenier cent mille livres et manuscrits portantl’étiquette : « Trésor », voilà qui convaincra les plussceptiques que nous vivons dans le fantastique.

Les rares recherches sur l’alchimie sont faites, oubien par des mystiques qui demandent aux textes uneconfirmation de leurs attitudes spirituelles, ou bien pardes historiens coupés de tout contact avec la science etles techniques.

Les alchimistes parlent de la nécessité de distillermille et mille fois l’eau qui va servir à préparerl’Élixir. Nous avons entendu un historien spécialisédire que cette opération était démentielle. Il ignoraittout de l’eau lourde et des méthodes que l’on emploiepour enrichir l’eau simple en eau lourde. Nous avonsentendu un érudit affirmer que le raffinage et lapurification indéfiniment répétés d’un métal ou d’un

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métalloïde ne changeant en rien les propriétés de celui-ci, il fallait voir dans les recommandations alchimiquesun mystique apprentissage de la patience, un geste rituelcomparable à l’égrenage du rosaire. C’est pourtant parun tel raffinage au moyen d’une technique décrite parles alchimistes et que l’on nomme aujourd’hui « lafusion de zone », que l’on prépare le germanium et lesilicium pur des transistors. Nous savons maintenant,grâce à ces travaux sur les transistors, qu’en purifiant àfond un métal et en introduisant ensuite quelquesmillionièmes de gramme d’impuretés soigneusementchoisies, on donne au corps traité des propriétésnouvelles et révolutionnaires. Nous ne voulons pasmultiplier les exemples, mais nous voudrions fairecomprendre à quel point serait souhaitable un examenvraiment méthodique de la littérature alchimique. Ceserait un travail immense, qui exigerait des dizainesd’années de travail et des dizaines de chercheursappartenant à toutes les disciplines. Ni Bergier ni moin’avons pu même l’esquisser, mais si notre grosbouquin maladroit pouvait quelque jour décider unmécène à permettre ce travail, nous n’aurions pas perdutout à fait notre temps.

En étudiant un peu les textes alchimiques, nous avonsconstaté que ceux-ci sont généralement modernes par

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rapport à l’époque où ils ont été écrits, alors que lesautres ouvrages d’occultisme sont en retrait. D’autrepart, l’alchimie est la seule pratique parareligieuseayant enrichi réellement notre connaissance du réel.

Albert le Grand (1193-1280) réussit à préparer lapotasse caustique. Il fut le premier à décrire lacomposition chimique du cinabre, de la céruse et duminium.

Raymond Lulle (1235-1315) prépara le bicarbonatede potassium.

Théophraste Paracelse (1493-1541) fut le premier àdécrire le zinc, jusqu’alors inconnu. Il introduisitégalement dans la médecine l’usage des composéschimiques.

Giambattista della Porta (1541-1615) préparal’oxyde d’étain.

Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1644) reconnutl’existence des gaz.

Basile Valentin (dont nul ne sut jamais l’identitévéritable) découvrit au XVIIe siècle l’acide sulfuriqueet l’acide chlorhydrique.

Johann Rudolf Glauber (1604-1668) trouva le sulfatede sodium.

Brandt (mort en 1662) découvrit le phosphore.Johann Friedrich Boetticher (1682-1719) fut le

premier Européen à faire de la porcelaine.

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Blaise Vigenère (1523-1596) découvrit l’acidebenzoïque.

Tels sont quelques-uns des travaux alchimiques quienrichissent l’humanité au moment où la chimieprogresse(20). À mesure que d’autres sciences sedéveloppent, l’alchimie semble suivre et souventprécéder le progrès. Le Breton, dans ses Clefs de laPhilosophie Spagyrique, en 1722, parle du magnétismede manière plus qu’intelligente et fréquemment anticipesur les découvertes modernes. Le Père Castel, en 1728,au moment où les idées sur la gravitation commencent àse répandre, parle de celle-ci et de ses rapports avec lalumière dans des termes qui, deux siècles plus tard,feront étrangement écho à la pensée d’Einstein :

« J’ai dit que si l’on ôtait la pesanteur du monde, onôterait en même temps la lumière. Du reste la lumière etle son, et toutes autres qualités sensibles sont une suiteet comme un résultat de la mécanique et par conséquentde la pesanteur des corps naturels qui sont plus oumoins lumineux ou sonores, selon qu’ils ont plus depesanteur et de ressort. »

Dans les traités alchimiques de notre siècle, on voitapparaître fréquemment, plus tôt que dans les ouvragesuniversitaires, les dernières découvertes de la physiquenucléaire, et il est probable que les traités de demainmentionneront les théories physiques et mathématiques

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les plus abstraites qui soient.La distinction est nette entre l’alchimie et les fausses

sciences comme la radiesthésie qui introduit les ondesou des rayons dans ses publications après que lascience officielle les a découverts. Tout pourrait nousinviter à penser que l’alchimie est susceptibled’apporter une contribution importante auxconnaissances et aux techniques de l’avenir basées surla structure de la matière.

Nous avons constaté aussi, dans la littératurealchimique, l’existence d’un nombre impressionnant detextes purement délirants. On a parfois voulu expliquerce délire par la psychanalyse (Jung : Psychologie etAlchimie, ou Herbert Silberer : Problèmes duMysticisme). Plus souvent comme l’alchimie contientune doctrine métaphysique et suppose une attitudemystique, les historiens, les curieux et surtout lesoccultistes se sont acharnés à interpréter ces proposdémentiels dans le sens d’une révélation supranaturelle,d’une vaticination inspirée. À y regarder de près, ilnous a paru raisonnable de tenir, à côté des textestechniques et des textes de sagesse, les textesdémentiels pour des textes démentiels. Il nous a paruaussi que cette démence de l’adepte expérimentateur

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pouvait trouver une explication matérielle, simple,satisfaisante. Le mercure était fréquemment utilisé parles alchimistes. Sa vapeur est toxique etl’empoisonnement chronique provoque le délire.Théoriquement, les récipients employés étaientabsolument hermétiques, mais le secret de cettefermeture n’est pas donné à tout adepte, et la folie a puenvahir plus d’un « philosophe chimique ».

Enfin, nous avons été frappés par l’aspect decryptogramme de la littérature alchimique. BlaiseVigenère, que nous avons cité tout à l’heure, inventa lescodes les plus perfectionnés et les méthodes dechiffrage les plus ingénieuses. Ses inventions en cettematière sont encore utilisées aujourd’hui. Or, il estprobable que Blaise Vigenère prit contact avec cettescience du chiffre en essayant d’interpréter les textesalchimiques. Il conviendrait d’ajouter aux équipes dechercheurs que nous souhaitons voir réunies, desspécialistes du déchiffrage.

« Afin de donner un exemple plus clair, écrit RenéAlleau(21), nous prendrons celui du jeu d’échecs donton connaît la simplicité relative des règles et deséléments ainsi que l’indéfinie variété descombinaisons. Si l’on suppose que l’ensemble destraités acroamatiques de l’alchimie se présente à nouscomme autant de parties annotées en un langage

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conventionnel, il faut admettre d’abord, honnêtement,que nous ignorons et les règles du jeu, et le chiffreutilisé. Sinon, nous affirmons que l’indicationcryptographique est composée de signes directementcompréhensibles par n’importe quel individu, ce quiest précisément l’illusion immédiate que doitprovoquer un cryptogramme bien composé. Ainsi laprudence nous conseille-t-elle de ne pas nous laisserséduire par la tentation d’un sens clair et d’étudier cestextes comme s’il s’agissait d’une langue inconnue.

« Apparemment, ces messages ne s’adressent qu’àd’autres joueurs, à d’autres alchimistes dont nousdevons penser qu’ils possèdent déjà, par quelquemoyen diffèrent de la tradition écrite, la clé nécessaireà la compréhension exacte de ce langage. »

Aussi loin que l’on remonte dans le passé, on trouvedes manuscrits alchimiques. Nicolas de Valois, auXVe siècle, en déduisait que les transmutations, que lessecrets et les techniques de la libération de l’énergieont été connus des hommes avant l’écriture même.L’architecture a précédé l’écriture. Elle a peut-être étéune forme d’écriture. Aussi bien voyons-nousl’alchimie liée très intimement à l’architecture. Un destextes les plus significatifs de l’alchimie, dont l’auteur

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est le sieur Esprit Gobineau de Montluisant, s’intitule :« Explications très curieuses des énigmes et figureshiéroglyphiques qui sont au grand portail de Notre-Dame de Paris. » Les ouvrages de Fulcanelli sontconsacrés au « Mystère des Cathédrales » et à deminutieuses descriptions des « DemeuresPhilosophales ». Certaines constructions médiévalestémoigneraient de l’habitude immémoriale detransmettre par l’architecture le message de l’alchimiequi remonterait à des âges infiniment reculés del’humanité.

Newton croyait à l’existence d’une chaîne d’initiéss’étendant dans le temps jusqu’à une très lointaineantiquité, et qui auraient connu les secrets destransmutations et de la désintégration de la matière. Lesavant atomiste anglais Da Costa Andrade, dans undiscours prononcé devant ses pairs à l’occasion dutricentenaire de Newton, à Cambridge, en juillet 1946,n’a pas hésité à laisser entendre que l’inventeur de lagravitation appartenait peut-être à cette chaîne etn’avait révélé au monde qu’une petite partie de sonsavoir :

« Je ne peux, a-t-il dit(22), espérer convaincre lessceptiques que Newton avait des pouvoirs de prophétieou de vision spéciale qui lui auraient révélé l’énergieatomique, mais je dirai simplement que les phrases que

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je vais vous citer dépassent de beaucoup, dans lapensée de Newton parlant de la transmutationalchimique, l’inquiétude d’un bouleversement ducommerce mondial par suite de la synthèse de l’or.Voici ce que Newton écrit :

« “La façon dont le mercure peut être ainsi imprégnéa été gardée secrète par ceux qui savaient et constitueprobablement une porte vers quelque chose de plusnoble (que la fabrication de l’or) qui ne peut êtrecommuniqué sans que le monde coure à un immensedanger, si les écrits d’Hermès disent vrai.”

« Et plus loin encore, Newton écrit : “Il existed’autres Grands Mystères que la transmutation desmétaux si les grands maîtres ne se vantent point. Euxseuls connaissent ces secrets.”

« En réfléchissant au sens profond de ce passage,souvenez-vous que Newton parle avec la mêmeréticence et la même prudence annonciatrice de sespropres découvertes en optique. »

De quel passé viendraient ces grands maîtresinvoqués par Newton, et dans quel passé eux-mêmesauraient-ils puisé leur science ?

« Si je suis monté si haut, dit Newton, c’est quej’étais sur l’épaule des géants. »

Atterbury, contemporain de Newton, écrivait :« La modestie nous apprend à parler avec respect au

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sujet des Anciens, surtout quand nous ne connaissonspas parfaitement leurs ouvrages. Newton, qui les savaitpresque par cœur, avait pour eux le plus grand respectet il les considérait comme des hommes d’un profondgénie et d’un esprit supérieur qui avaient porté leursdécouvertes en tous genres beaucoup plus loin qu’il nenous paraît à présent, par ce qui reste de leurs écrits. Ily a plus d’ouvrages antiques perdus que conservés etpeut-être nos nouvelles découvertes ne valent-elles pasnos pertes anciennes. »

Pour Fulcanelli, l’alchimie serait le lien avec descivilisations englouties depuis des millénaires etignorées des archéologues. Bien entendu, aucunarchéologue réputé sérieux et aucun historien d’égaleréputation n’admettra l’existence dans le passé decivilisations possédant une science et des techniquessupérieures aux nôtres. Mais une science et destechniques avancées simplifient à l’extrêmel’appareillage, et les vestiges sont peut-être sous nosyeux, sans que nous soyons capables de les voir commetels. Aucun archéologue et aucun historien sérieux,n’ayant reçu une formation scientifique poussée, nepourra effectuer des fouilles susceptibles de nousapporter là-dessus quelque lumière. Le cloisonnementdes disciplines, qui fut une nécessité du fabuleuxprogrès contemporain, nous cache peut-être quelquechose de fabuleux dans le passé.

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On sait que c’est un ingénieur allemand, chargé deconstruire les égouts de Bagdad, qui découvrit dans lebric-à-brac du musée local, sous la vague étiquette« objets de culte », des piles électriques fabriquées dixsiècles avant Volta, sous la dynastie des Sassanides.

Tant que l’archéologie ne sera pratiquée que par lesarchéologues, nous ne saurons pas si la « nuit destemps » était obscure ou lumineuse.

« Jean-Frédéric Schweitzer, dit Helvétius, violentadversaire de l’alchimie, rapporte que dans la matinéedu 27 décembre 1666, un étranger se présenta chezlui(23). C’était un homme d’apparence honnête et grave,et de mine autoritaire, vêtu d’un simple manteau,comme un mennonite. Ayant demandé à Helvétius s’ilcroyait à la pierre philosophale (ce à quoi le fameuxdocteur répondit par la négative), l’étranger ouvrit unepetite boîte d’ivoire « contenant trois morceaux d’unesubstance ressemblant à du verre ou à de l’opale ». Sonpropriétaire déclara que c’était la fameuse pierre, etqu’avec une quantité aussi minime, il pouvait produirevingt tonnes d’or. Helvétius en tint un fragment dans lamain, et, ayant remercié le visiteur de son amabilité, ille pria de lui en donner un peu. L’alchimiste refusad’un ton brusque, ajoutant avec plus de courtoisie que,

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pour toute la fortune d’Helvétius, il ne pourrait seséparer de la moindre parcelle de ce minéral, pour uneraison qu’il ne lui était pas permis de divulguer. Priéde fournir la preuve de ses dires, en réalisant unetransmutation, l’étranger répondit qu’il reviendrait troissemaines plus tard, et montrerait à Helvétius une chosesusceptible de l’étonner. Il revint ponctuellement aujour dit, mais refusa d’opérer, affirmant qu’il lui étaitinterdit de révéler le secret. Il condescendit pourtant àdonner à Helvétius un petit fragment de la pierre « pasplus gros qu’un grain de sénevé ». Et comme le docteurémettait le doute qu’une quantité aussi infime pûtproduire le moindre effet, l’alchimiste brisa lecorpuscule en deux, en jeta une moitié et lui tenditl’autre en disant : « Voici même ce qui vous suffit. »

« Notre savant dut alors avouer qu’à la premièrevisite de l’étranger, il avait réussi à s’approprierquelques particules de la pierre et qu’elles avaientchangé le plomb, non point en or, mais en verre. –« Vous auriez dû protéger votre butin avec de la cirejaune, répondit l’alchimiste, cela aurait aidé à pénétrerle plomb et à le transformer en or. » L’homme promitde revenir le lendemain matin, à neuf heures, et deréaliser le miracle, – mais il ne vint pas, et lesurlendemain non plus. Ce que voyant, la femmed’Helvétius le persuada de tenter lui-même latransmutation :

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« Helvétius procéda conformément aux directives del’étranger. Il fit fondre trois drachmes de plomb,entoura la pierre de cire, et la laissa tomber dans lemétal liquide. Celui-ci se changea en or ! « Nous leportâmes immédiatement à l’orfèvre, qui déclara quec’était l’or le plus fin qu’il eût jamais vu, et il en offritcinquante florins l’once. » Helvétius, en concluant sonrapport, nous dit que le lingot d’or était toujours en sapossession, preuve tangible de la transmutation.« Puissent les Saints Anges de Dieu veiller sur lui(l’alchimiste anonyme) comme sur une source debénédictions pour la chrétienté. Telle est notre prièreconstante, pour lui et pour nous. »

« La nouvelle se répandit comme une traînée depoudre. Spinoza, que nous ne pouvons compter aunombre des naïfs, voulut avoir le fin mot de l’histoire.Il rendit visite à l’orfèvre qui avait expertisé l’or. Lerapport fut plus que favorable : au cours de la fusion del’argent incorporé au mélange s’était égalementtransformé en or. L’orfèvre, Brechtel, était monnayeurdu duc d’Orange. Il connaissait certainement sonmétier. Il semble difficile de croire qu’il ait pu être lavictime d’un subterfuge, ou qu’il ait voulu abuserSpinoza. Spinoza se rendit alors chez Helvétius qui luimontra l’or et le creuset qui avait servi à l’opérationDes bribes du précieux métal adhéraient encore à

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l’intérieur du récipient ; comme les autres, Spinoza futconvaincu que la transmutation avait réellement eulieu. »

La transmutation, pour l’alchimiste, est unphénomène secondaire, réalisé simplement à titre dedémonstration. Il est difficile de se faire une opinionsur la réalité de ces transmutations, quoique diversesobservations, comme celle d’Helvétius ou celle deVan Helmont, par exemple, semblent frappantes. Onpeut alléguer que l’art du prestidigitateur est sanslimite, mais quatre mille ans de recherches et cent millevolumes ou manuscrits auraient-ils été consacrés à unefourberie ? Nous proposons autre chose, comme on leverra tout à l’heure. Nous le proposons timidement, carle poids de l’opinion scientifique acquise estredoutable. Nous essaierons de décrire le travail del’alchimiste, qui aboutit à la fabrication de la « pierre »ou « poudre de projection », et nous verrons quel’interprétation de certaines opérations se heurte à notresavoir actuel sur la structure de la matière. Mais iln’est pas évident que notre connaissance desphénomènes nucléaires soit parfaite, définitive. Lacatalyse, en particulier, peut intervenir dans cesphénomènes d’une manière encore inattendue pour

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nous(24).Il n’est pas impossible que certains mélanges

naturels produisent, sous l’effet des rayons cosmiques,des réactions nucléo-catalytiques à grande échelle,conduisant à une transmutation massive d’éléments. Ilfaudrait voir là une des clés de l’alchimie et la raisonpour laquelle l’alchimiste répète indéfiniment sesmanipulations, jusqu’au moment où les conditionscosmiques sont réunies.

L’objection est : si des transmutations de cette naturesont possibles, que devient l’énergie dégagée ? Biendes alchimistes auraient dû faire sauter la ville qu’ilshabitaient et quelques dizaines de milliers dekilomètres carrés de leur patrie par la même occasion.De nombreuses et immenses catastrophes auraient dû seproduire.

Les alchimistes répondent : c’est justement parce quede telles catastrophes ont eu lieu dans un lointain passé,que nous craignons la terrible énergie contenue dans lamatière et que nous gardons secrète notre science. Enoutre, le « Grand Œuvre » est atteint par phasesprogressives et celui qui, au terme de dizaines et dedizaines d’années de manipulations et d’ascèse,apprend à déchaîner les forces nucléaires, apprendégalement quelles précautions il convient d’observerpour éviter le danger.

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Argument valable ? Peut-être. Les physiciensd’aujourd’hui admettent que, dans certaines conditions,l’énergie d’une transmutation nucléaire pourrait êtreabsorbée par des particules spéciales qu’ils appellentneutrinos, ou antineutrinos. Quelques preuves del’existence du neutrino semblent avoir été apportées. Ily a peut-être des types de transmutations qui ne libèrentque peu d’énergie, ou dans lesquelles l’énergie libérées’en va sous forme de neutrinos. Nous reviendrons surcette question.

M. Eugène Canseliet, disciple de Fulcanelli et l’undes meilleurs spécialistes actuels de l’alchimie, tombaen arrêt sur un passage d’une étude que Jacques Bergieravait écrite en préface à l’un des ouvrages classiquesde la Bibliothèque Mondiale. Il s’agissait d’uneanthologie de la poésie du XVIe siècle. Dans cettepréface, Bergier faisait allusion aux alchimistes et àleur volonté de secret. Il écrivait : « Sur ce pointparticulier, il est difficile de ne pas leur donner raison.S’il existe un procédé permettant de fabriquer desbombes à hydrogène sur un fourneau de cuisine, il estnettement préférable que ce procédé ne soit pasrévélé. »

M. Eugène Canseliet nous répondit alors : « Il nefaudrait surtout pas que l’on prit cela pour une boutade.Vous avez vu juste, et je suis bien placé pour affirmer

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qu’il est possible de parvenir à la fission atomique enpartant d’un minerai relativement commun et bonmarché, et cela par un processus d’opérations neréclamant rien d’autre qu’une bonne cheminée, un fourde fusion de charbon, quelques brûleurs Meker etquatre bouteilles de gaz butane. »

Il n’est pas exclu que l’on puisse, même en physiquenucléaire, obtenir des résultats importants par desmoyens simples. C’est la direction de l’avenir de toutescience et de toute technique.

« Nous pouvons plus que nous ne savons », disaitRoger Bacon. Mais il ajoutait cette parole qui pourraitêtre un adage alchimique : « Bien que tout ne soit paspermis, tout est possible. »

Pour l’alchimiste, il faut sans cesse le rappeler, lepouvoir sur la matière et l’énergie n’est qu’une réalitéaccessoire. Le véritable but des opérations alchimiquesqui sont peut-être le résidu d’une science très ancienneappartenant à une civilisation engloutie, est latransformation de l’alchimiste lui-même, son accessionà un état de conscience supérieur. Les résultatsmatériels ne sont que les promesses du résultat final,qui est spirituel. Tout est dirigé vers la transmutation del’homme lui-même, vers sa divinisation, sa fusion dansl’énergie divine fixe, d’où rayonnent toutes les énergiesde la matière. L’alchimie est cette science « avec

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conscience » dont parle Rabelais. C’est une science quimatérialise moins qu’elle n’hominise, pour reprendreune expression du Père Teilhard de Chardin, qui disait :« La vraie physique est celle qui parviendra à intégrerl’Homme total dans une représentation cohérente dumonde. »

« Sachez, écrivait un maître alchimiste(25), sachezvous tous, Investigateurs de cet Art, que l’Esprit esttout, et que si dans cet Esprit, il n’est enfermé un autreEsprit semblable, tout ne profite de rien. »

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III

Où l’on voit un petit Juif préférer le miel au sucre. – Où un alchimistequi pourrait être le mystérieux Fulcanelli parle du danger atomiqueen 1937, décrit la pile atomique et évoque des civilisationsdisparues. – Où Bergier découpe un coffre-fort au chalumeau etpromène une bouteille d’uranium sous son bras. – Où un majoraméricain sans nom recherche un Fulcanelli définitivementévanoui. – Où Oppenheimer chante en duo avec un sage chinoisd’il y a mille ans.

C’était en 1933. Le petit étudiant juif avait un nezpointu, chaussé de lunettes rondes derrière lesquellesbrillaient des yeux agiles et froids. Sur son crâne rondse clairsemait déjà une chevelure pareille à un duvet depoussin. Un effroyable accent, aggravé par deshésitations, donnait à ses propos le comique et laconfusion d’un barbotage de canards dans une flaque.Quand on le connaissait un peu mieux, on éprouvaitl’impression qu’une intelligence boulimique, tendue,sensible, follement rapide, dansait dans ce petitbonhomme malgracieux, plein de malice et d’unepuérile maladresse à vivre, comme un gros ballonrouge retenu par un fil au poignet d’un enfant.

« Vous voulez donc devenir alchimiste ? » demanda

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le vénérable professeur à l’étudiant Jacques Bergierqui baissait la tête, assis sur le bord du fauteuil, uneserviette bourrée de paperasses sur les genoux. Levénérable était un des plus grands chimistes français.

« Je ne vous comprends pas, monsieur », ditl’étudiant, vexé.

Il avait une mémoire prodigieuse, et il se souvintd’avoir vu, à six ans, une gravure allemandereprésentant deux alchimistes au travail, dans undésordre de cornues, de pinces, de creusets, desoufflets. L’un, en haillons, surveillait un feu, la boucheouverte, et l’autre, barbe et cheveux fous, se grattait latête en titubant au fond du capharnaüm.

Le professeur consulta un dossier :« Durant vos deux dernières années de travail, vous

vous êtes surtout intéressé au cours libre de physiquenucléaire de M. Jean Thibaud. Ce cours ne conduit àaucun diplôme, à aucun certificat. Vous exprimez ledésir de poursuivre dans cette voie. J’aurais encorecompris, à la rigueur, cette curiosité de la part d’unphysicien. Mais vous vous destinez à la chimie.Compteriez-vous, par hasard, apprendre à fabriquer del’or.

— Monsieur, dit l’étudiant juif en élevant ses petitesmains grasses et négligées, je crois en l’avenir de lachimie nucléaire. Je crois que des transmutations

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industrielles seront réalisées dans un proche avenir.— Cela me paraît délirant.— Mais monsieur… »Parfois, il s’arrêtait au début d’une phrase et se

mettait à répéter ce début, comme un phonographedétraqué, non par absence, mais parce que son esprits’en allait faire un crochet inavouable du côté de lapoésie. Il savait par cœur des milliers de vers, et tousles poèmes de Kipling :

Ils copièrent tout ce qu’ils pouvaient suivreMais ils ne pouvaient rattraper mon espritAussi les ai-je laissés haletants et pensantUn an et demi en arrière…

« Mais monsieur, même si vous ne croyez pas auxtransmutations, vous devriez croire à l’énergienucléaire. Les énormes ressources potentielles dunoyau…

— Ta, ta, ta, dit le professeur. C’est primaire etenfantin. Ce que les physiciens nomment l’énergienucléaire est une constante d’intégration dans leurséquations. C’est une idée philosophique, voilà la chose.La conscience est le principal moteur des hommes.

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Mais ce n’est pas la conscience qui fait marcher leslocomotives, n’est-ce pas ? Alors, rêver d’une machineactionnée par l’énergie nucléaire… Non, mon garçon. »

Le garçon avalait sa salive.« Revenez sur terre et songez à votre avenir. Ce qui

vous pousse, pour l’instant, parce que vous ne meparaissez pas sorti de l’enfance, c’est un des plus vieuxrêves des hommes : le rêve alchimique. RelisezBerthelot. Il a bien décrit cette chimère de latransmutation de la matière. Vos notes ne sont pas très,très brillantes. Je vous donnerai un conseil : entrez leplus vite possible dans l’industrie. Faites donc unecampagne sucrière. Trois mois dans une fabrique desucre vous remettront en contact avec le réel. Vous enavez besoin. Je vous parle comme un père. »

Le fils indigne remercia en bégayant, et partit le nezau vent, sa grosse serviette au bout de son bras court.C’était un entêté : il se dit qu’il fallait profiter de cetteconversation, mais que le miel était meilleur que lesucre. Il continuerait à étudier les problèmes du noyauatomique. Et il se documenterait sur l’alchimie.

C’est ainsi que mon ami Jacques Bergier décida depoursuivre des études jugées inutiles et de lescompléter par d’autres études jugées délirantes. Les

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nécessités de la vie, la guerre et les camps deconcentration l’écartèrent un peu de la nucléonique. Il ya cependant apporté quelques contributions estiméespar les spécialistes. Au cours de ses recherches, lesrêves des alchimistes et les réalités de la physiquemathématique se recoupèrent plus d’une fois. Mais dansle domaine scientifique, il s’est produit de grandschangements depuis 1933, et mon ami eut de moins enmoins l’impression de naviguer à contre-courant.

De 1934 à 1940, Jacques Bergier fut le collaborateurd’André Helbronner, l’un des hommes remarquables denotre époque. Helbronner, assassiné par les nazis àBuchenwald en mars 1944, avait été, en France, lepremier professeur de Faculté à enseigner la chimie-physique. Cette science frontière entre deux disciplinesa donné naissance, depuis, à de nombreuses autressciences : l’électronique, la nucléonique, lastéréotronique(26). Helbronner devait recevoir lagrande médaille d’or de l’Institut Franklin pour sesdécouvertes sur les métaux colloïdaux. Il s’étaitégalement intéressé à la liquéfaction des gaz, àl’aéronautique et aux rayons ultraviolets.

En 1934, il se consacrait à la physique nucléaire etavait monté, avec le concours de groupes industriels, un

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laboratoire de recherches sur la nucléonique où desrésultats d’un intérêt considérable furent obtenusjusqu’en 1940. Helbronner était en outre expert auprèsdes tribunaux pour toutes les affaires touchant latransmutation des éléments, et c’est ainsi que JacquesBergier eut l’occasion de rencontrer un certain nombrede faux alchimistes, escrocs ou illuminés, et unalchimiste véritable, un vrai maître.

Mon ami ne sut jamais le nom réel de cet alchimiste,et le saurait-il qu’il se garderait de donner tropd’indices. L’homme dont nous allons parler a disparudepuis longtemps déjà, sans laisser de traces visibles.Il est entré en clandestinité, ayant volontairement coupétous les ponts entre le siècle et lui. Bergier penseseulement qu’il s’agissait de l’homme qui, sous lepseudonyme de Fulcanelli, écrivit aux environs de1920 deux livres étranges et admirables : LesDemeures Philosophales et Le Mystère desCathédrales. Ces livres furent édités par les soins deM. Eugène Canseliet, qui ne révéla jamais l’identité del’auteur(27). Ils sont certainement parmi les ouvragesles plus importants sur l’alchimie. Ils expriment uneconnaissance et une sagesse souveraines, et noussavons plus d’un grand esprit qui vénère le nomlégendaire de Fulcanelli.

« Pouvait-il, écrit M. Eugène Canseliet, arrivé au

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faîte de la connaissance, refuser d’obéir aux ordres duDestin ? Nul n’est prophète en son pays. Ce vieil adagedonne, peut-être, la raison occulte du bouleversementque provoque, dans la vie solitaire et studieuse duphilosophe, l’étincelle de la révélation. Sous l’effet decette flamme divine, le vieil homme est tout entierconsumé. Nom, famille, patrie, toutes les illusions,toutes les erreurs, toutes les vanités tombent enpoussière. Et de ces cendres, comme le phénix despoètes, une personnalité nouvelle renaît. Ainsi, dumoins, le veut la tradition philosophique.

« Mon maître le savait. Il disparut quand sonnal’heure fatidique, lorsque le signe fut accompli. Quidonc oserait se soustraire à la loi ? Moi-même, malgréle déchirement d’une séparation douloureuse, maisinévitable, s’il m’arrivait aujourd’hui l’heureuxavènement qui contraignit mon maître à fuir leshommages du monde, je n’agirais pas autrement. »

M. Eugène Canseliet écrivit ces lignes en 1925.L’homme qui lui laissait le soin d’éditer ses ouvragesallait changer d’aspect et de milieu. En 1937, un après-midi de juin, Jacques Bergier crut avoir d’excellentesraisons de penser qu’il se trouvait en présence deFulcanelli.

C’est à la demande d’André Helbronner que monami rencontra le mystérieux personnage, dans le cadre

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prosaïque d’un laboratoire d’essai de la Société du Gazde Paris. Voici exactement la conversation :

« M. André Helbronner, dont vous êtes, je crois,l’assistant, est à la recherche de l’énergie nucléaire.M. Helbronner a bien voulu me tenir au courant dequelques-uns des résultats obtenus, et notamment del’apparition de la radio-activité correspondant à dupolonium, lorsqu’un fil de bismuth est volatilisé parune décharge électrique dans du deutérium à hautepression. Vous êtes très près de la réussite, commed’ailleurs quelques autres savants contemporains. Puis-je me permettre de vous mettre en garde ? Les travauxauxquels vous vous livrez, vous et vos pareils, sontterriblement dangereux. Ils ne vous mettent pas seuls enpéril. Ils sont redoutables pour l’humanité tout entière.La libération de l’énergie nucléaire est plus facile quevous ne le pensez. Et la radio-activité artificielleproduite peut empoisonner l’atmosphère de la planèteen quelques années. En outre, des explosifs atomiquespeuvent être fabriqués à partir de quelques grammes demétal, et raser des villes. Je vous le dis tout net : lesalchimistes le savent depuis longtemps. »

Bergier tenta d’interrompre en s’insurgeant. Lesalchimistes et la physique moderne ! Il allait se lancerdans les sarcasmes, quand son hôte l’interrompit :

« Je sais ce que vous allez me dire, mais c’est sans

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intérêt. Les alchimistes ne connaissaient pas la structuredu noyau, ne connaissaient pas l’électricité, n’avaientaucun moyen de détection. Ils n’ont donc pu opéreraucune transmutation, ils n’ont donc jamais pu libérerl’énergie nucléaire. Je n’essaierai pas de vous prouverce que je vais vous déclarer maintenant, mais je vousprie de le répéter à M. Helbronner : des arrangementsgéométriques de matériaux extrêmement purs suffisentpour déchaîner les forces atomiques, sans qu’il y aitbesoin d’utiliser l’électricité ou la technique du vide.Je me bornerai ensuite à vous faire une courte lecture. »

L’homme prit sur son bureau l’ouvrage de FrédéricSoddy : L’interprétation du Radium, l’ouvrit et lut :

« Je pense qu’il a existé dans le passé descivilisations qui ont connu l’énergie de l’atome et qu’unmauvais usage de cette énergie a totalement détruites. »

Puis il reprit :« Je vous demande d’admettre que quelques

techniques partielles ont survécu. Je vous demandeaussi de réfléchir au fait que les alchimistes mêlaient àleurs recherches des préoccupations morales etreligieuses, tandis que la physique moderne est née auXVIIIe siècle de l’amusement de quelques seigneurs etde quelques riches libertins. Science sans conscience…J’ai cru bien faire en avertissant quelques chercheurs,de-ci, de-là, mais je n’ai nul espoir de voir cet

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avertissement porter ses fruits. Au reste, je n’ai pasbesoin d’espérer. »

Bergier devait toujours garder dans l’oreille le sonde cette voix précise, métallique et digne.

Il se permit de poser une question :« Si vous êtes alchimiste vous-même, monsieur, je ne

puis croire que vous passiez votre temps à tenter defabriquer de l’or, comme Dunikovski ou le docteurMiethe. Depuis un an, j’essaie de me documenter surl’alchimie, et je nage parmi les charlatans ou lesinterprétations qui me semblent fantaisistes. Vous,monsieur, pouvez-vous me dire en quoi consistent vosrecherches ?

— Vous me demandez de résumer en quatre minutesquatre mille ans de philosophie et les efforts de toutema vie. Vous me demandez en outre de traduire enlangage clair des concepts pour lesquels n’est pas faitle langage clair. Je puis tout de même vous dire ceci :vous n’ignorez pas que, dans la science officielle enprogrès, le rôle de l’observateur devient de plus enplus important. La relativité, le principe d’incertitudevous montrent à quel point l’observateur intervientaujourd’hui dans les phénomènes. Le secret del’alchimie, le voici : il existe un moyen de manipuler lamatière et l’énergie de façon à produire ce que lesscientifiques contemporains nommeraient un champ de

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force. Ce champ de force agit sur l’observateur et lemet dans une situation privilégiée en face de l’univers.De ce point privilégié, il a accès à des réalités quel’espace et le temps, la matière et l’énergie, nousmasquent d’habitude. C’est ce que nous appelons leGrand Œuvre.

— Mais la pierre philosophale ? La fabrication del’or ?

— Ce ne sont que des applications, des casparticuliers. L’essentiel n’est pas la transmutation desmétaux, mais celle de l’expérimentateur lui-même.C’est un secret ancien que plusieurs hommes par siècleretrouvent.

— Et que deviennent-ils alors ?— Je le saurai peut-être un jour. »Mon ami ne devait jamais revoir cet homme qui a

laissé une trace ineffaçable sous le nom de Fulcanelli.Tout ce que nous savons de lui est qu’il survécut à laguerre et disparut complètement après la Libération.Toutes recherches échouèrent pour le retrouver(28).

Nous voici maintenant un matin de juillet 1945.Encore squelettique et blafard, Jacques Bergier, vêtu dekaki, est en train de découper un coffre-fort auchalumeau. C’est un avatar de plus. Durant ces

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dernières années, il a été successivement agent secret,terroriste et déporté politique. Le coffre-fort se trouvedans une belle villa, sur le lac de Constance, qui fut lapropriété du directeur d’un grand trust allemand.Découpé, le coffre-fort livre son mystère : une bouteillecontenant une poudre extrêmement lourde. Surl’étiquette : « Uranium, pour applications atomiques. »C’est la première preuve formelle de l’existence enAllemagne d’un projet de bombe atomiquesuffisamment poussé pour exiger de grandes quantitésd’uranium pur. Goebbels n’avait pas tout à fait tortquand, du bunker bombardé, il faisait circuler dans lesrues en ruine de Berlin le bruit que l’arme secrète étaitsur le point d’éclater au visage des « envahisseurs ».Bergier rendit compte de la découverte aux autoritésalliées. Les Américains se montrèrent sceptiques etdéclarèrent sans intérêt toute enquête sur l’énergienucléaire. C’était une feinte. En réalité, leur premièrebombe avait explosé en secret, à Alamogordo, et unemission américaine dirigée par le physicien Goudsmithétait, en ce moment même, en Allemagne, à la recherchede la pile atomique que le professeur Heisenberg avaitconstruite avant l’effondrement du Reich.

En France, on ne savait rien formellement, mais il yavait des indices. Et notamment celui-ci, pour les gens

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avisés : des Américains achetaient à prix d’or tous lesmanuscrits et documents alchimiques.

Bergier fit un rapport au gouvernement provisoiresur la réalité probable de recherches sur les explosifsnucléaires aussi bien en Allemagne qu’aux États-Unis.Le rapport fut sans doute envoyé au panier, et mon amigarda son flacon qu’il brandissait au nez des gens endéclarant : « Vous voyez cela ? Il suffirait qu’un neutronpasse à l’intérieur pour que Paris saute ! » Ce petitbonhomme à l’accent comique avait décidément du goûtpour la plaisanterie et l’on s’émerveillait qu’un déportéfraîchement sorti de Mauthausen eût conserve tantd’humour. Mais la plaisanterie perdit brusquement toutson sel le matin d’Hiroshima. Le téléphone se mit àsonner sans relâche dans la chambre de Bergier.Diverses autorités compétentes demandaient des copiesdu rapport. Les services de renseignements américainspriaient le détenteur de la fameuse bouteille derencontrer d’urgence un certain major qui ne voulaitpas dire son nom. D’autres autorités exigeaient que l’onéloignât tout de suite le flacon de l’agglomérationparisienne. En vain, Bergier expliqua que ce flacon necontenait certainement pas d’uranium 235 pur et que,même s’il en contenait, l’uranium était sans doute au-dessous de la masse critique. Sinon, il eût explosédepuis longtemps. On lui confisqua son joujou et il n’en

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entendit plus jamais parler. Pour le consoler, on lui fitporter un rapport de la « Direction Générale des Étudeset Recherches ». C’était tout ce que cet organisme,émanant des services secrets français, savait del’énergie nucléaire. Le rapport portait trois cachets :« Secret », « Confidentiel », « À ne pas diffuser ». Ilcontenait uniquement des coupures de la revue Scienceet Vie.

Il ne lui restait, pour satisfaire sa curiosité, que derencontrer le fameux major anonyme dont le professeurGoudsmith a conté quelques aventures dans son livreAlsos. Ce mystérieux officier, doué d’humour noir,avait camouflé ses services en une organisation pour larecherche des tombes des soldats américains. Il étaittrès agité et paraissait talonné par Washington. Il voulutd’abord savoir tout ce que Bergier avait pu apprendreou deviner sur les projets nucléaires allemands. Maissurtout il était indispensable au salut du monde, à lacause alliée et à l’avancement du major, que l’onretrouvât d’urgence Éric Edward Dutt et l’alchimisteconnu sous le nom de Fulcanelli.

Dutt, sur lequel Helbronner avait été appelé àenquêter, était un Hindou qui prétendait avoir eu accèsà de très anciens manuscrits. Il affirmait y avoir puisécertaines méthodes de transmutation des métaux et, parune décharge condensée à travers un conducteur de

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borure de tungstène, obtenait des traces d’or dans lesproduits recueillis. Des résultats analogues devaientêtre obtenus beaucoup plus tard par les Russes, mais enutilisant de puissants accélérateurs de particules.

Bergier ne put être d’un grand secours au mondelibre, à la cause alliée et à l’avancement du major. ÉricEdward Dutt, collaborateur, avait été fusillé par lecontre-espionnage français en Afrique du Nord. Quant àFulcanelli, il s’était définitivement évanoui.

Cependant, le major, en remerciement, fit porter àBergier, avant parution, les épreuves du rapport : Surl’Utilisation Militaire de l’Énergie Atomique , par leprofesseur H. D. Smyth. C’était le premier documentréel sur la question. Or, dans ce texte, il y avaitd’étranges confirmations des propos tenus parl’alchimiste en juin 1937.

La pile atomique, outil essentiel pour la fabricationde la bombe, était en effet uniquement « un arrangementgéométrique de substances extrêmement pures ». Dansson principe, cet outil, comme l’avait dit Fulcanelli,n’utilisait ni l’électricité, ni la technique du vide. Lerapport Smyth faisait également allusion à des poisonsradiants, à des gaz, à des poussières radio-activesd’une extrême toxicité, qu’il était relativement facile depréparer en grande quantité. L’alchimiste avait parléd’un empoisonnement possible de la planète tout

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entière.Comment un chercheur obscur, isolé, mystique,

avait-il pu prévoir, ou connaître tout cela ? « D’où tevient ceci, âme de l’homme, d’où te vient ceci ? »

En feuilletant les épreuves du rapport, mon ami sesouvenait aussi de ce passage du De Alchima, d’Albertle Grand :

« Si tu as le malheur de t’introduire auprès desprinces et des rois, ils ne cesseront de te demander :« Eh bien, maître, comment va l’Œuvre ? Quandverrons-nous enfin quelque chose de bon ? » Et dansleur impatience, ils t’appelleront filou et vaurien et tecauseront toutes sortes de désagréments. Et si tun’arrives pas à bonne fin, tu ressentiras tout l’effet deleur colère. Si tu réussis, au contraire, ils te garderontchez eux dans une captivité perpétuelle dans l’intentionde te faire travailler à leur profit. »

Était-ce pour cela que Fulcanelli avait disparu et queles alchimistes de tous les temps avaient gardéjalousement le secret ?

Le premier et le dernier conseil donné par le papyrusHarris était : « Fermez les bouches ! Clôturez lesbouches ! »

Des années après Hiroshima, le 17 janvier 1955,Oppenheimer devait déclarer : « Dans un sens profond,qu’aucun ridicule à bon marché ne saurait effacer, nous

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autres savants avons connu le péché. »Et mille années avant, un alchimiste chinois écrivait :« Ce serait un terrible péché que de dévoiler aux

soldats le secret de ton art. Fais attention ! Qu’il n’y aitpas même un insecte dans la pièce où tu travailles ! »

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IV

L’alchimiste moderne et l’esprit de recherche. – Description de ce quefait un alchimiste dans son laboratoire. – répétition indéfinie del’expérience. – Qu’est-ce qu’il attend. – La préparation desténèbres. – Le gaz électronique. – L’eau dissolvante. – La pierrephilosophale est-elle de l’énergie en suspension ? – Latransmutation de l’alchimiste lui-même. – Au-delà commence lavraie métaphysique.

L’alchimiste moderne est un homme qui lit les traitésde physique nucléaire. Il tient pour certain que destransmutations et des phénomènes encore plusextraordinaires peuvent être obtenus par desmanipulations et avec un matériel relativement simples.C’est chez les alchimistes contemporains que l’onretrouve l’esprit du chercheur isolé. La conservationd’un tel esprit est précieuse à notre époque. En effet,nous avons fini par croire que le progrès desconnaissances n’est plus possible sans équipesnombreuses, sans appareillage énorme, sansfinancement considérable.

Or, les découvertes fondamentales, comme, parexemple, la radio-activité ou la mécanique ondulatoire,

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ont été faites par des hommes isolés. L’Amérique, quiest le pays des grandes équipes et des grands moyens,délègue aujourd’hui des agents dans le monde à larecherche d’esprits originaux. Le directeur de larecherche scientifique américaine, le docteur JamesKillian, a déclaré en 1958 qu’il était nuisibled’accorder uniquement confiance au travail collectif etqu’il fallait faire appel aux hommes solitaires porteursd’idées originales. Rutherford a effectué ses travauxcapitaux sur la structure de la matière avec des boîtesde conserve et des bouts de ficelle. Jean Perrin etMme Curie, avant-guerre, envoyaient leurscollaborateurs au Marché aux Puces, le dimanche,chercher un peu de matériel. Bien entendu, leslaboratoires à puissant outillage sont nécessaires, maisil serait important d’organiser une coopération entreces laboratoires, ces équipes, et les originauxsolitaires. Cependant les alchimistes se déroberont àl’invitation. Leur règle est le secret. Leur ambition estd’ordre spirituel. « Il est hors de doute, écrit RenéAlleau, que les manipulations alchimiques servent desupport à une ascèse intérieure. » Si l’alchimie contientune science, cette science n’est qu’un moyen d’accéderà la conscience. Il importe, dès lors, qu’elle ne serépande pas au-dehors, où elle deviendrait une fin.

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Quel est le matériel de l’alchimiste ? Celui duchercheur en chimie minérale de hautes températures :fours, creusets, balances, instruments de mesure, à quoisont venus s’ajouter les appareils modernes accessiblesde détection des radiations nucléaires : compteurGeiger, scintillomètre, etc.

Ce matériel peut paraître dérisoire. Un physicienorthodoxe ne saurait admettre qu’il est possible defabriquer une cathode émettant des neutrons avec desmoyens simples et peu coûteux. Si nos renseignementssont exacts, des alchimistes y parviennent. Au temps oùl’élection était considérée comme le quatrième état dela matière, on a inventé des dispositifs extrêmementonéreux et compliqués pour produire des courantsélectroniques. Après quoi, en 1910, Elster et Gaitel ontmontré qu’il suffisait de chauffer dans le vide de lachaux au rouge sombre. Nous ne connaissons pas toutdes lois de la matière. Si l’alchimie est uneconnaissance en avance sur la nôtre, elle use de moyensplus simples que les nôtres.

Nous connaissons plusieurs alchimistes en France etdeux aux États-Unis. Il y en a en Angleterre, enAllemagne et en Italie. E.J. Holmyard dit en avoirrencontré un au Maroc. Trois nous ont écrit de Prague.La presse soviétique scientifique semble faire grandcas, aujourd’hui, de l’alchimie et entreprend des

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recherches historiques.

Nous allons maintenant, pour la première fois,pensons-nous, essayer de décrire avec précision ce quefait un alchimiste dans son laboratoire. Nous neprétendons pas révéler la totalité de la méthodealchimique, mais nous croyons avoir, sur cette méthode,quelques aperçus d’un certain intérêt. Nous n’oublionspas que le but ultime de l’alchimie est la transmutationde l’alchimiste lui-même, et que les manipulations nesont qu’un lent cheminement vers la « délivrance del’esprit ». C’est sur ces manipulations que nous tentonsd’apporter des renseignements nouveaux.

L’alchimiste a d’abord, pendant des années, décryptéde vieux textes où « le lecteur doit s’engager privé dufil d’Ariane, plongé dans un labyrinthe où tout a étépréparé consciemment et systématiquement afin de jeterle profane dans une inextricable confusion mentale ».Patience, humilité et foi l’ont amené à un certain niveaude compréhension de ces textes. À ce niveau, il vapouvoir commencer réellement l’expériencealchimique. Cette expérience, nous allons la décrire,mais il nous manque un élément. Nous savons ce qui sepasse dans le laboratoire de l’alchimiste. Nousignorons ce qui se passe dans l’alchimiste lui-même,

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dans son âme. Il se peut que tout soit lié. Il se peut quel’énergie spirituelle joue un rôle dans les manipulationsphysiques et chimiques de l’alchimie. Il se peut qu’unecertaine manière d’acquérir, de concentrer et d’orienterl’énergie spirituelle soit indispensable à la réussite du« travail » alchimique. Cela n’est pas sûr, mais nous nepouvons pas, en un sujet aussi délicat, ne pas réserversa part à la parole de Dante : « Je vois que tu crois ceschoses parce que je te les dis, mais tu n’en sais pas lepourquoi, en sorte que pour être crues elles n’en sontpas moins cachées. »

Notre alchimiste commence par préparer, dans unmortier d’agate, un mélange intime de trois constituants.Le premier, qui entre pour 95 %, est un minerai : unepyrite arsénieuse, par exemple, un minerai de fercontenant notamment comme impuretés de l’arsenic etde l’antimoine. Le second est un métal : fer, plomb,argent ou mercure. Le troisième est un acide d’origineorganique : acide tartrique ou citrique. Il va broyer à lamain et mélanger ces constituants durant cinq ou sixmois. Ensuite, il chauffe le tout dans un creuset. Ilaugmente progressivement la température et fait durerl’opération une dizaine de jours. Il doit prendre desprécautions. Des gaz toxiques se dégagent : la vapeur demercure, et surtout l’hydrogène arsénieux qui a tué plusd’un alchimiste dès le début des travaux.

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Il dissout enfin le contenu du creuset grâce à unacide. C’est en cherchant un dissolvant que lesalchimistes du temps passé ont découvert l’acideacétique, l’acide nitrique et l’acide sulfurique. Cettedissolution doit s’effectuer sous une lumière polarisée :soit une faible lumière solaire réfléchie sur un miroir,soit la lumière de la lune. On sait aujourd’hui que lalumière polarisée vibre dans une seule direction, tandisque la lumière normale vibre dans toutes les directionsautour d’un axe.

Il évapore ensuite le liquide et recalcine le solide. Ilva recommencer cette opération des milliers de fois,pendant plusieurs années. Pourquoi ? Nous ne le savonspas. Peut-être dans l’attente du moment où serontréunies les meilleures conditions : rayons cosmiques,magnétisme terrestre, etc. Peut-être afin d’obtenir une« fatigue » de la matière dans des structures profondesque nous ignorons encore. L’alchimiste parle de« patience sacrée », de lente condensation de « l’esprituniversel ». Il y a sûrement autre chose, derrière celangage parareligieux.

Cette façon d’opérer en répétant indéfiniment lamême manipulation peut paraître démentielle à unchimiste moderne. On a enseigné à ce dernier qu’uneseule méthode expérimentale est valable : celle deClaude Bernard. Cette méthode procède par variations

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concomitantes. On reproduit des milliers de fois lamême expérience, mais en faisant chaque fois varierl’un des facteurs : proportions de l’un des constituants,température, pression, catalyseur, etc. On note lesrésultats obtenus et l’on dégage quelques-unes des loisqui gouvernent le phénomène. C’est une méthode qui afait ses preuves, mais ce n’est pas la seule.L’alchimiste répète sa manipulation sans rien fairevarier, jusqu’à ce que quelque chose d’extraordinairese produise. Il croit, au fond, en une loi naturelle assezcomparable au « principe d’exclusion » formulé par lephysicien Pauli, l’ami de Jung. Pour Pauli, dans unsystème donné (l’atome et ses molécules) il ne peut yavoir deux particules (électrons, protons, mésons) dansle même état. Tout est unique dans la nature : « Votreâme à nulle autre pareille… » C’est pour cela qu’onpasse brusquement, sans intermédiaire, de l’hydrogèneà l’hélium, de l’hélium au lithium, et ainsi de suite,comme l’indique, pour le physicien nucléaire, la TablePériodique des Éléments. Quand on ajoute à unsystème une particule, cette particule ne peut prendreaucun des états existant à l’intérieur de ce système. Elleprend un état nouveau et la combinaison avec lesparticules déjà existantes crée un système nouveau etunique.

Pour l’alchimiste, de même qu’il n’y a pas deuxâmes semblables, deux êtres semblables, deux plantes

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semblables (Pauli dirait : deux électrons semblables), iln’y a pas deux expériences semblables. Si l’on répètedes milliers de fois une expérience, quelque chosed’extraordinaire finira par se produire. Nous nesommes pas assez compétents pour lui donner tort ouraison. Nous nous contentons de remarquer qu’unescience moderne : la science des rayons cosmiques, aadopté une méthode comparable à celle de l’alchimiste.Cette science étudie les phénomènes causés parl’arrivée, dans un appareil de détection ou sur uneplaque, de particules d’une formidable énergie venantd’étoiles. Ces phénomènes ne peuvent être obtenus àvolonté. Il faut attendre. Parfois, on enregistre unphénomène extraordinaire. C’est ainsi que dans l’été1957, au cours des recherches poursuivies aux États-Unis par le professeur Bruno Rossi, une particuleanimée d’une énergie formidable, jamais enregistréejusqu’ici, et venant peut-être d’une autre galaxie quenotre Voie lactée, impressionna 1 500 compteurs à lafois dans un rayon de huit kilomètres carrés, créant surson passage une énorme gerbe de débris atomiques. Onne conçoit aucune machine capable de produire unetelle énergie. Jamais un tel événement n’avait eu lieu,de mémoire de savant, et l’on ne sait s’il aura lieu denouveau. C’est un événement exceptionnel, d’origineterrestre ou cosmique, influençant son creuset, quesemble attendre notre alchimiste. Peut-être pourrait-il

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abréger son attente en utilisant des moyens plus actifsque le feu, par exemple en chauffant son creuset dans unfour à induction par la méthode de lévitation(29), ouencore en ajoutant des isotopes radio-actifs à sonmélange. Il pourrait alors faire et refaire samanipulation, non pas plusieurs fois par semaine, maisplusieurs milliards de fois par seconde, multipliantainsi les chances de capter « l’événement » nécessaireà la réussite de l’expérience. Mais l’alchimisted’aujourd’hui, comme celui d’hier, travaille en secret,pauvrement, et tient l’attente pour vertu.

Poursuivons notre description : au bout de plusieursannées d’un travail toujours le même, de jour et de nuit,notre alchimiste finit par estimer que la première phaseest terminée. Il ajoute alors à son mélange un oxydant :le nitrate de potasse, par exemple. Il y a dans soncreuset du soufre provenant de la pyrite et du charbonprovenant de l’acide organique. Soufre, charbon etnitrate : c’est au cours de cette manipulation que lesanciens alchimistes ont découvert la poudre à canon.

Il va recommencer à dissoudre, puis à calciner, sansrelâche, durant des mois et des années, dans l’attented’un signe. Sur la nature de ce signe, les ouvragesalchimiques diffèrent, mais c’est peut-être qu’il y aplusieurs phénomènes possibles. Ce signe se produit aumoment d’une dissolution. Pour certains alchimistes, il

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s’agit de la formation de cristaux en forme d’étoiles àla surface du bain. Pour d’autres, une couche d’oxydeapparaît à la surface de ce bain, puis se déchire,découvrant le métal lumineux dans lequel semblent serefléter, en image réduite, tantôt la Voie lactée, tantôtles constellations(30).

Ce signe reçu, l’alchimiste retire son mélange ducreuset et le « laisse mûrir », à l’abri de l’air et del’humidité, jusqu’au premier jour du prochainprintemps. Quand il reprendra les opérations, celles-civiseront à ce que l’on nomme, dans les vieux textes,« la préparation des ténèbres ». Des recherchesrécentes sur l’histoire de la chimie ont montré que lemoine allemand Berthold le Noir (Berthold Schwarz) àqui l’on attribue communément l’invention de la poudreà canon en Occident, n’a jamais existé. Il est une figuresymbolique de cette « préparation des ténèbres ».

Le mélange est placé dans un récipient transparent,en cristal de roche, fermé de manière spéciale. On apeu d’indications sur cette fermeture, dite fermetured’Hermès, ou hermétique. Le travail consiste désormaisà chauffer le récipient en dosant, avec une infiniedélicatesse, les températures. Le mélange, dans lerécipient fermé, contient toujours du soufre, du charbonet du nitrate. Il s’agit de porter ce mélange à un certaindegré d’incandescence en évitant l’explosion. Les cas

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d’alchimistes gravement brûlés ou tués sont nombreux.Les explosions qui se produisent ainsi sont d’uneviolence particulière et dégagent des températuresauxquelles, logiquement, on ne saurait s’attendre.

Le but poursuivi est l’obtention, dans le récipient,d’une « essence », d’un « fluide », que les alchimistesnomment parfois « l’aile de corbeau ».

Expliquons-nous là-dessus. Cette opération n’a pasd’équivalent dans la physique et la chimie modernes.Cependant, elle n’est pas sans analogies. Lorsque l’ondissout dans le gaz ammoniac liquide un métal tel quele cuivre, on obtient une coloration bleu foncé qui vireau noir pour les grandes concentrations. Le mêmephénomène se produit si l’on dissout dans le gazammoniac liquéfié de l’hydrogène sous pression on desamines organiques, de manière à obtenir le composéinstable NH4 qui a toutes les propriétés d’un métalalcalin et que, pour cette raison, on a appelé« ammonium ». Il y a lieu de croire que cette colorationbleu-noir, qui fait songer à « l’aile de corbeau » dufluide obtenu par les alchimistes, est la couleur mêmedu gaz électronique. Qu’est-ce que le « gazélectronique » ? C’est, pour les savants modernes,l’ensemble d’électrons libres qui constituent un métal etlui assurent ses propriétés mécaniques, électriques etthermiques. Il correspond, dans la terminologie

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d’aujourd’hui, à ce que l’alchimiste appelle « l’âme »ou encore « l’essence » des métaux. C’est cette « âme »ou cette « essence » qui se dégage dans le récipienthermétiquement clos et patiemment chauffé del’alchimiste.

Il chauffe, laisse refroidir, chauffe à nouveau, et cecipendant des mois ou des années, observant à travers lecristal de roche la formation de ce qui est aussi nommé« l’œuf alchimique » : le mélange changé en un fluidebleu-noir. Il ouvre finalement son récipient dansl’obscurité, à la lumière seule de cette sorte de liquidefluorescent. Au contact de l’air, ce liquide fluorescentse solidifie et se sépare.

Il obtiendrait ainsi des substances tout à faitnouvelles, inconnues dans la nature et ayant toutes lespropriétés d’éléments chimiques purs, c’est-à-direinséparables par les moyens de la chimie.

Des alchimistes modernes prétendent avoir ainsiobtenu des éléments chimiques nouveaux, et ceci enquantités pondérables. Fulcanelli aurait extrait d’unkilo de fer, vingt grammes d’un corps tout à faitnouveau dont les propriétés chimiques et physiques necorrespondent à aucun élément chimique connu. Lamême opération serait applicable à tous les éléments,dont la plupart donneraient deux éléments nouveaux parélément traité.

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Une telle affirmation est de nature à choquerl’homme de laboratoire. Actuellement, la théorie nepermet pas de prévoir d’autres séparations d’unélément chimique que celles-ci :

La molécule d’un élément peut prendre plusieursétats : orthohydrogène et parahydrogène, par exemple.

Le noyau d’un élément peut prendre un certainnombre d’états isotopiques caractérisés par un nombrede neutrons différent. Dans le lithium 6, le noyaucontient trois neutrons et dans le lithium 7, le noyau encontient quatre.

Nos techniques, pour séparer les divers étatsallotropiques de la molécule et les divers étatsisotopiques du noyau, exigent la mise en œuvre d’unénorme matériel.

Les moyens de l’alchimiste sont, en regard,dérisoires, et il parviendrait, non pas à un changementd’état de la matière, mais à la création d’une matièrenouvelle, ou tout au moins à une décomposition etrecomposition différente de la matière. Toute notreconnaissance de l’atome et du noyau est basée sur lemodèle « saturnien » de Nagasaka et Rutherford : lenoyau et son anneau d’électrons. Il n’est pas évidentque, dans l’avenir, une autre théorie ne nous amène pasà réaliser des changements d’états et des séparationsd’éléments chimiques inconcevables en ce moment.

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Donc, notre alchimiste a ouvert son récipient decristal de roche et obtenu, par refroidissement duliquide fluorescent au contact de l’air, un ou plusieurséléments nouveaux. Il reste des scories. Ces scories, ilva les laver, pendant des mois, à l’eau tridistillée. Puisil conservera cette eau à l’abri de la lumière et desvariations de température.

Cette eau aurait des propriétés chimiques etmédicales extraordinaires. C’est le dissolvant universelet l’élixir de longue vie de la tradition, l’élixir deFaust(31).

Ici, la tradition alchimique paraît en harmonie avecla science d’avant-garde. Pour la science ultramoderne, en effet, l’eau est un mélange extrêmementcomplexe et réactif. Les chercheurs penchés sur laquestion des oligo-éléments, et notamment le docteurJacques Ménétrier, ont constaté que, pratiquement, tousles métaux étaient solubles dans l’eau en présence decertains catalyseurs comme le glucose et sous certainesvariations de température. L’eau formerait en outre devéritables composés chimiques, des hydrates, avec desgaz inertes tels que l’hélium et l’argon. Si l’on savaitquel est le constituant de l’eau responsable de laformation des hydrates au contact d’un gaz inerte, ilserait possible de stimuler le pouvoir solvant de l’eauet ainsi d’obtenir un véritable dissolvant universel. La

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très sérieuse revue russe Savoir et Force écrivait dansson numéro 11 de 1957 que l’on arriverait peut-être unjour à ce résultat en bombardant l’eau avec desradiations nucléaires et que le dissolvant universel desalchimistes serait une réalité avant la fin du siècle. Etcette revue prévoyait un certain nombre d’applications,imaginait des percées de tunnels au moyen d’un jetd’eau activée.

Notre alchimiste se trouve donc maintenant enpossession d’un certain nombre de corps simplesinconnus dans la nature et de quelques flacons d’uneeau alchimique susceptible de prolonger sa vieconsidérablement par le rajeunissement des tissus.

Il va maintenant essayer de recombiner les élémentssimples qu’il a obtenus. Il les mélange dans son mortieret les fait fondre à de basses températures, en présencede catalyseurs sur lesquels les textes sont très vagues.Plus on avance dans l’étude des manipulationsalchimiques, plus les textes sont malaisés à décrypter.Ce travail va lui prendre encore plusieurs années.

Il obtiendrait ainsi, assure-t-on, des substancesressemblant absolument aux métaux connus, et enparticulier aux métaux bons conducteurs de la chaleuret de l’électricité. Ce seraient le cuivre alchimique,l’argent alchimique, l’or alchimique. Les testsclassiques et la spectroscopie ne permettraient pas de

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déceler la nouveauté de ces substances, et cependantelles auraient des propriétés nouvelles, différentes decelles des métaux connus, et surprenantes.

Si nos informations sont exactes, le cuivrealchimique, apparemment semblable au cuivre connu etpourtant très différent, aurait une résistance électriqueinfiniment faible, comparable à celle des super-conducteurs que le physicien obtient au voisinage duzéro absolu. Un tel cuivre, s’il pouvait être utilisé,bouleverserait l’électrochimie.

D’autres substances, nées de la manipulationalchimique, seraient plus surprenantes encore. L’uned’elles serait soluble dans le verre, à basse températureet avant le moment de fusion de celui-ci. Cettesubstance, en touchant le verre légèrement amolli, sedisperserait à l’intérieur, lui donnant une colorationrouge rubis, avec fluorescence mauve dans l’obscurité.C’est la poudre obtenue en broyant ce verre modifiédans le mortier d’agate, que les textes alchimiquesnomment la « poudre de projection » ou « pierrephilosophale ». « En quoi, écrit Bernard, comte de laMarche Trévisane, dans son traité philosophique, estaccomplie cette précieuse Pierre surmontant toutepierre précieuse, laquelle est un trésor infini à la gloirede Dieu qui vit et règne éternellement. »

On connaît les légendes merveilleuses qui s’attachent

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à cette pierre ou « poudre de projection » qui seraitcapable d’assurer des transmutations de métaux enquantités pondérables. Elle transformerait notammentcertains métaux vils en or, argent ou platine, mais il nes’agirait là que d’un des aspects de son pouvoir. Elleserait une sorte de réservoir d’énergie nucléaire ensuspension, maniable à volonté.

Nous allons revenir tout à l’heure sur les questionsque posent à l’homme moderne éclairé lesmanipulations de l’alchimiste, mais arrêtons-nous là oùs’arrêtent les textes alchimiques eux-mêmes. Voici le« grand œuvre » accompli. Il se produit dansl’alchimiste lui-même une transformation que ces textesévoquent, mais que nous sommes incapables de décrire,n’ayant là-dessus que de faibles aperçus analogiques.Cette transformation serait comme la promesse, àtravers un être privilégié, de ce qui attend l’humanitéentière au terme de son contact intelligent avec la terreet ses éléments : sa fusion en Esprit, sa concentration enun point spirituel fixe et sa liaison avec d’autres foyersde conscience à travers les espaces cosmiques.Progressivement, ou en un soudain éclair, l’alchimiste,dit la tradition, découvre le sens de son long travail.Les secrets de l’énergie de la matière lui sont dévoilés,et en même temps lui deviennent visibles les infiniesperspectives de la Vie. Il possède la clé de lamécanique de l’univers. Lui-même établit de nouveaux

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rapport : entre son propre esprit désormais animé etl’esprit universel en éternel progrès de concentration.Certaines radiations de la poudre de projection sont-elles la cause de la transmutation de l’être physique ?

La manipulation du feu et de certaines substancespermet donc, non seulement de transmuter les éléments,mais encore de transformer l’expérimentateur lui-même. Celui-ci, sous l’influence des forces émises parle creuset (c’est-à-dire des radiations émises par desnoyaux subissant des changements de structure), entredans un autre état. Des mutations s’opèrent en lui. Savie se trouve prolongée, son intelligence et sesperceptions atteignent un niveau supérieur. L’existencede tels « mutants » est un des fondements de la traditionRose-Croix. L’alchimiste passe à un autre état de l’être.Il se trouve hissé à un autre étage de la conscience. Luiseul se découvre éveillé, et tous les autres hommes, luisemble-t-il, dorment encore. Il échappe à l’humainordinaire, comme Mallory, sur l’Everest, disparaît,ayant eu sa minute de vérité.

« La Pierre philosophale représente ainsi le premieréchelon qui peut aider l’homme à s’élever versl’Absolu(32). Au-delà, le mystère commence. En deçà,il n’y a pas de mystère, pas d’ésotérisme, pas d’autresombres que celles que projettent nos désirs et surtoutnotre orgueil. Mais, comme il est plus facile de se

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satisfaire d’idées et de mots que de faire quelque choseavec ses mains, sa douleur, sa fatigue, dans le silence etdans la solitude, il est aussi plus commode de chercherdans la pensée dite « pure » un refuge, que de se battrecorps à corps contre la pesanteur et les ténèbres de lamatière. L’alchimie interdit toute évasion de ce genre àses disciples. Elle les laisse face à face avec la grandeénigme… Elle nous assure seulement que si nousluttons jusqu’au bout pour nous dégager de l’ignorance,la vérité elle-même luttera pour nous et vaincrafinalement toutes choses. Alors commencera peut-êtrela VRAIE métaphysique. »

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V

Il y a temps pour tout. – Et il y a même un temps pour que les temps serejoignent.

Les vieux textes alchimiques assurent que dansSaturne se trouvent les clés de la matière. Par unesingulière coïncidence, tout ce que l’on sait aujourd’huien physique nucléaire repose sur une définition del’atome « saturnien ». L’atome serait, selon ladéfinition de Nagasoka et Rutherford, « une massecentrale exerçant une attraction, entourée par desanneaux d’électrons tournants ».

C’est cette conception « saturnienne » de l’atome quiest admise par tous les savants du monde, non commeune vérité absolue, mais comme la plus efficacehypothèse de travail. Il est possible qu’elle apparaisse,aux physiciens de l’avenir, comme une naïveté. Lathéorie des quanta et la mécanique ondulatoires’appliquent au comportement des électrons. Aucunethéorie et aucune mécanique ne rendent compte avecexactitude des lois qui régissent le noyau. On imagineque celui-ci est composé de protons et de neutrons, et

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c’est tout. On ne connaît rien de précis sur les forcesnucléaires. Elles ne sont ni électriques, ni magnétiques,ni de nature gravitationnelle. La dernière hypothèseretenue relie ces forces à des particules intermédiairesentre le neutron et le proton, que l’on appelle desmésons. Cela ne satisfait que l’attente d’autre chose.Dans deux ans ou dans dix ans, les hypothèses aurontsans doute pris d’autres directions. Toutefois, il fautremarquer que nous sommes dans une époque où lessavants n’ont ni tout à fait le temps, ni tout à fait le droitde faire de la physique nucléaire. Tous les efforts ettout le matériel disponible sont concentrés sur lafabrication d’explosifs et la production d’énergie. Larecherche fondamentale est remisée à l’arrière-plan.L’urgent est de tirer le maximum de ce que l’on saitdéjà. Pouvoir importe plus que savoir. C’est à cetappétit du pouvoir que semblent s’être toujours dérobésavec soin les alchimistes.

Où en sommes-nous ? Le contact avec des neutronsrend radio-actifs tous les éléments. Les explosionsnucléaires expérimentales empoisonnent l’atmosphèrede la planète. Cet empoisonnement qui progresse defaçon géométrique, augmentera follement le nombre desenfants mort-nés, des cancers, des leucémies, gâtera lesplantes, bouleversera les climats, produira desmonstres, brisera nos nerfs, nous étouffera. Lesgouvernements, qu’ils soient totalitaires ou démocrates,

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ne renonceront pas. Ils ne renonceront pas pour deuxraisons. La première est que l’opinion populaire nepeut être saisie de la question. L’opinion populairen’est pas au niveau de conscience planétaire qu’ilfaudrait pour réagir. La seconde est qu’il n’y a pas degouvernement, mais des sociétés anonymes à capitalhumain, chargées, non de faire l’histoire, maisd’exprimer les aspects divers de la fatalité historique.

Or, si nous croyons à la fatalité historique, nouscroyons qu’elle n’est elle-même qu’une des formes dudestin spirituel de l’humanité, et que ce destin est beau.Nous ne pensons donc pas que l’humanité périra, quandbien même elle devrait souffrir mille morts, mais qu’àtravers ses douleurs immenses et effroyables, ellenaîtra – ou renaîtra – à la joie de se sentir « enmarche ».

La physique nucléaire, orientée vers le pouvoir, va-t-elle, comme le dit M. Jean Rostand, « gaspiller lecapital génétique de l’humanité » ? Oui, peut-être,durant quelques années. Mais nous ne pouvons pas nepas imaginer la science devenant capable de dénouer lenœud gordien qu’elle vient de faire.

Les méthodes de transmutation actuellement connuesne permettent pas de juguler l’énergie et laradioactivité. Ce sont des transmutations étroitementlimitées, dont les effets nocifs sont, eux, illimités. Si les

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alchimistes ont raison, il existe des moyens simples,économiques et sans danger, de produire destransmutations massives. De tels moyens doivent passerpar une « dissolution » de la matière et par sareconstruction dans un état différent de l’état initial.Aucun acquis de la physique actuelle ne permet d’ycroire. C’est pourtant ce qu’affirment les alchimistesdepuis des millénaires. Or, notre ignorance de la naturedes forces nucléaires et de la structure du noyau nousoblige à ne pas parler d’impossibilités radicales. Si latransmutation alchimique existe, c’est que le noyau ades propriétés que nous ne connaissons pas. L’enjeu estassez important pour que soit tentée une étude vraimentsérieuse de la littérature alchimique. Si cette étude neconduit pas à l’observation de faits irréfutables, il y atout au moins quelque chance qu’elle suggère les idéesneuves. Et ce sont les idées qui manquent le plus dansl’état présent de la physique nucléaire, soumise àl’appétit de pouvoir et assoupie sous l’énormité dumatériel.

On commence à entrevoir des structures infinimentcompliquées à l’intérieur du proton et du neutron, etque les lois dites « fondamentales », comme, parexemple, le principe de parité, ne s’appliquent pas aunoyau.

On commence à parler d’une « antimatière », de la

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coexistence possible de plusieurs univers au sein denotre univers visible, de sorte que tout est possibledans l’avenir et notamment la revanche de l’alchimie. Ilserait beau et conforme au noble maintien du langagealchimique, que notre salut s’opérât par le truchementde la philosophie spagyrique. Il y a temps pour tout, etil y a même un temps pour que les temps se rejoignent.

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LES CIVILISATIONS DISPARUES

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I

Où les auteurs font le portrait de l’extravagant et merveilleux M. Fort.– L’incendie du sanatorium des coïncidences exagérées. – M. Forten proie à la connaissance universelle. – Quarante mille notes surles tempêtes de pervenches, les pluies de grenouilles et les aversesde sang. – Le Livre des Damnés. – Un certain professeur Kreyssler.– Éloge et illustration de l’intermédiarisme. – L’ermite du Bronx oule Rabelais cosmique. – Où les auteurs visitent la cathédrale Saint-Ailleurs. – Bon appétit, monsieur Fort !

Il y avait à New York, l’an 1910, dans un petitappartement bourgeois du Bronx, un bonhomme ni jeuneni vieux, qui ressemblait à un phoque timide. Son nométait Charles Hoy Fort. Il avait les pattes rondes etgrasses, du ventre et des reins, pas de cou, un groscrâne à demi déplumé, le large nez asiate, des lunettesde fer et les moustaches de Gurdjieff. On eût dit aussiun professeur menchevik. Il ne sortait guère, sinon pourse rendre à la Bibliothèque municipale où il compulsaitquantité de journaux, revues et annales de tous les Étatset toutes époques. Autour de son bureau à cylindres’entassent des boîtes à chaussures vides et des pilesde périodiques : l’American Almanach de 1883, leLondon Times des années 1880-1893, l’Annual Record

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of Science, vingt ans de Philosophical Magazine, LesAnnales de la Société Entomologique de France, laMonthly Weather Review, l’Observatory, leMeteorological Journal, etc. Il portait une visièreverte, et quand sa femme allumait le réchaud pour ledéjeuner, il allait voir dans la cuisine si elle ne risquaitpas de mettre le feu. C’était cela seulement qui agaçaitMme Fort, née Anna Filan, qu’il avait choisie pour saparfaite absence de curiosité intellectuelle, qu’il aimaitbien et qui l’aimait tendrement.

Jusqu’à trente-quatre ans, Charles Fort, enfantd’épiciers d’Albany, avait vivoté grâce à un médiocretalent de journaliste et une certaine habileté dansl’embaumement des papillons. Ses parents morts etl’épicerie vendue, il venait de se constituer des rentesminuscules qui lui permettaient enfin de se livrerexclusivement à sa passion : accumuler des notes surdes événements invraisemblables et pourtant établis.

Pluie rouge sur Blankenberghe, le 2 novembre 1819,pluie de boue en Tasmanie, le 14 novembre 1902. Desflocons de neige gros comme des soucoupes àNashville, le 24 janvier 1891. Pluie de grenouilles àBirmingham le 30 juin 1892. Des aérolithes. Desboules de feu. Des traces de pas d’un animal fabuleuxdans le Devonshire. Des disques volants. Des marquesde ventouses sur des montagnes. Des engins dans le

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ciel. Des caprices de comètes. D’étranges disparitions.Des cataclysmes inexplicables. Des inscriptions surdes météorites. De la neige noire. Des lunes bleues.Des soleils verts. Des averses de sang.

Il réunit ainsi vingt-cinq mille notes, rangées dansdes boîtes de carton. Des faits, sitôt mentionnés, sitôtretombés dans la trappe de l’indifférence. Des faits,pourtant. Il appelait cela son « sanatorium descoïncidences exagérées ». Des faits dont on se refusaità parler. Il entendait monter de ses fichiers « unevéritable clameur de silence ». Il s’était pris d’unesorte de tendresse pour ces réalités incongrues,chassées du domaine de la connaissance, auxquelles ildonnait asile dans son pauvre bureau du Bronx et qu’ilcajolait en les fichant. « Petites putains, nabots, bossus,bouffons, et pourtant leur défilé chez moi aural’impressionnante solidité des choses qui passent, etpassent, et ne cessent de passer. »

Quand il était fatigué de tenir procession desdonnées que la Science a jugé bon d’exclure (uniceberg volant s’abat en débris sur Rouen le5 juillet 1853. Des caraques de voyageurs célestes. Desêtres ailés à 8 000 mètres dans le ciel de Palerme le30 novembre 1880. Des roues lumineuses dans la mer.Des pluies de soufre, de chair. Des restes de géants enÉcosse. Des cercueils de petits êtres venus d’ailleurs,

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dans les rochers d’Édimbourg)… quand il était fatigué,il se délassait l’esprit en jouant tout seuld’interminables parties de super-échecs, sur unéchiquier de son invention qui comportait 1600 cases.

Puis, un jour, Charles Hoy Fort s’aperçut que ceformidable labeur n’était rien du tout. Inutilisable.Douteux. Une simple occupation de maniaque. Ilentrevit qu’il n’avait fait que piétiner sur le seuil de cequ’il cherchait obscurément, qu’il n’avait rien fait de cequ’il y avait réellement à faire. Ce n’était pas unerecherche, mais sa caricature. Et lui qui redoutait tantles risques d’incendie, jeta boîtes et fiches au feu.

Il venait de découvrir sa vraie nature. Ce maniaquedes réalités singulières était un fanatique des idéesgénérales. Qu’avait-il commencé inconsciemment àfaire, au cours de ces années à demi perdues ?Pelotonné au fond de sa grotte à papillons et à vieuxpapiers, il s’était en vérité attaqué à une des grandespuissances du siècle : la certitude qu’ont les hommescivilisés de savoir tout de l’Univers dans lequel ilsvivent. Et pourquoi s’était-il caché, commehonteusement, M. Charles Hoy Fort ? C’est que lamoindre allusion au fait qu’il puisse exister dansl’Univers d’immenses domaines de l’Inconnu troubledésagréablement les hommes. M. Charles Hoy Forts’était, somme toute, conduit comme un érotomane :

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gardons secrets nos vices, afin que la société n’entrepas en fureur, apprenant qu’elle laisse en friche laplupart des terres de la sexualité. Il s’agissait,maintenant, de passer de la maniaquerie à la prophétie,de la délectation solitaire à la déclaration de principe.Il s’agissait de faire désormais œuvre véritable, c’est-à-dire révolutionnaire.

La connaissance scientifique n’est pas objective.Elle est, comme la civilisation, une conjuration. Onrejette quantité de faits parce qu’ils dérangeraient lesraisonnements établis. Nous vivons sous un régimed’inquisition où l’arme la plus fréquemment employéecontre la réalité non conforme est le méprisaccompagné de rires. Qu’est-ce que la connaissance,dans de telles conditions ? « Dans la topographie del’intelligence, on pourrait, dit Fort, définir laconnaissance comme l’ignorance enveloppée derires. » Il va donc falloir réclamer une addition auxlibertés que garantit la Constitution : la liberté de douterde la science. Liberté de douter de l’évolution (et sil’œuvre de Darwin était une fiction ?), de la rotation dela Terre, de l’existence d’une vitesse de la lumière, dela gravitation, etc. De tout, sauf des faits. Des faits nontriés, tels qu’ils se présentent, nobles ou non, bâtardsou purs, avec leurs cortèges de bizarreries et leursconcomitances incongrues. Ne rien rejeter du réel : unescience future découvrira des relations inconnues entre

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les faits qui nous paraissent sans rapport. La science abesoin d’être secouée par un esprit boulimique quoiquenon crédule, neuf, sauvage. Le monde a besoin d’uneencyclopédie des faits exclus, des réalités damnées.« J’ai bien peur qu’il faille livrer à notre civilisationdes mondes nouveaux où les grenouilles blanchesauront le droit de vivre. »

En huit années, le phoque timide du Bronx se mit endevoir d’apprendre tous les arts et toutes les sciences –et d’en inventer une demi-douzaine pour son proprecompte. Saisi par le délire encyclopédique, ils’acharne à ce travail gigantesque qui consiste moins àapprendre qu’à prendre conscience de la totalité duvivant. « Je m’émerveillais que quiconque puisse sesatisfaire d’être romancier, tailleur, industriel oubalayeur des rues. » Principes, formules, lois,phénomènes furent digérés à la Bibliothèquemunicipale de New York, au British Museum et par lagrâce d’une énorme correspondance avec les plusgrandes bibliothèques et librairies du monde. Quarantemille notes, réparties en treize cents sections, écrites aucrayon sur des cartons minuscules, en un langagesténographique de son invention. Au-dessus de cetteentreprise folle rayonne le don de considérer chaquesujet du point de vue d’une intelligence supérieure quivient seulement d’en apprendre l’existence :

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« L’astronomie.« Un veilleur de nuit surveille une demi-douzaine de

lanternes rouges dans une rue barrée. Il y a des becs degaz, des lampadaires et des fenêtres éclairées dans lequartier. On gratte des allumettes, on allume des feux,un incendie s’est déclaré, il y a des enseignes au néonet des phares d’automobiles. Mais le veilleur de nuits’en tient à son petit système… »

En même temps, il reprend ses recherches sur lesfaits rejetés, mais systématiquement et en s’efforçant devérifier chacun par recoupement. Il soumet sonentreprise à un plan couvrant l’astronomie, lasociologie, la psychologie, la morphologie, la chimie,le magnétisme. Il ne fait plus une collection : il tented’obtenir le dessin de la rose des vents extérieurs, defabriquer la boussole pour la navigation sur les océansde l’autre côté, de reconstituer le puzzle des mondescachés derrière ce monde. Il lui faut chaque feuille quifrémit dans l’arbre immense du fantastique : deshurlements traversent le ciel de Naples le22 novembre 1821 ; des poissons tombent des nuagessur Singapour en 1861 ; en Indre-et-Loire, un 10 avril,une cataracte de feuilles mortes ; avec la foudre, deshaches de pierre s’abattent sur Sumatra ; des chutes dematière vivante ; des Tamerlan de l’espace commettentdes rapts ; des épaves de mondes vagabonds circulent

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au-dessus de nous… « Je suis intelligent et contrasteainsi fortement avec les orthodoxes. Comme je n’ai pasle dédain aristocratique d’un conservateur new-yorkaisou d’un sorcier esquimau, je dois bien me forcer àconcevoir d’autres mondes… »

Mme Fort ne s’intéresse absolument pas à tout cela.Elle est même si indifférente que l’extravagance ne luiapparaît pas. Il ne parle pas de ses travaux, ou bien àde rares amis éberlués. Il ne tient pas à les voir. Il leurécrit de temps en temps. « J’ai l’impression de melivrer à un nouveau vice recommandé aux amateurs depéchés inédits. Au début, certaines de mes donnéesétaient si effrayantes ou si ridicules qu’on les détestaitou méprisait à la lecture. Maintenant, cela va mieux ; ily a un peu de place pour la pitié. »

Ses yeux se fatiguent. Il va devenir aveugle. Ils’arrête et médite plusieurs mois, ne se nourrissant plusque de pain bis et de fromage. L’œil redevenu clair, ilentreprend d’exposer sa vision personnelle del’univers, antidogmatique, et d’ouvrir la compréhensiond’autrui à grands coups d’humour. « Parfois, je mesurprenais moi-même à ne pas penser ce que jepréférais croire. » À mesure qu’il avait progressé dansl’étude des diverses sciences, il avait progressé dans ladécouverte de leurs insuffisances. Il faut les démolir àla base : c’est l’esprit qui n’est pas le bon. Il faut tout

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recommencer en réintroduisant les faits exclus surlesquels il a réuni une documentation cyclopéenne.D’abord les réintroduire. Les expliquer ensuite, sipossible. « Je ne crois pas faire une idole de l’absurde.Je pense que dans les premiers tâtonnements, il n’y apas moyen de savoir ce qui sera par la suite acceptable.Si l’un des pionniers de la zoologie (qui est à refaire)entendait parler d’oiseaux qui poussent sur les arbres,il devrait signaler avoir entendu parler d’oiseaux quipoussent sur les arbres. Puis il devrait s’occuper, maisseulement alors, de passer les données de ceci aucrible. »

Signalons, signalons, nous finirons un jour pardécouvrir que quelque chose nous fait signe.

Ce sont les structures mêmes de la connaissancequ’il faut revoir. Charles Hoy Fort sent frémir en lui denombreuses théories qui ont toutes les ailes de l’Angedu Bizarre. Il voit la Science comme une voiture trèscivilisée lancée sur une autostrade. Mais de chaquecôté de cette merveilleuse piste bitume et néon s’étendun pays sauvage, plein de prodiges et de mystères.Stop ! Prospectez aussi le pays en largeur ! Déroutez-vous ! Zigzaguez ! Il faut donc faire de grands gestesdésordonnés, clownesques, comme on fait pour tenter

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d’arrêter une voiture. Peu importe de passer pour ungrotesque : c’est urgent. M. Charles Hoy Fort, ermite duBronx, estime avoir à accomplir le plus vite et le plusfort possible un certain nombre de « singeries » tout àfait nécessaires.

Persuadé de l’importance de sa mission et libéré desa documentation, il entreprend de ramasser en troiscents pages les meilleurs de ses explosifs. « Consumez-moi le tronc d’un séquoia, feuilletez-moi des pages defalaises crayeuses, multipliez-moi par mille etremplacez mon immodestie futile par une mégalomaniede Titan, alors seulement pourrai-je écrire avecl’ampleur que me réclame mon sujet. »

Il compose son premier ouvrage, Le Livre desDamnés où, dit-il, se trouvent proposées un « certainnombre d’expériences en matière de structure de laconnaissance ». Cet ouvrage parut à New York en1919. Il produisit une révolution dans les milieuxintellectuels. Avant les premières manifestations dudadaïsme et du surréalisme, Charles Fort introduisaitdans la Science ce que Tzara, Breton et leurs disciplesallaient introduire dans les arts et la littérature : le refusflamboyant de jouer à un jeu où tout le monde triche, lafurieuse affirmation « qu’il y a autre chose ». Unénorme effort, non peut-être pour penser le réel dans satotalité, mais pour empêcher que le réel soit pensé de

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façon faussement cohérente. Une rupture essentielle.« Je suis un taon qui harcèle le cuir de la connaissancepour l’empêcher de dormir. »

Le Livre des Damnés ? « Un rameau d’or pour lescinglés », déclara John Winterich. « Une desmonstruosités de la littérature », écrivit EdmundPearson. Pour Ben Hecht, « Charles Fort est l’apôtre del’exception et le prêtre mystificateur de l’improbable ».Martin Gardner, cependant, reconnaît que « sessarcasmes sont en harmonie avec les critiques les plusvalables d’Einstein et de Russell ». John W. Campbellassure « qu’il y a dans cette œuvre les germes d’aumoins six sciences nouvelles ». « Lire Charles Fort,c’est chevaucher une comète », avoue MaynardShipley, et Théodore Dreiser voit en lui « la plusgrande figure littéraire depuis Edgar Poe ».

Ce n’est qu’en 1955 que Le Livre des Damnés futpublié : en France par mes soins(33) qui ne furent sansdoute pas assez diligents. En dépit d’une excellentetraduction et présentation de Robert Benayoun et d’unmessage de Tiffany Thayer, qui préside aux États-Unisla Société des Amis de Charles Fort(34), cet ouvrageextraordinaire passa quasiment inaperçu. Nous nousconsolâmes, Bergier et moi, de cette mésaventure d’unde nos plus chers maîtres en imaginant celui-ci goûter,du fond de la super-mer des Sargasses célestes où il

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réside sans doute, cette clameur du silence qui montevers lui du pays de Descartes.

Notre ancien embaumeur de papillons avait horreurdu fixé, du classé, du défini. La Science isole lesphénomènes et les choses pour les observer. La grandeidée de Charles Fort est que rien n’est isolable. Toutechose isolée cesse d’exister.

Un machaon pompe une giroflée : c’est un papillonplus du suc de giroflée ; c’est une giroflée moins unappétit de papillon. Toute définition d’une chose en soiest un attentat contre la réalité. « Parmi les tribus ditessauvages, on entoure de soins respectueux les simplesd’esprit. On reconnaît généralement la définition d’unechose en termes d’elle-même comme un signe defaiblesse d’esprit. Tous les savants commencent leurstravaux par ce genre de définition, et parmi nos tribus,on entoure de soins respectueux les savants. »

Voilà Charles Hoy Fort, amateur d’insolite, scribedes miracles, engagé dans une formidable réflexion surla réflexion. Car c’est à la structure mentale del’homme civilisé qu’il s’en prend. Il n’est plus du toutd’accord avec le moteur à deux temps qui alimente leraisonnement moderne. Deux temps : le oui et le non, lepositif et le négatif. La connaissance et l’intelligence

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modernes reposent sur ce fonctionnement binaire juste,faux, ouvert, fermé ; vivant, mort, liquide, solide, etc.Ce que réclame Fort contre Descartes, c’est un point devue sur le général à partir de quoi le particulierpourrait être défini dans ses rapports avec lui ; à partirde quoi chaque chose serait perçue commeintermédiaire d’autre chose. Ce qu’il réclame, c’est unenouvelle structure mentale, capable de percevoircomme réels les états intermédiaires entre le oui et lenon, le positif et le négatif. C’est-à-dire unraisonnement au-dessus du binaire. Un troisième œil del’intelligence, en quelque sorte. Pour exprimer la visionde ce troisième œil, le langage, qui est un produit dubinaire (une conjuration, une limitation organisée),n’est pas suffisant. Il faut donc à Fort utiliser desadjectifs à double face en épithètes-Janus « réel-irréel », « immatériel-matériel », « soluble-insoluble ».

Un de nos amis avait, un jour que nous déjeunionsavec lui, Bergier et moi, inventé de toutes pièces ungrave professeur autrichien, fils d’un hôtelier deMagdebourg à l’enseigne Les Deux Hémisphères,nommé Kreyssler. Herr Professor Kreyssler, dont ilnous entretint longuement, avait consacré une œuvregigantesque à la refonte du langage occidental. Notreami songeait à faire paraître dans une revue sérieuseune étude sur le « verbalisme de Kreyssler » et c’eûtété une mystification très utile. Donc, Kreyssler avait

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tenté de dénouer le corset du langage, afin que celui-cise gonflât enfin des états intermédiaires négligés dansnotre actuelle structure mentale. Prenons un exemple.Le retard et l’avance. Comment définirai-je le retardsur l’avance que je souhaitais prendre ? Il n’y a pas demot. Kreyssler proposait : l’atard. Et l’avance sur leretard que j’avais ? La revance. Il ne s’agit ici que desintermédiarités du temps. Plongeons dans les étatspsychologiques. L’amour et la haine. Si j’aimelâchement, n’aimant que moi à travers l’autre, ainsientraîné vers la haine, est-ce l’amour ? Ce n’est quel’amaine. Si je hais mon ennemi, ne perdant pointcependant le fil de l’unité de tous les êtres, faisant mondevoir d’ennemi mais conciliant haine et amour, cen’est pas la haine, c’est la hour. Passons auxintermédiarités fondamentales. Qu’est-ce que mourir etqu’est-ce que vivre ? Tant d’états intermédiaires quenous refusons de voir ! Il y a mouvre, qui n’est pasvivre, qui est seulement s’empêcher de mourir. Et il y avivre vraiment, en dépit de devoir mourir, qui est virir.Voyez enfin les états de conscience. Comme notreconscience flotte entre dormir et veiller. Combien defois ma conscience ne fait que vemir : croire qu’elleveille quand elle se laisse dormir ! Dieu veuille que, sesachant si prompte à dormir, elle essaye de veiller, etc’est doriller.

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Notre ami venait de lire Fort quand il nous présentacette farce géniale. « En termes de métaphysique, ditFort, j’estime que tout ce que l’on nommecommunément « existence » et que je nommeintermédiarité, est une quasi-existence, ni réelle, niirréelle, mais expression d’une tentative, visant au réelou à la pénétration d’une existence réelle. » Cetteentreprise est sans précédent dans les temps modernes.Elle annonce le grand changement de structure del’esprit qu’exigent maintenant les découvertes decertaines réalités physico-mathématiques. Au niveau dela particule, par exemple, le temps circule dans lesdeux sens à la fois. Des équations sont à la fois vraieset fausses. La lumière est à la fois continue et brisée.

« Ce que l’on nomme Être est le mouvement : toutmouvement n’est pas l’expression d’un équilibre, maisd’un essai de mise en équilibre ou de l’équilibre nonatteint. Et le simple fait d’être se manifeste dansl’intermédiarité entre équilibre et déséquilibre. » Cecidate de 1919 et rejoint les réflexions contemporainesd’un physicien biologiste comme Jacques Ménétrier surl’inversion de l’entropie. « Tous les phénomènes, dansnotre état intermédiaire ou quasi-état, représentent unetentative vers l’organisation, l’harmonisation,l’individualisation, c’est-à-dire une tentatived’atteindre la réalité. Mais toute tentative est mise enéchec par la continuité, ou par les forces extérieures,

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par les faits exclus, contigus des inclus. » Ceci anticipesur une des opérations les plus abstraites de laphysique quantique : la normalisation des fonctions,opération qui consiste à établir la fonction décrivant unobjet physique de telle façon qu’il y ait une possibilitéde retrouver cet objet dans l’univers tout entier.

« Je conçois toutes choses comme occupant desgradations, des étapes sérielles entre la réalité etl’irréalité. » C’est pourquoi peu importe à Fort des’emparer de tel fait ou de tel autre pour commencer àdécrire la totalité. Et pourquoi choisir un fait rassurantpour la raison, plutôt qu’un fait inquiétant ? Pourquoiexclure ? Pour calculer un cercle, on peut commencern’importe où. Il signale, par exemple, l’existenced’objets volants. Voilà un groupe de faits à partirdesquels on peut commencer à saisir la totalité. Mais,dit-il aussitôt, « une tempête de pervenches ferait aussibien l’affaire ».

« Je ne suis pas un réaliste. Je ne suis pas unidéaliste. Je suis un intermédiariste. » Comment, si l’ons’attaque à la racine de la compréhension, à la basemême de l’esprit, se faire entendre ? Par une apparenteexcentricité qui est le langage-choc du génie réellementcentraliste : il va d’autant plus loin chercher ses imagesqu’il est sûr de les ramener au point fixe et profond desa méditation. Dans une certaine mesure, notre compère

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Charles Hoy Fort procède à la manière de Rabelais. Ilfait un tintamarre d’humour et d’images à réveiller lesmorts.

« Je collectionne des notes sur tous sujets doués dequelque diversité, comme les déviations de laconcentricité dans le cratère lunaire Copernic,l’apparition soudaine de Britanniques pourpres, lesmétéores stationnaires, ou la poussée soudaine decheveux sur la tête chauve d’une momie. Toutefois, monplus grand intérêt ne se porte pas sur les faits, mais surles rapports entre les faits. J’ai longtemps médité surles soi-disant rapports que l’on nomme coïncidences.Et s’il n’y avait pas de coïncidences ? »

« Aux jours d’antan, lorsque j’étais un garnementspécialement pervers, on me condamnait à travailler lesamedi dans la boutique paternelle, où je devais gratterles étiquettes des boîtes de conserve concurrentes, poury coller celles de mes parents. Un jour que je disposaisd’une véritable pyramide de conserves de fruits et delégumes, il ne me restait plus que des étiquettes depêches. Je les collai sur les boîtes de pêches, lorsquej’en vins aux abricots. Et je pensai : abricots ne sont-ilspas des pêches ? Et certaines prunes ne sont-elles pasdes abricots ? Là-dessus, je me mis facétieusement ou

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scientifiquement à coller mes étiquettes de pêches surles boîtes de prunes, de cerises, de haricots et de petitspois. Quel était mon motif ? Je l’ignore à ce jour,n’ayant pas encore décidé si j’étais un savant ou unhumoriste. »

« Une nouvelle étoile apparaît : jusqu’à quel pointdiffère-t-elle de certaines gouttes d’origine inconnuequ’on vient de relever sur un cotonnier del’Oklahoma ? »

« J’ai en ce moment un spécimen de papillonparticulièrement brillant : un sphinx tête-de-mort. Ilcouine comme une souris et le son me paraît vocal. Ondit du papillon Kalima, lequel ressemble à une feuillemorte, qu’il imite la feuille morte. Mais le sphinx tête-de-mort imite-t-il les ossements ? »

« S’il n’y a pas de différences positives, il n’est paspossible de définir quoi que ce soit commepositivement différent d’autre chose. Qu’est-ce qu’unemaison ? Une grange est une maison, à condition qu’ony vive. Mais si la résidence constitue l’essence d’une

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maison, plutôt que le style d’architecture, alors un nidd’oiseau est une maison. L’occupation humaine neconstitue pas le critère, puisque les chiens ont leurmaison ; ni la matière, puisque les Esquimaux ont desmaisons de neige. Et deux choses aussi positivementdifférentes que la Maison-Blanche de Washington et lacoquille d’un bernard-l’ermite se révèlent contiguës. »

« Des îles de corail blanc sur une mer bleu sombre.« Leur apparence de distinction, leur apparence

d’individualité ou la différence positive qui les sépare,ne sont que projection du même fond océanique. Ladifférence entre terre et mer n’est pas positive. Danstoute eau il y a un peu de terre, dans toute terre il y a del’eau. En sorte que toutes les apparences sontfallacieuses puisqu’elles font partie d’un même spectre.Un pied de table n’a rien de positif, il n’est qu’uneprojection de quelque chose. Et aucun de nous n’est unepersonne puisque physiquement nous sommes contigusde ce qui nous entoure, puisque psychiquement il nenous parvient rien d’autre que l’expression de nosrapports avec tout ce qui nous entoure.

« Ma position est la suivante : toutes les choses quisemblent posséder une identité individuelle ne sont quedes îles, projections d’un continent sous-marin, et n’ont

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pas de contours réels. »

« Par beauté, je désignerai ce qui semble complet.L’incomplet ou le mutilé est totalement laid. La Vénusde Milo. Un enfant la trouverait laide. Si un esprit purl’imagine complète, elle deviendra belle. Une mainconçue en tant que main peut sembler belle.Abandonnée sur un champ de bataille, elle ne l’est plus.Mais tout ce qui nous entoure est une partie de quelquechose, elle-même partie d’une autre : en ce monde, iln’est rien de beau, seules les apparences sontintermédiaire entre la beauté et la laideur. Seule estcomplète l’universalité, seul est beau le complet. »

La profonde pensée de notre maître Fort, c’est doncl’unité sous-jacente de toutes choses et de tousphénomènes. Or la pensée civilisée du XIXe sièclefinissant place partout des parenthèses, et notre modede raisonnement, binaire, n’envisage que la dualité.Voilà le fol-sage du Bronx en révolte contre la Scienceexclusionniste de son temps, et aussi contre la structuremême de notre intelligence. Une autre formed’intelligence lui paraît nécessaire : une intelligence enquelque sorte mystique, éveillée à la présence de la

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Totalité. À partir de quoi, il va suggérer d’autresméthodes de connaissance. Pour nous y préparer, ilprocède par déchirements, éclatements de noshabitudes de pensée. « Je vous enverrai dinguer contreles portes qui ouvrent sur autre chose. »

Cependant, M. Fort n’est pas un idéaliste. Il militecontre notre peu de réalisme : nous refusons le réelquand il est fantastique. M. Fort ne prêche pas unenouvelle religion. Tout au contraire, il s’empresse dedresser une barrière autour de sa doctrine pourempêcher les esprits faibles d’y entrer. Que « tout soitdans tout », que l’univers soit contenu dans un grain desable, il en est persuadé. Mais cette certitudemétaphysique ne peut briller qu’au plus haut niveau dela réflexion. Elle ne saurait descendre au niveau del’occultisme primaire sans devenir ridicule. Elle nesaurait permettre les délires de la pensée analogique, sichère aux douteux ésotéristes qui vous expliquent sanscesse une chose par une autre chose : la Bible par lesnombres, la dernière guerre par la Grande Pyramide, laRévolution par les tarots, mon avenir par les astres – etqui voient partout des signes de tout. « Il y aprobablement un rapport entre une rose et unhippopotame, cependant il ne viendra jamais à un jeunehomme l’idée d’offrir à sa fiancée un bouquetd’hippopotames. » Mark Twain, dénonçant le mêmevice de pensée, déclarait plaisamment qu’on peut

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expliquer La Chanson de Printemps par les Tables dela Loi puisque Moïse et Mendelssohn sont le mêmenom : il suffit de remplacer oïse par endelssohn. EtCharles Fort revient à la charge avec cette caricature :« On peut identifier un éléphant à un tournesol : tousdeux ont une longue tige. On ne peut distinguer unchameau d’une cacahuète, si l’on ne considère que lesbosses. »

Tel est le bonhomme, solide et de gay savoir.Voyons maintenant sa pensée prendre une ampleurcosmique.

Et si ta terre elle-même n’était pas réelle en tant quetelle ? Si elle n’était que quelque chose d’intermédiairedans le cosmos ? La terre n’est peut-être nullementindépendante, et la vie sur terre n’est peut-êtrenullement indépendante d’autres vies, d’autresexistences dans les espaces…

Quarante mille notes sur les pluies de toutes sortesqui se sont abattues ici-bas ont depuis longtemps invitéCharles Fort à admettre l’hypothèse que la plupart decelles-ci ne sont pas d’origine terrestre. « Je proposequ’on envisage l’idée qu’il y a, au-delà de notremonde, d’autres continents d’où tombent des objets,tout comme les épaves de l’Amérique dérivent sur

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l’Europe. »Disons-le immédiatement : Fort n’est pas un naïf. Il

ne croit pas tout. Il s’insurge seulement contrel’habitude de nier a priori. Il ne désigne pas du doigtdes vérités : il donne des coups de poing pour démolirl’édifice scientifique de son temps, constitué par desvérités si partielles qu’elles ressemblent à des erreurs.Il rit ? C’est qu’on ne voit pas pourquoi l’effort humainvers la connaissance ne serait pas parfois traversé parle rire, qui est humain aussi. Il invente ? Il rêve ? Ilextrapole ? Rabelais cosmique ? Il en convient. « Celivre est une fiction, comme les Voyages de Gulliver ,l’Origine des Espèces et d’ailleurs la Bible. »

« Des pluies et des neiges noires, des flocons deneige, noire comme le jais. Du mâchefer à fonderietombe du ciel dans la mer d’Écosse. On le retrouve ensi grande quantité que le produit eût pu représenter lerendement global de toutes les fonderies du monde. Jepense à une île avoisinant un trajet commercial trans-océanique. Elle pourrait recevoir plusieurs fois par andes détritus provenant des navires de passage. »Pourquoi pas des débris ou des déchets de naviresinterstellaires ?

Des pluies de substance animale, de matièregélatineuse, accompagnées d’une forte odeur depourriture. « Admettra-t-on que dans les espaces infinis

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flottent de vastes régions visqueuses et gélatineuses ? »S’agirait-il de cargaisons alimentaires déposées dansle ciel par les Grands Voyageurs d’autres mondes ?« J’ai le sentiment qu’au-dessus de nos têtes une régionstationnaire, dans laquelle les forces gravitationnelle etmétéorologique terrestres sont relativement inertes,reçoit extérieurement des produits analogues auxnôtres. »

Des pluies d’animaux vivants : des poissons, desgrenouilles, des tortues. Venus d’ailleurs ? dans ce cas,les êtres humains aussi sont peut-être venusancestralement d’ailleurs… À moins qu’il ne s’agissed’animaux arrachés à la terre par des ouragans, destrombes, et déposés dans une région de l’espace où nejoue pas la gravitation, sorte de chambre froide où seconservent indéfiniment les produits de ces rapts.Enlevés à la terre et ayant passé la porte qui donne surailleurs, rassemblés dans une super-mer des Sargassesdu ciel. « Les objets soulevés par les ouragans peuventêtre entrés dans une zone de suspension située au-dessus de la terre, flotter l’un près de l’autrelonguement, tomber enfin… » « Vous avez les données,faites-en ce qu’il vous plaira… » « Où vont lestrombes, de quoi sont-elles faites ?… » « Une super-mer des Sargasses : épaves, détritus, vieilles cargaisonsdes naufrages interplanétaires, objets rejetés dans ceque l’on nomme espace par les convulsions des

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planètes voisines, reliques du temps des Alexandres,des Césars et des Napoléons de Mars, de Jupiter et deNeptune. Objets soulevés par nos cyclones : granges etchevaux, éléphants, mouches, ptérodactyles et moas,feuilles d’arbres récentes ou de l’âge carbonifère, letout tendant à se désintégrer en boues ou en poussièreshomogènes, rouges, noires ou jaunes, trésors pourpaléontologues ou archéologues, accumulations desiècles, ouragans de l’Égypte, de la Grèce, del’Assyrie… »

« Des pierres tombent avec la foudre. Les paysansont cru aux météorites, la Science a exclu lesmétéorites. Les paysans croient aux pierres de foudre,la Science exclut les pierres de foudre. Il est inutile desouligner que les paysans arpentent la campagnependant que les savants se cloîtrent dans leurslaboratoires et leurs salles de conférences. »

Des pierres de foudre taillées. Des pierres chargéesde marques, de signes. Et si d’autres mondes tentaientainsi, et autrement, de communiquer avec nous, ou toutau moins avec certains de nous ? « Avec une secte,peut-être une société secrète, ou certains habitants trèsésotériques de cette terre ? » Il y a des milliers et desmilliers de témoignages sur ces tentatives decommunication. « Mon expérience prolongée de lasuppression et de l’indifférence me donne à penser,

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avant même d’entrer dans le sujet, que les astronomesont vu ces mondes, que les météorologues, que lessavants, que les observateurs spécialisés les ontaperçus à maintes reprises. Mais que le Système en aexclu toutes les données. »

Rappelons encore une fois que ceci est écrit auxenvirons de 1910. Aujourd’hui, Russes et Américainsconstruisent des laboratoires pour l’étude des signauxqui pourraient nous être faits par d’autres mondes.

Et peut-être avons-nous été visités dans un lointainpassé ? Et si la paléontologie était fausse ? Et si lesgrands ossements découverts par les savantsexclusionnistes du XIXe siècle avaient été rassemblésarbitrairement ? Restes d’êtres gigantesques, visiteursoccasionnels de notre planète ? Au fond, qui nousoblige à croire à la faune préhumaine dont nousentretiennent les paléontologues qui n’en savent pasplus que nous ? « Quelle que soit ma nature optimiste etcrédule, chaque fois que je visite le Musée Américaind’Histoire Naturelle, mon cynisme reprend le dessusdans la section « Fossiles ». Ossements gigantesques,reconstruits de manière à faire des Dinosaures« vraisemblables ». À l’étage au-dessous, il y a unereconstitution du « Dodo ». C’est une vraie fiction,présenté comme telle. Mais édifiée avec un tel amour,une telle ardeur à convaincre… »

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« Pourquoi, si nous avons été visités, ne le sommes-nous plus ?

« J’entrevois une réponse simple et immédiatementacceptable :

« Éduquerions-nous, civiliserions-nous, si nous lepouvions, des cochons, des oies et des vaches ?Serions-nous avisés d’établir des relationsdiplomatiques avec la poule qui fonctionne pour noussatisfaire de son sens absolu de l’achèvement ?

« Je crois que nous sommes des biens immobiliers,des accessoires, du bétail.

« Je pense que nous appartenons à quelque chose.Qu’autrefois, la Terre était une sorte de no man’s landque d’autres mondes ont exploré, colonisé et se sontdisputé entre eux.

« À présent, quelque chose possède la Terre et en aéloigné tous les colons. Rien ne nous est apparu venantd’ailleurs, aussi ouvertement qu’un Christophe Colombdébarquant sur San Salvador ou Hudson remontant lefleuve qui porte son nom. Mais, quant aux visitessubreptices rendues à la planète, tout récemmentencore, quant aux voyageurs émissaires venus peut-êtred’un autre monde et tenant beaucoup à nous éviter, nousen aurons des preuves convaincantes.

« En entreprenant cette tâche, il me faudra négliger àmon tour certains aspects de la réalité. Je vois mal par

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exemple comment couvrir dans un seul livre tous lesusages possibles de l’humanité pour un mode différentd’existence ou même justifier l’illusion flatteuse quiveut que nous soyons utiles à quelque chose. Descochons, des oies et des vaches doivent tout d’aborddécouvrir qu’on les possède, puis se préoccuper desavoir pourquoi on les possède. Peut-être sommes-nousutilisables, peut-être un arrangement s’est-il opéré entreplusieurs parties : quelque chose a sur nous droit légalpar la force, après avoir payé pour l’obtenirl’équivalent des verroteries que lui réclamait notrepropriétaire précédent, plus primitif. Et cettetransaction est connue depuis plusieurs siècles parcertains d’entre nous, moutons de tête d’un culte oud’un ordre secret, dont les membres en esclaves depremière classe nous dirigent au gré des instructionsreçues, et nous aiguillent vers notre mystérieusefonction.

« Autrefois, bien avant que la possession légale aitété établie, des habitants d’une foule d’Univers ontatterri sur terre, y ont sauté, volé, mis à la voile oudérivé, poussés, tirés vers nos rivages, isolément oubien par groupes, nous visitant à l’occasion oupériodiquement, pour raisons de chasse, de troc ou deprospection, peut-être aussi pour remplir leurs harems.Ils ont chez nous planté leurs colonies, se sont perdusou ont dû repartir. Peuples civilisés ou primitifs, êtres

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ou choses, formes blanches, noires ou jaunes. »

Nous ne sommes pas seuls, la Terre n’est pas seule,« nous sommes tous des insectes et des souris, etseulement différentes expressions d’un grand fromageuniversel » dont nous percevons très vaguement lesfermentations et l’odeur. Il y a d’autres mondes derrièrele nôtre, d’autres vies derrière ce que nous appelons lavie. Abolir les parenthèses de l’exclusionnisme pourouvrir les hypothèses de l’Unité fantastique. Et tant pissi nous nous trompons, si nous dessinons, par exemple,une carte de l’Amérique sur laquelle l’Hudsonconduirait directement à la Sibérie, l’essentiel, dans cemoment de renaissance de l’esprit et des méthodes deconnaissance, est que nous sachions fermement que lescartes sont à redessiner, que le monde n’est pas ce quenous pensions qu’il était, et que nous devons nous-mêmes devenir, au sein de notre propre conscience,autre chose que ce que nous étions.

D’autres mondes communiquent avec la terre. Il y ades preuves. Celles que nous croyons voir ne sont peut-être pas les bonnes. Mais il y en a. Les marques deventouses sur les montagnes : des preuves ? On ne sait.Mais elles nous mettront l’esprit en éveil pour entrouver de meilleures :

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« Ces marques me paraissent symboliser lacommunication.

« Mais pas des moyens de communication entrehabitants de la terre. J’ai l’impression qu’une forceextérieure a marqué de symboles les rochers de laterre, et ceci de très loin. Je ne pense pas que lesmarques de ventouses soient des communicationsinscrites entre divers habitants de la terre, parce qu’ilparaît inacceptable que les habitants de la Chine, del’Écosse et de l’Amérique aient tous conçu le mêmesystème. Les marques de ventouses sont des sériesd’impressions à même le roc et faisant penserirrésistiblement à des ventouses. Parfois, elles sontentourées d’un cercle, parfois d’un simple demi-cercle.On en trouve virtuellement partout, en Angleterre, enFrance, en Amérique, en Algérie, en Caucasie et enPalestine, partout sauf peut-être dans le Grand Nord. EnChine, les falaises en sont parsemées. Sur une falaiseproche du lac de Côme, il y a un labyrinthe de cesmarques. En Italie, en Espagne et aux Indes, on lestrouve en quantités incroyables. Supposons qu’uneforce disons analogue à la force électrique puisse deloin marquer les rochers, comme le sélénium peut à descentaines de kilomètres être marqué par lestéléphotographes, mais je suis l’homme de deux esprits.

« Des explorateurs perdus venus de quelque part. On

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tente, de quelque part, de communiquer avec eux, et unefrénésie de messages pleut en averse sur la terre, dansl’espoir que certains d’entre eux marqueront lesrochers, près des explorateurs égarés. Ou encore,quelque part sur terre, il y a une surface rocheuse d’ungenre très spécial, un récepteur, une constructionpolaire, ou une colline abrupte et conique, sur laquelledepuis des siècles viennent s’inscrire les messagesd’un autre monde. Mais parfois, ces messages seperdent et marquent des parois situées à des milliers dekilomètres du récepteur. Peut-être les forcesdissimulées derrière l’histoire de la terre ont-elleslaissé sur les rochers de Palestine, d’Angleterre, deChine et des Indes, des archives qui seront un jourdéchiffrées, ou des instructions mal dirigées à l’adressedes ordres ésotériques, des francs-maçons, et desjésuites de l’espace. »

Aucune image ne sera trop folle, aucune hypothèsetrop ouverte : béliers pour enfoncer la forteresse. Il y ades engins volants, il y a des explorateurs dansl’espace. Et s’ils prélevaient au passage, pour examen,quelques organismes vivants d’ici-bas ? « Je croisqu’on nous pêche. Peut-être sommes-nous hautementestimés par les super-gourmets des sphèressupérieures ? Je suis ravi de penser qu’après tout jepuisse être utile à quelque chose. Je suis sûr que biendes filets ont traîné dans notre atmosphère, et ont été

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identifiés à des trombes ou à des ouragans. Je croisqu’on nous pêche, mais je ne le mentionne qu’enpassant… »

Voici atteintes les profondeurs de l’inadmissible,murmure avec une tranquille satisfaction notre petitpère Charles Hoy Fort. Il retire sa visière verte, frotteses gros yeux usés, lisse sa moustache de phoque, et ilva voir dans la cuisine si sa bonne épouse, Anna, enfaisant cuire les haricots rouges du dîner, ne risque pasde mettre le feu à la baraque, aux cartons, aux fiches, aumusée de la coïncidence, au conservatoire del’improbable, au salon des artistes célestes, au bureaudes objets tombés, à cette bibliothèque des autresmondes, à cette cathédrale Saint-Ailleurs, au scintillant,au fabuleux costume de Folie que porte la Sagesse.

Anna, ma chère, éteignez donc votre réchaud.Bon appétit, monsieur Fort.

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II

Une hypothèse pour le bûcher. – Où le clergyman et le biologiste sontdes comiques. – On demande un Copernic de l’anthropologie. –Beaucoup de blancs sur toutes les cartes. – Le docteur Fortunen’est pas curieux. – Le mystère du platine fondu. – Des cordes quisont des livres. – L’arbre et le téléphone. – Un relativisme culturel.– Et maintenant, une bonne petite histoire !

Action militante pour la plus grande ouvertured’esprit possible, initiation à la conscience cosmique,l’œuvre de Charles Fort va directement inspirer le plusgrand poète des univers parallèles, H.P. Lovecraft,père de ce qu’il est convenu d’appeler la Science-Fiction et qui nous apparaît, en réalité, au niveau desdix ou quinze chefs-d’œuvre du genre, comme l’Iliadeet l’Odyssée de la civilisation en marche. Dans unecertaine mesure, l’esprit de Charles Fort inspire aussinotre travail. Nous ne croyons pas tout. Mais nouscroyons que tout doit être examiné. C’est parfoisl’examen des faits douteux qui amène les faits vrais àleur plus large expression. Ce n’est pas par la pratiquede l’omission que l’on atteint au complet. Comme Fort,nous nous efforçons de réparer un certain nombre

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d’omissions, et nous prenons notre part du risque depasser pour aberrants. À d’autres reviendra le soin dedécouvrir de bonnes pistes dans notre forêt sauvage.

Fort étudiait tout ce qui, apparemment, était tombe duciel. Nous étudions toutes les traces, probables oumoins probables, que des civilisations disparues ont pulaisser sur terre. Sans exclure aucune hypothèse :civilisation atomique de bien avant ce que nousnommons la préhistoire, enseignement venu d’habitantsdu Dehors, etc. L’étude scientifique du lointain passéde l’humanité étant à peine commencée, la confusion laplus grande y régnant, ces hypothèses ne sont pas plusfolles et pas moins fondées que les hypothèsescouramment admises. L’important, pour nous, est dedonner à la question son maximum d’ouverture.

Nous n’allons pas vous proposer une thèse sur lescivilisations disparues. Nous allons seulement vousproposer d’envisager le problème selon une méthodenouvelle : non inquisitoriale.

Selon la méthode classique, il y a deux sortes defaits : les damnés et les autres. Par exemple, lesdescriptions d’engins volants dans des textes sacréstrès anciens, l’usage de pouvoirs parapsychologiquechez les « primitifs », ou la présence de nickel dans desmonnaies datant de 235 avant J.-C.(35), sont des faitsdamnés. Exclus. Refus d’examiner. Et il y a deux sortes

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d’hypothèses : les gênantes et les autres. Les fresquesdécouvertes dans la grotte de Tassili, au Sahara,représentent notamment des personnages coiffés decasques à longues cornes d’où partent des fuseauxdessinés par des myriades de petits points. Il s’agiraitde grains de blé, témoignages d’une civilisationpastorale. Bien, mais rien ne le prouve. Et s’ils’agissait de la représentation de champs magnétiques ?Horreur ! Hypothèse affreuse ! Sorcière ! La chemise desoufre ! Au bûcher !

À la limite, la méthode classique, que nous disonsinquisitoriale, donne des résultats comme celui-ci :

Un clergyman indien, le révérend Pravanananvanda,et un biologiste américain, le docteur Strauss, de laJohn Hopkins University, viennent d’identifierl’abominable homme des neiges. Ce serait purement etsimplement l’ours brun de l’Himalaya. Aucun des deuxestimables savants n’a vu l’animal. Mais, déclarent-ils,« notre hypothèse, étant la seule qui ne soit pasfantastique, doit être la bonne ». On manquerait donc àl’esprit scientifique en poursuivant d’oiseusesrecherches. Gloire au révérend et au docteur ! Il nereste plus qu’à faire savoir au Yéti qu’il est l’ours brundes Himalayas.

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Notre méthode, accordée à notre époque(comparable sur plus d’un point à la Renaissance),repose sur le principe de tolérance. Fin del’inquisition. Nous nous refusons à exclure des faits et àrejeter des hypothèses. Trier des lentilles est une actionutile : les cailloux sont impropres à la consommation.Mais rien ne prouve que certaines hypothèses exclueset certains faits damnés ne soient pas nourrissants.Nous ne travaillons pas pour les fragiles, lesallergiques, mais pour ceux qui ont, comme on dit, del’estomac.

Nous sommes persuadés qu’il y a, dans l’étude descivilisations passées, de très nombreuses négationsd’évidence, exclusions a priori, exécutionsinquisitoriales. Les sciences humaines ont moinsprogressé que les sciences physiques et chimiques, etl’esprit positiviste du XIXe siècle y règne encore enmaître d’autant plus exigeant qu’il sent venir la mort.

L’anthropologie attend son Copernic. AvantCopernic, la Terre était le centre de l’Univers. Pourl’anthropologue classique, notre civilisation est lecentre de toute pensée humaine, dans l’espace et letemps. Plaignons le pauvre primitif, enfoui dans lesténèbres de la mentalité prélogique. Cinq cents ans

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nous séparent du Moyen Âge et nous commençons toutjuste à dégager cette époque de l’accusationd’obscurantisme. Le siècle de Louis XV préparel’Europe moderne, et il faut les récents travaux dePierre Gaxotte pour que l’un cesse de considérer cesiècle comme un barrage d’égoïsme dressé contre lemouvement de l’histoire. Notre civilisation, commetoute autre, est une conjuration.

Le Rameau d’or, de sir James Frazer, est unvolumineux ouvrage qui fit autorité. On y trouverassemblés les « folklores » de tous les pays. Pas uninstant, sir Frazer n’est effleuré par l’idée qu’il pourraits’agir d’autre chose que de touchantes superstitions oude coutumes pittoresques. Les sauvages atteints demaladies infectieuses mangent le champignonpenicillium notatum : ils cherchent par magie imitativeà augmenter leur puissance en ingérant ce symbolephallique. Superstition encore, l’usage de la digitaline.La science des antibiotiques, les opérations soushypnose, l’obtention de la pluie artificielle pardispersion de sels d’argent, par exemple, devraientcommencer à faire sortir certaines pratiques« primitives » de la rubrique « naïvetés ».

Sir Frazer, absolument certain d’appartenir à la seulecivilisation digne de ce nom, se refuse à envisager qu’ilpuisse exister chez les « inférieurs » des techniques

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réelles, mais d’un autre ordre que les nôtres, et sonRameau d’or ressemble à ces cartes du monde dresséespar des enlumineurs ne connaissant que laMéditerranée : ils couvraient les blancs de dessins etinscriptions, « Ici Pays des Dragons », « Ici Île desCentaures »… D’ailleurs, le XIXe siècle ne se hâte-t-ilpas, en tous domaines, de camoufler tous les blancs surtoutes les cartes ? Et même sur les cartesgéographiques ? Il y a au Brésil, entre le Rio Tapagos etle Rio Xingu, une terre inconnue, vaste comme laBelgique. Aucun explorateur ne s’est approché deEl Yafri, la cité interdite de l’Arabie. Une divisionjaponaise en armes a disparu sans laisser de traces enNouvelle-Guinée, un jour de 1943. Et si les deuxpuissances qui se partagent le monde parviennent às’entendre, la vraie carte de la planète nous réserveraquelques surprises. Depuis la bombe H, les militairesprocèdent en secret au recensement des cavernes :labyrinthe souterrain extraordinaire en Suède, sous-solde Virginie et de Tchécoslovaquie, lac caché sous lesBaléares… Blancs sur le monde physique, blancs sur lemonde humain. Nous ne savons pas tout des pouvoirsde l’homme, des ressources de son intelligence et deson psychisme, et nous avons inventé des îles desCentaures et des pays des Dragons : mentalitéprélogique, superstition, folklore, magie imitative.

Hypothèse : des civilisations ont pu aller infiniment

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plus loin que nous dans l’exploitation des pouvoirsparapsychologiques.

Réponse : il n’y a pas de pouvoirsparapsychologiques.

Lavoisier avait prouvé qu’il n’y avait pas demétéorites en déclarant : « Il ne peut tomber de pierresdu ciel, parce qu’il n’y a pas de pierres dans le ciel. »Simon Newcomb avait prouvé que les avions nesauraient voler, puisqu’un aéronef plus lourd que l’airest impossible.

Le docteur Fortune se rend en Nouvelle-Guinée pourétudier les Dobu. C’est un peuple de magiciens, maisils ont cette particularité de croire que leurs techniquesmagiques sont valables partout et pour tous. Quand ledocteur Fortune repart, un indigène lui fait cadeau d’uncharme qui permet de se rendre invisible aux yeuxd’autrui. « Je m’en suis souvent servi pour voler lecochon cuit en plein jour. Suivez bien mesrecommandations, et vous pourrez chiper tout ce quevous voudrez dans les boutiques de Sidney. » –« Naturellement, dit le docteur Fortune, je n’ai jamaisessayé. » Souvenez-vous de notre ami Charles Fort :« Dans la topographie de l’intelligence, on pourraitdéfinir la connaissance comme l’ignorance enveloppéede rires. »

Cependant, une nouvelle école d’anthropologie est

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en train de naître et M. Lévi-Strauss n’hésite pas àsoulever l’indignation en déclarant que les Négritossont probablement plus forts que nous en matière depsychothérapie. Pionnier de cette nouvelle école,l’Américain William Seabrook, au lendemain de lapremière grande guerre, partit pour Haïti étudier leculte du Vaudou. Non voir de l’extérieur, mais vivrecette magie, entrer sans prévention dans cet autremonde. Paul Morand dit de lui magnifiquement(36)

:« Seabrook est peut-être le seul Blanc de notre

époque qui ait reçu le baptême du sang. Il l’a reçu sansscepticisme ni fanatisme. Son attitude envers le mystèreest celle d’un homme d’aujourd’hui. La science des dixdernières années nous a menés au bord de l’infini. Là,tout peut survenir désormais, voyages interplanétaires,découvertes de la quatrième dimension, T.S.F. avecDieu. Il faut nous reconnaître cette supériorité sur nospères que désormais nous sommes prêts à tout, moinscrédules et plus croyants. Plus nous remontons àl’origine du monde, plus nous nous enfonçons chez lesprimitifs et plus nous découvrons que leurs secretstraditionnels coïncident avec nos recherches actuelles.Ce n’est que depuis peu que la Voie lactée estconsidérée comme génératrice des mondes stellaires :or les Aztèques l’ont expressément affirmé et on ne lescroyait pas. Les sauvages ont conservé ce que la

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science retrouve. Ils ont cru à l’unité de la matière bienavant que l’atome d’hydrogène ait été isolé. Ils ont cruà l’arbre-homme, au fer-homme bien avant que sirJ.C. Bose ait mesuré la sensibilité des végétaux etempoisonné du métal avec du venin de cobra. « La foihumaine, dit Huxley dans Les Essais d’un Biologiste,s’est développée de l’Esprit aux esprits, puis desesprits aux dieux et des dieux à Dieu. » On pourraitajouter que, de Dieu, nous revenons à l’Esprit. »

Mais pour découvrir que les secrets traditionnels des« primitifs » coïncident avec nos recherches actuelles,il faudrait que la circulation s’établît entrel’anthropologie et les sciences physiques, chimiques,mathématiques récentes. Le simple voyageur curieux,intelligent et de formation historico-littéraire risque depasser à côté des observations les plus importantes.L’exploration n’a été jusqu’ici qu’une branche de lalittérature, qu’un luxe de l’activité subjective. Quandelle sera autre chose, nous nous apercevrons peut-êtrede l’existence, au fond des âges, de civilisations dotéesd’équipements techniques aussi considérables que lesnôtres, quoique différents.

J. Alden Mason, anthropologue éminent et trèsofficiel, affirme, avec références dûment contrôlées,qu’on a trouvé sur l’Altiplano péruvien des ornementsen platine fondu. Or, le platine fond à 1 730 degrés et,

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pour le travailler, il faut une technologie comparable àla nôtre(37). Le professeur Mason voit la difficulté : ilsuppose donc que ces ornements ont été fabriqués àpartir de poudre par frittage et non pas fondus. Cettesupposition témoigne d’une véritable ignorance de lamétallurgie. Dix minutes de recherches dans le Traitédes Poudres Frittées de Schwartzkopf lui eussentdémontré que l’hypothèse était irrecevable. Pourquoine pas consulter les spécialistes des autres disciplines ?Tout le procès de l’anthropologie est là. Avec la mêmeinnocence, le professeur Mason assure que l’on trouvedans la plus lointaine civilisation du Pérou la souduredes métaux à base de résine et de sels métalliquesfondus. Le fait que cette technique est à base del’électronique et accompagne des technologiesexcessivement développées, semble lui échapper. Nousnous excusons de faire étalage de connaissances, maisnous retrouvons là cette nécessité de « l’informationconcomitante », si vivement pressentie par CharlesFort.

En dépit de son attitude très prudente, le professentJohn Alden Mason, Curator Emeritus du musée desAntiquités américaines de l’Université dePennsylvanie, dans son ouvrage The AncientCivilization of Peru, ouvre une porte sur le réalismefantastique lorsqu’il parle des Quipu. Les Quipu sont

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des cordes présentant des nœuds compliqués. On lesretrouve chez les Incas et pré-Incas. Il s’agirait d’uneécriture. Ils auraient servi à exprimer des idées, ou desgroupes d’idées abstraites. L’un des meilleursspécialistes des Quipu, Nordenskiöld, voit dans ceux-cides calculs mathématiques, des horoscopes, diversesméthodes de prévision de l’avenir. Le problème estcapital : il peut exister d’autres modes d’enregistrementde la pensée que l’écriture.

Allons plus loin : le nœud, base des Quipu, estconsidéré par les mathématiciens modernes comme undes plus grands mystères. Il n’est possible que dans unnombre impair de dimensions, impossible dans le planet dans les espaces supérieurs pairs : 4, 6, 2dimensions, et les topologistes n’ont réussi qu’à étudierles nœuds les plus simples. Il n’est donc pasimprobable que se trouvent inscrites dans les Quipu desconnaissances que nous ne possédons pas encore.

Autre exemple : la réflexion moderne sur la nature dela connaissance et les structures de l’esprit pourraits’enrichir par l’étude du langage des Indiens Hopi del’Amérique centrale. Ce langage se prête mieux que lenôtre aux sciences exactes. Il ne comprend pas de mots-verbes et de mots-noms, mais des mots-événements,s’appliquant ainsi plus étroitement au continu espace-temps dans lequel nous savons maintenant que nous

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vivons. Plus encore, le mot-événement possède troismodes : certitude, probabilité, imagination. Au lieu dedire un homme traversait la rivière en canot, le Hopiemploiera le groupe homme-rivière-canot selon troiscombinaisons différentes selon qu’il s’agira d’un faitobservé par le narrateur, rapporté par autrui, ou rêvé.

L’homme réellement moderne, au sens où l’entendPaul Morand et où nous l’entendons nous-mêmes,découvre que l’intelligence est une, à travers desstructures différentes, comme le besoin de vivre sousabri est un, à travers mille architectures. Et il découvreque la nature de la connaissance est multiple, comme laNature elle-même.

Il se peut que notre civilisation soit le résultat d’unlong effort pour obtenir de la machine des pouvoirs quel’homme ancien possédait : communiquer à distance,s’élever dans les airs, libérer l’énergie de la matière,annuler la pesanteur, etc. Il se peut aussi qu’àl’extrémité de nos découvertes, nous nous apercevionsque ces pouvoirs sont maniables avec un équipement siréduit que le mot « machine » changera de sens. Nousaurons été, dans ce cas, de l’esprit à la machine, et dela machine à l’esprit, et certaines civilisationslointaines nous le paraîtront beaucoup moins.

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Dans son discours de réception à l’Universitéd’Oxford, en 1946, Jean Cocteau rapporte cetteanecdote :

« Mon ami Pobers, professeur d’une chaire deparapsychologie à Utrecht, fut envoyé en mission auxAntilles afin d’étudier le rôle de la télépathie, d’unusage courant parmi les simples. Veulent-ellescorrespondre avec mari ou fils, en ville, les femmess’adressent à un arbre, et père ou fils rapporte ce qu’onlui demande. Un jour que Pobers assistait à cephénomène et demandait à la paysanne pourquoi elleemployait un arbre, sa réponse fut surprenante et apte àrésoudre tout le problème moderne de nos instinctsatrophiés par les machines, sur quoi l’homme serepose. Voici donc la question : « Pourquoi vousadressez-vous à un arbre ? » Et voici la réponse :« Parce que je suis pauvre. Si j’étais riche, j’aurais letéléphone. »

Des électro-encéphalogrammes de Yogis en extasemontrent des courbes qui ne correspondent à aucunedes activités cérébrales connues de nous à l’état deveille ou de sommeil. Il y a beaucoup de blancsenluminés sur la carte de l’esprit civilisé : précognition,intuition, télépathie, génie, etc. Le jour où l’explorationde ces régions sera réellement développée, où l’onaura frayé des pistes à travers divers états de

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conscience inconnus de notre psychologie classique,l’étude des civilisations anciennes et des peuples ditsprimitifs révélera peut-être des technologies véritableset des aspects essentiels de la connaissance. À uncentralisme culturel succédera un relativisme qui nousfera apparaître l’histoire de l’humanité sous unelumière nouvelle et fantastique. Le progrès n’est pas derenforcer les parenthèses, mais de multiplier les traitsd’union.

Avant de poursuivre, et pour vous distraire un peu,nous aimerions vous faire lire une petite histoire quenous goûtons très fort. Elle est d’Arthur Clarke, bonphilosophe à nos yeux. Nous l’avons traduite à votreintention. Repos donc, et place aux explosifsenfantillages !

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III

LES NEUF MILLIARDS DE NOMS DE DIEUpar Arthur C. Clarke.

Le docteur Wagner parvint à se contenir. C’étaitméritoire. Puis il dit :

« Votre requête est un peu déconcertante. À maconnaissance, c’est la première fois qu’un monastèretibétain passe commande d’un calculateur électronique.Je ne veux pas être curieux, mais j’étais loin de penserqu’un tel établissement puisse avoir besoin de cettemachine. Puis-je vous demander ce que vous voulez enfaire ? »

Le lama réajusta les pans de sa robe de soie et posasur le bureau la règle à calcul avec laquelle il venaitd’effectuer des conversions livre-dollar.

« Volontiers, votre calculateur électronique type 5peut faire, si j’en crois votre catalogue, toutes lesopérations mathématiques jusqu’à 10 décimales.Cependant ce qui m’intéresse, ce sont des lettres, non

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pas des chiffres. Je vous demanderai de modifier lecircuit de sortie de façon à imprimer des lettres plutôtque des colonnes de chiffres.

— Je ne saisis pas bien…— Depuis que notre lamaserie a été fondée, voici

plus de trois siècles, nous nous consacrons à un certaintravail. C’est un travail qui peut vous paraître étrangeet je vous demanderai de m’écouter avec une grandeouverture d’esprit.

— D’accord.— C’est simple. Nous sommes en train d’établir la

liste de tous les noms possibles de Dieu.— Pardon ? »Le lama continua imperturbablement :« Nous avons d’excellentes raisons de croire que

tous ces noms comportent au plus neuf lettres de notrealphabet.

— Et vous avez fait cela pendant trois siècles ?— Oui. Nous avions estimé qu’il nous faudrait

quinze mille ans pour achever notre tâche. »Le docteur émit un sifflement accablé, de manière un

peu étourdie :« O.K., je vois maintenant pourquoi vous voulez

louer une de nos machines. Mais quel est le but del’opération ? »

Pendant une fraction de seconde, le lama hésita et

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Wagner craignit d’avoir offensé ce singulier client quivenait de faire le voyage Lhassa-New York, une règle àcalculer et le catalogue de la Compagnie desCompteurs Électroniques dans la poche de sa robesafran.

« Appelez cela un rituel si vous voulez, dit le lama,mais c’est une partie fondamentale de notre foi. Lesnoms de l’Être Suprême, Dieu, Jupiter, Jéhovah, Allah,etc., ne sont que des étiquettes dessinées par leshommes. Des considérations philosophiques tropcomplexes pour que je les expose ici nous ont amenés àla certitude que, parmi toutes les permutations etcombinaisons possibles des lettres, se trouvent lesvéritables noms de Dieu. Or, notre but est de lesretrouver et de les écrire tous.

— Je vois. Vous avez commencé par A. A. A. A. A.A. A. A. A., et vous allez arriver à Z. Z. Z. Z. Z. Z. Z.Z. Z.

— Sauf que nous utilisons notre alphabet à nous. Ilvous sera bien entendu facile de modifier la machine àécrire électrique, de façon qu’elle utilise notrealphabet. Mais un problème qui vous intéresseradavantage sera la mise au point des circuits spéciauxéliminant d’avance les combinaisons inutiles. Parexemple, aucune des lettres ne doit apparaître plus detrois fois successivement.

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— Trois ? Vous voulez dire deux.— Non. Trois. Mais l’explication complète exigerait

trop de temps, même si vous compreniez notre langue. »Wagner dit précipitamment :« Sûrement, sûrement, continuez.— Il vous sera facile d’adapter votre calculateur

automatique en fonction de ce but. Avec un programmeconvenable, une machine de ce genre peut permuter leslettres les unes après les autres et imprimer un résultat.Ainsi, conclut avec tranquillité le lama, ce qui nousaurait pris encore quinze mille ans sera achevé en centjours. »

Le docteur Wagner se sentait perdre le sens desréalités. À travers les baies du building, les bruits etles lumières de New York s’estompaient. Il étaittransporté dans un monde différent. Là-bas, dans leurlointain asile montagneux, génération après génération,des moines tibétains composaient depuis trois cents ansleur liste de noms dépourvus de sens… Il n’y avaitdonc pas de limite à la folie des hommes ? Mais ledocteur Wagner ne devait pas manifester ses pensées.Le client a toujours raison…

Il répondit :« Je ne doute pas que nous puissions modifier la

machine type 5, de façon à imprimer des listes de cettesorte. L’installation et l’entretien m’inquiètent

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davantage. En outre, il ne sera pas facile de la livrer auTibet.

— Nous pouvons arranger cela. Les piècesdétachées sont de dimensions suffisamment faibles pourêtre transportées par avion. C’est d’ailleurs pourquoinous avons choisi votre machine. Envoyez les piècesaux Indes, nous nous chargerons du reste.

— Désirez-vous engager deux de nos ingénieurs ?— Oui, pour mettre en place et surveiller la machine

durant les cents jours.— Je vais faire une note à la direction du personnel,

dit Wagner en écrivant sur son bloc-notes. Mais deuxquestions restent à résoudre… »

Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, le lama avaitsorti de sa poche une mince feuille de papier :

« Ceci est l’état certifié de mon compte à la BanqueAsiatique.

— Je vous remercie. C’est parfait… Mais, si vouspermettez, la seconde question est tellementélémentaire que j’hésite à la mentionner. Il arrivesouvent que l’on oublie quelque chose d’évident…Avez-vous une source d’énergie électrique ?

— Nous avons un générateur Diesel électrique de50 kW de puissance, 110 volts. Il a été installé voicicinq ans et fonctionne bien. Il nous facilite la vie à lalamaserie. Nous l’avons acquis surtout pour faire

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tourner les moulins à prières.— Ah ! oui, bien entendu, j’aurais dû y penser… »

Du parapet la vue était vertigineuse, mais ons’habitue à tout.

Trois mois s’étaient écoulés et Georges Hanleyn’était plus impressionné par les six cents mètres à laverticale qui séparaient le monastère du quadrillagedes champs dans la plaine. Appuyé sur des pierresarrondies par le vent, l’ingénieur contemplait d’un œilmorose les montagnes lointaines dont il ignorait le nom.« L’Opération nom de Dieu », comme l’avait baptiséeun humoriste de la Compagnie, était sûrement le pireboulot de cinglé auquel il eût jamais participé.

Semaine après semaine, la machine type 5 modifiéeavait couvert des milliers de feuillets d’un incroyablevolapük. Patient et inexorable, le calculateur avaitrassemblé les lettres de l’alphabet tibétain dans toutesles combinaisons possibles, épuisant série après série.Les moines découpaient certains mots à la sortie de lamachine à écrire électrique et les collaient avecdévotion dans des registres énormes. Dans unesemaine, ils auraient fini.

Hanley ignorait par quels calculs obscurs ils étaientarrivés à la conclusion qu’il ne fallait pas étudier des

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assemblages de dix, vingt, cent, mille lettres, et il netenait pas du tout à le savoir. Dans ses cauchemars, ilrêvait parfois que le grand lama avait brusquementdécidé que l’on compliquerait un peu plus l’opérationet que l’on poursuivrait le travail jusqu’à l’an 2060. Cedrôle de bonhomme en paraissait d’ailleursparfaitement capable.

La lourde porte de bois claqua. Chuk venait lerejoindre sur la terrasse. Chuk fumait, commed’habitude, un cigare : il s’était rendu populaire parmiles lamas en leur distribuant des havanes. Ces types-làpouvaient être complètement tordus – pensa Hanley –mais ils n’étaient pas des puritains. Les fréquentesexpéditions au village n’avaient pas été sans intérêt…

« Écoute, Georges, dit Chuk, on a des ennuis.— La machine est détraquée ?— Non. »Chuk s’assit sur le parapet. C’était étonnant, car, de

coutume, il craignait le vertige :« Je viens de découvrir le but de l’opération.— Mais nous le connaissions !— Nous savions ce que les moines voulaient faire,

mais nous ne savions pas pourquoi.— Bah ! ils sont cinglés…— Écoute, Georges, le vieux vient de m’expliquer.

Ils pensent que lorsqu’ils auront écrit tous ces noms (et

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d’après eux il y en a environ neuf milliards), le butdivin sera atteint. La race humaine aura accompli cepour quoi elle avait été créée.

— Alors quoi ? Ils s’attendent à ce que nous noussuicidions ?

— Inutile. Quand la liste sera terminée, Dieuinterviendra et ce sera fini.

— Quand nous aurons fini, ce sera la fin dumonde ? »

Chuk eut un petit rire nerveux :« C’est ce que j’ai dit au vieux. Alors il m’a regardé

d’une façon étrange, comme un professeur regarde unélève particulièrement stupide, et il m’a dit : “Oh ! ce nesera pas aussi insignifiant !…” »

Georges réfléchit un instant.« C’est un type qui a visiblement les idées larges,

dit-il, mais ceci dit, qu’est-ce que ça change ? Noussavions déjà qu’ils étaient cinglés.

— Oui. Mais tu ne vois pas ce qui peut arriver ? Si laliste se termine et si les trompettes de l’ange Gabriel,version tibétaine, ne sonnent pas, ils peuvent déciderque c’est de notre faute. Après tout, c’est notre machinequ’ils utilisaient. Je n’aime pas ça…

— Je te suis…, dit lentement Georges, mais j’en aivu d’autres. Quand j’étais môme, en Louisiane, on a euun prêcheur qui a annoncé la fin du monde pour le

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dimanche suivant. Des centaines de types l’ont cru.Certains même ont vendu leurs maisons. Mais personnen’a piqué une colère le dimanche d’après. Les gens ontpensé qu’il s’était juste un peu trompé dans ses calculs,et des tas d’entre eux ont encore la foi.

— Dans le cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je tesignale que nous ne sommes pas en Louisiane. Noussommes seuls, tous les deux, parmi des centaines demoines. Je les adore, mais je préférerais être ailleursquand le vieux lama s’apercevra que l’opération estratée.

— Il y a une solution. Un petit sabotage inoffensif.L’avion arrive dans une semaine et la machine finirason travail dans quatre jours, à raison de 24 heures parjour. Il n’y a qu’à se mettre à réparer quelque chosependant deux ou trois jours. Si c’est bien réglé, nouspouvons être en bas, sur l’aéroport, quand le derniernom sortira de la machine. »

Sept jours plus tard, alors que les petits poneys demontagne descendaient la route en spirale, Hanley dit :

« J’ai un peu de remords. Je ne prends pas la fuiteparce que j’ai peur, mais parce que j’ai du chagrin. Jen’aimerais pas voir la tête de ces braves gens quand lamachine s’arrêtera.

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— À mon avis, dit Chuk, ils ont très bien deviné quenous nous sauvions, et ça leur était égal. Ils saventmaintenant à quel point cette machine est automatique,et qu’elle n’a pas besoin de surveillance. Et ils pensentqu’il n’y aura pas d’après. »

Georges se retourna sur sa selle et regarda.Les bâtiments du monastère apparaissaient en

silhouette brune dans le soleil couchant. Des petiteslumières brillaient de temps en temps sous la massesombre des murailles comme les hublots d’un navire enroute. Des lampes électriques branchées sur le circuitde la machine n° 5.

Qu’allait-il arriver au calculateur électrique ? sedemanda Georges. Les moines le détruiraient-ils dansleur rage et leur désappointement ? Ou bienrecommenceraient-ils tout ?

Comme s’il y était encore, il voyait ce qui se passaiten ce moment sur la montagne derrière les murailles.

Le grand lama et ses assistants examinaient lesfeuilles, tandis que des novices découpaient des nomsbaroques et les collaient dans l’énorme cahier. Et toutcela se faisait dans un religieux silence. On n’entendaitque les touches de la machine, frappant comme unepluie douce le papier. Le calculateur lui-même, quicombinait des milliers de lettres par seconde, était toutà fait silencieux…

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La voix de Chuk interrompit sa rêverie.« Le voilà ! Ça fait rudement plaisir ! »Pareil à une minuscule croix d’argent, le vieil avion

de transport D.C. 3 venait de se poser là-bas sur lepetit aérodrome de fortune. Cette vision donnait enviede boire un grand coup de scotch glacé. Chukcommença à chanter, mais s’arrêta vite. Les montagnesne l’encourageaient pas.

Georges consulta sa montre.« Nous serons au terrain dans une heure », dit-il. Et

il ajouta : « Crois-tu que le calcul soit fini ? »Chuk ne répondit pas et Georges redressa la tête. Il

vit le visage de Chuk très blanc, tendu vers le ciel.« Regarde », murmura Chuk.Georges, à son tour, leva les yeux.Pour la dernière fois, au-dessus d’eux, dans la paix

des hauteurs, une à une, les étoiles s’éteignaient…

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IV

Où les auteurs, qui ne sont ni trop crédules ni trop incrédules,s’interrogent sur la Grande Pyramide. – Et s’il y avait d’autrestechniques ? – L’exemple hitlérien. – L’empire d’Almanzar. –Beaucoup de fins du monde. – L’impossible île de Pâques. – Lalégende de l’Homme Blanc. – Les civilisations d’Amérique. – Lemystère Maya. – Du « pont de lumière » à l’étrange plaine deNazca. – Où les auteurs ne sont que des pauvres casseurs decailloux.

D’Aristarque de Samos aux astronomes de 1900,l’humanité a mis vingt-deux siècles pour calculer avecune approximation satisfaisante la distance de la Terreau Soleil : 149 400 000 kilomètres. Il eût suffi demultiplier par un milliard la hauteur de la pyramide duChéops, construite 2900 ans avant Jésus-Christ.

Nous savons aujourd’hui que les Pharaons ontconsigné dans les pyramides les résultats d’une sciencedont nous ignorons l’origine et les méthodes. On yretrouve le nombre π, le calcul exact de la durée d’uneannée solaire, du rayon et du poids de la terre, la loi deprécession des équinoxes, la valeur du degré delongitude, la direction réelle du Nord, et peut-êtrebeaucoup d’autres données non encore déchiffrées.

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D’où viennent ces renseignements ? Comment ont-ilsété obtenus ? Ou transmis ? Et dans ce cas, par qui ?

Pour l’abbé Moreux, Dieu donna aux ancienshommes des connaissances scientifiques. Nous voilàdans l’imagerie. « Écoute-moi, ô mon fils, le nombre3,1416 te permettra de calculer la surface d’unecirconférence ! » Pour Piazzi Smyth, Dieu dicta cesrenseignements à des Égyptiens trop impies et tropignorants pour comprendre ce qu’ils inscrivaient dansla pierre. Et pourquoi Dieu, qui sait tout, se serait-illourdement trompé sur la qualité de ses élèves ? Pourles égyptologues positivistes, les mensurationseffectuées à Gizeh ont été faussées par des chercheursabusés par leur désir de merveilleux : nulle sciencen’est inscrite. Mais la discussion flotte parmi lesdécimales, et il n’en reste pas moins que la constructiondes pyramides témoigne d’une technique qui nousdemeure totalement incompréhensible. Gizeh est unemontagne artificielle de 6 500 000 tonnes. Des blocs dedouze tonnes sont ajustés au demi-millimètre. L’idée laplus plate est la plus fréquemment retenue : le Pharaonaurait disposé d’une main-d’œuvre colossale. Resteraità expliquer comment a été résolu le problème del’encombrement de ces foules immenses. Et les raisonsd’une aussi folle entreprise. Comment les blocs ont-ilsété extraits des carrières. L’égyptologie classiquen’admet comme technique que l’emploi de coins de

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bois mouillé introduits dans les fissures de la roche.Les constructeurs n’auraient disposé que de marteauxde pierre, et de scies de cuivre, métal mou. Voilà quiépaissit le mystère. Comment des pierres taillées de dixmille kilos et plus furent-elles hissées et jointes ? AuXIXe siècle, nous eûmes toutes les peines du monde àacheminer deux obélisques que les Pharaons faisaienttransporter par douzaines. Comment les Égyptienss’éclairaient-ils à l’intérieur des pyramides ? Jusqu’en1890, nous ne connaissons que les lampes qui filent etcharbonnent au plafond. Or, on ne décèle pas une tracede fumée sur les parois. En captant la lumière solaire eten la faisant pénétrer, par un système optique ? Nuldébris de lentille n’a été découvert.

On n’a retrouvé aucun instrument de calculscientifique, aucun vestige témoignant d’une grandetechnologie. Ou bien il faut admettre la thèse mystico-primaire : Dieu dicte des renseignements astronomiquesà des maçons obtus mais appliqués et leur donne uncoup de main. Il n’y a pas de renseignements inscritsdans les pyramides ? Les positivistes à court dechicanes mathématiques déclarent qu’il s’agit decoïncidences. Quand les coïncidences sont aussinettement exagérées, comme eût dit Fort, comment faut-il les appeler ? Ou bien il faut admettre que desarchitectes et décorateurs surréalistes, pour satisfaire la

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mégalomanie de leur roi, ont, selon des mesures quileur étaient passées par la tête au hasard del’inspiration, fait extraire, transporter, décorer, éleveret ajuster au demi-millimètre les 2 600 000 blocs de lagrande pyramide par des tâcherons qui travaillaientavec des morceaux de bois et des scies à couper lecarton en se marchant sur les pieds.

Les choses datent de cinq mille ans, et nous ignoronspresque tout. Mais ce que nous savons, c’est que lesrecherches ont été faites par des gens pour qui lacivilisation moderne est la seule civilisation techniquepossible. Partant de ce critère, il leur faut doncimaginer, ou l’aide de Dieu, ou un colossal et bizarretravail de fourmis. Or, il se peut qu’une pensée toutedifférente de la nôtre ait pu concevoir des techniquesaussi perfectionnées que les nôtres, mais elles aussidifférentes, des instruments de mesure et des méthodesde manipulation de la matière sans rapport avec ce quenous connaissons, ne laissant aucun vestige apparent ànos yeux. Il se peut qu’une science et une technologiepuissantes, ayant apporté d’autres solutions que lesnôtres aux problèmes posés, aient disparu totalementavec le monde des Pharaons. Il est difficile de croirequ’une civilisation puisse mourir, s’effacer. Il estencore plus difficile de croire qu’elle ait pu divergerde la nôtre au point que nous avons du mal à lareconnaître comme civilisation. Et pourtant !…

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Lorsque la dernière guerre mondiale s’est terminée,le 8 mai 1945, des missions d’investigations ontimmédiatement commencé de parcourir l’Allemagnevaincue. Les rapports de ces missions ont été publiés.Le catalogue seul comporte 300 pages. L’Allemagne nes’est séparée du reste du monde qu’à partir de 1933. Endouze ans, l’évolution technique du Reich prit deschemins singulièrement divergents. Si les Allemandsétaient en retard dans le domaine de la bombeatomique, ils avaient mis au point des fusées géantessans équivalent en Amérique et en Russie. S’ilsignoraient le radar, ils avaient réalisé des détecteurs àrayons infrarouges, tout aussi efficaces. S’ils n’avaientpas inventé les silicones, ils avaient développé unechimie organique toute nouvelle(38). Derrière cesradicales différences en matière de technique, desdifférences philosophiques encore plus stupéfiantes…Ils avaient rejeté la relativité et en partie négligé lathéorie des quanta. Leur cosmogonie eût ahuri lesastrophysiciens alliés : c’était la thèse de la glaceéternelle, selon laquelle planètes et étoiles étaient desblocs de glace flottant dans l’espace(39). Si de telsabîmes ont pu se creuser en douze années, dans notremonde moderne, en dépit des échanges etcommunications, que penser des civilisations tellesqu’elles ont pu se développer dans le passé ? Dans

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quelle mesure nos archéologues sont-ils qualifiés pourjuger de l’état des sciences, des techniques, de laphilosophie, de la connaissance chez les Mayas ou chezles Khmers ?

Nous ne tomberons pas dans le piège des légendes :Lémurie ou Atlantide. Platon, dans le Critias,

chantant les merveilles de la cité disparue, Homère,avant lui, dans l’Odyssée, évoquant la fabuleuseScheria, décrivent peut-être Tartessos, la Tarshihbiblique de Jonas et but de son voyage. À l’embouchuredu Guadalquivir, Tartessos est la plus riche villeminière du monde et exprime la quintessence d’unecivilisation. Elle fleurit depuis un nombre ignoré desiècles, dépositaire d’une sagesse et de secrets. Vers500 avant Jésus-Christ, elle s’évanouit complètement,on ne sait comment ni pourquoi(40). Il se peut queNuminor, mystérieux centre celte du cinquième siècleavant J.-C., ne soit pas une légende(41) mais nous n’ensavons rien. Les civilisations dont on est sûr del’existence passée, et qui sont mortes, sont bien aussiétranges que la Lémurie. La civilisation arabe deCordoue et de Grenade invente la science moderne,découvre la recherche expérimentale et sesapplications pratiques, étudie la chimie et même lapropulsion à réaction. Des manuscrits arabes duXIIe siècle présentent des schémas pour fusées de

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bombardement. Si l’empire d’Almanzar avait été aussiavancé en biologie que dans les autres techniques, si lapeste n’avait pu s’allier aux Espagnols pour le détruire,la révolution industrielle aurait peut-être eu lieu au XVe

ou XVIe siècle en Andalousie, et le XXe eût été alorsune ère d’aventuriers interplanétaires arabes colonisantla Lune, Mars et Vénus.

L’empire d’Hitler, celui d’Almanzar s’écroulentdans le feu et le sang. Un beau matin de juin 1940, leciel de Paris s’obscurcit, l’air se charge de vapeurd’essence, et sous ce nuage immense qui noircit lesvisages décomposés par la stupeur, l’effroi, la honte,une civilisation chancelle, des millions d’êtress’enfuient au hasard, sur les routes mitraillées.Quiconque a vécu cela, et connu aussi le crépuscule desdieux du IIIe Reich, peut imaginer la fin de Cordoue etde Grenade, et mille autres fins du monde, au cours desmillénaires. Fin du monde pour les Incas, fin du mondepour les Toltèques, fin du monde pour les Mayas. Toutel’histoire de l’humanité : une fin sans fin…

L’île de Pâques, à 3 000 kilomètres au large descôtes du Chili, est grande comme Jersey. Quand lepremier navigateur européen, un Hollandais, y aborda,en 1722, il la crut habitée par des géants. Sur cette

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petite terre volcanique de Polynésie, 593 statuesimmenses se dressent. Certaines ont plus de vingtmètres de haut et pèsent cinquante tonnes. Quand furent-elles érigées ? Comment ? Pourquoi ? On croit pouvoirdistinguer, par l’étude de ces mystérieux monuments,trois niveaux de civilisation dont la plus accomplieserait la plus ancienne. Comme en Égypte, les énormesblocs de tuf, de basalte, de lave, sont ajustés avec uneprodigieuse habileté. Mais l’île a un relief accidenté, etquelques arbres rabougris ne peuvent fournir desrouleaux : comment les pierres furent-ellestransportées ? Et peut-on invoquer une main-d’œuvrecolossale ? Au XIXe siècle, les Pascuans étaient deuxcents : trois fois moins nombreux que leurs statues. Ilsne purent jamais être plus de trois ou quatre mille surcette île au sol stérile et sans animaux. Alors ?

Comme en Afrique, comme en Amérique du Sud, lespremiers missionnaires débarquant sur Pâques eurentpour soin de faire disparaître toutes traces de lacivilisation morte. Au pied des statues, il y avait destablettes de bois flotté, couvertes d’hiéroglyphes : ellesfurent brûlées ou expédiées à la bibliothèque duVatican où reposent bien des secrets. S’agissait-il dedétruire les vestiges d’anciennes superstitions, oud’effacer les témoignages d’un autre savoir ? Lesouvenir du passage sur la terre d’autres êtres ? Devisiteurs venus d’ailleurs ?

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Les premiers Européens explorant Pâquesdécouvrirent parmi les Pascuans des hommes blancs etbarbus. D’où venaient-ils ? Descendants de quelle raceplusieurs fois millénaire, dégénérée, aujourd’huitotalement engloutie ? Des bribes de légendes parlaientd’une race de maîtres, d’enseignants, surgie du fond desâges, tombée du ciel.

Notre ami, l’explorateur et philosophe péruvienDaniel Ruzo, part étudier en 1952 le plateau désertiquede Marcahuasi, à 3 800 mètres d’altitude, à l’ouest dela Cordillère des Andes(42). Ce plateau sans vie, quel’on ne peut atteindre qu’à dos de mule, mesure troiskilomètres carrés. Ruzo y découvre des animaux et desvisages humains taillés dans le roc, et visiblesseulement au solstice d’été, par le jeu des lumières etdes ombres. Il y retrouve des statues d’animaux de l’èresecondaire comme le stégosaure ; de lions, de tortues,de chameaux, inconnus en Amérique du Sud. Unecolline taillée représente une tête de vieillard. Lenégatif de la photographie révèle un jeune hommeradiant. Visible au cours de quel rite d’initiation ? Ledatage au carbone 14 n’a pas encore été possible :aucun vestige organique sur Marcahuasi. Les indicesgéologiques font remonter vers la nuit des temps. Ruzopense que ce plateau serait le berceau de la civilisationMasma, peut-être la plus ancienne du monde.

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On retrouve le souvenir de l’homme blanc sur unautre plateau fabuleux, Tiahuanaco, à 4 000 mètres.Quand les Incas firent la conquête de cette région du lacTiticaca, Tiahuanaco était déjà ce champ de ruinesgigantesques, inexplicables, que nous connaissons.

Quand Pizarre y atteint, en 1532, les Indiens donnentaux conquistadores le nom de Viracochas : maîtresblancs. Leur tradition, déjà plus ou moins perdue, parled’une race de maîtres, disparue, géante et blanche,venue d’ailleurs, surgie des espaces, d’une race de Filsdu Soleil. Elle régnait et enseignait, voici desmillénaires. Elle disparut d’un seul coup. Ellereviendra. Partout, en Amérique du Sud, les Européensqui se ruaient vers l’or rencontrèrent cette tradition del’homme blanc et en bénéficièrent. Leur plus bas désirde conquête et de profit fut aidé par le plus mystérieuxet le plus grand souvenir.

L’exploration moderne révèle, sur le continentaméricain, une formidable profondeur de civilisation.Cortez s’aperçoit avec stupeur que les Aztèques sontaussi civilisés que les Espagnols. Nous savonsaujourd’hui qu’ils vivaient des restes d’une plus hauteculture, celle des Toltèques. Les Toltèquesconstruisirent les plus gigantesques monuments del’Amérique. Les pyramides du soleil de Teotihuacán etde Cholula sont deux fois plus importantes que le

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tombeau du roi Chéops. Mais les Toltèques étaient eux-mêmes les descendants d’une civilisation plus parfaite,celle des Mayas, dont les restes ont été découverts dansles jungles du Honduras, du Guatemala, du Yucatan.Engloutie sous le désordre de la nature, se révèle unecivilisation très antérieure à la grecque, maissupérieure à celle-ci. Morte quand et comment ? Mortedeux fois, en tout cas, car les missionnaires, là aussi, sesont empressés de détruire les manuscrits, de briser lesstatues, de faire disparaître les autels. Résumant lesrecherches les plus récentes sur les civilisationsdisparues, Raymond Cartier écrit :

« Dans maints domaines, la science des Mayasdépassa celle des Grecs et des Romains. Forts deprofondes connaissances mathématiques etastronomiques, ils poussèrent jusqu’à une perfectionminutieuse la chronologie et la science du calendrier.Ils construisaient des observatoires à coupoles mieuxorientés que celui de Paris au XVIIe siècle, comme leCaracol élevé sur trois terrasses dans leur capitale deChichen Itza. Ils utilisaient l’année sacrée de 260 jours,l’année solaire de 365 jours et l’année vénusienne de584 jours. La durée exacte de l’année solaire a étéfixée à 365,2422 jours. Les Mayas avaient trouvé365,2420 jours, soit, a une décimale près, le nombreauquel nous sommes arrivés après de longs calculs. Ilest possible que les Égyptiens aient atteint la même

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approximation, mais, pour l’admettre, il faut croire auxconcordances discutées des Pyramides, alors que nouspossédons le calendrier maya.

« D’autres analogies avec l’Égypte sont visiblesdans l’art admirable de ceux-ci. Leurs peinturesmurales, leurs fresques, les flancs de leurs vases,montrent des hommes au violent profil sémite danstoutes les activités de l’agriculture, de la pêche, de laconstruction, de la politique, de la religion. L’Égypteseule a peint ce labeur avec cette vérité cruelle, maisles poteries des Mayas font songer aux Étrusques, leursbas-reliefs font songer à l’Inde et les grands escaliersraides de leurs temples pyramidaux font songer àAngkor. S’ils n’ont pas reçu ces modèles de l’extérieur,alors leur cerveau était construit de telle manière qu’ila repassé par les mêmes formes d’expression artistiqueque tous les grands peuples anciens d’Europe etd’Asie. La civilisation a-t-elle pris naissance dans unerégion géographique déterminée et s’est-elle propagéede proche en proche comme un incendie de forêt ? Oubien est-elle apparue spontanément et séparément dansdifférentes régions du globe ? Y eut-il un peupleinstituteur et des peuples d’élèves, ou bien plusieurspeuples autodidactes ? Des graines isolées, ou bien unesouche unique et des boutures un peu partout ? »

On ne sait pas, et nous ne possédons aucune

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explication satisfaisante des origines de tellescivilisations, – ni de leurs fins. Des légendesboliviennes recueillies par Mme Cynthia Fain(43), et quiremonteraient à plus de cinq mille ans, racontent queles civilisations de cette époque se seraient écrouléesaprès un conflit avec une race non humaine dont le sangn’était pas rouge.

L’Altiplano de Bolivie et du Pérou évoque une autreplanète. Ce n’est pas la Terre, c’est Mars. La pressionde l’oxygène y est inférieure à la moitié de ce qu’elleest au niveau de la mer, et pourtant on y trouve deshommes jusqu’à 3 500 mètres d’altitude. Ils ont deuxlitres de sang de plus que nous, huit millions deglobules rouges au lieu de cinq, et leur cœur bat pluslentement. La méthode de datage au radio-carbonerévèle une présence humaine voici 9 000 ans. Certainesdéterminations récentes mènent à penser que leshommes vivaient là il y a 30 000 ans. Il n’est nullementexclu que des humains sachant travailler des métaux,possédant des observatoires et une science, aient bâtivoici 30 000 ans des cités géantes. Guidés par qui ?

Certains des travaux d’irrigation effectués par lespré-Incas seraient à peine réalisables avec nos turbo-foreuses électriques. Pourquoi des hommes qui ne seservaient pas de la roue ont-ils construit d’énormesroutes pavées ?

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L’archéologue américain Hyatt Verrill consacratrente ans à la recherche des civilisations disparuesd’Amérique centrale et d’Amérique du Sud. Pour lui,les grands travaux des anciens hommes n’ont pas étéfaits avec des outils à tailler la pierre, mais avec unepâte radioactive rongeant le granit : une sorte degravure à l’échelle des grandes pyramides. Cette pâteradioactive, léguée par des civilisations plus anciennesencore, Verrill prétendait en avoir vu entre les mainsdes derniers sorciers. Dans un très beau roman, Thebridge of Light, il décrit une cité pré-Inca que l’onatteint au moyen d’un « pont de lumière », un pont dematière ionisée, apparaissant et disparaissant à volontéet qui permet de franchir un défilé rocheux inaccessibleautrement. Jusqu’à ses derniers jours (il est mort àquatre-vingts ans), Verrill assura que son livre étaitbeaucoup plus qu’une légende, et sa femme, qui luisurvécut, l’assure encore.

Que signifient les figures de Nazca ? Il s’agit delignes géométriques immenses tracées dans la plaine deNazca, visibles seulement d’un avion ou d’un ballon, etque l’exploration aéronautique vient de permettre dedécouvrir. Le professeur Mason, qui ne saurait, commeVerrill, être suspecté de fantaisie, se perd enconjectures. Il eût fallu que les constructeurs fussentguidés d’un engin flottant dans le ciel. Mason rejettel’hypothèse et imagine que ces figures ont été placées à

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partir d’un modèle réduit ou d’une grille. Étant donné leniveau de technique des pré-Incas admis parl’archéologie classique, c’est encore plus improbable.Et quelle serait la signification de ce tracé ?Religieuse ? C’est ce que l’on dit toujours, à touthasard. L’explication par la religion inconnue, méthodecourante. On préfère supposer toutes sortes de folies del’esprit, plutôt que d’autres états de la connaissance etde la technique. C’est une question de préséance : leslumières d’aujourd’hui sont les seules lumières. Lesphotographies que nous avons de la plaine de Nazca,font irrésistiblement songer au balisage d’un terraind’atterrissage. Fils du Soleil, venus du ciel… Leprofesseur Mason se garde de faire le rapprochementavec ces légendes et suppose, de toutes pièces, unesorte de religion de la trigonométrie dont l’histoire descroyances ne nous donne d’ailleurs aucun exemple. Etcependant, un peu plus loin, il mentionne la mythologiepréinca selon laquelle les étoiles sont habitées et lesdieux sont descendus de la constellation des Pléiades.

Nous ne nous refusons pas à supposer des visitesd’habitants de l’extérieur, des civilisations atomiquesdisparues sans presque laisser de traces, des étapes dela connaissance et de la technique comparables àl’étape présente, des vestiges de sciences engloutiesdans diverses formes de ce que nous appelons

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l’ésotérisme, et des réalités opératives dans ce quenous mettons au rang des pratiques magiques. Nous nedisons pas que nous croyons à tout, mais nousmontrerons dans le prochain chapitre que le champ dessciences humaines est probablement beaucoup plusvaste qu’on ne l’a fait. En intégrant tous les faits, sansexclusion aucune, et en acceptant de considérer toutesles hypothèses suggérées par ces faits, sans aucunesorte d’apriorisme, un Darwin, un Copernic del’anthropologie créeront une science complètementnouvelle, pour peu qu’ils établissent en outre unecirculation constante entre l’observation objective dupassé et les fines pointes de la connaissance moderneen matière de parapsychologie, de physique, de chimie,de mathématique. Il leur apparaîtra peut-être que l’idéed’une toujours lente évolution de l’intelligence, d’untoujours long cheminement du savoir, n’est pas une idéesûre, mais un tabou que nous avons érigé pour nouscroire bénéficiaires, aujourd’hui, de toute l’histoirehumaine. Pourquoi les civilisations passées n’auraient-elles pas connu des éclairs brusques pendant lesquelsla quasi-totalité de la connaissance leur aurait étédévoilée ? Pourquoi ce qui se produit parfois dans unevie d’homme, l’illumination, l’intuition fulgurante,l’explosion du génie, ne se serait-il pas produitplusieurs fois dans la vie de l’humanité ?N’interprétons-nous pas les quelques souvenirs de ces

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instants d’une manière très fausse en parlant demythologie, de légendes, de magie ? Si l’on me montreune photographie non truquée d’un homme flottant dansl’air, je ne dis pas : c’est la représentation du mythed’Icare, je dis : c’est un instantané d’un saut ou d’unplongeon. Pourquoi n’y aurait-il pas des étatsinstantanés dans les civilisations ?

Nous allons citer d’autres faits, effectuer d’autresrapprochements, formuler d’autres hypothèses encore.Il y aura sans doute beaucoup de bêtises dans notrelivre, répétons-le, mais il importe assez peu, si ce livresuscite quelques vocations et, dans une certaine mesure,prépare des voies plus larges à la recherche. Nous nesommes que deux pauvres casseurs de cailloux :d’autres feront la route.

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V

Mémoire plus vieille que nous… – Où les auteurs retrouvent desoiseaux métalliques. – Histoire d’une bien curieuse carte dumonde. – Des bombardements atomiques et des vaisseauxinterplanétaires dans des « textes sacrés ». – Une autre idée sur lesmachines. – Le culte du « cargo ». – Une autre vision del’ésotérisme. – Le sacre de l’intelligence. – Encore une histoire, s’ilvous plaît.

Depuis dix ans, l’exploration du passé s’est trouvéefacilitée par les nouvelles méthodes basées sur laradio-activité et par les progrès de la cosmologie. Ils’en dégage deux faits extraordinaires(44).

1° La terre serait contemporaine de l’Univers. Elleserait donc vieille d’environ 4 500 millions d’années.Elle se serait formée en même temps et peut-être avantle Soleil, par condensation des particules à froid.

2° L’homme tel que nous le connaissons, l’homosapiens, n’existerait que depuis 75 000 ans. Cettepériode très courte aurait suffi pour passer dupréhominien à l’homme. Ici, nous nous permettons deposer deux questions :

a) Au cours de ces 75 000 années, l’humanité a-t-elle

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connu d’autres civilisations techniques que la nôtre ?Les spécialistes, en chœur, nous répondent non. Mais

il n’est pas évident qu’ils sachent distinguer uninstrument d’un objet dit de culte. Dans ce domaine, larecherche n’est pas même commencée. Cependant, il ya des problèmes troublants. La plupart despaléontologues considèrent les éolithes (pierresdécouvertes près d’Orléans en 1867) comme des objetsnaturels. Mais certains y voient l’œuvre de l’homme.De quel « homme » ? Autre que l’homo sapiens. On atrouvé d’autres objets à Ipswich, dans le Suffolk : ilsdémontreraient l’existence d’« hommes » tertiairesdans l’Europe occidentale.

b) Les expériences de Washburn et de Dice prouventque l’évolution de l’homme a pu être causée par desmodifications très triviales. Par exemple, un légerchangement des os du crâne(45). Une seule mutation, etnon pas, comme on l’avait cru, une conjonctioncomplexe de mutations, aurait suffi pour passer dupréhominien à l’homme.

Ainsi, en 4 500 millions d’années, une seulemutation ? C’est possible. Pourquoi serait-ce certain ?Pourquoi n’y aurait-il pas eu plusieurs cyclesd’évolution avant cette soixante-quinze millièmeannée ? D’autres formes d’humanité, ou plutôt d’autresêtres pensants ont pu apparaître et disparaître. Ils

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n’auraient pas laissé de traces visibles à nos yeux, maisleur souvenir persisterait dans les légendes. « Le bustesurvit à la cité » : leur souvenir pourrait avoir survécuaux centrales d’énergie, aux machines, aux monumentsde leurs civilisations englouties. Notre mémoireremonte peut-être beaucoup plus loin que notre propreexistence, que l’existence même de notre espèce. Quelsenregistrements infiniment lointains se dissimulent dansnos chromosomes et nos gènes ? « D’où te vient ceci,âme de l’homme, d’où te vient ceci ?… »

Déjà, en archéologie, tout change. Notre civilisationaccélère les communications, et les observations faitessur l’ensemble de la surface du globe, rassemblées,confrontées, débouchent sur de grands mystères. Enjuin 1958, l’institut Smithson publie les résultatsobtenus par des Américains, des Indiens, desRusses(46). Dans les fouilles effectuées en Mongolie,Scandinavie, à Ceylan, près du lac Baïkal et sur lecours supérieur de la rivière Lena, en Sibérie, ondécouvre exactement les mêmes objets d’os et depierre. Or, la technique de fabrication de ces objets nese trouve plus que chez les Esquimaux. L’institutSmithson s’estime donc en mesure de conclure qu’il y adix mille ans les Esquimaux habitaient l’Asie centrale,

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Ceylan et la Mongolie. Ils auraient ensuite émigrébrusquement vers le Groenland. Mais pourquoi ?Comment des primitifs ont-ils pu décider brusquement,et en même temps, de quitter ces terres pour le mêmepoint inhospitalier du globe ? Comment ont-ilsd’ailleurs pu le gagner ? Ils ignorent encore maintenantque la terre est ronde et n’ont aucune idée de lagéographie. Et quitter Ceylan, paradis terrestre ?L’institut ne répond pas à ces questions. Nous neprétendons pas imposer notre hypothèse et ne formulonscelle-ci que comme exercice d’ouverture d’esprit : unecivilisation supérieure, il y a dix mille ans, contrôle leglobe. Elle crée dans le Grand Nord une zone dedéportation. Or, que dit le folklore esquimau ? Il parlede tribus transportées dans le Grand Nord, à l’originedes temps, par des oiseaux métalliques géants. Lesarchéologues du XIXe siècle ont beaucoup insisté surl’absurdité de ces « oiseaux métalliques ». Et nous ?

Nul travail comparable à celui de l’institut Smithsonn’a encore été fait sur des objets mieux définis. Parexemple, sur les lentilles. Des lentilles optiques ont ététrouvées en Irak et en Australie centrale. Proviennent-elles de la même source, de la même civilisation ?Aucun opticien moderne n’a été appelé à se prononcer.Tous les verres d’optique, depuis une vingtained’années, dans notre civilisation, sont polis à l’oxydede cérium. Dans mille ans, l’analyse spectroscopique

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prouvera, par l’analyse de ces verres, l’existence d’unecivilisation unique sur le globe. Et ce sera vrai.

Une nouvelle vision du monde passé pourrait naîtred’études de ce genre. Dieu veuille que notre bouquinléger et mal documenté suscite chez quelque jeunehomme encore naïf l’idée d’un travail fou qui luidonnera un jour la clef des anciennes raisons.

Il y a d’autres faits :Sur de vastes régions du désert de Gobi, on observe

des vitrifications du sol semblables à celles queproduisent les explosions atomiques.

On a trouvé dans des cavernes du Bohistan desinscriptions accompagnées de cartes astronomiquesreprésentant les étoiles dans la position qu’ellesoccupaient voici treize mille ans. Des lignes relientVénus à la Terre.

Au milieu du XIXe siècle, un officier de marine turc,Piri Reis, fait cadeau à la Library of Congress d’unpaquet de cartes qu’il a découvert en Orient. Les plusrécentes datent de Christophe Colomb, les plusanciennes du premier siècle après Jésus-Christ, lesunes copiées sur les autres. En 1952,Arlington H. Mallery, grand spécialiste de lacartographie, examine ces documents(47). Il s’aperçoitque, par exemple, tout ce qui existe en Méditerranée aété consigné, mais n’est pas en place. Ces gens

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pensaient-ils que la Terre est plate ? L’explication n’estpas suffisante. Ont-ils établi leur carte par projection,en tenant compte de la rotondité de la Terre ?Impossible, la géométrie projective date de Monge.Mallery confie ensuite l’étude à Walters, cartographeofficiel, qui reporte ces cartes sur un globe moderne dumonde : celles-ci sont exactes, non seulement pour laMéditerranée, mais pour toute la terre, y compris lesAmériques et l’Antarctique. En 1955, Mallery etWalters soumettent leur travail au comité de l’annéegéophysique. Le comité confie le dossier au pèrejésuite Daniel Linehan, directeur de l’Observatoire deWeston et responsable de la cartographie de la marineaméricaine. Le père constate que le relief del’Amérique du Nord, le report des lacs et desmontagnes du Canada, le tracé des côtes à l’extrémiténord du continent et le relief de l’Antarctique (couvertpar les glaces et décelé à grand-peine par nosinstruments de mesure) sont corrects. Copies de cartesplus anciennes encore ? Tracées à partir d’observationsfaites à bord d’un engin volant ou spatial ? Notes prisespar des visiteurs venus du Dehors ?

Nous reprochera-t-on de poser ces questions ? LePopol Vuh , livre sacré des Quichés d’Amérique, parled’une civilisation infiniment ancienne qui connaissaitles nébuleuses et tout le système solaire. « Ceux de lapremière race, lit-on, étaient capables de tout savoir.

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Ils examinaient les quatre coins de l’horizon, les quatrepoints de l’arche du ciel et la face ronde de la Terre. »

« Quelques-unes de ces croyances et légendes quel’Antiquité nous a léguées sont si universellement et siprofondément enracinées, que nous avons prisl’habitude de les considérer comme presque aussivieilles que l’humanité elle-même. Or, on est porté àrechercher jusqu’où la conformité de plusieurs de cescroyances et légendes est un effet du hasard, ou bienjusqu’où elle pourrait être le reflet de l’existence d’uneancienne civilisation, totalement inconnue etinsoupçonnée, et dont tout autre vestige auraitdisparu. »

L’homme qui, en 1910, écrivait ces lignes, n’était niun écrivain de science-fiction, ni un vague occultiste.C’était un des pionniers de la science, le professeurFrédéric Soddy, prix Nobel, découvreur des isotopes etdes lois de transformation de radio-activiténaturelle(48).

L’Université d’Oklahoma a publié en 1954 lesannales de tribus indiennes du Guatemala, datant duXVIe siècle. Récits fantastiques, apparitions d’êtreslégendaires, mœurs imaginaires de dieux. Or, en yregardant de plus près, on s’est aperçu que les Indiens

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cackchiquels ne racontaient pas d’histoires folles : ilsmentionnaient à leur manière leurs premiers contactsavec les envahisseurs espagnols. Ces derniersprenaient place, dans l’esprit des « historiens »cackchiquels, aux côtés des êtres appartenant à leurmythologie et à leur tradition. Ainsi le réel se trouvait-il dépeint sous l’aspect fabuleux, et il est hautementprobable que des textes considérés comme purementfolkloriques ou mythologiques reposent sur des faitsréels mal interprétés et intégrés à d’autres faits, ceux-ciimaginaires. Le partage n’a pas été fait et toute unelittérature plusieurs fois millénaire repose dans nosbibliothèques spécialisées sur les rayons « légendes »sans que personne veuille un instant songer qu’il s’ycache peut-être des chroniques enluminéesd’événements véritables.

Ce que nous savons de la science et de la techniquemodernes devrait pourtant nous faire lire d’un autre œilcette littérature. Le livre de Dzyan parle de « maîtres àla face éblouissante » qui abandonnent la Terre, retirantleurs connaissances aux hommes impurs, effaçant pardésintégration les traces de leur passage. Ils s’en vonten chars volants, mus par la lumière, rejoindre leurspays « de fer et de métal ».

Dans une récente étude de la LiteratournayaGazeta(49), le professeur Agrest, qui admet l’hypothèse

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d’une visite ancienne de voyageurs interplanétaires,retrouve parmi les premiers textes introduits dans laBible par les prêtres juifs, les souvenirs d’Êtres venusd’ailleurs qui, tel Enoch, disparaissaient pour remonterau ciel dans des arches mystérieuses. Les ouvragessacrés hindous, le Ramayana et le Maha Bhratra,décrivent les aéronefs qui circulèrent dans le ciel, àl’origine des temps, et qui ressemblaient « à des nuagesazurés en forme d’œuf ou de globe lumineux ». Ilspouvaient faire plusieurs fois le tour de la Terre. Ilsétaient actionnés « par une force éthérée qui frappe lesol au départ », ou « par une vibration émanant d’uneforce invisible ». Ils émettaient des « sons doux etmélodieux », irradiaient en « brillant comme du feu » etleur trajectoire n’était pas droite, mais apparaissaitcomme « une longue ondulation les rapprochant ou leséloignant de la Terre ». La matière de ces engins estdéfinie, dans ces ouvrages vieux de plus de trois milleans et sans doute écrits sur des souvenirs infinimentplus lointains, comme étant composée de plusieursmétaux, les uns blancs et légers, les autres rouges.

Dans le Mausola Purva, cette singulière description,incompréhensible pour des ethnologues du XIXe siècle,certes, mais non plus pour nous :

« C’est une arme inconnue, une foudre de fer,gigantesque messager de la mort, qui réduisit en

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cendres tous les membres de la race des Vrishnis et desAndhakas. Les cadavres brûlés n’étaient même pasreconnaissables. Les cheveux et les ongles tombaient,les poteries cassaient sans cause apparente, les oiseauxdevenaient blancs. Au bout de quelques heures, toutenourriture était malsaine. La foudre se réduisit en finepoudre. »

Et ceci :« Cukra, volant à bord d’un vimana à haute

puissance, lança sur la triple cité un projectile uniquechargé de la puissance de l’Univers. Une fuméeincandescente, semblable à dix mille soleils, s’élevadans sa splendeur. Lorsque le vimana eut atterri, ilapparut comme un splendide bloc d’antimoine posé surle sol… »

Objection : si vous admettez l’existence decivilisations aussi fabuleusement avancées, commentexpliquez-vous que les innombrables fouilles, sur leglobe tout entier, n’ont jamais amené au jour un seulreste d’objets susceptibles de nous faire croire à cetteexistence ?

Réponses :1° Il n’y a guère plus d’un siècle que l’on fouille

systématiquement, et notre civilisation atomique n’a pasvingt ans. Aucune exploration archéologique sérieusede la Russie du Sud, de la Chine, de l’Afrique centrale

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et de l’Afrique du Sud n’a encore été faite. D’immensesterres gardent leur passé secret.

2° Il a fallu qu’un ingénieur allemand, WilhelmKönig, visite par hasard le musée de Bagdad pours’apercevoir que des pierres plates trouvées en Irak, etclassées comme telles, étaient en réalité des pilesélectriques, utilisées deux mille ans avant Galvani. Lesmusées d’archéologie regorgent d’objets classés« objets de culte » ou « divers » sur lesquels nul ne saitrien. Les Russes ont récemment découvert dans descavernes du Gobi et du Turkestan des demi-sphères encéramique ou en verre, terminées par un cône contenantune goutte de mercure. De quoi s’agit-il ? Enfin, peud’archéologues ont des connaissances scientifiques ettechniques. Moins encore sont à même de se rendrecompte qu’un problème technique peut être résolu deplusieurs façons différentes et qu’il y a des machinesqui ne ressemblent pas à ce que nous appelons desmachines : sans bielle, manivelles, ni rouages.Quelques lignes tracées avec une encre spéciale sur dupapier préparé constituent un récepteur d’ondesélectromagnétiques. Un simple tube de cuivre sert derésonateur lors de la production d’ondes radar. Undiamant est un détecteur sensible à la radiationnucléaire et cosmique. Des enregistrements complexespeuvent être contenus dans des cristaux. Desbibliothèques entières sont-elles enfermées dans des

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petites pierres taillées ? Si, dans mille ans, notrecivilisation s’étant effacée, des archéologuesretrouvaient des bandes magnétiques, par exemple,qu’en feraient-ils ? Et comment verraient-ils unedifférence entre une bande vierge et une bandeenregistrée ?

Aujourd’hui, nous sommes sur le point de découvrirles secrets de l’antimatière et de l’antigravitation.Demain, le maniement de ces secrets exigera-t-il unappareillage lourd, ou tout au contraire d’uneconfondante légèreté ? En se développant, la techniquene complique pas, elle simplifie, réduit l’équipementjusqu’à rendre celui-ci presque invisible. Dans sonlivre, Magie chaldéenne, Lenormand, reprenant unelégende qui rappelle le mythe d’Orphée, écrivait :« Dans les temps anciens, les prêtres d’On, grâce à dessons, suscitaient des tempêtes et soulevaient dans lesairs, pour construire leurs temples, des pierres quemille hommes n’eussent pu déplacer. » Et WalterOwen : « Les vibrations sonores sont des forces… Lacréation cosmique est soutenue par des vibrations quipourraient également la suspendre. » Cette théorie n’estpas éloignée des conceptions modernes. Demain serafantastique : tout le monde le sait. Mais il le sera peut-être doublement, nous arrachant à l’idée qu’hier étaitbanal.

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Nous avons de la Tradition, c’est-à-dire del’ensemble des textes les plus anciens de l’humanité,une conception toute littéraire, religieuse,philosophique. Et s’il s’agissait d’immémoriauxsouvenirs, consignés par des gens fort éloignés dutemps où se déroulaient les événements, transposant,enluminant ? D’immémoriaux souvenirs de civilisationstechniquement, scientifiquement aussi avancées, sinoninfiniment, plus que la nôtre ? Que dit la Tradition, vuesous cet aspect ?

Tout d’abord, que la science est dangereuse. Cetteidée pouvait surprendre un homme du XIXe siècle.Nous savons maintenant qu’il a suffi de deux bombessur Nagasaki et Hiroshima pour tuer 300 000personnes, que ces bombes sont d’ailleurs fortpérimées, et qu’un projectile au cobalt de cinq centstonnes pourrait effacer la vie sur la plus grande partiedu monde.

Ensuite, qu’il peut y avoir des contacts avec desêtres non terrestres. Absurdité pour le XIXe siècle, nonplus pour nous. Il n’est plus impensable qu’il existe desunivers parallèles au nôtre, avec lesquels lacommunication pourrait s’établir(50). Lesradiotélescopes reçoivent des ondes émises à dix

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milliards d’années-lumière, modulées de telle façonqu’elles ressemblent à des messages. L’astronome JohnKrauss, de l’Université d’Ohio, assure avoir capté, le2 juin 1956, des signaux en provenance de Vénus.D’autres signaux, en provenance de Jupiter, auraient étéreçus à l’Institut de Princeton.

Enfin, la Tradition assure que tout ce qui s’est passé,depuis le début des temps, a été enregistré dans lamatière, dans l’espace, dans les énergies, et peut êtrerévélé. C’est exactement ce que dit un grand savantcomme Bowen dans son ouvrage L’exploration duTemps, et c’est une pensée aujourd’hui partagée par laplupart des chercheurs.

Nouvelle objection : une haute civilisation techniqueet scientifique ne disparaît pas entièrement, nes’anéantit pas complètement.

Réponse : « Nous autres, civilisations, savonsmaintenant que nous sommes mortelles. » Ce sontjustement les techniques les plus évoluées qui risquentd’entraîner la disparition totale de la civilisation dontelles sont nées. Imaginons notre propre civilisationdans un proche futur. Toutes les centrales d’énergie,toutes les armes, tous les émetteurs et récepteurs detélécommunications, tous les appareils d’électricité etde nucléonique, bref, tous les instrumentstechnologiques se trouvent basés sur le même principe

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de production d’énergie. À la suite de quelque réactionen chaîne, tous ces instruments, gigantesques ou depoche, explosent. Tout le potentiel matériel et la plusgrande partie du potentiel humain d’une civilisationdisparaît. Ne restent que les choses qui ne témoignentpas de cette civilisation, que les hommes qui vivaientplus ou moins à l’écart de celle-ci. Les survivantsretombent à la simplicité. Ne demeurent que dessouvenirs, consignés après la catastrophe de façonmaladroite : des récits d’apparence légendaire,mythique, où passe le thème de l’expulsion d’unparadis terrestre et le sentiment qu’il y a de grandsdangers, de grands secrets cachés au sein de la matière.Tout recommence, à partir de l’Apocalypse : « La lunedevint comme du sang et les cieux se refermèrentcomme un rouleau de parchemin… »

Des patrouilles du gouvernement australien,s’aventurant en 1946 dans les hautes terres incontrôléesde la Nouvelle-Guinée, trouvèrent là des peupladesremuées par un grand vent d’excitation religieuse : leculte du « cargo » venait de naître. Le « cargo » est unterme anglais qui désigne les marchandisescommerciales à destination des indigènes : boîtes deconserve, bouteilles d’alcool, lampes à paraffine, etc.Pour ces hommes encore à l’âge de pierre, le soudain

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contact avec de telles richesses ne pouvait être quebouleversant. Mais les hommes blancs pouvaient-ilsavoir fabriqué eux-mêmes de telles richesses ?Impossible. Les Blancs que l’on voit sont de touteévidence incapables de faire naître de leurs doigts unobjet merveilleux. Soyons positifs, se disaient à peuprès les indigènes de Nouvelle-Guinée : avez-vousjamais vu un homme blanc fabriquer quelque chose ?Non, mais les Blancs se livrent à de très mystérieusesactivités : ils s’habillent tous de la même façon. Parfois,ils s’assoient devant une boîte de métal sur laquelle il ya des cadrans et écoutent des bruits bizarres qui ensortent. Ils font des signes sur des feuilles blanches. Cesont là des rites magiques, grâce auxquels ils obtiennentdes dieux que ceux-ci leur envoient le « cargo ». Lesindigènes se mirent donc à tenter de copier ces« rites » : ils essayèrent de se vêtir à l’européenne,parlèrent dans des boîtes de conserve, dressèrent destiges de bambous au-dessus de leurs cases, à l’imitationdes antennes. Et ils construisirent de fausses pistesd’atterrissage, dans l’attente du « cargo ».

Bien. Et si nos ancêtres avaient interprété de cettemanière leurs contacts avec des civilisationssupérieures ? Il nous resterait la Tradition, c’est-à-direl’enseignement de « rites » qui étaient en réalité desmanières très légitimes d’agir en fonction de

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connaissances autres. Nous aurions imité enfantinementdes attitudes, des gestes, des manipulations, sans lescomprendre, sans les relier à une réalité complexe quinous échappait, dans l’attente que ces gestes, cesattitudes, ces manipulations, nous apportent quelquechose. Quelque chose qui ne vient pas : une manne« céleste », en vérité acheminée par des voies que notreimagination ne pouvait concevoir. Il est plus facile detomber dans le rituel que d’accéder à la connaissance,plus facile d’inventer des dieux que de comprendre destechniques. Ceci dit, j’ajoute que ni Bergier ni moi-même n’entendons ramener tout élan spirituel à uneignorance matérielle. Bien au contraire. Pour nous, lavie spirituelle existe. Si Dieu dépasse toute réalité,nous trouverons Dieu quand nous aurons connu touteréalité. Et s’il y a dans l’homme des pouvoirs qui luipermettent de comprendre tout l’Univers, Dieu est peut-être tout l’Univers, plus autre chose.

Mais poursuivons notre exercice d’ouverture del’esprit : si ce que nous appelons l’ésotérisme n’était enfait qu’un exotérisme ? Si les plus vieux textes del’humanité, sacrés à nos yeux, n’étaient que destraductions abâtardies, des vulgarisations hasardeuses,des rapports de troisième main, des souvenirs quelquepeu faussés de réalités techniques ? Nous interprétonsces vieux textes sacrés comme s’ils étaient de touteévidence l’expression de « vérités » spirituelles, de

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symboles philosophiques, d’images religieuses. C’estque, les lisant, nous ne nous référons qu’à nous-mêmes,hommes occupés par notre petit mystère intérieur :j’aime le bien et fais le mal, je vis et vais mourir, etc.Ils s’adressent à nous : ces engins, ces foudres, cesmannes, ces apocalypses sont des représentations dumonde de notre esprit et de notre âme. C’est à moi quel’on parle, à moi, pour moi… Et s’il s’agissait delointains souvenirs déformés d’autres mondes qui ontexisté, du passage sur cette terre d’autres êtres quicherchaient, qui savaient, qui faisaient ?

Imaginez un temps très ancien où les messages enprovenance d’autres intelligences dans l’Universétaient captés et interprétés, où des visiteursinterplanétaires avaient installé un réseau sur la Terre,où un trafic cosmique avait été établi. Imaginez qu’ilexiste encore, dans quelque sanctuaire, des notes, desdiagrammes, des rapports, déchiffrés avec peine, aucours des millénaires, par des moines détenteurs dessecrets anciens, mais nullement qualifiés pourcomprendre ces secrets dans leur totalité, n’ayant cesséd’interpréter, d’extrapoler. Exactement commepourraient faire des sorciers de Nouvelle-Guinéeessayant de comprendre une feuille de papier surlaquelle sont inscrit les horaires des avions entre NewYork et San Francisco. À la limite, vous avez le livre

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de Gurdjieff : Récits de Belzébuth à son petit Fils,plein de références à des concepts inconnus, à unlangage invraisemblable. Gurdjieff dit qu’il a eu accèsà des « sources ». Des sources qui ne sont elles-mêmesque des déviations. Il fait une traduction de millièmemain, y ajoutant ses idées personnelles ; construisantune symbolique du psychisme humain : voilàl’ésotérisme.

Un prospectus-guide des lignes d’aviation intérieuresdes U.S.A. : « Vous pouvez retenir votre placen’importe où. Cette demande de réservation estenregistrée par un robot électronique. Un autre robotvous retient la place sur l’avion que vous désirez. Lebillet qui vous sera remis sera perforé selon, etc. »Songez à ce que cela donnerait à la millième traductionen dialecte amazonien, faite par des gens qui n’ontjamais vu un avion, ignorent ce qu’est un robot et neconnaissent pas les noms des villes citées dans ceguide. Et, maintenant, imaginez l’ésotérisme devant cetexte, remontant aux sources de la sagesse ancienne etcherchant un enseignement pour la conduite de l’âmehumaine…

S’il y a eu, dans la nuit des temps, des civilisationsbâties sur un système de connaissances, il y a eu des

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manuels. Les cathédrales seraient des manuels de laconnaissance alchimique. Il n’est pas exclu que certainsde ces manuels, ou des fragments, aient été retrouvés,pieusement conservés et indéfiniment recopiés par desmoines dont la tâche était moins de comprendre que desauvegarder. Indéfiniment recopiés, enluminés,transposés, interprétés, non en fonction de cesconnaissances anciennes, hautes et complexes, mais enfonction du peu de savoir de l’âge suivant. Mais en finde compte, toute réelle connaissance technique,scientifique, poussée à son extrémité, entraîne uneconnaissance profonde de la nature de l’esprit, desressources du psychisme, introduit à un état supérieurde conscience. Si, à partir des textes « ésotériques », –même s’ils ne sont que ce que nous en disons ici – deshommes ont pu remonter vers cet état supérieur deconscience, ils ont, d’une certaine manière, renoué avecla splendeur des civilisations englouties. Il n’est pasexclu non plus qu’il y ait deux sortes de « textessacrés » : fragments de témoignages d’une ancienneconnaissance technique, et fragments de livres purementreligieux, inspirés par Dieu. Les deux seraientconfondus, faute de références permettant de lesdistinguer. Et il s’agit bien, dans les deux cas, de texteségalement sacrés.

Sacrée est l’aventure indéfiniment recommencée etpourtant indéfiniment progressive de l’intelligence sur

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Terre. Et sacré est le regard de Dieu sur cette aventure,le regard sous lequel se trouve tenue cette aventure.

Voulez-vous nous permettre de terminer cette étude,ou plutôt cet exercice, sur une histoire ? C’est le récitd’un jeune écrivain américain, Walter M. Miller.Quand nous le découvrîmes, Bergier et moi, nouséprouvâmes une profonde jubilation. Puisse-t-il en êtreainsi pour vous !

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VI

UN CANTIQUE POUR SAINT LEIBOWITZpar Walter M. Miller.

N’eût été ce pèlerin qui lui apparut tout à coup aubeau milieu du désert où il poursuivait son jeûne rituelde Carême, Frère Francis Gérard de l’Utah n’auraitcertainement jamais découvert le document sacré.C’était d’ailleurs la première fois qu’il avaitl’occasion de voir un pèlerin ceint d’un pagne, suivantla meilleure tradition, mais un coup d’œil suffitnéanmoins au jeune moine pour se convaincre que lepersonnage était authentique. Le pèlerin était un vieilhomme dégingandé qui boitillait en s’étayant du bâtonclassique ; sa barbe en broussaille était tachée de jauneautour du menton et il transportait une petite outre surl’épaule. Coiffé d’un vaste chapeau et chaussé desandales, il avait les reins sanglés d’un lambeau detoile à sac, passablement sale et dépenaillé. C’était làtout son costume et il sifflotait (faux) tout en dévalant la

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piste rocailleuse du nord. Il paraissait se diriger versl’abbaye des Frères de Leibowitz, sise à une dizaine dekilomètres vers le sud.

Dès qu’il aperçut le jeune moine dans son désert depierrailles, le pèlerin cessa de siffler et se mit àl’examiner curieusement. Frère Francis, lui, se gardabien de contrevenir à la règle de silence établie par sonOrdre pour les jours de jeûne ; détournant bien vite sonregard, il continua donc son travail, qui consistait àélever un rempart de grosses pierres pour protéger desloups son habitation provisoire.

Quelque peu affaibli après dix jours d’un régimeexclusivement composé de baies de cactus, le jeunereligieux sentait la tête lui tourner tandis qu’ilcontinuait son labeur. Depuis quelque temps déjà, lepaysage semblait danser devant ses yeux et il voyaitflotter autour de lui des taches noires ; aussi sedemanda-t-il tout d’abord si cette apparition barbuen’était pas un simple mirage engendré par la faim…Mais le pèlerin lui-même ne tarda pas à dissiper sesdoutes :

« Ola allay ! » fit-il en le hélant joyeusement, d’unevoix agréable et mélodieuse.

Puisque la règle du silence l’empêchait de répondre,le jeune moine se contenta de dédier au sol un timidesourire.

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« Cette route mène bien à l’abbaye ? » reprit alorsl’errant.

Fixant toujours la terre le novice hocha la têteaffirmativement, puis il se baissa pour ramasser un petitmorceau d’une pierre blanche, pareille à de la craie.

« Et que faites-vous ici, avec tous ces rochers ? »poursuivit le pèlerin en se rapprochant de lui.

En grande hâte, Frère Francis s’agenouilla pourtracer sur une large pierre plate les mots « Solitude etSilence ». S’il savait lire – ce qui était d’ailleursimprobable, à considérer les statistiques – le pèlerinpourrait ainsi comprendre que sa seule présenceconstituait pour le pénitent une occasion de péché, et illui ferait sans doute la grâce de se retirer sans plusinsister.

« Ah, bon ! » fit le barbu.Un instant, il demeura immobile, promenant ses

regards autour de lui, puis il frappa une grosse roche deson bâton :

« Tenez, dit-il, en voilà une qui ferait bien votreaffaire… Allons, bonne chance, et puissiez-voustrouver la Voix que vous cherchez ! »

Sur le moment, Frère Francis ne comprit pas quel’étranger avait voulu dire « Voix » avec un Vmajuscule ; il imagina simplement que le vieil hommel’avait pris pour un sourd-muet. Après avoir jeté un

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rapide coup d’œil au pèlerin qui s’éloignait ensifflotant derechef, il s’empressa de lui dédier unebénédiction silencieuse pour lui assurer un bon voyage,puis il se remit à son travail de maçon, pressé de seconstruire un petit enclos en forme de cercueil danslequel il pourrait s’étendre pour dormir sans que sachair offrît un appât aux loups dévorants.

Un céleste troupeau de cumulus passa au-dessus desa tête : après avoir cruellement induit le désert ententation, ces nuages allaient maintenant dispenser auxmontagnes leur humide bénédiction… Leur passagerafraîchit un instant le jeune moine en le protégeant desrayons brûlants du soleil et il en profita pour activerson travail, non sans ponctuer ses moindres gestesd’oraisons chuchotées pour s’assurer la véritablevocation – car c’était là, aussi bien, le but même qu’ilcherchait à atteindre pendant sa période de jeûne dansle désert.

Finalement, Frère Francis saisit la grosse pierre quele pèlerin lui avait indiquée… mais les bonnes couleursque lui avaient données ses travaux de force désertèrentsoudain son visage et il laissa précipitamment retomberle quartier de roc, comme s’il eût tout à coup touché unserpent.

Une boîte de métal rouillé gisait là, à ses pieds,partiellement enfouie dans la pierraille…

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Poussé par la curiosité, le jeune moine voulutaussitôt la saisir, mais il fit d’abord un pas en arrière etse signa bien vite, en marmottant du latin. Après quoi,rassuré, il ne craignit plus de s’adresser à la boîte elle-même.

« Vade retro, Satanas ! » lui enjoignit-il en lamenaçant du pesant crucifix de son rosaire.« Disparais, Vil Séducteur ! »

Tirant subrepticement de sous sa robe un minusculegoupillon, il aspergea la boîte d’eau bénite, à toutesfins utiles. « Si tu es créature diabolique, va-t’en ! »

Mais la boîte n’eut pas l’air de vouloir disparaître,ni d’exploser, ni même de se racornir dans une odeurde soufre… Elle se contenta de rester tranquillement àsa place, laissant au vent du désert le soin de faireévaporer les gouttelettes sanctificatrices qui larecouvraient.

« Ainsi soit-il ! » fit alors le religieux ens’agenouillant pour saisir l’objet.

Assis parmi les cailloux, il passa plus d’une heure àmarteler la boîte avec une grosse pierre pour l’ouvrir.Tandis qu’il travaillait de la sorte, l’idée lui vint quecette relique archéologique – car c’était bien de cela,visiblement, qu’il s’agissait – était peut-être un signeenvoyé par le Ciel pour lui marquer que la Vocation luiétait accordée. Aussitôt, pourtant, il chassa de son

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esprit cette pensée, se souvenant à temps que le PèreAbbé l’avait très sérieusement mis en garde contretoute révélation personnelle directe à caractèrespectaculaire. S’il avait quitté l’abbaye pour accomplirdans le désert ce jeûne de quarante jours, réfléchit-il,c’était justement pour que sa pénitence lui valût uneinspiration d’en haut qui l’appellerait aux SaintsOrdres. Il ne devait pas s’attendre à être le témoin devisions ou à s’entendre appeler par des voix célestes :de tels phénomènes, chez lui, n’eussent trahi qu’unevaine et stérile présomption. Trop de novices avaientramené de leur retraite dans le désert d’abondanteshistoires de présages, de prémonitions et de visionscélestes, aussi l’excellent Père Abbé avait-il adoptéune politique énergique en face de ces prétendusmiracles. « Le Vatican est seul qualifié pour seprononcer là-dessus, avait-il grogné, et il faut bien segarder de prendre pour révélation divine ce qui n’estautre chose que l’effet d’un coup de soleil. »

Malgré qu’il en eût, cependant, Frère Francis nepouvait s’empêcher de manipuler la vieille boîte demétal avec un infini respect, tout en la martelant de sonmieux pour l’ouvrir…

Elle céda soudain, répandant son contenu sur le sol,et le jeune religieux sentit un frisson glacé lui parcourirl’échine. L’Antiquité elle-même allait se révéler à lui !

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Passionné d’archéologie, il avait peine à en croire letémoignage de ses yeux, et il songea tout à coup queFrère Jeris allait en être malade de jalousie – mais il sereprocha vite cette pensée peu charitable et il se mit àremercier le Ciel qui le gratifiait d’un pareil trésor.

Tremblant d’émoi, il toucha d’une mainprécautionneuse les objets contenus dans la boîte ens’efforçant de les trier. Ses études antérieures luipermirent ainsi de reconnaître dans le lot un tournevis,sorte d’instrument utilisé autrefois pour introduire dansdu bois des tiges de métal fileté – et une espèce depetite cisaille à lames coupantes. Il découvrit aussi unoutil bizarre, composé d’un manche de bois pourri etd’une forte tige de cuivre à laquelle adhéraient encorequelques parcelles de plomb fondu, mais il ne parvintpas à l’identifier. La boîte contenait encore un petitrouleau d’une bande noire et collante, trop détérioréepar les siècles pour qu’on pût savoir ce que c’était, etde nombreux fragments de verre et de métal, ainsi queplusieurs de ces petits objets tubulaires à moustachesde fil de fer que les païens des montagnes considéraientcomme des amulettes, mais que certains archéologuescroyaient être des restes de la légendaire machinaanalyca, antérieure au Déluge de Flammes.

Frère Francis examina soigneusement tous ces objetsavant de les ranger à côté de lui sur la grande pierre

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plate ; quant aux documents, il se réserva de lesexaminer en dernier lieu. Comme toujours, d’ailleurs,c’étaient eux qui constituaient la plus importantedécouverte, étant donné le très petit nombre de papiersqui avaient échappé aux terribles autodafés alluméspendant l’Âge de la Simplification par une populaceignorante et vengeresse ne craignant pas de détruireainsi jusqu’aux textes sacrés eux-mêmes.

La précieuse boîte contenait deux de cesinestimables papiers, ainsi que trois petites feuilles denotes manuscrites. Tous ces vénérables documentsétaient très fragiles, la vétusté les ayant desséchés etrendus cassants, aussi le jeune moine les mania-t-ilavec les plus grandes précautions, en ayant bien soin deles protéger du vent avec un pan de sa robe. Ils étaientd’ailleurs à peine lisibles et rédigés en anglaisantédiluvien, cette langue ancienne qui, comme le latin,n’était plus employée, à l’heure actuelle, que par lesmoines et le Rituel de la liturgie. Frère Francis se mit àles déchiffrer lentement, reconnaissant les mots aupassage sans bien pénétrer leur signification exacte. Onlisait sur l’une des petites feuilles : « 1 livre saucisse,1 boîte choucroute pour Emma. » La seconde feuilledisait : « Penser à prendre formule 1040 pourdéclaration impôts. » La troisième, enfin, ne comportaitque des chiffres et une longue addition, puis un chiffrereprésentant manifestement un pourcentage soustrait du

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total précédent et suivi du mot « Zut ! ». Incapable decomprendre quoi que ce fût à ces documents, le moinese contenta de vérifier les calculs et les trouva justes.

Des deux autres papiers contenus dans la boîte, l’un,étroitement serré en un petit rouleau, menaçait detomber en morceaux si l’on s’avisait de le dérouler.Frère Francis ne réussit à y déchiffrer que deux mots :« Pari Mutuel », et il le remit dans la boîte pourl’examiner plus tard, une fois soumis à un traitementconservateur approprié.

Le second document se composait d’un grand papierplusieurs fois replié sur lui-même et si cassant àl’endroit des pliures que le religieux dut se contenterd’en écarter précautionneusement les feuillets pour yjeter un coup d’œil.

C’était un plan, un réseau compliqué de lignesblanches, tracées sur fond bleu !

Un nouveau frisson parcourut l’échine de FrèreFrancis : c’était un bleu qu’il tenait là – un de cesdocuments anciens de toute rareté que les archéologuesappréciaient tant et que les savants et interprètesspécialisés avaient généralement tant de mal àdéchiffrer !

Mais l’incroyable bénédiction que constituait unepareille trouvaille ne se bornait pas là : parmi les motstracés dans l’un des angles inférieurs du document,

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voilà, en effet, que Frère Francis découvrit tout à couple nom même du fondateur de son ordre : leBienheureux Leibowitz en personne !

Les mains du jeune moine se mirent à trembler sifort, dans son allégresse, qu’il faillit en déchirerl’inestimable papier. Les derniers mots que lui avaitadressés le pèlerin lui revinrent alors en mémoire :« Puisses-tu trouver la Voix que tu cherches ! » Etc’était bien une Voix qu’il venait de découvrir, uneVoix avec un grand V, pareil à celui que forment lesdeux ailes d’une colombe plongeant vers la terre duhaut du firmament, un V majuscule, comme dans Veredignum, ou Vidi aquam, un V majestueux et solennel,comme ceux qui décorent les grandes pages du Missel– un V, en bref, comme dans Vocation !

Après un dernier coup d’œil au bleu pour s’assurerqu’il ne rêvait point, le religieux entonna ses actions degrâces : « Beate Leibowitz, ora pro me… SancteLeibowitz, exaudi me… » – et cette dernière formulene manquait pas d’une certaine audace, puisque lefondateur de son Ordre attendait encore sacanonisation !

Oublieux des injonctions de l’Abbé, Frère Francis sedressa d’un bond et se mit à scruter l’horizon vers lesud, dans la direction qu’avait prise le vieil errant aupagne de jute. Mais le pèlerin avait depuis longtemps

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disparu… C’était sûrement un ange du Seigneur, se ditFrère Francis, et – qui sait ? – peut-être même leBienheureux Leibowitz en personne… Ne lui avait-ilpas indiqué l’endroit même où découvrir ce miraculeuxtrésor, en lui conseillant de déplacer certain roc aumoment où il lui adressait de prophétiques adieux ?…

Le jeune religieux demeura plongé dans sesexaltantes réflexions jusqu’à l’heure où le soleilcouchant vint ensanglanter les montagnes, tandis que lesombres crépusculaires s’amassaient autour de lui. À cemoment-là seulement, la nuit approchante vint le tirerde sa méditation. Il se dit que l’inestimable don qu’ilvenait de recevoir ne le mettait probablement pas àl’abri des loups et il se hâta de terminer sa murailleprotectrice. Puis, comme les étoiles se levaient, ilranima son feu et recueillit les petites baies violettesdes cactus qui constituaient son repas. C’était là saseule nourriture, à l’exception de la poignée de grainsde blé desséchés qu’un prêtre lui apportait chaquedimanche. Aussi lui arrivait-il de promener un regardavide sur les lézards qui traversaient les rocsd’alentour – et ses rêves étaient-ils fréquemmentpeuplés de cauchemars gourmands.

Cette nuit-là, pourtant, la faim était passée au secondplan de ses préoccupations. Ce qu’il aurait voulu, avanttout, c’était courir en toute hâte vers l’abbaye pour faire

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part à ses frères de sa merveilleuse rencontre et de samiraculeuse découverte. Mais la chose, bien entendu,était absolument hors de question. Vocation ou non, illui faudrait rester là jusqu’à la fin du Carême etcontinuer à se comporter comme si riend’extraordinaire ne lui fût arrivé.

« On bâtira une cathédrale sur cet emplacement »,songea-t-il tandis qu’il rêvassait auprès de son feu. Etdéjà, son imagination lui montrait le majestueux édificequi surgirait des ruines de l’ancien village avec sesclochers altiers qu’on pourrait découvrir de plusieurskilomètres à la ronde.

Il finit par s’assoupir et, lorsqu’il se réveilla ensursaut, quelques vagues tisons rougeoyaient à peinedans son feu mourant. Il eut soudain l’impression qu’iln’était plus seul dans ce désert… Écarquillant les yeux,il s’efforça de percer les ténèbres qui l’enveloppaient,et c’est alors qu’il aperçut, derrière les dernièresbraises de son maigre foyer, les prunelles d’un loup quiluisaient dans l’obscurité. Poussant un cri d’effroi, lejeune moine courut aussitôt se blottir dans son cercueilde pierres sèches.

Ce cri qu’il venait de pousser, se dit-il tandis qu’ilse terrait, tout tremblant, dans son refuge, ce cri neconstituait pas, à proprement parler, une infraction à larègle du silence… Et il se mit à caresser la boîte de

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métal qu’il serrait sur son cœur, tout en priant pour quele Carême s’achevât promptement. Autour de lui, despattes griffues égratignaient les pierres de son enclos…

Toutes les nuits, les loups rôdaient ainsi autour dumisérable campement du religieux, emplissant lesténèbres de leurs hurlements de mort et, toute lajournée, il se débattait, aux prises avec de véritablescauchemars provoqués par la faim, la chaleur et lesimpitoyables morsures du soleil. Ses journées, FrèreFrancis les employait à ramasser du bois pour son feuet aussi à prier, s’évertuant à maîtriser son impatiencede voir enfin arriver le Samedi Saint qui marquerait lafin du Carême et celle de son jeûne.

Pourtant, quand ce jour béni se leva enfin, le jeunemoine était trop affaibli par les privations pour trouverla force de s’en réjouir. Accablé d’une immenselassitude, il fit sa besace, ramena son capuchon sur satête pour se garantir du soleil et mit sa précieuse boîtesous son bras. Puis plus léger d’une quinzaine de kilospar rapport au mercredi des Cendres, il entreprit decouvrir d’une démarche chancelante les dix kilomètresqui le séparaient de l’abbaye… Épuisé, il s’écroula aumoment où il en atteignait la porte ; les Frères qui lerecueillirent et prodiguèrent leurs soins à sa pauvre

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carcasse déshydratée racontèrent qu’il n’avait cessé,pendant son délire, de parler d’un ange en pagne de juteet d’invoquer le nom du Bienheureux Leibowitz, leremerciant avec ferveur de lui avoir révélé de saintesreliques, ainsi que le Pari Mutuel.

Le bruit de ces vaticinations se répandit dans lacommunauté et parvint très rapidement aux oreilles duPère Abbé, responsable de toute discipline, qui serraaussitôt les mâchoires. « Qu’on aille me le chercher ! »ordonna-t-il d’un ton bien propre à donner des ailes auxplus nonchalants.

En attendant le jeune moine, l’Abbé se mit à faire lescent pas, tandis que la colère s’amassait en lui. Nonpas, bien sûr, qu’il fût contre les miracles, loin de là.Encore qu’ils fussent difficilement compatibles avecles nécessités de l’administration intérieure, le bonPère croyait dur comme fer aux miracles, puisqu’ilsconstituaient la base même de sa foi. Mais il entendaitau moins que ces miracles fussent dûment contrôlés,vérifiés et authentifiés dans les formes prescrites, selonles règles établies. Depuis la récente béatification duvénéré Leibowitz, en effet, ces jeunes fous de moiness’avisaient de dénicher des miracles partout.

Pour compréhensible que fût assurément cettepropension au merveilleux, elle n’en était pas moinsintolérable. Certes, tout ordre monastique digne de ce

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nom est vivement soucieux de contribuer à lacanonisation de son fondateur, en réunissant avec leplus grand zèle tous les éléments susceptibles d’ycontribuer, mais il y avait des limites ! Or, depuisquelque temps, l’Abbé avait pu constater que sontroupeau de moinillons avait tendance à échapper à sonautorité, et le zèle passionné que mettaient les jeunesfrères à découvrir et à recenser les miracles avait sibien ridiculisé l’Ordre Albertien de Leibowitz qu’onen faisait des gorges chaudes jusqu’au NouveauVatican…

Aussi le Père Abbé était-il bien décidé à sévirdorénavant, tout propagateur de nouvelles miraculeusesse verrait infliger une punition. Dans le cas d’un fauxmiracle, le responsable paierait ainsi le prix de sonindiscipline et de sa crédulité ; dans le cas d’un miracleauthentique, au contraire, révélé par des vérificationsultérieures, le châtiment subi constituerait la pénitenceobligée que doivent accomplir tous ceux qui bénéficientdu don de la grâce.

Au moment où le jeune novice frappa timidement àsa porte, le bon Père, parvenu au terme de sesréflexions, se trouvait ainsi dans l’humeur quiconvenait à la circonstance, un état d’esprit proprementféroce, dissimulé sous la plus benoîte apparence.

« Entrez, mon fils, fit-il d’une voix suave.

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— Vous m’avez fait demander, mon Révérend Père ?s’enquit le novice – et il eut un sourire ravi enapercevant sa boîte de métal sur la table de l’Abbé.

— Oui », répondit le Père, qui parut hésiter uninstant.

« Mais sans doute aimeriez-vous mieux, poursuivit-il, que ce soit moi, dorénavant, qui vienne vous trouver,puisque vous voici maintenant devenu un si célèbrepersonnage ?

— Oh ! non, mon Père ! s’écria Frère Francis,cramoisi et s’étranglant à demi.

— Vous avez dix-sept ans, et vous n’êtes visiblementqu’un imbécile.

— Sans aucun doute, mon Révérend.— Voulez-vous me dire, dans ces conditions, quelle

raison déraisonnable vous pouvez avoir de vous croiredigne d’entrer dans les Ordres ?

— Je n’en ai absolument aucune, ô mon vénérablemaître. Je ne suis qu’un misérable pécheur dontl’orgueil est impardonnable.

— Et tu ajoutes encore à tes fautes, rugit l’Abbé, enprétendant ton orgueil si grand qu’il est impardonnable !

— C’est vrai, mon Père. Je ne suis qu’unvermisseau. »

L’Abbé eut un sourire glacé et recouvra son calmevigilant.

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« Vous êtes donc prêt à vous rétracter, reprit-il, et àrenier toutes les divagations que vous avez proféréessous l’influence de la fièvre, à propos d’un ange quivous serait apparu et vous aurait remis ce… (il désignad’un geste méprisant la boîte de métal)… cetteméprisable pacotille ? »

Frère Francis eut un sursaut et ferma peureusementles yeux.

« Je… j’ai bien peur de ne le pouvoir, ô mon maître,souffla-t-il.

— Quoi ?— Je ne puis nier ce que mes yeux ont vu, mon

Révérend Père.— Savez-vous quel est le châtiment qui vous attend ?— Oui, mon Père.— Très bien. Préparez-vous donc à le recevoir. »

Avec un soupir résigné, le novice releva sa longue robejusqu’à la taille et s’inclina sur la table. Prenant alorsdans son tiroir une solide verge de noyer, le bon Pèrelui en cingla dix fois de suite le postérieur. (Aprèschaque coup, le novice prononçait avec soumission leDeo gratias ! que méritait la leçon d’humilité dont ilprofitait ainsi.)

« Et maintenant, interrogea l’Abbé, en baissant sesmanches, êtes-vous disposé à vous rétracter ?

— Mon Père, je ne le peux pas. »

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Lui tournant le dos brusquement, le prêtre demeuraun instant silencieux.

« Très bien, reprit-il enfin d’une voix mordante.Vous pouvez disposer. Mais ne comptez surtout pasprononcer des vœux solennels cette année, en mêmetemps que les autres. »

Frère Francis, en larmes, regagna sa cellule. Lesautres novices allaient recevoir l’habit monastique, etlui, au contraire, devait attendre encore une année etpasser un nouveau Carême dans le désert, parmi lesloups, en quête d’une vocation dont il savait pourtantbien qu’elle lui avait été amplement accordée…

Au cours des semaines qui suivirent, l’infortuné eutau moins la consolation de constater que l’Abbé n’avaitpas eu entièrement raison en traitant de « méprisablepacotille » le contenu de la boîte en métal. Ces reliquesarchéologiques avaient visiblement éveillé un très vifsuccès parmi les Frères et l’on consacrait beaucoup detemps au nettoyage et au classement des outils ; ons’efforçait également de restaurer les documents écritset d’en pénétrer le sens. Le bruit courait même, dans lacommunauté, que Frère Francis avait bien découvertd’authentiques reliques du Bienheureux Leibowitz –notamment sous la forme du plan, ou bleu, qui portaitson nom et sur lequel se voyaient encore quelqueséclaboussures brunâtres. (Du sang de Leibowitz, peut-

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être ? Le Père Abbé, lui, opinait qu’il s’agissait de jusde pommes.) En tout cas, le plan était daté de l’An deGrâce 1956, c’est-à-dire qu’il semblait contemporaindu vénérable fondateur de l’Ordre.

On savait d’ailleurs assez peu de choses duBienheureux Leibowitz ; son histoire se perdait dans lesbrumes du passé, que venait encore obscurcir lalégende. On affirmait seulement que Dieu, pour mettre àl’épreuve le genre humain, avait ordonné aux savantsd’autrefois – parmi lesquels figurait le BienheureuxLeibowitz – de perfectionner certaines armesdiaboliques, grâce auxquelles l’Homme, en l’espace dequelques semaines, était parvenu à détruire l’essentielde la civilisation, supprimant du même coup un trèsgrand nombre de ses semblables. Ç’avait été le Délugede Flammes qu’avaient suivi les pestes et fléaux divers,et enfin la folie collective qui devait conduire à l’Âgede la Simplification. Au cours de cette dernièreépoque, les ultimes représentants de l’humanité, saisisd’une fureur vengeresse, avaient taillé en pièces tousles politiciens, techniciens et hommes de science ; enoutre, ils avaient brûlé tous les ouvrages et documentsd’archives qui auraient pu permettre au genre humainde s’engager à nouveau dans les voies de la destructionscientifique. En ce temps-là, on avait poursuivi d’unehaine sans précédent tous les écrits, tous les hommesinstruits – à tel point que le mot « benêt » avait fini par

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devenir synonyme de citoyen honnête, intègre, etvertueux.

Pour échapper au légitime courroux des benêtssurvivants, beaucoup de savants et d’éruditscherchèrent à se réfugier dans le giron de Notre Mèrel’Église. Elle les accueillit en effet, les revêtit de robesmonacales et s’efforça de les soustraire aux poursuitesde la populace. Ce procédé ne réussit d’ailleurs pastoujours, car certains monastères furent envahis, leursarchives et leurs textes sacrés jetés au feu, tandis qu’onpendait haut et court ceux qui s’y étaient réfugiés. En cequi concerne Leibowitz, il avait trouvé asile chez lesCisterciens. Ayant prononcé ses vœux, il devint prêtreet, au bout d’une douzaine d’années, la permission luifut accordée de fonder un nouvel ordre monastique,celui des « Albertiens », ainsi nommé en souvenird’Albert le Grand, professeur du grand saint Thomasd’Aquin, et patron de tous les gens de science. Lacongrégation nouvellement créée devait se consacrer àla préservation de la culture, tant sacrée que profane, etses membres auraient pour tâche principale detransmettre aux générations à venir les rares livres etdocuments ayant échappé à la destruction et qu’on leurfaisait tenir en cachette, de tous les coins du monde.Finalement, certains benêts reconnurent en Leibowitzun ancien savant et il subit le martyre par pendaison.

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L’ordre fondé par lui, pourtant, n’en continua pas moinsà fonctionner et ses membres, lorsqu’il fut de nouveaupermis de posséder des documents écrits, purent mêmes’attacher à transcrire de mémoire de nombreuxouvrages du temps passé. Mais la mémoire de cesannalistes étant forcément limitée (et peu d’entre eux,au reste, possédant une culture assez étendue pourcomprendre les sciences physiques) les frères copistesconsacrèrent le plus clair de leurs efforts aux textessacrés ainsi qu’aux ouvrages traitant de belles-lettresou de questions sociales. Ainsi donc ne survécut, del’immense répertoire des connaissances humaines,qu’une assez chétive collection de petits traitésmanuscrits.

Après six siècles d’obscurantisme, les moinescontinuaient à étudier et à recopier leur maigre récolte.Ils attendaient… Certes, la plupart des textes sauvéspar eux ne leur étaient d’aucune utilité – certains,même, leur demeurant rigoureusementincompréhensibles. Mais il suffisait aux bons religieuxde savoir qu’ils détenaient la Connaissance : ilssauraient la sauver et la transmettre, ainsi que l’exigeaitleur devoir – et ce, même si l’obscurantisme universeldevait durer dix mille ans…

Frère Francis Gérard de l’Utah retourna dans ledésert l’année suivante et s’y remit à jeûner dans la

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solitude. Une fois de plus, il s’en revint au monastère,faible et amaigri, et fut de nouveau traduit devant lePère Abbé, qui lui demanda s’il était enfin décidé àrenier ses extravagantes déclarations.

« Je ne le peux pas, mon Père, répéta-t-il, je ne peuxpas nier ce que j’ai vu de mes yeux. »

Et l’Abbé, une fois de plus, le châtia selon le Christ ;une fois de plus aussi, il repoussa la prononciation deses vœux à une date ultérieure…

Les documents contenus dans la boîte de métalavaient cependant été confiés à un séminaire, pourétude, après qu’on en eut pris copie. Mais FrèreFrancis restait un simple novice, un novice quicontinuait de rêver au magnifique sanctuaire que l’onédifierait quelque jour à l’emplacement de sadécouverte…

« Diabolique entêtement ! fulminait l’Abbé. Si lepèlerin dont s’obstine à parler cet idiot se dirigeait,comme il le prétend, vers notre abbaye, comment sefait-il qu’on ne l’ait jamais vu ?… Un pèlerin en pagnede jute, vraiment ! »

Pourtant, cette histoire de pagne de jute n’était passans tracasser le bon Père. La tradition rapportait eneffet que le Bienheureux Leibowitz, lors de sapendaison, avait été coiffé d’un sac de jute, en guise decapuchon.

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Frère Francis resta sept ans novice et vécut dans ledésert sept Carêmes successifs. À ce régime, il passamaître dans l’art d’imiter le hurlement des loups et illui arrivait par la suite, histoire de s’amuser, d’attirerainsi la meute des fauves jusque sous les murs del’abbaye, par les nuits sans lune… Dans la journée, ilse contentait de travailler aux cuisines et de frotter lesdalles du monastère, tout en continuant à étudier lesauteurs anciens.

Un beau jour, un envoyé du séminaire arriva sur sonâne à l’abbaye, porteur d’une nouvelle génératrice degrand-liesse :

« Il est maintenant certain, annonça-t-il, que lesdocuments trouvés près d’ici remontent bien à la dateindiquée et que le plan, notamment, se rapporte enquelque façon à la carrière de votre bienheureuxfondateur. On l’a envoyé au Nouveau Vatican, qui enfera l’objet d’une étude plus poussée.

— Ainsi, interrogea l’Abbé, il pourrait donc s’agir,après tout, d’une véritable relique de Leibowitz ? »

Mais le messager, peu soucieux d’engager saresponsabilité, se contenta de hausser le sourcil.

« On rapporte que Leibowitz était veuf, lors de sonordination, biaisa-t-il. Naturellement, si l’on parvenait

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à découvrir le nom de sa défunte épouse… »C’est alors que l’Abbé, se rappelant la petite note où

figurait un nom de femme, haussa le sourcil à sontour…

Peu après, il fit mander Frère Francis.« Mon enfant, lui déclara-t-il d’un air positivement

rayonnant, je crois le moment venu, pour vous, deprononcer enfin vos vœux solennels. Qu’il me soitpermis, à cette occasion, de vous féliciter pour lapatience et la fermeté de propos dont vous n’avez cesséde nous donner les preuves. Bien entendu, nous neparlerons plus jamais de votre… heu… rencontre avecun… – hum ! –… coureur de désert. Vous êtes un bonbenêt, et vous pouvez vous mettre à genoux si vousdésirez ma bénédiction. »

Frère Francis poussa un profond soupir ets’évanouit, terrassé par l’émotion. Le Père le bénit,puis le ranima et lui permit de prononcer ses vœuxperpétuels : pauvreté, chasteté, obéissance – etobservance de la règle.

À quelque temps de là, le nouveau profès de l’ordrealbertien des Frères de Leibowitz fut affecté à la salledes copistes, sous la surveillance d’un vieux moineappelé Horner, et il se mit à décorerconsciencieusement les pages d’un traité d’algèbre debelles enluminures représentant des rameaux d’olivier

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et des chérubins joufflus.« Si vous le désirez, lui annonça le vieil Horner de

sa voix cassée, vous pouvez consacrer cinq heures devotre temps, chaque semaine, à une occupation de votrechoix – sous réserve d’approbation, naturellement.Dans le cas contraire, vous utiliserez ces heures delabeur facultatif à copier la Summa Theologica(51),ainsi que les fragments de l’Encyclopedia Britannicaqui sont parvenus jusqu’à nous. »

Après avoir réfléchi là-dessus, le jeune moinedemanda :

« Pourrais-je consacrer ces heures à faire une bellecopie du plan de Leibowitz ?

— Je n’en sais rien, mon enfant, répliqua le FrèreHorner en fronçant le sourcil. C’est là un sujet surlequel notre excellent Père s’avère quelque peuchatouilleux, voyez-vous… Enfin, conclut-il devant lessupplications du jeune copiste, je consens tout de mêmeà vous le permettre, puisque c’est là un travail qui nevous prendra pas longtemps. »

Frère Francis se procura donc le plus beauparchemin qu’il put trouver et passa de longuessemaines à en gratter et polir la peau avec une pierreplate, jusqu’à ce qu’il eût réussi à lui donner uneéclatante et neigeuse blancheur. Puis il consacrad’autres semaines à étudier les copies du précieux

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document, jusqu’à ce qu’il en connût par cœur tout letracé, tout le mystérieux enchevêtrement de lignesgéométriques et de symboles incompréhensibles. À lafin, il se sentit capable de reproduire les yeux fermésl’étonnante complexité du document. Alors, il passabien des semaines encore à fouiller dans labibliothèque du monastère pour y découvrir desdocuments qui lui permissent de se faire une idée,même vague, de la signification du plan.

Frère Jeris, un jeune moine qui travaillait égalementdans la salle des copistes et s’était maintes fois moquéde lui et de ses miraculeuses apparitions dans le désert,le surprit tandis qu’il se livrait à cette besogne.

« Puis-je vous demander, lui dit-il, penché sur sonépaule, ce que signifie la mention “Mécanisme deContrôle Transitoriel pour Élément 6-B” ?

— C’est évidemment le nom de l’objet quereprésente le schéma, répliqua le Frère Francis, d’unton un peu sec, car Frère Jeris n’avait fait que lire àhaute voix le titre du document.

— Sans doute… Mais que représente donc ceschéma ?

— Mais… le mécanisme de contrôle transitorield’un élément 6-B, naturellement ! »

Frère Jeris éclata de rire, et le jeune copiste se sentitrougir.

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« Je suppose, reprit-il, que le schéma représente enréalité quelque concept abstrait. D’après moi, ceMécanisme de Contrôle Transitoriel devait être uneabstraction transcendantale.

— Et vous la classeriez dans quel ordre deconnaissance, votre abstraction ? s’enquit Jeris,toujours sarcastique.

— Eh bien, voyons… Frère Francis hésita un instantpuis reprit : Étant donné les travaux que poursuivait leBienheureux Leibowitz avant d’entrer en religion, jedirais que le concept dont il s’agit ici concerne cet artaujourd’hui perdu que l’on nommait autrefoisl’électronique.

— Ce nom figure en effet parmi les textes écrits quinous ont été transmis. Mais que désigne-t-il au juste ?

— Les textes nous le disent également : l’objet del’électronique était l’utilisation de l’Électron, que l’undes manuscrits en notre possession, malheureusementfragmentaire, nous définit comme une Torsion du NéantNégativement Chargée(52).

— Votre subtilité m’impressionne, s’extasia Jeris.Puis-je vous demander encore ce que c’est que lanégation du néant ? »

Frère Francis, rougissant de plus belle, se mit àpatauger.

« La torsion négative du néant, poursuivit

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l’impitoyable Jeris, doit tout de même aboutir àquelque chose de positif. Je suppose donc, FrèreFrancis, que vous parviendrez à nous fabriquer cequelque chose, si vous voulez bien y consacrer tous vosefforts. Grâce à vous, nul doute que nous ne finissionspar posséder ce fameux Électron. Mais qu’en ferons-nous alors ? Où le mettrons-nous ? Sur le maître-autel,peut-être ?

— Je n’en sais rien, répliqua Francis, qui s’énervait,et je ne sais pas davantage ce qu’était un Électron, nimême à quoi cela pouvait bien servir. J’ai seulement laconviction profonde que la chose a dû exister, à unecertaine époque, voilà tout. »

Éclatant d’un rire moqueur, Jeris l’iconoclaste lequitta pour retourner à son travail. Cet incident avaitattristé Frère Francis sans le détourner pour autant duprojet qu’il caressait. Dès qu’il eut assimilé lesquelques renseignements que pouvait lui fournir labibliothèque du monastère sur l’art perdu dans lequels’était illustré Leibowitz, il esquissa quelques avant-projets du plan qu’il entendait reproduire sur sonparchemin.

Le schéma lui-même, puisqu’il n’arrivait pas à enpénétrer la signification, serait reproduit par ses soinstel qu’il se présentait sur le document original. Pour cefaire, il emploierait l’encre noire ; par contre, il

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adopterait des encres de couleur et des caractères defantaisie hautement décoratifs pour reproduire leschiffres et légendes du plan. Il décida également derompre l’austère et géométrique monotonie de sareproduction en l’agrémentant de colombes et dechérubins, de pampres verdoyants, de fruits dorés etd’oiseaux multicolores – voire d’un artificieux serpent.En haut de son œuvre, il tracerait une représentationsymbolique de la Sainte-Trinité, et en bas, pour fairependant, un dessin de la cotte de mailles servantd’emblème à son Ordre. Le Mécanisme de ContrôleTransitoriel du Bienheureux Leibowitz se trouveraitainsi magnifié comme il convenait et son messageparlerait à l’œil en même temps qu’à l’esprit.

Lorsqu’il eut achevé son croquis préliminaire, il lesoumit timidement au Frère Horner.

« Je m’aperçois, fit le vieux moine d’un ton nuancéde remords, que ce travail vous prendra beaucoup plusde temps que je ne l’aurais cru… Mais qu’importe :continuez. Le dessin en est beau, vraiment très beau.

— Merci, mon frère. »Frère Horner eut un clin d’œil à l’adresse du jeune

religieux :« J’ai appris, lui glissa-t-il en confidence, que l’on

avait décidé d’activer les formalités nécessaires pourla canonisation du Bienheureux Leibowitz. Aussi est-il

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probable que notre excellent Père se sente à l’heureactuelle beaucoup moins inquiet à propos de ce quevous savez. »

Bien entendu, tout le monde était au courant de cetteimportante nouvelle. La béatification de Leibowitz étaitdepuis longtemps un fait accompli, mais les dernièresformalités qui feraient de lui un saint pouvaient exigerencore bon nombre d’années. En outre, il y avaittoujours lieu de craindre que l’Avocat du Diabledécouvrît quelque motif rendant impossible lacanonisation projetée.

Au bout de longs mois, Frère Francis se mit enfin autravail sur son beau parchemin, traçant avec amour lesfines arabesques, les volutes compliquées et lesélégantes enluminures rehaussées de feuilles d’or.C’était un travail de longue haleine qu’il avait entreprislà, un travail qui exigeait plusieurs années pour êtremené à bonne fin. Les yeux du copiste, naturellement,furent mis à rude épreuve et il fut parfois obligéd’interrompre son labeur pendant de longues semaines,de peur qu’une bévue causée par la fatigue ne vîntgâcher tout l’ensemble. Peu à peu, cependant, l’œuvreprenait forme, et elle affectait une si grandiose beautéque tous les moines de l’abbaye se pressaient pour lacontempler avec admiration. Seul le sceptique FrèreJeris continuait à critiquer.

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« Je me demande, disait-il, pourquoi vous neconsacrez pas votre temps à un travail utile. »

C’était ce qu’il faisait, quant à lui, puisqu’ilfabriquait des abat-jour de parchemin décoré pour leslampes à huile de la chapelle.

Sur ces entrefaites, le vieux Frère Horner tombamalade et se mit à décliner rapidement. Dans lespremiers jours de l’Avent, ses frères chantèrent pourlui la Messe des Morts et confièrent sa dépouille à laterre originelle. L’Abbé choisit Frère Jeris poursuccéder au défunt dans la surveillance des copistes etle jaloux en profita aussitôt pour ordonner à FrèreFrancis d’abandonner son chef-d’œuvre. Il était grandtemps, lui dit-il, de renoncer à ces enfantillages ; ils’agissait maintenant de fabriquer des abat-jour. FrèreFrancis mit en lieu sûr le fruit de ses veilles et obéitsans récriminer. Tout en peignant ses abat-jour, il seconsolait en songeant que nous sommes tous mortels…

Un jour, sans doute, l’âme de Frère Jeris iraitrejoindre en Paradis celle du Frère Horner, la salle descopistes, après tout, n’étant jamais que l’antichambrede la Vie éternelle. Alors, s’il plaisait à Dieu, il luiserait permis de reprendre son chef-d’œuvreinterrompu…

La divine Providence, toutefois, prit les choses enmain bien avant le trépas de Frère Jeris. Dès l’été qui

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suivit, un évêque qui cavalcadait à dos de mule,accompagné d’une nombreuse suite de dignitairesecclésiastiques, se présentait à la porte du monastère.Le Nouveau Vatican, annonça-t-il, l’avait chargé d’êtrel’avocat de la canonisation de Leibowitz et il venaitrecueillir auprès du Père Abbé tous les renseignementssusceptibles de l’aider dans sa mission ; en particulier,il souhaitait obtenir des éclaircissements sur uneapparition terrestre du Bienheureux dont aurait étégratifié un certain Frère Francis Gérard de l’Utah.

L’envoyé du Nouveau Vatican fut chaleureusementaccueilli, comme il se doit. On le logea dansl’appartement réservé aux prélats de passage et on lepourvut de six jeunes moines attentifs à satisfaire sesmoindres désirs. On déboucha pour lui les meilleuresbouteilles, on embrocha les plus délicates volailles eton alla même jusqu’à se préoccuper de ses distractions,embauchant pour lui, chaque soir, plusieurs violonisteset toute une troupe de clowns.

Il y avait trois jours que l’évêque était là quand lebon Père Abbé fit comparaître devant lui Frère Francis.

« Mgr Di Simone désire vous voir, lui dit-il. Si vousavez le malheur de donner libre cours à votreimagination, nous ferons de vos boyaux des cordes deviolon, nous jetterons votre carcasse aux loups et vosossements seront inhumés en terre non consacrée…

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Maintenant, mon fils, allez en paix : Monseigneur vousattend. »

Frère Francis n’avait nul besoin de l’avertissementdu bon Père pour tenir sa langue. Depuis le jourlointain où la fièvre l’avait rendu loquace, après sonpremier Carême dans le désert, il s’était bien gardé desouffler mot à âme qui vive de sa rencontre avec lepèlerin. Mais il s’inquiétait de voir que les plusgrandes autorités ecclésiastiques s’intéressaientbrusquement à ce même pèlerin, aussi le cœur luibattait-il à grands coups lorsqu’il se présenta devantl’évêque.

Son effroi se révéla d’ailleurs sans fondement aucun.Le prélat était un vieil homme fort paterne, qui semblaits’intéresser avant tout à la carrière du moinillon.

« Et maintenant », lui dit-il au bout de quelquesinstants d’aimable entretien, « parlez-moi donc de votrerencontre avec votre Bienheureux fondateur.

— Oh ! Monseigneur ! Je n’ai jamais dit qu’ils’agissait du Bienheureux Leibo…

— Bien sûr, mon fils, bien sûr… Voici d’ailleurs unprocès-verbal de cette apparition que je vous aiapporté. Il a été dressé d’après des renseignementsrecueillis aux meilleures sources. Je vous demandeseulement de le lire. Après quoi, vous m’enconfirmerez l’exactitude, ou bien vous le corrigerez, si

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besoin est. Ce document, bien entendu, s’appuieuniquement sur des on-dit. En réalité, vous seul pouveznous dire ce qui s’est passé au juste. Je vous prie doncde le lire très attentivement. »

Frère Francis prit l’épaisse liasse de papiers que luitendait le prélat et se mit à parcourir ce compte renduofficiel avec une appréhension grandissante, qui netarda pas à dégénérer en une véritable terreur.

« Vous changez de visage, mon fils, remarqual’évêque. Auriez-vous donc constaté quelque erreur ?

— Mais… mais… ce n’est pas comme cela… cen’est pas du tout comme cela que les choses se sontpassées ! s’écria le malheureux moine, atterré. Je ne l’aivu qu’une seule fois et il s’est borné à me demander lechemin de l’abbaye. Puis il a frappé de son bâton lapierre sous laquelle j’ai découvert les reliques…

— Pas de chœur céleste, si je comprends bien ?— Oh, non.— Pas de nimbe autour de sa tête non plus, ni de

tapis de roses se déroulant sous ses pas au fur et àmesure qu’il avançait ?

— Devant Dieu qui me voit, Monseigneur, j’affirmeque rien de tout cela ne s’est produit !

— Bon, bon, fit l’évêque en soupirant. Les histoiresque content les voyageurs, je le sais bien, comportenttoujours une part d’exagération… »

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Comme il semblait déçu, Frère Francis s’empressade s’excuser, mais l’avocat du futur saint le calma d’ungeste :

« Cela ne fait rien, mon fils, lui assura-t-il. Nous nemanquons pas de miracles, dûment contrôlés, Dieumerci !… En tout état de cause, d’ailleurs, les papiersdécouverts par vous auront eu au moins une utilité,puisqu’ils nous ont permis de découvrir le nom queportait l’épouse de votre vénéré fondateur, laquellemourut, comme vous le savez, avant qu’il entrât enreligion.

— Vraiment, Monseigneur ?— Oui. Elle s’appelait Emily. »Manifestement fort désappointé par le récit que lui

avait fait le jeune moine de sa rencontre avec lepèlerin, Mgr Di Simone n’en passa pas moins cinqjours pleins sur le lieu où Francis avait découvert laboîte de métal. Une cohorte de jeunes novicesl’accompagnait, brandissant des pelles et despioches… Après qu’on eut beaucoup creusé, l’évêqueregagna l’abbaye, au soir du cinquième jour, avec unriche butin de reliques diverses, parmi lesquelles unevieille boîte d’aluminium contenant encore quelquestraces d’un magma desséché qui avait peut-être été,jadis, de la choucroute.

Avant de quitter l’abbaye, il visita la salle des

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copistes et voulut voir la reproduction que FrèreFrancis avait faite du célèbre bleu de Leibowitz. Lemoine, tout en protestant que c’était une bien pauvrechose, la lui exhiba d’une main tremblante.

« Boufre ! s’écria l’évêque (c’est du moins ce quel’on crut comprendre). Il faut finir ce travail, mon fils,il le faut ! »

Souriant, le moine chercha le regard du Frère Jeris.Mais l’autre s’empressa de détourner la tête… Lelendemain, Frère Francis se remettait à l’ouvrage, àgrand renfort de plumes d’oie, de feuilles d’or et depinceaux divers.

… Il y travaillait toujours lorsqu’une nouvelledéputation venue du Vatican se présenta au monastère.Cette fois, il s’agissait d’une troupe nombreuse,comportant même des gardes en armes pour repousserles attaques des bandits de grand chemin. À sa tête,fièrement campé sur une mule noire, paradait un prélatdont le chef s’ornait de petites cornes et la bouche delongs crocs acérés (c’est en tout cas ce qu’affirmèrentpar la suite plusieurs novices). Il se présenta commel’Advocatus Diaboli, chargé de s’opposer par tous lesmoyens à la canonisation de Leibowitz, et expliquaqu’il venait à l’abbaye pour enquêter sur certains bruits

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absurdes, propagés par des moinillons hystériques, etdont la rumeur s’était répandue jusqu’aux autoritéssuprêmes du Nouveau Vatican. Rien qu’à voir cetémissaire, on comprenait tout de suite qu’il n’était pasde ceux à qui on peut en conter.

L’Abbé l’accueillit poliment et lui offrit une petitecouchette tout métal, dans une cellule exposée au sud,en s’excusant de ne pouvoir le loger dans l’appartementd’honneur, provisoirement inhabitable pour raisonsd’hygiène. Ce nouvel hôte se contenta pour le servicede personnages de sa suite et il partagea, au réfectoire,l’ordinaire des moines : herbes cuites et brouet deracines.

« J’ai appris que vous étiez sujet à des crisesnerveuses, avec perte de sentiment », dit-il à FrèreFrancis quand le moine comparut devant lui. « Combiende fous et d’épileptiques comptez-vous parmi vosascendants ou vos proches ?

— Aucun, Excellence.— Ne m’appelez pas Excellence ! rugit le dignitaire.

Et dites-vous bien que je n’aurai aucun mal à extrairede vous la vérité. »

Il parlait de cette formalité comme d’une interventionchirurgicale des plus banales et pensait visiblementqu’elle aurait dû être pratiquée depuis de longuesannées.

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« Vous n’ignorez pas, reprit-il, qu’il existe desprocédés permettant de vieillir artificiellement lesdocuments, n’est-ce pas ? »

Frère Francis l’ignorait.« Vous savez également que la femme de Leibowitz

s’appelait Emily, et qu’Emma n’est absolument pas lediminutif de ce prénom ? »

Francis n’était pas très renseigné là-dessus non plus.Il se rappelait seulement que ses parents, dans sonenfance, employaient parfois certains diminutifs un peuà la légère… « Et puis, se dit-il, si le BienheureuxLeibowitz – béni soit-il ! – avait décidé d’appeler safemme Emma, je suis sûr qu’il savait ce qu’ilfaisait… »

L’envoyé du Nouveau Vatican se mit alors à lui faireun cours de sémantique si furieux et si véhément quel’infortuné moinillon crut en perdre la raison. À l’issuede cette orageuse séance, il ne savait même plus s’ilavait jamais, oui ou non, rencontré un pèlerin.

Avant son départ, l’Avocat du Diable voulut voir, luiaussi, la copie enluminée qu’avait faite Francis, et lemalheureux la lui apporta la mort dans l’âme. Le prélat,tout d’abord, parut interloqué ; puis il déglutit et semblase forcer pour dire quelque chose.

« Vous ne manquez certes pas d’imagination,reconnut-il. Mais cela, je crois que tout le monde ici le

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savait déjà. »Les cornes de l’émissaire avaient diminué de

plusieurs centimètres et il repartit le soir même pour leNouveau Vatican.

… Et les années passèrent, ajoutant quelques ridesaux visages juvéniles, quelques cheveux blancs auxtempes des moines. Au monastère, la vie allait sontrain, et les moines continuaient à s’absorber dans leurscopies comme par le passé. Frère Jeris, un beau jour,s’avisa de vouloir construire une presse à imprimer.Quand l’Abbé lui demanda pourquoi, il ne sut querépondre :

« Pour augmenter la production.— Ah, oui ? fit le Père. Et à quoi pensez-vous donc

que serviraient vos paperasses, dans un monde où l’onest si heureux de ne pas savoir lire ? Peut-être pourriez-vous les vendre aux paysans pour allumer leur feu,hein ?

Mortifié, Frère Jeris haussa tristement les épaules –et les copistes du monastère continuèrent à travailler àla plume d’oie…

Un matin de printemps, enfin, peu avant le Carême,un nouveau messager se présenta au monastèreapportant une bonne, une excellente nouvelle : le

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dossier réuni pour la canonisation de Leibowitz étaitmaintenant complet, le Sacré Collège n’allait pas tarderà se réunir et le fondateur de l’Ordre Albertienfigurerait bientôt parmi les saints du calendrier.

Tandis que toute la confrérie se réjouissait, le PèreAbbé – très vieux, maintenant, et passablement gâteux –fit appeler Frère Francis.

« Sa Sainteté exige votre présence lors des fêtes quivont se dérouler pour la canonisation d’Isaac EdwardLeibowitz, crachota-t-il. Préparez-vous à partir. »

Et il ajouta d’un ton grognon : « Si vous voulez vousévanouir, allez faire cela ailleurs ! »

Le voyage du jeune moine jusqu’au Nouveau Vaticanlui demanderait au moins trois mois – davantage peut-être : tout dépendait de la distance qu’il pourraitcouvrir avant que les inévitables voleurs de grandchemin le privent de son âne.

Il partit seul et sans armes, muni seulement d’unesébile de mendiant. Il serrait sur son cœur la copieenluminée du plan de Leibowitz et priait Dieu, cheminfaisant, pour qu’on ne la lui volât point. Il est vrai queles voleurs étaient gens ignorants, et n’en auraient suque faire… Par précaution, tout de même, le moinearborait un morceau de tissu noir sur l’œil droit. Les

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paysans étaient superstitieux, en effet, et la menace du« mauvais œil » suffisait parfois à les mettre en fuite.

Après deux mois et quelques jours de voyage, FrèreFrancis rencontra son voleur, sur un sentier demontagne bordé de bois épais, loin de toute habitation.C’était un homme de petite taille, mais visiblementsolide comme un bœuf. Les jambes écartées, ses braspuissants croisés sur la poitrine, il était campé entravers du sentier, attendant le moine qui s’en venaitdoucement vers lui, au pas lent de sa monture… Ilsemblait être seul et n’avait pour arme qu’un couteauqu’il ne tira même pas de sa ceinture. La rencontrecausa au moine un profond désappointement : dans lesecret de son cœur, en effet, il n’avait cessé d’espérer,tout le long du chemin, qu’il rencontrerait un jour lepèlerin de jadis.

« Halte ! » ordonna le voleur.L’âne s’arrêta de lui-même. Frère Francis releva son

capuchon pour montrer son bandeau noir et il y portalentement la main, comme s’il se fût apprêté à dévoilerquelque spectacle affreux, dissimulé sous le tissu. Maisl’homme, rejetant la tête en arrière, éclata d’un riresinistre et proprement satanique. Le moine s’empressade murmurer un exorcisme, ce dont le voleur ne parutpas autrement impressionné.

« Ça ne prend plus depuis des années, lui dit-il.

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Allons, pied à terre, et plus vite que ça ! »Frère Francis haussa les épaules, sourit et descendit

de sa monture sans protester.« Je vous souhaite le bonjour, monsieur, fit-il d’un

ton aimable. Vous pouvez prendre l’âne, la marche mefera du bien. »

Et il s’éloignait déjà, quand le voleur lui barra lechemin.

« Attends ! Déshabille-toi complètement, et fais-moivoir un peu ce qu’il y a dans ce paquet ! »

Le moine lui montra sa sébile, avec un petit gested’excuse, mais l’autre se mit à rire de plus belle.

« Le coup de la pauvreté, on me l’a fait déjà aussi ! »assura-t-il à sa victime d’un ton sarcastique, « mais ledernier mendigot que j’ai arrêté avait un demi-heklod’or dans sa botte… Allons, vite, déshabille-toi ! »

Quand le moine se fut exécuté, l’homme fouilla sesvêtements, il n’y trouva rien, et les lui rendit.

« Maintenant, reprit-il, voyons donc dans ce paquet.— Ce n’est qu’un document, monsieur, protesta le

religieux, un document sans valeur pour tout autre queson propriétaire.

— Ouvre le paquet, te dis-je ! »Frère Francis s’exécuta sans mot dire et les

enluminures du parchemin brillèrent bientôt sous lesoleil. Le voleur eut alors un sifflement admiratif.

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« Joli ! C’est ma femme qui va être contented’accrocher ça au mur de la cabane ! »

Le pauvre moine, à ces mots, sentit le cœur luimanquer et il se mit à marmotter une prière silencieuse :« Si Tu l’as envoyé pour m’éprouver, ô Seigneur,supplia-t-il du fond de l’âme, donne-moi au moins lecourage de mourir comme un homme, car s’il est écritqu’il doit me le prendre, il ne le prendra que sur lecadavre de Ton indigne serviteur ! »

« Enveloppe-moi l’objet ! ordonna soudain levoleur, dont l’opinion était faite.

— Je vous en prie, monsieur, gémit Frère Francis,vous ne voudriez pas priver un pauvre homme d’unouvrage qu’il a mis toute une vie à faire ?… J’ai passéquinze ans à enluminer ce manuscrit et…

— Quoi ? interrompit le voleur. Tu as fait ça toi-même ? »

Et il se mit à hurler de rire.« Je ne vois pas, monsieur, répliqua le moine en

rougissant légèrement, ce qu’il peut y avoir là deplaisant…

— Quinze ans ! lui dit l’homme entre deux accèsd’hilarité, quinze ans ! Et pourquoi, je te le demande ?Pour un bout de papier ! Quinze ans !… Ha ! »

Saisissant à deux mains la feuille enluminée, ilentreprit de la déchirer. Alors Frère Francis se laissa

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tomber à genoux, au milieu du sentier.« Jésus, Marie, Joseph ! s’écria-t-il. Je vous en

supplie, monsieur, au nom du ciel ! »Le voleur parut s’amadouer un peu ; jetant le

parchemin sur le sol, il demanda en ricanant :« Serais-tu prêt à te battre pour défendre ton

morceau de papier ?— Si vous voulez, monsieur ! Je ferai tout ce que

vous voudrez. »Tous deux tombèrent en garde. Le moine se signa

précipitamment et invoqua le Ciel, se rappelant que lalutte avait été jadis un sport autorisé par la divinité –puis il marcha au combat…

Trois secondes plus tard, il gisait sur les rocspointus qui lui meurtrissaient l’échine, à demi étouffésous une petite montagne de muscles durs.

« Et voilà ! » fit modestement le voleur qui se relevaet saisit le parchemin.

Mais le moine se traînait à genoux, les mains jointes,l’assourdissant de ses supplications désespérées.

« Ma parole, railla le voleur, tu baiserais mes bottes,si je te le demandais, pour que je te rende ton image ! »

Pour toute réponse, Frère Francis le rattrapa d’unbond et se mit à baiser avec ferveur les bottes duvainqueur.

C’en était trop, même pour un gredin chevronné.

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Avec un juron, le voleur jeta le manuscrit sur le sol,sauta sur l’âne et s’en fut… Aussitôt Francis fondit surle précieux document et le ramassa. Puis il se mit àtrottiner derrière l’homme en appelant sur lui toutes lesbénédictions du Ciel et en remerciant le Seigneurd’avoir créé des malandrins aussi désintéressés…

Pourtant, quand le voleur et son âne eurent disparuderrière les arbres, le moine se prit à se demander,avec un brin de tristesse, pour quelle raison, en effet, ilavait consacré quinze années de sa vie à ce morceau deparchemin… Les paroles du voleur résonnaient encoreà ses oreilles : « Et pourquoi, je te le demande ?… »Oui, pourquoi, au fait, pour quelle raison ?

Frère Francis reprit sa route à pied, tout songeur, latête inclinée sous son capuchon… Un moment, même,l’idée lui vint de jeter le document parmi lesbroussailles et de le laisser là, sous la pluie… Mais lePère Abbé avait approuvé sa décision de le remettreaux autorités du Nouveau Vatican, en guise de présent.Le moine réfléchit qu’il ne pourrait pas arriver là-basles mains vides, et il poursuivit son chemin, rasséréné.

L’heure était venue. Perdu dans l’immense etmajestueuse basilique, Frère Francis s’abîmait dans laprestigieuse magie des couleurs et des sons. Lorsqu’on

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eut invoqué l’Esprit infaillible, symbole de touteperfection, un évêque se leva – c’était Mgr Di Simone,remarqua le moine, l’avocat du saint – et il adjura saintPierre de se prononcer, par le truchement deS.S. Léon XXII, ordonnant du même coup, à toutel’assistance de prêter une oreille attentive aux parolessolennelles qui allaient être prononcées.

À ce moment, le Pape se leva calmement et proclamaqu’Isaac Edward Leibowitz était désormais un saint.C’était fini. Dorénavant l’obscur technicien de jadisfaisait partie de la céleste phalange. Frère Francisadressa aussitôt une dévotieuse prière à son nouveaupatron, tandis que le chœur entonnait le Te Deum.

Marchant d’un pas vif, le Souverain Pontife, unmoment plus tard, surgit si brusquement dans la salled’audience où le moinillon attendait, que la surprisecoupa le souffle à Frère Francis, le privant un instant dela parole. Il s’agenouilla en hâte pour baiser l’anneaudu Pêcheur et recevoir la bénédiction, puis il seredressa maladroitement, embarrassé par le beauparchemin enluminé qu’il tenait derrière son dos.Comprenant la raison de son trouble, le Pape eut unsourire.

« Notre fils nous a apporté un présent ? » demanda-t-il.

Le moine eut un bruit de gorge ; il hocha stupidement

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la tête et tendit enfin son manuscrit, que le vicaire duChrist fixa très longuement sans rien dire, le visageparfaitement impassible.

« Ce n’est rien », bredouilla Frère Francis, quisentait grandir son trouble à mesure que le silence duPontife se prolongeait, « ce n’est qu’une pauvre chose,un misérable présent. J’ai honte, même, d’avoir passétant de temps à… »

Il s’arrêta court, étranglé par l’émotion.Mais le Pape semblait ne pas l’avoir entendu.« Comprenez-vous la signification du symbolisme

employé par saint Isaac ? » demanda-t-il au moine, touten examinant curieusement le mystérieux tracé du plan.

Frère Francis, pour toute réponse, ne put que secouernégativement la tête.

« Quelle qu’en soit la signification… », commençale Pape – mais il s’interrompit tout à coup et se mitbrusquement à parler d’autre chose. Si l’on avait fait aumoine l’honneur de le recevoir ainsi, lui expliqua-t-il,ce n’était certes pas que les autorités ecclésiastiques,officiellement, eussent une opinion quelconque sur lepèlerin qu’un moine avait vu… Frère Francis avait ététraité de la sorte parce qu’on entendait le récompenserd’avoir retrouvé d’importants documents et de saintesreliques. Ainsi avait-on en effet jugé sa trouvaille, sansqu’on tînt d’ailleurs le moindre compte des

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circonstances qui l’avaient accompagnée…Et le moine se mit à balbutier ses remerciements,

tandis que le Souverain Pontife se perdait à nouveaudans la contemplation des schémas si jolimentenluminés.

« Quelle qu’en soit la signification, répéta-t-il enfin,ce fragment de savoir, mort pour l’instant, reprendravie quelque jour. »

Souriant, il eut un léger clin d’œil à l’adresse dumoine.

« Et nous le conserverons avec vigilance jusqu’à cejour-là », conclut-il.

Alors seulement, Frère Francis s’aperçut que lasoutane blanche du Pape avait un trou et que tous sesvêtements étaient assez élimés. Le tapis de la salled’audience se montrait lui-même fort usé par endroits,et le plâtre du plafond s’en allait en morceaux.

Mais il y avait des livres, sur les rayonnages quicouraient le long des murs, des livres enrichisd’admirables enluminures, des livres qui traitaient dechoses incompréhensibles, des livres patiemmentrecopiés par des hommes dont la tâche ne consistait pasà comprendre, mais à sauvegarder. Et ces livresattendaient que l’heure fût venue.

« Au revoir, fils bien-aimé. »L’humble gardien de la flamme du savoir repartit à

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pied vers sa lointaine abbaye… Lorsqu’il approcha dela région hantée par le voleur, il se sentit toutfrémissant d’allégresse. Si le voleur était par hasard decongé, ce jour-là, le petit moine entendait biens’asseoir pour attendre son retour. Car il savait, cettefois, ce qu’il avait à répondre à sa question.

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DEUXIÈME PARTIE

Quelques années dans l’ailleursabsolu

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I

Toutes les billes dans le même sac. – Les désespoirs de l’historien. –Deux amateurs d’insolite. – On demande intelligence plus subtile. –Au fond du Lac du Diable. – Un antifascisme qui fait du vent. –Bergier et moi devant l’immensité de l’étrange. – Troie aussi étaitune légende. – L’histoire en retard. – Du visible banal à l’invisiblefantastique. – Apologue du scarabée d’or. – On peut entendre leressac du futur. – Il n’y a pas que les froides mécaniques.

Pendant l’occupation vivait à Paris, dans le quartierdes Écoles, un vieil original qui s’habillait enbourgeois du XVIIe siècle, ne lisait que Saint-Simon,dînait aux flambeaux et jouait de l’épinette. Il ne sortaitque pour aller chez l’épicier et le boulanger, uncapuchon sur sa perruque poudrée, la houppelandelaissant voir les bas noirs et les souliers à boucles. Letumulte de la Libération, les coups de feu, lesmouvements populaires le troublèrent. Sans riencomprendre, mais agité par la crainte et la fureur, ilsortit un matin sur son balcon, la plume d’oie à la main,le jabot dans le vent, et il cria, d’une forte et étrangevoix de solitaire :

« Vive Coblenz ! »

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On ne saisit pas, on vit la singularité, les voisinsexcités sentirent d’instinct qu’un bonhomme vivant dansun autre monde avait partie liée avec le mal, le criparut allemand, on monta, on défonça la porte, onl’assomma, il mourut.

Ce même matin, un tout jeune capitaine résistant quivenait de conquérir la Préfecture, faisait jeter de lapaille sur les tapis du grand bureau et disposer desfusils en faisceaux, afin de se sentir vivre dans uneimage de son premier livre d’histoire.

À cette heure, on découvrait aux Invalides la table,les treize fauteuils, les étendards, les robes et les croixde la dernière assemblée des Chevaliers de l’OrdreTeutonique, brusquement interrompue.

Et le premier char de l’armée Leclerc franchissait laporte d’Orléans, signe écrasant de la défaite allemande.Il était conduit par Henri Rathenau, dont l’oncleWalther avait été la première victime du nazisme.

Ainsi une civilisation, en un moment historique, voit-elle, comme un homme en proie à la plus grandeémotion, revivre mille instants de son passé, selon unchoix et dans une succession apparemmentincompréhensibles.

Giraudoux racontait qu’endormi une seconde aucréneau d’une tranchée, attendant l’heure d’allerrelever un camarade tué en reconnaissance, il fut

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réveillé par des picotements sur le visage : le ventvenait de déshabiller le mort, d’ouvrir son portefeuilleet de projeter ses cartes de visite, dont les coinsfrappaient la joue du poète. Dans cette matinée de lalibération de Paris, les cartes de visite des émigrés deCoblenz, des étudiants révolutionnaires de 1830, desgrands penseurs juifs allemands et des FrèresChevaliers des Croisades, volaient avec beaucoupd’autres, sans doute, dans le vent qui portait loin lesgémissements et les Marseillaise.

Si l’on secoue le panier, toutes les billes viennent àla surface en désordre, ou plutôt selon un ordre et desfrottements dont le contrôle serait d’une infiniecomplication, mais où nous pourrions découvrir uneinfinité de ces rencontres bizarrement éclairantes queJung appelle des coïncidences significatives.L’admirable parole de Jacques Rivière s’applique auxcivilisations et à leurs moments historiques : « Il arriveà un homme, non pas ce qu’il mérite, mais ce qui luiressemble. » Un cahier d’écolier de Napoléon s’achèvesur ces mots : « Sainte-Hélène, petite île. »

C’est grand dommage que l’historien juge indigne desa science le recensement et l’examen de cescoïncidences significatives, de ces rencontres qui ont

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un sens et entrebâillent brusquement une porte sur uneautre face de l’Univers où le temps n’est plus linéaire.Sa science retarde sur la science en général qui, dansl’étude de l’homme comme dans celle de la matière,nous montre de plus en plus réduites les distances entrele passé, le présent et l’avenir. Des haies de plus enplus minces nous séparent, dans le jardin du destin,d’un hier tout entier conservé et d’un demainentièrement formé. Notre vie, comme dit Alain, « estouverte sur de grands espaces ».

Il existe une petite fleur extrêmement frêle et bellequi se nomme la saxifrage ombreuse. On l’appelle aussi« le désespoir du peintre ». Elle ne désespère plusaucun artiste, depuis que la photographie et biend’autres découvertes ont libéré la peinture du souci dela ressemblance extérieure. Le peintre le moins jeuned’esprit ne s’assied pas aujourd’hui devant un bouquetcomme il l’eût fait naguère. Son œil voit autre choseque le bouquet, ou plutôt son modèle lui est prétexte àexprimer par la surface colorée une réalité cachée àl’œil profane. Il tente d’arracher un secret à la création.Naguère, il se fût contenté de reproduire ce que voit leprofane quand il promène sur les choses un œilnégligent, un regard d’absent. Il se fût contenté dereproduire les apparences rassurantes et, en quelque

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sorte, de participer à la tromperie générale sur lessignes extérieurs de la réalité. « Ah ! cela est craché ! »Mais qui crache est malade. Il ne semble pas quel’historien ait évolué comme le peintre, au cours de cedemi-siècle, et notre histoire est fausse comme l’étaientun sein de femme, un petit chat ou un bouquet sous lepinceau pétrifiant d’un peintre conformiste de 1890.

« Si notre génération, dit un jeune historien, entendlucidement examiner le passé, il lui faudra d’abordarracher les masques sous lesquels les artisans de notreHistoire demeurent méconnus… L’effort désintéresséaccompli par une phalange d’historiens en faveur de lasimple vérité est relativement récent. »

Le peintre de 1890 avait ses « désespoirs ». Quedire de l’historien du temps présent ! La plupart desfaits contemporains sont devenus pareils à la saxifrageombreuse : des désespoirs de l’historien.

Un autodidacte délirant, entouré de quelquesmégalomanes, refuse Descartes, balaie la culturehumaniste, écrase la raison, invoque Lucifer etconquiert l’Europe, ratant de peu la conquête du monde.Le marxisme s’enracine dans le seul pays que Marxjugeait infertile. Londres manque périr sous une pluiede fusées destinées à atteindre la Lune. Des réflexionssur l’espace et le temps aboutissent à la fabricationd’une bombe qui efface deux cent mille hommes en

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trois secondes et menace d’effacer l’histoire elle-même. Saxifrages ombreuses !

L’historien commence à s’inquiéter et à douter queson art soit praticable. Il consacre son talent à déplorerde ne plus pouvoir l’exercer. C’est ce que l’on voitdans les arts et les sciences dans leurs moments desuffocation : un écrivain traite en dix volumes del’impossibilité du langage, un médecin fait cinq ans decours pour expliquer que les maladies se guérissentd’elles-mêmes. L’histoire traverse un de ces moments.

M. Raymond Aron, rejetant avec lassitude Thucydideet Marx, constate que ni les passions humaines, nil’économie des choses ne suffisent à expliquerl’aventure des sociétés. « La totalité des causesdéterminant la totalité des effets dépasse, dit-il navré,l’entendement humain. »

M. Baudin, de l’Institut, avoue : « L’histoire est unepage blanche que les hommes sont libres de remplir àleur guise.

Et M. René Grousset fait monter vers le ciel vide cechant presque désespéré qui est beau :

« Ce que nous appelons l’histoire, je veux dire cedéroulement d’empires, de batailles, de révolutionspolitiques, de dates, sanglantes pour la plupart, est-cevraiment l’histoire ? Je vous avouerai que je ne le croispas, et qu’il m’arrive, en voyant les manuels scolaires,

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d’en biffer par la pensée un bon quart…« L’histoire vraie n’est pas celle du va-et-vient des

frontières. C’est celle de la civilisation. Et lacivilisation, c’est d’une part le progrès des techniqueset d’autre part le progrès de la spiritualité. On peut sedemander si l’histoire politique, pour une bonne part,n’est pas une histoire parasite.

« L’histoire vraie est, du point de vue matériel, celledes techniques, masquée par l’histoire politique quil’opprime, qui usurpe sa place et jusqu’à son nom.

« Mais, plus encore, l’histoire vraie est celle duprogrès de l’homme dans la spiritualité. La fonction del’humanité, c’est d’aider l’homme spirituel à sedégager, à se réaliser, d’aider l’homme, comme disentles Indiens dans une formule admirable, à devenir cequ’il est. Certes, l’histoire apparente, l’histoire visible,l’histoire de la surface n’est qu’un charnier. Sil’histoire n’était que cela, il n’y aurait qu’à fermer lelivre et à souhaiter l’extinction dans le nirvâna… Maisje veux croire que le bouddhisme a menti et quel’histoire n’est pas cela. »

Le physicien, le chimiste, le biologiste, lepsychologue, ont, en ces cinquante dernières années,reçu de grands chocs, buté sur des saxifrages

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ombreuses, eux aussi. Mais ils ne manifestent pasaujourd’hui la même inquiétude. Ils travaillent, ilsavancent. Il y a tout au contraire, dans ces sciences, uneextraordinaire vitalité. Comparez les constructionsarachnéennes de Spengler ou de Toynbee aumouvement torrentiel de la physique nucléaire.L’histoire est dans l’impasse.

Les raisons sont sans doute multiples, mais celle-cinous a été sensible :

Alors que le physicien ou le psychanalyste arésolument abandonné l’idée que la réalité étaitnécessairement satisfaisante pour la santé et a opté pourla réalité du fantastique, l’historien est demeuréenfermé dans le cartésianisme. Une certainepusillanimité toute politique n’y est pas toujoursétrangère.

On dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire.Mais les peuples qui n’ont pas d’historiens francs-tireurs et poètes sont plus que malheureux : asphyxiés,trahis.

À tourner le dos au fantastique, l’historien se trouveparfois conduit à de fantastiques erreurs. Marxiste, ilprévoit l’effondrement de l’économie américaine aumoment où les États-Unis atteignent au plus haut degréde stabilité et de puissance. Capitaliste, il détermine àl’Ouest l’expansion du communisme au moment où la

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Hongrie se soulève. Cependant, dans d’autres sciences,la prédiction de l’avenir, à partir des données duprésent, réussit de mieux en mieux.

À partir d’un millionième de gramme de plutonium,le physicien nucléaire fait le projet d’une usine géantequi fonctionnera comme prévu. À partir de quelquesrêves, Freud éclaire l’âme humaine comme elle ne lefut jamais. C’est que Freud et Einstein ont accompli, audépart, un colossal effort d’imagination. Ils ont penséun réel entièrement différent des données rationnellesadmises. À partir de cette projection imaginative, ilsont établi des ensembles de faits que l’expérience avérifiés.

« Dans le domaine de la science, nous apprenonscombien vaste est l’étrangeté du monde », ditOppenheimer.

Que cet admis de l’étrangeté puisse enrichirl’histoire, c’est ce dont nous sommes persuadés.

Nous ne prétendons pas du tout apporter à laméthode historique les transformations que nous luisouhaitons. Mais nous pensons que la petite esquisseque vous allez lire peut rendre un léger service auxhistoriens à venir. Soit impulsion, soit répulsion. Nousavons voulu, en prenant pour objet d’étude un aspect del’Allemagne hitlérienne, indiquer vaguement unedirection de recherches valable pour d’autres objets.

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Nous avons tracé des flèches sur les arbres à notreportée. Nous ne prétendons pas avoir rendu praticabletoute la forêt.

Nous avons cherché à rassembler des faits qu’unhistorien « normal » repousserait avec colère ouhorreur. Nous sommes devenus pour un temps, selon lejoli mot de Maurice Renard, « amateurs d’insolite etscribes de miracles ». Ce genre de travail n’est pastoujours confortable pour l’esprit. Parfois, nous nousrassurions en songeant que la tératologie, ou étude desmonstres, où s’est illustré le professeur Wolff en dépitde la suspicion des savants « raisonnables », a éclairéplus d’un aspect de la biologie. Un autre exemple nousa soutenus : celui de Charles Fort, cet Américainmalicieux dont nous vous avons parlé.

C’est dans cet esprit fortéen que nous avons menénos recherches sur des événements de l’histoirerécente. Ainsi, il ne nous a pas paru indigne d’attentionque le fondateur du national-socialisme ait cruréellement à la venue du surhomme.

Le 23 février 1957, un homme-grenouille recherchaitle corps d’un étudiant noyé dans le lac du Diable, en

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Bohême. Il remonta à la surface, pâle d’épouvante,incapable d’articuler un son. Quand il eut retrouvél’usage de la parole, il révéla qu’il venait de voir, sousles eaux froides et lourdes du lac, un alignementfantomatique de soldats allemands en uniforme, unecaravane de chariots attelés, avec les chevaux debout.

« Ô Nuit, qu’est-ce que c’est que ces guerrierslivides ?… »

D’une certaine façon, nous avons, nous aussi, plongédans le lac du Diable. Dans les annales du procès deNuremberg, dans des milliers de livres et de revues etdans des témoignages personnels, nous avons constituéune collection d’étrangetés. Nous avons organisé notrematériel en fonction d’une hypothèse de travail que l’onne saurait peut-être élever à la dignité d’une théorie,mais qu’un grand écrivain anglais méconnu, ArthurMachen, a puissamment exprimée :

« Il existe autour de nous des sacrements du mal,comme il existe des sacrements du bien, et notre vie etnos actes se déroulent, je crois, dans un mondeinsoupçonné, plein de cavernes, d’ombres etd’habitants crépusculaires. »

L’âme humaine aime le jour. Il lui arrive aussid’aimer la nuit, avec une égale ardeur, et cet amourpeut conduire les hommes, comme les sociétés, à desactions criminelles et désastreuses qui défient

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apparemment la raison, mais qui se révèlent pourtantexplicables si l’on se place dans une certaine optique.Nous préciserons cela tout à l’heure en redonnant laparole à Arthur Machen.

Dans cette partie de notre ouvrage, nous avons voulufournir la matière première d’une histoire invisible.Nous ne sommes pas les premiers. John Buchan avaitdéjà signalé de singuliers courants souterrains sous lesévénements historiques. Une entomologiste allemande,Margaret Boveri, traitant des hommes avec la froideurobjective qu’elle applique à l’observation des insectes,a écrit une Histoire de la Trahison au Vingtième siècledont le premier volume a pour titre Histoire Visible etle second Histoire Invisible.

Mais de quelle histoire invisible s’agit-il ? Le termeest garni de pièges. Le visible est si riche et, sommetoute, encore si peu exploré, que l’on peut toujours ytrouver des faits justifiant n’importe quelle théorie, etl’on connaît d’innombrables explications de l’histoirepar l’action occulte des Juifs, des Francs-Maçons, desJésuites ou de la Banque Internationale. Cesexplications nous paraissent primaires. D’ailleurs, nousnous sommes sans cesse gardés de confondre ce quenous nommons le réalisme fantastique avec

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l’occultisme, et les ressorts secrets de la réalité avec leroman-feuilleton. (Nous avons cependant plusieurs foisremarqué que la réalité manquait de dignité : ellen’échappe pas au romanesque, et que l’on ne pouvaitéliminer des faits sous prétexte qu’ils semblentressortir, justement, du roman-feuilleton.)

Nous avons donc accueilli les faits les plus bizarres,sous réserve de les pouvoir authentifier. Parfois, nousavons préféré paraître rechercher la sensation ou nouslaisser entraîner par le goût de l’étrange, plutôt que denégliger tel aspect apparemment démentiel. Le résultatne ressemble en rien aux portraits de l’Allemagne naziegénéralement admis. Ce n’est pas notre faute. Nousavions pour objet d’étude une série d’événementsfantastiques. Il n’est pas coutumier, mais il est logiquede penser que, derrière ces événements, peuvent secacher des réalités extraordinaires. Pourquoi l’histoireaurait-elle le privilège sur les autres sciences modernesde pouvoir expliquer tous les phénomènes de manièresatisfaisante pour la raison ?

Notre portrait, assurément, n’est pas conforme auxidées reçues, et il est fragmentaire. Nous n’avons rienvoulu sacrifier à la cohérence. Ce refus de sacrifier à lacohérence est d’ailleurs une tendance toute récente enhistoire, de même que la tendance à la vérité :

« Ici ou là apparaîtront des lacunes : le lecteur devra

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penser que l’historien d’aujourd’hui a abandonnél’antique conception d’après laquelle la vérité étaitatteinte lorsque se trouvaient employées, sans trous niexcédents, toutes les pièces d’un puzzle à recomposer.L’idéal de l’œuvre historique a cessé d’être pour luiune belle mosaïque bien complète et bien lisse : c’estcomme un champ de fouilles qu’il la conçoit, avec sonchaos apparent où se juxtaposent les excavationsincertaines, les collections de menus objets évocateurset, ici ou là, les belles résurrections d’ensemble et lesœuvres d’art. »

Le physicien sait que ce sont des pulsationsd’énergie anormales, exceptionnelles, qui ont révélé lafission de l’uranium et ainsi ouvert des espaces infinisà l’étude de la radio-activité. Ce sont des pulsations del’extraordinaire que nous avons recherchées.

Un livre de Lord Russel of Liverpool : CourteHistoire des Crimes de Guerre Nazis, paru onze ansaprès la victoire des Alliés, a surpris les lecteursfrançais par son ton d’extrême sobriété. L’indignation,d’habitude en cette matière, tient lieu d’explication.Dans ce livre, d’horribles faits parlaient seuls, et leslecteurs se sont aperçus qu’ils continuaient de ne riencomprendre à tant de noirceur. Exprimant ce sentiment,

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un éminent spécialiste écrivait dans Le Monde :« La question qui se pose est celle de savoir

comment tout cela a été possible en plein XXe siècle, etdans des contrées qui passent pour les plus civiliséesde l’univers. »

Il est singulier qu’une telle question, essentielle,primordiale, se pose aux historiens douze ans aprèsl’ouverture de toutes les archives possibles. Mais sepose-t-elle à eux ? Cela n’est pas sûr. Du moins tout sepasse-t-il comme s’ils tenaient à l’oublier, sitôtévoquée, obéissant ainsi au mouvement de l’opinionétablie qu’une telle question embarrasse. Il arrive, dela sorte, que l’historien témoigne pour son temps enrefusant de faire de l’histoire. À peine a-t-il écrit : « Laquestion qui se pose est celle de savoir… », qu’ils’empresse de faire du vent afin qu’elle ne puisse seposer.

« Voilà, ajoute-t-il aussitôt, ce que fait l’hommequand il est abandonné à la libre poussée de sesinstincts à la fois déchaînés et systématiquementpervertis. »

Étrange explication historique que cette évocation dumystère nazi par les gros tuyaux de la morale courante !C’est pourtant la seule explication qui nous ait étédonnée, comme s’il y avait une vaste conspiration desintelligences pour faire des pages les plus fantastiques

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de l’histoire contemporaine quelque chose deréductible à une leçon d’histoire primaire sur lesmauvais instincts. On dirait qu’une pressionconsidérable joue sur l’histoire, afin que celle-ci soitramenée aux minuscules proportions de la penséerationaliste conventionnelle.

Entre les deux guerres, remarque un jeunephilosophe, « faute d’avoir dénoncé quelle fureurpaïenne gonflait les drapeaux ennemis, les antifascistesne surent pas prédire les lendemains odieux de lavictoire hitlérienne ».

Rares et peu écoutées étaient les voix quiannonçaient dans le ciel allemand « la substitution de laCroix gammée à la Croix du Christ, la négation pure etsimple des Évangiles ».

Nous ne faisons pas entièrement nôtre cette visiond’Hitler antéchrist. Nous ne pensons pas qu’elle suffiseà éclairer totalement les faits. Mais du moins se situe-t-elle au niveau convenable pour juger ce momentextraordinaire de l’histoire.

Le problème est là. Nous ne serons à l’abri dunazisme, ou plutôt de certaines formes de l’espritluciférien dont le nazisme avait projeté l’ombre sur lemonde, que lorsque nous aurons perçu et affronté dansnotre conscience les aspects les plus fantastiques deson aventure.

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Entre l’ambition luciférienne dont l’hitlérisme fut unetragique caricature, et l’angélisme chrétien qui a aussisa caricature dans des formes sociales ; entre latentation d’atteindre au surhumain, de prendre le cield’assaut, et la tentation de s’en remettre à une idée ou àun Dieu pour que la condition humaine soittranscendée ; entre le refus et l’acceptation d’unetranscendance, entre la vocation du mal et celle dubien, l’un et l’autre aussi grands, profonds et secrets ; –entre d’immenses mouvements contradictoires de l’âmehumaine et sans doute de l’inconscient collectif, sejouent des tragédies dont l’histoire conventionnelle nerend pas entièrement compte, dont il semble qu’elle serefuse à rendre entièrement compte, comme par crainted’introduire, avec certains documents et certainesinterprétations, de trop graves empêchements de dormirau sein des sociétés.

L’historien qui traite de l’Allemagne nazie, paraîtainsi vouloir ignorer ce qu’était l’ennemi qui fut abattu.Il est soutenu dans cette volonté par l’opinion générale.C’est qu’avoir abattu un tel ennemi en connaissance decause, exigerait une conception du monde et du destinhumain à la mesure de la victoire. Mieux vaut penserque l’on a fini par empêcher de nuire des méchants etdes fous et qu’en fin de compte les braves gens onttoujours raison. C’étaient des méchants et des fous,certes. Mais non pas au sens, mais non pas au degré où

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l’entendent les braves gens. L’antifascismeconventionnel semble avoir été inventé par desvainqueurs qui avaient besoin de cacher leur vide.Mais le vide aspire.

Le docteur Antony Laughton, de l’InstitutOcéanographique de Londres, a fait descendre unecaméra par 4500 mètres de fond, au large des côtesd’Irlande. Sur les photographies, on distingue trèsnettement des empreintes de pieds appartenant à unecréature inconnue. Après l’abominable homme desneiges, voici que s’introduit dans l’imagination et lacuriosité des hommes, ce frère de la créature descimes, l’abominable homme des mers, l’inconnu desabîmes. En un certain sens, l’histoire, pour desobservateurs de notre genre, est pareille au « vieillardocéan qu’effarouche la sonde ».

Fouiller l’histoire invisible est un exercice fort sainpour l’esprit. On se débarrasse de la répugnance àl’invraisemblable qui est naturelle, mais qui a sisouvent paralysé la connaissance.

En tous domaines nous nous sommes efforcés derésister à cette répugnance à l’invraisemblable, qu’ils’agisse des ressorts de l’action des hommes, de leurscroyances, ou de leurs réalisations. Ainsi, nous avons

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étudié certains travaux de la section occulte desservices de renseignements allemands. Cette section aétabli, par exemple, un long rapport sur les propriétésmagiques des clochetons d’Oxford, qui, selon sesestimations, empêchaient les bombes de tomber surcette ville. Qu’il y ait là aberration n’est pasdiscutable, mais que cette aberration ait sévi parmi deshommes intelligents et responsables, et que ce faitéclaire sur plusieurs points l’histoire visible commel’histoire invisible, cela n’est pas discutable non plus.

Pour nous, les événements ont souvent des raisonsd’être que la raison ne connaît pas, et les lignes deforce de l’histoire peuvent être aussi invisibles etpourtant aussi réelles que les lignes de force d’unchamp magnétique.

Il est possible d’aller plus loin. Nous nous sommesaventurés là où nous espérons que des historiens del’avenir s’aventurent avec des moyens supérieurs auxnôtres. Il nous est arrivé de tenter d’appliquer àl’histoire le principe des « liaisons non causales » quele physicien Wolfgang Pauli et le psychologue Jung ontrécemment proposé. C’est à ce principe que je faisaistout à l’heure allusion en parlant des coïncidences.Pour Pauli et Jung, des événements indépendants entre

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eux pourraient avoir des rapports sans cause, maiscependant significatifs à l’échelle humaine. Ce sont les« coïncidences significatives », les « signes », où lesdeux savants voient un phénomène de « synchronicité »qui révèle des liaisons insolites entre l’homme, letemps, l’espace, et que Claudel nommaitmagnifiquement « la jubilation des hasards ».

Une malade est étendue sur le divan du psychanalysteJung. Des désordres nerveux très graves l’accablent,mais l’analyse ne progresse pas. La patiente, muréedans un esprit réaliste à l’extrême, cramponnée à unesorte d’ultralogique, se fait impénétrable aux argumentsdu médecin.

Encore une fois, Jung ordonne, propose, supplie :« Laissez-vous aller, ne cherchez pas à comprendre,

et racontez-moi simplement vos rêves.— J’ai rêvé d’un scarabée », répond enfin la dame,

du bout des dents.À cet instant, des petits coups sont frappés contre la

vitre. Jung ouvre la fenêtre et un beau scarabée doréentre dans la pièce en faisant ronfler ses élytres.Bouleversée, la patiente s’abandonne enfin et l’analysepeut vraiment commencer ; elle se poursuivra jusqu’à laguérison.

Jung cite souvent cet incident véridique qui a laforme d’un conte arabe. Dans l’histoire d’un homme,

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comme dans l’histoire tout court, pensons-nous, il y abeaucoup de scarabées d’or.

La complexe doctrine de la « synchronicité », enpartie bâtie sur l’observation de telles coïncidences,serait peut-être de nature à changer totalement laconception de l’histoire. Notre ambition ne va pas siloin et si haut. Ce que nous voulons, c’est attirerl’attention sur les aspects fantastiques de la réalité.Dans cette partie de notre ouvrage, nous nous sommeslivrés à la recherche et à l’interprétation de certainescoïncidences, à nos yeux significatives. Elles peuventne pas l’être à d’autres yeux.

En appliquant notre conception « réalistefantastique » à l’histoire, nous nous sommes livrés à untravail de sélection. Nous avons choisi parfois des faitsde faible importance, mais aberrants, parce que, dansune certaine mesure, c’est à l’aberration que nousdemandions de la lumière. Une irrégularité de quelquessecondes dans le mouvement de la planète Mercuresuffit pour ébranler l’édifice de Newton et justifierEinstein. De même, il nous semble que certains desfaits que nous avons relevés peuvent rendre nécessairela révision des structures de l’histoire cartésienne.

Peut-on user de cette méthode pour prévoir l’avenir ?

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Il nous arrive aussi d’y rêver. Dans Le Nommé Jeudi,Chesterton décrit une brigade de police politiquespécialisée dans la poésie. Un attentat est évité, parcequ’un policier a compris le sens d’un sonnet. Il y a degrandes vérités derrière les boutades de Chesterton.Des courants d’idées qui passent inaperçus del’observateur patenté, des écrits, des œuvres auxquelsle sociologue n’est pas attentif, faits sociaux tropminuscules et trop aberrants à ses yeux, annoncent peut-être plus sûrement les événements à venir que les grosfaits visibles et les grands mouvements apparents depensée desquels il s’inquiète.

Le climat d’épouvante du nazisme, que nul ne putprévoir, était annoncé dans les horribles récits del’écrivain allemand Hans Heinz Ewers : LaMandragore et Dans l’Épouvante, qui devait devenirle poète officiel du régime et écrire le Horst WesselLied. Il n’est pas impossible que certains romans,certains poèmes, des tableaux, des statues, négligésmême par la critique spécialisée, nous livrent lesfigures exactes du monde de demain.

Dante, dans La Divine Comédie, décrit avecprécision la Croix du Sud, constellation invisible dansl’hémisphère Nord et qu’aucun voyageur de son tempsne peut avoir décelée, Swift, dans Le Voyage à Laputa ,donne les distances et les périodes de rotation des deux

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satellites de Mars, inconnues à l’époque. Quandl’astronome américain Asaph Hall les découvre en1877 et s’aperçoit que ses mesures correspondent auxindications de Swift, saisi d’une sorte de panique, il lesnomme Phobos et Deimos : peur et terreur(53). En 1896,un écrivain anglais, M.P. Shiel, publie une nouvelle oùl’on voit une bande de monstrueux criminels ravageantl’Europe, tuant des familles qu’ils jugent nuisibles auprogrès de l’humanité et brûlant les cadavres. Il intitulesa nouvelle : Les S.S.

Goethe disait : « Les événements à venir projettentleur ombre en avant », et il se pourrait que l’on trouve,à l’écart de ce qui mobilise l’attention générale, dansdes œuvres et des activités humaines étrangères à ceque nous appelons « le mouvement de l’histoire », lavéritable détection et l’expression de ces ressacs dufutur.

Il y a un fantastique évident que l’historien recouvreavec pudeur d’explications froides et mécaniques.L’Allemagne, au moment où naît le nazisme, est lapatrie des sciences exactes. La méthode allemande, lalogique allemande, la rigueur et la probité scientifiquesallemandes sont universellement estimées. Le HerrProfessor invite parfois à la caricature, mais il est

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entouré de considération. Or, c’est dans ce milieu, d’uncartésianisme de plomb, qu’une doctrine incohérente eten partie démentielle se propage à toute vitesse,irrésistiblement, à partir d’un foyer minuscule. Au paysd’Einstein et de Planck, on se met à professer une« physique aryenne ». Au pays de Humboldt et deHaeckel, on se met à parler de races. Nous pensons quel’on ne saurait expliquer de tels phénomènes parl’inflation économique. Ce n’est vraiment pas tendre labonne toile de fond pour un pareil ballet. Il nous a parubeaucoup plus efficace d’aller chercher du côté decertains cultes étranges et de certaines cosmogoniesaberrantes, négligés jusqu’ici par les historiens. Cettenégligence est bien singulière. Les cosmogonies et lescultes dont nous allons parler ont joui en Allemagne deprotections et d’encouragements officiels. Ils ont jouéun rôle spirituel, scientifique, social et politiquerelativement important. Sur cette toile de fond-là, oncomprend mieux la danse.

Nous nous sommes limités à un instant de l’histoireallemande. Nous aurions pu tout aussi bien, pour cernerle fantastique dans l’histoire contemporaine, montrer,par exemple, l’invasion des idées asiatiques en Europeau moment où les idées européennes provoquent leréveil des peuples d’Asie. Voilà un phénomène aussidéroutant que l’espace non euclidien ou les paradoxesdu noyau atomique. L’historien conventionnel, le

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sociologue « engagé » ne voient pas, ou refusent devoir, ces mouvements profonds qui ne sont pasconformes à ce qu’ils nomment le « mouvement del’histoire ». Ils poursuivent imperturbablementl’analyse et la prédiction d’une aventure des hommesqui ne ressemble ni aux hommes eux-mêmes, ni auxsignes mystérieux mais visibles que ceux-ci échangentavec le temps, l’espace et le destin.

« L’amour, dit Jacques Chardonne, c’est beaucoupplus que l’amour. » Au cours de nos recherches, nousavons acquis la certitude que l’histoire, c’est beaucoupplus que l’histoire. Cette certitude est tonique. En dépitde la croissante lourdeur des faits sociaux et desmenaces grandissantes dirigées contre la personnehumaine, nous voyons l’esprit et l’âme de l’humanitécontinuer d’allumer de place en place leurs feux, qui nesont pas de plus en plus petits. Bien que les couloirs del’histoire, apparemment, deviennent très étroits, nousayons la certitude que l’homme n’y perd pas le fil quile relie à l’immensité. Ces images sont hugoliennes,mais elles expriment bien notre vision. Nous avonsacquis cette certitude en nous enfonçant dans le réel :c’est au tréfonds que le réel est fantastique et, en uncertain sens, miséricordieux.

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Bien que les mornes machines soient enmarche

Ne soyez pas trop effrayé, mon ami………Lorsque les pédants nous convièrent à noterDe quelle froide mécanique les événementsDevaient découler, nos âmes dirent dans

l’ombre :Peut-être, mais il y a d’autres choses…(54)

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II

À la Tribune des Nations, on refuse le Diable et la folie. – Il y apourtant une lutte des dieux. – Les Allemands et l’Atlantide. – Unsocialisme magique. – Une religion et un ordre secrets. – Uneexpédition vers les régions cachées. – Le premier guide sera unpoète.

Dans un article de la Tribune des Nations, unhistorien français exprime nettement l’ensemble desinsuffisances intellectuelles en usage dès qu’il s’agit del’hitlérisme. Analysant l’ouvrage Hitler démasqué,publié par le docteur Otto Dietrich qui fut pendantdouze ans chef du service de presse du Führer,M. Pierre Cazenave écrit :

« Toutefois, le docteur Dietrich se contente tropfacilement d’un mot qu’il répète souvent et qui, dans unsiècle positiviste, ne permet pas d’expliquer Hitler.“Hitler, dit-il, était un homme démoniaque, en proie àdes idées nationalistes délirantes.” Que veut diredémoniaque ? Et que veut dire délirant ? Au MoyenÂge, on aurait dit de Hitler qu’il était “possédé”. Maisaujourd’hui ? Ou le mot “démoniaque” ne signifie rienou il signifie possédé du démon. Mais qu’est-ce que le

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démon ? Le docteur Dietrich croit-il à l’existence duDiable ? Il faut s’entendre. Pour moi, le mot“démoniaque” ne me satisfait pas.

« Et le mot “délirant” pas davantage. Qui dit déliredit maladie mentale. Délire maniaque. Déliremélancolique. Délire de persécution. Et que Hitler aitété un psychopathe et même un paranoïaque, nul n’endoute, mais les psychopathes et même les paranoïaquescourent les rues. De là à un délire plus ou moinssystématisé et dont l’observation et le diagnosticauraient dû déterminer l’internement de leur porteur, ily a une nuance. En d’autres termes : Hitler est-ilresponsable ? À mon sens, oui. Et c’est pourquoij’écarte le mot de délire comme j’écarte le motdémoniaque, la démonologie n’ayant plus à nos yeuxqu’une valeur historique. »

Nous ne nous contentons pas de l’explication dudocteur Dietrich. Le destin d’Hitler et l’aventure d’ungrand peuple moderne sous sa conduite ne sauraientêtre entièrement décrits à partir du délire et de lapossession démoniaque. Mais nous ne pouvonscontenter non plus des critiques de l’historien de laTribune des Nations. Hitler, assure-t-il, n’était pascliniquement fou. Et le Démon n’existe pas. Il ne fautdonc pas évacuer la notion de responsabilité. Cela estvrai. Mais notre historien semble attribuer à cette

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notion de responsabilité des vertus magiques. À peinel’a-t-il évoquée que l’histoire fantastique del’hitlérisme lui semble claire et ramenée auxproportions du siècle positiviste dans lequel il prétendque nous vivons. Cette opération échappe à la raisontout autant que l’opération d’Otto Dietrich. C’est, eneffet, que le terme « responsabilité » est, dans notrelangage, une transposition de ce qu’était la« possession démoniaque » pour les tribunaux duMoyen Âge, comme le montrent les grands procèspolitiques modernes.

Si Hitler n’était ni fou, ni possédé, ce qui estpossible, l’histoire du nazisme demeurerait néanmoinsinexplicable à la lumière d’un « siècle positiviste ». Lapsychologie des profondeurs nous révèle que desactions apparemment rationnelles de l’homme sontgouvernées en réalité par des forces qu’il ignore lui-même ou qui ont partie liée avec un symbolisme tout àfait étranger à la logique courante. Nous savons d’autrepart, non pas que le Démon n’existe pas, mais qu’il estautre chose que la vision dite moyenâgeuse. Dansl’histoire de l’hitlérisme, ou plutôt dans certainsaspects de cette histoire, tout se passe comme si lesidées-forces échappaient à la critique historiquehabituelle, et comme s’il nous fallait, pour comprendre,abandonner notre vision positive des choses et fairel’effort d’entrer dans un univers où ont cessé de se

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conjuguer la raison cartésienne et la réalité.Nous nous attachons à décrire ces aspects de

l’hitlérisme parce que, comme l’avait bien vuM. Marcel Ray en 1939, la guerre qu’Hitler imposa aumonde fut « une guerre manichéenne, ou, comme l’a ditl’Écriture, une lutte des dieux ». Il ne s’agit pas, bienentendu, d’une lutte entre fascisme et démocratie, entreune conception libérale et une conception autoritairedes sociétés. Ceci est l’exotérisme de la bataille. Il y aun ésotérisme(55). Cette lutte des dieux, qui s’estdéroulée derrière les événements apparents, n’est pasterminée sur la planète, mais les progrès formidablesdu savoir humain, en quelques années, sont en train delui donner d’autres formes. Alors que les portes de laconnaissance commencent à s’ouvrir sur l’infini, ilimporte de saisir le sens de cette lutte. Si nous voulonsêtre consciemment des hommes d’aujourd’hui, c’est-à-dire des contemporains de l’avenir, il nous faut avoirune vision exacte et profonde du moment où lefantastique s’est mis à déferler dans la réalité. C’est cemoment que nous allons étudier.

« Au fond, disait Rauschning, tout Allemand a unpied dans l’Atlantide où il cherche une meilleure patrieet un meilleur patrimoine. Cette double nature des

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Allemands, cette faculté de dédoublement qui leurpermet à la fois de vivre dans le monde réel et de seprojeter dans un monde imaginaire, se révèle toutspécialement dans Hitler et donne la clé de sonsocialisme magique. »

Et Rauschning, cherchant à s’expliquer la montée aupouvoir de ce « grand prêtre de la religion secrète »,tentait de se persuader que, plusieurs fois dansl’histoire, « des nations entières sont tombées dans uneinexplicable agitation. Elles entreprennent des marchesde flagellants. Une danse de Saint-Guy les secoue ».

« Le national-socialisme, concluait-il, est la dansede Saint-Guy du XXe siècle. »

Mais d’où vient cette étrange maladie ? Il ne trouvaitnulle part une réponse satisfaisante. « Ses racines lesplus profondes restent dans des régions cachées. »

Ce sont ces régions cachées qu’il nous semble utiled’explorer. Et ce n’est pas un historien, mais un poètequi va nous servir de guide.

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III

Où il sera question de P.J. Toulet, écrivain mineur. – Mais c’estd’Arthur Machen qu’il s’agit. – Un grand génie inconnu. – UnRobinson Crusoé de l’âme. – Histoire des anges de Mons. – Vie,aventures et malheurs de Machen. – Comment nous avonsdécouvert une société secrète anglaise. – Un Prix Nobel masqué denoir. – La Golden Dawn, ses filiations, ses membres et ses chefs. –Pourquoi nous allons citer un texte de Machen. – Les hasards fontdu zèle.

« Deux hommes qui ont lu Paul-Jean Toulet et qui serencontrent (d’ordinaire au bar) s’imaginent que celaconstitue un aristocratisme », écrivait Toulet lui-même.Il arrive que de grandes choses reposent sur des têtesd’épingles. C’est par cet écrivain mineur et charmant,ignoré en dépit de l’effort de quelques fervents, qu’estparvenu jusqu’à nous le nom d’Arthur Machen, lequeln’est pas familier à deux cents personnes en France.

En fouillant, nous nous sommes aperçus que l’œuvrede Machen, qui comprend plus de trente volumes(56),est d’un intérêt spirituel sans doute supérieur à l’œuvrede H.G. Wells(57).

Poursuivant nos recherches sur Machen, nous avons

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découvert une société initiatique anglaise composéed’esprits de qualité. Cette société, à laquelle Machendoit une expérience intérieure déterminante et lemeilleur de son inspiration, est inconnue desspécialistes eux-mêmes. Enfin, certains textes deMachen, et notamment celui que nous allons vous fairelire, éclairent de façon définitive une notion peucourante du Mal, tout à fait indispensable à lacompréhension des aspects de l’histoire contemporaineque nous étudions dans cette partie de notre livre.

Donc, si vous permettez, avant d’entrer dans le vif denotre sujet, nous allons vous parler de ce curieuxhomme. Cela commencera comme de la petite histoirelittéraire autour d’un tout petit écrivain parisien :Toulet. Cela s’achèvera sur l’ouverture d’une grandeporte souterraine derrière laquelle fument encore lesrestes des martyrs et les ruines de la tragédie nazie, quia bouleversé le monde entier.

Les chemins du réalisme fantastique, comme on levoit encore une fois, ne ressemblent pas aux cheminsordinaires de la connaissance.

En novembre 1897, un ami, « assez incliné auxsciences occultes », fit lire à Paul-Jean Toulet le romand’un écrivain de trente-quatre ans tout à fait inconnu :

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The Great God Pan. Ce livre, qui évoque le mondepaïen des origines, non pas définitivement englouti,mais survivant avec prudence et, parfois, lâchant parminous son Dieu du Mal et ses anges fourchus, bouleversaToulet et le décida à faire son entrée dans la littérature.Il se mit à traduire The Great God Pan, et, empruntantà Machen son décor de cauchemar, ses fourrés où leGrand Pan se cache, écrivit son premier roman :Monsieur du Paur, homme public.

Monsieur du Paur fut publié à la fin de l’année1898, aux Éditions Simonis Empis, et n’eut aucunsuccès. Ce n’est d’ailleurs pas une œuvre importante.Et nous n’en saurions rien si M. Henri Martineau, grandstendhalien et ami de Toulet ne s’était avisé, vingt ansplus tard, de republier ce roman à ses frais, auxÉditions du Divan. Historien minutieux et ami dévoué,M. Henri Martineau tenait à démontrer que Monsieurdu Paur était un livre inspiré par la lecture de Machen,mais néanmoins original. C’est donc lui qui attiral’attention de quelques rares lettrés sur Arthur Machenet son Great God Pan, exhumant la mincecorrespondance entre Toulet et Machen(58). PourMachen et son immense génie, les choses en restèrentlà : une des camaraderies littéraires des débuts deToulet.

En février 1899, Paul-Jean Toulet, qui cherchait

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depuis un an à faire publier sa traduction de The GreatGod Pan, reçut de l’auteur la lettre suivante, enfrançais :

« Cher confrère,« Il n’y a rien à faire donc avec The Great God Pan

à Paris ? Si c’est ainsi, je suis vraiment marry, pour lecas de ce livre assurément, mais surtout parce quej’avais des espérances à l’égard des lecteurs français ;je croyais que si on goûtait The Great God Pan dansses vêtements français et trouvait ça bon, il y auraitpeut-être là mon public trouvé ! Ici, je ne puis rien faire.J’écris, j’écris toujours, mais c’est absolument commesi j’écrivais dans un scriptorium monastique du MoyenÂge ; c’est-à-dire que mes œuvres restent toujours dansl’enfer des choses inédites. J’ai dans mon tiroir un petitvolume de très petits contes, que j’appelle Ornamentsin Jade. “C’est charmant que votre petit livre-là, ditl’éditeur, mais c’est tout à fait impossible.” Il y a aussiun roman, The Garden of Avallonius , quelque chose de65 000 mots. “C’est un art sine peccato, dit le bonéditeur, mais ça choquerait notre public anglais.” Et àce moment, je travaille sur un livre qui restera, j’ensuis sûr au même île du Diable ! Enfin, mon cherconfrère, vous trouverez quelque chose de bien tragique

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(ou plutôt tragi-comique) dans ces aventures d’unécrivain anglais ; mais, comme j’ai dit, j’avais desespérances de votre traduction de mon premier livre. »

Le Grand Dieu Pan parut enfin dans la revue LaPlume, en 1901, puis fut édité par les soins de cetterevue(59). Il passa inaperçu.

Seul, Maeterlinck fut frappé : « Tous mesremerciements pour la révolution de cette œuvre belleet singulière. C’est, je crois, la première fois qu’on aittenté ou réuni le mélange du fantastique traditionnel oudiabolique avec le fantastique nouveau et scientifiqueet que soit née de ce mélange l’œuvre la plus troublanteque je sache, car elle atteint en même temps nossouvenirs et nos espérances. »

Arthur Machen est né en 1863, dans le pays deGalles, à Caerlson-on-Usk, minuscule village, qui fut lesiège de la cour du roi Arthur et d’où les Chevaliers dela Table Ronde partirent à la recherche du Graal.Quand on sait que Himmler, en pleine guerre, organisaune expédition en vue de la recherche du vase sacré(nous en parlerons tout à l’heure) et quand, pouréclairer l’histoire nazie secrète, on tombe sur un texte

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de Machen, découvrant ensuite que cet écrivain vit lejour dans ce village, berceau des thèmes wagnériens,on se dit une fois de plus que, pour qui sait voir, lescoïncidences portent des habits de lumière.

Machen s’installa jeune à Londres et y vécut effrayé,comme Lovecraft à New York. Quelques mois commisde librairie, puis instituteur, il s’aperçut qu’il étaitincapable de gagner sa vie en société. Il se mit à écrire,dans une gêne matérielle extrême et une totale lassitude.Pendant une longue période, il vécut de traductions : lesMémoires de Casanova, en douze volumes, pour trenteshillings par semaine pendant deux ans.

Il fit un petit héritage à la mort de son père,clergyman, et, ayant le pain et le feu pour un peu detemps, poursuivit son œuvre avec le sentiment croissant« qu’un immense golfe spirituel le séparait des autreshommes », et qu’il fallait accepter de plus en plusprofondément cette vie de « Robinson Crusoé del’âme ».

Ses premiers récits fantastiques furent publiés en1895. Ce sont The Great God Pan et The Inmost Light.Il y affirme que le Grand Pan n’est pas mort et que lesforces du mal, au sens magique du terme, ne cessentd’attendre certains d’entre nous pour les faire passer del’autre côté du monde. Dans ce même registre, il publial’année suivante La Poudre Blanche qui est son œuvre

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la plus puissante avec The Secret Glory, son chef-d’œuvre, écrit à soixante ans.

À trente-six ans, après douze ans d’amour, il perditsa femme : « Nous n’avons pas été séparés douzeheures pendant ces douze années ; vous pouvez doncimaginer ce que j’ai enduré et endure encore chaquejour. Si j’ai quelque désir de voir mes manuscritsimprimés, c’est pour pouvoir lui dédier chacun en cestermes : Auctoris Anima ad Dominam. » Il est ignoré, ilvit dans la misère, et son cœur est broyé. Après troisannées, à trente-neuf ans, il renonce à la littérature et sefait facteur ambulant.

« Vous dites que vous n’avez pas beaucoup decourage, écrit-il à Toulet. Je n’en ai pas du tout.Tellement peu que je n’écris plus une ligne, et n’enécrirai jamais plus, je pense. Je suis devenu cabotin ; jesuis monté sur les planches, et en ce moment, je jouedans Coriolan. »

Il erre à travers l’Angleterre, avec la compagnieshakespearienne de sir Franck Benson, puis se joint à latroupe du Théâtre Saint-James. Peu avant la guerre de14, ayant dû abandonner le théâtre, il fait un peu dejournalisme, afin de subsister. Il n’écrit aucun livre.Dans la cohue de Fleet Street, parmi ses compagnonsde travail affairés, sa figure étrange d’homme méditatif,ses manières lentes et affables d’érudit, font sourire.

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Pour Machen, comme on le verra dans toute sonœuvre, « l’homme est fait de mystère pour les mystèreset les visions ». La réalité, c’est le surnaturel. Lemonde extérieur est de peu d’enseignement, à moinsqu’il ne soit vu comme un réservoir de symboles et designifications cachées. Seules les œuvres d’imaginationproduites par un esprit qui cherche les véritéséternelles ont quelque chance d’être des œuvres réelleset réellement utiles. Comme le dit le critique Philipvan Doren Stern, « il se pourrait qu’il y ait plus devérités essentielles dans les récits fantastiques d’ArthurMachen, que dans tous les graphiques et toutes lesstatistiques du monde ».

C’est une très singulière aventure qui ramenaMachen à la vie littéraire. Elle rendit son nom célèbrequelques semaines et le choc qu’il en reçut le décida àfinir sa vie en écrivain.

Le journalisme lui pesait, et il n’avait plus envied’écrire pour lui-même. La guerre venait d’éclater. Onavait besoin de littérature héroïque. Ce n’était guèreson genre. The Evening News lui demanda un récit. Ill’écrivit du bout de la plume, mais tout de même danssa manière. Ce fut The Bowmen (Les Archers). Lejournal publia ce récit le 29 septembre 1914, au

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lendemain de la retraite de Mons. Machen avaitimaginé un épisode de cette bataille : saint Georges,dans son armure flamboyante, à la tête d’anges qui sontles anciens archers d’Azincourt, vient porter secours àl’armée britannique.

Or, des dizaines de soldats écrivirent au journal : ceM. Machen n’avait rien inventé. Ils avaient vu, de leursyeux, devant Mons, les anges de saint Georges seglisser dans leurs rangs. Ils pouvaient en témoigner surl’honneur. Quantité de ces lettres furent publiées.L’Angleterre, avide de miracle en un moment aussipérilleux, s’émut. Machen avait souffert d’être ignoréquand il avait tenté de révéler les réalités secrètes.Cette fois, avec un fantastique de pacotille, il remuaittout le pays. Ou bien, est-ce que les forces cachées selevaient et prenaient telle ou telle forme, à l’appel deson imagination si souvent branchée sur les véritésessentielles et qui venait là de travailler peut-être à soninsu, en profondeur ? Plus de douze fois, Machen tint àrépéter dans les journaux que son récit était de purefiction. Personne ne l’admit jamais. À la veille de samort, plus de trente ans après, grand vieillard, ilrevenait sans cesse, dans la conversation, sur cetteextravagante histoire des anges de Mons.

En dépit de cette célébrité, le livre qu’il écrivit en1915 n’eut aucun succès. C’est Le Grand Retour,

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méditation sur le Graal. Puis vint, en 1922, The SecretGlory qui est une critique du monde moderne à lalumière de l’expérience religieuse. À soixante ans, ilcommença une autobiographie originale en troisvolumes. Il avait quelques fervents en Angleterre et enAmérique(60), mais il mourait de faim. En 1943 (il avaitquatre-vingts ans), Bernard Shaw, Max Beerbohn,T.S. Eliot, formèrent un comité pour tenter de réunirdes fonds qui lui permettraient de ne pas finir dans unasile d’indigents. Il put achever ses jours en paix, dansune petite maison de Buckinghamshire, et mourut en1947. Un mot de Murger l’avait toujours enchanté.Dans La vie de Bohème, Marcel le peintre, ne possèdepas même un lit. « Sur quoi vous reposez-vous donc ?lui demanda son propriétaire. – Monsieur, réponditMarcel, je me repose sur la Providence. »

Aux alentours de 1880, en France, en Angleterre eten Allemagne, des sociétés initiatiques, des ordreshermétiques se fondent et groupent de puissantespersonnalités. L’histoire de cette crise mystique post-romantique n’a pas encore été décrite. Elle mériteraitde l’être. On y trouverait l’origine de plusieurscourants de pensée importants, et qui ont déterminé descourants politiques.

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Dans les lettres d’Arthur Machen à P.-J. Toulet, ontrouve ces deux passages singuliers :

En 1899 :« Quand j’écrivis Pan et la Poudre Blanche, je ne

croyais pas que d’aussi étranges événements fussentjamais arrivés dans la vie réelle, ou même aient jamaisété susceptibles de se produire. Mais, depuis, et toutrécemment, il s’est produit dans ma propre existencedes expériences qui ont tout à fait changé mon point devue à ce sujet… Je suis désormais convaincu qu’il n’ya rien d’impossible sur terre. J’ai à peine besoind’ajouter, je suppose, qu’aucune des expériences quej’ai faites n’a de rapport avec des impostures comme lespiritualisme ou la théosophie. Mais je crois que nousvivons dans un monde de grand mystère, de chosesinsoupçonnées et tout à fait stupéfiantes. »

En 1900 :« Une chose peut vous amuser : j’ai envoyé Le Grand

Dieu Pan à un adepte, un « occultiste » avancé, que j’airencontré sub rosa ! et il écrit : “Le livre prouvegrandement que, par la pensée et la méditation, plutôtque par la lecture, vous avez atteint à un certain degréd’initiation indépendant des ordres et desorganisations.” »

Quel est cet « adepte » ? Et quelles sont ces« expériences » ?

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Dans une autre lettre, après le passage de Toulet àLondres, Machen écrit :

« M. Waite à qui vous avez beaucoup plu, veut queje vous adresse ses amitiés. »

Nous avons eu l’attention attirée par le nom de cefamilier de Machen qui fréquentait si peu de gens.Waite fut l’un des meilleurs historiens de l’alchimie etun spécialiste de l’ordre de la Rose-Croix.

Nous en étions là de nos recherches, qui nousdonnaient un renseignement sur les curiositésintellectuelles de Machen, quand un de nos amis nousapporta une série de révélations sur l’existence, enAngleterre, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe,d’une société secrète initiatique s’inspirant de la Rose-Croix(61).

Cette société se nommait la Golden Dawn. Elle étaitcomposée de quelques-uns des esprits les plus brillantsd’Angleterre. Arthur Machen fut un des adeptes.

La Golden Dawn, fondée en 1887, était issue de laSociété Rosicrucienne anglaise, créée vingt ans avantpar Robert Wentworth Little, et qui recrutait parmi lesmaîtres maçons. Cette dernière société comprenait144 membres, dont Bulwer-Lytton, l’auteur desDerniers Jours de Pompéi.

La Golden Dawn, plus réduite encore, s’était donnépour but la pratique de la magie cérémonielle et

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l’obtention des pouvoirs et connaissances initiatiques.Ses chefs étaient Woodman, Mathers et Wynn Westcott(« l’initié » dont Machen parlait à Toulet dans sa lettrede 1900). Elle était en contact avec des sociétéssimilaires allemandes dont on retrouvera plus tardcertains membres dans le fameux mouvementanthroposophe de Rudolph Steiner, puis dans d’autresmouvements influents de la période prénazie. Elledevait ensuite avoir pour maître Aleister Crowley, unhomme tout à fait extraordinaire et certainement l’undes plus grands esprits du néo-paganisme dont noussuivrons la trace en Allemagne.

S.L. Mathers, après la mort de Woodman et le retraitde Wescott, fut le grand maître de la Golden Dawnqu’il dirigea pendant un certain temps de Paris où ilvenait d’épouser la sœur d’Henri Bergson.

Mathers fut remplacé à la tête de la Golden Dawnpar le célèbre poète Yeats, qui devait recevoir plustard le Prix Nobel.

Yeats prit le nom de Frère Démon est DeusInversus. Il présidait les séances en kilt écossais,masqué de noir, un poignard d’or à la ceinture.

Arthur Machen avait pris le nom de Filus Aquarti.Une femme était affiliée à la Golden Dawn : FlorenceFarr, directrice de théâtre et amie intime de BernardShaw. On y trouvait aussi les écrivains Blackwood,

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Stoker, l’auteur de Dracula, et Sax Rohmer, ainsi quePeck, l’astronome royal d’Écosse, le célèbre ingénieurAllan Bennett et Sir Gerald Kelly, président de laRoyal Academy. Il semble que ces esprits de qualitéfurent marqués de manière ineffaçable par la GoldenDawn. De leur aveu même, leur vue du monde futchangée et les pratiques auxquelles ils se livrèrent necessèrent de leur paraître efficaces et exaltantes.

Certains textes d’Arthur Machen ressuscitent unsavoir oublié par la plupart des hommes, et cependantindispensable à une juste compréhension du monde.Même pour le lecteur non prévenu une inquiétantevérité souffle entre les lignes de cet écrivain.

Lorsque nous décidâmes de vous faire lire certainespages de Machen, nous ne savions rien de la GoldenDawn. Toutes proportions gardées et notre humilitésauve, il s’est passé ici pour nous ce qui se passe pourles plus grands jongleurs : ce qui les distingue de leurségaux en dextérité, c’est qu’au cours de leurs meilleursexercices, les objets se mettent à vivre d’une viepropre, leur échappent, se livrent à des prouessesimprévues. Nous avons été dépassés par le magique.Nous demandions à un texte de Machen qui nous avaitfrappés un éclaircissement général sur les aspects du

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nazisme qui nous semblent plus significatifs que tout cequi a été dit par l’histoire officielle. On s’apercevraqu’une logique implacable sous-tend notre systèmeapparemment aberrant. D’une certaine manière, il n’estpas étonnant que cet éclaircissement général nousvienne d’un membre d’une société initiatique fortementteintée de néo-paganisme.

Voici ce texte, c’est l’introduction à une nouvelleintitulée The White People. Cette nouvelle, écrite aprèsLe Grand Dieu Pan, figure dans un recueil publié aprèsla mort de Machen : Tales of Horror and theSupernatural (Richards’Press, Londres).

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IV

Le texte d’Arthur Machen. – Les vrais pécheurs, comme les vraissaints, sont des ascètes. – Le vrai Mal, comme le vrai Bien, n’a rienà voir avec le monde ordinaire. – Le péché, c’est prendre le cield’assaut. – Le vrai Mal devient de plus en plus rare. – Lematérialisme, ennemi du Bien et plus encore du Mal. – Il y a tout demême quelque chose aujourd’hui. – Si vous êtes réellementintéressés…

Ambrose dit : « La sorcellerie et la sainteté, voilà lesseules réalités. »

Il poursuivit : « La magie se justifie à travers sesenfants : ils mangent des croûtes de pain et boivent del’eau avec une joie beaucoup plus intense que celle del’épicurien.

— Vous voulez parler des saints ?— Oui. Et aussi des pécheurs. Je crois que vous

tombez dans l’erreur fréquente de ceux qui limitent lemonde spirituel aux régions du bien suprême. Les êtressuprêmement pervers font aussi partie du mondespirituel. L’homme ordinaire, charnel et sensuel, nesera jamais un grand saint. Ni un grand pécheur. Noussommes, pour la plupart, simplement des créatures

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contradictoires et, somme toute, négligeables. Noussuivons notre chemin de boue quotidienne, sanscomprendre la signification profonde des choses, etc’est pourquoi le bien et le mal, en nous, sontidentiques : d’occasion, sans importance.

— Vous pensez donc qu’un grand pécheur est unascète, tout comme le grand saint ?

— Ceux qui sont grands, dans le bien comme dans lemal, sont ceux qui abandonnent les copies imparfaiteset vont vers les originaux parfaits. Pour moi, je n’aiaucun doute : les plus hauts d’entre les saints n’ontjamais fait une “bonne action”, au sens courant duterme. Et d’un autre côté, il existe des hommes qui sontdescendus au fond des abîmes du mal, et qui, dans touteleur vie, n’ont jamais commis ce que vous appelez une“mauvaise action”.

Il quitta la pièce pendant un instant ; Cotgrave setourna vers son ami et le remercia de l’avoir présenté àAmbrose.

« Il est formidable, dit-il. Je n’ai jamais vu ce genrede cinglé. »

Ambrose revint avec une nouvelle provision dewhisky et servit les deux hommes avec générosité. Ilcritiqua avec férocité la secte des abstinents, mais seversa un verre d’eau. Il allait reprendre son monologue,lorsque Cotgrave l’interrompit :

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« Vos paradoxes sont monstrueux. Un homme peutêtre un grand pécheur et cependant ne jamais rien fairede coupable ? Allons donc !

— Vous vous trompez totalement, dit Ambrose, je nefais jamais de paradoxes ; je voudrais bien pouvoir enfaire. J’ai simplement dit qu’un homme peut être grandconnaisseur en vins de Bourgogne et cependant n’avoirjamais goûté à la piquette des bistrots. Voilà tout, etc’est plutôt un truisme qu’un paradoxe, n’est-ce pas ?Votre réaction tient à ce que vous n’avez pas lamoindre idée de ce que peut être le péché. Oh, bien sûr,il y a un rapport entre le péché majuscule et les actesconsidérés comme coupables : meurtre, vol, adultère,etc. Exactement le même rapport qu’entre l’alphabet etla plus géniale poésie. Votre erreur est quasiuniverselle : vous avez pris, comme tout le monde,l’habitude de regarder les choses à travers des lunettessociales. Nous pensons tous qu’un homme qui nous faitdu mal, à nous, ou à nos voisins, est un homme mauvais.Et il l’est, du point de vue social. Mais ne pouvez-vouscomprendre que le Mal, dans son essence, est unechose solitaire, une passion de l’âme ? L’assassinmoyen, en tant qu’assassin, n’est absolument pas unpécheur au sens vrai du mot. C’est simplement une bêtedangereuse dont nous devons nous débarrasser poursauver notre peau. Je le classerais plutôt parmi lesfauves que parmi les pécheurs.

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— Tout cela me semble assez étrange.— Ce ne l’est pas. L’assassin ne tue pas pour des

raisons positives, mais négatives ; il lui manquequelque chose que les non-meurtriers possèdent. LeMal, par contre, est totalement positif. Mais positifdans le mauvais sens. Et il est rare. Il y a sûrementmoins de vrais pécheurs que de saints. Quant à ceuxque vous appelez des criminels, ce sont des êtresgênants, bien entendu, et dont la société a raison de segarder, mais entre leurs actes antisociaux et le Mal, il ya une sacrée marge, croyez-moi ! »

Il se faisait tard. L’ami qui avait conduit Cotgravechez Ambrose avait sans doute déjà entendu tout cela. Ilécoutait avec un sourire las et un peu narquois, maisCotgrave commençait à penser que son « aliéné » étaitpeut-être un sage.

« Savez-vous que vous m’intéressez immensément ?dit-il. Vous croyez donc que nous ne comprenons pas lavraie nature du mal ?

— Nous le surestimons. Ou bien nous le sous-estimons. D’une part, nous appelons péché lesinfractions aux règlements de la société, aux taboussociaux. C’est une absurde exagération. D’autre part,nous attachons une importance si énorme au « péché »qui consiste à mettre la main sur nos biens ou nosfemmes, que nous avons tout à fait perdu de vue ce

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qu’il y a d’horrible dans les vrais péchés.— Mais qu’est-ce donc, alors, que le péché ?

demanda Cotgrave.— Je suis obligé de répondre à votre question par

d’autres questions. Que ressentiriez-vous si votre chatou votre chien se mettait à vous parler avec une voixhumaine ? Si les roses de votre jardin se mettaient àchanter ? Si les pierres de la route se mettaient à grossirsous vos yeux ? Eh bien, ces exemples peuvent vousdonner une vague idée de ce qu’est réellement le péché.

— Écoutez, dit le troisième homme qui était demeuréjusque-là fort placide, vous semblez tous deux bienpartis. Je rentre chez moi. J’ai manqué mon tram etserai obligé de marcher. »

Ambrose et Cotgrave s’installèrent plusprofondément dans leurs fauteuils après son départ.Dans la brume qui gelait les vitres du petit matin, lalumière des lampes devenait pâle.

« Vous m’étonnez, dit Cotgrave. Je n’avais jamaispensé à tout cela. S’il en est vraiment ainsi, il faut toutretourner. Alors, selon vous, l’essence du péchéserait…

— Vouloir prendre le ciel d’assaut, dit Ambrose. Lepéché réside pour moi dans la volonté de pénétrer demanière interdite dans une sphère autre et plus haute.Vous devez donc comprendre pourquoi il est si rare.

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Peu d’hommes, en vérité, désirent pénétrer dansd’autres sphères, qu’elles soient hautes ou basses, defaçon permise ou défendue. Il y a peu de saints. Et lespécheurs, au sens où je l’entends, sont encore plusrares. Et les hommes de génie (qui participent parfoisdes deux) sont rares, eux aussi… Mais il est peut-êtreplus difficile de devenir un grand pécheur qu’un grandsaint.

— Parce que le péché est profondément contrenature ?

— Exactement. La sainteté exige un aussi grandeffort, ou presque, mais c’est un effort qui s’exercedans des voies qui étaient autrefois naturelles. Il s’agitde retrouver l’extase que connut l’homme avant lachute. Mais le péché est une tentative pour obtenir uneextase et un savoir qui ne sont pas, et qui n’ont jamaisété donnés à l’homme, et celui qui tente cela devientdémon. Je vous ai dit que le simple meurtrier n’est pasnécessairement un pécheur. C’est vrai, mais le pécheurest parfois un meurtrier. Je songe à Gilles de Rais, parexemple. Voyez-vous, si le bien et le mal sontégalement hors de portée de l’homme d’aujourd’hui, del’homme ordinaire, social et civilisé, le mal l’est dansun sens bien plus profond encore. Le saint s’efforce deretrouver un don qu’il a perdu ; le pécheur s’efforcevers quelque chose qu’il n’a jamais possédé. Somme

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toute, il recommence la Chute.— Êtes-vous catholique ? dit Cotgrave.— Oui, je suis un membre de l’Église anglicane

persécutée.— Alors, que pensez-vous de ces textes où l’on

nomme péché ce que vous classez comme délit sansimportance ?

— Notez, s’il vous plaît, que dans ces textes de mareligion, on voit chaque fois paraître le mot “sorcier”qui me paraît le mot clef. Les délits mineurs, qui sontnommés péchés, ne sont nommés ainsi que dans lamesure où c’est le sorcier qui est poursuivi par mareligion derrière l’auteur de ces petits délits. Car lessorciers se servent des défaillances humaines quirésultent de la vie matérielle et sociale, commeinstruments pour atteindre leur but infiniment exécrable.Et laissez-moi vous dire ceci : nos sens supérieurs sontsi émoussés, nous sommes à ce point saturés dematérialisme, que nous ne reconnaîtrions sûrement pasle vrai mal s’il nous arrivait de le rencontrer.

— Mais est-ce que nous ne ressentirions pas tout demême une certaine horreur ? Cette horreur que vousévoquiez tout à l’heure en m’invitant à imaginer desroses qui se mettraient à chanter ?

— Si nous étions des êtres naturels, oui. Les enfants,certaines femmes et les animaux ressentent cette

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horreur. Mais, chez la plupart d’entre nous, lesconventions, la civilisation et l’éducation ont assourdiet obscurci la nature. Parfois nous pouvons reconnaîtrele mal à sa haine du bien, c’est tout, et c’est purementfortuit. En réalité, les Hiérarques de l’Enfer passentinaperçus parmi nous.

— Pensez-vous qu’ils soient eux-mêmes inconscientsdu mal qu’ils incarnent ?

— Je le pense. Le vrai mal, dans l’homme, estcomme la sainteté et le génie. C’est une extase del’âme, qui échappe à la conscience. Un homme peutêtre infiniment, horriblement mauvais et ne jamais lesoupçonner. Mais je vous le répète, le mal, au sensvéritable du mot, est rare. Je crois même qu’il devientde plus en plus rare.

— J’essaie de vous suivre dit Cotgrave. Vous voulezdire que le Mal véritable est d’une tout autre essenceque ce que nous appelons d’habitude le mal ?

— Absolument. Un pauvre type chauffé par l’alcoolrentre chez lui et tue à coups de pied sa femme et sesenfants. C’est un meurtrier. Et Gilles de Rais aussi estun meurtrier. Mais vous saisissez le gouffre qui lessépare ? Le mot est accidentellement le même danschaque cas, mais le sens est totalement différent.

« Il est certain que la même faible ressemblanceexiste entre tous les péchés “sociaux” et les vrais

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péchés spirituels, mais il s’agit ici de l’ombre et là dela réalité. Si vous êtes un peu théologien, vous devezcomprendre.

— Je vous avoue que je n’ai guère consacré detemps à la théologie, remarqua Cotgrave. Je le regrette,mais, pour revenir à notre sujet, vous pensez que lepéché est une chose occulte, secrète ?

— Oui. C’est le miracle infernal, comme la saintetéest le miracle surnaturel. Le vrai péché s’élève à un teldegré que nous ne pouvons absolument pas soupçonnerson existence. Il est comme la note la plus basse del’orgue : si profonde que nul ne l’entend. Parfois il y ades ratages, des retombées, et ils conduisent à l’asiled’aliénés ou à des dénouements plus affreux encore.Mais en aucun cas vous ne devez le confondre avec lesméfaits sociaux. Souvenez-vous de l’Apôtre : il parlaitde l’“autre côté” et faisait une distinction entre lesactions charitables et la charité. Comme on peut toutdonner aux pauvres et pourtant manquer de charité, onpeut éviter tous les péchés et cependant être unecréature du mal.

— Voilà une singulière psychologie ! dit Cotgrave,mais je confesse qu’elle me plaît. Je suppose que, selonvous, le véritable pécheur pourrait fort bien passerpour un personnage inoffensif ?

— Certainement. Le Mal véritable n’a rien à voir

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avec la société. Le Bien non plus, d’ailleurs. Croyez-vous que vous auriez eu “du plaisir” en la compagniede saint Paul ? Croyez-vous que vous vous seriez “bienentendu” avec Sir Galahad ? Il en va des pécheurscomme des saints. Si vous rencontriez un vrai pécheur,et que vous reconnaissiez le péché en lui, il est certainque vous seriez frappé d’horreur. Mais il n’y auraitpeut-être aucune raison pour que cet homme vous“déplaise”. Au contraire, il est fort possible que sivous parveniez à oublier son péché, vous trouveriezson commerce agréable. Et pourtant !… Non, personnene peut deviner combien le vrai mal est terrifiant !… Siles roses et les lis de ce jardin chantaient soudain dansce matin naissant, si les meubles de cette maison semettaient à marcher en procession, comme dans leconte de Maupassant !

— Je suis content que vous reveniez à cettecomparaison, dit Cotgrave, car je voulais vousdemander à quoi correspondent, dans l’humanité, cesprouesses imaginaires des choses dont vous parlez.Encore une fois, qu’est-ce donc alors que le péché ?J’aimerais enfin un exemple concret. »

Pour la première fois, Ambrose hésita :« Je vous l’ai dit, le vrai mal est rare. Le

matérialisme de notre époque, qui a beaucoup fait poursupprimer la sainteté, a peut-être fait plus encore pour

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supprimer le mal. Nous trouvons la terre si confortableque nous n’avons envie ni de monter ni de descendre.Tout se passe comme si le spécialiste de l’Enfer enétait réduit à des travaux purement archéologiques.

— Pourtant, il paraît que vos recherches se sontétendues jusqu’à l’époque présente ?

— Je vois que vous êtes réellement intéressé. Ehbien, je confesse que j’ai en effet réuni quelquesdocuments… »

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V

La terre creuse, le monde glacé, l’homme nouveau. – Nous sommesdes ennemis de l’esprit. – Contre la nature et contre Dieu. – Lasociété du Vril. – La race qui nous supplantera. – Haushoffer et leVril. – L’idée de mutation de l’homme. – Le Supérieur Inconnu. –Mathers, chef de la Golden Dawn, rencontre les Grands Terrifiants.– Hitler dit qu’il les a vus aussi. – Une hallucination ou uneprésence réelle ? – La porte ouverte sur autre chose. – Uneprophétie de René Guénon. – Le premier ennemi des nazis : Steiner.

La terre est creuse. Nous habitons à l’intérieur.Les astres sont des blocs de glace. Plusieurs lunes

sont déjà tombées sur la terre. La nôtre tombera. Toutel’histoire de l’humanité s’explique par la bataille entrela glace et le feu.

L’homme n’est pas fini. Il est au bord d’uneformidable mutation qui lui donnera les pouvoirs queles anciens attribuaient aux dieux. Quelquesexemplaires de l’homme nouveau existent dans lemonde, venus peut-être d’au-delà des frontières dutemps et de l’espace.

Il y a des alliances possibles avec le Maître duMonde, avec le « Roi de la Peur », qui règne sur une

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cité cachée quelque part en Orient. Ceux qui auront unpacte changeront pour des millénaires la surface de laterre et donneront un sens à l’aventure humaine.

Telles sont les théories « scientifiques » et lesConceptions « religieuses » qui ont alimenté le nazismeoriginel, auxquelles croyaient Hitler et les membres dugroupe dont il faisait partie, et qui ont, dans une notablemesure, orienté les faits sociaux et politiques del’histoire récente. Ceci peut paraître extravagant. Uneexplication de l’histoire contemporaine, mêmepartielle, à partir de telles idées et croyances, peutsembler répugnante. Mais nous pensons que rien n’estrépugnant dans l’exercice de la vérité.

On sait que le parti nazi se montra anti-intellectueld’une façon franche, et même bruyante, qu’il brûla leslivres et rejeta les physiciens théoriques parmi lesennemis « judéo-marxistes ». On sait moins au profit dequelles explications du monde il repoussa les sciencesoccidentales officielles. On sait moins encore surquelle conception de l’homme reposait le nazisme, toutau moins dans l’esprit de quelques-uns de ses chefs.Quand on le sait, on situe mieux la dernière guerremondiale dans le cadre des grands conflits spirituels ;l’histoire retrouve le souffle de la Légende des Siècles.

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« On nous jette l’anathème comme à des ennemis del’esprit, disait Hitler. Eh bien, oui, c’est ce que noussommes. Mais dans un sens bien plus profond que lascience bourgeoise, dans son orgueil imbécile, ne l’ajamais rêvé. » C’est à peu près ce que déclaraitGurdjieff à son disciple Ouspensky après avoir fait leprocès de la science : « Ma voie est celle dudéveloppement des possibilités cachées de l’homme.C’est une voie contre la nature et contre Dieu. »

Cette idée des possibilités cachées de l’homme estessentielle. Elle conduit souvent au rejet de la scienceet au mépris de l’humanité ordinaire. Au niveau decette idée, très peu d’hommes existent réellement. Être,c’est être différent. L’homme ordinaire, l’homme àl’état naturel n’est qu’une larve et le Dieu des chrétiensn’est qu’un pasteur de larves.

Le docteur Willy Ley, l’un des plus grands expertsdu monde en matière de fusées, s’enfuit d’Allemagne en1933. C’est par lui que nous avons appris l’existence àBerlin, peu avant le nazisme, d’une petite communautéspirituelle d’un réel intérêt pour nous.

Cette communauté secrète s’était fondéelittéralement, sur un roman de l’écrivain anglaisBulwer-Lytton : La Race qui nous supplantera. Ceroman décrit des hommes dont le psychisme estbeaucoup plus évolué que le nôtre. Ils ont acquis des

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pouvoirs sur eux-mêmes et sur les choses, qui les fontpareils à des dieux. Pour l’instant, ils se cachentencore. Ils habitent des cavernes au centre de la terre.Ils en sortiront bientôt, pour régner sur nous.

Voilà tout ce que paraissait en savoir le docteurWilly Ley. Il ajoutait en souriant que les disciplescroyaient connaître certains secrets pour changer derace, pour devenir les égaux des hommes cachés aufond de la terre. Des méthodes de concentration, touteune gymnastique intérieure pour se transformer. Ilscommençaient leurs exercices en contemplant fixementla structure d’une pomme coupée en deux… Nousavons poursuivi les recherches.

Cette société berlinoise se nommait : « La LogeLumineuse » ou « Société du Vril ». Le vril, c’estl’énorme énergie dont nous n’utilisons qu’une infimepartie dans la vie ordinaire, le nerf de notre divinitépossible. Celui qui devient maître du vril, devientmaître de lui-même, des autres et du monde(62). Il n’y ade souhaitable que cela. C’est à cela que doivent tendrenos efforts. Tout le reste appartient à la psychologieofficielle, aux morales, aux religions, au vent. Lemonde va changer. Les Seigneurs vont sortir de dessousla terre. Si nous n’avons pas fait alliance avec eux, sinous ne sommes pas des seigneurs, nous aussi, nousserons parmi les esclaves, dans le fumier qui servira à

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faire fleurir les cités nouvelles.La « Loge Lumineuse » avait des amis dans la

théosophie et dans les groupes Rose-Croix. Selon JackBelding, auteur du curieux ouvrage Les Sept Hommesde Spandau(63), Karl Haushoffer aurait appartenu àcette Loge. Nous aurons à parler beaucoup de lui, etl’on verra que son passage dans cette « société duvril » éclaire certaines choses.

Le lecteur se souvient peut-être que nous avonsdécouvert, derrière l’écrivain Arthur Machen, unesociété initiatique anglaise : la Golden Dawn. Cettesociété néo-païenne, à laquelle appartenaient de grandsesprits, était née de la Société Rosicrucienne anglaise,fondée par Wentworth Little en 1867. Little était enrelation avec des rosicruciens allemands. Il recruta sesadeptes, au nombre de 144, parmi les dignitairesmaçons. L’un des adeptes était Bulwer-Lytton.

Bulwer-Lytton, érudit génial, célèbre dans le mondepour son récit Les derniers jours de Pompéi, nes’attendait sans doute pas à ce que l’un de ses romans,des dizaines d’années plus tard, inspirât en Allemagneun groupe mystique prénazi. Cependant, dans desœuvres comme La Race qui nous supplantera ouZanoni, il entendait mettre l’accent sur des réalités du

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monde spirituel, et plus spécialement du mondeinfernal. Il se considérait comme un initié. À traversl’affabulation romanesque, il exprimait la certitudequ’il existe des êtres doués de pouvoirs surhumains.Ces êtres nous supplanteront et ils conduiront les élusde la race humaine vers une formidable mutation.

Il faut prendre garde à cette idée de mutation de larace. Nous la retrouverons chez Hitler(64), et elle n’estpas éteinte aujourd’hui. Il faut prendre garde aussi àl’idée des « Supérieurs Inconnus ». On la trouve danstoutes les mystiques noires d’Orient et d’Occident.Habitant sous la terre ou venus d’autres planètes, géantspareils à ceux qui dormiraient sous une carapace d’ordans des cryptes tibétaines, ou bien présences informeset terrifiantes telles que les décrivait Lovecraft, ces« Supérieurs Inconnus » évoqués dans les rites païenset lucifériens existent-ils ? Lorsque Machen parle dumonde du Mal, « plein de cavernes et d’habitantscrépusculaires », c’est à l’autre monde, celui oùl’homme prend contact avec les « SupérieursInconnus », qu’il se réfère, en disciple de la GoldenDawn. Il nous semble certain qu’Hitler partageait cettecroyance. Mieux : qu’il estimait avoir l’expérience ducontact avec les « Supérieurs ».

Nous avons cité la Golden Dawn et la Société duVril allemande. Nous parlerons tout à l’heure du groupe

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Thulé. Nous n’avons pas la folie de prétendre expliquerl’histoire par les sociétés initiatiques. Mais nous allonsvoir, curieusement, que tout se tient et qu’avec lenazisme, c’est « l’autre monde » qui a régné sur nouspendant quelques années. Il a été vaincu. Il n’est pasmort. Ni de l’autre côté du Rhin, ni ailleurs. Et ce n’estpas effrayant, c’est notre ignorance qui est effrayante.

Nous signalions que Samuel Mathers avait fondé laGolden Dawn. Mathers prétendait être en rapport avecces « Supérieurs Inconnus » et avoir établi les contactsen compagnie de sa femme, la sœur du philosopheHenri Bergson. Voici un passage du manifeste aux« Membres du second ordre » qu’il écrivit en 1896 :

« Au sujet de ces Chefs Secrets, auxquels je meréfère et dont j’ai reçu la sagesse du Second Ordre queje vous ai communiquée, je ne peux rien vous dire. Jene sais même pas leurs noms terrestres et je ne les aivus que très rarement dans leur corps physique… Ilsme rencontrèrent physiquement aux temps et lieux fixésà l’avance. Pour mon compte, je crois que ce sont desêtres humains vivant sur cette terre, mais qui possèdentdes pouvoirs terribles et surhumains… Mes rapportsphysiques avec eux m’ont montré combien il estdifficile à un mortel, si avancé soit-il, de supporter leurprésence. Je ne veux pas dire que dans ces rares cas derencontre avec eux l’effet produit sur moi était celui de

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la dépression physique intense qui suit la perte dumagnétisme. Au contraire, je me sentais en contact avecune force si terrible que je ne puis que la comparer àl’effet ressenti par quelqu’un qui a été près d’un éclairpendant un violent orage, accompagné d’une grandedifficulté de respiration… La prostration nerveuse dontj’ai parlé s’accompagnait de sueurs froides et de pertesde sang par le nez, la bouche et parfois les oreilles. »

Hitler entretenait un jour Rauschning, chef dugouvernement de Dantzig, du problème de la mutationde la race humaine. Rauschning, n’ayant pas les clefsd’une aussi étrange préoccupation, traduisait les proposd’Hitler en propos d’éleveur qui cherche à améliorer lesang allemand.

« Mais vous ne pouvez rien faire d’autre que d’aiderla nature, disait-il, que d’abréger le chemin àparcourir ! Il faut que la nature vous donne elle-mêmeune variété nouvelle. Jusqu’à présent, l’éleveur n’aréussi que très rarement, dans l’espèce animale, àdévelopper des mutations, c’est-à-dire à créer lui-même des caractères nouveaux.

— L’homme nouveau vit au milieu de nous ! Il est là !s’écria Hitler d’un ton triomphant. Cela vous suffit-il ?Je vais vous dire un secret. J’ai vu l’homme nouveau. Ilest intrépide et cruel. J’ai eu peur devant lui. »

« En prononçant ces mots, ajoute Rauschning, Hitler

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tremblait d’une ardeur extatique. »Et Rauschning rapporte aussi cette étrange scène, sur

laquelle s’interroge en vain le docteur Achille Delmas,spécialiste de la psychologie appliquée. Lapsychologie, en effet, ne s’applique pas là :

« Une personne de son entourage m’a dit qu’Hitlers’éveille la nuit en poussant des cris convulsifs. Ilappelle au secours, assis sur le bord de son lit, il estcomme paralysé. Il est saisi d’une panique qui le faittrembler au point de secouer le lit. Il profère desvociférations confuses et incompréhensibles. Il halètecomme s’il était sur le point d’étouffer. La mêmepersonne m’a raconté une de ces crises avec des détailsque je me refuserais à croire, si ma source n’était aussisûre. Hitler était debout dans sa chambre, chancelant,regardant autour de lui d’un air égaré. “C’est lui ! C’estlui ! Il est venu ici !” gémissait-il. Ses lèvres étaientblêmes. La sueur ruisselait à grosses gouttes.Subitement, il prononça des chiffres sans aucun sens,puis des mots, des bribes de phrases. C’étaiteffroyable. Il employait des termes bizarrementassemblés, tout à fait étranges. Puis, de nouveau, il étaitredevenu silencieux, mais en continuant à remuer leslèvres. On l’avait alors frictionné, on lui avait faitprendre une boisson. Puis, subitement, il avait rugi :“Là ! là ! dans le coin ! Il est là !” Il frappait du pied le

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parquet et hurlait. On l’avait rassuré en lui disant qu’ilne se passait rien d’extraordinaire, et il s’était calmépeu à peu. Ensuite, il avait dormi pendant de longuesheures et était redevenu à peu près normal etsupportable…(65) »

Nous laissons au lecteur le soin de comparer lesdéclarations de Mathers, chef d’une petite sociéténéopaïenne de la fin du XIXe siècle, et les propos d’unhomme qui, au moment où Rauschning les recueillait,s’apprêtait à lancer le monde dans une aventure qui afait vingt millions de morts. Nous le prions de ne pasnégliger cette comparaison et son enseignement sousprétexte que la Golden Dawn et le nazisme sont, auxyeux de l’historien raisonnable, sans commune mesure.L’historien est raisonnable, mais l’histoire ne l’est pas.Ce sont les mêmes croyances qui animent les deuxhommes, leurs expériences fondamentales sontidentiques, la même force les guide. Ils appartiennentau même courant de pensée, à la même religion. Cettereligion n’a jamais encore été vraiment étudiée. Nil’Église, ni le rationalisme, autre Église, ne l’ontpermis. Nous entrons dans une époque de laconnaissance où de telles études deviendront possiblesparce que la réalité découvrant sa face fantastique, desidées et des techniques qui nous semblaient aberrantes,méprisables ou odieuses, nous apparaîtront utiles à la

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compréhension d’un réel de moins en moins rassurant.Nous ne proposons pas au lecteur d’étudier une

filiation Rose-Croix-Bulwer-Lytton Little-Mathers-Crowley-Hitler, ou toute autre filiation du même genre,où l’on rencontrerait aussi Mme Blavatsky et Gurdjieff.Le jeu des filiations est comme celui des influences enlittérature. Le jeu fini, le problème demeure. Celui dugénie en littérature. Celui du pouvoir en histoire. LaGolden Dawn ne suffit pas à expliquer le groupe Thulé,ou la Loge Lumineuse, l’Ahnenerbe. Naturellement, il ya de multiples interférences, des passages clandestinsou avoués d’un groupe à l’autre. Nous ne manqueronspas de les signaler. Cela est passionnant, comme toutela petite histoire. Mais notre objet est la grandehistoire. Nous pensons que ces sociétés, petites ougrandes, ramifiées ou non, connexes ou pas, sont lesmanifestations plus ou moins claires, plus ou moinsimportantes, d’un autre monde que celui dans lequelnous vivons. Disons que c’est le monde du Mal au sensoù l’entendait Machen. Mais nous ne connaissons pasdavantage le monde du Bien. Nous vivons entre deuxmondes, prenant ce no man’s land pour la planète elle-même tout entière. Le nazisme a été un des raresmoments, dans l’histoire de notre civilisation, où uneporte s’est ouverte sur autre chose, de façon bruyante etvisible. Il est bien singulier que les hommes feignent den’avoir rien vu et rien entendu, hors les spectacles et

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les bruits ordinaires du désordre guerrier et politique.

Tous ces mouvements : Rose-Croix moderne, GoldenDawn, Société du Vril allemande (qui nous amènerontau groupe Thulé où nous trouverons Haushoffer, Hess,Hitler) avaient plus ou moins partie liée avec laSociété Théosophique, puissante et bien organisée. Lathéosophie ajoutait à la magie néo-païenne un appareiloriental et une terminologie hindoue. Ou plutôt, elleouvrait à un certain Orient luciférien les routes del’Occident. C’est sous le nom de théosophisme que l’ona fini par décrire le vaste mouvement de renaissance dumagique qui a bouleversé beaucoup d’intelligences audébut du siècle.

Dans son étude Le Théosophisme, histoire d’unepseudo-religion, publiée en 1921, le philosophe RenéGuénon se montre prophète. Il voit monter les périlsderrière la théosophie et les groupes initiatiquesnéopaïens plus ou moins en rapport avec la secte deMme Blavatsky.

Il écrit :« Les faux messies que nous avons vus jusqu’ici

n’ont fait que des prodiges d’une qualité fort inférieure,et les voix qui les ont suivis n’étaient probablement pasbien difficiles à séduire. Mais qui sait ce que nous

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réserve l’avenir ? Si l’on réfléchit que ces faux messiesn’ont jamais été que les instruments plus ou moinsinconscients entre les mains de ceux qui les ontsuscités, et si l’on se reporte en particulier à la série detentatives faites successivement par les théosophistes,on est amené à penser que ce ne sont là que des essais,des expériences en quelque sorte, qui se renouvellerontsous des formes diverses jusqu’à ce que la réussite soitobtenue, et qui, en attendant, ont toujours pour résultatde jeter un certain trouble dans les esprits. Nous necroyons pas, d’ailleurs, que les théosophistes, non plusque les occultistes et les spirites, soient de force àréussir pleinement par eux-mêmes une telle entreprise.Mais n’y aurait-il pas, derrière tous ces mouvements,quelque chose d’autrement redoutable, que leurs chefsne connaissent peut-être pas, et dont ils ne sont pourtantà leur tour que les simples instruments ? »

C’est aussi l’époque où un extraordinairepersonnage, Rudolph Steiner, développe en Suisse unesociété de recherches qui repose sur l’idée quel’univers tout entier est contenu dans l’esprit humain etque cet esprit est capable d’une activité sans communemesure avec ce que nous en dit la psychologieofficielle. De fait, certaines découvertes steineriennes,en biologie (les engrais qui ne détruisent pas le sol), enmédecine (utilisation des métaux modifiant lemétabolisme) et surtout en pédagogie (de nombreuses

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écoles steineriennes fonctionnent aujourd’hui enEurope) ont notablement enrichi l’humanité. RudolphSteiner pensait qu’il y a une forme noire et une formeblanche de la recherche « magique ». Il estimait que lethéosophisme et les diverses sociétés néo-païennesvenaient du grand monde souterrain du Mal etannonçaient un âge démoniaque. Il se hâtait d’établir,au sein de son propre enseignement, une doctrinemorale engageant les « initiés » à n’user que de forcesbénéfiques. Il voulait créer une société debienveillants.

Nous ne nous posons pas la question de savoir siSteiner avait tort ou raison, s’il possédait ou non lavérité. Ce qui nous frappe, c’est que les premièreséquipes nazies semblent avoir considéré Steiner commel’ennemi numéro un. Les hommes de main du débutdispersent par la violence les réunions des steineriens,menacent de mort les disciples, les obligent à fuirl’Allemagne et, en 1924, en Suisse, à Dornach, mettentle feu au centre édifié par Steiner. Les archivesflambent, Steiner n’est plus en mesure de travailler, ilmeurt de chagrin un an plus tard.

Nous avons jusqu’ici décrit les approches dufantastique hitlérien. Maintenant, nous allons vraiment

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aborder notre sujet. Deux théories ont fleuri dansl’Allemagne nazie : la théorie du monde glacé et lathéorie de la terre creuse. Ce sont deux explications dumonde et de l’homme qui rejoignent des donnéestraditionnelles, justifient des mythes, recoupent uncertain nombre de « vérités » défendues par desgroupes initiatiques, des théosophes à Gurdjieff. Maisces théories ont été exprimées avec un importantappareil politico-scientifique. Elles ont failli chasserd’Allemagne la science moderne telle que nous laconsidérons. Elles ont régné sur beaucoup d’esprits.Elles ont, de plus, déterminé certaines décisionsmilitaires d’Hitler, influencé parfois la marche de laguerre et sans doute contribué à la catastrophe finale.C’est emporté par ces théories et notamment par l’idéede déluge sacrificiel qu’Hitler a voulu entraîner lepeuple allemand tout entier dans l’anéantissement.

Nous ne savons pourquoi ces théories, sipuissamment affirmées, auxquelles ont adhéré desdizaines d’hommes et des grands esprits, pourlesquelles de grands sacrifices matériels et humainsfurent faits, n’ont pas encore été étudiées chez nous etnous demeurent même inconnues.

Les voici, avec leur genèse, leur histoire, leursapplications et leur postérité.

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VI

Un ultimatum aux savants. – Le prophète Horbiger, Copernic duXXe siècle. – La théorie du monde glacé. – Histoire du systèmesolaire. – La fin du Monde. – La Terre et ses quatre lunes. –Apparitions des géants. – Les lunes, les géants et les hommes. – Lacivilisation de l’Atlantide. – Les cinq cités d’il y a 300 000 ans. –De Tiahuanaco aux momies tibétaines. – La deuxième Atlantide. –Le Déluge. – Dégénérescence et chrétienté. – Nous approchonsd’un autre âge. – La loi de la glace et du feu.

Un matin de l’été 1925, le facteur déposa une lettrechez tous les savants d’Allemagne et d’Autriche. Letemps de la décacheter : l’idée de la science sereineétait morte, les rêves et les cris des réprouvésemplissaient soudain les laboratoires et lesbibliothèques. La lettre était un ultimatum :

« Il faut maintenant choisir, être avec ou contre nous.En même temps qu’Hitler nettoiera la politique, HansHorbiger balaiera les fausses sciences. La doctrine dela glace éternelle sera le signe de la régénération dupeuple allemand. Prenez garde ! Rangez-vous à noscôtés avant qu’il ne soit trop tard ! »

L’homme qui osait ainsi menacer les savants, HansHorbiger, avait soixante-cinq ans. C’était une sorte de

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prophète furieux. Il portait une immense barbe blancheet usait d’une écriture à décourager le meilleurgraphologue. Sa doctrine commençait à être connued’un large public sous le nom de la Wel(66). C’était uneexplication du cosmos en contradiction avecl’astronomie et les mathématiques officielles, mais quijustifiait d’anciens mythes. Pourtant, Horbiger seconsidérait lui-même comme un savant. Mais la sciencedevait changer de voie et de méthodes. « La scienceobjective est une invention pernicieuse, un totem dedécadence. » Il pensait comme Hitler que « la questionpréalable à toute activité scientifique est de savoir quiveut savoir ». Seul le prophète peut prétendre à lascience, car il est, par la vertu de l’illumination, porté àun niveau supérieur de conscience. C’est ce qu’avaitvoulu dire l’initié Rabelais en écrivant : « Science sansconscience n’est que ruine de l’âme. » Il entendait :science sans conscience supérieure. On avait faussé sonmessage, au profit d’une petite conscience humanisteprimaire. Quand le prophète veut savoir, alors il peutêtre question de science, mais c’est autre chose que cequ’on appelle ordinairement la science. C’est pourquoiHans Horbiger ne pouvait souffrir le moindre doute, lamoindre esquisse de contradiction. Une fureur sacréel’agitait : « Vous avez confiance dans les équations etnon en moi ! hurlait-il. Combien de temps vous faudra-t-

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il enfin pour comprendre que les mathématiques sont unmensonge sans valeur ? »

Dans l’Allemagne du Herr Doktor, scientiste ettechnicienne, Hans Horbiger, avec des cris et descoups, livrait passage au savoir illuminé, à laconnaissance irrationnelle, aux visions. Il n’était pas leseul ; dans ce domaine, c’est lui qui prenait la vedette.Hitler et Himmler s’étaient attaché un astrologue, maisne le publiaient pas. Cet astrologue se nommait Führer.Plus tard, après la prise du pouvoir, et comme pouraffirmer leur volonté, non seulement de régner, mais de« changer la vie », ils oseraient provoquer eux-mêmesles savants. Ils nommeraient Führer « plénipotentiairedes mathématiques, de l’astronomie et de laphysique(67)».

Pour l’heure, Hans Horbiger mettait en œuvre, dansles milieux de l’intelligence, un système comparable àcelui des agitateurs politiques.

Il semblait disposer de moyens financiersconsidérables. Il opérait comme un chef de parti. Ilcréait un mouvement, avec un service d’informations,des bureaux de recrutement, des cotisations, despropagandistes et des hommes de main recrutés parmiles jeunesses hitlériennes. On couvrait les mursd’affiches, on inondait les journaux de placards, ondistribuait massivement des tracts, on organisait des

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meetings. Les réunions et conférences d’astronomesétaient interrompues par les partisans qui criaient :« Dehors les savants orthodoxes ! Suivez Horbiger ! »Des professeurs étaient molestés dans les rues. Lesdirecteurs des instituts scientifiques recevaient descartons : « Quand nous aurons gagné, vous et vossemblables irez mendier sur le trottoir. » Des hommesd’affaires, des industriels, avant d’engager un employé,lui faisaient signer une déclaration : « Je jure avoirconfiance dans la théorie de la glace éternelle. »Horbiger écrivait aux grands ingénieurs : « Ou bienvous apprendrez à croire en moi, ou bien vous sereztraité comme un ennemi. »

En quelques années, le mouvement publia trois grosouvrages de doctrine, quarante livres populaires, descentaines de brochures. Il éditait un magazine mensuel àfort tirage : La Clef des Événements Mondiaux. Il avaitrecruté des dizaines de milliers d’adhérents. Il allaitjouer un rôle notable dans l’histoire des idées et dansl’histoire tout court.

Au début, les savants protestaient, publiaient lettreset articles démontrant les impossibilités du systèmed’Horbiger. Ils s’alarmèrent quand la Wel prit lesproportions d’un vaste mouvement populaire. Aprèsl’arrivée au pouvoir d’Hitler, la résistance se fit plusmince, quoique les Universités continuassent à

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enseigner l’astronomie orthodoxe. Des ingénieurs enrenom, des savants se rallièrent à la doctrine de laglace éternelle, comme, par exemple, Lenard qui avecRoentgen avait découvert les rayons X, le physicienOberth, et Stark, dont les recherches sur laspectroscopie étaient mondialement connues. Hitlersoutenait ouvertement Horbiger et croyait en lui.

« Nos ancêtres nordiques sont devenus forts dans laneige et la glace, déclarait un tract populaire de la Wel,c’est pourquoi la croyance en la glace mondiale estl’héritage naturel de l’homme nordique. Un Autrichien,Hitler, chassa les politiciens juifs ; un secondAutrichien, Horbiger, chassera les savants juifs. Par sapropre vie, le Führer a montré qu’un amateur estsupérieur à un professionnel. Il a fallu un autre amateurpour nous donner une compréhension complète del’Univers. »

Hitler et Horbiger, les « deux plus grandsAutrichiens », se rencontrèrent plusieurs fois. Le chefnazi écoutait ce savant visionnaire avec déférence.Horbiger n’admettait pas d’être interrompu dans sondiscours et répondait fermement à Hitler : La ferme !« Maul zu ! » Il porta à l’extrémité la convictiond’Hitler : le peuple allemand, dans son messianisme,était empoisonné par la science occidentale, étroite,affaiblissante, détachée de la chair et de l’âme. Des

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créations récentes, comme la psychanalyse, la sérologieet la relativité étaient des machines de guerre dirigéescontre l’esprit de Parsifal. La doctrine de la glacemondiale fournirait le contrepoison nécessaire. Cettedoctrine détruisait l’astronomie admise : le reste del’édifice croulerait ensuite de lui-même, et il fallaitqu’il croule pour que renaisse la magie, seule valeurdynamique. Des conférences réunirent les théoriciensdu national-socialisme et ceux de la glace éternelle :Rosenberg et Horbiger, entourés de leurs meilleursdisciples.

L’histoire de l’humanité, telle que la décrivaitHorbiger, avec les grands déluges et les migrationssuccessives, avec ses géants et ses esclaves, sessacrifices et ses épopées, répondait à la théorie de larace aryenne. Les affinités de la pensée d’Horbigeravec les thèmes orientaux des âges antédiluviens, despériodes de salut de l’espèce et des périodes depunition, passionnèrent Himmler. À mesure que lapensée d’Horbiger se précisait, des correspondances serévélaient avec les visions de Nietzsche et avec lamythologie wagnérienne. Les origines fabuleuses de larace aryenne, descendue des montagnes habitées par lessurhommes d’un autre âge, destinée à commander à laplanète et aux étoiles, étaient établies. La doctrined’Horbiger s’associait étroitement à la pensée dusocialisme magique, aux démarches mystiques du

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groupe nazi. Elle venait nourrir fortement ce que Jungdevait appeler plus tard « la libido du déraisonnable ».Elle apportait quelques-unes de ces « vitamines del’âme » contenues dans les mythes.

C’est en 1913 qu’un nommé Philipp Fauth(68),astronome amateur spécialisé dans l’observation de laLune, publia avec quelques amis un énorme livre deplus de huit cents pages : La Cosmologie Glaciale deHorbiger. La plus grande partie de l’ouvrage étaitécrite par Horbiger lui-même.

Horbiger, à cette époque, administrait avecnégligence son affaire personnelle. Né en 1860, dansune famille connue au Tyrol depuis des siècles, il avaitfait ses études à l’École de technologie de Vienne et unstage d’études pratiques à Budapest. Dessinateur chezle constructeur de machines à vapeur Alfred Collman,il était entré ensuite comme spécialiste descompresseurs chez Land, à Budapest. C’est là qu’ilavait inventé, en 1894, un nouveau système de robinetpour pompes et compresseurs. La licence avait étévendue à de puissantes sociétés allemandes etaméricaines, et Horbiger s’était trouvé soudain à la têted’une grande fortune que la guerre allait bientôtdisperser.

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Horbiger se passionnait pour les applicationsastronomiques des changements d’état de l’eau :liquide, glace, vapeur qu’il avait eu l’occasiond’étudier dans sa profession. Il prétendait expliquer parlà toute la cosmographie et toute l’astrophysique. Debrusques illuminations, des intuitions fulgurantes luiavaient ouvert les portes, disait-il, d’une sciencenouvelle qui contenait toutes les autres sciences. Ilallait devenir un des grands prophètes de l’Allemagnemessianique, et, comme on devait l’écrire après samort : « Un découvreur de génie béni par Dieu. »

La doctrine d’Horbiger tire sa puissance d’unevision complète de l’histoire et de l’évolution ducosmos. Elle explique la formation du système solaire,la naissance de la terre, de la vie et de l’esprit. Elledécrit tout le passé de l’univers et annonce sestransformations futures. Elle répond aux troisinterrogations essentielles : Qui sommes-nous ? D’oùvenons-nous ? Où allons-nous ? Et elle y répond defaçon exaltante.

Tout repose sur l’idée de la lutte perpétuelle, dansles espaces infinis, entre la glace et le feu, et entre laforce de répulsion et la force d’attraction. Cette lutte,cette tension changeante entre des principes opposés,

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cette éternelle guerre dans le ciel, qui est la loi desplanètes, régit aussi la terre et la matière vivante etdétermine l’histoire humaine. Horbiger prétend révélerle plus lointain passé de notre globe et son plus lointainavenir, et il introduit des notions fantastiques surl’évolution des espèces vivantes. Il bouleverse ce quenous pensons généralement de l’histoire descivilisations, de l’apparition et du développement del’homme et de ses sociétés. Il ne décrit pas, à cepropos, une montée continue mais une séried’ascensions et de chutes. Des hommes-dieux, desgéants, des civilisations fabuleuses nous auraientprécédés, voici des centaines de milliers d’années, etpeut-être des millions d’années. Ce qu’étaient lesancêtres de notre race, nous le redeviendrons peut-être,à travers des cataclysmes et des mutationsextraordinaires, au cours d’une histoire qui, sur terrecomme dans le cosmos, se déroule par cycles. Car leslois du ciel sont les mêmes que les lois de la terre, etl’univers tout entier participe du même mouvement, estun organisme vivant où tout retentit sur tout. L’aventuredes hommes est liée à l’aventure des astres, ce qui sepasse dans le cosmos se passe sur terre, etréciproquement.

Comme on le voit, cette doctrine des cycles et desrelations quasi magiques entre l’homme et l’universdonne de la force à la plus lointaine pensée

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traditionnelle. Elle réintroduit les très vieillesprophéties, les mythes et les légendes, les anciensthèmes de la Genèse, du Déluge, des Géants et desDieux.

Cette doctrine, comme on le comprendra mieux tout àl’heure, est en contradiction avec toutes les données dela science admise. Mais, disait Hitler, « il y a uneScience nordique et nationale-socialiste qui s’oppose àla science judéo-libérale ». La science admise enOccident, comme d’ailleurs la religion judéo-chrétienne qui y trouve des complicités, est uneconjuration qu’il faut briser. C’est une conjurationcontre le sens de l’épopée et du magique qui réside aucœur de l’homme fort, une vaste conspiration qui fermeà l’humanité les portes du passé et celles de l’avenirau-delà du court espace des civilisations recensées, quil’ampute de ses origines et de son destin fabuleux et quila prive du dialogue avec ses dieux.

Les savants admettent généralement que notre universa été créé par une explosion, voici trois ou quatremilliards d’années. Explosion de quoi ? Le cosmos toutentier était peut-être contenu dans un atome, point zérode la création. Cet atome aurait explosé et serait depuisen constante expansion. En lui auraient été contenues

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toute la matière et toutes les forces aujourd’huidéployées. Mais dans cette hypothèse, on ne sauraitpourtant dire qu’il s’agit du commencement absolu del’Univers. Les théoriciens de l’expansion de l’univers àpartir de cet atome réservent le problème de sonorigine. Somme toute, la science ne déclare là-dessusrien de plus précis que l’admirable poème indien :« Dans l’intervalle entre dissolution et création,Vishnou-Cesha reposait en sa propre substance,lumineux d’énergie dormante, parmi les germes desvies à venir. »

En ce qui concerne la naissance de notre systèmesolaire, les hypothèses sont aussi floues. On a imaginéque les planètes seraient nées d’une explosion partielledu soleil. Un grand corps astral serait passé àproximité, arrachant une partie de la substance solairequi se serait dispersée dans l’espace et comme figée enplanètes. Puis, le grand corps, le super-astre inconnu,continuant sa course, se serait noyé dans l’infini. On aimaginé encore l’explosion d’un jumeau de notre soleil.Le professeur H.-N. Roussel, résumant la question,écrit avec humour : « Jusqu’à ce que nous sachionscomment la chose est arrivée, la seule chose réellementsûre, c’est que le système solaire s’est produit d’unecertaine façon. »

Horbiger, lui, prétend savoir comment la chose est

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arrivée. Il détient l’explication définitive. Dans unelettre à l’ingénieur Willy Ley, il confirme que cetteexplication lui a sauté aux yeux dans sa jeunesse. « J’aieu la révélation, dit-il, lorsque, jeune ingénieur, j’aiobservé un jour une coulée d’acier fondu sur de la terremouillée et couverte de neige : la terre explosait avecun certain retard et une grande violence. » C’est tout. Àpartir de cela, la doctrine d’Horbiger va s’élever etfoisonner. C’est la pomme de Newton.

Il y avait dans le ciel un énorme corps à hautetempérature, des millions de fois plus grand que notresoleil actuel. Ce corps entra en collision avec uneplanète géante constituée par une accumulation de glacecosmique. Cette masse de glace pénétra profondémentdans le super-soleil. Il ne se produisit rien pendant descentaines de milliers d’années. Puis, la vapeur d’eau fittout exploser.

Des fragments furent projetés si loin qu’ils allèrentse perdre dans l’espace glacé.

D’autres retombèrent sur la masse centrale d’où étaitpartie l’explosion.

D’autres enfin furent projetés dans une zonemoyenne : ce sont les planètes de notre système. Il y enavait trente. Ce sont des blocs qui se sont à peu prèscouverts de glace. La Lune, Jupiter, Saturne sont deglace, et les canaux de Mars sont des craquelures de la

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Glace. Seule la Terre n’est pas entièrement saisie parle froid : la lutte s’y perpétue entre la glace et le feu.

À une distance égale à trois fois celle de Neptune setrouvait, au moment de cette explosion, un énormeanneau de glace. Il s’y trouve toujours. C’est ce que lesastronomes officiels s’entêtent à nommer la Voielactée, parce que quelques étoiles semblables à notresoleil, dans l’espace infini, brillent à travers. Quant auxphotographies d’étoiles individuelles dont l’ensembledonnerait une Voie lactée, ce sont des truquages.

Les taches que l’on observe sur le soleil, et quichangent de forme et de place tous les onze ans,demeurent inexplicables pour les savants orthodoxes.Elles sont produites par la chute de blocs de glace quise détachent de Jupiter. Et Jupiter boucle son cercleautour du soleil tous les onze ans.

Dans la zone moyenne de l’explosion, les planètes dusystème auquel nous appartenons obéissent à deuxforces :

– La force première de l’explosion, qui les éloigne ;– La gravitation qui les attire vers la masse la plus

forte située dans leur voisinage.Ces deux forces ne sont pas égales. La force de

l’explosion initiale va en diminuant, car l’espace n’estpas vide : il y a une matière ténue, faite d’hydrogène etde vapeur d’eau. En outre, l’eau qui atteint le soleil

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remplit l’espace de cristaux de glace. Ainsi, la forceinitiale, de répulsion, se trouve de plus en plus freinée.Par contre, la gravitation est constante. C’est pourquoichaque planète se rapproche de la planète la plusproche qui l’attire. Elle s’en rapproche en circulantautour, ou plutôt en décrivant une spirale qui va serétrécissant. Ainsi, tôt ou tard, toute planète tomberasur la plus proche, et tout le système finira par retomberen glace dans le soleil. Et il y aura une nouvelleexplosion, et un recommencement.

Glace et feu, répulsion et attraction luttentéternellement dans l’Univers. Cette lutte détermine lavie, la mort et la renaissance perpétuelle du cosmos. Unécrivain allemand, Elmar Brugg, a écrit en 1952 unouvrage à la gloire d’Horbiger, dans lequel il dit :

« Aucune des doctrines de représentation del’Univers ne faisait entrer en jeu le principe decontradiction, de lutte de deux forces contraires, dontpourtant l’âme des hommes est nourrie depuis desmillénaires. Le mérite impérissable d’Horbiger estd’avoir ressuscité puissamment la connaissanceintuitive de nos ancêtres par le conflit éternel du feu etde la glace, chanté par Edda. Il a exposé ce conflit auxregards de ses contemporains. Il a fondéscientifiquement cette image grandiose du monde liéeau dualisme de la matière et de la force, de la répulsion

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qui disperse et de l’attraction qui rassemble. »C’est donc certain : la Lune finira par tomber sur la

Terre. Il y a un moment, quelques dizaines demillénaires, où la distance d’une planète à l’autresemble fixe. Mais nous allons pouvoir nous rendrecompte que la spirale se rétrécit. Peu à peu, dans lecours des âges, la Lune se rapprochera. La force degravitation qu’elle exerce sur la Terre ira enaugmentant. Alors les eaux de nos océans serassembleront en une marée permanente, et ellesmonteront, couvrant les terres, noyant les tropiques etcernant les plus hautes montagnes. Les êtres vivants setrouveront progressivement soulagés de leur poids. Ilsgrandiront. Les rayons cosmiques deviendront pluspuissants. Agissant sur les gènes et les chromosomes,ils créeront des mutations. On verra apparaître denouvelles races, des animaux, des plantes et deshommes gigantesques.

Puis, s’approchant encore, la Lune éclatera, tournantà toute vitesse, et elle deviendra un immense anneau derocs, de glace, d’eau et de gaz, tournant de plus en plusvite. Enfin cet anneau s’abattra sur la Terre, et ce serala Chute, l’Apocalypse annoncée. Mais si les hommessubsistent, les plus forts, les meilleurs, les élus,d’étranges et formidables spectacles leur sont réservés.Et peut-être le spectacle final.

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Après des millénaires sans satellite où la Terre auraconnu d’extraordinaires imbrications de racesanciennes et nouvelles, de civilisations venues desgéants, de recommencements au-delà du Déluge et desimmenses cataclysmes, Mars, plus petit que notreglobe, finira par le rejoindre. Il rattrapera l’orbite de laTerre. Mais il est trop gros pour être capturé, pourdevenir, comme la Lune, un satellite. Il passera toutprès de la Terre, il la frôlera en s’en allant tomber surle soleil, attiré par lui, aspiré par le feu. Alors notreatmosphère se trouvera d’un seul coup happée,entraînée par la gravitation de Mars, et nous quitterapour se perdre dans l’espace. Les océanstourbillonneront en bouillonnant à la surface de laTerre, lavant tout, et la croûte terrestre éclatera. Notreglobe, mort, continuant à spiraler, sera rattrapé par desplanétoïdes glacés qui voguent dans le ciel, et ildeviendra une énorme boule de glace qui s’en ira sejeter à son tour dans le soleil. Après la collision, cesera le grand silence, la grande immobilité, tandis quela vapeur d’eau s’accumulera, durant des millionsd’années, à l’intérieur de la masse flamboyante. Enfin,il y aura une nouvelle explosion pour d’autres créationsdans l’éternité des forces ardentes du cosmos.

Tel est le destin de notre système solaire dans lavision de l’ingénieur autrichien que les dignitairesnationaux-socialistes appelaient : « Le Copernic du

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XXe siècle. » Nous allons maintenant décrire cettevision appliquée à l’histoire passée, présente et à venirde la Terre et des hommes. C’est une histoire qui, àtravers « les yeux d’orage et de bataille » du prophèteHorbiger, ressemble à une légende, pleine derévélations fabuleuses et de formidables étrangetés.

C’était en 1948, je croyais en Gurdjieff et l’une deses fidèles disciples m’avait aimablement invité àpasser quelques semaines chez elle, avec ma famille,en montagne. Cette femme avait une réelle culture, uneformation de chimiste, l’intelligence aiguisée et lecaractère ferme. Elle venait en aide aux artistes et auxintellectuels. Après Luc Dietrich et René Daumal, jedevais contracter envers elle une dette dereconnaissance. Elle n’avait rien de la disciple folle, etl’enseignement de Gurdjieff, qui séjournait parfois chezelle, lui parvenait à travers le crible de la raison.Pourtant, un jour, je la pris, ou je crus la prendre enflagrant délit de déraison. Elle m’ouvrit soudain lesabîmes de son délire, et je demeurai muet et terrifiédevant elle, comme devant une agonie. Une nuitétincelante et froide tombait sur la neige, et nousdevisions tranquillement, accoudés au balcon du chalet.Nous regardions les astres, comme on les regarde en

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montagne, éprouvant une solitude absolue qui estangoissante ailleurs et ici purificatrice. Les reliefs dela lune apparaissaient nettement.

« Il faudrait plutôt dire une lune, fit mon hôtesse, unedes lunes…

— Que voulez-vous dire ?— Il y a eu d’autres lunes dans le ciel. Celle-ci est la

dernière, simplement…— Quoi ? Il y aurait eu d’autres lunes que celle-ci ?— C’est certain. M. Gurdjieff le sait, et d’autres le

savent.— Mais enfin, les astronomes…— Oh ! si vous vous fiez aux scientistes !… »Son visage était paisible et elle souriait avec un rien

de pitié. De ce jour, je cessai de me sentir de plain-pied avec certains amis de Gurdjieff que j’estimais. Ilsdevinrent à mes yeux des êtres fragiles et inquiétants etje sentis qu’un des fils qui me reliaient à cette famillevenait de se rompre. Quelques années plus tard, enlisant le livre de Gurdjieff : Les Récits de Belzébuth, eten découvrant la cosmogonie de Horbiger, je devaiscomprendre que cette vision, ou plutôt cette croyance,n’était pas une simple cabriole dans le Fantastique. Il yavait une certaine cohérence entre cette bizarre histoirede lunes et la philosophie du surhomme, la psychologiedes « états supérieurs de conscience », la mécanique

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des mutations. On retrouvait enfin dans les traditionsorientales cette histoire et l’idée que des hommes, voicides millénaires, avaient pu observer un autre ciel quele nôtre, d’autres constellations, un autre satellite.

Gurdjieff n’avait-il fait que s’inspirer de Horbigerqu’il connaissait sûrement ? Ou bien avait-il puisé à dessources anciennes de savoir, traditions ou légendes,que Horbiger avait recoupées comme par accident aucours de ses illuminations pseudo-scientifiques ?

J’ignorais, sur ce balcon du chalet de montagne, quemon hôtesse exprimait une croyance qui avait été cellede milliers d’hommes dans l’Allemagne hitlérienneencore ensevelie sous les ruines, à cette époque encoresanglante, encore fumante parmi les débris de sesgrands mythes. Et mon hôtesse, dans cette belle nuitclaire et calme, l’ignorait aussi.

Ainsi, selon Horbiger, la Lune, celle que nousvoyons, ne serait que le dernier satellite capté par laterre, le quatrième. Notre globe, au cours de sonhistoire, en aurait déjà capté trois. Trois masses deglace cosmique errant dans l’espace auraient, tour àtour, rattrape notre orbite. Elles se seraient mises àspiraler autour de la terre en s’en rapprochant, puis seseraient abattues sur nous. Notre Lune actuelle

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s’effondrera aussi sur la terre. Mais, cette fois, lacatastrophe sera plus grande, car ce dernier satelliteglacé est plus gros que les précédents. Toute l’histoiredu globe, l’évolution des espèces et toute l’histoirehumaine trouvent leur explication dans cette successiondes lunes dans notre ciel.

Il y a eu quatre époques géologiques, car il y a euquatre lunes. Nous sommes dans le quaternaire. Quandune lune s’abat, elle a d’abord éclaté, et, tournant deplus en plus vite, s’est transformée en un anneau derocs, de glace et de gaz. C’est cet anneau qui tombe surla terre, recouvrant en cercle la croûte terrestre etfossilisant tout ce qui se trouve sous lui. Lesorganismes enterrés ne se fossilisent pas, en périodenormale : ils pourrissent. Ils ne se fossilisent qu’aumoment où s’effondre une lune. Voici pourquoi nousavons pu recenser une époque primaire, une époquesecondaire et une époque tertiaire. Cependant, commeil s’agit d’un anneau, nous n’avons que des témoignagestrès fragmentaires sur l’histoire de la vie sur la terre.D’autres espèces animales et végétales ont pu naître etdisparaître, au long des âges, sans qu’il en reste tracedans les couches géologiques. Mais la théorie des lunessuccessives permet d’imaginer les modifications subiesdans le passé par les formes vivantes. Elle permet ausside prévoir les modifications à venir.

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Durant la période où le satellite se rapproche, il y aun moment de quelques centaines de milliers d’annéesoù il tourne autour de la terre à une distance de quatre àsix rayons terrestres. En comparaison avec la distancede notre lune actuelle, il est à portée de la main. Lagravitation se trouve donc considérablement changée.Or, c’est la gravitation qui donne aux êtres leur taille.Ils ne grandissent qu’en fonction du poids qu’ilspeuvent supporter.

Au moment où le satellite est proche, il y a donc unepériode de gigantisme.

À la fin du primaire : les immenses végétaux, lesinsectes gigantesques.

À la fin du secondaire : les diplodocus, lesiguanodons, les animaux de trente mètres. Desmutations brusques se produisent, car les rayonscosmiques sont plus puissants. Les êtres, soulagés deleur poids, se dressent, les boîtes crânienness’élargissent, des bêtes se mettent à voler. Peut-être, àla fin du secondaire, des mammifères géants sont-ilsapparus. Et peut-être les premiers hommes, créés parmutation. Il faudrait situer cette période à la fin dusecondaire, au moment où la deuxième lune tourne àproximité du globe, à environ quinze millions d’années.C’est l’âge de notre ancêtre, le géant. Mme Blavatsky,qui prétendait avoir eu communication du Livre des

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Dzyan, texte qui serait le plus ancien de l’humanité etqui raconterait l’histoire des origines de l’homme,assurait aussi qu’une première race humaine,gigantesque, serait apparue au secondaire : « L’hommesecondaire sera découvert un jour, et avec lui sescivilisations depuis longtemps englouties. »

Dans une nuit des temps infiniment plus épaisse quenous ne le pensions, voici donc, sous une lunedifférente, dans un monde de monstres, ce premierhomme immense qui ne nous ressemble qu’à peine etdont l’intelligence est autre que la nôtre. Le premierhomme, et peut-être le premier couple humain, desjumeaux expulsés d’une matrice animale, par unprodige des mutations qui se multiplient quand lesrayons cosmiques sont gigantesques. La Genèse nousdit que les descendants de cet ancêtre vivaient de cinqcents à neuf cents ans : c’est que l’allégement du poidsdiminue l’usure de l’organisme. Elle ne nous parle pasde géants, mais les traditions juives et musulmanesréparent abondamment cette omission. Enfin, desdisciples d’Horbiger soutiennent que des fossiles dul’homme secondaire auraient été découverts récemmenten Russie.

Quelles auraient été les formes de civilisations dugéant, il y a quinze millions d’années ? On imagine desassemblées et des façons d’être calquées sur les

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insectes géants venus du primaire et dont nos insectesd’aujourd’hui, très étonnants encore, sont lesdescendants dégénérés. On imagine de grands pouvoirsde communication à distance, des civilisations fondéessur le modèle des centrales d’énergie psychique etmatérielle que forment par exemple les termitières,lesquelles posent à l’observateur tant de problèmesbouleversants sur les domaines inconnus desinfrastructures – ou des superstructures – del’intelligence.

Cette deuxième lune va se rapprocher encore, éclateren anneau et s’abattre sur la terre qui va connaître unenouvelle et longue période sans satellite. Dans leslointains espaces, une formation glaciaire spiralerejoindra l’orbite de la terre qui captera ainsi unenouvelle lune. Mais, dans cette période où nulle grosseboule ne brille au-dessus des têtes, seuls surviventquelques spécimens des mutations qui se sont produitesà la fin du secondaire, et qui vont subsister endiminuant de proportions. Il y a encore des géants, quis’adaptent. Quand la lune tertiaire paraît, des hommesordinaires ont été formés, plus petits, moinsintelligents : nos véritables ancêtres. Mais les géantsissus du secondaire et ayant traversé le cataclysmeexistent encore et ce sont eux qui vont civiliser les

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petits hommes.L’idée que les hommes, partant de la bestialité et de

la sauvagerie, se sont lentement élevés jusqu’à lacivilisation, est une idée récente. C’est un mythe judéo-chrétien, imposé aux consciences, pour chasser unmythe plus puissant et plus révélateur. Quandl’humanité était plus fraîche, plus proche de son passé,au temps où nulle conspiration bien ourdie ne l’avaitencore chassée de sa propre mémoire, elle savaitqu’elle descendait des dieux, des rois géants qui luiavaient tout appris. Elle se souvenait d’un âge d’or oùles supérieurs, nés avant elle, lui enseignaientl’agriculture, la métallurgie, les arts, les sciences et lemaniement de l’Âme. Les Grecs évoquaient l’âge deSaturne et la reconnaissance que leurs ancêtresvouaient à Hercule. Les Égyptiens et lesMésopotamiens entretenaient les légendes des roisgéants initiateurs. Les peuplades que nous appelonsaujourd’hui « primitives », les indigènes du Pacifique,par exemple, mêlent à leur religion sans douteabâtardie, le culte des bons géants du début du monde.Dans notre époque où toutes les données de l’esprit etde la connaissance ont été inverties, les hommes qui ontaccompli le formidable effort d’échapper aux manièresde penser admises, retrouvent à la source de leurintelligence la nostalgie des temps heureux de l’aube

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des âges, d’un paradis perdu, le souvenir voilé d’uneinitiation primordiale.

De la Grèce à la Polynésie, de l’Égypte au Mexiqueet à la Scandinavie, toutes les traditions rapportent queles hommes furent initiés par des géants. C’est l’âged’or du tertiaire, qui dure plusieurs millions d’annéesau cours desquelles la civilisation morale, spirituelle etpeut-être technique, atteint son apogée sur le globe.

Quand les géants étaient encore mêlés aux hommesDans les temps où jamais personne ne parla

écrit Hugo en proie à une extraordinaire illumination.

La lune tertiaire, dont la spirale se rétrécit, serapproche de la terre. Les eaux montent, aspirées par lagravitation du satellite, et les hommes, il y a plus deneuf cent mille ans, se hissent vers les plus hautssommets montagneux avec des géants, leurs rois. Surces sommets, au-dessus des océans soulevés quiforment un bourrelet autour de la terre, les hommes etleurs Supérieurs vont établir une civilisation maritimemondiale dans laquelle Horbiger et son disciple anglais

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Bellamy voient la civilisation atlantidéenne.Bellamy relève, dans les Andes, à quatre mille

mètres, des traces de sédiments marins qui seprolongent sur sept cents kilomètres. Les eaux de la findu tertiaire montaient jusque-là et l’un des centrescivilisés de cette période aurait été Tiahuanaco, prèsdu lac Titicaca. Les ruines de Tiahuanaco témoignentd’une civilisation des centaines de fois millénaire, etqui ne ressemble en rien aux civilisationspostérieures(69). Les traces des géants y sont, pour leshorbigériens, visibles, ainsi que leurs inexplicablesmonuments. On y trouve, par exemple, une pierre deneuf tonnes, creusée par six faces de mortaises de troismètres de haut qui demeurent incompréhensibles pourles architectes, comme si leur rôle avait été depuisoublié par tous les constructeurs de l’histoire. Desportiques ont trois mètres de haut et quatre de large, etils sont taillés dans une seule pierre, avec des portes,des fausses fenêtres et des sculptures découpées auciseau, le tout pesant dix tonnes. Des pans de murs,encore debout, pèsent soixante tonnes, soutenus par desblocs de grès de cent tonnes, enfoncés comme des coinsdans la terre. Parmi ces ruines fabuleuses s’élèvent desstatues gigantesques dont une seule a été descendue etplacée dans le jardin du musée de La Paz. Elle a huitmètres de haut et pèse vingt tonnes. Tout invite les

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horbigériens à voir dans ces statues des portraits degéants exécutés par eux-mêmes.

« Des lignes du visage vient à nos yeux, et mêmejusqu’à notre cœur, une expression de souveraine bontéet de souveraine sagesse. Une harmonie de tout l’êtresort de l’ensemble du colosse dont les mains et le corpshautement stylisés sont établis en un équilibre qui a unequalité morale. Du repos et de la paix émanent dumerveilleux monolithe. Si c’est là le portrait d’un desrois géants qui ont gouverné ce peuple, on ne peut quepenser à ce début de phrase de Pascal : “Si Dieu nousdonnait des maîtres de sa main…” »

Si ces monolithes ont bien été découpés et mis enplace par les géants à l’intention de leurs apprentis leshommes, si les sculptures d’une extrême abstraction,d’une stylisation si poussée qu’elle confond notrepropre intelligence, ont bien été exécutées par cesSupérieurs, nous retrouvons là l’origine des mythesselon lesquels les arts ont été donnés aux hommes pardes dieux, et la clé des diverses mystiques del’inspiration esthétique.

Parmi ces sculptures figurent des stylisations d’unanimal, le todoxon, dont des ossements ont étédécouverts dans les ruines de Tiahuanaco. Or, on saitque le todoxon n’a pu vivre qu’au tertiaire. Enfin, dansces ruines qui précéderaient de cent mille ans la fin du

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tertiaire, enfoncé dans la vase séchée, il y a un portiquede dix tonnes dont les décorations ont été étudiées parl’archéologue allemand Kiss, disciple de Horbiger,entre 1928 et 1937. Il s’agirait d’un calendrier réalised’après les observations des astronomes du tertiaire.Ce calendrier exprime des données scientifiquesrigoureuses. Il est divisé en quatre parties séparées parles solstices et les équinoxes qui marquent les saisonsastronomiques. Chacune de ces saisons est elle-mêmedivisée en trois sections, et dans ces douzesubdivisions, la position de la Lune est visible pourchaque heure du jour. En outre, les deux mouvements dusatellite, son mouvement apparent et son mouvementréel, compte tenu de la rotation de la Terre, sontindiqués sur ce fabuleux portique sculpté, de sorte qu’ilconvient de penser que réalisateurs et utilisateurs ducalendrier étaient d’une culture supérieure à la nôtre.

Tiahuanaco, à plus de quatre mille mètres dans lesAndes, était donc une des cinq grandes cités de lacivilisation maritime à la fin du tertiaire bâties par lesgéants conducteurs des hommes. Les disciplesd’Horbiger y retrouvent les vestiges d’un grand port,avec ses quais énormes, d’où les Atlantes, puisqu’ils’agit sans doute de l’Atlantide, partaient, à bord devaisseaux perfectionnés, faire le tour du monde sur lebourrelet des océans et toucher les quatre autres grandscentres : Nouvelle-Guinée, Mexique, Abyssinie, Tibet.

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Ainsi cette civilisation était-elle étendue à tout leglobe, ce qui explique les ressemblances entre les plusanciennes traditions recensées de l’humanité.

À l’extrême degré de l’unification, du raffinementdes connaissances et des moyens, les hommes et leursrois géants savent que la spirale de cette troisième lunese rétrécit et que le satellite s’abattra finalement, maisils ont conscience des relations de toutes choses dans lecosmos, des rapports magiques de l’être avec l’universet sans doute mettent-ils en œuvre certains pouvoirs,certaines énergies individuelles et sociales, techniqueset spirituelles pour retarder le cataclysme et prolongercet âge atlantidéen, dont le souvenir estompédemeurera, à travers les millénaires.

Lorsque la lune tertiaire s’abattra, les eauxredescendront brusquement, mais des bouleversementsavant-coureurs auront déjà endommagé cettecivilisation. Les océans abaissés, les cinq grandescités, dont cette Atlantide des Andes, disparaîtront,isolées, asphyxiées par la retombée des eaux. Lesvestiges sont plus nets à Tiahuanaco, mais leshorbigériens en décèlent ailleurs.

Au Mexique, les Toltèques ont laissé des textessacrés qui décrivent l’histoire de la terre conformément

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à la thèse d’Horbiger.En Nouvelle-Guinée, les indigènes malekula

continuent sans plus savoir ce qu’ils font, d’éleverd’immenses pierres sculptées de plus de dix mètres dehaut, représentant l’ancêtre supérieur, et leur traditionorale, qui fait de la lune la créatrice du genre humain,annonce la chute du satellite.

D’Abyssinie seraient descendus les géantsméditerranéens après le cataclysme, et la tradition faitde ce haut plateau le berceau du peuple juif et la patriede la reine de Saba, détentrice des anciennes sciences.

Enfin, on sait que le Tibet est un réservoir de trèsvieilles connaissances fondées sur le psychisme.Venant comme pour confirmer la vision deshorbigériens, un curieux ouvrage est paru en Angleterreet en France en 1957. Cet ouvrage, intitulé LeTroisième Œil, est signé Lobsang Rampa. L’auteurassure être un lama ayant atteint le dernier degréd’initiation. Il se pourrait qu’il fût un des Allemandsenvoyés en mission spéciale au Tibet par les chefsnazis(70). Il décrit sa descente, sous la conduite de troisgrands métaphysiciens lamaïstes, dans une crypte deLhassa ou résiderait le véritable secret du Tibet.

« Je vis trois cercueils en pierre noire décorés dugravures et d’inscriptions curieuses. Ils n’étaient pasfermés. En jetant un coup d’œil à l’intérieur, j’eus le

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souffle coupé.« — Regarde, mon fils, me dit le doyen des Abbés.

Ils vivaient comme des dieux dans notre pays àl’époque où il n’y avait pas encore de montagnes. Ilsarpentaient notre sol quand les mers baignaient nosrivages et quand d’autres étoiles brillaient dans noscieux. Regarde bien, car seuls les initiés les ont vus.

« J’obéis, j’étais à la fois fasciné et terrifié. Troiscorps nus, recouverts d’or, étaient allongés sous mesyeux. Chacun de leurs traits était fidèlement reproduitpar l’or. Mais ils étaient immenses ! La femme mesuraitplus de trois mètres et le plus grand des hommes pasmoins de cinq. Ils avaient de grandes têtes, légèrementconiques au sommet, une mâchoire étroite, une bouchepetite et des lèvres minces. Le nez était long et fin, lesyeux droits et profondément enfoncés… J’examinai lecouvercle d’un des cercueils. Une carte des cieux, avecdes étoiles très étranges, y était gravée(71). »

Et il écrit encore, après cette descente dans lacrypte :

« Autrefois, des milliers et des milliers d’annéesauparavant, les jours étaient plus courts et plus chauds.Des civilisations grandioses s’édifièrent et les hommesétaient plus savants qu’à notre époque. De l’espaceextérieur surgit une planète, qui frappa obliquement laterre. Des vents agitèrent les mers, qui, sous des

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poussées gravitationnelles diverses, se déversèrent surla terre. L’eau recouvrit le monde qui fut secoué detremblements et le Tibet cessa d’être un pays chaud,une station maritime. »

Bellamy, archéologue horbigérien, retrouve autourdu lac Titicaca les traces des catastrophes quiprécédèrent la chute de la lune tertiaire : cendresvolcaniques, dépôts provenant d’inondations soudaines.C’est le moment où le satellite va éclater en un anneauet tourner follement à toute petite distance de la terreavant de s’abattre. Autour de Tiahuanaco, des ruinesévoquent des chantiers brusquement abandonnés, outilséparpillés. La haute civilisation atlantidéenne connaît,durant quelques milliers d’années, les attaques deséléments, et elle s’effrite. Puis, voici cent cinquantemille ans, le grand cataclysme se produit, la lunetombe, un effroyable bombardement atteint la terre.L’attraction cesse, le bourrelet des océans retombed’un seul coup, les mers se retirent, redescendent. Lessommets qui étaient de grandes stations maritimes, setrouvent isolés à l’infini par des marécages. L’air seraréfie, la chaleur s’en va. L’Atlantide ne meurt pasengloutie, mais au contraire abandonnée par les eaux.Les navires sont emportés et détruits, les machiness’étouffent ou explosent, la nourriture qui venait de

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l’extérieur fait défaut, la mort absorbe des myriadesd’êtres, les savants et les sciences ont disparu,l’organisation sociale est anéantie. Si la civilisationatlantidéenne avait atteint le plus haut degré possible deperfection sociale et technique, de hiérarchie etd’unification, elle a pu se volatiliser en un rien detemps, sans presque laisser de traces. Que l’on songe àce qui pourrait être l’effondrement de notre proprecivilisation dans quelques centaines d’années, ou mêmedans quelques années. Les outils émetteurs d’énergie,comme les outils transmetteurs se simplifient de plus enplus, et les relais se multiplient. Chacun de nouspossédera bientôt des relais d’énergie nucléaire, parexemple, ou vivra à proximité de ces relais : usines oumachines, jusqu’au jour où il suffira d’un accident à lasource pour que tout se volatilise en même temps surl’immense chaîne de ces relais : hommes, cités, nations.Ce qui serait épargné serait justement ce qui n’a pas decontact avec cette haute civilisation technique. Et lessciences clés, de même que les clés du pouvoir,disparaîtraient d’un coup, en raison même de l’extrêmedegré des spécialisations. Ce sont les civilisations lesplus grandes qui s’engloutissent en un instant, sans rieny transmettre. Cette vision est irritante pour l’esprit,mais elle risque d’être juste. Ainsi peut-on songer queles centrales et les relais de l’énergie psychique, quiétait peut-être à la base de la civilisation du tertiaire,

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sautent d’un seul coup, tandis que des déserts de vasecernent ces sommets maintenant refroidis et où l’airdevient irrespirable. Plus simplement, la civilisationmaritime, avec ses Supérieurs, ses vaisseaux, seséchanges, s’évanouit dans le cataclysme.

Il reste aux survivants à descendre vers les plainesmarécageuses que vient de découvrir la mer, vers lesimmenses tourbières du continent nouveau, à peineencore libéré par le retrait des eaux tumultueuses, oùn’apparaîtra que dans des millénaires une végétationutilisable. Les rois géants sont à la fin de leur règne ;les hommes sont redevenus sauvages, et ils s’enfoncentavec leurs derniers dieux déchus dans les profondesnuits sans lune que va maintenant connaître le globe.

Les géants qui, depuis des millions d’années,habitaient ce monde, pareils aux dieux qui vont hanternos légendes, beaucoup plus tard, ont perdu leurcivilisation. Les hommes sur lesquels ils régnaient sontredevenus des brutes. Cette humanité retombée,derrière ses maîtres sans pouvoir, se disperse enhordes dans les déserts de vase. Cette chute daterait decent cinquante mille ans, et Horbiger calcule que notreglobe demeure sans satellite durant cent trente-huitmille ans. Au cours de cette immense période, des

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civilisations renaissent sous la conduite des derniersrois géants. Elles s’établissent sur des plaines élevées,entre le quarantième et le soixantième degré de latitudenord, tandis que sur les cinq hauts sommets du tertiairedemeure quelque chose du lointain âge d’or. Il y auraitdonc eu deux Atlantides : celle des Andes, rayonnantsur le monde, avec ses quatre autres points. Et celle del’Atlantique Nord, beaucoup plus modeste, fondéelongtemps après la catastrophe par les descendants desgéants. Cette thèse des deux Atlantides permetd’intégrer toutes les traditions et anciens récits. C’estde cette seconde Atlantide que parle Platon.

Voici douze mille ans, la terre capte un quatrièmesatellite : notre lune actuelle. Une nouvelle catastrophese produit. Notre globe prend sa forme renflée auxtropiques. Les mers du nord et du sud refluent vers lemilieu de la terre et les âges glaciaires recommencentau nord, sur les plaines dénudées par l’appel d’air etd’eau de la lune commençante. La deuxièmecivilisation atlantidéenne, plus petite que la première,disparaît en une nuit, engloutie par les eaux du nord.C’est le Déluge dont notre Bible garde le souvenir.C’est la Chute dont se souviennent les hommes chassésen même temps du paradis terrestre des tropiques. Pourles horbigériens, les mythes de la Genèse et du Délugesont à la fois des souvenirs et des prophéties puisqueles événements cosmiques se reproduiront. Et le texte

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de l’Apocalypse, qui n’a jamais été expliqué, serait unetraduction fidèle des catastrophes célestes et terrestresobservées par les hommes au cours des âges etconformes à la théorie horbigérienne.

Dans cette nouvelle période de lune haute, les géantsvivants dégénèrent. Les mythologies sont pleines deluttes de géants entre eux, de combats entre hommes etgéants. Ceux qui avaient été des rois et des dieux,écrasés maintenant par le poids du ciel, épuisés,deviennent des monstres qu’il faut chasser. Ils tombentd’autant plus bas qu’ils avaient monté haut. Ce sont lesogres des légendes. Ouranos et Saturne dévorent leursenfants, David tue Goliath. On voit, comme dit encoreHugo :

… d’affreux géants très bêtesVaincus par des nains pleins

d’esprit.

C’est la mort des dieux. Les Hébreux, lorsqu’ils vontentrer en Terre Promise, découvriront le lit de fermonumental d’un roi géant disparu :

« Et voyez, son lit était de fer, de neuf coudées delong et de quatre de large. » (Deutéronome.)

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L’astre de glace qui éclaire nos nuits a été capté parla terre et tourne autour d’elle. Notre lune est née.Depuis douze mille ans, nous n’avons pas fini de luirendre un culte vague, chargé d’inconscients souvenirs,de lui vouer une inquiète attention dont nous necomprenons pas très bien le sens. Nous n’avons pas finide sentir, quand nous la contemplons, quelque choseremuer au fond de notre mémoire plus vaste que nous-mêmes. Les antiques dessins chinois représentent ledragon lunaire menaçant la terre. On lit dans lesNombres (XIII, 33) : « Et là, nous vîmes les géants, lesfils d’Anak qui viennent des géants, et à nos yeux nousétions devant eux comme des sauterelles – et à leursyeux nous étions comme des sauterelles. » Et Job(XXVI, 5) évoque la destruction des géants et s’écrie :« Les êtres morts sont sous l’eau, et les ancienshabitants de la terre… »

Un monde est englouti, un monde a disparu, lesanciens habitants de la terre se sont évanouis, et nouscommençons notre vie d’hommes seuls, de petitshommes abandonnés, dans l’attente des mutations, desprodiges et des cataclysmes à venir, dans une nouvellenuit des temps, sous ce nouveau satellite qui nousarrive des espaces où se perpétue la lutte entre la glaceet le feu.

Un peu partout, des hommes refont en aveugles les

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gestes des civilisations éteintes, élèvent sans plussavoir pourquoi des monuments gigantesques, répétant,dans la dégénérescence, les travaux des maîtresanciens : ce sont les immenses mégalithes de Malékula,les menhirs celtiques, les statues de l’île de Pâques.Des peuplades que nous nommons aujourd’hui« primitives » ne sont sans doute que des restesdégénérés d’empires disparus, qui répètent sans lescomprendre et en les abâtardissant des actes autrefoisréglés par des administrations rationnelles.

En certains lieux, en Égypte, en Chine, beaucoup plustard en Grèce, de grandes civilisations humaines, maisqui se souviennent des Supérieurs disparus, des géantsrois initiateurs, s’élèvent. Après quatre mille ans deculture, les Égyptiens du temps d’Hérodote et de Platoncontinuent d’affirmer que la grandeur des Anciens vientde ce qu’ils ont appris leurs arts et leurs sciencesdirectement des dieux.

Après de multiples dégénérescences, une autrecivilisation va naître en Occident. Une civilisationd’hommes coupés de leur passé fabuleux, se limitantdans le temps et l’espace, réduits à eux-mêmes etcherchant des consolations mythiques, exilés de leursorigines et inconscients de l’immensité du destin deschoses vivantes, lié aux vastes mouvements cosmiques.Une civilisation humaine, humaniste : la civilisation

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judéo-chrétienne. Elle est minuscule. Elle estrésiduelle. Et pourtant ce résidu de la grande âmepassée a des possibilités illimitées de douleur etd’entendement. C’est ce qui fait le miracle de cettecivilisation. Mais elle est à son terme. Nousapprochons d’un autre âge. Des mutations vont seproduire. Le futur va redonner la main au passé le plusreculé. La terre reverra des géants. Il y aura d’autresdéluges, d’autres apocalypses, et d’autres racesrégneront. « Tout d’abord, nous avons gardé unsouvenir relativement net de ce que nous avions vu.Ensuite, cette vie-ci s’éleva en volutes de fumée etobscurcit rapidement toutes choses, à l’exception dequelques grandes lignes générales. À présent, tout nousrevient à l’esprit avec plus de netteté que jamais. Etdans l’univers où tout retentit sur tout, nous ferons deprofondes vagues. »

Telle est la thèse d’Horbiger et tel est le climatspirituel qu’elle propage. Cette thèse est un puissantferment de la magie nationale-socialiste, et nousévoquerons tout à l’heure ses effets sur les événements.Elle vient ajouter des éclairs aux intuitionsd’Haushoffer, elle donne des ailes au travail lourd deRosenberg, elle précipite et prolonge les illuminationsdu Führer.

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Selon Horbiger, nous sommes donc dans lequatrième cycle. La vie sur terre a connu trois apogées,durant les trois périodes de lunes basses, avec desmutations brusques, des apparitions gigantesques.Pendant les millénaires sans lune sont apparues lesraces naines et sans prestige et les animaux qui setraînent, comme le serpent qui évoque la Chute. Pendantles lunes hautes, les races moyennes, sans doute leshommes ordinaires du début du tertiaire, nos ancêtres.Il faut encore songer que les lunes, avant leureffondrement, agissent en cercle autour de la terre,créant des conditions différentes dans les parties duglobe qui ne sont pas sous cette ceinture. De sortequ’après plusieurs cycles, la Terre offre un spectacletrès varié : races en décadence, races en montée, êtresintermédiaires, dégénérés et apprentis de l’avenir,annonciateurs des mutations prochaines et esclavesd’hier, nains des anciennes nuits et Seigneurs dedemain. Il nous faut dégager dans tout cela les routes dusoleil d’un œil aussi implacable qu’est implacable laloi des astres. Ce qui se produit dans le ciel déterminece qui se produit sur la terre, mais il y a réciprocité.Comme le secret et l’ordre de l’univers résident dans lemoindre grain de sable, le mouvement des millénairesest contenu, d’une certaine façon, dans le court espacede notre passage sur ce globe et nous devons, dans

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notre âme individuelle comme dans l’âme collective,répéter les chutes et les ascensions passées, et préparerles apocalypses et les élévations futures. Nous savonsque toute l’histoire du cosmos tient dans la lutte entre laglace et le feu et que cette lutte a de puissants refletsici-bas. Sur le plan humain, sur le plan des esprits etdes cœurs, quand le feu n’est plus entretenu, la glacevient. Nous le savons pour nous-mêmes et pourl’humanité tout entière qui est éternellement placéedevant le choix entre le déluge et l’épopée.

Voilà le fond de la pensée horbigérienne et nazie.Nous allons maintenant aller toucher ce fond.

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VII

Horbiger a encore un million de disciples. – L’attente du messie. –Hitler et l’ésotérisme en politique. – La science nordique et lapensée magique. – Une civilisation entièrement différente de lanôtre. – Gurdjieff, Horbiger, Hitler et l’homme responsable ducosmos. – Le cycle du feu. – Hitler parle. – Le fond del’antisémitisme nazi. – Des Martiens à Nuremberg. – L’antipacte. –L’été de la fusée. – Stalingrad ou la chute des mages. – La prièresur l’Elbrouz. – Le petit homme victorieux du surhomme. – C’est lepetit homme qui ouvre les portes du ciel. – Le crépuscule desDieux. – L’inondation du métro de Berlin et le mythe du Déluge. –Mort caricaturale des prophètes. – Chœur de Shelley.

Les ingénieurs allemands dont les travaux sont àl’origine des fusées qui envoyèrent dans le ciel lespremiers satellites artificiels, furent retardés dans lamise au point des V2 par les chefs nazis eux-mêmes. Legénéral Walter Dornberger dirigeait les essais dePeenemünde où naquirent les engins téléguidés. Onarrêta ces essais pour soumettre les rapports du généralaux apôtres de la cosmogonie horbigérienne. Ils’agissait, avant toute chose, de savoir commentréagirait dans les espaces, la « glace éternelle », et sile viol de la stratosphère ne déclencherait pas quelque

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désastre sur la terre.Le général Dornberger raconte, dans ses Mémoires,

que les travaux furent encore arrêtés deux mois, un peuplus tard. Le Führer venait de rêver que les V2 nefonctionneraient pas, ou bien que le ciel se vengerait.Ce rêve s’étant produit en état de transe spéciale, pritplus de valeur, dans l’esprit des dirigeants, que l’avisdes techniciens. Derrière l’Allemagne scientiste etorganisatrice veillait l’esprit des vieilles magies. Cetesprit n’est pas mort. En janvier 1958, l’ingénieursuédois Robert Engstroem adressait un mémoire àl’Académie des Sciences de New York pour mettre engarde les U.S.A. contre les expériences astronautiques.« Avant de procéder à de telles expériences, ilconviendrait d’étudier d’une manière nouvelle lamécanique céleste », déclarait cet ingénieur. Et ilpoursuivait dans le ton horbigérien : « L’explosiond’une bombe H sur la lune pourrait déclencher uneffroyable déluge sur la terre. » On retrouve dans cesingulier avertissement, l’idée parascientifique deschangements de gravitation lunaire et l’idée mystiquedu châtiment dans un univers où tout retentit sur tout.Ces idées (qui ne sont d’ailleurs pas à rejeterentièrement si l’on veut maintenir ouvertes toutes lesportes de la connaissance) continuent, dans leur formeinnée, à exercer une certaine fascination. À l’issued’une célèbre enquête, l’Américain Martin Gardner

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estimait en 1953 à plus d’un million le nombre desdisciples d’Horbiger en Allemagne, en Angleterre etaux États-Unis. À Londres, H.S. Bellamy poursuitdepuis trente ans l’établissement d’une anthropologiequi tient compte de l’effondrement des trois premièreslunes et de l’existence des géants secondaires ettertiaires. C’est lui qui demanda aux Russes, après laguerre, l’autorisation de conduire une expédition sur lemont Ararat où il comptait découvrir l’Arched’Alliance. L’agence Tass publia un refus catégorique,les Soviétiques déclarant fasciste l’attitudeintellectuelle de Bellamy et estimant que de telsmouvements parascientifiques sont de nature à« réveiller des forces dangereuses ». En France,M. Denis Saurat, universitaire et poète, s’est fait leporte-parole de Bellamy, et le succès de l’ouvrage deVélikovski a montré que beaucoup d’espritsdemeuraient sensibles à une conception magique dumonde. Il va de soi, enfin, que les intellectuelsinfluencés par René Guénon et les disciples deGurdjieff donnent la main aux horbigériens.

En 1952, un écrivain allemand, Elmar Brugg,publiait un gros ouvrage à la gloire du « père de laglace éternelle », du « Copernic de notre XXe siècle ».Il écrivait :

« La théorie de la glace éternelle n’est pas seulement

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une œuvre scientifique considérable. C’est unerévélation des liaisons éternelles et incorruptibles entrele cosmos et tous les événements de la terre. Elle relieaux événements cosmiques les cataclysmes attribuésaux climats, les maladies, les morts, les crimes, etouvre ainsi des portes toutes nouvelles à laconnaissance de la marche de l’humanité. Le silence dela science classique à son propos ne s’explique que parla conspiration des médiocres. »

Le grand romancier autrichien Robert Musil, dontl’œuvre a pu être comparée à celles de Proust et deJoyce(72), a bien analysé l’état des intelligences, enAllemagne, au moment où Horbiger est saisi parl’illumination et où le caporal Hitler forme le rêve derédimer son peuple.

« Les représentants de l’esprit, écrit-il, n’étaient passatisfaits… Leurs pensées ne trouvaient jamais derepos, parce qu’elles s’attachaient à cette partirréductible des choses qui erre éternellement sanspouvoir jamais rentrer dans l’ordre. Ainsi s’étaient-ilsfinalement persuadés que l’époque dans laquelle ilsvivaient était vouée à la stérilité intellectuelle, et nepouvait être sauvée que par un événement ou un hommetout à fait exceptionnels. C’est alors que naquit, parmiceux qu’on appelle les “intellectuels”, le goût du mot

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“rédimer”. On était persuadé que la vie s’arrêterait siun messie n’arrivait bientôt. C’était, selon le cas, unmessie de la médecine, qui devait “sauver” l’artd’Esculape des recherches de laboratoire pendantlesquelles les hommes souffrent et meurent sans êtresoignés ; ou un messie de la poésie qui devait être enmesure d’écrire un drame qui attirerait des millionsd’hommes dans les théâtres et serait cependantparfaitement original dans sa noblesse spirituelle. Endehors de cette conviction qu’il n’était pas une activitéhumaine qui pût être sauvée sans l’intervention d’unmessie particulier, existait encore, bien entendu, le rêvebanal et absolument brut d’un messie à la manière fortepour rédimer le tout. »

Ce n’est pas un seul messie qui va apparaître, mais,si nous pouvons nous exprimer ainsi, une société demessies désignant Hitler à sa tête. Horbiger est un deces messies, et sa conception parascientifique des loisdu cosmos et d’une histoire épique de l’humanité joueraun rôle déterminant dans l’Allemagne des« rédempteurs ». L’humanité vient de plus loin et deplus haut qu’on ne croit, et un prodigieux destin lui estréservé. Hitler, dans sa constante illuminationmystique, a conscience d’être là pour que ce destins’accomplisse. Son ambition et la mission dont il secroit chargé dépassent infiniment le domaine de lapolitique et du patriotisme. « L’idée de nation, dit-il

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lui-même, j’ai dû m’en servir pour des raisonsd’opportunité, mais je savais déjà qu’elle ne pouvaitavoir qu’une valeur provisoire… Un jour viendra où ilne restera pas grand-chose, même chez nous enAllemagne, de ce qu’on appelle le nationalisme. Cequ’il y aura sur le monde, c’est une confrérieuniverselle des maîtres et des seigneurs. » La politiquen’est que la manifestation extérieure, l’applicationpratique et momentanée d’une vision religieuse des loisde la vie sur terre et dans le cosmos. Il y a, pourl’humanité, un destin que ne sauraient concevoir leshommes ordinaires, dont ils ne sauraient supporter lavision. Cela est réservé à quelques initiés. « Lapolitique, dit encore Hitler, n’est que la forme pratiqueet fragmentaire de ce destin. » C’est l’exotérisme de ladoctrine, avec ses slogans, ses faits sociaux, sesguerres. Mais il y a un ésotérisme.

Ce qu’Hitler et ses amis encouragent en soutenantHorbiger, c’est une extraordinaire tentative pourreconstituer, à partir de la science, ou d’unepseudoscience, l’esprit des anciens âges selon lequell’homme, la société et l’univers obéissent aux mêmeslois, selon lequel le mouvement des âmes et celui desétoiles ont des correspondances. La lutte entre la glaceet le feu, dont sont nées, mourront et renaîtront lesplanètes, se déroule aussi dans l’homme même.

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Elmar Brugg écrit très justement : « L’Univers, pourHorbiger, n’est pas un mécanisme mort dont une partieseule se détériore peu à peu pour finalementsuccomber, mais un organisme vivant dans le sens leplus prodigieux du mot, un être vivant où tout retentitsur tout et qui perpétue, de génération en génération, saforce ardente. »

C’est le fond de la pensée hitlérienne, comme l’abien vu Rauschning : « On ne peut comprendre les planspolitiques d’Hitler que si l’on connaît ses arrière-pensées et sa conviction que l’homme est en relationmagique avec l’Univers. »

Cette conviction, qui fut celle des sages dans lessiècles passés, qui régit l’intelligence des peuples quenous nommons « primitifs » et qui sous-tend laphilosophie orientale, n’est pas éteinte dans l’Occidentd’aujourd’hui, et il se pourrait que la science elle-même lui redonne, de manière inattendue, quelquevigueur. Mais en attendant, on la retrouve à l’état brut,par exemple chez le Juif orthodoxe Vélikovski dontl’ouvrage : Monde en Collisions, a connu dans lesannées 1956-1957 un succès mondial. Pour les fidèlesde la glace éternelle comme pour Vélikovski, nos actespeuvent avoir leur écho dans le cosmos et le soleil a pus’immobiliser dans le ciel en faveur de Josué. Il y aquelque raison pour qu’Hitler ait nommé son astrologue

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particulier « plénipotentiaire des mathématiques, del’astronomie et de la physique ». Dans une certainemesure, Horbiger et les ésotéristes nazis changent lesméthodes et les directions mêmes de la science. Ils laréconcilient de force avec l’astrologie traditionnelle.Tout ce qui se fera ensuite, sur le plan des techniques,dans l’immense effort de consolidation matérielle duReich, pourra bien se faire, apparemment, en dehors decet esprit : l’impulsion a été donnée, il y a une sciencesecrète, une magie, à la base de toutes les sciences. « Ily a, disait Hitler, une science nordique et nationale-socialiste qui s’oppose à la science judéo-libérale. »

Cette « science nordique » est un ésotérisme, ouplutôt elle prend sa source dans ce qui constitue le fondmême de tout ésotérisme. Ce n’est pas par hasard queles Ennéades, de Plotin, furent rééditées avec soin enAllemagne et dans les pays occupés. On lisait lesEnnéades, dans les petits groupes d’intellectuelsmystiques pro-allemands, pendant la guerre, comme onlisait les Hindous, Nietzsche et les Tibétains. Souschaque ligne de Plotin, par exemple dans sa définitionde l’astrologie, on pourrait placer une phrased’Horbiger. Plotin parle des rapports naturels etsurnaturels de l’homme avec le cosmos et de toutes lesparties de l’univers entre elles :

« Cet univers est un animal unique qui contient en lui

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tous les animaux… Sans être en contact, les chosesagissent et elles ont nécessairement une action àdistance… Le monde est un animal unique, c’estpourquoi il faut de toute nécessité qu’il soit ensympathie avec lui-même ; il n’y a pas de hasard danssa vie, mais une harmonie et un ordre unique. »

Et enfin : « Les événements d’ici-bas ont lieu ensympathie avec les choses célestes. »

Plus près de nous, William Blake, en uneillumination poético-religieuse, voit l’univers toutentier contenu dans un grain de sable. C’est l’idée de laréversibilité de l’infiniment petit et de l’infinimentgrand et de l’unité de l’univers dans toutes ses parties.

Selon le Zohar : « Tout ici-bas se passe comme enhaut. »

Hermès Trismégiste : « Ce qui est en haut est commece qui est en bas. »

Et l’antique loi chinoise : « Les étoiles dans leurcourse combattent pour l’homme juste. »

Nous sommes ici aux bases mêmes de la penséehitlérienne. Nous estimons qu’il est regrettable quecette pensée n’ait pas été jusqu’ici analysée de cettefaçon. On s’est contenté de mettre l’accent sur sesaspects extérieurs, sur ses formulations politiques, sur

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ses formes exotériques. Ce n’est pas, bien entendu, quenous cherchions à revaloriser le nazisme, on l’admettrasans peine. Mais cette pensée s’est inscrite dans lesfaits. Elle a agi sur les événements. Il nous semble queces événements ne deviennent réellementcompréhensibles que sous cet éclairage. Ils restenthorribles, mais, éclairés de la sorte, ils deviennentautre chose que des douleurs infligées aux hommes pardes fous et des méchants. Ils donnent à l’histoire unecertaine amplitude ; ils rétablissent celle-ci au niveauoù elle cesse d’être absurde et mérite d’être vécue,même dans la souffrance : au niveau spirituel.

Ce que nous souhaitons faire comprendre, c’estqu’une civilisation totalement différente de la nôtre estapparue en Allemagne et s’est maintenue pendantquelques années. Qu’une civilisation aussiprofondément étrangère ait pu s’établir en un rien detemps n’est pas, à bien y regarder, impensable. Notrecivilisation humaniste repose elle-même sur unmystère. Le mystère est que toutes les idées, chez nous,coexistent et que la connaissance apportée par une idéefinit par profiter à l’idée contraire. En outre, dans notrecivilisation, tout contribue à faire comprendre à l’espritque l’esprit n’est pas tout. Une inconscienteconspiration des pouvoirs matériels réduit les risques,maintient l’esprit dans des limites où la fierté n’est pasexclue mais où l’ambition se modère d’un peu « d’à

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quoi bon ». Mais, comme l’a bien vu Musil : « Ilsuffirait qu’on prît vraiment au sérieux l’unequelconque des idées qui influencent notre vie, de tellesorte qu’il ne subsiste absolument rien de son contraire,pour que notre civilisation ne fût pas notrecivilisation. » C’est ce qui s’est produit en Allemagne,tout au moins dans les hautes sphères dirigeantes dusocialisme magique.

Nous sommes en relation magique avec l’univers,mais nous l’avons oublié. La prochaine mutation de larace humaine créera des êtres conscients de cetterelation, des hommes-dieux. Déjà cette mutation faitsentir ses effets dans certaines âmes messianiques quirenouent avec le très lointain passé et se souviennent dutemps où les géants influençaient le cours des astres.

Horbiger et ses disciples, on l’a vu, imaginent desépoques d’apogée de l’humanité : les époques de lunebasse, à la fin du secondaire et à la fin du tertiaire.Quand le satellite menace de s’effondrer sur la terre,quand il tourne à faible distance du globe, les êtresvivants sont au sommet de leur puissance vitale et sansdoute de leur puissance spirituelle. Le roi-géant,l’homme-dieu, capte et oriente les forces psychiques dela communauté. Il dirige ce faisceau de radiations de

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telle sorte que la course des astres soit maintenue etque la catastrophe soit retardée. C’est la fonctionessentielle du géant-mage. Dans une certaine mesure, ilmaintient en place le système solaire. Il gouverne unesorte de centrale d’énergie psychique : c’est là saroyauté. Cette énergie participe à l’énergie cosmique.Ainsi le calendrier monumental de Tiahuanaco, quiaurait été érigé durant la civilisation des géants, neserait pas fait pour enregistrer le temps et lesmouvements des astres, mais pour créer le temps etpour maintenir ces mouvements. Il s’agit de prolongerau maximum la période où la lune est à quelques rayonsterrestres du globe, et il se pourrait que toute l’activitédes hommes, sous la conduite des géants, fût uneactivité de concentration de l’énergie psychique, afinque soit préservée l’harmonie des choses terrestres etcélestes. Les sociétés humaines, animées par les géants,sont des sortes de dynamos. Des forces sont produitespar elles, qui vont jouer leur rôle dans l’équilibre desforces universelles. L’homme, et plus particulièrementle géant, l’homme-dieu, est responsable du cosmos toutentier.

Il y a une singulière ressemblance entre cette visionet celle de Gurdjieff. On sait que ce célèbrethaumaturge prétendait avoir appris, dans des centresinitiatiques d’Orient, un certain nombre de secrets surles origines de notre monde et sur de hautes

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civilisations englouties depuis des centaines de milliersd’années. Dans son fameux ouvrage : All andEverything, sous la forme imagée qu’il affectionnait, ilécrit :

« Cette commission (des anges architectes créateursdu système solaire) ayant calculé tous les faits connus,arriva à la conclusion que, quoique les fragmentsprojetés au loin de la planète “Terre” puissent semaintenir quelque temps dans leur position actuelle,pourtant, dans l’avenir, à cause de ce qu’on appelle lesdéplacements tastartoonariens, ces fragments satellitespourraient quitter leur position et produire un grandnombre de calamités irréparables. Donc, les hautscommissaires décidèrent de prendre des mesures pourparer à cette éventualité. La mesure la plus efficace,décidèrent-ils, serait que la planète Terre envoieconstamment à ses fragments satellites, pour lesmaintenir à leur place, les vibrations sacrées appeléesaskokinns. »

Les hommes se trouvent donc dotés d’un organespécial, émetteur des forces psychiques destinées àpréserver l’équilibre du cosmos. C’est ce que nousappelons vaguement l’âme, et toutes nos religions neseraient que le souvenir dégénéré de cette fonctionprimordiale : participer à l’équilibre des énergiescosmiques.

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« Dans la première Amérique, rappelle Denis Saurat,de grands initiés jouaient avec des raquettes et desballes une cérémonie sacrée : les balles décrivaientdans l’air le cours même des astres dans le ciel. Si unmaladroit laissait tomber ou s’égarer la balle, il causaitdes catastrophes astronomiques : alors on le tuait, et onlui arrachait le cœur. »

Le souvenir de cette fonction primordiale se perd enlégendes et superstitions, du Pharaon qui, par sa forcemagique, fait monter le Nil chaque année aux prières del’Occident païen pour faire tourner les vents ou cesserla grêle, aux pratiques incantatoires des sorcierspolynésiens pour que tombe la pluie. L’origine de toutehaute religion serait dans cette nécessité dont leshommes des anciens âges et leurs rois géants étaientconscients : maintenir ce que Gurdjieff appelle « lemouvement cosmique d’harmonie générale ».

Dans la lutte entre la glace et le feu, qui est la clé dela vie universelle, il y a, sur terre, des cycles. Horbigeraffirme que nous subissons, tous les six mille ans, uneoffensive de la glace. Des déluges et de grandescatastrophes se produisent. Mais au sein de l’humanité,tous les sept cents ans, il y a une poussée du feu. C’est-à-dire que, tous les sept cents ans, l’homme reprend

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conscience de sa responsabilité dans cette luttecosmique. Il redevient, au plein sens du terme,religieux. Il renoue contact avec les intelligencesdepuis longtemps englouties. Il se prépare auxmutations futures. Son âme s’agrandit aux dimensionsdu cosmos. Il retrouve le sens de l’épopée universelle.Il est à nouveau capable de faire la distinction entre cequi vient de l’homme-dieu et ce qui vient de l’homme-esclave, et de rejeter de l’humanité ce qui appartientaux espèces condamnées. Il redevient implacable etflamboyant. Il redevient fidèle à la fonction verslaquelle l’élevèrent les géants.

Nous n’avons pas réussi à comprendre commentHorbiger justifiait ces cycles, comment il reliait cetteaffirmation à l’ensemble de son système. MaisHorbiger déclarait, comme Hitler d’ailleurs, que lesouci de la cohérence est un vice mortel. Ce quicompte, c’est ce qui provoque le mouvement. Le crimeest aussi mouvement : un crime contre l’esprit est unbienfait. Enfin, Horbiger avait eu conscience de cescycles par illumination. Cela dépassait en autorité leraisonnement. La dernière poussée de feu avait eu lieuavec l’apparition des chevaliers teutoniques. Nousétions dans une nouvelle poussée. Celle-ci coïncidaitavec la fondation de l’« Ordre Noir » nazi.

Rauschning qui s’effarait, n’ayant aucune des clés de

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la pensée du Führer et demeurant un bon aristocratehumaniste, notait les propos que Hitler se laissaitparfois aller à tenir en sa présence :

« Un thème qui revenait constamment dans sespropos, c’est ce qu’il appelait le “tournant décisif dumonde”, ou la charnière du temps. Il y aurait unbouleversement de la planète que nous autres, non-initiés, ne pouvions comprendre dans son ampleur(73).Hitler parlait comme un voyant. Il s’était construit unemystique biologique, ou, si l’on veut, une biologiemystique qui formait la base de ses inspirations. Ils’était fabriqué une terminologie personnelle. “Lafausse route de l’esprit”, c’était l’abandon par l’hommede sa vocation divine. Acquérir la “vision magique” luiapparaissait comme le but de l’évolution humaine. Ilcroyait qu’il était déjà lui-même au seuil de ce savoirmagique, source de ses succès présents et futurs. Unprofesseur munichois(74) de cette époque avait écrit, àcôté d’un certain nombre d’ouvrages scientifiques,quelques essais assez étranges sur le monde primitif,sur la formation des légendes, sur l’interprétation desrêves chez les peuplades des premiers âges, sur leursconnaissances intuitives et une sorte de pouvoirtranscendant qu’elles auraient exercé pour modifier leslois de la nature. Il était encore question, dans ce fatras,de l’œil de Cyclope, de l’œil frontal qui s’était ensuite

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atrophié pour former la glande pinéale. De telles idéesfascinaient Hitler. Il aimait à s’y plonger. Il ne pouvaits’expliquer autrement que par l’action des forcescachées la merveille de son propre destin. Il attribuait àces forces sa vocation surhumaine d’annoncer àl’humanité l’évangile nouveau.

« L’espèce humaine, disait-il, subissait depuisl’origine une prodigieuse expérience cyclique. Elletraversait des épreuves de perfectionnement d’unmillénaire à l’autre. La période solaire(75) de l’hommetouchait à son terme ; on pouvait déjà discerner lespremiers échantillons du surhomme. Une espècenouvelle s’annonçait, qui allait refouler l’anciennehumanité. De même que, suivant l’immortelle sagessedes vieux peuples nordiques, le monde devaitcontinuellement se rajeunir par l’écroulement des âgespérimés et le crépuscule des dieux, de même que lessolstices représentaient, dans les vieilles mythologies,le symbole du rythme vital, non pas en ligne droite etcontinue, mais en ligne spirale, de même l’humanitéprogressait par une série de bonds et de retours.

« Quand Hitler s’adressait à moi, poursuitRauschning, il essayait d’exprimer sa vocationd’annonciateur d’une nouvelle humanité en termesrationnels et concrets. Il disait :

« “La création n’est pas terminée. L’homme arrive

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nettement à une phase de métamorphose. L’ancienneespèce humaine est entrée déjà dans le stade dudépérissement et de la survivance. L’humanité gravit unéchelon tous les sept cents ans, et l’enjeu de la lutte, àplus long terme que cela encore, c’est l’avènement desFils de Dieu. Toute la force créatrice se concentreradans une nouvelle espèce. Les deux variétés évoluerontrapidement en divergeant. L’une disparaîtra et l’autres’épanouira. Elle dépassera infiniment l’hommeactuel… Comprenez-vous maintenant le sens profondde notre mouvement national-socialiste ? Celui qui necomprend le national-socialisme que comme unmouvement politique, n’en sait pas grand-chose…” »

Rauschning, non plus que les autres observateurs, n’arelié la doctrine raciale au système général deHorbiger. Elle s’y relie pourtant d’une certaine façon.Elle fait partie de l’ésotérisme nazi dont nous allonsvoir tout à l’heure d’autres aspects. Il y avait unracisme de propagande : c’est celui que les historiensont décrit et que les tribunaux, exprimant la consciencepopulaire, ont condamné justement. Mais il y avait unautre racisme, plus profond, et sans doute plus horrible.Il est resté hors de portée de l’entendement deshistoriens et des peuples, et il ne pouvait avoir delangage commun entre ces racistes-là d’une part, leursvictimes et leurs juges d’autre part.

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Dans la période terrestre et cosmique où nous noustrouvons, dans l’attente du nouveau cycle quidéterminera sur la terre de nouvelles mutations, unreclassement des espèces et le retour au géant-mage, àl’homme-dieu, dans cette période, coexistent sur leglobe des espèces venues de diverses phases dusecondaire, du tertiaire et du quaternaire. Il y a eu desphases d’ascension et des phases de chutes. Certainesespèces sont marquées de dégénérescence, d’autressont annonciatrices du futur, portent les germes del’avenir. L’homme n’est pas un. Ainsi, les hommes nesont pas les descendants des géants. Ils sont apparusaprès la création des géants. Ils ont été créés à leur tourpar mutation. Mais cette humanité moyenne elle-mêmen’appartient pas à une seule espèce. Il y a une humanitévéritable, appelée à connaître le prochain cycle, douéedes organes psychiques qu’il faut pour jouer un rôledans l’équilibre des forces cosmiques et destinée àl’épopée sous la conduite des Supérieurs Inconnus àvenir. Et il y a une autre humanité, qui n’est qu’uneapparence, qui ne mérite pas ce nom, et qui est sansdoute née sur le globe dans des époques basses etsombres où, le satellite s’étant abattu, d’immensesparties du globe n’étaient que bourbier désert. Elle asans doute été créée avec les êtres rampants et hideux,manifestations de la vie déchue. Les Tziganes, lesNègres et les Juifs ne sont pas des hommes, au sens réel

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du terme. Nés après l’effondrement de la lune tertiaire,par mutation brusque, comme par un malheureuxbégaiement de la force vitale châtiée, ces créatures« modernes » (particulièrement les Juifs) imitentl’homme et le jalousent, mais n’appartiennent pas àl’espèce. « Ils sont aussi éloignés de nous que lesespèces animales de l’espèce humaine vraie », ditexactement Hitler à Rauschning terrifié qui découvrechez le Führer une vision plus folle encore que chezRosenberg et tous les théoriciens du racisme. « Ce n’estpas, précise Hitler, que j’appelle le Juif un animal. Ilest beaucoup plus éloigné de l’animal que nous. »L’exterminer n’est donc pas commettre un crime contrel’humanité : il ne fait pas partie de l’humanité. « C’estun être étranger à l’ordre naturel. »

C’est en cela que certaines séances au procès deNuremberg étaient dépourvues de sens. Les juges nepouvaient avoir aucune sorte de dialogue avec lesresponsables qui d’ailleurs avaient pour la plupartdisparu, ne laissant au banc que les exécutants. Deuxmondes étaient en présence, mais sans communication.Autant prétendre juger sur le plan de la civilisationhumaniste des Martiens. C’étaient des Martiens. Ilsappartenaient à un monde séparé du nôtre, de celui quenous connaissons depuis six ou sept siècles. Unecivilisation totalement différente de ce qu’il estconvenu d’appeler la civilisation s’était établie en

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Allemagne en quelques années, sans que nous nous enrendions clairement compte. Ses initiateurs n’avaientplus sur le fond aucune sorte de communicationintellectuelle, morale ou spirituelle avec nous. En dépitdes formes extérieures, ils nous étaient aussi étrangersque les sauvages d’Australie. Les juges de Nurembergs’efforçaient de faire comme s’ils n’achoppaient passur cette effarante réalité. Dans une certaine mesure, ils’agissait bien, en effet, de jeter le voile sur cetteréalité, afin qu’elle disparût dessous, comme dans lestours de prestidigitation. Il s’agissait de maintenirl’idée de la permanence et de l’universalité de lacivilisation humaniste et cartésienne, et il fallait que lesaccusés soient, de gré ou de force, intégrés dans lesystème. C’était nécessaire. Il y allait de l’équilibre dela conscience occidentale, et l’on entend bien que nousne songeons pas à nier les bienfaits de l’entreprise deNuremberg. Nous pensons simplement que lefantastique y a été enterré. Mais il était bon qu’il lesoit, afin que des dizaines de millions d’âmes ne soientpas empestées. Nous ne faisons nos fouilles que pourquelques amateurs, avertis et munis de masques.

Notre esprit refuse d’admettre que l’Allemagne nazieincarnait les concepts d’une civilisation sans rapport

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avec la nôtre. C’est pourtant cela, et rien d’autre, quijustifie cette guerre, une des seules de l’histoire connuedont l’enjeu ait été réellement essentiel. Il fallait qu’unedes deux visions de l’homme, du ciel et de la terretriomphe, l’humaniste ou la magique. Il n’y avait pas decoexistence possible, alors que l’on imagine volontiersle marxisme et le libéralisme coexistant : ils reposentsur le même fond, ils sont du même univers. L’universde Copernic n’est pas celui de Plotin ; ils s’opposentfondamentalement, et ce n’est pas seulement vrai sur leplan des théories, mais aussi sur celui de la vie sociale,politique, spirituelle, intellectuelle, passionnelle.

Ce qui nous gêne, pour admettre cette vision étranged’une autre civilisation établie en un rien de temps au-delà du Rhin, c’est que nous avons gardé une idéeenfantine de la distinction entre le « civilisé » et celuiqui ne l’est pas. Il nous faut des casques à plumes, destam-tams, des cases, pour sentir cette distinction. Or, onferait plus aisément un « civilisé » d’un sorcier bantouqu’on n’aurait relié à notre humanisme Hitler, Horbigerou Haushoffer. Mais la technique allemande, la scienceallemande, l’organisation allemande, comparables,sinon supérieures aux nôtres, nous cachaient ce point devue. La nouveauté formidable de l’Allemagne nazie,c’est que la pensée magique s’est adjoint la science etla technique.

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Les intellectuels détracteurs de notre civilisation,tournés vers l’esprit des anciens âges, ont toujours étédes ennemis du progrès technique. Par exemple, RenéGuénon ou Gurdjieff, ou les innombrables hindouistes.Mais le nazisme a été le moment où l’esprit de magies’est emparé des leviers du progrès matériel. Léninedisait que le communisme, c’est le socialisme plusl’électricité. D’une certaine façon, l’hitlérisme, c’étaitle guénonisme plus les divisions blindées.

Un des plus beaux poèmes de notre époque a pourtitre : Chroniques Martiennes. Son auteur est unAméricain d’une trentaine d’années, chrétien à lamanière de Bernanos, redoutant une civilisation derobots, un homme plein de colère et de charité. Il senomme Ray Bradbury. Ce n’est pas, comme on le croiten France, un auteur de « science-fiction » mais unartiste religieux. Il se sert des thèmes de l’imaginationla plus moderne, mais s’il propose des voyages dans lefutur et dans l’espace, c’est pour décrire l’hommeintérieur et sa croissante inquiétude.

Au début des Chroniques Martiennes, les hommesvont lancer la première fusée interplanétaire. Elleatteindra Mars et établira pour la première fois descontacts avec d’autres intelligences. Nous sommes en

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janvier 1999 :« L’instant d’avant, c’était l’hiver en Ohio, avec ses

portes et ses fenêtres closes, ses vitres diaprées degivre, ses toits frangés de stalactites… Puis une longuevague de chaleur balaya la petite ville. Un raz de maréed’air brûlant ; comme si l’on venait d’ouvrir la ported’un four. Le souffle chaud passa sur les maisons, lesbuissons, les enfants. Les glaçons se détachèrent, sebrisèrent et se mirent à fondre… L’été de la fusée. Lanouvelle se propageait de bouche en bouche dans lesgrandes maisons ouvertes. L’été de la fusée. L’haleineembrasée du désert dissolvait aux fenêtres lesarabesques du gel… La neige tombant du ciel froid surla ville se transformait en pluie chaude avantd’atteindre le sol. L’été de la fusée. Sur le pas de leursportes aux porches ruisselants, les habitants regardaientle ciel rougeoyer… »

Ce qui arriva plus tard aux hommes, dans le poèmede Bradbury, sera triste et douloureux, parce quel’auteur ne croit pas que le progrès des âmes puisse setrouver lié au progrès des choses. Mais, en prologue, ildécrit cet « été de la fusée », mettant l’accent sur unarchétype de la pensée humaine : la promesse d’unéternel printemps sur la terre. Au moment où l’hommetouche à la mécanique céleste et y introduit un moteurnouveau, de grands changements se produisent ici-bas.

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Tout retentit sur tout. Dans les espaces interplanétairesoù se manifeste désormais l’intelligence humaine, seproduisent des réactions en chaîne qui ont leurrépercussion sur le globe dont la température semodifie. Au moment où l’homme conquiert, nonseulement le ciel, mais « ce qui est au-delà du ciel » ;au moment où s’opère une grande révolution matérielleet spirituelle dans l’univers ; au moment où lacivilisation cesse d’être humaine pour devenircosmique, il y a une sorte de récompense immédiate surla terre. Les éléments n’accablent plus l’homme. Uneéternelle douceur, une éternelle chaleur enveloppent leglobe. La glace, signe de mort, est vaincue. Le froidrecule. La promesse d’un éternel printemps sera tenuesi l’humanité accomplit sa mission divine. Si elles’intègre au Tout universel, la terre éternellement tièdeet fleurie sera sa récompense. Les puissances du froid,qui sont les puissances de la solitude et de ladéchéance, seront brisées par les puissances du feu.

C’est un autre archétype que l’assimilation du feu àl’énergie spirituelle. Qui porte cette énergie, porte lefeu. Aussi étrange que cela puisse paraître, Hitler étaitpersuadé que là où il avancerait, le froid reculerait.Cette conviction mystique explique en partie la manièredont il conduisit la campagne en Russie.

Les horbigériens qui se déclaraient capables de

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prévoir le temps sur toute la planète, des mois et mêmedes années en avance, avaient annoncé un hiverrelativement doux. Mais il y avait autre chose : avec lesdisciples de la glace éternelle, Hitler était intimementpersuadé qu’il avait fait alliance avec le froid, et queles neiges des plaines russes ne pourraient retarder samarche. L’humanité, sous sa conduite, allait entrer dansle nouveau cycle du feu. Elle y entrait. L’hiver céderaitdevant ses légions porteuses de la flamme.

Alors que le Führer accordait une attentionparticulière à l’équipement matériel de ses troupes, iln’avait fait donner aux soldats de la campagne deRussie qu’un supplément de vestiaire dérisoire : uneécharpe et une paire de gants.

Et, en décembre 1941, le thermomètre descenditbrusquement à moins quarante. Les prévisions étaientfausses, les prophéties ne se réalisaient pas, leséléments s’insurgeaient, les étoiles, dans leur course,cessaient brusquement de travailler pour l’homme juste.C’était la glace qui triomphait du feu. Les armesautomatiques s’arrêtèrent, l’huile gelant. Dans lesréservoirs, l’essence synthétique se séparait, sousl’action du froid, en deux éléments inutilisables. Àl’arrière, les locomotives gelaient. Sous leur capote etdans leurs bottes d’uniforme, les hommes mouraient. Laplus légère blessure les condamnait. Des milliers de

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soldats, en s’accroupissant sur le sol pour satisfaireleurs besoins, s’écroulaient l’anus gelé. Hitler refusade croire à ce premier désaccord entre la mystique et leréel. Le général Guderian, risquant la destitution etpeut-être la mise à mort, s’envola vers l’Allemagnepour mettre le Führer au courant de la situation et luidemander de donner l’ordre de reculer.

« Le froid, dit Hitler, j’en fais mon affaire.Attaquez. »

C’est ainsi que tout le corps de bataille blindé quiavait vaincu la Pologne en dix-huit jours et la France enun mois, les armées Guderian, Reinhardt et Hoeppner,la formidable légion de conquérants qu’Hitler appelaitses Immortels, hachée par le vent, brûlée par la glace,disparaissait dans le désert du froid, pour que lamystique soit plus vraie que la terre.

Ce qui restait de cette Grande Armée dut enfinabandonner et foncer vers le sud. Quand, au printempssuivant, les troupes envahirent le Caucase, unesingulière cérémonie se déroula. Trois alpinistes S.S.grimpèrent au sommet de l’Elbrouz, montagne sacréedes Aryens, haut lieu d’anciennes civilisations, sommetmagique de la secte des « Amis de Lucifer ». Ilsplantèrent le drapeau au svastika béni selon le rite del’Ordre Noir. La bénédiction du drapeau au sommet del’Elbrouz devait marquer le début de la nouvelle ère.

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Désormais, les saisons allaient obéir, et le feu vaincrela glace pour des millénaires. Il y avait eu une sérieusedéception l’an passé, mais ce n’était qu’une épreuve, ladernière, avant la véritable victoire spirituelle. Et, endépit des avertissements des météorologues classiques,qui annonçaient un hiver encore plus redoutable que leprécédent, en dépit des mille signes menaçants, lestroupes remontèrent vers le nord et Stalingrad, pourcouper la Russie en deux.

« Pendant que ma fille chantait ses chants enflammés,là-haut près du mât écarlate, les disciples de la raisonse tinrent à l’écart, avec leurs mines ténébreuses… »

Ce sont « les disciples de la raison, avec leurs minesténébreuses » qui l’emportèrent. Ce sont les hommesmatériels, les hommes « sans feu », avec leur courage,leur science « judéo-libérale », leurs techniques sansprolongements religieux ; ce sont les hommes sans la« sacrée démesure » qui, aidés par le froid, par laglace, triomphèrent. Ils firent échouer le pacte. Ilseurent le pas sur la magie. Après Stalingrad, Hitlern’est plus un prophète. Sa religion s’écroule. Stalingradn’est pas seulement une défaite militaire et politique.L’équilibre des forces spirituelles est modifié, la rouetourne. Les journaux allemands paraissent encadrés denoir et les descriptions qu’ils donnent du désastre sontplus terribles que celles des communiqués russes. Le

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deuil national est décrété. Mais ce deuil dépasse lanation. « Rendez-vous compte ! écrit Goebbels. C’esttoute une pensée, c’est toute une conception del’Univers qui subit une défaite. Les forces spirituellesvont être écrasées, l’heure du jugement approche. »

À Stalingrad, ce n’est pas le communisme quitriomphe du fascisme, ou plutôt, ce n’est pasuniquement cela. À y regarder de plus loin, c’est-à-direà la place qu’il faut pour saisir le sens d’aussi amplesévénements, c’est notre civilisation humaniste quistoppe l’essor formidable d’une autre civilisationluciférienne, magique, non pas faite pour l’homme maispour « quelque chose de plus que l’homme ». Il n’y apas de différences essentielles entre les mobiles desactes civilisateurs de l’U.R.S.S. et des U.S.A.L’Europe du XVIII e et du XIXe siècle a fourni le moteurqui sert toujours. Il ne fait pas exactement le même bruità New York et à Moscou, voilà tout. Il n’y avait bienqu’un seul monde en guerre contre l’Allemagne, et nonpas une coalition momentanée d’ennemis fondamentaux.Un seul monde qui croit au progrès, à la justice, àl’égalité et à la science. Un seul monde qui a la mêmevision du cosmos, la même compréhension des loisuniverselles et qui assigne à l’homme dans l’univers lamême place, ni trop grande, ni trop petite. Un seulmonde qui croit à la raison et à la réalité des choses.Un seul monde qui devait disparaître tout entier pour

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faire place à un autre dont Hitler se sentaitl’annonciateur.

C’est le petit homme du « monde libre », l’habitantde Moscou, de Boston, de Limoges ou de Liège, le petithomme positif, rationaliste, plus moraliste quereligieux, dépourvu du sens métaphysique, sans appétitpour le fantastique, celui que Zarathoustra tient pour unhomme-semblant, une caricature, c’est ce petit hommesorti de la cuisse de M. Homais, qui va anéantir lagrande armée destinée à ouvrir la voie au surhomme, àl’homme-dieu, maître des éléments, des climats et desétoiles. Et, par un curieux cheminement de la justice –ou de l’injustice – c’est ce petit homme à l’âme limitéequi, des années plus tard, va lancer dans le ciel unsatellite, inaugurer l’ère interplanétaire. Stalingrad et lelancement du Spoutnik sont bien, comme le disent lesRusses, les deux victoires décisives et ils lesrapprochèrent l’une de l’autre en célébrant, en 1957,l’anniversaire de leur révolution. Une photographie deGoebbels fut publiée par leurs journaux : « Il croyaitque nous allions disparaître. Il fallait que noustriomphions pour créer l’homme interplanétaire. »

La résistance désespérée, folle, catastrophiqued’Hitler, au moment où, de toute évidence, tout est

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perdu, ne s’explique que par l’attente du déluge décritpar les horbigériens. Si l’on ne pouvait retourner lasituation par des moyens humains, il restait lapossibilité de provoquer le jugement des dieux. Ledéluge surviendrait, comme un châtiment, pourl’humanité entière. La nuit allait recouvrir le globe ettout serait noyé dans des tempêtes d’eau et de grêle.Hitler, dit Speer avec horreur, « essayait délibérémentde tout faire périr avec lui. Il n’était plus qu’un hommepour qui la fin de sa propre vie signifiait la fin de toutechose ». Goebbels, dans ses derniers éditoriaux, salueavec enthousiasme les bombardiers ennemis quidétruisent son pays : « Sous les débris de nos citésanéanties, les réalisations du stupide XIXe siècle sontenterrées. » Hitler fait régner la mort : il prescrit ladestruction totale de l’Allemagne, il fait exécuter lesprisonniers, condamne son ancien chirurgien, fait tuerson beau-frère, demande la mort pour les soldatsvaincus, et descend lui-même au tombeau. « Hitler etGoebbels, écrit Trevor Roper, invitèrent le peupleallemand à détruire ses villes et ses usines, à fairesauter ses digues et ses ponts, à sacrifier les chemins defer et tout le matériel roulant, et tout ceci en faveurd’une légende, au nom d’un crépuscule des dieux. »Hitler demande du sang, envoie ses dernières troupesau sacrifice : « Les pertes ne semblent jamais assezélevées », dit-il. Ce ne sont pas les ennemis de

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l’Allemagne qui gagnent, ce sont les forces universellesqui se mettent en marche pour noyer la terre, punirl’humanité parce que l’humanité a laissé la glacel’emporter sur le feu, les puissances de la mortl’emporter sur les puissances de la vie et de larésurrection. Le ciel va se venger. Il ne reste enmourant qu’à appeler le grand déluge. Hitler fait unsacrifice à l’eau : il ordonne que l’on noie le métro deBerlin, où 300 000 personnes réfugiées dans lessouterrains périssent. C’est un acte de magie imitative :ce geste déterminera des mouvements d’apocalypsedans le ciel et sur la terre. Goebbels publie un dernierarticle avant de tuer, dans le Bunker, sa femme, sesenfants et de se tuer lui-même. Il intitule son éditoriald’adieu : « Et quand même cela serait. » Il dit que ledrame ne se joue pas à l’échelle de la terre, mais ducosmos. « Notre fin sera la fin de tout l’univers. »

Ils élevaient leur pensée démentielle vers lesespaces infinis, et ils sont morts dans un souterrain.

Ils croyaient préparer l’homme-dieu auquel leséléments allaient obéir. Ils croyaient au cycle du feu. Ilsvaincraient la glace, sur la terre comme dans le ciel, etleurs soldats mouraient en baissant culotte l’anus gelé.

Ils nourrissaient une vision fantastique de l’évolution

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des espèces, ils attendaient de formidables mutations.Et les dernières nouvelles du monde extérieur leurfurent données par le gardien en chef du zoo de Berlin,qui, juché sur un arbre, téléphonait au Bunker.

Puissants, affamés et fiers, ils prophétisaient :

Le grand âge du monde renaît.Les années d’or reviennent ;La terre, comme un serpent,Renouvelle ses vêtements usés de

l’hiver.

Mais il y a sans doute une plus profonde prophétiequi condamne les prophètes eux-mêmes et les voue àune mort plus que tragique : caricaturale. Au fond deleur cave, entendant le grondement grandissant destanks, ils finissaient leur vie ardente et mauvaise dansles révoltes, les douleurs et les supplications parlesquelles s’achève la vision de Shelley qui s’intituleHellas :

Oh ! arrêtez ! La haine et la mort doivent-ellesrevenir ?

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Arrêtez ! Les hommes doivent-ils tuer et mourir ?Arrêtez ! N’épuisez pas jusqu’à la lieL’urne d’une amère prophétie !Le monde est las du passé.Oh ! Puisse-t-il mourir ou reposer enfin !

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VIII

La terre est creuse. – Nous vivons à l’intérieur. – Le soleil et la lunesont au centre de la terre. – Le radar au service de mages. – Unereligion née en Amérique. – Son prophète allemand était aviateur.– L’anti-Einstein. – Un travail de fou. – La terre creuse, lessatellites artificiels et les allergique à la notion d’infini. – Unarbitrage d’Hitler. – Au-delà de la cohérence.

Nous sommes en avril 1942. L’Allemagne jettetoutes ses forces dans la guerre. Rien, semble-t-il, nesaurait détourner les techniciens, les savants et lesmilitaires de leur tâche immédiate.

Cependant, une expédition organisée avecl’assentiment de Goering, d’Himmler et d’Hitler, quittele Reich en grand secret. Les membres de cetteexpédition sont quelques-uns des meilleurs spécialistesdu radar. Sous la conduite du docteur Heinz Fisher,connu par ses travaux sur les rayons infrarouges, ilsdébarquent sur l’île balte de Rügen. Ils ont été dotésdes radars les plus perfectionnés. Pourtant, cesappareils sont encore rares, à cette époque, et répartissur les points névralgiques de la défense allemande.Mais les observations auxquelles on va se livrer dans

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l’île de Rügen sont considérées dans le haut état-majorde la marine, comme capitales pour l’offensivequ’Hitler l’apprête à livrer sur tous les fronts.

Aussitôt arrivé, le docteur Fisher fait pointer lesradars vers le ciel, sous un angle de 45 degrés.Apparemment, il n’y a rien à détecter dans la directionchoisie. Les autres membres de l’expédition croientqu’il s’agit d’un essai. Ils ignorent ce que l’on attendd’eux. L’objet des recherches leur sera révélé plustard. Avec ahurissement, ils constatent que les radarsdemeurent pointés ainsi plusieurs jours. C’est alorsqu’ils reçoivent cette précision : le Führer a de bonnesraisons de croire que la terre n’est pas convexe, maisconcave. Nous n’habitons pas l’extérieur du globe,mais l’intérieur. Notre position est comparable à celledes mouches marchant à l’intérieur d’une boule. L’objetde l’expédition est de démontrer scientifiquement cettevérité. Par réflexion d’ondes-radar se propageant enligne droite, on obtiendra des images de pointsextrêmement éloignés, à l’intérieur de la sphère. Lesecond objet de l’expédition est d’obtenir par réflexiondes images de la flotte anglaise ancrée à Scapa Flow.

Martin Gardner raconte cette folle aventure de l’îlede Rügen dans son ouvrage : In the Name of Science.Le docteur Fisher lui-même devait, après la guerre, yfaire allusion. Le professeur Gérard S. Kuiper, de

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l’observatoire du mont Palomar, a consacré en 1946une série d’articles à la doctrine de la terre creuse, quiavait présidé à cette expédition. Il écrivait dansPopular Astronomy : « Des milieux importants de lamarine allemande et de l’aviation croyaient à la théoriede la terre creuse. Ils pensaient notamment qu’elleserait utile pour repérer la flotte anglaise parce que lacourbure concave de la terre permettrait desobservations à très longue distance par l’intermédiairedes rayons infrarouges, moins courbés que les rayonsvisibles. » L’ingénieur Willy Ley rapporte les mêmesfaits dans son étude de mai 1947 : Pseudo-sciences enpays nazi.

C’est extraordinaire, mais vrai : des hauts dignitairesnazis, des experts militaires ont nié purement etsimplement ce qui paraît une évidence à un petit enfantde notre monde civilisé, à savoir que la terre est uneboule pleine et que nous sommes à la surface. Au-dessus de nous, pense le petit enfant, s’étend un universinfini, avec ses myriades d’étoiles et ses galaxies. Au-dessous de nous c’est le roc. Qu’il soit français,anglais, américain ou russe, le petit garçon est là-dessus d’accord avec la science officielle et aussi avecles religions et les philosophies admises. Nos morales,nos arts, nos techniques, se fondent sur cette vision quel’expérience semble vérifier. Si nous cherchons ce quipeut le mieux assurer l’unité de la civilisation moderne,

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c’est dans la cosmogonie que nous trouverons. Surl’essentiel, c’est-à-dire sur la situation de l’homme etde la terre dans l’univers, nous sommes tous d’accord,que nous soyons marxistes ou non. Les nazis seulsn’étaient pas d’accord.

Pour les partisans de la terre creuse qui organisèrentla fameuse expédition parascientifique de l’île deRügen, nous habitons l’intérieur d’une boule prise dansune masse de roc qui s’étend à l’infini. Nous vivonsplaqués sur la face concave. Le ciel est au centre decette boule : c’est une masse de gaz bleutée, avec despoints de lumière brillante que nous prenons pour desétoiles. Il n’y a que le soleil et la lune, mais infinimentmoins grands que ne le disent les astronomesorthodoxes. L’univers se limite à cela. Nous sommesseuls, et enveloppés de roc.

Nous allons voir comment est née cette vision : deslégendes de l’intuition, de l’illumination. En 1942, unenation engagée dans une guerre où la technique estsouveraine demande à la science de soutenir lamystique, à la mystique d’enrichir la technique. Ledocteur Fisher, spécialiste de l’infrarouge, reçoit pourmission de mettre le radar au service des mages.

À Paris ou à Londres, nous avons nos penseursexcentriques, nos découvreurs de cosmogoniesaberrantes, nos prophètes de toutes sortes de

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bizarreries. Ils écrivent des opuscules, fréquentent lesarrière-boutiques de vieux libraires, font des causeriesà Hyde Park ou dans « La salle de Géographie » duboulevard Saint-Germain. Dans l’Allemagnehitlérienne, nous voyons des gens de cette espècemobiliser les forces de la nation et l’appareillagetechnique d’une armée en guerre. Nous les voyonsinfluencer les hauts états-majors, les chefs politiques,les savants. C’est que nous sommes en présence d’unecivilisation toute neuve, fondée sur le mépris de laculture classique et de la raison. Dans cettecivilisation, l’intuition, la mystique, l’illuminationpoétique, sont placées exactement sur le même plan quela recherche scientifique et la connaissance rationnelle.« Quand j’entends parler de culture, je sors monrevolver », dit Goering. Cette phrase redoutable a deuxsens : le littéral, où l’on voit Goering-Ubu casser la têtedes intellectuels, et un sens plus profond et aussi plusréellement préjudiciable à ce que nous appelons laculture, où l’on voit Goering tirer des balles explosivesqui sont la cosmogonie horbigérienne, la doctrine de laterre creuse ou la mystique du groupe Thulé.

La doctrine de la terre creuse est née en Amérique audébut du XIXe siècle. Le 15 avril 1818, tous lesmembres du Congrès des États-Unis, les directeurs des

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Universités et quelques grands savants reçurent la lettresuivante :

Saint-Louis, Territoire du MissouriAmérique du Nord

10 avrilAu monde entier, Je déclare que la terre est creuse et habitable

intérieurement. Elle contient plusieurs sphèressolides, concentriques, placées l’une dans l’autre, etelle est ouverte au pôle de 12 à 16 degrés. Jem’engage à démontrer la réalité de ce que j’avance etje suis prêt à explorer l’intérieur de la terre si lemonde accepte de m’aider dans mon entreprise.

Jno. Cleves SYMNES,

ancien capitaine d’infanterie de l’Ohio.

Sprague de Camp et Willy Ley, dans leur belouvrage : De l’Atlantide à l’Eldorado, résument ainsila théorie et l’aventure de l’ancien capitained’infanterie(76)

:

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« Symnes soutint que tout en ce monde étant creux,aussi bien les os, les cheveux, les tiges des plantes,etc., les planètes l’étaient aussi et que dans le cas de laterre, par exemple, on pouvait distinguer cinq sphèresplacées les unes à l’intérieur des autres, touteshabitables à l’intérieur comme à l’extérieur et touteséquipées de vastes ouvertures polaires par lesquellesles habitants de chaque sphère pouvaient aller den’importe quel point de l’intérieur à un autre, aussi bienqu’à l’extérieur, comme une fourmi qui parcourraitl’intérieur puis l’extérieur d’un bol de porcelaine…Symnes organisait ses tournées de conférences commedes campagnes électorales. Il laissa à sa mort desmonceaux de notes et probablement le petit modèle enbois du globe de Symnes, qui se trouve actuellement àl’Académie des Sciences Naturelles de Philadelphie.Son fils, Americ Vespucius Symnes, était un de sesadeptes et il tenta sans succès d’assembler ses notes enun ouvrage cohérent. Il ajouta une supposition selonlaquelle, lorsque les temps seraient révolus, les DixTribus perdues d’Israël seraient découvertes, vivantprobablement à l’intérieur de la plus extérieure dessphères. »

En 1870, un autre Américain, Cyrus Read Teed,proclame à son tour que la terre est creuse. Teed étaitun esprit d’une grande érudition, spécialisé dansl’étude de la littérature alchimique. En 1869, alors

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qu’il travaillait dans son laboratoire et méditait sur lesLivres d’Isaïe, il avait eu une illumination. Il avaitcompris que nous habitons, non pas sur la terre, mais àl’intérieur. Cette vision redonnant du crédit àd’anciennes légendes, il créa une sorte de religion etrépandit sa doctrine en fondant un petit journal : L’Épéede Feu. En 1894, il avait rassemblé plus de quatremille fanatiques. Sa religion se nommait le Koreshisme.Il mourut en 1908, après avoir annoncé que son cadavren’entrerait pas en putréfaction. Mais ses fidèles durentle faire embaumer au bout de deux jours.

Cette idée de la terre creuse se relie à une traditionque l’on retrouve à toutes les époques et en tous lieux.Les plus vieux ouvrages de littérature religieuse parlentd’un monde séparé, situé sous la croûte terrestre et quiserait le séjour des morts et des esprits. LorsqueGilgamesh, héros légendaire des anciens Sumériens etdes épopées babyloniennes, s’en va visiter son ancêtreUtnapishtim, il descend dans les entrailles de la terre,et c’est là qu’Orphée s’en va chercher l’âmed’Eurydice. Ulysse, atteignant les limites de l’Occident,offre un sacrifice afin que les esprits des ancienss’élèvent des profondeurs de la terre et viennent leconseiller. Pluton règne au fond de la terre, sur lesesprits des morts. Les premiers chrétiens s’assemblentdans les catacombes et font des abîmes souterrains le

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séjour des âmes damnées. Les légendes germaniquesexilent Vénus au fond de la terre. Dante place l’enferdans les cercles inférieurs. Les folklores européenslogent des dragons sous la terre et les Japonaisimaginent dans les profondeurs de leur île un monstredont les hérissements provoquent les tremblements deterre.

Nous avons parlé d’une société secrètepréhitlérienne, la société du Vril, qui brassait ceslégendes avec les thèses soutenues par l’écrivainanglais Bulwer-Lytton dans son roman La Race quinous supplantera. Pour les membres de cette société,des êtres possédant un pouvoir psychique supérieur aunôtre habitent des cavernes au centre de la terre. Ils ensortiront un jour pour régner sur nous.

À la fin de la guerre de 1914, un jeune aviateurallemand prisonnier en France, Bender, découvre devieux exemplaires du journal de Teed : L’Épée de Feu,ainsi que des brochures de propagande en faveur de laterre creuse. Attiré par ce culte et illuminé à son tour, ilprécise et développe cette doctrine. Rentré enAllemagne, il fonde un mouvement, le Hohl WeltLehre. Il reprend les travaux d’un autre Américain,Marshall B. Gardner, qui, en 1913, avait publié unouvrage pour démontrer que le soleil n’était pas au-dessus de la terre, mais au centre de celle-ci et qu’il

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émettait des rayons exerçant une pression qui nousmaintient sur la croûte concave.

Pour Bender, la terre est une sphère de mêmedimension que dans la géographie orthodoxe, mais elleest creuse et la vie se trouve plaquée sur la face internepar l’effet de certaines radiations solaires. Au-delà,c’est le roc à l’infini. La couche d’air, à l’intérieur,s’étend sur soixante kilomètres, puis se raréfie jusqu’auvide absolu du centre où se trouvent trois corps : lesoleil, la lune et l’univers fantôme. Cet univers fantômeest une boule de gaz bleutée dans laquelle brillent desgrains de lumière que les astronomes appellent desétoiles. Il fait nuit sur une partie de la concavitéterrestre lorsque cette masse bleue passe devant lesoleil, et l’ombre de cette masse sur la lune produit leséclipses. Nous croyons à un univers extérieur, situé au-dessus de nous parce que les rayons lumineux ne sepropagent pas en ligne droite : ils sont courbes, àl’exception des infrarouges. Cette théorie de Benderdevait devenir populaire aux environs de 1930. Desdirigeants du Reich, des officiers supérieurs de laMarine et de l’Aviation croyaient à la terre creuse.

Il nous paraît tout à fait insensé que des hommeschargés de la direction d’une nation aient pu régler en

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partie leur conduite sur des intuitions mystiques quinient l’existence de notre univers. Il faut cependant bienvoir que, pour l’homme simple, pour l’Allemand de larue dont l’âme avait été labourée par la défaite et lamisère, l’idée de la terre creuse, aux environs de 1930,n’était pas plus folle, après tout, que l’idée selonlaquelle des sources d’énergie illimitée seraientcontenues dans un grain de matière, ou que l’idée d’ununivers à quatre dimensions. La science, depuis la findu XIXe siècle, s’engageait sur une route qui n’était pascelle du bon sens. Pour des esprits primaires,malheureux et mystiques, toute étrangeté devenaitadmissible et, de préférence, une étrangetécompréhensible et consolante comme la terre creuse.Hitler et ses camarades, hommes sortis du peuple etadversaires de l’intelligence pure, devaient considérerles idées de Bender comme plus admissibles que lesthéories d’Einstein qui découvraient un univers d’uneinfinie complexité, d’une infinie délicatessed’approche. Le monde selon Bender était apparemmentaussi fou que le monde einsteinien, mais il ne fallaitpour y pénétrer qu’une folie du premier degré.L’explication de l’univers par Bender, sur desprémisses folles, se développait de manièreraisonnable. Le fou a tout perdu, sauf la raison.

L e Hohl Welt Lehre, qui faisait de l’humanité laseule présence intelligente dans l’univers, qui ramenait

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cet univers aux seules dimensions de la terre, quidonnait à l’homme la sensation d’être enveloppé,enfermé, protégé, comme le fœtus dans le sein de lamère, satisfaisait certaines aspirations de l’âmemalheureuse, repliée sur l’orgueil et pleine de hargnecontre le monde extérieur. C’était en outre la seulethéorie allemande que l’on puisse opposer au JuifEinstein.

La théorie d’Einstein repose sur l’expérience deMichelson et Morley démontrant que la vitesse de lalumière qui se déplace dans le sens de la révolutionterrestre est la même que celle de la lumièreperpendiculaire à cette révolution. Einstein en déduitqu’il n’y a donc pas un milieu qui « porte » la lumière,mais que celle-ci est composée de particulesindépendantes. À partir de cette donnée, Einsteins’aperçoit que la lumière se contracte dans le sens dumouvement et qu’elle est condensation d’énergie. Ilétablit la théorie de la relativité du mouvement de lalumière. Dans le système Bender, la terre étant creusene se déplace pas. Il n’y a pas d’effet de Michelson. Lathèse de la terre creuse rend donc apparemment comptede la réalité tout aussi bien que la thèse d’Einstein. Àl’époque, aucune vérification expérimentale n’étaitencore venue corroborer la pensée d’Einstein, labombe atomique n’était pas venue justifier cette pensée

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de façon absolue et terrifiante. Les dirigeants allemandssaisirent l’occasion de dénier toute valeur aux travauxdu génial Juif et la persécution contre les savantsisraélites et contre la science officielle commença.

Einstein, Teller, Fermi, et quantité d’autres grandsesprits durent s’exiler. Ils reçurent bon accueil auxÉtats-Unis, disposèrent d’argent et de laboratoires bienéquipés. L’origine de la puissance atomique américaineest là. C’est la montée des forces occultes enAllemagne qui a donné l’énergie nucléaire auxAméricains.

Le centre d’études le plus important de l’arméeaméricaine se trouve à Dayton, dans l’Ohio. En 1957,on annonçait que le laboratoire qui, dans ce centre, estconsacré à la domestication de la bombe à hydrogèneétait parvenu à réaliser une température de un millionde degrés. Le savant qui venait de réussir cetteextraordinaire expérience était le docteur Heinz Fisher,l’homme qui avait dirigé l’expédition de l’île de Rügenpour vérifier l’hypothèse de la terre creuse. Depuis1945, il travaillait librement aux États-Unis. Interrogésur son passé par la presse américaine, il déclara :« Les nazis me faisaient faire un travail de fou, ce quidérangeait considérablement mes recherches. » On peutse demander ce qui serait arrivé et comment auraitévolué la guerre si les recherches du docteur Fisher

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n’avaient pas été interrompues au profit du mystiqueBender…

Après l’expédition de l’île de Rügen, l’autorité deBender, aux yeux des dignitaires nazis, décrut malgré laprotection de Goering qui nourrissait de l’affectionpour cet ancien héros de l’aviation. Les horbigériens,les partisans du grand univers où règne la glaceéternelle, l’emportèrent. Bender fut jeté en camp deconcentration où il mourut. La terre creuse eut ainsi sonmartyr.

Cependant, bien avant cette folle expédition, lesdisciples de Horbiger accablaient Bender de sarcasmeset demandaient l’interdiction des ouvrages en faveur dela terre creuse. Le système de Horbiger est auxdimensions de la cosmologie orthodoxe, et l’on nesaurait à la fois croire au cosmos où la glace et le feupoursuivent leur lutte éternelle, et au globe creux prisdans un roc qui s’étend à l’infini. L’arbitrage d’Hitlerfut demandé. La réponse mérite réflexion :

« Nous n’avons nullement besoin, dit Hitler, d’uneconception du monde cohérente. Ils peuvent avoirraison l’un et l’autre. »

Ce qui compte, ce n’est pas la cohérence et l’unité devue, c’est la destruction des systèmes issus de la

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logique, des modes de pensée rationnelle, c’est ledynamisme mystique et la force explosive del’intuition. Il y a place, dans les ténèbres étincelantesde l’esprit magique, pour plus d’une étincelle.

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IX

De l’eau à notre horrible moulin. – Le journal des Blonds. – Le prêtreLenz. – Une circulaire de la Gestapo. – La dernière prière deDietrich Eckardt. – La légende de Thulé. – Une pépinière demédiums. – Haushoffer le magicien. – Les silences de Hess. – Lesvastika et les mystères de la maison Ipatiev. – Les sept hommes quivoulaient changer la vie. – Une colonie tibétaine. – Lesexterminations et le rituel. – Il fait plus noir que vous ne pensez.

Il y avait à Kiel, après la guerre, un brave médecindes assurances sociales, expert auprès des tribunaux,bon vivant, nommé Fritz Sawade. À la fin de l’année1959, une voix mystérieuse prévint le docteur que lajustice allait être obligée de l’arrêter. Il s’enfuit, errahuit jours, puis se rendit. C’était en réalitél’Obersturmbannführer S.S. Werner Heyde. Leprofesseur Heyde avait été l’organisateur médical duprogramme d’euthanasie qui, de 1940 à 1941, fit200 000 victimes allemandes et servit de préface àl’extermination des étrangers dans les camps deconcentration.

À propos de cette arrestation, un journaliste français,qui est en même temps un excellent historien de

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l’Allemagne hitlérienne, écrivit(77):« L’affaire Heyde, comme beaucoup d’autres,

ressemble aux icebergs dont la partie visible est lamoins importante… L’euthanasie des faibles, desincurables, l’extermination massive de toutes lescommunautés susceptibles de “contaminer la pureté dusang germanique”, ont été menées avec un acharnementpathologique, une conviction de nature quasi religieusequi frisaient la démence. À tel point que de nombreuxobservateurs des procès allemands de l’après-guerre –autorités scientifiques ou médicales peu capablesd’admettre pour preuves des mystifications – ont finipar penser que la passion politique offrait uneexplication bien faible, qu’il fallait qu’entre tantd’exécutants ou de chefs, qu’entre Himmler et ledernier gardien de camp de concentration, eût régné unesorte de lien mystique.

« L’hypothèse d’une communauté initiatique, sous-jacente au national-socialisme, s’est imposée peu àpeu. Une communauté véritablement démoniaque, régiepar des dogmes cachés, bien plus élaborés que lesdoctrines élémentaires de Mein Kampf ou du Mythe duXXe siècle, et servie par des rites dont les traces isoléesne se remarquent pas, mais dont l’existence sembleindubitable pour les analystes (et redisons qu’il s’agitde savants et de médecins) de la pathologie nazie. »

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Voilà de l’eau à notre horrible moulin.Nous ne pensons pas cependant qu’il s’agisse d’une

seule société secrète, solidement organisée et ramifiée,ni d’un dogme unique, ni d’un ensemble de ritesorganiquement constitué. La pluralité et l’incohérencenous semblent, tout au contraire, significatives de cetteAllemagne souterraine que nous essayons de décrire.L’unité et la cohésion dans toute démarche, mêmemystique, paraît indispensable à un Occidental nourride positivisme et de cartésianisme. Mais nous sommeshors de cet Occident ; il s’agit plutôt d’un cultemultiforme, d’un état de sur-esprit (ou de sous-esprit)absorbant des rites divers, des croyances mal liéesentre elles. L’important est d’entretenir un feu secret,une flamme vivante ; tout est bon pour l’alimenter.

Dans cet état, rien n’est plus impossible. Les loisnaturelles sont suspendues, le monde devient fluide.Des chefs S.S. déclaraient que la Manche est beaucoupmoins large que ne l’indiquent les atlas. Pour eux,comme pour les sages hindous d’il y a deux mille ans,comme pour l’évêque Berkeley au XVIIIe siècle,l’univers n’était qu’une illusion et sa structure pouvaitêtre modifiée par la pensée active des initiés.

Ce qui est pour nous probable, c’est l’exercice dupuzzle magique, d’un fort courant mystique lucifériensur lequel nous venons de donner quelques indications

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au cours des chapitres précédents. Tout cela peut servirà expliquer un grand nombre de faits terribles, demanière plus réaliste que celle des historiensconventionnels qui veulent voir uniquement, derrièretant d’actes cruels et déraisonnables, la mégalomanied’un syphilitique, le sadisme d’une poignée denévrosés, l’obéissance servile d’une foule de lâches.

Selon notre méthode, nous allons maintenant voussoumettre des renseignements et des recoupements surd’autres aspects négligés du « socialisme magique » : lasociété Thulé, le sommet de l’Ordre Noir et la sociétél’Ahnenerbe. Nous avons réuni là-dessus une assezgrosse documentation, la valeur d’un millier de pages.Mais cette documentation demanderait à être encoreune fois vérifiée et abondamment complétée, si nousvoulions écrire un ouvrage clair, puissant, complet.Ceci est hors de nos moyens, pour l’instant. En outre,nous ne voulons pas alourdir à l’extrême le présentlivre, qui ne traite de l’histoire contemporaine qu’àtitre d’exemple du « réalisme fantastique ». Voici doncun bref résumé de quelques constatations éclairantes.

Un jour d’automne 1923, meurt à Munich un singulierpersonnage, poète, dramaturge, journaliste, bohème, quise faisait appeler Dietrich Eckardt. Les poumons brûléspar l’ypérite, il avait fait, avant d’entrer en agonie, saprière très personnelle devant une météorite noire dont

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il disait : « C’est ma pierre de Kaaba », et qu’il avaitléguée au professeur Oberth, l’un des créateurs del’astronautique. Il venait d’envoyer un long manuscrit àson ami Haushoffer. Ses affaires étaient en règle. Ilmourait, mais la « Société Thulé » continuerait à vivreet bientôt changerait le monde, et la vie dans le monde.

En 1920, Dietrich Eckardt et un autre membre de lasociété Thulé, l’architecte Alfred Rosenberg, font laconnaissance d’Hitler. Ils lui ont donné un premierrendez-vous dans la maison de Wagner, à Bayreuth.Durant trois ans, ils vont sans cesse entourer le petitcaporal de la Reichswehr, diriger ses pensées et sesactes. Konrad Heiden(78) écrit : « Eckardt entreprend laformation spirituelle d’Adolphe Hitler. » Il lui apprendaussi à écrire et à parler. Son enseignement sedéveloppe sur deux plans : la doctrine « secrète » et ladoctrine de propagande. Il a raconté certains desentretiens qu’il eut avec Hitler sur le second plan dansune curieuse brochure intitulée : Le bolchevisme deMoïse à Lénine. En juillet 1923, ce nouveau maîtreEckardt sera un des sept membres fondateurs du partinational-socialiste. Sept : chiffre sacré. En automne,quand il meurt, il dit : « Suivez Hitler. Il dansera, maisc’est moi qui ai écrit la musique. Nous lui avons donnéles moyens de communiquer avec Eux… Ne meregrettez pas : j’aurai influencé l’histoire plus qu’un

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autre Allemand… »La légende de Thulé remonte aux origines du

germanisme. Il s’agirait d’une île disparue, quelquepart dans l’Extrême-Nord. Au Groenland ? AuLabrador ? Comme l’Atlantide, Thulé aurait été lecentre magique d’une civilisation engloutie. PourEckardt et ses amis, tous les secrets de Thulé n’auraientpas été perdus. Des êtres intermédiaires entre l’hommeet les intelligences du Dehors disposeraient, pour lesinitiés, d’un réservoir de forces où puiser pourredonner à l’Allemagne la maîtrise du monde, pourfaire de l’Allemagne la nation annonciatrice de lasurhumanité à venir, des mutations de l’espècehumaine. Un jour, les légions s’ébranleront pouranéantir tout ce qui a fait obstacle au destin spirituel dela Terre, et elles seront conduites par des hommesinfaillibles, nourris aux sources de l’énergie, guidéspar les Grands Anciens. Tels sont les mythes contenusdans la doctrine aryenne d’Eckardt et de Rosenberg, etque ces prophètes d’un socialisme magique introduisentdans l’âme médiumnique d’Hitler. Mais la sociétéThulé n’est sans doute encore qu’une assez puissantepetite machine à malaxer le rêve et la réalité. Elle vadevenir très vite, sous d’autres influences et avecd’autres personnages, un instrument beaucoup plusétrange : un instrument capable de changer la naturemême de la réalité. C’est, semble-t-il, avec Karl

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Haushoffer, que le groupe Thulé va prendre sonvéritable caractère de société secrète d’initiés encontact avec l’invisible, et devenir le centre magiquedu nazisme.

Hitler est né à Braunau-sur-Inn, le 20 avril 1889,17 h 30, 219, Salzburger Vorstadt. Ville frontièreaustro-bavaroise, point de rencontre de deux grandsÉtats allemands, elle fut plus tard pour le Führer unecité symbole. Une singulière tradition s’y attache : c’estune pépinière de médiums. C’est la ville natale deWilly et Rudi Schneider, dont les expériencespsychiques firent sensation voici une trentained’années. Hitler eut la même nourrice que WillySchneider. Jean de Pange écrivait en 1940 : « Braunauest un centre de médiums. Un des plus connus estMme Stokhammes qui, en 1920, épousa à Vienne leprince Joachim de Prusse. C’est de Braunau qu’unspirite de Munich, le baron Schrenk-Notzing, faisaitvenir ses sujets, dont l’un était précisément cousind’Hitler. »

L’occultisme enseigne qu’après s’être concilié desforces cachées par un pacte, les membres du groupe nepeuvent évoquer ces forces que par l’intermédiaired’un magicien, lequel ne saurait agir sans un médium.Tout se passe comme si Hitler avait été le médium etHaushoffer le magicien.

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Rauschning décrivant le Führer : « On est obligé depenser aux médiums. La plupart du temps ce sont desêtres ordinaires, insignifiants. Subitement, il leur tombecomme du ciel des pouvoirs qui les élèvent bien au-dessus de la commune mesure. Ces pouvoirs sontextérieurs à leur personnalité réelle. Ce sont desvisiteurs venus d’autres planètes. Le médium estpossédé. Délivré, il retombe dans la médiocrité. C’estainsi qu’incontestablement certaines forces traversentHitler. Des forces quasi démoniaques dont lepersonnage nommé Hitler n’est que le vêtementmomentané. Cet assemblage du banal et del’extraordinaire, voilà l’insupportable dualité que l’onperçoit dès que l’on entre en contact avec lui. Cet êtreaurait pu être inventé par Dostoïevski. Telle estl’impression que donne dans un bizarre visage l’uniond’un désordre maladif et d’une trouble puissance. »

Strasser : « Celui qui écoute Hitler voit soudainsurgir le Führer de la gloire humaine… Une lumièreapparaît derrière une fenêtre obscure. Un monsieuravec un comique pinceau de moustache se transformeen archange… Puis l’archange s’envole : il ne reste queHitler qui se rassied, baigné de sueur, l’œil vitreux. »

Bouchez : « Je regardais ses yeux, des yeux devenusmédiumniques… Parfois il se passait comme unphénomène d’ectoplasme : quelque chose semblait

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habiter l’orateur. Il se dégageait un fluide… Puis ilredevenait petit, quelconque, vulgaire même. Ilparaissait fatigué, accumulateurs à plat. »

François-Poncet : « Il entrait dans une sorte de transemédiumnique. Son visage touchait au ravissementextatique. »

Derrière le médium, non sans doute un seul homme,mais un groupe, un ensemble d’énergies, une centralemagique. Et ce qui nous paraît certain, c’est qu’Hitlerest animé par autre chose que ce qu’il exprime : par desforces et des doctrines mal coordonnées maisinfiniment plus redoutables que la seule théorienationale-socialiste. Une pensée beaucoup plus grandeque la sienne, qui sans cesse le déborde, et dont il nedonne au peuple, à ses collaborateurs, que des bribeslourdement vulgarisées. « Résonateur puissant, Hitler atoujours été le « tambour » qu’il se vantait d’être auprocès de Munich, et il est toujours resté un tambour.Toutefois, il n’a retenu et utilisé que ce qui, au hasarddes circonstances, servait son ambition de conquête dupouvoir, son rêve de domination du monde, et sondélire : la sélection biologique de l’homme-Dieu(79). »

Mais il y a un autre rêve, un autre délire : changer lavie sur toute la planète. Il s’en ouvre parfois ou plutôtla pensée de derrière le déborde, filtre brusquement parune petite ouverture. Il dit à Rauschning : « Notre

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révolution est une étape nouvelle, ou plutôt l’étapedéfinitive de l’évolution qui mène à la suppression del’histoire… » Ou encore : « Vous ne connaissez rien demoi, mes camarades du parti n’ont aucune idée dessonges qui me hantent et de l’édifice grandiose dont lesfondations au moins seront établies quand je mourrai…Il y a un tournant décisif du monde, nous voici à lacharnière des temps… Il y aura un bouleversement dela planète que vous autres, non-initiés, ne pouvezcomprendre… Ce qui se passe, c’est plus quel’avènement d’une nouvelle religion… »

Rudolf Hess avait été l’assistant de Haushofferlorsque celui-ci professait à l’Université de Munich.C’est lui qui établit le contact entre Haushoffer etHitler. (Il s’enfuit d’Allemagne en avion, pour unedélirante équipée après que Haushoffer lui eut dit qu’ill’avait vu en rêve voler vers l’Angleterre. Dans lesrares moments de lucidité que lui laisse soninexplicable maladie, le prisonnier Hess, derniersurvivant du groupe Thulé, aurait déclaré formellementque Haushoffer était le magicien, le maître secret(80).)

Après le soulèvement raté, Hitler est enfermé à laprison de Landshurt. Amené par Hess, le général KarlHaushoffer visite quotidiennement Hitler, passe desheures auprès de lui, développe ses théories et enextrait tous les arguments favorables à la conquête

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politique. Demeuré seul avec Hess, Hitler amalgamepour la propagande extérieure les thèses de Haushofferet les projets de Rosenberg, en un ensemble aussitôtdicté pour Mein Kampf.

Karl Haushoffer est né en 1869. Il fit de nombreuxséjours aux Indes et en Extrême-Orient, fut envoyé auJapon et apprit la langue. Pour lui, l’origine du peupleallemand se trouvait en Asie centrale et la permanence,la grandeur, la noblesse du monde étaient assurées parla race indo-germanique. Au Japon, Haushoffer auraitété initié à l’une des plus importantes sociétés secrètesbouddhistes et se serait engagé, en cas d’échec de sa« mission », à accomplir le suicide cérémoniel.

En 1914, Haushoffer, jeune général se fait remarquerpar un extraordinaire pouvoir de prédire lesévénements : heures d’attaque de l’ennemi, points dechute des obus, tempêtes, changements politiques dansdes pays dont il ne sait rien. Ce don de clairvoyance a-t-il aussi habité Hitler ou est-ce Haushoffer qui luisouffla ses propres illuminations ? Hitler prédit avecexactitude la date de l’entrée de ses troupes dans Paris,la date de l’arrivée à Bordeaux des premiers forceursde blocus. Lorsqu’il décide l’occupation de laRhénanie, tous les experts d’Europe, y compris lesAllemands, sont persuadés que la France etl’Angleterre s’y opposeront. Hitler prédit que non. Il

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annoncera la date de la mort de Roosevelt.Après la première grande guerre, Haushoffer reprend

ses études et semble s’orienter exclusivement vers lagéographie politique, fonde la revue de Géopolitique etpublie de nombreux ouvrages. Très curieusement, cesouvrages paraissent fondés sur un réalisme politiqueétroitement matérialiste. Ce souci, chez tous lesmembres du groupe, d’employer un langage exotériquepurement matérialiste, de véhiculer vers l’extérieur desconceptions pseudo-scientifiques, brouille sans cesseles cartes.

Le Géopoliticien se superpose à un autre personnage,disciple de Schopenhauer conduit vers le bouddhisme,admirateur d’Ignace de Loyola tenté par legouvernement des hommes, esprit mystique en quête deréalités cachées, homme de grande culture et de grandpsychisme. Il semble bien que ce soit Haushoffer qui aitchoisi la croix gammée pour emblème.

En Europe, comme en Asie, le svastika a toujours ététenu pour un signe magique. On y a vu le symbole dusoleil, source de vie et de fécondité, ou du tonnerre,manifestation de la colère divine, qu’il importe deconjurer. À la différence de la croix, du triangle, ducercle ou du croissant, le svastika n’est pas un signeélémentaire qui ait pu être inventé et réinventé à toutâge de l’humanité et en tous points du globe, avec une

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symbolique chaque fois différente. C’est le premiersigne tracé avec une intention précise. L’étude de sesmigrations pose le problème des premiers âges, desorigines communes aux diverses religions, des relationspréhistoriques entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique. Satrace la plus ancienne aurait été découverte enTransylvanie et remonterait à la fin de l’époque de lapierre polie. On le retrouve sur des centaines defuseaux datant du XIVe siècle avant Jésus-Christ et dansles vestiges de Troie. Il apparaît en Inde au IVe siècleavant J.-C. et en Chine au Ve siècle après J.-C. On levoit un siècle plus tard au Japon, au moment del’introduction du bouddhisme qui en fait son emblème.Constatation capitale : il est tout à fait inconnu oun’apparaît qu’à titre accidentel dans toute la régionsémitique, en Égypte, en Chaldée, en Assyrie, enPhénicie. C’est un symbole exclusivement aryen. En1891, Ernest Krauss attire l’attention du publicgermanique sur ce fait ; Guido List, en 1908, décrit lesvastika dans ses ouvrages de vulgarisation comme unsymbole de la pureté du sang, doublé d’un signe deconnaissance ésotérique révélé par le déchiffrage del’épopée runique de l’Edda. À la cour de Russie, lacroix gammée est introduite par l’impératriceAlexandra Feodorovna. Est-ce sous l’influence desthéosophes ? Ou plutôt sous celle du médium Badmaiev,bizarre personnage formé à Lhassa et ayant ensuite

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établi de nombreuses liaisons avec le Tibet ? Or, leTibet est une des régions du monde où le svastikadextrogyre ou sinistrogyre est d’usage le plus courant.Ici se place une histoire très étonnante.

Sur le mur de la maison Ipatieff, la tsarine, avant sonexécution, aurait dessiné une croix gammée,accompagnée d’une inscription. Une photo de cetteinscription aurait été prise, puis on se serait empresséd’effacer. Koutiepoff aurait été en possession de cettephoto faite le 24 juillet, alors que la photographieofficielle date du 14 août. Il aurait également reçu endépôt l’icône découverte sur le corps de la tsarine, àl’intérieur de laquelle se serait trouvé un autremessage, faisant allusion à la société secrète du DragonVert. Selon l’agent de renseignement qui devait êtremystérieusement empoisonné, et qui usait dans sesromans du pseudonyme de Teddy Legrand, Koutiepoff,disparu sans laisser de trace, aurait été enlevé et tué surle yacht trois-mâts du baron Otto Bautenas, assassinéplus tard lui aussi. Teddy Legrand écrit : « Le grandbateau blanc se nommait l’Asgard. Il avait donc étébaptisé – est-ce fortuitement ? – d’un vocable dont leslégendes islandaises désignent le Royaume du Roi deThulé. » Selon Trebich Lincoln (qui assurait être enréalité le lama Djordni Den) la société des Verts,parente de la société Thulé, avait son origine au Tibet.À Berlin, un moine tibétain, surnommé « l’homme aux

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gants verts » et qui fit annoncer trois fois dans lapresse, avec exactitude, le nombre des députéshitlériens envoyés au Reichstag, recevait régulièrementHitler. Il était, disaient les initiés, « détenteur des clefsqui ouvrent le « royaume d’Agarthi » ».

Voilà qui nous ramène à Thulé. Au moment où MeinKampf est publié, paraît aussi le livre du RusseOssendovski, Hommes, Bêtes et Dieux, dans lequel setrouvent prononcés publiquement pour la première foisles noms de Schamballah et d’Agarthi. On retrouveraces noms sur les lèvres de responsables del’Ahnenerbe au procès de Nuremberg.

Nous sommes en 1925(81). Le parti national-socialiste commence à recruter activement. HorstWessel, homme de main de Horbiger, organise lestroupes de choc. Il est abattu par les communistesl’année suivante. À sa mémoire, le poète Ewerscompose un chant qui deviendra l’hymne sacré dumouvement. Ewers, qui est un Lovecraft allemand, s’estinscrit d’enthousiasme au parti, parce qu’il y voit, àl’origine, « l’expression la plus forte des puissancesnoires ».

Ces puissances noires, les sept hommes fondateurs,qui rêvent de « changer la vie », sont certains,physiquement et spirituellement certains, d’être portéspar elles. Si nos renseignements sont exacts, le serment

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qui les rassemble, le mythe auquel ils se réfèrent pour ypuiser énergie, confiance, chance, ont leur source dansune légende tibétaine. Voici trente ou quarante siècles,existait dans le Gobi une haute civilisation. À la suited’une catastrophe, peut-être atomique, le Gobi futtransformé en un désert et les rescapés émigrèrent, lesuns vers la pointe nord de l’Europe, les autres vers leCaucase. Le Dieu Thor, les légendes nordiques, auraitété un des héros de cette migration.

Les « initiés » du groupe Thulé étaient persuadés queces émigrés du Gobi composaient la race fondamentalede l’humanité, la souche aryenne. Haushoffer enseignaitla nécessité d’un « retour aux sources », c’est-à-dire lanécessité de conquérir toute l’Europe orientale, leTurkestan, le Pamir, le Gobi et le Tibet. Ces paysconstituaient à ses yeux la « région-cœur » et quiconquecontrôle cette région contrôle le globe.

D’après la légende, telle qu’elle fut rapportée sansdoute à Haushoffer vers 1905, et telle que la raconte àsa manière René Guénon dans Le Roi du Monde, aprèsle cataclysme du Gobi, les maîtres de la hautecivilisation, les détenteurs de la connaissance, les filsdes Intelligences du Dehors, s’installèrent dans unimmense système de cavernes sous les Himalayas. Aucœur de ces cavernes, ils se scindèrent en deuxgroupes, l’un suivant « la voie de la main droite »,

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l’autre « la voie de la main gauche ». La première voieaurait son centre à Agarthi, lieu de contemplation, citécachée du bien, temple de la non-participation aumonde. La seconde passerait par Schamballah, cité dela violence et de la puissance, dont les forcescommandent aux éléments, aux masses humaines, ethâtent l’arrivée de l’humanité à la « charnière destemps ». Aux mages conducteurs de peuples, il seraitpossible de faire un pacte avec Schamballah,moyennant serments et sacrifices.

En Autriche, le groupe Edelweiss annonçait en 1928qu’un nouveau messie était né. En Angleterre, sirMusely et Bellamy proclamaient au nom de la doctrinehorbigérienne que la lumière avait touché l’Allemagne.En Amérique, apparaissaient les « Chemins d’Argent »du colonel Ballard. Un certain nombre de grandsAnglais cherchent à alerter l’opinion contre cemouvement où ils voient d’abord une menacespirituelle, la montée d’une religion luciférienne.Kipling fait supprimer la croix gammée qui orne lacouverture de ses livres. Lord Tweedsmuir, qui écritsous le nom de John Buchan, fait paraître deux romansà clefs : Le Jugement de l’Aube et Un Prince encaptivité, qui contiennent une description des dangersque peut faire courir à la civilisation occidentale une« centrale d’énergies » intellectuelles, spirituelles,magiques, orientée vers le grand mal. Saint-Georges

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Saunders dénonce, dans Les Sept Dormeurs et LeRoyaume Caché, les sombres flammes de l’ésotérismenazi et son inspiration « tibétaine ».

C’est en 1926 que s’installe à Berlin et à Munich unepetite colonie hindoue et tibétaine. Au moment del’entrée des Russes dans Berlin, on trouvera, parmi lescadavres, un millier de volontaires de la mort enuniforme allemand, sans papiers ni insignes, de racehimalayenne. Dès que le mouvement commence àdisposer de grands moyens financiers, il organise demultiples expéditions au Tibet qui se succéderontpratiquement sans interruption jusqu’en 1943.

Les membres du groupe Thulé devaient recevoir ladomination matérielle du monde, ils devaient êtreprotégés contre tous dangers, et leur action s’étendraitsur mille années, jusqu’au prochain déluge. Ilss’engageaient à mourir de leur propre main s’ilscommettaient une faute qui romprait le pacte et àaccomplit des sacrifices humains. L’extermination desbohémiens (750 000 morts) ne semble avoir que desraisons « magiques ». Wolfram Sievers fut désignécomme l’exécuteur, le bourreau sacrificiel, l’égorgeurrituel. Nous y reviendrons tout à l’heure, mais il est bond’éclairer tout de suite, avec la « lumière interdite »qui convient, un des aspects de l’effrayant problèmeposé à la conscience moderne par ces exterminations.

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Dans l’esprit des plus grands responsables, il s’agissaitde vaincre l’indifférence des Puissances, d’attirer leurattention. Des Mayas aux Nazis, c’est là le sensmagique des sacrifices humains. On s’est souventétonné de l’indifférence des chefs suprêmes del’assassinat, au cours du procès de Nuremberg. Unebelle et terrible parole que Merrit place dans la bouched’un de ses héros, au cours de son roman : LesHabitants du Mirage, peut aider à comprendre cetteattitude : « J’avais oublié, comme je les oubliais chaquefois, les victimes du sacrifice, dans la sombreexcitation du rituel… »

Le 14 mars 1946, Karl Haushoffer tuait son épouse,Martha, et se donnait la mort, selon la traditionjaponaise. Aucun monument, aucune croix ne marque satombe. Il avait tardivement appris l’exécution, au campde Moabit, de son fils Albrecht, arrêté avec lesorganisateurs du complot contre Hitler et de l’attentatmanqué du 20 juillet 1944. Dans la poche du vêtementsanglant d’Albrecht, on trouva un manuscrit de poèmes :

Pour mon père le destin avait parléIl dépendit une fois de plusDe repousser le démon dans sa geôleMon père a brisé le sceau

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Il n’a pas senti le souffle du malinIl a lâché le démon par le monde…

Tout cet exposé, dans sa rapidité et sa fataleincohérence, n’exprime qu’un faisceau de coïncidences,de recoupements, de signes, de présomptions. Il va desoi que les éléments réunis ici selon notre méthoden’excluent absolument pas les explications duphénomène hitlérien par la politique et l’économie. Ilva de soi aussi que tout, dans l’esprit et même dansl’inconscient des hommes dont nous parlons, n’a pasété déterminé par de telles croyances. Mais les follesimages que nous décrivons, prises pour telles ou pourdes réalités, ont hanté ces cerveaux, à un moment ou àun autre : cela au moins nous paraît sûr.

Or, nos rêves ne s’effacent pas plus au fond de nousque les étoiles du ciel quand le jour revient. Ilscontinuent de luire derrière nos sentiments, nospensées, nos actes. Il y a les faits, et il y a un sous-soldes faits ; c’est ce que nous explorons.

Ou plutôt, nous signalons, avec les quelques repèresà notre disposition, qu’il y aurait lieu d’explorer. Nousne voulons et ne pouvons dire qu’une chose : c’est que,dans ce sous-sol, il fait plus noir que vous ne pensez.

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X

Himmler et le problème à l’envers. – Le tournant de 1934. – L’OrdreNoir au pouvoir. – Les moines guerriers à tête de mort. –L’initiation dans les Burgs. – La dernière prière de Sievers. – Lesétranges travaux de l’Ahnenerbe. – Le grand-prêtre FrédéricHielscher. – Une note oubliée de Jünger. – Le sens d’une guerre etd’une victoire.

C’était le farouche hiver de 1942. Les meilleurssoldats allemands et la fleur de la S.S. pour la premièrefois n’avançaient plus, brusquement pétrifiés dans lestrous de la plaine russe. L’Angleterre entêtée sepréparait à de futurs combats et l’Amérique allaitbientôt s’ébranler. Un matin de cet hiver, à Berlin, legros docteur Kersten, aux mains chargées de fluide,trouva son client, le Reichsführer, Himmler, triste etdéfait.

« Cher monsieur Kersten, je suis dans une terribledétresse. »

Commençait-il à douter de la victoire ? Mais non. Ildéboutonna son pantalon pour se faire masser le ventre,et se mit à parler, allongé, les yeux au plafond. Ilexpliqua : le Führer avait compris qu’il n’y aurait pas

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de paix sur terre tant qu’un seul Juif demeureraitvivant… « Alors, ajouta Himmler, il m’a ordonné deliquider immédiatement tous les Juifs en notrepossession.» Ses mains, longues et sèches, reposaientsur le divan, inertes, comme gelées. Il se tut.

Kersten, stupéfait, voyait percer un sentiment de pitiéchez le maître de l’Ordre Noir et sa terreur futtraversée par l’espoir :

« Oui, oui, répondit-il, au fond de votre conscience,vous n’approuvez pas cette atrocité… je comprendsvotre affreuse tristesse.

— Mais ce n’est pas cela ! Pas du tout ! s’écriaHimmler en se redressant. Vous ne comprenez rien ! »

Hitler l’avait convoqué. Il lui avait demandé desupprimer tout de suite cinq à six millions de Juifs.C’était un très gros travail, et Himmler était fatigué, etpuis il avait énormément à faire en ce moment. C’étaitinhumain d’exiger de lui ce surcroît d’effort dans lesjours à venir. Vraiment inhumain. C’est ce qu’il avaitlaissé entendre à son chef bien-aimé et le chef bien-aimé n’avait pas été content, il était entré dans unegrosse colère, et maintenant Himmler était très triste des’être laissé aller à un moment d’épuisement etd’égoïsme(82).

Comment comprendre cette formidable inversion desvaleurs ? On ne saurait y parvenir en invoquant

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seulement la folie. Tout se passe dans un universparallèle au nôtre, dont les structures et les lois sontradicalement différentes. Le physicien George Gamovimagine un univers parallèle dans lequel, par exemple,la boule du billard japonais entrerait dans deux trous àla fois. L’univers dans lequel vivent des hommescomme Himmler est pour le moins aussi étranger aunôtre que celui de Gamov. L’homme vrai, l’initié deThulé, est en communication avec les Puissances ettoute son énergie est orientée vers un changement de lavie sur le globe. Le médium demande à un homme vraide liquider quelques millions de faux hommes ?D’accord, mais le moment est mal choisi. Il fautabsolument ? Tout de suite ? Eh bien, oui. Hissons-nousencore un peu au-dessus de nous-même, sacrifions-nousencore davantage…

Le 20 mai 1945, des soldats britanniques arrêtèrentau pont de Berweverde, à 25 milles à l’ouest deLüneburg, un homme grand, à la tête ronde et auxépaules étroites, porteur de papiers au nom deHitzinger. On le conduisit à la police militaire. Il étaiten civil et portait un bandeau sur l’œil droit. Pendanttrois jours, les officiers britanniques cherchèrent àpercer sa véritable identité. À la fin, lassé, il ôta sonbandeau et dit : « Je m’appelle Heinrich Himmler. » Onne le crut pas. Il insista. Pour l’éprouver, on l’obligea àse mettre nu. Puis on lui offrit le choix entre des

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vêtements américains et une couverture. Il s’enveloppadans la couverture. Un enquêteur voulut s’assurer qu’ilne dissimulait rien dans l’intimité de son corps. Unautre le pria d’ouvrir la bouche. Alors, le prisonnierécrasa une ampoule de cyanure dissimulée dans unedent et tomba. Trois jours après, un commandant ettrois sous-officiers prirent livraison du corps. Ils serendirent dans la forêt proche de Lüneburg, creusèrentune fosse, y jetèrent le cadavre, puis aplanirentsoigneusement le sol. Nul ne sait exactement où reposeHimmler, sous quelles branches pépiantes achève de sedécomposer la chair de celui qui se prenait pour laréincarnation de l’empereur Henri Ier, dit l’Oiseleur.

Himmler vivant, traîné au procès de Nuremberg,qu’eût-il pu dire pour sa défense ? Il n’y avait pas delangage commun avec les membres du jury. Il n’habitaitpas de ce côté-ci du monde. Il appartenait tout entier àun autre ordre des choses et de l’esprit. C’était unmoine combattant d’une autre planète. « On n’a pasencore pu expliquer d’une manière satisfaisante, dit lerapporteur Poetel, les arrière-plans psychologiques quiont engendré Auschwitz et tout ce que ce nom peutreprésenter. Au fond, les procès de Nuremberg n’ontpas apporté non plus beaucoup de lumière etl’abondance des explications psychanalytiques, quidéclaraient tout de go que des nations entières

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pouvaient perdre leur équilibre mental de la mêmefaçon que des individus isolés, n’a fait qu’embrouillerle problème. Ce qui se passait dans la cervelle de genscomme Himmler et ses pareils quand ils donnaient desordres d’extermination, personne ne le sait. » En noussituant au niveau de ce que nous appelons le réalismefantastique, il nous semble commencer à le savoir.

Denis de Rougemont disait d’Hitler : « Certainspensent, pour l’avoir éprouvé en sa présence, par uneespèce de frisson d’horreur sacrée, qu’il est le sièged’une Domination, d’un Trône ou d’une Puissance,ainsi que saint Paul désigne les esprits de second rang,qui peuvent aussi échoir dans un corps d’hommequelconque et l’occuper comme une garnison. Je l’aientendu prononcer un de ses grands discours. D’où luivient le pouvoir surhumain qu’il développe ? Uneénergie de cette nature, on sent très bien qu’elle n’estpas de l’individu, et même qu’elle ne saurait semanifester qu’autant que l’individu ne compte pas, n’estque le support d’une puissance qui échappe à notrepsychologie. Ce que je dis là serait du romantisme dela plus basse espèce si l’œuvre accomplie par cethomme – et j’entends bien par cette puissance à traverslui – n’était une réalité qui provoque la stupeur dusiècle. »

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Or, durant la montée au pouvoir, Hitler, qui a reçul’enseignement d’Eckardt et de Haushoffer, sembleavoir voulu user des Puissances mises à sa disposition,ou plutôt passant à travers lui, dans le sens d’uneambition politique et nationaliste somme toute assezbornée. C’est à l’origine un petit bonhomme agité parune forte passion patriotique et sociale. Il s’emploie audegré inférieur : son rêve a des frontières.Miraculeusement, le voici porté en avant, et tout luiréussit. Mais le médium à travers qui circulent desénergies n’en comprend pas nécessairement l’ampleuret la direction.

Il danse sur une musique qui n’est pas de lui.Jusqu’en 1934, il croit que les pas qu’il exécute sontles bons. Or, il n’est pas tout à fait dans le rythme. Ilcroit qu’il n’a plus qu’à se servir des Puissances. Maison ne se sert pas des Puissances : on les sert. Telle estla signification (ou l’une des significations) duchangement fondamental qui intervient pendant etimmédiatement après la purge de juin 1934. Lemouvement dont Hitler lui-même a cru qu’il devait êtrenational et socialiste, devient ce qu’il devait être,épouse plus étroitement la doctrine secrète. Hitlern’osera jamais demander de comptes sur le « suicide »de Strasser, et on lui fait signer l’ordre qui élève laS.S. au rang d’une organisation autonome, supérieure au

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parti. Joachim Gunthe écrit dans une revue allemandeaprès la débâcle : « L’idée vitale qui animait la S.A. futvaincue le 30 juin 1934, par une idée purementsatanique, celle de la S.S. » « Il est difficile de préciserle jour où Hitler conçut le rêve de la mutationbiologique », dit le docteur Delmas. L’idée de lamutation biologique n’est qu’un des aspects del’appareil ésotérique auquel le mouvement nazi s’ajustemieux à partir de cette époque où le médium devient,non point un fou total, comme le pense Rauschning,mais un instrument plus docile et le tambour d’unemarche infiniment plus ambitieuse que la marche aupouvoir d’un parti, d’une nation, et même d’une race.

C’est Himmler qui est chargé de l’organisation de laS.S. non comme une compagnie policière, mais commeun véritable ordre religieux, hiérarchisé, des frères laisaux supérieurs. Dans les hautes sphères se trouvent lesresponsables conscients d’un Ordre Noir, dontl’existence ne fut d’ailleurs jamais officiellementreconnue par le gouvernement national-socialiste. Ausein même du parti, on parlait de ceux qui étaient dansle coup du cercle intérieur », mais jamais unedésignation légale ne fut donnée. Il semble certain quela doctrine, jamais pleinement explicitée, reposait surla croyance absolue en des pouvoirs dépassant lespouvoirs humains ordinaires. Dans les religions, ondistingue la théologie, considérée comme une science,

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de la mystique, intuitive et incommunicable. Lestravaux de la société Ahnenerbe, dont il sera questionplus loin, sont l’aspect théologique, l’Ordre Noir estl’aspect mystique de la religion des Seigneurs deThulé.

Ce qu’il faut bien saisir, c’est qu’à partir du momentoù toute l’œuvre de rassemblement et d’excitation duparti hitlérien change de direction, ou plutôt est plussévèrement orientée dans le sens de la doctrine secrète,plus ou moins bien comprise, plus ou moins bienappliquée, jusqu’ici, par le médium placé aux postes depropagande, nous ne sommes plus en présence d’unmouvement national et politique. Les thèmes vont, engros, demeurer les mêmes, mais il ne s’agira plus quedu langage exotérique tenu aux foules, d’unedescription des buts immédiats, derrière lesquels il y ad’autres buts. « Plus rien n’a compté que la poursuiteinlassable d’un rêve inouï. Désormais, si Hitler avaiteu à sa disposition un peuple pouvant mieux que lepeuple allemand servir à l’avènement de sa suprêmepensée, il n’eût pas hésité à sacrifier le peupleallemand. » Non point « sa suprême pensée », mais lasuprême pensée d’un groupe magique agissant à traverslui. Brasillach reconnaît « qu’il sacrifierait tout lebonheur humain, le sien et celui de son peuple par-dessus le marché, si le mystérieux devoir auquel il

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obéit le lui commandait. »« Je vais vous livrer un secret, dit Hitler à

Rauschning ; je fonde un ordre. » Il évoque les Burgs oùune première initiation aura lieu. Et il ajoute : « C’estde la que sortira le second degré, celui de l’hommemesure et centre du monde, de l’homme-Dieu.L’homme-Dieu, la figure splendide de l’Être, seracomme une image du culte… Mais il y a encore desdegrés dont il ne m’est pas permis de parler… »

Centrale d’énergie bâtie autour de la centrale mère,l’Ordre Noir isole tous ses membres du monde, aquelque degré initiatique qu’ils appartiennent. « Bienentendu, écrit Poetel, ce n’est qu’un tout petit cercle dehauts gradés et de grands chefs S.S. qui furent aucourant des théories et des revendications essentielles.Les membres des diverses formations « préparatoires »n’en furent informés que lorsqu’on leur imposa, avantde se marier, de demander le consentement de leurschefs, ou qu’on les plaça sous une juridiction propre,extrêmement rigoureuse d’ailleurs, mais dont l’effetétait de les soustraire à la compétence de l’autoritécivile. Ils virent alors qu’en dehors des lois de l’Ordreils n’avaient aucun autre devoir, et qu’il n’y avait pluspour eux d’existence privée. »

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Les moines(83) combattants, les S.S. à tête de mort(qu’il importe de ne pas confondre avec d’autresgroupements dont la Waffen S.S., composés de frèresconvers ou de tertiaires de l’Ordre, ou encore demécaniques humaines construites à l’imitation duvéritable S.S., comme des reproductions en creux dumodèle), recevront la première initiation dans desBurgs. Mais ils seront d’abord passés par le séminaire,la Napola. Inaugurant une de ces Napola, ou écolespréparatoires, Himmler ramène la doctrine à son pluspetit dénominateur commun : « Croire, obéir, combattre,un point c’est tout. » Ce sont des écoles où, comme ledit le Schwarze Korps du 26 novembre 1942, « onapprend à donner et à recevoir la mort ». Plus tard,s’ils en sont dignes, les cadets reçus dans les Burgscomprendront que « recevoir la mort » peut êtreinterprété dans le sens « mourir à soi-même ». Maiss’ils ne sont pas dignes, c’est la mort physique qu’ilsrecevront sur les champs de bataille. « La tragédie dela grandeur est d’avoir à fouler des cadavres. » Etqu’importe ? Tous les hommes n’ont pas d’existencevéritable, et il y a une hiérarchie d’existence, del’homme-semblant au grand mage. À peine sorti dunéant, que le cadet y retourne, ayant entr’aperçu, pourson salut, le chemin qui mène à la figure splendide del’Être…

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C’est dans les Burgs que l’on prononçait les vœux, etque l’on entrait dans une « destinée surhumaineirréversible ». L’Ordre Noir traduit en actes lesmenaces du docteur Ley : « Celui à qui le parti retirerale droit à la chemise brune, – il faut que chacun de nousle sache bien – celui-là ne perdra pas seulement sesfonctions, mais il sera anéanti, dans sa personne, danscelles de sa famille, de sa femme et de ses enfants.Telles sont les dures lois, les lois impitoyables denotre Ordre. »

Nous voici hors du monde. Il n’est plus question del’Allemagne éternelle ou de l’État national-socialiste,mais de la préparation magique à la venue de l’homme-dieu, de l’homme d’après l’homme que les Puissancesenverront sur la Terre, quand nous aurons modifiél’équilibre des forces spirituelles. La cérémonie oùl’on recevait la rune S.S. devait assez ressembler à ceque décrit Reinhold Schneider quand il évoque lesmembres de l’Ordre Teutonique, dans la grande salledu Remter de Marienbourg, s’inclinant sous les vœuxqui faisaient désormais d’eux l’Église Militante : « Ilsvenaient de pays aux visages divers, d’une vie agitée.Ils entraient dans l’austérité fermée de ce château etabandonnaient leurs boucliers personnels dont lesarmes avaient été portées par quatre ancêtres au moins.Maintenant, leur blason serait la croix qui ordonne demener le combat le plus grave qui soit et qui assure la

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vie éternelle. » Celui qui sait ne parle pas : il n’existeaucune description de la cérémonie initiatique dans lesBurgs, mais on sait qu’une telle cérémonie avait lieu.On la nommait « cérémonie de l’Air Épais », parallusion à l’atmosphère de tension extraordinaire quirégnait et ne se dissipait que lorsque les vœux avaientété prononcés. Des occultistes comme Lewis Spenceont voulu y voir une messe noire dans la pure traditionsatanique. À l’opposé, Willi Frieschauer, dans sonouvrage sur Himmler, interprète « l’Air Épais » commele moment d’abrutissement absolu des participants.Entre ces deux thèses il y a place pour uneinterprétation à la fois plus réaliste et donc plusfantastique.

Destinée irréversible : des plans furent conçus pourisoler le S.S. tête de mort du monde des « hommes-semblant » durant toute sa vie. On projeta de créer descités, des villages de vétérans répartis à travers lemonde et ne relevant que de l’administration et del’autorité de l’Ordre. Mais Himmler et ses « frères »conçurent un rêve plus vaste. Le monde aurait pourmodèle un État S.S. souverain. « À la conférence de lapaix, dit Himmler, en mars 1943, le monde apprendraque la vieille Bourgogne va ressusciter, ce pays qui futautrefois la terre des sciences et des arts et que laFrance a ravalé au rang d’appendice conservé dans la

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vinasse. L’État souverain de Bourgogne, avec sonarmée, ses lois, sa monnaie, ses postes, sera l’Étatmodèle S.S. Il comprendra la Suisse romande, laPicardie, la Champagne, la Franche-Comté, le Hainautet le Luxembourg. La langue officielle sera l’allemand,bien entendu. Le parti national-socialiste n’y auraaucune autorité. Seule la S.S. gouvernera, et le mondesera à la fois stupéfait et émerveillé par cet État où lesconceptions du monde S.S. se trouveront appliquées. »

Le véritable S.S. de formation « initiatique » sesitue, à ses propres yeux, au-delà du bien et du mal.« L’organisation de Himmler ne compte pas sur l’aidefanatique de sadiques qui recherchent la volonté dumeurtre : elle compte sur des hommes nouveaux. » Horsdu « cercle intérieur », qui comprend les « têtes demort », leurs chefs, plus proches de la doctrine secrète,selon leur rang, et dont le centre est Thulé, le saint dessaints, il y a le S.S. de type moyen, qui n’est qu’unemachine sans âme, un robot de service. On l’obtient parfabrication standard, à partir de « qualités négatives ».Sa production ne relève pas de la doctrine, mais desimples méthodes de dressage. « Il ne s’agit point desupprimer l’inégalité parmi les hommes, mais aucontraire de l’amplifier et d’en faire une loi protégéepar des barrières infranchissables, dit Hitler… Quel

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aspect prendra le futur ordre social ? Mes camarades,je vais vous le dire : il y aura une classe de seigneurs, ily aura la foule des divers membres du parti classéshiérarchiquement, il y aura la grande masse desanonymes, la collectivité des serviteurs, des mineurs àperpétuité, et au-dessous encore, la classe des étrangersconquis, les esclaves modernes. Et au-dessus de toutcela, une nouvelle haute noblesse dont je ne puisparler… Mais ces plans doivent être ignorés dessimples militants… »

Le monde est une matière à transformer pour qu’uneénergie s’en dégage, concentrée par des mages, uneénergie psychique susceptible d’attirer les Puissancesdu Dehors, les Supérieurs Inconnus, les Maîtres duCosmos. L’activité de l’Ordre Noir ne répond à aucunenécessité politique ou militaire : elle répond à unenécessité magique. Les camps de concentrationprocèdent de la magie imitative : ils sont un actesymbolique, une maquette. Tous les peuples serontarrachés à leurs racines, changés en une immensepopulation nomade, en une matière brute sur laquelle ilsera loisible d’agir, et d’où s’élèvera la fleur : l’hommeen contact avec les dieux. C’est le modèle en creux(comme Barbey d’Aurevilly disait : l’enfer, c’est le cielen creux) de la planète devenue le champ des laboursmagiques de l’Ordre Noir.

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Dans l’enseignement des Burgs, une partie de ladoctrine secrète est transmise par la formule suivante :« Il n’existe que le Cosmos, ou l’Univers, être vivant.Toutes les choses, tous les êtres, y compris l’homme,ne sont que des formes diverses s’amplifiant au coursdes âges de l’universel vivant. » Nous ne sommes pasvivants nous-mêmes tant que nous n’avons pas prisconscience de cet Être qui nous entoure, nous englobeet prépare à travers nous d’autres formes. La créationn’est pas achevée, l’Esprit du Cosmos n’a pas trouvéson repos, soyons attentifs à ses ordres que des dieuxnous transmettent, nous autres, mages farouches,boulangers de la sanglante et aveugle pâte humaine !Les fours d’Auschwitz : rituel.

Le colonel S.S. Wolfram Sievers, qui s’était borné àune défense purement rationnelle, demanda, avantd’entrer dans la chambre de pendaison, qu’on le laissâtune dernière fois célébrer son culte, dire demystérieuses prières. Puis il livra son cou au bourreau,impassible.

Il avait été l’administrateur général de l’Ahnenerbeet c’est comme tel qu’il fut condamné à mort àNuremberg. La société d’étude pour l’héritage de sesAncêtres, Ahnenerbe, avait été fondée à titre privé par

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le maître spirituel de Sievers, Frédéric Hielscher,mystique ami de l’explorateur suédois Sven Hedin,lequel était en rapports étroits avec Haushoffer. SvenHedin, spécialiste de l’Extrême-Orient, avaitlonguement vécu au Tibet et joua un rôled’intermédiaire important dans l’établissement desdoctrines ésotériques nazies. Frédéric Hielscher ne futjamais nazi et entretint même des relations avec lephilosophe juif Martin Buber. Mais ses thèsesprofondes rejoignaient les positions « magiques » desgrands maîtres du national-socialisme. Himmler, en1935, deux ans après la fondation, fit de l’Ahnenerbeune organisation officielle, rattachée à l’Ordre Noir.Les buts déclarés étaient : « Rechercher la localisation,l’esprit, les actes, l’héritage de la race indo-germanique et communiquer au peuple, sous une formeintéressante, les résultats de ces recherches.L’exécution de cette mission doit se faire en employantdes méthodes d’exactitude scientifique. » Toutel’organisation rationnelle allemande mise au service del’irrationnel. En janvier 1939, l’Ahnenerbe étaitpurement et simplement incorporée à la S.S. et seschefs intégrés dans l’état-major personnel d’Himmler.À ce moment, elle disposait de cinquante institutsdirigés par le professeur Wurst, spécialiste des ancienstextes sacrés et qui avait enseigné le sanskrit àl’Université de Munich.

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Il semble que l’Allemagne ait dépensé plus, pour lesrecherches de l’Ahnenerbe, que l’Amérique pour lafabrication de la première bombe atomique. Cesrecherches allaient de l’activité scientifiqueproprement dite à l’étude des pratiques occultes, de lavivisection pratiquée sur les prisonniers à l’espionnagedes sociétés secrètes. Il y eut des pourparlers avecSkorzeny pour organiser une expédition dont l’objetétait de voler le Saint Graal, et Himmler créa unesection spéciale, un service de renseignements charge« du domaine du surnaturel ».

La liste des rapports établis à grands frais parl’Ahnenerbe confond l’imagination : présence de laconfrérie Rose-Croix, symbolisme de la suppression dela harpe dans l’Ulster, signification occulte destourelles gothiques et des chapeaux hauts de formed’Eton, etc. Quand les armées se préparent à évacuerNaples, Himmler multiplie les ordres pour que l’onn’oublie surtout pas d’emporter la vaste pierre tombaledu dernier empereur Hohenstaufen. En 1943, après lachute de Mussolini, le Reichsführer réunit dans unevilla des environs de Berlin les six plus grandsoccultistes d’Allemagne pour découvrir le lieu où leDuce est retenu prisonnier. Les conférences d’état-major commencent par une séance de concentrationyogique. Au Tibet, sur ordre de Sievers, le docteurScheffer prend de multiples contacts dans les

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lamaseries. Il ramène à Munich, pour les études« scientifiques », des chevaux « aryens » et des abeilles« aryennes » dont le miel a des vertus particulières.

Durant la guerre, Sievers organise, dans les campsde déportés, les horribles expériences qui ont faitdepuis l’objet de plusieurs livres noirs. L’Ahnenerbes’est « enrichie » d’un « Institut de recherchesscientifiques de défense nationale » qui dispose « detoutes les possibilités données à Dachau ». Leprofesseur Hirt, qui dirige ces instituts, se constitue unecollection de squelettes typiquement israélites. Sieverspasse commande à l’armée d’invasion en Russie d’unecollection de crânes de commissaires juifs. Quand, àNuremberg, on évoque ces crimes, Sievers demeure àdistance de tout sentiment humain normal, étranger àtoute pitié, il est ailleurs. Il écoute d’autres voix.

Hielscher a sans doute joué un rôle important dansl’élaboration de la doctrine secrète. Hors de cettedoctrine, l’attitude de Sievers, comme celle des autresgrands responsables, reste incompréhensible. Lestermes « monstruosité morale », « cruauté mentale »,folie, n’expliquent rien. Sur le maître spirituel deSievers, on ne sait presque rien. Mais Ernst Jünger enparle dans le journal qu’il tint durant ses annéesd’occupation à Paris. Le traducteur français n’a pasretenu une notation capitale à nos yeux. C’est qu’en

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effet son sens n’éclate que dans l’explication « réaliste-fantastique » du phénomène nazi.

À la date du 14 octobre 1943, Jünger écrit :« Le soir, visite de Bogo. (Par prudence, Jünger

revêt les hauts personnages de pseudonymes. Bogo,c’est Hielscher, comme Kniebolo est Hitler.) En uneépoque si pauvre en forces originales, il m’apparaîtcomme l’une de mes relations sur qui j’ai le plusréfléchi sans parvenir à me former un jugement. J’ai crujadis qu’il entrerait dans l’histoire de notre époquecomme un de ces personnages peu connus, mais d’uneextraordinaire finesse d’esprit. Je pense à présent qu’iltiendra un plus grand rôle. Beaucoup, sinon la plupartdes jeunes intellectuels de la génération qui est devenueadulte après la grande guerre, ont été traversés par soninfluence et sont souvent passés par son école… Il aconfirmé un soupçon que je nourris depuis longtemps,celui qu’il a fondé une Église. Il se situe maintenant au-delà de la dogmatique et s’est déjà avancé très loindans la liturgie. Il m’a montré une série de chants et uncycle de fêtes, « l’année païenne », qui englobe touteune ordonnance de dieux, de couleurs, de bêtes, demets, de pierres, de plantes. J’y ai vu que laconsécration de la lumière se célèbre le 2 février… »

Et Jünger ajoute, confirmant notre thèse :« J’ai pu constater chez Bogo un changement

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fondamental qui me semble caractéristique de toutenotre élite : il se rue dans les domaines métaphysiquesavec tout l’élan d’une pensée modelée par lerationalisme.

Ceci m’avait déjà frappé chez Spengler et compteparmi les présages favorables. On pourrait dire en grosque le XIXe siècle a été un siècle rationnel et que leXXe est celui des cultes. Kniebolo (Hitler) en vit lui-même, d’où la totale incapacité des esprits libéraux àvoir seulement le lieu où il se tient. »

Hielscher, qui n’avait pas été inquiété, vinttémoigner pour Sievers au procès de Nuremberg. Ils’en tint, devant les juges, à des diversions politiques età des propos volontairement absurdes sur les races etles tribus ancestrales. Il demanda la faveurd’accompagner Sievers à la potence, et c’est avec luique le condamné dit les prières particulières à un cultedont celui-ci ne parla jamais au cours desinterrogatoires. Puis il rentra dans l’ombre.

Ils voulaient changer la vie et la mélanger à la mortd’une autre façon. Ils préparaient la venue du SupérieurInconnu. Ils avaient une conception magique du mondeet de l’homme. Ils y avaient sacrifié toute la jeunessede leur pays et offert aux dieux un océan de sang

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humain. Ils avaient tout fait pour se concilier la Volontédes Puissances. Ils haïssaient la civilisationoccidentale moderne, qu’elle soit bourgeoise ououvrière, ici son humanisme fade et là son matérialismeborné. Ils devaient vaincre, car ils étaient porteurs d’unfeu que leurs ennemis, capitalistes ou marxistes, avaientdepuis longtemps laissé mourir chez eux, s’étantendormis dans une idée du destin plate et limitée. Ilsseraient les maîtres pour un millénaire, car ils étaientdu côté des mages, des grands prêtres, des démiurges…Et voilà qu’ils étaient vaincus, écrasés, jugés, humiliés,par des gens ordinaires, mâchonneurs de chewing-gumou buveurs de vodka ; des gens sans aucune sorte dedélire sacré, aux croyances courtes et aux buts à ras deterre. Des gens du monde de la surface, positifs,rationnels, moraux, hommes simplement humains. Desmillions de bonshommes de bonne volonté faisaientéchec à la Volonté des chevaliers des ténèbresétincelantes ! À l’est, ces lourdauds, mécanisés, àl’ouest, ces puritains aux os mous, avaient construit enquantité supérieure des tanks, des avions, des canons.Et ils possédaient la bombe atomique, eux qui nesavaient pas ce qu’étaient les grandes énergiescachées ! Et maintenant, comme les escargots aprèsl’averse, sortis de la pluie de fer, des Juges binoclards,des professeurs de droit humanitaire, de vertuhorizontale, des docteurs en médiocrité, barytons de

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l’Armée du Salut, brancardiers de la Croix-Rouge,naïfs braillards des « lendemains qui chantent »,venaient à Nuremberg faire des leçons de moraleprimaire aux Seigneurs, aux moines combattants quiavaient signé le pacte avec les Puissances, auxSacrificateurs qui lisaient dans le miroir noir, auxalliés de Schamballah, aux héritiers du Graal ! Et ils lesenvoyaient à la potence en les traitant de criminels etde fous enragés !

Ce que ne pouvaient comprendre les accusés deNuremberg et leurs chefs qui s’étaient suicidés, c’estque la civilisation qui venait de triompher était, elleaussi et plus sûrement, une civilisation spirituelle, unformidable mouvement qui, de Chicago à Tachkent,entraîne l’humanité vers un plus haut destin. Ils avaientrévoqué en doute la Raison et lui avaient substitué lamagie. C’est qu’en effet la Raison cartésienne nerecouvre pas le tout de l’homme, le tout de saconnaissance. Ils l’avaient mise en sommeil. Or, lesommeil de la raison engendre les monstres. Ce qui sepassait en face, c’est que la raison, non point endormie,mais au contraire poussée à ses extrémités, rejoignaitpar un chemin plus haut les mystères de l’esprit, dessecrets de l’énergie, des harmonies universelles. Àforce de rationalité exigeante, dans le fantastiqueapparaît les monstres engendrés par le sommeil de laraison, ils n’en sont que la noire caricature. Mais les

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juges de Nuremberg, mais les porte-parole de lacivilisation victorieuse ne savaient pas eux-mêmes quecette guerre avait été une guerre spirituelle. Ilsn’avaient pas de leur propre monde une assez hautevision. Ils croyaient seulement que le Bienl’emporterait sur le Mal, sans avoir vu la profondeur dumal vaincu et la hauteur du bien triomphant. Lesmystiques guerriers allemands et japonais s’imaginaientplus magiciens qu’ils ne l’étaient en réalité. Lescivilisés qui les avaient battus n’avaient pas prisconscience du sens magique supérieur que prenait leurpropre monde. Ils parlaient de la Raison, de la Justice,de la Liberté, du Respect de la Vie, etc., sur un plan quin’était déjà plus celui de cette deuxième moitié duXXe siècle où la connaissance s’est transformée, où lepassage à un autre état de la conscience humaine estdevenu perceptible.

Il est vrai que les nazis devaient gagner, si le mondemoderne n’avait été que ce qu’il est encore aux yeux dela plupart d’entre nous : l’héritage pur et simple duXIXe siècle matérialiste et scientiste, et de la penséebourgeoise qui considère la Terre comme un lieu àaménager pour en mieux jouir. Il y a deux diables.Celui qui transforme l’ordre divin en désordre et celuiqui transforme l’ordre en un autre ordre, non divin.L’Ordre Noir devait l’emporter sur une civilisation

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qu’il jugeait tombée au niveau des seuls appétitsmatériels, enveloppés de morale hypocrite. Mais ellen’était pas que cela. Une figure nouvelle apparaissaitau cours du martyre que les nazis lui infligeaient,comme le Visage sur le Saint Suaire. De la montée del’intelligence dans les masses à la physique nucléaire,de la psychologie des sommets de la conscience auxfusées interplanétaires, une alchimie s’opérait, lapromesse se dessinait d’une transmutation del’humanité, d’une ascension du vivant. Cela ne sevoyait peut-être pas de façon évidente, et des esprits àdemi profonds regrettaient les temps très anciens de latradition spirituelle, ayant ainsi partie liée avecl’ennemi par le plus ardent de leur âme, hérissés contrece monde dans lequel ils ne distinguaient quemécanicité grandissante. Mais dans le même temps, deshommes, comme Teilhard de Chardin, par exemple,avaient les yeux mieux ouverts. Les yeux de la plushaute intelligence et les yeux de l’amour découvrent lamême chose, sur des plans différents. L’élan despeuples vers la liberté, le chant de confiance desmartyrs, contenaient en germe cette grande espérancearchangélique. Cette civilisation, aussi mal jugée del’extérieur par les mystiques passéistes que del’intérieur par les progressistes primaires, devait êtresauvée. Le diamant raye le verre. Mais le borazon, quiest un cristal synthétique, raye le diamant. La structure

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du diamant est plus ordonnée que celle du verre. Lesnazis pouvaient vaincre. Mais l’intelligence éveilléepeut créer en montant des figures de l’ordre plus puresque celles qui brillent dans les ténèbres.

« Quand on me frappe sur la joue, je ne tends pasl’autre joue, je ne tends pas non plus le poing : je tendsla foudre. » Il fallait que cette bataille entre lesSeigneurs du dessous et les petits bonshommes de lasurface, entre les Puissances obscures et l’humanité enprogrès, s’achevât à Hiroshima par le signe clair de laPuissance sans discussion.

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TROISIÈME PARTIE

L’homme, cet infini

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I

UNE INTUITION NOUVELLE

Le Fantastique dans le feu et le sang. – Les barrières de l’incrédulité.– La première fusée. – Bourgeois et ouvriers de la terre. – Les faitsfaux et la fiction véritable. – Les mondes habités. – Les visiteursvenus d’ailleurs. – Les grandes communications. – Les mythesmodernes. – Du réalisme fantastique en psychologie. – Pour uneexploration du fantastique intérieur. – Exposé de la méthode. –Une autre conception de la liberté.

Quand je sortis de la cave, Juvisy, la ville de monenfance, avait disparu. Un épais brouillard jaunerecouvrait un océan de gravats d’où montaient desappels et des gémissements. Le monde de mes jeux, demes amitiés, de mes amours et la plupart des témoinsdu début de ma vie gisaient sous ce vaste champlunaire. Un peu plus tard, quand les secourss’organisèrent, les oiseaux, trompés par les projecteurs,

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revinrent et, croyant au jour, se mirent à chanter dansles buissons couverts de poussière.

Autre souvenir : un matin d’été, trois jours avant laLibération, je me trouvais, avec dix camarades, dans unhôtel particulier proche du bois de Boulogne. Venus dedivers camps de jeunesse brusquement désertés, lehasard nous rassemblait dans cette dernière « école decadres » où l’on continuait de nous apprendre,imperturbablement, tandis que tout changeait dans lebruit des armes et des chaînes, l’art de fabriquer desmarionnettes, de jouer la comédie et de chanter. Cematin-là, debout dans le hall faux gothique, sous laconduite d’un chef de chœur romantique, nous chantionsà trois voix un air de folklore : « Donnez-moi de l’eau,donne-moi de l’eau, de l’eau, de l’eau pour mes deuxseaux… » Le téléphone nous interrompit. Quelquesminutes après, notre maître à chanter nous faisaitpénétrer dans un garage. D’autres garçons, mitrailletteau poing, en gardaient les issues. Parmi les vieillesvoitures et les barils d’huile, gisaient des jeuneshommes, percés de balles, achevés à la grenade : legroupe des résistants torturés par les Allemands à laCascade du Bois. On avait réussi à reprendre les corps.On avait fait venir des cercueils. Des estafettes étaientparties prévenir les familles. Il fallait laver cescadavres, éponger les flaques, reboutonner ces vesteset ces pantalons ouverts par les grenades, recouvrir de

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papier blanc et border dans leur boîte ces assassinésdont les yeux, les bouches et les blessures hurlaientd’effroi, donner à ces visages, à ces corps, un semblantde mort propre, et dans cette odeur de boucherie,l’éponge ou la brosse à la main, nous donnions del’eau, de l’eau, de l’eau…

Pierre Mac Orlan, avant cette guerre, voyageait à larecherche du « fantastique social » qu’il trouvait dansle pittoresque des grands ports : bistrots de Hambourg,sous la pluie, quais de la Tamise, faune d’Anvers.Charmante désuétude ! Le fantastique a cessé d’être uneaffaire d’artiste pour devenir, dans le feu et le sang,l’expérience vécue par le monde civilisé. Lemaroquinier de votre rue apparaissait un matin sur lepas de sa porte, une étoile jaune au cœur. Le fils de laconcierge recevait de Londres des messages de stylesurréaliste et portait d’invisibles galons de capitaine.Une guerre secrète de partisans accrochait soudain despendus aux balcons du village. Plusieurs univers,violemment différents, se superposaient : un souffle duhasard vous faisait passer de l’un à l’autre.

Bergier me raconte :« Au camp de Mauthausen, nous portions la mention

N.N., nuit et brouillard. Aucun de nous ne pensaitsurvivre. Le 5 mai 1945, quand la première jeepAméricaine monta la colline, un déporté russe,

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responsable de la lutte antireligieuse en Ukraine,couché à côté de moi, se souleva sur un coude ets’écria : « Dieu Soit loué ! »

« Tous les hommes valides furent rapatriés enforteresse volante, et c’est ainsi que je me retrouvai, àl’aube du 19, sur l’aérodrome de Heinz, en Autriche.L’avion arrivait de Birmanie. « C’est une guerremondiale, n’est-ce pas ? » me dit le radio. Il transmitpour moi un message au quartier général allié deReims, puis me montra l’équipement radar. Il y avaittoutes sortes d’appareils dont j’avais cru la réalisationimpossible avant l’an 2000. À Mauthausen, lesmédecins américains m’avaient parlé de la pénicilline.En deux ans, les sciences avaient franchi un siècle. Uneidée folle me vint : « Et l’énergie atomique ? » – « Onen parle, me dit le radio. C’est assez secret, mais desbruits courent… »

« Quelques heures après, j’étais boulevard de laMadeleine, dans ma tenue rayée. Était-ce Paris ? Était-ce un rêve ? Des gens m’entouraient, posaient desquestions. Je me réfugiai dans le métro, téléphonai àmes parents : « Un instant, j’arrive. » Mais je ressortis.C’est plus important que tout. Il fallait d’abord que jeretrouve mon lieu favori d’avant-guerre : la librairieaméricaine Brentano’s, avenue de l’Opéra. J’y fis uneentrée remarquée. Tous les journaux, toutes les revues,

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à brassée… Assis sur un banc des Tuileries, je tentaide réconcilier l’univers présent avec celui que j’avaisconnu. Mussolini avait été pendu à un crochet. Hitleravait flambé. Il y avait des troupes allemandes dansl’île d’Oléron et dans les ports de l’Atlantique. Laguerre en France n’était donc pas finie ? Les revuestechniques étaient ahurissantes. La pénicilline, c’étaitdonc le triomphe de Sir Alexander Fleming, c’étaitdonc sérieux ? Une nouvelle chimie était née, celle dessilicones, corps intermédiaires entre l’organique et leminéral. L’hélicoptère, dont l’impossibilité avait étédémontrée en 1940, était construit en série.L’électronique venait de faire des progrès fantastiques.La télévision allait bientôt être aussi répandue que letéléphone. Je débarquais dans un monde fait de mesrêveries sur l’an 2000. Des textes m’étaientincompréhensibles. Qui était ce maréchal Tito ? Et cesNations unies ? et ce D.D.T. ?

« Brusquement, je me mis à saisir, en chair et enesprit, que je n’étais plus ni prisonnier, ni condamné àmort, et que j’avais tout le temps et toute la liberté pourcomprendre et pour agir. J’avais d’abord toute cettenuit, si je voulais… J’ai dû devenir très pâle. Unefemme vint vers moi, voulut me conduire chez unmédecin. Je me sauvai, courus chez mes parents que jetrouvai en larmes. Sur la table de la salle à manger, il yavait des plis apportés par des cyclistes, des

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télégrammes militaires et civils. Lyon allait donner monnom à une rue, j’étais nommé capitaine, décoré pardivers pays, et une expédition américaine à larecherche d’armes secrètes en Allemagne demandaitmon concours. Vers minuit, mon père m’obligea à allerme coucher. Au moment de m’endormir, deux motslatins assaillirent sans raison ma mémoire : magnamater. Le lendemain matin, en me réveillant, je lesretrouvai et compris leur sens. Dans l’ancienne Romeles candidats au culte secret de magna mater devaientpasser à travers un bain de sang. S’ils survivaient, ilsnaissaient une seconde fois. »

Dans cette guerre, toutes les portes decommunication entre tous les mondes se sont ouvertes.Un formidable courant d’air. Puis la bombe atomiquenous a projetés dans l’ère atomique. L’instant suivant,les fusées nous annonçaient l’ère cosmique. Toutdevenait possible. Les barrières de l’incrédulité, sifortes au XIXe siècle, venaient d’être sérieusementsecouées par la guerre. Maintenant, elles s’effondraienttout à fait.

En mars 1954, Mr. Ch. Wilson, secrétaire américainà la guerre, déclarait : « Les U.S.A., comme la Russie,détiennent désormais le pouvoir d’anéantir le monde

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entier. » L’idée de la fin des temps pénétrait dans lesconsciences. Coupé du passé, doutant de l’avenir,l’homme découvrait le présent comme valeur absolue,cette mince frontière comme une éternité retrouvée. Desvoyageurs du désespoir, de la solitude et de l’éternel,partaient sur les mers en radeau. Noés expérimentaux,pionniers du prochain déluge, se nourrissant deplancton et de poissons ailés. Dans le même temps,affluaient dans tous les pays des témoignages surl’apparition des soucoupes volantes. Le ciel se peuplaitd’intelligences extérieures. Un petit marchand desandwiches, du nom d’Adamsky, qui tenait boutique aupied du grand télescope du mont Palomar, enCalifornie, se baptise professeur, déclare que desVénusiens lui ont rendu visite, raconte ces entretiensdans un livre qui connaît un des plus grands succès devente de l’après-guerre et devient le Raspoutine de lacour de Hollande. Dans un monde pareillement visitépar le tragique de l’étrange, on peut se demandercomment sont faits les gens qui n’ont pas la foi et qui neveulent pas s’amuser non plus.

Quand on lui parlait de la fin du monde, Chestertonrépliquait : « Pourquoi m’inquiéterais-je ? Elle est déjàarrivée plusieurs fois. » Depuis un million d’annéesque les hommes hantent cette terre, ils ont sans doute

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connu plus d’une apocalypse. L’intelligence s’estéteinte et rallumée plusieurs fois. Un homme qu’on voitmarcher de loin dans la nuit, une lanterne au poing, estalternativement ombre et feu. Tout nous invite à penserque la fin du monde est encore une fois arrivée et quenous faisons un nouvel apprentissage de l’existenceintelligente dans un monde nouveau : le monde desgrandes masses humaines, de l’énergie nucléaire, ducerveau électronique et des fusées interplanétaires.Peut-être nous faudrait-il une âme et un esprit différentspour cette terre différente.

Le 16 septembre 1959, à 22 h 2, les radios de tousles pays annoncèrent que pour la première fois unefusée lancée de la terre venait de se poser sur la Lune.J’écoutais Radio-Luxembourg. Le speaker donna lanouvelle et enchaîna pour présenter l’émission devariétés diffusée chaque dimanche à cette heure, et quis’intitule : « La Porte Ouverte… » Je sortis dans lejardin pour regarder la Lune brillante, la Mer de laSérénité sur laquelle reposaient depuis quelquessecondes les débris de la fusée. Le jardinier étaitdehors, lui aussi. « C’est aussi beau que les Évangiles,Monsieur… » Il donnait spontanément sa vraiegrandeur à la chose, il plaçait l’événement dans sadimension. Je me sentais vraiment proche de cethomme-là, de tous les hommes simples qui levaient le

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visage vers le ciel, à cette minute, en proie àl’émerveillement, à une vaste et confuse émotion.« Heureux l’homme qui perd la tête, il la retrouvera auciel ! » Et en même temps, je me sentais extrêmementloin des gens de mon milieu, de tous ces écrivains,philosophes et artistes qui se refusent à de telsenthousiasmes sous prétexte de lucidité et de défensede l’humanisme. Mon ami Jean Dutourd, par exemple,remarquable écrivain amoureux de Stendhal, m’avaitdit quelques jours avant : « Voyons, restons sur la terre,ne nous laissons pas distraire par ces trains électriquespour adultes. » Un autre ami très cher, Jean Giono, quej’avais été voir à Manosque, m’avait raconté que,passant par Colmar-les-Alpes, un dimanche matin, ilavait vu le capitaine de gendarmerie et le curé joueraux grâces sur le parvis de l’église. « Tant qu’il y aurades curés et des capitaines de gendarmerie qui jouerontaux grâces, il y aura place ici-bas pour le bonheur etnous y serons mieux que sur la Lune… » Eh bien, tousmes amis étaient des bourgeois attardés dans un mondeoù les hommes, sollicités par d’immenses projets àl’échelle du cosmos, commencent à se sentir ouvriersde la terre. « Restons sur la terre ! » disaient-ils. Ilsréagissaient comme les canuts de Lyon quand ondécouvrit le métier à tisser : ils craignaient de perdreleur emploi. Dans l’ère où nous entrons, mes amisécrivains sentent que les perspectives sociales,

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morales, politiques, philosophiques de la littératurehumaniste, du roman psychologique, apparaîtrontbientôt comme insignifiantes. Le grand effet de lalittérature dite moderne, c’est qu’elle nous empêched’être réellement modernes. Ils ont beau se faire croirequ’ils écrivent « pour tout le monde », ils sentent queles temps sont proches où l’esprit des masses seraattiré par de grands mythes, par le projet deformidables aventures, et où, en continuant à écrireleurs petites histoires « humaines », ils décevront lesgens avec des faits faux au lieu de leur conter desfictions véritables.

Ce soir du 16 septembre 1959, quand je fus descendudans le jardin et que je regardai, de mes yeux d’hommemûr, de mes yeux fatigués et avides, dans le cielprofond la Lune désormais porteuse de la tracehumaine, mon émotion fut double, car je pensai à monpère. Je levais le regard, poitrine ouverte, comme ilfaisait naguère, chaque soir, dans notre misérablejardinet de banlieue. Et comme lui, j’étais en train deposer la plus vaste question : « Hommes de cette terre,sommes-nous les seuls vivants ? » Mon père posaitcette question parce qu’il avait une grande âme, et aussiparce qu’il avait lu des ouvrages d’un spiritualismedouteux, des affabulations primaires. Je la posais,

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lisant la Pravda et des ouvrages de science pure,fréquentant des gens de savoir. Mais sous les étoiles,visage renversé, je le rejoignais dans la même curiositéqu’accompagne une infinie dilatation de l’esprit.

J’ai tout à l’heure évoqué la naissance du mythe dessoucoupes volantes. C’est un fait social significatif.Mais il va de soi que l’on ne saurait accorder crédit àces astronefs dont débarquent des petits bonshommesqui vont discuter avec des gardes-barrières ou desmarchands de sandwiches. Martiens, Saturniens ouJupitériens sont improbables. Mais, résumant la sommedes connaissances réelles sur la question, notre amiCharles-Noël Martin écrit : « La multiplicité deshabitats possibles dans les galaxies, et dans la nôtre enparticulier, entraîne une quasi-certitude de voir desformes de vie excessivement nombreuses. » Sur touteplanète d’un autre soleil, fût-ce à des centainesd’années-lumière de la Terre, si la masse etl’atmosphère sont identiques, il doit exister des êtres ànotre ressemblance. Or, le calcul montre qu’il peutexister, dans notre seule galaxie, de dix à quinzemillions de planètes plus ou moins comparables à laTerre. Harlow Shapley, dans son ouvrage Des Étoileset des Hommes, compte dans l’univers connu 1011 sœursprobables de notre Terre. Tout nous invite à supposerque d’autres mondes sont habités, que d’autres êtres

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hantent l’univers. À la fin de l’année 1959, deslaboratoires ont été installés à l’Université de Cornell,aux États-Unis. Sous la direction des professeursCoccioni et Morrisson, pionniers des grandescommunications, on y recherche les signes que nousadressent peut-être d’autres vivants dans le cosmos.

Plus que le débarquement de fusées sur les astresproches, le contact des hommes avec d’autresintelligences et peut-être avec d’autres psychismes,pourrait être l’événement bouleversant de toute notrehistoire.

S’il existe d’autres intelligences, ailleurs, savent-elles notre existence ? Captent-elles et décryptent-ellesle lointain écho des ondes radio et télévision que nousémettons ? Voient-elles, à l’aide d’appareils, lesperturbations produites sur notre soleil par les planètesgéantes Jupiter et Saturne ? Envoient-elles des enginsdans notre galaxie ? Notre système solaire a pu êtretraversé d’innombrables fois par des fuséesobservatrices sans que nous en ayons le moindresoupçon. Nous ne parvenons même plus, à l’heure oùj’écris, à retrouver notre Lunik III dont l’émetteur est enpanne. Nous ignorons ce qui se passe dans notredomaine.

Des êtres, des habitants de l’Ailleurs, sont-ils déjàvenus nous visiter ? Il est hautement probable que des

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planètes ont reçu des visites. Pourquoi particulièrementla Terre ? Il y a des milliards d’astres éparpillés dansle champ des années-lumière. Sommes-nous les plusproches ? Sommes-nous les plus intéressants ?Cependant, il est licite d’imaginer que de « grandsétrangers » ont pu venir contempler notre globe, s’yposer même, y séjourner. La vie est présente sur laTerre depuis un milliard d’années au moins. L’homme yest apparu depuis plus d’un million d’années, et nossouvenirs ne remontent guère à plus de quatre mille ans.Que savons-nous ? Des monstres préhistoriques ontpeut-être levé leur long cou au passage d’astronefs, latrace d’un aussi fabuleux événement s’est perdue…

Le docteur Ralph Stair, du N.B.S. américain,analysant d’étranges roches hyalines dispersées dans larégion du Liban, les tektites, admet que celles-cipourraient provenir d’une planète disparue et qui seserait située entre Mars et Jupiter. Dans la compositiondes tektites, on a découvert des isotopes radio-actifsd’aluminium et de béryllium.

Plusieurs savants dignes de foi pensent que lesatellite de Mars, Phobos, serait creux. Il s’agirait d’unastéroïde artificiel placé en orbite de Mars par desintelligences extérieures à la Terre. Telle était laconclusion d’un article de la sérieuse revue Discoveryde novembre 1959. Telle est aussi l’hypothèse du

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professeur soviétique Chtlovski, spécialiste de radioastronomie.

Dans une retentissante étude de la Gazette Littérairede Moscou de février 1960, le professeur Agrest,maître ès sciences physico-mathématiques, déclaraitque les tektites, qui ne pourraient s’être formées quedans des conditions de température très élevée et deradiations nucléaires puissantes, sont peut-être destraces d’atterrissage de projectiles-sondes venus ducosmos. Des visiteurs, il y a un million d’années,seraient venus pour le professeur Agrest (qui n’hésitaitpas, dans cette étude, à proposer d’aussi fabuleuseshypothèses, montrant ainsi que la science, dans le cadred’une philosophie positive, pouvait et devait s’ouvriraussi largement que possible à l’imagination créatrice,aux suppositions hardies) la destruction de Sodome etGomorrhe aurait été due à une explosionthermonucléaire provoquée par des voyageurs del’espace, soit volontairement, soit par suite d’unedestruction nécessaire de leurs dépôts d’énergie avantleur départ pour le Cosmos. On lit dans les manuscritsde la mer Morte cette description :

« Une colonne de fumée et de poussière s’éleva,semblable à une colonne de fumée qui serait venue ducœur de la terre. Elle versa une pluie de soufre et defeu sur Sodome et Gomorrhe et détruisit la ville, la

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plaine entière, tous les habitants et la végétation. Et lafemme de Loth se retourna et se transforma en statue desel. Et Loth vécut à Isoar, puis il s’installa dans lesmontagnes, parce qu’il avait peur de rester à Isoar.

« Les gens furent avertis de quitter les lieux de lafuture explosion, de ne pas s’attarder dans les endroitsdécouverts, de ne pas regarder l’explosion et de secacher sous la terre… Ceux des fugitifs qui seretournèrent furent aveugles et moururent. »

Dans cette région même de l’Anti-Liban, l’un desplus mystérieux monuments est la « terrasse deBaalbek ». Il s’agit d’une plate-forme construite avecdes blocs de pierre dont certains mesurent plus de vingtmètres de côté et pèsent deux mille tonnes. On n’ajamais pu expliquer ni pourquoi, ni comment, ni parqui, cette plate-forme avait été construite. Pour leprofesseur Agrest, il n’est pas impensable que l’on setrouve en présence des vestiges d’une aired’atterrissage érigée par les astronautes venus duCosmos.

Enfin, des rapports de l’Académie des Sciences deMoscou sur l’explosion du 30 juin 1908, en Sibérie,suggèrent l’hypothèse de la désintégration d’un navireinterstellaire en détresse.

Ce 30 juin 1908, à sept heures du matin, un pilier defeu surgit au-dessus de la taïga sibérienne, s’élevant

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jusqu’à 80 kilomètres de hauteur. La forêt futvolatilisée sur 40 kilomètres de rayon par suite ducontact d’une boule de feu géante avec la terre. Pendantplusieurs semaines au-dessus de la Russie, de l’Europeoccidentale et de l’Afrique du Nord, flottèrentd’étranges nuages dorés qui, la nuit, reflétaient lalumière solaire. À Londres, on photographiait des genslisant dans la rue leur journal à une heure du matin.Aujourd’hui encore, la végétation n’a pas repoussédans cette région sibérienne. Les mesures faites en1960 par une commission scientifique russe révèlentque le taux de la radio-activité y dépasse de trois foisle taux normal.

Si nous avons été visités, les fabuleux explorateursse sont-ils promenés parmi nous ? Le bon sens réagit :nous nous en serions aperçus. Rien n’est moins sûr. Lapremière règle de l’éthologie est de ne pas perturberles animaux que l’on observe. Zimanski, savantallemand de Tübingen, élève du génial Conrad Lorenz,a étudié durant trois ans les escargots en s’assimilantleur langage et leur comportement psychique, de sorteque les escargots le prenaient réellement pour un desleurs. Nos visiteurs pourraient en user de même avecles humains. Cette idée est révoltante : elle estcependant fondée.

Des explorateurs bienveillants sont-ils venus sur la

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terre avant l’histoire humaine connue ? Une légendeindienne parle des Seigneurs de Dzyan, venus del’extérieur apporter aux terriens le feu et l’arc. La vieelle-même est-elle née sur la terre ou a-t-elle étédéposée par des Voyageurs de l’Espace (84)?« Sommes-nous venus d’ailleurs, se demande lebiologiste Loren Eiseley, sommes-nous venusd’ailleurs et sommes-nous en train de nous préparer àrentrer chez nous à l’aide de nos instruments ? »

Un mot encore sur le ciel : la dynamique stellairemontre qu’une étoile n’en peut capturer une autre. Lesétoiles doubles ou triples, dont on observe l’existence,devraient donc avoir le même âge. Or, la spectroscopierévèle des composantes d’âges divers dans dessystèmes doubles ou triples. Une naine blanche, vieillede dix milliards d’années, accompagne, par exemple,une géante rouge de trois milliards. C’est impossible, etpourtant cela est. Nous avons interrogé là-dessus,Bergier et moi, quantité d’astronomes et de physiciens.Certains, et non des moindres, n’excluent pasl’hypothèse selon laquelle ces groupements d’étoilesanormaux auraient été mis en place par des Volontés,par des Intelligences. Des Volontés, des Intelligencesqui déplaceraient des étoiles et les assembleraient

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artificiellement, faisant ainsi connaître à l’univers quela vie existe dans telle région du ciel, pour la plusgrande gloire de l’esprit.

En une étonnante prémonition de la spiritualité àvenir, Blanc de Saint-Bonnet(85) écrivait : « La religionnous sera démontrée par l’absurde. Ce ne sera plus ladoctrine méconnue que l’on entendra, ce ne sera plus laconscience inécoutée qui criera. Les faits parleront leurgrande voix. La vérité quittera les hauteurs de laparole, elle entrera dans le pain que nous mangerons.La lumière sera du feu ! »

À l’idée déroutante que l’intelligence humaine n’estpeut-être pas seule vivante et agissante dans l’univers,est venue s’ajouter l’idée que notre propre intelligenceest capable de hanter des mondes différents du nôtre, desaisir leurs lois, d’aller, en quelque sorte, voyager ettravailler de l’autre côté du miroir. Cette trouéefantastique a été faite par le génie mathématique. C’estle manque de curiosité et de connaissance qui nous afait prendre l’expérience poétique, depuis Rimbaud,pour le fait capital de la révolution intellectuelle dumonde moderne. Le fait capital est l’explosion du géniemathématique, comme l’a d’ailleurs bien vu Valéry.L’homme est désormais devant son propre génie

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mathématique comme devant un habitant de l’extérieur.Les entités mathématiques modernes vivent, sedéveloppent, se fécondent, dans des mondesinaccessibles, étrangers à toute expérience humaine.Dans Men like Gods, H.G. Wells suppose qu’il existeautant d’univers que de pages dans un gros livre. Nousn’habitons qu’une de ces pages. Mais le géniemathématique parcourt l’ouvrage tout entier : ilconstitue la réelle et illimitée puissance dont dispose lecerveau humain. Car, voyageant ainsi dans d’autresunivers, il revient de ses explorations, chargé d’outilsefficaces pour la transformation du monde que noushabitons. Il possède à la fois l’être et le faire. Lemathématicien, par exemple, étudie les théoriesd’espaces qui exigent deux tours complets pour revenirà la position de départ. Or, c’est ce travail parfaitementétranger à toute activité dans notre sphère d’existence,qui permet de découvrir les propriétés auxquellesobéissent les particules élémentaires dans les espacesmicroscopiques, et donc de faire progresser laphysique nucléaire qui transforme notre civilisation.L’intuition mathématique, qui ouvre la route versd’autres univers, change concrètement le nôtre. Legénie mathématique, si proche du génie de la musiquepure, est en même temps celui dont l’efficacité sur lamatière est la plus grande. C’est de l’« ailleursabsolu » qu’est née l’« arme absolue ».

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Enfin, en élevant la pensée mathématique à son plushaut degré d’abstraction, l’homme s’aperçoit que cettepensée n’est peut-être pas sa propriété exclusive. Ildécouvre que les insectes, par exemple, semblent avoirconscience de propriétés de l’espace qui nouséchappent, et qu’il existe peut-être une penséemathématique universelle, qu’un chant de l’espritsupérieur monte peut-être de la totalité du vivant…

Dans ce monde où, pour l’homme, rien n’est plussûr, ni lui-même, ni le monde tel que le définissaientles lois et les faits naguère admis, naît à toute vitesseune mythologie. La cybernétique a fait surgir l’idée quel’intelligence humaine est dépassée par celle ducerveau électronique, et l’homme ordinaire songe àl’œil vert de la machine « qui pense » avec le trouble,avec l’effroi de l’ancien Égyptien songeant au Sphinx.L’atome siège dans l’Olympe, la foudre au poing. Àpeine avait-on commencé de construire l’usineatomique française de Marcoule que les gens desenvirons crurent voir leurs tomates dépérir. La bombedétraque le temps, nous fait enfanter des monstres. Unelittérature, dite de « science-fiction », plus abondanteque la littérature psychologique, compose une Odysséede notre siècle, avec Martiens et Mutants, et cet Ulyssemétaphysique qui rentre chez lui, ayant vaincu l’espace

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et le temps.À la question : « Sommes-nous seuls ? » vient

s’ajouter la question : « Sommes-nous les derniers ? »L’évolution s’arrête-t-elle à l’homme ? Le Supérieurn’est-il pas déjà en formation ? N’est-il pas déjà parminous ? Et ce Supérieur, faut-il d’ailleurs l’imaginercomme un individu, ou comme un être collectif, commela masse humaine tout entière en train de fermenter etde coaguler, tout entière entraînée vers une prise deconscience de son unité et de son ascension ? À l’èredes masses, l’individu meurt, mais c’est la mortsalvatrice de la tradition spirituelle : mourir pour naîtreenfin. Il meurt à la conscience psychologique pournaître à la conscience cosmique. Il sent s’exercer surlui une formidable pression : mourir en y résistant oumourir en lui obéissant. Du côté du refus, de larésistance, est la mort totale, car il s’agit del’agencement de la multitude pour la création d’unpsychisme unanime régi par la conscience du Temps,de l’Espace et l’appétit de la Découverte.

À y regarder de près, tout cela reflète mieux le fonddes pensées et des inquiétudes de l’hommed’aujourd’hui, que les analyses du roman néo-naturaliste ou les études politico-sociales ; on s’enapercevra bientôt, quand ceux qui usurpent la fonctionde témoin et voient les choses nouvelles avec des yeux

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anciens, seront foudroyés par les faits.À chaque pas, dans ce monde ouvert sur l’étrangeté,

l’homme voit surgir des points d’interrogation aussidémesurés que l’étaient les animaux et les végétauxantédiluviens. Ils ne sont pas à sa taille. Mais quelle estla taille de l’homme ? La sociologie et la psychologieont évolué beaucoup moins vite que la physique et lesmathématiques. C’est l’homme du XIXe siècle qui setrouve subitement en présence d’un monde autre. Maisl’homme de la sociologie et de la psychologie duXIXe siècle est-il l’homme véritable ? Rien n’est moinssûr. Après la révolution intellectuelle suscitée par leDiscours de la Méthode, après la naissance dessciences et de l’esprit encyclopédique, après le vasteapport du rationalisme et du scientisme optimiste duXIXe, nous nous trouvons en un moment où l’immensitéet la complexité du réel qui vient d’être mis à jourdevraient nécessairement modifier ce que nouspensions jusqu’ici de la nature de la connaissancehumaine, bouleverser les idées acquises sur lesrapports de l’homme avec sa propre intelligence, – enun mot exiger une attitude d’esprit très différente de ceque nous nommions hier encore l’attitude moderne. Àune invasion du fantastique extérieur devraitcorrespondre une exploration du fantastique intérieur.Y a-t-il fantastique intérieur ? Et ce que l’homme a fait,ne serait-ce pas la projection de ce qu’il est ou

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deviendra ?C’est donc à cette exploration du fantastique

intérieur que nous allons procéder. Ou, tout au moins,nous allons nous efforcer de faire sentir que cetteexploration serait nécessaire, et esquisser une méthode.

Naturellement nous n’avons ni le temps ni lesmoyens de nous livrer à des mesures etexpérimentations qui nous sont apparues commesouhaitables et qui seront peut-être tentées par deschercheurs mieux qualifiés. Mais le propre de notretravail n’était pas de mesurer et d’expérimenter. Il était,ici, comme dans tout ce gros ouvrage, de recueillir desfaits et des rapports entre les faits, que la scienceofficielle néglige parfois ou auxquels elle refuse ledroit d’exister. Cette manière de travailler peut paraîtreinsolite et prêter à la suspicion. Elle a pourtant été àl’origine de grandes découvertes. Darwin, par exemple,n’a pas agi autrement, collectionnant et comparant desinformations négligées. La théorie de l’évolution estnée de cette collecte apparemment aberrante. De même,et toutes proportions gardées, avons-nous vu naître aucours de notre travail une théorie de l’homme intérieurvéritable, de l’intelligence totale et de la conscienceéveillée.

Ce travail est incomplet : il nous aurait fallu dix ansde plus. En outre, nous n’en donnons qu’un résumé, ou

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plutôt une image, afin de ne point rebuter, car c’est surla fraîcheur d’esprit du lecteur que nous comptons,ayant toujours tenté de maintenir le nôtre dans ceclimat.

Intelligence totale, conscience éveillée, il noussemble bien que l’homme se dirige vers ces conquêtesessentielles, au sein de ce monde en pleine renaissanceet qui semble d’abord exiger de lui le renoncement à laliberté. Mais la liberté pour quoi faire ? demandaitLénine. La liberté de n’être que ce qu’il était, lui est eneffet peu à peu retirée. C’est la liberté de devenir autre,de passer à un état supérieur d’intelligence et deconscience, qui lui sera bientôt seule accordée. Cetteliberté-là n’est pas d’essence psychologique, maismystique, tout au moins si l’on se réfère aux schémasanciens, au langage d’hier. En un certain sens, nouspensons que le fait de civilisation est que la démarchedite mystique s’étend, sur cette terre fumante d’usines etvibrante de fusées, à l’humanité entière. On verra quecette démarche est pratique, qu’elle est, en quelquesorte, le « second souffle » nécessaire aux hommespour obéir à l’accélération du destin de la Terre.

« Dieu nous a créés le moins possible. La liberté, cepouvoir d’être cause, cette faculté du mérite, veut quel’homme se refasse lui-même. »

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II

LE FANTASTIQUE INTÉRIEUR

Des pionniers : Balzac, Hugo, Flammarion. – Jules Romains et la plusvaste question. – La fin du positivisme. – Qu’est-ce que laparapsychologie ? – Des faits extraordinaires et des expériencescertaines. – L’exemple du Titanic. – Voyance. – Précognition etrêve. – Parapsychologie et psychanalyse. – Notre travail exclut lerecours à l’occultisme et aux fausses sciences. – À la recherche dela machinerie des profondeurs.

Le critique littéraire et philosophe Albert Béguinsoutenait que Balzac était un visionnaire bien plutôtqu’un observateur. Cette thèse me semble exacte. Dansune nouvelle admirable, Le Réquisitionnaire, Balzacvoit la naissance de la parapsychologie, qui se produiradans la deuxième moitié du XXe siècle et tentera defonder comme science exacte l’étude des « pouvoirspsychiques » de l’homme :

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« À l’heure précise où Mme de Dey mourait àCarentan, son fils était fusillé dans le Morbihan. Nouspouvons joindre ce fait tragique à toutes lesobservations sur les sympathies qui méconnaissent leslois de l’espace ; documents que rassemblent avec unesavante curiosité quelques hommes de solitude, et quiserviront un jour à asseoir les bases d’une sciencenouvelle à laquelle il a manqué jusqu’à ce jour unhomme de génie. »

En 1891, Camille Flammarion déclarait(86): « Notrefin de siècle ressemble un peu à celle du siècleprécédent. L’esprit se sent fatigué des affirmations dela philosophie qui se qualifie de positive. On croitdeviner qu’elle se trompe… « Connais-toi toi-même ! »disait Socrate. Depuis des milliers d’années, nousavons appris une immense quantité de choses, exceptécelle qui nous intéresse le plus. Il semble que latendance actuelle de l’esprit humain soit enfin d’obéir àla maxime socratique. »

Chez Flammarion, à l’observatoire de Juvisy, ConanDoyle venait de Londres, une fois par mois, étudieravec l’astronome des phénomènes de voyance,d’apparitions, de matérialisations, d’ailleurs douteux.Flammarion croyait aux fantômes et Conan Doylecollectionnait des « photographies de fées ». La« science nouvelle » pressentie par Balzac n’était pas

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née, mais sa nécessité apparaissait.Victor Hugo avait dit superbement dans sa

bouleversante étude sur William Shakespeare : « Touthomme a en lui son Pathmos. Il est libre d’aller ou dene point aller sur cet effrayant promontoire de la penséed’où l’on aperçoit les ténèbres. S’il n’y va point, ilreste dans la vie ordinaire, dans la conscienceordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire,dans le doute ordinaire, et c’est bien. Pour le reposintérieur, c’est évidemment le mieux. S’il va sur cettecime, il est pris. Les profondes vagues du prodige luiont apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là… Ils’obstine à cet abîme attirant, à ce sondage del’inexploré, à ce désintéressement de la terre et de lavie, à cette entrée dans le défendu, à cet effort pourtâter l’impalpable, à ce regard sur l’invisible, il yrevient, il y retourne, il s’y accoude, il s’y penche, il yfait un pas, puis deux, et c’est ainsi qu’on pénètre dansl’impénétrable, et c’est ainsi qu’on s’en va dansl’élargissement sans bornes de la condition infinie. »

C’est, quant à moi, en 1939 que j’eus la visionprécise d’une science qui, venant apporter sur l’hommeintérieur des témoignages irrécusables, contraindraitbientôt l’esprit à une réflexion nouvelle sur la nature dela connaissance et, de proche en proche, aboutirait àmodifier les méthodes de toute la recherche

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scientifique, dans tous les domaines. J’avais dix-neufans, et la guerre me saisissait alors que j’avais décidéde consacrer ma vie à l’établissement d’unepsychologie et d’une physiologie des états mystiques. Àce moment, je lus dans La Nouvelle Revue Françaiseun essai de Jules Romains : « Réponse à la plus vastequestion », qui vint inespérément renforcer ma position.Cet essai était, lui aussi, prophétique. Après la guerrenaissait en effet une science du psychisme, laparapsychologie, qui est aujourd’hui en pleindéveloppement, tandis qu’à l’intérieur même dessciences officielles, comme les mathématiques ou laphysique, l’esprit, en quelque sorte, changeait de plan.

« Je crois, écrivait Jules Romains, que la principaledifficulté pour l’esprit humain, c’est encore moinsd’atteindre des conclusions vraies dans un certain ordreou dans certaines directions, que de découvrir le moyend’accorder ensemble les conclusions auxquelles ilarrive en travaillant sur divers ordres de réalité, ou ens’engageant dans diverses directions qui varient selonles époques. Par exemple, il lui est très difficile demettre d’accord les idées, en elles-mêmes très exactes,auxquelles l’a conduit la science moderne travaillantsur les phénomènes physiques, avec les idées, peut-êtretrès valables aussi, qu’il avait trouvées aux époques oùil s’occupait davantage des réalités spirituelles oupsychiques, et dont se réclament encore aujourd’hui

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ceux qui à l’écart des méthodes physiques, seconsacrent à des recherches dans l’ordre spirituel oupsychique. Je ne pense pas du tout que la sciencemoderne, qu’on accuse souvent de matérialisme, soitmenacée d’une révolution qui ruinerait les résultatsdont elle est sûre (seules peuvent être menacées leshypothèses trop générales ou prématurées dont ellen’est pas sûre). Mais elle peut se trouver un jour enface de résultats si cohérents, si décisifs, atteints parles méthodes appelées en gros “psychiques”, qu’il luisera impossible de les tenir, comme elle le faitmaintenant, pour nuls et non avenus. Beaucoup de genss’imaginent qu’à ce moment-là les choses s’arrangerontfacilement, la science dite “positive” n’ayant alors qu’àconserver paisiblement son domaine actuel, et qu’àlaisser se développer hors de ses frontières desconnaissances tout autres, qu’elle traite actuellement depures superstitions ou qu’elle relègue dans“l’inconnaissable”, en les abandonnantdédaigneusement à la métaphysique. Mais les choses nese passeront pas si commodément. Plusieurs desrésultats les plus importants de l’expérimentationpsychique, le jour où ils seront confirmés – s’ilsdoivent l’être – et s’appelleront officiellement des“vérités”, viendront attaquer la science positive àl’intérieur de ses frontières ; et il faudra bien quel’esprit humain, qui jusqu’ici, par peur des

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responsabilités, fait semblant de ne pas voir le conflit,se décide à opérer un arbitrage. Ce serait une crise trèsgrave, aussi grave que celle qu’a provoquéel’application des découvertes physiques à la techniqueindustrielle. La vie même de l’humanité en seraitchangée. Cette crise, je la crois possible, probable, etmême assez prochaine. »

Un matin d’hiver, j’accompagnais un ami à laclinique où l’on devait l’opérer d’urgence. Il faisait àpeine jour et nous marchions sous la pluie, guettantavec angoisse un taxi. La fièvre envahissait mon amichancelant qui, soudain, me désigna du doigt, sur letrottoir, une carte à jouer couverte de boue.

« Si c’est un Joker, dit-il, c’est que tout ira bien. »Je ramassai la carte et la retournai. C’était un Joker.La parapsychologie tente de systématiser l’étude des

faits de cette nature, par accumulation expérimentale.L’homme normal est-il doué d’un pouvoir qu’iln’utilise presque jamais, simplement, semble-t-il, parcequ’on l’a persuadé qu’il ne l’avait pas ? Uneexpérimentation réellement scientifique paraît bienéliminer la notion de hasard. J’ai eu l’occasion departiciper, en compagnie, notamment, d’Aldous Huxley,au Congrès international de parapsychologie de 1955,

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puis de suivre les travaux engagés dans cette recherche.Il ne saurait être question de douter du sérieux de cestravaux. Si la science n’accueillait pas avec uneréticence d’ailleurs légitime les poètes, laparapsychologie pourrait puiser une excellentedéfinition chez Apollinaire :

Tout le monde est prophète, mon cher André Billy,Mais il y a si longtemps qu’on fait croire aux gensQu’ils n’ont aucun avenir et qu’ils sont ignorants àjamaisEt idiots de naissanceQu’on en a pris son parti et que nul n’a même idéeDe se demander s’il connaît l’avenir ou non.Il n’y a pas d’esprit religieux dans tout celaNi dans les superstitions ni dans les prophétiesNi dans tout ce que l’on nomme occultismeIl y a avant tout une façon d’observer la natureEt d’interpréter la natureQui est très légitime(87).

L’expérimentation parapsychologique sembleprouver qu’il existe, entre l’univers et l’homme, des

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rapports autres que ceux établis par les sens habituels.Tout être humain normal pourrait percevoir des objets àdistance ou à travers les murs, influencer le mouvementdes objets sans les toucher, projeter ses pensées et sessentiments dans le système nerveux d’un autre êtrehumain, et enfin avoir parfois connaissanced’événements à venir.

Sir H.R. Haggard, écrivain anglais, mort en 1925,donna, dans son roman, Maiwa’s Revenge , unedescription détaillée de l’évasion d’Allan Quatermain,son héros. Celui-ci est capturé par les sauvages alorsqu’il franchit une paroi rocheuse. Ses poursuivants leretiennent par un pied : il se libère en tirant sur eux uncoup de pistolet, parallèlement à sa jambe droite.Quelques années après la publication du roman, unexplorateur anglais se présentait chez Haggard. Ilvenait spécialement de Londres demander à l’écrivaincomment celui-ci avait appris son aventure dans tousses détails, car il n’en avait parlé à personne et tenait àcacher ce meurtre.

Dans la bibliothèque de l’écrivain autrichien KarlHans Strobi, mort en 1946, son ami Willy Schrodter fitla découverte suivante : « J’ouvris ses propresouvrages, rangés sur un rayon. De nombreux articles depresse étaient placés entre les pages. Ce n’étaient pasdes critiques, comme je le crus tout d’abord, mais des

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faits divers. Je m’aperçus en frissonnant qu’ilsrelataient des événements décrits longtemps à l’avancepar Strobi. »

En 1898, un auteur de science-fiction américain,Morgan Robertson, décrivait le naufrage d’un naviregéant. Ce navire imaginaire déplaçait 70 000 tonnes,mesurait 800 pieds et transportait 3 000 passagers. Sonmoteur était équipé de trois hélices. Une nuit d’avril,lors de son premier voyage, il rencontrait, dans labrume, un iceberg et coulait. Son nom était : Le Titan.

Le Titanic, qui devait plus tard disparaître dans lesmêmes circonstances, déplaçait 66 000 tonnes, mesurait825,5 pieds, transportait 3 000 passagers, et possédaittrois hélices. La catastrophe eut lieu une nuit d’avril.

Ce sont des faits. Voici des expériences menées pardes parapsychologues :

À Durham, U.S.A., l’expérimentateur tient en main unjeu de cinq cartes spéciales. Il bat ces cartes, les tireles unes après les autres. Une caméra enregistre. Aumême instant, à Zagreb, en Yougoslavie, un autreexpérimentateur cherche à deviner dans quel ordre lescartes sont tirées. Ceci est répété des milliers de fois.La proportion des divinations s’avère plus importanteque ne le permet le hasard.

À Londres, dans une chambre close, lemathématicien J.S. Soal tire des cartes d’un jeu

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semblable. Derrière une cloison opaque l’étudiantBasil Shakelton cherche à deviner. Quand on compare,on s’aperçoit que l’étudiant a, dans une proportion làaussi supérieure au hasard, deviné chaque fois la cartequi allait sortir dans la manipulation suivante.

À Stockholm, un ingénieur construit une machine qui,automatiquement, jette en l’air des dés et filme leurchute. Des spectateurs, membres de l’Université, tententmentalement de favoriser la chute d’un numéroparticulier, en souhaitant fortement cette chute. Ils yparviennent dans une proportion que le hasard seul nesaurait justifier.

Étudiant les phénomènes de précognition dans l’étatde sommeil, l’Anglais Dunne a scientifiquementdémontré que certains songes sont capables dedécouvrir un avenir, même lointain(88), et deuxchercheurs allemands, Moufang et Stevens, dans unouvrage intitulé Le Mystère des Rêves(89), ont cité denombreux cas précis, vérifiés, où des rêves avaientrévélé des événements futurs et conduit à desdécouvertes scientifiques importantes.

Le célèbre atomiste Niels Bohr, étudiant, fit un rêveétrange. Il se vit sur un soleil de gaz brûlant. Desplanètes passaient en sifflant. Elles étaient reliées à cesoleil par de minces filaments et tournaient autour.Soudain, le gaz se solidifia, le soleil et les planètes se

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réduisirent. Niels Bohr se réveilla à ce moment et eutconscience qu’il venait de découvrir le modèle del’atome, tant cherché. Le « soleil » était le centre fixeautour duquel tournoyaient les électrons. Toute laphysique atomique moderne et ses applications sontsorties de ce rêve.

Le chimiste Auguste Kékulé raconte : « Un soir d’été,je m’endormis sur la plate-forme de l’autobus qui meramenait chez moi. Je vis nettement comment, de toutesparts, les atomes s’unissaient en couples qui étaiententraînés par des groupes plus importants, attirés eux-mêmes par d’autres plus puissants encore ; et tous cescorpuscules tourbillonnaient en une ronde effrénée. Jepassai une partie de la nuit à transcrire la vision demon rêve. La théorie de la structure était trouvée. »

Après avoir lu dans les journaux les récits desbombardements de Londres, un ingénieur de lacompagnie américaine des téléphones Bell fit, une nuitd’automne 1940, un rêve dans lequel il se vit dessinantle plan d’un appareil qui permettait de pointer un canonantiaérien sur le lieu exact où passera un avion dont onconnaît la trajectoire et la vitesse. Au réveil, il traça leschéma, « de mémoire ». L’étude de cet appareil, quiallait utiliser pour la première fois le radar, fut menéepar le grand savant Norbert Wiener et les réflexions deWiener à ce propos devaient aboutir à la naissance de

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la cybernétique.« On ne saurait décidément sous-estimer, disait

Lovecraft, l’importance titanesque que peuvent prendreles rêves(90). » On ne saurait non plus, désormais, tenirpour négligeables les phénomènes de préconnaissance,soit dans l’état de rêve, soit dans l’état de veille.Passant très au-delà des acquis de la psychologieofficielle, la commission de l’énergie atomiqueaméricaine proposait en 1958 l’utilisation de« clairvoyants » pour tenter de deviner les points dechute des bombardements russes en cas de guerre(91).

« Le mystérieux passager embarqua à bord du sous-marin atomique Nautilus le 25 juillet 1959. Le sous-marin prit aussitôt la mer, et, pendant seize jours,parcourut en plongée les profondeurs de l’océanAtlantique. Le passager sans nom s’était enfermé danssa cabine. Seuls, le matelot qui lui portait sa nourriture,et le capitaine Anderson, qui lui faisait une visitequotidienne, avaient vu son visage. Deux fois par jouril remettait une feuille de papier au capitaine Anderson.Sur cette feuille se trouvaient les combinaisons de cinqsignes mystérieux : une croix, une étoile, un cercle, uncarré et trois lignes ondulées. Le capitaine Anderson etle passager inconnu apposaient leur signature sur cette

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feuille, et le capitaine Anderson la scellait dans uneenveloppe après avoir mis deux cachets à l’intérieur.L’un portait l’heure et la date. Le second, les mots« ultrasecret, à détruire en cas de danger de capture dusous-marin ». Le lundi 10 août 1959, le sous-marindébarquait à Croyton. Le passager monta dans unevoiture officielle, qui, sous escorte, le déposa àl’aérodrome militaire le plus proche.

« Quelques heures plus tard, l’avion atterrissait surle petit aérodrome de la ville de Friendship, dans leMaryland. Une automobile y attendait le voyageur. Ellele conduisit devant un bâtiment qui portait cetteinscription : « Centre de recherches spécialesWestinghouse. Entrée interdite à toute personne nonautorisée. » La voiture s’arrêta devant le poste degarde, et le voyageur demanda à voir le colonelWilliam Bowers, directeur des sciences biologiques àl’Office des Recherches des Forces aériennes desÉtats-Unis.

« Le colonel Bowers l’attendait dans son bureau :« “Asseyez-vous, lieutenant Jones, lui dit-il. Vous

avez l’enveloppe ?”« Sans mot dire, Jones tendit l’enveloppe au

colonel, qui alla vers un coffre-fort, l’ouvrit et en tiraune enveloppe identique, à cela près que le cachetqu’elle portait n’était pas marqué « Sous-marin

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Nautilus », mais, « Centre de recherches X, Friendship,Maryland ».

« Le Colonel Bowers ouvrit les deux enveloppespour y prendre des paquets d’enveloppes plus petites,qu’il décacheta à leur tour et, silencieusement, les deuxhommes mirent de côté les feuilles dont la date étantsemblable. Puis, ils les comparèrent. Avec uneprécision de plus de 70 % les signes étaient les mêmes,et placés dans le même ordre sur deux feuilles quiportaient la même date.

« “Nous sommes à un tournant de l’Histoire, dit lecolonel William Bowers. Pour la première fois aumonde, dans des conditions ne permettant aucuntruquage, avec une précision suffisante pourl’application pratique, la pensée humaine a ététransmise à travers l’espace, sans intermédiairematériel, d’un cerveau à un autre cerveau !” »

Quand on pourra connaître le nom des deux hommesqui ont participé à cette expérience, ils serontcertainement retenus pour l’histoire des sciences.

Pour le moment, ce sont « le lieutenant Jones », quiest officier de marine, et « le sujet Smith », un étudiantde l’Université de Duke à Durham (Caroline du Nord,États-Unis).

Deux fois par jour, pendant les seize jours que dural’expérience, enfermé dans une pièce d’où il n’est

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jamais sorti, le sujet Smith se plaçait devant unappareil automatique à battre les cartes. À l’intérieurde cet appareil, dans un tambour, un millier de cartesétaient agitées. Il s’agissait non pas de cartes à jouerordinaires, mais de cartes simplifiées, dites cartes deZener. Ces cartes, employées depuis longtemps pourles expériences de parapsychologie, sont toutes demême couleur. Elles portent un des cinq symbolessuivants : trois lignes ondulées, cercle, croix, carré,étoile. Deux fois par jour, sous l’action d’unmouvement d’horlogerie, l’appareil éjectait une carte,au hasard, à une minute d’intervalle. Le sujet Smithregardait fixement cette carte en tâchant d’y penserintensément. À la même heure, à 2 000 kilomètres dedistance, à des centaines de mètres de profondeur sousl’océan, le lieutenant Jones essayait de deviner quelleétait la carte que regardait le sujet Smith. Il notait lerésultat, et faisait contresigner la feuille d’expériencepar le commandant Anderson. Sept fois sur dix, lelieutenant Jones devina juste. Aucun truquage n’étaitpossible. Même si l’on suppose les complicités lesplus invraisemblables, il ne pouvait y avoir aucuneliaison entre le sous-marin en plongée et le laboratoireoù se trouvait le sujet Smith. Les ondes de T.S.F. elles-mêmes ne peuvent pénétrer plusieurs centaines demètres d’eau de mer. Pour la première fois dansl’histoire de la science, on avait obtenu la preuve

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indiscutable de la possibilité, entre deux cerveauxhumains, de communiquer à distance. L’étude de laparapsychologie entrait enfin dans une phasescientifique.

C’est sous la pression des nécessités militaires quefut faite cette grande découverte. Dès le début de 1957,la fameuse organisation Rand, qui s’occupe desrecherches les plus secrètes du gouvernementaméricain, déposait un rapport sur ce sujet devant leprésident Eisenhower. « Nos sous-marins, pouvait-on ylire, sont maintenant inutiles, car il est impossible decommuniquer avec eux lorsqu’ils sont en plongée, etsurtout lorsqu’ils seront sous la croûte polaire. Tousles moyens nouveaux doivent être employés. » Pendantun an, le rapport Rand ne fut suivi d’aucun effet. Lesconseillers scientifiques du président Eisenhowerpensaient que l’idée rappelait trop les tablestournantes. Tandis que le « bip-bip » de Spoutnik Irésonnait comme un glas au-dessus du monde, les plusgrands savants américains décidèrent qu’il était tempsde foncer dans toutes les directions, y compris cellesque les Russes dédaignaient. La science américaine fitappel à l’opinion publique. Le 13 juillet 1958, lesupplément du dimanche du New York Herald Tribunepubliait un article du plus grand spécialiste militaire dela presse américaine, Ansel E. Talbert.

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Celui-ci écrivait : « Il est indispensable pour lesforces armées des États-Unis de savoir si l’énergieémise par un cerveau humain peut influencer, à desmilliers de kilomètres, un autre cerveau humain… Ils’agit là d’une recherche tout à fait scientifique, et lesphénomènes constatés sont, comme tout ce qui estproduit par l’organisme vivant, alimentés en énergiepar la combustion des aliments dans l’organisme…

« L’amplification de ce phénomène pourra fournir unnouveau moyen de communication entre les sous-marinset la terre ferme, peut-être même, un jour, entre desnavires voyageant dans l’espace interplanétaire et laterre. »

À la suite de cet article et de nombreux rapports desavants confirmant le rapport Rand, des résolutionsfurent prises. Des laboratoires d’études sur la nouvellescience de parapsychologie existent maintenant à laRand Corporation, à Cleveland, chez Westinghouse, àFriendship, dans le Maryland, à la General Electric, àSchenectady, à la Bell Telephone, à Boston, et même aucentre de recherches de l’armée, à Redstone, Alabama.Dans ce dernier centre, le laboratoire qui étudie latransmission de la pensée se trouve à moins de500 mètres du bureau de Werner von Braun, l’hommede l’espace. Ainsi, la conquête des planètes et laconquête de l’esprit humain sont-elles prêtes, déjà, à se

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tendre la main.En moins d’une année, ces puissants laboratoires ont

obtenu plus de résultats que des siècles de recherchesdans le domaine de la télépathie. La raison en est biensimple : les chercheurs sont repartis de zéro, sans idéepréconçue. Des commissions furent envoyées dans lemonde entier : en Angleterre, où des enquêteurs prirentcontact avec des savants authentiques ayant vérifié lesphénomènes de transmission de pensée. Le docteurSoal, de l’Université de Cambridge, a pu donner auxenquêteurs des démonstrations de communications, àplusieurs centaines de kilomètres de distance, entredeux jeunes mineurs du pays de Galles.

En Allemagne, la commission d’enquête rencontrades savants tout aussi indiscutables, comme HansBender et Pascual Jordan, qui avaient observé nonseulement des phénomènes de transmission de pensée,mais encore qui ne craignaient pas de l’écrire. EnAmérique même, les preuves se multipliaient. Unsavant chinois, le docteur Chin Yu Wang, a pu, avecl’aide de quelques confrères également chinois, donnerà des experts de la Rand Corporation des preuvesapparemment tout à fait concluantes de la transmissionde la pensée.

Comment procède-t-on pratiquement pour obtenirdes résultats aussi étonnants que l’expérience du

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lieutenant Jones et du sujet Smith ?Il faut pour cela trouver une paire

d’expérimentateurs, c’est-à-dire deux sujets dont l’unfait émetteur et l’autre récepteur. Ce n’est qu’enemployant deux sujets dont les cerveaux sont enquelque sorte synchronisés (les spécialistes américainsemploient le terme résonance, emprunté à la T.S.F., touten étant conscients de ce que ce terme a de vague)qu’on obtient des résultats réellement sensationnels.

Ce qu’on constate donc dans les travaux modernes,c’est une communication dans un seul sens. Si l’oninverse, si l’on fait émettre par le sujet qui recevait, etréciproquement, on n’obtient plus rien. Pour maintenirdes communications efficientes dans les deux sens, ilfaudra donc « deux » couples émetteurs-récepteurs,autrement dit :

– un sujet émetteur et un sujet récepteur à bord dusous-marin ;

un sujet émetteur et un sujet récepteur dans unlaboratoire à terre.

Comment sont choisis ces sujets ?C’est pour le moment un secret. Tout ce qu’on sait,

c’est que le choix est fait en examinant les électro-encéphalogrammes, c’est-à-dire les enregistrementsélectriques de l’activité cérébrale des volontaires quise présentent. Cette activité cérébrale, bien connue de

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la science, ne s’accompagne d’aucune émissiond’ondes. Mais elle détecte les émissions d’énergie dansle cerveau, et Grey Walter, le célèbre cybernéticienanglais, a montré le premier que l’électro-encéphalogramme peut servir à détecter les activitéscérébrales anormales.

Une autre clarté sur le sujet a été apportée par unepsychologue américaine, Mme Gertrude Schmeidler. Ladoctoresse Schmeidler a montré que les volontaires quise présentent pour servir de sujets dans les expériencesde parapsychologie peuvent être divisés en deuxcatégories, qu’elle appelle les « moutons » et les« chèvres ». Les moutons sont ceux qui croient à laperception extra-sensorielle, les chèvres ceux qui n’ycroient pas. Dans la communication à distance, il faut,semble-t-il, associer un mouton avec une chèvre.

Ce qui rend ce genre de travail extrêmementdifficile, c’est qu’au moment où s’établit lacommunication à distance par la pensée, l’émetteur,aussi bien que le récepteur, ne ressent rien. Lacommunication se fait à un niveau inconscient, et rienne transparaît dans la conscience. L’émetteur ne saitpas si son message parvient au but. Le récepteur ne saitpas s’il reçoit des signaux provenant d’un autre cerveauou s’il est en train d’inventer. C’est pour cela qu’aulieu d’essayer de transmettre des images compliquées

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ou discutables, on se contente de transmettre les cinqsymboles très simples des tables de Zener. Lorsquecette transmission sera au point, on pourra facilementse servir de ces cartes comme d’un code, à l’image del’alphabet morse, et transmettre des messagesintelligibles. Pour le moment, il s’agit de perfectionnerle mode de communication, le rendre plus sûr. On ytravaille dans de nombreuses directions, et l’onrecherche en particulier des médicaments à actionpsychologique qui facilitent la transmission de pensée.Un spécialiste américain de pharmacologie, le docteurHumphrey Osmond, a déjà obtenu quelques premiersrésultats dans ce domaine, et les a rendus publics dansun rapport fait en mars 1947 à l’Académie desSciences de New York.

Cependant, ni le lieutenant Jones ni le sujet Smithn’utilisaient de drogue. Car le but de ces expériencesdes forces armées américaines, c’est d’exploiter à fondles possibilités du cerveau humain normal. Hormis lecafé, qui paraît améliorer la transmission, et l’aspirine,qui, au contraire, l’inhibe, la paralyse, aucune droguen’est autorisée dans les expériences du projet Rand.

Ces expériences ouvrent sans nul doute une èrenouvelle dans l’histoire de l’humanité et de lascience(92).

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Dans le domaine des « guérisons paranormales »,c’est-à-dire obtenues par un traitement psychologique,qu’il s’agisse du guérisseur « possédant le fluide » oudu psychanalyste (toutes distinctions étant faites entreles méthodes) les parapsychologues sont arrivés à desconclusions du plus haut intérêt. Ils nous ont apportéune conception nouvelle : celle du couple médecin-malade. Le résultat du traitement serait déterminé par laliaison télépathique qui existerait ou non entre letraitant et le patient. Si cette liaison s’établit – et elleressemble à un rapport amoureux – elle produit cettehyper-lucidité et cette hyper-réceptivité qu’on observedans les couples passionnés ; la guérison est possible.Sinon, guérisseur et malade perdent leur temps l’un etl’autre. La notion du « fluide » se trouve dépassée auprofit de la notion du « couple ». On imagine qu’ildeviendra possible de dessiner le profil psychologiqueprofond du traitant et du patient. Certains testspermettraient de déterminer quelle sorte d’intelligenceet de sensibilité possèdent le traitant et le patient et lanature des rapports inconscients qui peuvent s’établirentre eux. Le traitant, comparant son profil à celui dupatient, pourrait savoir dès le départ s’il lui estpossible d’agir ou non.

À New York, un psychanalyste brise la clef du

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classeur où il range ses fiches d’observation. Il seprécipite chez un serrurier, obtient que celui-ci luirefasse sur l’heure une clef. Il ne parle à personne decet incident. Quelques jours après, au cours d’uneséance de rêve éveillé, une clef apparaît dans le rêvede son patient qui la décrit. Elle est brisée, et elle portele numéro de la clef du classeur : véritable phénomèned’osmose.

Le docteur Lindner, célèbre psychanalyste américain,eut, en 1953, à soigner un savant atomiste réputé(93). Cedernier se désintéressait de son travail, de sa famille,de tout. Il s’évadait, avoua-t-il à Lindner, dans un autreunivers. De plus en plus fréquemment, sa penséevoyageait sur une autre planète où la science était plusavancée et dont il était l’un des chefs. Il avait unevision précise de ce monde, de ses lois, de ses mœurs,de sa culture. Fait extraordinaire, Lindner se sentit peuà peu aspiré par la folie de son malade, rejoignit enpensée celui-ci dans son univers, perdit en partiel’esprit. C’est alors que le malade commença à sedétacher de sa vision et entra dans la voie de laguérison. Lindner devait guérir, à son tour, quelquessemaines plus tard. Il venait de retrouver, sur le planexpérimental, l’immémoriale injonction faite authaumaturge de « prendre sur soi » le mal d’autrui, deracheter le péché d’autrui.

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La parapsychologie n’a aucune sorte de rapport avecl’occultisme et les fausses sciences : elle s’emploie toutau contraire à une démystification de ce domaine.Cependant, les savants, vulgarisateurs et philosophesqui la condamnent, y voient un encouragement aucharlatanisme. C’est faux, mais il est vrai que notreépoque est, plus que toute autre, favorable audéveloppement de ces fausses sciences qui ont« l’usage et l’apparence de tout, mais qui n’ont pas lapropriété ni la réalité de rien ». Nous sommespersuadés qu’il existe dans l’homme des terresinconnues. La parapsychologie propose une méthoded’exploration. Dans les pages qui vont suivre, nousallons proposer à notre tour une méthode. Cetteexploration est à peine commencée : ce sera, pensons-nous, une des grandes tâches de la civilisation à venir.Des forces naturelles encore ignorées seront sans douterévélées, étudiées et maîtrisées, afin que l’hommepuisse accomplir son destin sur une terre en pleinetransformation. Ceci est notre certitude. Mais notrecertitude est aussi que le déploiement actuel del’occultisme et des fausses sciences dans un immensepublic est de l’ordre de la maladie. Ce ne sont pas lesmiroirs fêlés qui portent malheur, mais les cerveauxfêlés.

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Aux États-Unis, il y a, depuis la dernière guerre, plusde 30 000 astrologues, 20 magazines uniquementconsacrés à l’astrologie, dont l’un tire à 500 000exemplaires. Plus de 2 000 journaux ont leur rubriqueastrologique. En 1943, 5 millions d’Américainsagissaient selon les directives des devins etdépensaient 200 millions de dollars par an pourconnaître l’avenir. La France seule possède 40 000guérisseurs et plus de 50 000 cabinets de consultationocculte. Selon des estimations contrôlées(94), leshonoraires des devins, pythonisses, voyantes, sourciers,radiesthésistes, guérisseurs, etc., atteignent 50 milliardsde francs pour Paris. Le budget global de la « magie »serait, pour la France, d’environ 300 milliards par an :beaucoup plus que le budget de la recherchescientifique.

« Si un diseur de bonne aventure fait commerce de laVérité…

— Eh bien ?— Eh bien, je crois qu’il fait commerce avec

l’ennemi(95). »Il est tout à fait nécessaire, ne serait-ce que pour

nettoyer le champ d’investigations, de repousser cetteinvasion. Mais ceci doit profiter au progrès de laconnaissance. C’est dire qu’il ne s’agit pas de revenirau positivisme que Flammarion estimait déjà dépassé

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en 1891, ni au scientisme étroit alors que la sciencemême nous conduit vers une réflexion nouvelle sur lesstructures de l’esprit. Si l’homme possède des pouvoirsjusqu’ici ignorés ou négligés et s’il existe, comme nousinclinerions à le penser, un état supérieur deconscience, il importe de ne pas rejeter les hypothèsesutiles à l’expérimentation, les faits véritables, lesconfrontations éclairantes, en repoussant cette invasionde l’occultisme et des fausses sciences. Un proverbeanglais dit : « En vidant l’eau sale de la baignoire,faites attention de ne pas jeter le bébé avec. »

La science soviétique elle-même admet « que nousne savons pas tout, mais qu’il n’y a pas de domainetabou, ni de territoires à jamais inaccessibles ». Lesspécialistes de l’institut Pavlov, les savants chinois quise consacrent à l’étude de l’activité nerveusesupérieure, travaillent sur le yoga. « Pour le moment,écrit le journaliste scientifique Saparine, dans la revuerusse Force et Savoir(96), les phénomènes présentéspar les yogis ne sont pas explicables, mais ceciarrivera sans doute. L’intérêt de tels phénomènes esténorme, car ils révèlent les extraordinaires possibilitésde la machine humaine. »

L’étude des facultés extra-sensorielles, la« psionique », comme disent les chercheurs américainspar analogie avec l’électronique et la nucléonique, est

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en effet susceptible de déboucher sur des applicationspratiques d’une ampleur considérable. Les travauxrécents sur le sens de l’orientation des animaux, parexemple, révèlent l’existence de facultés extra-sensorielles. L’oiseau migrateur, le chat qui parcourt1 300 kilomètres pour revenir chez lui, le papillon quiretrouve la femelle à 11 kilomètres, paraissent utiliserle même type de perception et d’action à distance. Sinous pouvions découvrir la nature de ce phénomène etle maîtriser, nous disposerions d’un nouveau moyen decommunication et d’orientation. Nous aurions à notredisposition un véritable radar humain.

La communication directe des émotions, telle qu’elleparaît se produire dans le couple analyste-patient,pourrait avoir des applications médicales précieuses.La conscience humaine est semblable à un icebergflottant sur l’océan. La plus grande partie est sousl’eau. Parfois, l’iceberg bascule, laissant apparaîtreune énorme masse inconnue, et nous disons : voici unfou. S’il était possible que s’établisse unecommunication directe entre les masses immergées,dans le couple médecin-malade, au moyen de quelque« amplificateur psionique », les maladies mentalespourraient disparaître complètement.

La science moderne nous apprend que les méthodesexpérimentales, à leur extrême degré de perfection, lui

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fixent des limites. Par exemple, un microscopesuffisamment puissant emploierait une source lumineusesi forte que celle-ci déplacerait l’électron observé,rendant l’observation impossible. Nous ne pouvonsapprendre ce qu’il y a à l’intérieur du noyau en lebombardant : il se trouve changé. Mais il se peut quel’équipement inconnu de l’intelligence humainepermette la perception directe des structures ultimes dela matière et des harmonies de l’univers. Nouspourrions peut-être disposer de « microscopespsioniques », de « télescopes psioniques » nousapprenant directement ce qu’il y a à l’intérieur d’unastre lointain ou à l’intérieur du noyau atomique.

Il y a peut-être un lieu, dans l’homme, d’où toute laréalité peut être perçue. Cette hypothèse paraîtdélirante. Auguste Comte déclarait qu’on ne connaîtraitjamais la composition chimique d’une étoile. L’annéesuivante, Bunsen inventait le spectroscope. Noussommes peut-être à la veille de découvrir un ensemblede méthodes qui nous permettraient de développersystématiquement nos facultés extra-sensorielles,d’utiliser une puissante machinerie cachée dans nosprofondeurs. C’est dans cette perspective que nousavons, Bergier et moi, travaillé, sachant, avec notremaître Chesterton, que « le fumiste n’est pas celui quiplonge dans le mystère, mais celui qui refuse d’ensortir ».

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III

VERS LA RÉVOLUTION PSYCHOLOGIQUE

Le « second souffle » de l’esprit. – On demande un Einstein de lapsychologie. – L’idée religieuse renaît. – Notre société agonise. –Jaurès et l’arbre bruissant de mouches. – Le peu que nous voyonstient au peu que nous sommes.

« Terre fumante d’usines. Terre trépidante d’affaires.Terre vibrante de cent radiations nouvelles. Ce grandorganisme ne vit en définitive que pour et par une âmenouvelle. Sous le changement d’âge, un changement dePensée. Or, où chercher, où placer cette altérationrénovatrice et subtile, qui, sans modifierappréciablement nos corps, a fait de nous des êtresnouveaux ? Nulle part ailleurs que dans une intuitionnouvelle, modifiant dans sa totalité la physionomie del’Univers où nous nous mouvions, – dans un éveil,

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autrement dit. »Ainsi, pour Teilhard de Chardin, la mutation de

l’espèce humaine est commencée : l’âme nouvelle esten train de naître. Cette mutation s’opère dans lesrégions profondes de l’intelligence et, par cette« altération rénovatrice », une vision totale ettotalement différente de l’Univers est donnée. À l’étatde veille de la conscience se substitue un état supérieuren comparaison duquel le précédent n’était quesommeil. Voici venu le temps de l’éveil véritable.

C’est à une réflexion sur cet éveil véritable que nousvoulons amener le lecteur. J’ai dit, au début de cetouvrage, comment mon enfance et mon adolescence sesont trouvées baignées dans un sentiment semblable àcelui qui animait Teilhard. Quand je regardel’ensemble de mes actes, de mes recherches, de mesrécits, je vois bien que tout cela s’est trouvé orienté parle sentiment, si violent et vaste chez mon père, qu’il y apour la conscience humaine une étape à franchir, qu’il ya un « second souffle » à trouver, et que les temps sontvenus. Ce présent livre n’a, au fond, pour objet quel’affirmation aussi puissante que possible de cesentiment.

Sur la science, le retard de la psychologie estconsidérable. La psychologie dite moderne étudie unhomme conforme à la vision du XIXe siècle dominé par

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le positivisme militant. La science réellement moderneprospecte un univers qui se révèle de plus en plus richeen surprises, de moins en moins ajusté aux structures del’esprit et à la nature de la connaissance officiellementadmises. La psychologie des états conscients supposeun homme achevé et statique : l’homo sapiens du« siècle des lumières ». La physique dévoile un mondequi joue plusieurs jeux à la fois, ouvert par de multiplesportes sur l’infini. Les sciences exactes débouchent surle fantastique. Les sciences humaines sont encoreenfermées dans la superstition positiviste. La notion dudevenir, de l’évolution, domine la pensée scientifique.La psychologie se fonde encore sur une vision del’homme fini, aux fonctions mentales une fois pourtoutes hiérarchisées. Or, il nous semble bien, tout aucontraire, que l’homme n’est pas fini, il nous semblebien discerner, à travers les formidables secousses quichangent en ce moment le monde, secousses en hauteurdans le domaine de la connaissance, secousses enlargeur produites par la formation des grandes masses,les prémices d’un changement d’état de la consciencehumaine, une « altération rénovatrice » à l’intérieur del’homme lui-même. De sorte que la psychologieefficace adaptée au temps que nous vivons, devrait,croyons-nous, se fonder, non pas sur ce qu’est l’homme(ou plutôt ce qu’il parait être) mais sur ce qu’il peutdevenir, sur son évolution possible. Le premier travail

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utile serait la recherche du point de vue sur cetteévolution possible. C’est à cette recherche que nousnous sommes livrés.

Toutes les doctrines traditionnelles reposent surl’idée que l’homme n’est pas un être accompli, et lesanciennes psychologies étudient les conditions danslesquelles doivent s’opérer les changements,altérations, transmutations, qui amèneront l’homme àson accomplissement véritable. Une certaine réflexiontout à fait moderne, menée selon notre méthode, nousamène à penser que l’homme possède peut-être desfacultés qu’il n’exploite pas, toute une machinerieinutilisée. Nous l’avons dit la connaissance du mondeextérieur, à son extrême pointe, aboutit à une remise enquestion de la nature même de la connaissance, desstructures de l’intelligence et de la perception. Nousavons dit aussi que la prochaine révolution seraitpsychologique. Cette vision ne nous est pasparticulière : elle est celle de beaucoup de chercheursmodernes, d’Oppenheimer à Costa de Beauregard, deWolfgang Pauli à Heisenberg, de Charles-Noël Martinà Jacques Ménétrier.

Cependant, il est vrai qu’au seuil de cette révolution,rien des hautes pensées quasi religieuses qui animentles chercheurs ne pénètre dans l’esprit des hommesordinaires, ne vient vivifier les profondeurs de la

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société. Tout a changé dans quelques cerveaux. Rienn’a changé depuis le XIXe siècle dans les idéesgénérales sur la nature de l’homme et sur la sociétéhumaine. Dans un article inédit sur Dieu, Jaurès, à la finde sa vie, écrivait magnifiquement :

« Tout ce que nous voulons dire aujourd’hui, c’estque l’idée religieuse, un moment effacée, peut rentrerdans les esprits et dans les consciences parce que lesconclusions actuelles de la science les prédisposent àla recevoir. Il y a dès maintenant, si l’on peut dire, unereligion toute prête, et si elle ne pénètre point à cetteheure les profondeurs de la société, si la bourgeoisieest platement spiritualiste ou niaisement positiviste, sile prolétariat est partagé entre la superstition servile ouun matérialisme farouche, c’est parce que le régimesocial actuel est un régime d’abrutissement et de haine,c’est-à-dire un régime irréligieux. Ce n’est point,comme le disent souvent les déclamateurs vulgaires etles moralistes sans idées, parce que notre société a lesouci des intérêts matériels qu’elle est irréligieuse. Il ya au contraire quelque chose de religieux dans laconquête de la nature par l’homme, dansl’appropriation des forces de l’univers aux besoins del’humanité. Non, ce qui est irréligieux, c’est quel’homme ne conquiert la nature qu’en assujettissant leshommes. Ce n’est pas le souci du progrès matériel quidétourne l’homme des hautes pensées et de la

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méditation des choses divines, c’est l’épuisement dulabeur inhumain qui ne laisse pas, à la plupart deshommes, la force de penser ni celle même de sentir lavie, c’est-à-dire Dieu. C’est aussi la surexcitation despassions mauvaises, la jalousie et l’orgueil, quiabsorbent dans des luttes impies l’énergie intime desplus vaillants et des plus heureux. Entre la provocationde la faim et la surexcitation de la haine, l’humanité nepeut pas penser à l’infini. L’humanité est comme ungrand arbre, tout bruissant de mouches irritées sous unciel d’orage, et dans ce bourdonnement de haine, lavoix profonde et divine de l’univers n’est plusentendue. »

C’est avec émotion que j’ai découvert ce texte deJaurès. Il reprend les termes d’un long message quemon père lui avait envoyé. Mon père attendit avecfièvre la réponse, qui ne vint pas. Elle me parvint, amoi, par le truchement de cet inédit, près de cinquanteans après…

Certes, l’homme n’a pas de lui-même uneconnaissance à la hauteur de ce qu’il fait, j’entends dece que la science, qui est le couronnement de sonobscur labeur, découvre de l’univers, de ses mystères,de ses puissances, et de ses harmonies. Et s’il ne l’apas, c’est que l’organisation sociale, fondée sur desidées périmées, le prive d’espérance, de loisir et de

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paix. Privé de la vie, au sens plein du mot, comment endécouvrirait-il l’étendue infinie ? Cependant, tout nousinvite à penser que les choses vont rapidement changer ;que l’ébranlement des grandes masses, la formidablepression des découvertes et des techniques, lemouvement des idées dans les sphères de vraieresponsabilité, le contact avec des intelligencesextérieures, balaieront les principes anciens quiparalysent la vie en société, et que l’homme, redevenudisponible au bout de ce chemin qui va de l’aliénationà la révolte, puis de la révolte à l’adhésion, entendra enlui-même monter cette « âme nouvelle » dont parleTeilhard, et découvrira dans la liberté ce « pouvoird’être cause » qui relie l’être au faire.

Que l’homme possède certains pouvoirs :précognition, télépathie, etc., cela semble acquis. Il y ades faits observables. Mais, jusqu’ici, de tels faits ontété présentés comme de prétendues preuves de « laréalité de l’âme », ou de « l’esprit des morts ».L’extraordinaire comme manifestation del’improbable : absurdité. Nous avons donc, dans notretravail, rejeté tout recours à l’occulte et au magique.Cela ne signifie pas qu’il faille négliger la totalité desfaits et des textes de ce domaine. En cela, nous avonsfait nôtre l’attitude si neuve, honnête et intelligente de

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Roger Bacon(97): « Il faut se diriger en ces choses avecprudence, car il est facile à l’homme de se tromper, etl’on se trouve en présence de deux erreurs : les unsnient tout ce qui est extraordinaire, et les autres,dépassant la raison, tombent dans la magie. Il faut doncse garder de ces nombreux livres qui contiennent desvers, des caractères, des oraisons, des conjurations,des sacrifices, car ce sont des livres de pure magie, etd’autres en nombre infini, lesquels ne contiennent ni lapuissance de l’art ni celle de la nature, mais desfictions de sorciers. Il faut, d’autre part, considérerque, parmi les livres qui sont regardés commemagiques, il en est qui ne le sont pas du tout etcontiennent le secret des sages… Si quelqu’un trouvedans ces ouvrages quelque opération de la nature ou del’art, qu’il le garde… »

Le seul progrès en psychologie a été lecommencement d’exploration des profondeurs, deszones sous-conscientes. Nous pensons qu’il y a aussides sommets à explorer, une zone surconsciente. Ouplutôt, nos recherches et réflexions nous invitent àadmettre comme hypothèse l’existence d’un équipementsupérieur du cerveau, en grande partie inexploité. Dansl’état de veille normal de la conscience, il y a undixième du cerveau en activité. Que se passe-t-il dansles neuf dixièmes apparemment silencieux ? Et n’existe-

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t-il pas un état où la totalité du cerveau se trouverait enactivité organisée ? Tous les faits que nous allonsmaintenant rapporter et étudier peuvent être rattachés àun phénomène d’activation des zones habituellementendormies. Or, il n’existe encore aucune psychologieorientée vers ce phénomène. Il faudra sans douteattendre que la neurophysiologie progresse pour quenaisse une psychologie des sommets. Sans attendre ledéveloppement de cette nouvelle physiologie, et sansvouloir rien préjuger des résultats, nous voulonssimplement attirer l’attention sur ce domaine. Il se peutque son exploration se révèle aussi importante quel’exploration de l’atome et celle de l’espace.

Tout l’intérêt s’est trouvé jusqu’ici fixé sur ce qui esten dessous de la conscience ; quant à la conscienceelle-même, elle n’a cessé d’apparaître, dans l’étudemoderne, comme un phénomène en provenance deszones inférieures : le sexe chez Freud, les réflexesconditionnés chez Pavlov, etc. De sorte que toute lalittérature psychologique, tout le roman moderne, parexemple, relève de la définition de Chesterton : « Cesgens qui, parlant de la mer, ne parlent que du mal demer. » Mais Chesterton était catholique : il supposaitl’existence des sommets de la conscience parce qu’iladmettait l’existence de Dieu. Il fallait bien que lapsychologie se libérât, comme toute science, de lathéologie. Nous pensons simplement que la libération

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n’est pas encore complète ; qu’il y a aussi unelibération par le haut : par l’étude méthodique desphénomènes qui se situent au-dessus de la conscience,de l’intelligence qui vibre à une fréquence supérieure.

Le spectre de la lumière se présente ainsi : à gauche,la large bande des ondes hertziennes et de l’infra-rouge. Au milieu, la bande étroite de la lumière visible ;à droite, la bande infinie : ultraviolet, rayons X, rayonsgamma et l’inconnu.

Et si le spectre de l’intelligence, de la lumièrehumaine, était comparable ? À gauche l’infra ousubconscient, au milieu, l’étroite bande de laconscience, à droite, la bande infinie del’ultraconscience. Les études n’ont porté jusqu’ici quesur la conscience et la sous-conscience. Le vastedomaine de l’ultraconscience ne semble avoir étéexploré que par les mystiques et magiciens :explorations secrètes, témoignages peu déchiffrables.Le peu de renseignements parvenus fait que l’onexplique certains phénomènes indéniables, commel’intuition et le génie, correspondant aux débuts de labande de droite, par les phénomènes del’infraconscience, correspondant à la fin de la bande degauche. Ce que nous savons du sous-conscient nous sertà expliquer le peu que nous savons du sur-conscient.Or, on ne peut expliquer la droite du spectre de la

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lumière par sa gauche, les rayons gamma par les ondeshertziennes : les propriétés ne sont pas les mêmes.Ainsi, nous pensons que s’il existe un état au-delà del’état de conscience, les propriétés de l’esprit y sonttotalement différentes. D’autres méthodes que celles dela psychologie des états inférieurs doivent donc êtretrouvées.

Dans quelles conditions l’esprit peut-il atteindre àcet autre état ? Quelles sont alors ses propriétés ? Àquelles connaissances est-il susceptible de parvenir ?Le mouvement formidable de la connaissance nousamène à ce point où l’esprit se sait dans l’obligation dese changer, pour voir ce qui est à voir, pour faire ce quiest à faire. « Le peu que nous voyons tient au peu quenous sommes. » Mais ne sommes-nous que ce que nouscroyons être ?

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IV

UNE REDÉCOUVERTE DE L’ESPRITMAGIQUE

L’œil vert du Vatican. – L’autre intelligence. – L’Usine du BoisDormant. – Histoire de la relavote. – La nature joue peut-êtredouble jeu. – La manivelle de la supermachine. – Nouvellescathédrales, nouvel argot. – L’ultime porte. – L’existence commeinstrument. – Du neuf et du raisonnable sur les symboles. – Toutn’est pas dans tout.

Pour décrypter certains manuscrits trouvés sur lesrivages de la mer Noire, la science des meilleurslinguistes du monde n’a pas suffi. On a installé unemachine, un calculateur électronique au Vatican, et onlui a donné à étudier un effroyable gribouillis, lesdébris d’un parchemin immémorial sur lesquelss’inscrivaient en tous sens les restes d’indéchiffrablessignes. Il fallait que la machine fasse un travail que cent

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et cent cerveaux, pendant cent et cent années, n’eussentpu exécuter : comparer les traces, refaire toutes lesséries possibles de traces semblables, choisir entretoutes les probabilités possibles, dégager une loi desimilitude entre tous les termes de comparaisonsimaginables, puis, ayant épuisé la liste infinie descombinaisons, constituer un alphabet à partir del’unique similitude acceptable, recréer une langue,restituer, traduire. La machine fixa le magma de son œilvert, immobile et froid, se mit à cliqueter et à vrombir,d’innombrables ondes rapides parcoururent soncerveau électronique, et enfin elle fit émerger de cedétritus un message, délivrant la parole du vieux mondeenseveli. Elle traduisit. Ces ombres de lettres sur cespoussières de parchemin se ranimèrent, se remarièrent,se refécondèrent, et de l’informe, de ce cadavre duverbe sortit une voix pleine de promesses. La machinedit : « Et dans ce désert nous tracerons une route versvotre Dieu. »

On sait la différence entre l’arithmétique et lesmathématiques. La pensée mathématique, depuisÉvariste Galois, a découvert un monde qui est étrangerà l’homme, qui ne correspond pas à l’expériencehumaine, à l’univers tel que le connaît la consciencehumaine ordinaire. La logique qui procède par oui ou

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non, y est remplacée par une super-logique quifonctionne par oui et non. Cette super-logique n’est pasdu domaine du raisonnement, mais de l’intuition. C’esten ce sens que l’on peut dire que l’intuition, c’est-à-dire une faculté « sauvage », un pouvoir « insolite » del’esprit, « régit maintenant de grands cantons demathématiciens(98) ».

Comment fonctionne normalement le cerveau ? Ilfonctionne en machine arithmétique. Il fonctionne enmachine binaire : oui, non, d’accord, pas d’accord,vrai, faux, j’aime, je n’aime pas, bon, mauvais. Enbinaire notre cerveau est imbattable. De grandscalculateurs humains ont réussi à surpasser desmachines électroniques.

Qu’est-ce qu’une machine électroniquearithmétique ? C’est une machine qui, avec une rapiditéextraordinaire, classe, accepte et refuse, range lesfacteurs divers en séries. Somme toute, c’est unemachine qui met de l’ordre dans l’univers. Elle imite lefonctionnement de notre cerveau. L’homme classe.C’est son honneur. Toutes les sciences se sont bâtiessur un effort de classement.

Oui, mais il existe aussi, maintenant, des machinesélectroniques qui ne fonctionnent pas seulementarithmétiquement, mais analogiquement. Exemple : sivous voulez étudier toutes les conditions de résistance

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du barrage que vous construisez, vous fabriquez unemaquette du barrage. Vous vous livrez à toutes lesobservations possibles sur cette maquette. Vousfournissez à la machine l’ensemble de cesobservations. Celle-ci coordonne, compare à unevitesse inhumaine, établit toutes les connexionspossibles entre ces mille observations de détail, etvous dit : « Si vous ne renforcez pas la cale de latroisième pile de droite, elle craquera en 1984. »

La machine analogique a fixé, de son œil immobileet infaillible, l’ensemble des réactions du barrage, puiselle a envisagé tous les aspects de l’existence de cebarrage, elle s’est assimilé cette existence et elle en adéduit toutes les lois. Elle a vu le présent dans satotalité, en établissant à une vitesse qui contracte letemps, tous les rapports possibles entre tous lesfacteurs particuliers, et elle a pu voir, du même coup, lefutur. Somme toute, elle est passée du savoir à laconnaissance.

Or, nous pensons que le cerveau peut, lui aussi, danscertains cas, fonctionner comme une machineanalogique. C’est-à-dire qu’il doit pouvoir :

1° Réunir toutes les observations possibles sur unechose ;

2° Établir la liste des rapports constants entre lesmultiples aspects de la chose ;

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3° Devenir, en quelque sorte, la chose elle-même,s’assimiler son essence et découvrir la totalité de sondestin.

Tout ceci, naturellement, à une vitesse électronique,des dizaines de milliers de connexions se réalisant dansun temps comme atomisé. Cette série fabuleused’opérations précises, mathématiques, c’est ce quenous appelons parfois, quand le mécanisme sedéclenche par hasard, une illumination.

Si le cerveau peut fonctionner comme une machineanalogique, il peut, lui aussi, travailler, non sur lachose elle-même, mais sur une maquette de la chose.Non sur Dieu lui-même, mais sur une idole. Non surl’éternité, mais sur une heure. Non sur la terre, mais surun grain de sable. C’est-à-dire qu’il doit pouvoir, desconnexions s’établissant à une vitesse qui dépasse leraisonnement binaire le plus rapide, sur une imagejouant le rôle de maquette, voir, comme disait Blake,« l’univers dans un grain de sable et l’éternité dans uneheure ».

Si cela se passait ainsi, si la vitesse de classement,de comparaison, de déduction se trouvaitformidablement accélérée, si notre intelligence setrouvait, dans certains cas, comme la particule dans lecyclotron, nous aurions l’explication de toute magie. Àpartir de l’observation d’une étoile à l’œil nu, un prêtre

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maya aurait pu recomposer dans son cerveaul’ensemble du système solaire et découvrir Uranus etPluton sans télescope (ainsi qu’en témoignent, semble-t-il, certains bas-reliefs). À partir d’un phénomène dansle creuset, l’alchimiste aurait pu avoir unereprésentation exacte de l’atome le plus complexe etdécouvrir le secret de la matière. On auraitl’explication de la formule selon laquelle : « Ce qui esten haut est comme ce qui est en bas. » Dans le domaineplus grossier de la magie imitative, on comprendraitcomment le magicien de Cro-Magnon, contemplant danssa grotte l’image du bison cérémoniel, parvenait àsaisir l’ensemble des lois du monde bison et à annoncerà la tribu la date, le lieu et le temps favorables à laprochaine chasse.

Les techniciens de la cybernétique ont mis au pointdes machines électroniques qui fonctionnent d’abordarithmétiquement, puis analogiquement. Ces machinesservent notamment au décryptage des langages chiffrés.Mais les savants sont ainsi : ils se refusent à imaginerque ce que l’homme a créé, il puisse aussi l’être.Étrange humilité !

Nous admettons cette hypothèse : l’homme possèdeun appareillage au moins égal, sinon supérieur, à tout

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appareillage techniquement réalisable, et destiné àatteindre le résultat que se propose toute technique, àsavoir la compréhension et le maniement des forcesuniverselles. Pourquoi ne posséderait-il pas une sortede machine électronique analogique dans lesprofondeurs de son cerveau ? Nous savons aujourd’huique les neuf dixièmes du cerveau humain sont inutilisésdans la vie consciente normale et le docteur WarrenPenfield a démontré l’existence, en nous, de ce vastedomaine silencieux. Et si ce domaine silencieux étaitune immense salle de machines en état de marche, quiattendent un geste de commande ? Si cela était, la magieaurait raison.

Nous avons une poste : les sécrétions des hormonespartent en mille lieux de notre corps provoquer desexcitations.

Nous avons un téléphone : notre système nerveux ; onme pince, je crie ; j’ai honte, je rougis, etc.

Pourquoi n’aurions-nous pas une radio ? Le cerveauémet peut-être des ondes qui se propagent à grandevitesse et qui, comme les ondes à hyperfréquence quis’engouffrent dans les conducteurs creux, circulent àl’intérieur des manchons de myéline. Nousposséderions dans ce cas un système decommunications, de connexions, inconnu. Notrecerveau émet peut-être sans cesse de telles ondes, mais

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les récepteurs ne sont pas utilisés, ou bien ne se mettentà fonctionner qu’en de rares occasions, comme cespostes de T.S.F. mal en point qu’un choc rend un instantsonores.

J’avais sept ans. Je me tenais dans la cuisine, à côtéde ma mère qui faisait la vaisselle. Ma mère saisit une« lavette » pour chasser la graisse des assiettes, et ellepensa, dans la même seconde, que son amie Raymondeappelait cet instrument « une relavote ». Je babillais,mais à cette seconde, je dis : « Raymonde appelle celaune relavote », puis j’enchaînai. Je ne me souviendraispas de cet incident si ma mère, vivement frappée, ne mel’avait souvent rappelé, comme si elle avait touché làun grand mystère, senti, dans une bouffée de joie, quej’étais elle, reçu une preuve plus qu’humaine de monamour. Plus tard, quand je la faisais souffrir, dans lesrépits, elle évoquait cette seconde de « rencontre »,comme pour se convaincre que quelque chose de plusprofond que son sang était passé d’elle en moi.

Je sais bien tout ce qu’il faut penser descoïncidences, et même de ces coïncidences privilégiéesque Jung dit « significatives », mais il me semble, pouravoir vécu des moments analogues avec un ami trèscher, avec une femme passionnément aimée, qu’il faut

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dépasser la notion de coïncidence et oser en venir à uneinterprétation magique. Il suffit de s’entendre sur leterme « magique ».

Que s’était-il passé dans cette cuisine, un soir de maseptième année ? Je pense qu’à mon insu (et à caused’un imperceptible choc, un infime tremblementcomparable à l’onde légère qui fait tomber un objetlongtemps en équilibre, un infime tremblement dû auhasard pur), une machine, en moi-même, rendueinfiniment sensible par mille et mille élans d’amour, dece simple, violent, exclusif amour de l’enfance, s’estmise brusquement à fonctionner. Cette machine touteneuve et toute prête, dans le domaine silencieux de moncerveau, dans l’usine cybernétique de la Belle au BoisDormant, a regardé ma mère. Elle l’a vue, elle arecueilli et classé toutes les facettes de sa pensée, deson cœur, de ses humeurs, de ses sensations ; elle estdevenue ma mère ; elle a eu connaissance de sonessence et de son destin jusqu’à cet instant-là. Elle afiché, rangé, à une vitesse plus grande que la lumière,toutes les associations de sentiments et d’idées quiavaient défilé en ma mère depuis sa naissance, et elleest arrivée à la dernière association, celle de la lavette,de Raymonde et de la relavote. Et alors, j’ai exprimé lerésultat du travail de cette machine, qui avait étéexécuté si follement vite que son fruit lui-même metraversait sans laisser trace, comme les rayons

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cosmiques nous traversent sans provoquer nullesensation. J’ai dit : « Raymonde appelle cela unerelavote. » Puis la machine s’est arrêtée, ou bien j’aicessé d’être réceptif après l’avoir été un milliardièmede seconde, et j’ai enchaîné sur la phrase commencéeavant. Avant que le temps ne s’arrête, ou bien ne soitaccéléré en tous sens, passé, présent, avenir : c’est lamême chose.

Je devais connaître, en d’autres circonstances, des« coïncidences » de même nature. Je pense qu’il estpossible de les interpréter de cette façon. Il se peut quela machine fonctionne constamment, mais que nous nepuissions être réceptifs qu’occasionnellement. Encore,cette réceptivité ne peut-elle être que rarissime. Sansdoute est-elle nulle chez certains êtres. Ainsi y a-t-ildes « gens qui ont de la chance » et des gens qui n’enont pas. Les chanceux seraient ceux qui, parfois,reçoivent un message de la machine : elle a analysé tousles éléments de la conjoncture, elle a classé, choisi,comparé tous les effets et toutes les causes possibles et,découvrant ainsi le meilleur chemin du destin, elle arendu son oracle, qui a été recueilli, sans même que laconscience ait été effleurée par le soupçon d’un siformidable travail. Ceux-là sont « chéris des dieux »,en effet. Ils sont de temps en temps branchés sur leurusine. Pour ne parler que de moi, j’ai ce que l’on

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appelle « de la chance ». Tout me porte à croire que lesphénomènes qui président à cette chance sont du mêmeordre que les phénomènes qui présidèrent à l’histoirede la « relavote ».

Ainsi commençons-nous à nous apercevoir que laconception magique des rapports de l’homme avecautrui, avec les choses, avec l’espace, avec le temps, –que cette conception n’est pas tout à fait étrangère à uneréflexion libre et vive sur la technique et la sciencemodernes. C’est la modernité qui nous permet de croireau magique. Ce sont les machines électroniques quinous font prendre au sérieux le sorcier de Cro-Magnonet le prêtre maya. Si des connexions ultra-rapidess’établissent dans le domaine silencieux du cerveauhumain et si, en certaines circonstances, le résultat dece travail est capté par la conscience, certainespratiques de magie imitative, certaines révélationsprophétiques, certaines illuminations poétiques oumystiques, certaines divinations, que nous mettons surle compte du délire ou du hasard, sont à considérercomme des acquis réels de l’esprit en état d’éveil.

Voici d’ailleurs plusieurs années que nous savonsque la nature n’est pas raisonnable. Elle ne se conformepas au mode ordinaire du fonctionnement de

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l’intelligence. Pour la partie de notre cerveaunormalement en usage, toute démarche est binaire. Ceciest noir, ou blanc. C’est oui ou non. C’est continu ouc’est discontinu. Notre machine à comprendre estarithmétique. Elle classe, et elle compare. Tout leDiscours de la méthode est fondé là-dessus. Toute laphilosophie chinoise du Ying et du Yang aussi (et leLivre des Mutations, seul livre d’oracles, dontl’Antiquité nous ait transmis les règles, est composédes figures graphiques : trois lignes continues, troisdiscontinues, dans tous les ordres possibles). Or,comme le disait Einstein à la fin de sa vie : « Je medemande si la nature joue toujours le même jeu. » Ilsemble bien, en effet, que la nature échappe à lamachine binaire qu’est notre cerveau dans son état demarche normal. Depuis Louis de Broglie, on a étéobligé d’admettre que la lumière est à la fois continueet brisée. Mais nul cerveau humain n’est parvenu à unereprésentation d’un tel phénomène, à unecompréhension par l’intérieur, à une connaissanceréelle. On admet. On sait. On ne connaît pas. Supposezmaintenant que, sur un modèle de la lumière (toute lalittérature et l’iconographie religieuses abondent enévocations de la lumière), un cerveau passe de l’étatarithmétique à l’état analogique, dans l’éclair del’extase. Il devient la lumière. Il vit l’incompréhensiblephénomène. Il naît avec. Il le connaît. Il va là où

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l’intelligence sublime de de Broglie n’atteint pas. Puisil retombe, le contact est rompu avec les machinessupérieures qui fonctionnent dans l’immense galeriesecrète du cerveau. Sa mémoire ne lui restitue que lesbribes de la connaissance qu’il vient d’acquérir. Et lelangage échoue à traduire ces bribes elles-mêmes.Peut-être certains mystiques ont-ils connu ainsi lesphénomènes de la nature que notre intelligence modernea réussi à découvrir, à admettre, mais n’est pasparvenue à intégrer.

« Et comme moi, le scribe demandait comment, ouquelle chose elle voyait, ou si elle voyait chosecorporelle ? Elle répondait ainsi : je voyais uneplénitude, une clarté, de quoi je sentais un telemplissement que je ne sais dire et ne sais donner nullesimilitude… » Voilà un passage de la dictée d’Angèlede Foligno à son confesseur, tout à fait significatif.

Le calculateur électronique, sur une maquettemathématique de barrage ou d’avion, fonctionneanalogiquement. Dans une certaine mesure, il devientce barrage ou cet avion et découvre la totalité desaspects de leur existence. Si le cerveau peut agir demême(99), nous commençons à comprendre pourquoi lesorcier fabrique une structure évoquant l’ennemi qu’il

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veut atteindre ou dessine le bison dont il veut découvrirla trace. Il attend devant ces maquettes le passage deson intelligence du stade binaire au stade analogique, lepassage de sa conscience de l’état ordinaire à l’étatd’éveil supérieur. Il attend que la machine se mette àfonctionner analogiquement, que se produisent, dans ledomaine silencieux de son cerveau, ces connexionsultra-rapides qui lui livreront la réalité totale de lachose représentée. Il attend, mais non passivement. Quefait-il ? Il a choisi l’heure et le lieu en fonctiond’enseignements anciens, de traditions qui sont peut-être le résultat d’une somme de tâtonnements. Telmoment de telle nuit, par exemple, est plus favorableque tel autre moment de telle autre nuit, peut-être àcause de l’état du ciel, du rayonnement cosmique, de ladisposition des champs magnétiques, etc. Il se met dansune certaine posture bien précise. Il fait certains gestes,une danse particulière, il prononce certaines paroles,émet des sons, module un souffle, etc. On ne s’est pasencore avisé qu’il pourrait s’agir là de techniques(embryonnaires, tâtonnantes) destinées à provoquerl’ébranlement des machines ultra-rapides contenuesdans la partie endormie de notre cerveau. Les rites nesont peut-être que des ensembles complexes dedispositions rythmiques susceptibles d’opérer une miseen route des fonctions supérieures de l’intelligence.Des tours de manivelle, en quelque sorte, plus ou moins

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efficaces. Tout porte à croire que la mise en route deces fonctions supérieures, de ces cerveauxélectroniques analogiques, exige des branchementsmille fois plus compliqués et subtils que ceux qui ontlieu dans le passage du sommeil à la lucidité.

Depuis les travaux de Von Frisch, on sait que lesabeilles ont un langage : elles dessinent dans l’espacedes figures mathématiques d’une infinie complication,au cours de leur vol, et se communiquent ainsi lesrenseignements nécessaires à la vie de la ruche. Toutporte à croire que l’homme, pour établir lacommunication avec ses pouvoirs les plus élevés, doitmettre en jeu des séries d’impulsions pour le moinsaussi complexes, aussi ténues et aussi étrangères à cequi détermine habituellement ses actes intellectuels.

Les prières et les rites devant les idoles, devant lesfigures symboliques des religions, seraient donc desmanières d’essayer de capter et d’orienter des énergiessubtiles (magnétiques, cosmiques, rythmiques, etc.) envue du déclenchement de l’intelligence analogique quipermettrait à l’homme de connaître la divinitéreprésentée.

Si cela est, s’il existe des techniques pour obtenir ducerveau un rendement sans commune mesure avec lesrésultats de l’intelligence binaire même la plus grande,et si ces techniques n’ont été recherchées jusqu’ici que

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par les occultistes, on comprend que la plupart desimportantes découvertes pratiques et scientifiques,avant le XIXe siècle, aient été faites par ceux-ci.

Notre langage, comme notre pensée, procède dufonctionnement arithmétique, binaire, de notre cerveau.Nous classons en oui, non, positif, négatif, nousétablissons les comparaisons et déduisons. Si lelangage nous sert à mettre de l’ordre dans notre penséeelle-même tout entière occupée à ranger, il faut bienvoir qu’il n’est pas un élément créateur extérieur, unattribut divin. Il ne vient pas ajouter une pensée à lapensée. Si je parle ou écris, je freine ma machine. Je nepeux la décrire qu’en observant au ralenti. Je n’exprimedonc que ma prise de conscience binaire du monde, etencore lorsque cette conscience cesse de fonctionner àla vitesse normale. Mon langage ne témoigne que duralenti d’une vision du monde elle-même limitée aubinaire. Cette insuffisance du langage est évidente et estvivement ressentie. Mais que dire de l’insuffisance del’intelligence binaire elle-même ? L’existence interne,l’essence des choses lui échappe. Elle peut découvrirque la lumière est continue et discontinue à la fois, quela molécule du benzène établit entre ses six atomes desrapports doubles et pourtant mutuellement exclusifs ;elle l’admet, mais elle ne peut le comprendre, elle ne

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peut intégrer à sa propre démarche la réalité desstructures profondes qu’elle examine. Pour y parvenir,il lui faudrait changer d’état, il faudrait que d’autresmachines que celles habituellement en usage se mettentà fonctionner dans le cerveau et qu’au raisonnementbinaire se substitue une conscience analogique quirevête les formes et s’assimile les rythmesinconcevables de ces structures profondes. Sans doutecela se produit-il, dans l’intuition scientifique, dansl’illumination poétique, dans l’extase religieuse et dansd’autres cas que nous ignorons. Le recours à laconscience éveillée, c’est-à-dire à un état différent del’état de veille lucide, est le leitmotiv de toutes lesanciennes philosophies. Il est aussi le leitmotiv desplus grands physiciens et mathématiciens modernes,pour qui « quelque chose doit se passer dans laconscience humaine pour qu’elle passe du savoir à laconnaissance ».

Il n’est donc pas surprenant que le langage, qui neparvient qu’à témoigner d’une conscience du monde àl’état de veille lucide normale, soit obscur dès qu’ils’agit d’exprimer ces structures profondes, qu’ils’agisse de la lumière, de l’éternité, du temps, del’énergie, de l’essence de l’homme, etc. Cependant,nous distinguons deux sortes d’obscurité.

L’une vient de ce que le langage est le véhicule

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d’une intelligence qui s’applique à examiner cesstructures sans jamais pouvoir les assimiler. Il est levéhicule d’une nature qui se heurte vainement à uneautre nature. Au mieux, il ne peut qu’apporter letémoignage d’une impossibilité, l’écho d’une sensationd’impuissance et d’exil. Son obscurité est réelle. Ellen’est justement que l’obscurité.

L’autre vient de ce que l’homme qui tente des’exprimer a connu, par éclairs, un autre état deconscience. Il a vécu un instant dans l’intimité de cesstructures profondes. Il les a connues. C’est le mystiquedu type saint Jean de la Croix, le savant illuminé dutype Einstein ou le poète inspiré du type WilliamBlake, le mathématicien transporté du type Galois, lephilosophe visionnaire du type Meyrink.

Retombé, le « voyant » échoue à communiquer.Mais, ce faisant, il exprime la certitude positive quel’univers serait contrôlable et maniable si l’hommeparvenait à combiner aussi intimement que possiblel’état de veille et l’état de super-veille. Quelque chosed’efficace, le profil d’un instrument souverain apparaîtdans un tel langage. Fulcanelli parlant du mystère desCathédrales, Wiener parlant de la structure du Temps,sont obscurs, mais ici l’obscurité n’est pas l’obscurité :elle est le signe que quelque chose brille ailleurs.

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Seul, sans doute, le langage mathématique modernerend compte de certains résultats de la penséeanalogique. Il existe, en physique mathématique, desdomaines de l’« ailleurs absolu » et des « continus demesure nulle », c’est-à-dire des mesures sur desunivers inconcevables et pourtant réels. On peut sedemander pourquoi les poètes ne sont pas encore allésentendre du côté de cette science le chant des réalitésfantastiques, sinon par crainte d’avoir à reconnaîtrecette évidence : que l’art magique vit et prospère horsde leurs cabinets(100).

Ce langage mathématique qui témoigne de l’existenced’univers échappant à la conscience normalementlucide est le seul qui soit en activité, en foisonnementconstant(101).

Les « êtres mathématiques », c’est-à-dire lesexpressions, les signes qui symbolisent la vie et les loisdu monde invisible, du monde impensable,développent, fécondent d’autres « êtres ». Àproprement parler, ce langage est la véritable « langueverte » de notre temps.

Oui, la « langue verte », l’argot au sens originel deces mots, au sens qu’on leur donnait dans le Moyen Âge(et non pas au sens affadi que leur supposentaujourd’hui des littérateurs qui veulent se croire

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« affranchis »), voilà que nous les trouvons dans lascience d’avant-garde, dans la physique mathématiquequi est, si l’on y regarde de près, un dérèglement del’intelligence admise, une rupture, une voyance.

Qu’est-ce que l’art gothique, auquel nous devons lescathédrales ? « Pour nous, écrivait Fulcanelli(102), artgothique n’est qu’une déformation orthographique dumot argotique, conformément à la loi phonétique quirégit, dans toutes les langues, sans tenir aucun comptede l’orthographe, la cabale traditionnelle. » Lacathédrale est une œuvre d’art got ou d’argot.

Et qu’est-ce que la cathédrale d’aujourd’hui,enseignant aux hommes les structures de la Création, sice n’est, substituée à la rosace, l’équation ? Dégageonsnous des fidélités inutiles au passé afin de mieux nousraccorder à celui-ci. Ne cherchons pas la cathédralemoderne dans le monument de verre et de bétonsurmonté d’une croix. La cathédrale du Moyen Âgeétait le livre des mystères donné aux hommes d’hier. Lelivre des mystères, aujourd’hui, ce sont les physiciensmathématiciens qui l’écrivent, avec des « êtresmathématiques », enchâssés comme des rosaces, dansles constructions qui se nomment fusée interplanétaire,usine atomique, cyclotron. Voilà la vraie continuité,voilà le fil réel de la tradition.

Le s argotiers du Moyen Âge, fils spirituels des

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Argonautes qui connaissaient la route du jardin desHespérides, écrivaient dans la pierre leur messagehermétique. Signes incompréhensibles pour les hommesen qui la conscience n’a pas subi de transmutations, enqui le cerveau n’a pas subi cette accélérationformidable grâce à quoi l’inconcevable devient réel,sensible et maniable. Ils n’étaient pas secrets par amourdu secret, mais simplement parce que leurs découvertesdes lois de l’énergie, de la matière et de l’esprit,s’étaient effectuées dans un autre état de conscience,incommunicable directement. Ils étaient secrets, parceque « être », c’est « être différent ».

Par tradition atténuée, comme en souvenir d’un sihaut exemple, l’argot est de nos jours un dialecte enmarge, à l’usage des insoumis, avides de liberté, desproscrits, des nomades, de tous ceux qui vivent endehors des lois reçues et des conventions. Des voyous,c’est-à-dire des voyants, de ceux qui, nous dit encoreFulcanelli, au Moyen Âge se réclamaient aussi du titrede Fils ou Enfants du Soleil, l’art got étant l’art de lalumière ou de l’Esprit.

Mais nous retrouvons la tradition sansdégénérescence si nous nous apercevons que cet art got,que cet art de l’Esprit, est aujourd’hui celui des « êtresmathématiques » et des intégrales de Lebesque, des« nombres par-delà l’Infini » ; celui des physiciens

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mathématiciens qui bâtissent, en courbes insolites, en« lumières interdites », en tonnerres et en flammes, lescathédrales de nos messes à venir.

Ces observations risquent de paraître révoltantes àun lecteur religieux. Elles ne le sont pas. Nous pensonsque les possibilités du cerveau humain sont infinies.Ceci nous met en contradiction avec la psychologie etla science officielles, qui font « confiance à l’homme »à condition qu’il ne déborde pas le cadre tracé par lesrationalistes du XIXe siècle. Ceci ne devrait pas nousmettre en contradiction avec l’esprit religieux, tout aumoins avec ce qu’il a de plus pur et de plus haut.

L’homme peut accéder aux secrets, voir la lumière,voir l’Éternité, saisir les lois de l’Énergie, intégrer à sadémarche intérieure le rythme du destin universel, avoirune connaissance sensible de l’ultime convergence desforces et, comme Teilhard de Chardin, vivre del’incompréhensible vie du point Omega en quoi toutecréation se trouvera, dans la fin du temps terrestre, à lafois accomplie, consumée et exaltée. L’homme peuttout. Son intelligence, depuis l’origine sans douteéquipée pour une infinie connaissance, peut, danscertaines conditions, saisir l’ensemble des mécanismesde la vie. Le pouvoir de l’intelligence humaine

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entièrement déployée peut probablement s’étendre à latotalité de l’Univers. Mais ce pouvoir s’arrête là oùcette intelligence, parvenue au terme de sa mission,pressent qu’il y a encore « quelque chose » au-delà del’Univers. Ici, la conscience analogique perd toutepossibilité de fonctionner. Il n’y a pas de modèles dansl’Univers de ce qui est au-delà de l’Univers. Cetteporte infranchissable est celle du Royaume de Dieu.Nous acceptons cette expression, à ce degré :« Royaume de Dieu. »

Pour avoir tenté de déborder l’univers en imaginantun nombre plus grand que tout ce que l’on pourraitconcevoir dans l’Univers, pour avoir tenté deconstruire un concept que l’univers ne saurait remplir,le génial mathématicien Cantor a sombré dans la folie.Il y a une ultime porte que l’intelligence analogique nepeut ouvrir. Peu de textes égalent en grandeurmétaphysique celui où H.P. Lovecraft(103) tente dedécrire l’impensable aventure de l’homme éveillé quiserait parvenu à entrebâiller cette porte et ainsi auraitprétendu se glisser là où Dieu règne par-delà l’infini…

« Il savait qu’un Randolph Carter, de Boston, avaitexisté ; il ne pouvait pourtant savoir au juste si c’étaitlui, fragment ou facette d’entité au-delà de l’UltimePorte, ou quelque autre qui avait été ce RandolphCarter. Son “moi” avait été détruit et cependant, grâce à

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quelque faculté inconcevable, il avait égalementconscience d’être une légion de “moi”. Si toutefois, ence lieu où la moindre notion d’existence individuelleétait abolie, pouvait survivre, sous quelque forme uneaussi singulière chose. C’était comme si son corpsavait été brusquement transformé en l’une de ceseffigies aux membres et têtes multiples des tempshindous. En un effort insensé, contemplant cetagglomérat, il tentait d’en séparer son corps originel –si toutefois pouvait exister un corps originel…

« Durant ces terrifiantes visions, ce fragment deRandolph Carter qui avait franchi l’Ultime Porte, futarraché au nadir de l’horreur pour plonger dans lesabîmes d’une horreur encore plus profonde, et, cettefois, cela venait de l’intérieur : c’était une force, unesorte de personnalité qui brusquement lui faisait face etl’entourait tout à la fois, s’emparait de lui et s’intégrantà sa propre présence, coexistait à toutes les éternités,était contiguë à tous les espaces. Il n’y avait aucunemanifestation visible, mais la perception de cette entitéet la redoutable combinaison des concepts d’identité etd’infinité lui communiquaient une terreur paralysante.Cette terreur dépassait de loin toutes celles dont,jusque-là, les multiples facettes de Carter avaientsoupçonné l’existence… Cette entité était tout en un etun en tout, un être à la fois infini et limité quin’appartenait pas seulement à un continu d’espace-

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temps, mais faisait partie intégrante du maelströméternel de forces de vie, de l’ultime maelström sanslimites qui dépasse aussi bien les mathématiques quel’imagination. Cette entité était peut-être celle quecertains cultes secrets de la terre évoquent à voix basseet que les esprits vaporeux des nébuleuses spiralesdésignent par un signe intranscriptible… Et en unéclair, projeté encore plus loin, le fragment Carterconnut la superficialité, l’insuffisance de ce qu’il venaitd’éprouver de cela même, de cela même… »

Revenons à notre propos initial. Nous ne disons pasil existe, dans la vaste partie silencieuse du cerveau,une machine électronique analogique. Nous disonscomme il existe des machines arithmétiques et desmachines analogiques, ne pourrait-on imaginer, au-delàdu fonctionnement de notre intelligence à l’état normal,un fonctionnement à l’état supérieur ? Des pouvoirs del’intelligence qui seraient du même ordre que ceux dela machine analogique ? Notre comparaison ne doit pasêtre prise à la lettre. Il s’agit d’un point de départ,d’une rampe de lancement vers les régions del’intelligence encore sauvages, encore à peineexplorées. Dans ces régions, l’intelligence se met peut-être brusquement à fulgurer, à éclairer les choses

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habituellement cachées de l’univers. Commentparvient-elle à passer dans ces régions où sa proprevie devient prodigieuse ? Par quelles opérations se faitle changement d’état ? Nous ne disons pas que nous lesavons. Nous disons qu’il y a, dans les rites magiqueset religieux, dans l’immense littérature ancienne etmoderne consacrée aux moments singuliers, aux instantsfantastiques de l’esprit, des milliers et des milliers dedescriptions fragmentaires qu’il faudrait réunir,comparer, et qui évoquent peut-être une méthodeperdue, – ou une méthode à venir.

Il se peut que l’intelligence frôle parfois, comme parhasard, la frontière de ces régions sauvages. Elle ydéclenche, une fraction de seconde, les machinessupérieures dont elle perçoit confusément le bruit.C’est mon histoire de la relavote, ce sont tous cesphénomènes dits « parapsychologiques » dontl’existence nous trouble tant, ce sont cesextraordinaires et rares flambées illuminatives, une,deux, ou trois, que la plupart des êtres fins connaissentau cours de leur vie, et surtout aux âges tendres. Il n’enreste rien, à peine le souvenir.

Franchir cette frontière (ou, comme disent les textestraditionnels : « entrer dans l’état d’éveil ») apporteinfiniment plus et ne semble pas pouvoir être le fait duhasard. Tout invite à penser que ce franchissement

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exige le rassemblement et l’orientation d’un nombreénorme de forces, extérieures et intérieures. Il n’est pasabsurde de songer que ces forces sont à notredisposition. Simplement, la méthode nous manque. Laméthode nous manquait aussi, il y a peu de temps, pourlibérer l’énergie nucléaire. Mais ces forces ne sontsans doute à notre disposition que si nous engageonspour les capter la totalité de notre existence. Lesascètes, les saints, les thaumaturges, les voyants, lespoètes et les savants de génie ne disent pas autre chose.Et c’est ce qu’écrit William Temple, poète américainmoderne : « Aucune révélation particulière n’estpossible si l’existence n’est pas elle-même tout entièreun instrument de révélation. »

Reprenons donc notre comparaison. C’est durant laSeconde Guerre mondiale que la « rechercheopérationnelle » est née. Pour que le besoin d’une telleméthode se fît sentir, « il fallait que se posent desproblèmes échappant au bon sens et à l’expérience ».Les tacticiens eurent donc recours aux mathématiciens :

« Lorsqu’une situation, par la complexité de sastructure apparente et de son évolution visible, ne peutêtre maîtrisée par des moyens habituels, on demande àdes scientifiques de traiter cette situation comme, dans

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leur spécialité, ils traitent les phénomènes de la natureet d’en faire la théorie. Faire la théorie d’une situationou d’un objet, est en imaginer un modèle abstrait dontles propriétés simuleront les propriétés de cet objet. Lemodèle est toujours mathématique. Par sonintermédiaire, les questions concrètes sont traduites enpropriétés mathématiques. »

Il s’agit du « modèle » d’une chose ou d’unesituation trop nouvelle ou trop complexe pour êtrechoisie dans sa totale réalité par l’intelligence. « Enrecherche opérationnelle fondamentale, on a intérêt àconstruire alors une machine électronique analogiquede façon que cette machine réalise le modèle. On peutalors, en manipulant les boutons de réglage et en laregardant fonctionner, trouver les réponses à toutes lesquestions en vue desquelles le modèle a été conçu. »

Ces définitions sont extraites d’un bulletintechnique(104). Elles sont plus importantes, pour unevision de « l’homme éveillé », pour une compréhensionde l’esprit « magique », que la plupart des ouvrages delittérature occultiste. Si nous traduisons modèle paridole ou symbole et machine analogique parfonctionnement illuminatif du cerveau ou état d’hyper-lucidité, nous voyons que le plus mystérieux chemin dela connaissance humaine – celui que refusentd’admettre les héritiers du XIXe siècle positiviste – est

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un vrai et grand chemin. C’est la technique moderne quinous invite à le considérer comme tel.

« La présence des symboles, signes énigmatiques etd’expression mystérieuse, dans les traditionsreligieuses, les œuvres d’art, les contes et les coutumesdu folklore, atteste l’existence d’un langageuniversellement répandu en Orient comme en Occidentet dont la signification transhistorique semble se situerà la racine même de notre existence, de nosconnaissances et de nos valeurs(105) .»

Or, qu’est-ce que le symbole, sinon le modèleabstrait d’une réalité, d’une structure, que l’intelligencehumaine ne saurait maîtriser entièrement, mais dont elleesquisse la « théorie » ?

« Le symbole révèle certains aspects de la réalité –les plus profonds – qui défient tout moyen deconnaissance(106). » Comme le « modèle » qu’élaborele mathématicien à partir d’un objet ou d’une situationéchappant au bon sens ou à l’expérience, les propriétésdu symbole simulent les propriétés de l’objet ou de lasituation ainsi abstraitement représentés, et dontl’aspect fondamental demeure caché. Il faudrait ensuitequ’une machine électronique analogique fût branchée etfonctionnât, à partir de ce modèle, pour que le symbolelivre la réalité qu’il contient et les réponses à toutes lesquestions en vue desquelles il a été conçu. L’équivalent

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de cette machine, pensons-nous, existe dans l’homme.Certaines attitudes mentales et physiques encore malconnues peuvent en déclencher le fonctionnement.Toutes les techniques ascétiques, religieuses, magiques,semblent orientées vers ce résultat, et sans doute est-cecela que la tradition, parcourant toute l’histoire del’humanité, exprime en promettant aux sages « l’étatd’éveil ».

Ainsi, les symboles sont peut-être les modèlesabstraits établis depuis les origines de l’humanitépensante, à partir desquels les structures profondes del’univers nous pourraient être sensibles. Mais attention !Les symboles ne représentent pas la chose elle-même,le phénomène lui-même. Il serait faux aussi de penserqu’ils sont purement et simplement des schématisations.En recherche opérationnelle, le modèle n’est pas lemodèle réduit ou simplifié d’une chose connue. Il est lepoint de départ possible en vue de la connaissance decette chose. Et un point de départ situé hors de laréalité : situé dans l’univers mathématique. Il faudraensuite que la machine analogique, bâtie sur ce modèle,entre en transes électroniques, pour que les réponsespratiques soient données. C’est pourquoi toutes lesexplications des symboles auxquelles se livrent lesoccultistes sont sans intérêt. Ils travaillent sur lessymboles comme s’il s’agissait de schémas traduisiblespar l’intelligence à l’état normal. Comme si, de ces

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schémas, l’on pouvait remonter immédiatement versune réalité. Depuis des siècles qu’ils s’emploient de lasorte sur la Croix de Saint-André, le svastika, l’étoilede Salomon, l’étude des structures profondes del’univers n’a pas avancé par leurs soins.

Par une illumination de sa sublime intelligence,Einstein parvient à entrevoir (non à saisir totalement,non à s’incorporer et maîtriser) le rapport espace-temps. Pour communiquer sa découverte au degré oùelle est intelligemment communicable, et pour s’aiderlui-même à remonter vers sa propre visionilluminative, il dessine le signe λ ou trièdre deréférence. Ce dessin n’est pas un schéma de la réalité.Il est inutilisable pour le commun. Il est un « lève-toi etmarche ! » pour l’ensemble des connaissances dephysique-mathématique. Et encore, tout cet ensemblemis en marche dans un cerveau puissant ne parviendraqu’à retrouver ce qu’évoque ce trièdre, non pas àpasser dans l’univers où joue la loi exprimée par cesigne. Mais on saura, au terme de cette marche, que cetautre univers existe. Tous les symboles sont peut-êtredu même ordre. Le svastika inversé, ou croix gammée,dont l’origine se perd dans le plus lointain passé, estpeut-être le « modèle » de la loi qui préside à toutedestruction. Chaque fois qu’il y a destruction, dans lamatière ou dans l’esprit, le mouvement des forces est

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peut-être conforme à ce modèle, comme le rapportespace-temps est conforme au trièdre.

De même, nous dit le mathématicien Eric TempleBell, la spirale est peut-être le « modèle » de lastructure profonde de toute évolution (de l’énergie, dela vie, de la conscience). Il se peut que dans « l’étatd’éveil », le cerveau puisse fonctionner comme lamachine analogique à partir d’un modèle établi, et qu’ilpénètre ainsi, à partir du svastika, la structureuniverselle de la destruction, à partir de la spirale, lastructure universelle de l’évolution.

Les symboles, les signes sont donc peut-être desmodèles conçus pour les machines supérieures de notreesprit, en vue du fonctionnement de notre intelligenceen un autre état.

Notre intelligence, en son état ordinaire, travaillepeut-être, avec sa pointe la plus fine, à dessiner desmodèles grâce auxquels, passant dans un état supérieur,elle pourrait s’incorporer l’ultime réalité des choses.Quand Teilhard de Chardin parvient à concevoir lepoint Oméga, il élabore ainsi le « modèle » du pointdernier de l’évolution. Mais pour sentir la réalité de cepoint, pour vivre en profondeur une réalité si peuimaginable, pour que la conscience intègre cette réalité,se l’assimile tout entière, – pour que la conscience,somme toute, devienne elle-même le point Oméga et

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saisisse tout ce qui est saisissable en un tel point : lesens ultime de la vie de la terre, le destin cosmique del’Esprit accompli, au-delà de la fin des temps sur notreglobe ; – pour que ce passage de l’idée à laconnaissance se fasse, il faudrait que se déclenche uneautre forme d’intelligence. Disons une intelligenceanalogique, disons l’illumination mystique, disonsl’état de contemplation absolu.

Ainsi, l’idée d’Éternité, l’idée de Transfini, l’idéede Dieu, etc., sont peut-être des « modèles » établis parnous et destinés, dans un autre domaine de notreintelligence, dans un domaine habituellement endormi,à livrer les réponses en vue desquelles nous les avonsélaborés.

Ce qu’il faut bien savoir, c’est que la plus sublimeidée est peut-être l’équivalent du dessin de bison pourle sorcier de Cro-Magnon. Il s’agit d’une maquette. Ilfaudra ensuite que les machines analogiques se mettentà fonctionner sur ce modèle dans la zone secrète ducerveau. Le sorcier passe, par transes, dans la réalitédu monde bison, en découvre tous les aspects d’un seulcoup et peut annoncer le lieu et l’heure de la prochainechasse. Ceci est de la magie à l’état le plus bas. Àl’état le plus haut, le modèle n’est pas un dessin ou unestatuette, ou même un symbole. Il est une idée, il est leproduit le plus fin de la plus fine intelligence binaire

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possible. Cette idée n’a été conçue qu’en vue d’uneautre étape de la recherche : l’étape analogique,deuxième temps de toute recherche opérationnelle.

Ce qui nous apparaît, c’est que la plus haute, la plusfervente activité de l’esprit humain consiste à établirdes « modèles » destinés à une autre activité del’esprit, mal connue, difficile à déclencher. C’est dansce sens que l’on peut dire : tout est symbole, tout estsigne, tout est évocation d’une autre réalité.

Ceci nous ouvre des portes sur l’infinie puissancepossible de l’homme. Ceci ne nous donne pas la clé detoutes choses, contrairement à ce que croient lessymbologistes. De l’idée de Trinité, de l’idée duTransfini, à la statuette percée d’épingles du magevillageois en passant par la croix, le svastika, le vitrail,la cathédrale, la Vierge Marie, « les êtresmathématiques », les nombres, etc., tout est modèle,« maquette » de quelque chose qui existe dans ununivers différent de celui où cette maquette a étéconçue. Mais les « maquettes » ne sont pasinterchangeables : un modèle mathématique de barragefourni au calculateur électronique n’est pas comparableà un modèle de fusée supersonique. Tout n’est pas danstout. La spirale n’est pas dans la croix. L’image du

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bison n’est pas dans la photo sur laquelle s’exerce lemédium, le point Oméga du Père Teilhard n’est pasdans l’Enfer de Dante, le menhir n’est pas dans lacathédrale, les nombres de Cantor ne sont pas dans leschiffres de l’Apocalypse. S’il y a des « maquettes » detout, toutes les maquettes ne sont pas comme des tablesgigognes et elles ne forment pas un tout démontable quilivrerait le secret de l’univers.

Si les modèles les plus puissants fournis àl’intelligence en état d’éveil supérieur sont les modèlessans dimension, c’est-à-dire les idées, il fautabandonner l’espoir de trouver la maquette de l’universdans la Grande Pyramide ou sur le portail de Notre-Dame. S’il existe une maquette de l’univers tout entier,elle ne saurait exister que dans le cerveau humain, à lapointe extrême de la plus sublime des intelligences.Mais l’univers n’aurait-il pas plus de ressources quel’homme ? Si l’homme est un infini, l’Univers ne serait-il pas l’infini plus quelque chose ?

Cependant, découvrir que tout est maquette, modèle,signe, symbole, amène à découvrir une clé. Non cellequi ouvre la porte du mystère insondable, et quid’ailleurs n’existe pas ou bien est entre les mains deDieu. Une clé, non de certitude mais d’attitude. Il s’agitde faire fonctionner l’intelligence « différente »laquelle sont proposées ces maquettes. Il s’agit donc de

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passer de l’état de veille ordinaire à l’état de veillesupérieure. À l’état d’éveil. Tout n’est pas dans tout.Mais veiller est tout.

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V

LA NOTION D’ÉTAT D’ÉVEIL

À la façon des théologiens, des savants, des mages et des enfants. –Salut à un spécialiste du bâton dans les roues. – Le conflitspiritualisme-matérialisme, ou une histoire d’allergie. – La légendedu thé. – Et s’il s’agissait d’une faculté naturelle ? – La penséecomme cheminement et comme survol. – Un supplément aux droitsde l’homme. – Rêveries sur l’homme éveillé. – Nous autres,honnêtes barbares.

J’ai consacré un gros volume à la description d’unesociété d’intellectuels qui recherchait, sous la conduitedu thaumaturge Gurdjieff, « l’état d’éveil ». Je continueà penser qu’il n’est pas de recherche plus importante.Gurdjieff disait que l’esprit moderne, né sur un fumier,retournerait au fumier, et il enseignait le mépris dusiècle. C’est qu’en effet l’esprit moderne est né surl’oubli, sur l’ignorance de la nécessité d’une telle

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recherche. Mais Gurdjieff, homme vieux, confondaitl’esprit moderne avec le cartésianisme crispé duXIXe siècle. Pour le véritable esprit moderne, lecartésianisme n’est plus la panacée, et la nature mêmede l’intelligence est à reconsidérer. De sorte que c’est,au contraire, l’extrême modernité qui peut amener leshommes à méditer utilement sur l’existence possibled’un autre état de conscience : d’un état de conscienceéveillée. En ce sens, les mathématiciens, les physiciensd’aujourd’hui, donnent la main aux mystiques d’hier. Lemépris de Gurdjieff (comme celui de René Guénon,autre défenseur, mais purement théorique, de l’étatd’éveil) n’est pas de saison. Et je pense que siGurdjieff avait été tout à fait éclairé, il ne se serait pastrompé de saison. Pour une intelligence qui éprouvel’absolue nécessité d’une transmutation, le temps n’estpas au mépris du siècle, mais au contraire à l’amour.

Jusqu’ici, c’est en termes religieux, ésotériques oupoétiques que l’état d’éveil a été évoqué.L’incontestable apport de Gurdjieff a été de montrerqu’il pouvait y avoir une psychologie et unephysiologie de cet état. Mais il occultait à plaisir sonlangage et enfermait ses disciples derrière des murs dethébaïde. Nous allons essayer de parler en hommes dela deuxième moitié du XXe siècle, avec les moyens dudehors. Naturellement, sur un tel sujet, aux yeux des« spécialistes », nous allons faire ainsi figure de

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barbares. Hé ! c’est qu’en effet nous sommes un peubarbares. Nous sentons, dans le monde aujourd’hui, seforger une âme nouvelle pour un âge nouveau de laterre. Notre façon de cerner l’existence probable d’un« état d’éveil » ne sera ni tout à fait religieuse, ni tout àfait ésotérique, ou poétique, ni tout à fait scientifique.Elle sera un peu de tout cela à la fois, et en porte à fauxsur toutes les disciplines. C’est cela, la Renaissance :un bouillon où trempent, mêlées, les méthodes desthéologiens, des savants, des mages et des enfants.

Un matin d’août 1957, il y eut affluence dejournalistes au départ d’un paquebot quittant Londrespour les Indes. Un monsieur et une dame, lacinquantaine, d’aspect insignifiant, s’embarquaient.C’était le grand biologiste J.B.S. Haldane, accompagnéde sa femme, qui quittait à jamais l’Angleterre.

« J’en ai assez de ce pays, et de tas de choses dansce pays, dit-il doucement. Notamment del’américanisme qui nous envahit. Je vais chercher desidées nouvelles et travailler en liberté dans un paysnouveau. »

Ainsi commençait une étape nouvelle dans lacarrière d’un des hommes les plus extraordinaires del’époque. J.B.S. Haldane avait défendu Madrid, le fusil

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à la main, contre les franquistes. Il avait adhéré au particommuniste anglais, puis avait déchiré sa carte aprèsl’affaire Lyssenko. Et maintenant, il allait chercher lavérité aux Indes.

Pendant trente ans, son humour noir avait inquiété. Ilavait répondu à une enquête d’un quotidien surl’anniversaire de la décapitation du roi Charles, quiavait ranimé d’antiques controverses :

« Si Charles Ier avait été un géranium, les deuxmoitiés auraient survécu. »

Après avoir prononcé un discours violent au Clubdes Athéistes, il avait reçu une lettre d’un catholiqueanglais l’assurant que « Sa Sainteté le Pape n’était pasd’accord ». Adaptant aussitôt cette respectueuseformule, il avait écrit au ministre de la Guerre : « VotreFérocité », au ministre de l’Air : « Votre Vélocité » etau président de la ligue rationaliste : « Votre Impiété. »

Ce matin d’août, ses confrères « de gauche » nedevaient pas, eux non plus, être mécontents de sondépart. Car, tout en défendant la biologie marxiste,Haldane n’en réclamait pas moins l’élargissement duchamp de prospection de la science, le droit àl’observation des phénomènes non conformes à l’espritrationnel. Il leur répondait, avec une tranquilleinsolence : « J’étudie ce qui est réellement bizarre, enchimie-physique, mais je ne néglige rien ailleurs. »

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Il avait insisté depuis longtemps pour que la scienceétudiât systématiquement la notion d’éveil mystique.Dès 1930, dans ses livres : L’Inégalité de l’Homme etLes Mondes Possibles, en dépit de sa position desavant officiel, il avait déclaré que l’univers était sansdoute plus étrange qu’on ne le pensait et que lestémoignages poétiques ou religieux sur un état deconscience supérieur à l’état de veille devaient fairel’objet d’une recherche scientifique.

Un tel homme devait fatalement s’embarquer un jourpour les Indes et il ne serait pas étonnant que sestravaux futurs portent sur des sujets comme « ÉlectroEncéphalographie et Mysticisme » ou « Quatrième étatde conscience et métabolisme du gaz carbonique ».Cela est possible, de la part d’un homme dont l’œuvrecomporte déjà une « Étude des applications de l’espaceà dix-huit dimensions aux problèmes essentiels de lagénétique ».

Notre psychologie officielle admet deux états deconscience : sommeil et veille. Mais, des origines del’humanité à nos jours, les témoignages abondent surl’existence d’états de conscience supérieurs à l’état deveille. Haldane fut sans doute le premier savantmoderne décidé à examiner objectivement cette notionde superconscience.

Il était dans la logique de notre époque de transition

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que cet homme apparût à ses ennemis spiritualistesaussi bien qu’à ses amis matérialistes, comme unmetteur de bâtons dans les roues.

Comme Haldane, nous devons être tout à faitétrangers au vieux débat entre spiritualistes etmatérialistes. Voilà l’attitude vraiment moderne. Nonpas nous tenir au-dessus du débat. Il n’a ni dessus, nidessous : il n’a ni volume ni sens.

Les spiritualistes croient à la possibilité d’un étatsupérieur de conscience. Ils y voient un attribut del’âme immortelle.

Les matérialistes trépignent dès qu’il en est question,et brandissent Descartes. Ni les uns ni les autres n’yvont voir de près, avec un esprit libre. Or il doit yavoir une autre façon de considérer ce problème. Unefaçon réaliste, au sens où nous entendons ce terme : unréalisme intégral, c’est-à-dire qui tient compte desaspects fantastiques de la réalité.

Il se pourrait d’ailleurs que ce vieux débat n’ait dephilosophie que l’apparence. Il se pourrait qu’il ne soitrien d’autre qu’une dispute entre gens qui,fonctionnellement, réagissent de manière différente à unphénomène naturel. Quelque chose comme unediscussion dans un ménage entre Monsieur qui aime le

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vent et Madame qui déteste ça. Le heurt de deux typeshumains : rien là-dedans qui soit de nature à faire de lalumière. S’il en était ainsi, réellement, que de tempsperdu en controverses abstraites, et combien aurions-nous raison de nous éloigner du débat pour aborder,d’un esprit « sauvage », la question de l’état d’éveil !

Voyons l’hypothèse :Le passage du sommeil à la veille produit un certain

nombre de modifications dans l’organisme. Parexemple, la tension artérielle change, l’influx nerveuxse modifie. S’il existe, comme nous le pensons, un autreétat, disons un état de superveille, un état de consciencesupérieur, le passage doit, lui aussi, s’accompagner dediverses transformations.

Or, nous savons tous que, pour certains hommes, lefait d’émerger du sommeil est douloureux ou tout aumoins violemment désagréable. La médecine modernetient compte du phénomène et distingue deux typeshumains à partir de la réaction au réveil.

Qu’est-ce que l’état de superconscience, deconscience réellement éveillée ? Les hommes qui en ontfait l’expérience nous le décrivent, au retour, avecdifficulté. Le langage échoue en partie à en rendrecompte. Nous savons qu’il peut être atteintvolontairement. Tous les exercices des mystiquesconvergent vers ce but. Nous savons aussi qu’il est

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possible, – comme le dit Vivekananda – « qu’un hommequi ne connaît pas cette science (la science desexercices mystiques) parvienne par hasard à cet état ».La littérature poétique du monde entier fourmille detémoignages sur ces brusques illuminations. Et combiend’hommes, qui ne sont ni des poètes ni des mystiques,se sont sentis, en une fraction de seconde, frôler cetétat ?

Comparons cet état singulier, exceptionnel, à un autreétat exceptionnel. Les médecins et les psychologuescommencent à étudier, pour les besoins de l’armée, lecomportement de l’être humain dans la chute sanspesanteur. Au-delà d’un certain degré d’accélération, lapesanteur se trouve abolie. Le passager de l’avionexpérimental lancé en piqué, flotte durant quelquessecondes. On s’aperçoit que, pour certains passagers,cette chute s’accompagne d’une sensation d’extrêmebonheur. Pour certains autres, d’extrême angoisse,d’horreur.

Eh bien, il se peut que le passage – ou l’esquissed’un passage – entre l’état de veille ordinaire et l’étatde conscience supérieure (illuminative, magique)entraîne certains changements subtils dans l’organisme,désagréables pour certains hommes et agréables pourd’autres. L’étude d’une physiologie liée aux états deconscience est encore embryonnaire. Elle commence à

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faire quelques progrès avec l’hibernation. Laphysiologie de l’état supérieur de conscience n’a pasencore attiré l’attention des savants, sauf exceptions. Sil’on retient notre hypothèse, on comprend l’existenced’un type humain rationaliste, positiviste, agressif parautodéfense dès qu’il s’agit, en littérature, enphilosophie ou en science, de sortir du domaine oùs’exerce la conscience dans son état ordinaire. Et l’oncomprend l’existence du type spiritualiste, pour quitoute allusion à un dépassement de la raison évoque unesensation de paradis perdu. On retrouverait à la based’une immense querelle scolastique, l’humble :« J’aime, ou je n’aime pas. » Mais qu’est-ce qui, ennous, aime ou n’aime pas ? en vérité, ce n’est jamaisJe : « Ça aime, ou ça n’aime pas, en moi », rien de plus.Filons donc aussi loin que possible du faux problèmespiritualisme-matérialisme, qui n’est peut-être qu’unvrai problème d’allergies. L’essentiel est de savoir sil’homme possède, dans ses régions inexplorées, desinstruments supérieurs, d’énormes amplificateurs deson intelligence, l’équipement complet pour conquériret comprendre l’univers, pour se conquérir et secomprendre lui-même, pour assumer la totalité de sondestin.

Bodhidharma, fondateur du bouddhisme Zen, un jour

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qu’il était en méditation, s’endormit (c’est-à-dire qu’ilse laissa retomber, par inadvertance, dans l’état deconscience habituel à la plupart des hommes). Cettefaute lui parut si horrible qu’il se coupa les paupières.Celles-ci, dit la légende, tombèrent sur le sol, donnantaussitôt naissance au premier plant de thé. Le thé, quiprotège contre le sommeil, est la fleur qui symbolise ledésir des sages de se maintenir en éveil, et c’estpourquoi, dit-on « le goût du thé et le goût du Zen sontsemblables ».

Cette notion de « l’état d’éveil » paraît aussi vieilleque l’humanité. Elle est la clé des plus anciens textesreligieux, et peut-être l’homme de Cro-Magnoncherchait-il déjà à atteindre ce troisième état. Le datageau radiocarbone a permis de constater que les Indiensdu sud-est du Mexique, il y a plus de six mille ans,absorbaient certains champignons pour provoquerl’hyperlucidité. Il s’agit toujours de faire s’ouvrir letroisième œil, de dépasser l’état de conscienceordinaire où tout n’est qu’illusions, prolongement dessonges du profond sommeil. « Éveille-toi, dormeur,éveille-toi ! » Des Évangiles aux contes de fées, c’esttoujours la même admonestation.

Les hommes ont cherché cet état d’éveil dans toutessortes de rites, par les danses, les chants, par lamacération, le jeûne, la torture physique, les drogues

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diverses, etc. Quand l’homme moderne aura saisil’importance de l’enjeu, – ce qui ne saurait tarder –,d’autres moyens seront certainement trouvés. Le savantaméricain J.B. Olds envisage une stimulationélectronique du cerveau(107). L’astronome anglais FredHoyle(108) propose l’observation d’images lumineusessur un écran de télévision. Déjà H.G. Wells, dans sonbeau livre Au temps de la Comète, imaginait qu’à lasuite d’une collision avec une comète, l’atmosphère dela Terre se trouvait emplie d’un gaz provoquantl’hyperlucidité. Les hommes franchissaient enfin lafrontière qui sépare la vérité de l’illusion. Ilss’éveillaient aux véritables réalités. Du coup, tous lesproblèmes, pratiques, moraux et spirituels, setrouvaient résolus.

Cet éveil de la « superconscience » ne semble avoirété recherché jusqu’ici que par les mystiques. S’il estpossible, à quoi faut-il l’attribuer ? Les religieux nousparlent de grâce divine. Les occultistes, d’initiationmagique. Et s’il s’agissait d’une faculté naturelle ?

La science la plus récente nous montre que desportions considérables de la matière cérébrale sontencore « terre inconnue ». Siège de pouvoirs que nousne savons pas utiliser ? Salle de machines dont nousignorons l’emploi ? Instruments en attente pour lesmutations prochaines ?

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Nous savons, en outre, aujourd’hui, que l’hommen’utilise habituellement, même pour les opérationsintellectuelles les plus complexes, que les neufdixièmes de son cerveau. La plus grande partie de nospouvoirs demeure donc en friche. L’immémorial mythedu trésor caché ne signifie pas autre chose. C’est ce quedit le savant anglais Gray Walter dans un des ouvragesessentiels de notre époque : Le Cerveau Vivant . Dansun second ouvrage(109), mélange d’anticipation etd’observation, de philosophie et de poésie, Walteraffirme qu’il n’y a sans doute aucune limite auxpossibilités du cerveau humain, et que notre penséeexplorera un jour le Temps, comme nous exploronsmaintenant l’espace. Il rejoint dans cette vision lemathématicien Eric Temple Bell qui prête au héros deson roman Le Flot du Temps , le pouvoir de voyager àtravers toute l’histoire du cosmos(110).

Tenons-nous aux faits. On peut attribuer lephénomène de l’état de superveille à une âmeimmortelle. Depuis des milliers d’années que cettepensée nous est proposée, elle n’a guère fait avancer leproblème. Mais si, pour ne pas aller plus loin que lesfaits, nous nous bornons à constater que la notion d’unétat de superveille est une aspiration constante de

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l’humanité, ce n’est pas suffisant. C’est une aspiration.C’est également quelque chose d’autre.

La résistance à la torture, les moments d’inspirationchez les mathématiciens, les observations faites parl’électro-encéphalogramme des yogis, d’autres preuvesencore doivent nous obliger à reconnaître que l’hommepeut accéder à un autre état que l’état de veille lucidenormale. Sur cet état, chacun est libre d’adapterl’hypothèse de son choix, grâce de Dieu ou éveil duMoi Immortel. Libre aussi de chercher, « en sauvage »,une explication scientifique. On nous entend : nous nesommes pas des scientistes. Simplement, nous nenégligeons rien de ce qui est de notre époque pour allerexplorer ce qui est de tous les temps.

Notre hypothèse est celle-ci :Les communications dans le cerveau se font

d’habitude par l’influx nerveux. C’est une action lente :quelques mètres-seconde à la surface des nerfs. Il estpossible qu’en certaines circonstances, une autre formede communication s’établisse, mais beaucoup plusrapide, par une onde électromagnétique voyageant à lavitesse de la lumière. On atteindrait alors l’énormerapidité d’enregistrement et de transmissionsd’informations des machines électroniques. Aucune loinaturelle ne s’oppose à l’existence d’un tel phénomène.De telles ondes ne seraient pas détectables à l’extérieur

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du cerveau. C’est l’hypothèse que nous suggérions dansle chapitre précédent.

Si cet état d’éveil existe, par quoi se manifeste-t-il ?Les descriptions données par les poètes et mystiqueshindous, arabes, chrétiens, etc., n’ont pas étésystématiquement rassemblées et étudiées. Il estextraordinaire qu’il n’existe pas, dans la listeabondante des anthologies de toutes sortes publiées ennotre époque de recensement, une seule « anthologie del’état d’éveil ». Ces descriptions sont probantes, maispeu claires. Cependant, si nous voulons, en langagemoderne, évoquer ce par quoi se manifeste l’étatd’éveil, voici :

Normalement, la pensée chemine, comme l’a bienmontré Émile Meyerson. La plupart des réussites de lapensée sont, au fond, le fruit d’un cheminementextrêmement lent vers une évidence. Les plusadmirables découvertes mathématiques ne sont que deségalités. Égalités inattendues, mais égalités tout demême. Le grand Léonard Euler considérait comme lesommet sublime de la pensée mathématique la relation :

et π + 1 = 0

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Cette relation, qui accouple le réel à l’imaginaire etconstitue la base des logarithmes naturels est uneévidence. Dès qu’on l’explique à un étudiant de« spéciale », il ne manque pas de déclarer qu’en effet,« cela crève les yeux ». Pourquoi a-t-il fallu tant depensée, pendant tant et tant d’années, pour aboutir à unetelle évidence ?

En physique, la découverte de la nature ondulatoiredes particules est la clé qui a ouvert l’ère moderne. Làaussi, il s’agit d’une évidence. Einstein avait écrit :l’énergie est égale à mc2, m étant la masse et c lavitesse de la lumière. Ceci en 1905. En 1900, Planckavait écrit : l’énergie est égale à hf, h étant uneconstante et f la fréquence des vibrations. Il a falluattendre 1923 pour que Louis de Broglie, génieexceptionnel, songe à égaler les deux équations et àécrire :

Hf = mc2

La pensée rampe, même chez les plus grands esprits.Elle ne domine pas le sujet.

Dernier exemple : depuis la fin du XVIIIeXVIIIe

siècle siècle, on a enseigné que la masse apparaissait à

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la fois dans la formule de l’énergie cinétique (e = 1/2mv2) et dans la loi de pesanteur de Newton (deuxmasses s’attirent avec une force inversementproportionnelle au carré des distances).

Pourquoi faut-il attendre Einstein pour saisir que lemot masse a le même sens dans les deux formulesclassiques ? Toute la relativité s’en déduitimmédiatement. Pourquoi un seul esprit, dans toutel’histoire de l’intelligence, a-t-il vu cela ? Et pourquoine l’a-t-il pas vu d’un seul coup, mais après dix ans derecherches acharnées ? Parce que notre pensée cheminele long d’un sentier tortueux situé sur un seul plan, etqui se recoupe plusieurs fois. Et sans doute les idéesdisparaissent-elles et reparaissent-ellespériodiquement ; sans doute les inventions sont-ellesoubliées, puis refaites.

Et pourtant, il semble possible que l’esprit puisses’élever au-dessus de ce sentier, ne plus cheminer,avoir une vue totale, se déplacer à la manière desoiseaux ou des avions. C’est ce que les mystiquesappellent « l’état d’éveil ».

S’agit-il, d’ailleurs, d’un ou de plusieurs étatsd’éveil ? Tout invite à croire qu’il y a plusieurs états,comme il y a plusieurs altitudes de vol. « Le premieréchelon se nomme génie. Les autres sont inconnus de lafoule et tenus pour légendes. Troie aussi était une

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légende, avant que des fouilles n’en révèlentl’existence véritable. »

Si les hommes ont en eux la possibilité physiqued’accéder à cet ou à ces états d’éveil, la recherche desmoyens d’user de cette possibilité devrait être le butprincipal de leur vie. Si mon cerveau possède lesmachines qu’il faut, si tout cela n’est pas seulement dudomaine religieux ou mythique, si tout cela ne relèvepas seulement d’une « grâce », d’une « initiationmagique », mais de certaines techniques, de certainesattitudes intérieures et extérieures susceptibles demettre en route ces machines, alors je me rends compteque parvenir à l’état d’éveil, à l’esprit de survol,devrait être mon unique ambition, ma tâche essentielle.

Si les hommes ne concentrent pas tous leurs effortssur cette recherche, ce n’est pas qu’ils sont « légers »ou « mauvais ». Ce n’est pas une affaire de morale. Et,en cette matière, un peu de bonne volonté, quelquesefforts de-ci de-là, ne sont d’aucun usage. Peut-être lesinstruments supérieurs de notre cerveau ne sont-ilsutilisables que si la vie tout entière (individuelle,collective) est elle-même un instrument, tout entièreconsidérée et vécue comme une façon d’établir lebranchement.

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Si les hommes n’ont pas pour unique objet le passagedans l’état d’éveil, c’est que les difficultés de la vie ensociété, la poursuite des moyens matériels d’existencene leur laissent pas le loisir d’une telle préoccupation.Les hommes ne vivent pas seulement de pain, maisjusqu’à présent notre civilisation ne s’est pas montréecapable d’en fournir à tous.

À mesure que le progrès technique permettra auxhommes de respirer, la recherche du « troisième état »de l’éveil, de l’hyperlucidité, se substituera aux autresaspirations. La possibilité de participer à cetterecherche sera finalement reconnue parmi les droits del’homme. La prochaine révolution sera psychologique.

Imaginons un homme de Néandertal transporté parmiracle à l’Institut des Études Avancées de Princeton.Il serait, en face du docteur Oppenheimer, dans unesituation comparable à celle où nous nous trouverionsen compagnie d’un homme réellement éveillé, d’unhomme dont la pensée ne cheminerait plus, mais sedéplacerait dans trois, quatre ou n dimensions.

Physiquement, il semble que nous puissions devenirun tel homme. Il y a assez de cellules dans notrecerveau, assez d’interconnexions possibles. Mais ilnous est difficile d’imaginer ce qu’un pareil espritpourrait voir et comprendre.

La légende alchimique assure que les manipulations

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de la matière dans le creuset peuvent provoquer ce quedes modernes appelleraient une radiation ou un champde forces. Cette radiation transmuterait toutes lescellules de l’adepte et en ferait un hommevéritablement éveillé, un homme qui serait « à la foisici et de l’autre côté, un vivant ».

Admettons, s’il vous plaît, cette hypothèse, cettepsychologie superbement non euclidienne. Supposonsqu’un jour de 1960, un homme comme nous, manipulantla matière et l’énergie d’une certaine manière, se trouveentièrement changé, c’est-à-dire « éveillé ». En 1955,le professeur Singleton montra à ses amis, dans lescouloirs de la conférence atomique de Genève, desœillets qu’il avait cultivés dans le champ de radiationsdu grand réacteur nucléaire de Brookhaven. Ils avaientété blancs. C’étaient maintenant des œillets rougeviolacé, d’une espèce jusqu’alors inconnue. Toutesleurs cellules avaient été modifiées, et ilspersisteraient, par bouture ou reproduction, dans leurnouvel état. Ainsi pour notre homme. Le voici devenunotre supérieur. Sa pensée ne chemine pas, ellesurvole. En intégrant d’une façon différente ce que noussavons, les uns les autres, dans nos diversesspécialités, ou tout simplement en établissant toutes lesconnexions possibles entre les acquis de la sciencehumaine telle qu’elle est exprimée dans les manuels dubaccalauréat et les cours de Sorbonne, il peut arriver à

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des concepts qui nous sont aussi étrangers quepouvaient l’être les chromosomes pour Voltaire ou leneutrino pour Leibniz. Un tel homme n’auraitabsolument plus aucun intérêt à communiquer avecnous, et il ne chercherait pas à briller en tentant de nousexpliquer les énigmes de la lumière ou le secret desgènes. Valéry ne publiait pas ses pensées dans LaSemaine de Suzette. Cet homme se trouverait au-dessuset à côté de l’humanité. Il ne pourrait s’entretenirutilement qu’avec des esprits semblables au sien.

On peut rêver là-dessus.On peut songer que les diverses traditions

initiatiques proviennent du contact avec des espritsd’autres planètes. On peut imaginer que, pour unhomme éveillé, le temps et l’espace n’ont plus debarrières, et que la communication est possible avecles intelligences des autres mondes habités, – ce quid’ailleurs expliquerait que nous n’ayons jamais étévisités.

On peut rêver. À condition, comme l’écrit Haldane,de ne pas oublier que les rêves de cette sorte sont,probablement, toujours moins fantastiques que laréalité.

Voici maintenant trois histoires vraies. Elles vont

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nous servir d’illustrations. Les illustrations ne sont pasdes preuves, bien entendu. Cependant, ces troishistoires obligent à penser qu’il existe d’autres états deconscience que ceux reconnus par la psychologieofficielle. La notion même de génie, si vague, ne suffitpas. Nous n’avons pas choisi ces illustrations parmi lesvies et les œuvres des mystiques, ce qui eût été plusfacile, et peut-être plus efficace. Mais nous maintenonsnotre propos d’aborder la question hors de toute Église,les mains nues, en honnêtes barbares…

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VI

TROIS HISTOIRES POUR SERVIRD’ILLUSTRATION

Histoire d’un grand mathématicien à l’état sauvage. – Histoire duplus étonnant des clairvoyants. – Histoire d’un savant de demainqui vivait en 1750.

I – RAMANUJAN

Un jour du début de l’année 1887, un brahmane de laprovince de Madras se rend au temple de la déesseNamagiri. Le brahmane a marié sa fille voici denombreux mois, et la couche des époux est stérile. Quela déesse Namagiri leur donne la fécondité ! Namagiriexauce sa prière. Le 2 décembre naît un garçon, auquel

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on donne le nom de Srinivasa Ramanujan Alyangar. Laveille, la déesse était apparue à la mère pour luiannoncer que son enfant serait extraordinaire.

On le met à l’école à cinq ans. D’emblée, sonintelligence étonne. Il semble déjà savoir ce qu’on luiapprend. Une bourse lui est accordée pour le lycée deKumbakonan, où il fait l’admiration de sescondisciples et professeurs. Il a quinze ans. Un de sesamis lui fait prêter par la bibliothèque locale unouvrage intitulé : A Synopsis of Elementary Results inPure and Applied Mathematics. Cet ouvrage, publié endeux volumes, est un aide-mémoire rédigé par GeorgeShoobridge, professeur à Cambridge. Il contient desrésumés et des énoncés sans démonstration de6 000 théorèmes environ. L’effet qu’il produit surl’esprit du jeune Hindou est fantastique. Le cerveau deRamanujan se met brusquement à fonctionner de façontotalement incompréhensible pour nous. Il démontretoutes les formules. Après avoir épuisé la géométrie, ilattaque l’algèbre. Ramanujan racontent plus tard que ladéesse Namagiri lui apparut pour lui expliquer lescalculs les plus difficiles. À seize ans, il échoue à sesexamens, car son anglais demeure faible, et la bourselui est retirée. Il poursuit seul, sans documents, sesrecherches mathématiques. Il rattrape d’abord toutes lesconnaissances dans ce domaine jusqu’au point où ellesen sont en 1880. Il peut rejeter l’ouvrage de ce

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professeur Shoobridge. Il va bien au-delà. À lui seul, ilvient de recréer, puis de dépasser tout l’effortmathématique de la civilisation – à partir d’un aide-mémoire, d’ailleurs incomplet. L’histoire de la penséehumaine ne connaît pas d’autre exemple. Galois lui-même n’avait pas travaillé seul. Il avait fait ses étudesà l’École Polytechnique, qui était à l’époque lemeilleur centre mathématique du monde. Il avait accèsà des milliers d’ouvrages. Il était en contact avec dessavants de premier ordre. En aucune occasion, l’esprithumain ne s’est élevé aussi haut avec si peu d’appui.

En 1909, après des années de travail solitaire et demisère, Ramanujan se marie. Il cherche un emploi. Onle recommande à un percepteur local, RamachandraRao, amateur éclairé de mathématiques. Celui-ci nous alaissé un récit de son entretien :

« Un petit homme malpropre, non rasé, avec des yeuxcomme je n’en avais jamais vus, entra dans machambre, un carnet de notes usé sous le bras. Il meparla de découvertes merveilleuses qui dépassaientinfiniment mon savoir. Je lui demandai ce que jepouvais faire pour lui. Il me dit qu’il voulait juste avoirde quoi manger, afin de pouvoir poursuivre sesrecherches. »

Ramachandra Rao lui verse une toute petite pension.Mais Ramanujan est trop fier. On lui trouve finalement

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une situation : un médiocre poste de comptable au portde Madras.

En 1913, on le persuade d’entrer en correspondanceavec le grand mathématicien anglais G.H. Hardy, alorsprofesseur à Cambridge. Il lui écrit et lui envoie par lemême courrier cent vingt théorèmes de géométrie qu’ilvient de démontrer. Hardy devait écrire par la suite :

« Ces notes auraient pu être écrites uniquement parun mathématicien du plus grand calibre. Aucun voleurd’idées, aucun farceur, fût-il génial, n’aurait pu saisirdes abstractions aussi élevées. » Il proposeimmédiatement à Ramanujan de venir à Cambridge.Mais la mère s’y oppose, pour des raisons religieuses.C’est une fois de plus la déesse Namagiri qui varésoudre la difficulté. Elle apparaît à la vieille damepour la convaincre que son fils peut se rendre enEurope sans danger pour son âme, et elle lui montre, enrêve, Ramanujan assis dans le grand amphithéâtre deCambridge parmi des Anglais qui l’admirent.

À la fin de l’année 1913, l’Hindou s’embarque.Pendant cinq ans, il va travailler et faire avancerprodigieusement les mathématiques. Il est élu membrede la Société Royale des Sciences et nommé professeurà Cambridge, au collège de la Trinité. En 1918, iltombe malade. Le voici tuberculeux. Il rentre aux Indespour y mourir, à trente-deux ans.

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À tous ceux qui l’approchèrent, il laissa un souvenirextraordinaire. Il ne vivait que parmi les nombres.Hardy va lui rendre visite à l’hôpital, et lui dit qu’il apris un taxi. Ramanujan demande le numéro de lavoiture : 1729. « Quel beau nombre ! s’écrie-t-il ; c’estle plus petit qui soit deux fois une somme de deuxcubes ! » En effet, 1729 est égal à 10 au cube plus 9 aucube, et aussi à 12 au cube plus 1 au cube. Il fallut sixmois à Hardy pour le démontrer, et le même problèmen’est pas encore résolu pour la quatrième puissance.

L’histoire de Ramanujan est de celles que personnene pourrait croire. Mais elle est rigoureusement vraie.Il n’est pas possible d’exprimer en termes simples lanature des découvertes de Ramanujan. Il s’agit desmystères les plus abstraits de la notion du nombre, etparticulièrement des « nombres entiers ».

On sait peu de chose sur ce qui, hors desmathématiques, retenait l’intérêt de Ramanujan. Il sesouciait peu d’art et de littérature. Mais il sepassionnait pour l’étrange. À Cambridge, il s’étaitconstitué une petite bibliothèque et un fichier sur toutessortes de phénomènes déroutants pour la raison.

II – CAYCE

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Edgar Cayce est mort le 5 janvier 1945, se refermantsur un secret qu’il n’avait lui-même jamais percé et quil’avait effrayé toute sa vie. La fondation Edgar Cayce àVirginia Beach, où s’emploient des médecins et despsychologues, poursuit l’analyse des dossiers. Depuis1958, les études sur la clairvoyance disposent enAmérique de crédits importants. C’est que l’on songeaux services que pourraient rendre, dans le domainemilitaire, des hommes capables de télépathie et deprécognition. De tous les cas de clairvoyance, celui deCayce est le plus pur, le plus évident, et le plusextraordinaire(111).

Le petit Edgar Cayce était très malade. Le médecinde campagne était à son chevet. Il n’y avait rien à fairepour tirer le garçonnet hors du coma. Or, brusquement,la voix d’Edgar s’éleva, claire et tranquille. Etpourtant, il dormait. « Je vais vous dire ce que j’ai. J’aireçu un coup de balle de base-ball sur la colonnevertébrale. Il faut me faire un cataplasme spécial et mel’appliquer à la base du cou. » De la même voix, legarçonnet dicta la liste des plantes qu’il fallaitmélanger et préparer. « Dépêchez-vous, sinon lecerveau risque d’être atteint. »

À tout hasard, on obéit. Le soir, la fièvre étaittombée. Le lendemain, Edgar se levait, frais commel’œillet. Il ne se souvenait de rien. Il ignorait la plupart

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des plantes qu’il avait citées.Ainsi commence l’une des histoires les plus

étonnantes de la médecine. Cayce, paysan du Kentucky,parfaitement ignorant, peu enclin à user de son don, sedésolant sans cesse de n’être pas « comme tout lemonde », soignera et guérira, en état de sommeilhypnotique, plus de quinze mille malades, dûmenthomologués.

Ouvrier agricole dans la ferme d’un de ses oncles,puis commis dans une librairie de Hopkinsville,propriétaire enfin d’un petit magasin de photographieoù il entend passer paisiblement ses jours, c’est contreson gré qu’il va jouer les thaumaturges. Son amid’enfance, Al Layne, et sa fiancée Gertrude userontleurs forces à le contraindre. Nullement par ambition,mais parce qu’il n’a pas le droit de garder son pouvoirpour lui seul, de refuser d’aider les affligés. Al Layneest malingre, toujours souffrant. Il se traîne. Cayceaccepte de s’endormir : il décrit les maux de base, dictedes remèdes. Quand il se réveille : « Mais ce n’est paspossible, je ne connais pas la moitié des mots que tu asnotés. Ne prends pas ces drogues, c’est dangereux ! Jen’y entends rien, tout cela est de la magie ! » Il refusede revoir Al, s’enferme dans son magasin de photos.Huit jours après, Al force sa porte : il ne s’est jamais sibien porté. La petite ville s’enfièvre, chacun demande

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une consultation. « Ce n’est pas parce que je parle endormant que je vais me mettre à soigner les gens. » Ilfinit par accepter. À condition de ne pas voir lespatients, de crainte que, les connaissant, son jugementsoit influencé. À condition que des médecins assistentaux séances. À condition de ne pas recevoir un sou, nimême le plus mince cadeau.

Les diagnostics et les ordonnances faits en étatd’hypnose sont d’une telle précision et d’une telleacuité, que les médecins sont persuadés qu’il s’agitd’un confrère camouflé en guérisseur. Il se limite àdeux séances par jour. Ce n’est pas qu’il redoute lafatigue : il sort de ces sommeils très reposé. Mais iltient à rester photographe. Il ne cherche absolument pasà acquérir des connaissances médicales. Il ne lit rien,demeure un enfant de paysans, doté d’un vaguecertificat d’études. Et il continue à s’insurger contreson étrange faculté. Mais dès qu’il décide de renoncerà l’employer, il devient aphone.

Un magnat des chemins de fer américains, JamesAndrews, vient le consulter. Il lui prescrit, en étatd’hypnose, une série de drogues, dont une certaine eaud’orvale. Ce remède est introuvable. Andrews faitpublier des annonces dans les revues médicales, sansrésultat. Au cours d’une autre séance, Cayce dicte lacomposition de cette eau, extrêmement complexe. Or,

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Andrews reçoit une réponse d’un jeune médecinparisien : c’est le père de ce Français, égalementmédecin, qui avait mis au point l’eau d’orvale, mais enavait cessé l’exploitation cinquante ans plus tôt. Lacomposition est identique à celle « rêvée » par le petitphotographe.

Le secrétaire local du Syndicat des Médecins, JohnBlackburn, se passionne pour le cas Cayce. Il réunit uncomité de trois membres, qui assiste à toutes lesséances, avec stupéfaction. Le Syndicat GénéralAméricain reconnaît les facultés de Cayce, et l’autoriseofficiellement à donner des « consultationspsychiques ».

Cayce s’est marié. Il a un fils de huit ans, Hugh Lynn.L’enfant, en jouant avec des allumettes, fait exploser unstock de magnésium. Les spécialistes concluent à lacécité totale prochaine et proposent l’ablation d’un œil.Avec terreur, Cayce se livre à une séance de sommeil.Plongé dans l’hypnose, il s’élève contre l’ablation etpréconise quinze jours d’application de pansementsimbibés d’acide tannique. C’est une folie pour lesspécialistes. Et Cayce, en proie aux pires tourments,n’ose désobéir à ses voix. Quinze jours après, HughLynn est guéri.

Un jour, après une consultation, il demeure endormi,et dicte coup sur coup quatre consultations, très

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précises. On ne sait à qui elles peuvent s’appliquer :elles ont quarante-huit heures d’avance sur les quatremalades qui vont se présenter.

Au cours d’une séance, il prescrit un médicamentqu’il nomme Codiron, et indique l’adresse dulaboratoire, à Chicago. On téléphone : « Commentpouvez-vous avoir entendu parler du Codiron ? Il n’estpas encore en vente. Nous venons de mettre au point laformule et de trouver le nom. »

Cayce, atteint d’une maladie incurable qu’il étaitseul à connaître, meurt au jour et à l’heure qu’il avaitfixés : « Le cinq au soir, je serai définitivement guéri. »Guéri d’être « quelque chose d’autre ».

Interrogé en état de sommeil sur la façon deprocéder, il avait déclaré (pour ne se souvenir de rienau réveil, comme d’habitude) qu’il était en mesured’entrer en contact avec n’importe quel cerveau humainvivant et d’utiliser les informations contenues dans cecerveau, ou ces cerveaux, pour le diagnostic et letraitement des cas qu’on lui présentait. C’était peut-êtreune intelligence différente, qui s’animait alors enCayce, et utilisait toutes les connaissances circulantdans l’humanité, comme on utilise une bibliothèque,mais quasi instantanément, ou tout au moins à la vitessede la lumière et de l’électromagnétique. Mais rien nenous permet d’expliquer le cas d’Edgar Cayce, de cette

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façon ou d’une autre. Tout ce que l’on sait fermement,c’est qu’un photographe de bourgade, sans curiosité niculture, pouvait, à volonté, se mettre dans un état où sonesprit fonctionnait comme celui d’un médecin de génie,ou plutôt comme tous les esprits de tous les médecins àla fois.

III – BOSCOVITCH

Un thème de science-fiction : si les relativistes ontraison, si nous vivons dans un univers à quatredimensions, et si nous étions capables d’en prendreconscience, ce que nous appelons le sens communéclaterait. Des auteurs d’anticipation s’efforcent depenser en termes d’espace-temps. À leurs effortscorrespondent, sur un plan de recherche plus pure etdans un langage théorique, ceux des grands physiciens-mathématiciens. Mais l’homme est-il capable de penseren quatre dimensions ? Il lui faudrait des structuresmentales autres. Ces structures seront-elles réservées àl’homme d’après l’homme, à l’être de la prochainemutation ? Et cet homme d’après l’homme est-il déjàparmi nous ? Des romanciers de l’imaginaire l’ont

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affirmé. Mais ni Van Vogt, dans son beau livrefantastique sur les Slans, ni Sturgeon dans sadescription des Plus qu’Humains n’ont osé imaginerpersonnage aussi fabuleux que Roger Boscovitch.

Mutant ? Voyageur du Temps ? Extra-terrestrecamouflé derrière ce Serbe mystérieux ?

Boscovitch serait né en 1711 à Dubrovnik : c’est toutau moins ce qu’il déclara, à quatorze ans, ens’inscrivant comme étudiant libre au collège jésuite deRome. Il y étudia les mathématiques, l’astronomie et lathéologie. En 1728, ayant achevé son noviciat, il entredans l’ordre des jésuites. En 1736, il publie unecommunication sur les taches du Soleil. En 1740, ilenseigne les mathématiques au Collegium Romanum,puis devient conseiller scientifique de la Papauté. Ilcrée un observatoire, entreprend l’assèchement desmarais Pontins, répare le dôme de Saint-Pierre, mesurele méridien entre Rome et Rimini, sur deux degrés delatitude. Puis il explore diverses régions d’Europe etd’Asie et fait des fouilles sur les lieux mêmes oùSchliemann, plus tard, découvrira Troie. Il est nommémembre de la Société Royale d’Angleterre, le26 juin 1760, et à cette occasion publie un long poèmelatin, sur les apparences visibles du soleil et de la lune,dont les contemporains disent : « C’est Newton dans labouche de Virgile. » Il est reçu par les grands érudits

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de l’époque, et entretient notamment unecorrespondance importante avec le docteur Johnson etavec Voltaire. En 1763, la nationalité française lui estofferte. Il prend la direction du département desinstruments d’optique de la Marine Royale, à Paris, oùil vivra jusqu’en 1783. Lalande le considéra comme leplus grand savant vivant. D’Alembert et Laplace seronteffrayés par ses idées avancées. En 1785, il se retire àBassano et se consacre à l’impression de ses œuvrescomplètes. Il meurt à Milan en 1787.

C’est tout récemment, sous l’impulsion dugouvernement yougoslave, qu’on vient de réexaminerl’œuvre de Boscovitch, et principalement sa Théoriede la Philosophie Naturelle(112), éditée à Vienne en1758. La surprise a été considérable. Allan LindsayMackay, décrivant cet ouvrage dans un article du NewScientist du 6 mars 1958, estime qu’il s’agit d’un espritdu XXe siècle forcé de vivre et de travailler au XVIIIe.

Il apparaît que Boscovitch était en avance, nonseulement sur la science de son temps, mais sur notrepropre science. Il propose une théorie unitaire del’univers, une équation générale et unique régissant lamécanique, la physique, la chimie, la biologie, et mêmela psychologie. Dans cette théorie, la matière, l’espaceet le temps ne sont pas divisibles à l’infini, maiscomposés de points : de grains. Ceci rappelle les

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récents travaux de Jean Charon et de Heisenberg, queBoscovitch semble dépasser. Il parvient à rendrecompte aussi bien de la lumière que du magnétisme, del’électricité et de tous les phénomènes de la chimie,connus de son temps, découverts depuis, ou àdécouvrir. On retrouve chez lui les quanta, lamécanique ondulatoire, l’atome constitué de nucléons.L’historien des sciences L.L. Whyte assure queBoscovitch dépasse de deux cents ans au moins sonépoque, et qu’on ne pourra réellement le comprendreque lorsque la jonction entre la relativité et la physiquedes quanta aura été enfin opérée. On estime qu’en 1987,pour le 200e anniversaire de sa naissance présumée,son œuvre sera peut-être appréciée à sa juste valeur.

On n’a encore proposé aucune explication de ce casprodigieux. Deux éditions complètes de son œuvre,l’une en serbe, l’autre en anglais, sont actuellement encours. Dans la correspondance déjà publiée (collectionBestermann) entre Boscovitch et Voltaire, on trouveentre autres idées modernes :

– La création d’une année géophysiqueinternationale.

– La transmission de la malaria par les moustiques.– Les applications possibles du caoutchouc (idée

mise en pratique par La Condamine, jésuite ami deBoscovitch).

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– L’existence de planètes autour d’autres étoiles quenotre soleil.

– L’impossibilité de localiser le psychisme dans unerégion donnée du corps.

– La conservation du « grain de quantité » demouvement dans le monde. C’est la constante dePlanck, énoncée en 1958.

Boscovitch attribue une importance considérable àl’alchimie et donne des traductions claires,scientifiques, du langage alchimique. Pour lui, parexemple, les quatre éléments, Terre, Eau, Feu et Air, nese distinguent que par des arrangements particuliers desparticules sans masse ni poids qui les constituent, cequi recoupe la recherche d’avant-garde sur l’équationuniverselle.

Ce qui est tout aussi hallucinant chez Boscovitch,c’est l’étude des accidents dans la nature. On y trouvedéjà la mécanique statistique d’un savant américainWillard Gibbs, proposée à la fin du XIXe siècle etadmise seulement au XXe. On y découvre aussi uneexplication moderne de la radio-activité (parfaitementinconnue au XVIIIe siècle) par une série d’exceptionsaux lois naturelles : ce que nous appelons « lespénétrations statistiques des barrières de potentiel ».

Pourquoi cette œuvre extraordinaire n’a-t-elle pasinfluencé la pensée moderne ? Parce que les

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philosophes et savants allemands, qui dominèrent larecherche jusqu’à la guerre de 14-18, étaient partisansdes structures continues, alors que les conceptions deBoscovitch sont essentiellement fondées sur l’idée dediscontinuité. Parce que les enquêtes en bibliothèqueset les travaux historiques concernant Boscovitch, grandvoyageur à l’œuvre dispersée, et dont les origines sesituent dans un pays sans cesse bouleversé, n’ont puêtre entrepris systématiquement que très tard. Quand latotalité de ses écrits aura pu être réunie, quand destémoignages de contemporains auront été retrouvés etclassés, quelle étrange, inquiétante, bouleversantefigure nous apparaîtra !

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VII

PARADOXES ET HYPOTHÈSESSUR L’HOMME ÉVEILLÉ

Pourquoi nos trois histoires ont déçu des lecteurs. – Nous ne savonsrien de sérieux sur la lévitation, l’immortalité, etc. – Pourtantl’homme a le don d’ubiquité, il voit à distance, etc. – Qu’appelez-vous une machine ? – Comment aurait pu naître le premier hommeéveillé. – Rêve fabuleux mais raisonnable sur les civilisationsdisparues. – Apologue de la panthère. – L’écriture de Dieu.

Ces cas sont nets. Cependant, ils risquent dedécevoir. C’est que la plupart des hommes préfèrent lesimages aux faits. Marcher sur les eaux est l’image dedominer le mouvant ; arrêter le soleil, de triompher dutemps. Dominer le mouvant, triompher du temps, sontpeut-être des faits réels, possibles, au sein d’uneconscience changée, à l’intérieur d’un espritpuissamment accéléré. Et ces faits peuvent sans doute

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engendrer mille conséquences considérables dans laréalité tangible : dans les techniques, les sciences, lesarts. Mais la plupart des hommes, dès qu’on leur parled’un état de conscience autre, veulent voir des gens quimarchent sur les eaux, arrêtent le soleil, passent àtravers les murs ou paraissent vingt ans à quatre-vingts.Pour commencer à croire en l’infinie possibilité del’esprit éveillé, ils attendent que la part enfantine deleur intelligence, qui accorde crédit à des images et deslégendes, ait trouvé excuse et satisfaction.

Il y a autre chose. En présence de cas comme ceux deRamanujan, Cayce ou Boscovitch, on refuse de penserqu’il s’agit d’esprits différents. On admet seulementque des esprits comme les nôtres ont eu le privilège de« monter plus haut que d’habitude » et que, « là-haut »,ils ont décroché certaines connaissances. Comme s’ilexistait quelque part dans l’univers une sorte demagasin annexe de la médecine, des mathématiques, dela poésie ou de la physique, dans lequels’approvisionnent quelques intelligences championnesd’altitude. Cette absurde vision rassure.

Ce qui nous semble, tout au contraire, c’est queCayce, Ramanujan, Boscovitch sont des esprits qui sontrestés ici (et où aller ?), parmi nous, mais qui ontfonctionné à une vitesse extraordinaire. Ce n’est pasaffaire de différence de niveau, mais de différence de

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vitesse. Nous en dirons autant des esprits mystiques lesplus grands. Les miracles sont dans l’accélération, enphysique nucléaire comme en psychologie. C’est àpartir de cette notion qu’il faut, croyons-nous, étudier letroisième état de conscience, ou l’état d’éveil.

Pourtant, si cet état d’éveil est possible, et s’il n’estpas un don venu du ciel, une faveur de quelque Dieumais s’il est contenu dans l’équipement du cerveau etdu corps, cet équipement, une fois mis en service, nepeut-il modifier aussi d’autres choses en nous quel’intelligence ? Si l’état d’éveil est une propriété dequelque système nerveux supérieur, cette activationdevrait pouvoir réagir sur tout le corps, lui donner despouvoirs étranges. Toutes les traditions lient à l’étatd’éveil l’existence de pouvoirs : l’immortalité, lalévitation, la télékinésie, etc. Mais ces pouvoirs nesont-ils que des images de ce que peut l’esprit, quand ila changé d’état, dans le domaine de la connaissance ?Ou bien sont-ils des réalités ? Il y aurait eu quelquescas probables de lévitation(113). Nous n’avons pas, ence qui concerne l’immortalité, élucidé le casFulcanelli. C’est tout ce que nous avons à dire desérieux là-dessus. Nous n’avons en notre possessionaucune preuve expérimentale. Nous oserons avouer,enfin, que ceci ne nous intéresse que médiocrement. Cen’est pas le bizarre qui nous retient, c’est le fantastique.

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Cette question des pouvoirs paranormaux mériteraitd’ailleurs d’être abordée de toute autre façon. Non pasdu point de vue de la logique cartésienne (queDescartes, vivant aujourd’hui, se fût employé àrépudier), mais du point de vue de la science ouverted’aujourd’hui. Regardons les choses avec l’œil del’étranger du dehors qui débarque sur notre planète : lalévitation existe, la vision à distance existe, l’homme ale don d’ubiquité, l’homme s’est emparé de l’énergieuniverselle. L’avion, le radiotélescope, la télévision, lapile atomique existent. Ce ne sont pas des produitsnaturels : ce sont des créations de l’esprit humain. Cetteobservation peut paraître puérile : elle est vivifiante.Ce qui est puéril, c’est de tout ramener à l’homme seul.L’homme seul n’a pas le don d’ubiquité, il ne lévitepas, il ne possède pas la vision à distance, etc. En effet,c’est la société humaine, et non l’individu, qui détientces pouvoirs. Mais la notion d’individu est peut-êtreune notion puérile, et la tradition, avec ses légendes,s’exprimait peut-être au nom de l’ensemble humain, aunom du phénomène humain…

« Vous n’êtes pas sérieux ! Vous nous parlez demachines ! »

Voilà ce que diront ensemble les rationalistes qui se

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recommandent de Descartes et les occultistes qui serecommandent de la « tradition ». Mais qu’appelle-t-ondes machines ? Voilà encore une question qui mérited’être mieux posée.

Quelques lignes tracées à l’encre sur un parchemin,est-ce une machine ? Or, la technique des circuitsimprimés, que l’électronique moderne emploiecouramment, permet de réaliser un récepteur d’ondescomposé de lignes tracées avec des encres contenantl’une du graphite, l’autre du cuivre.

Une pierre précieuse, est-ce une machine ? Non,répond le chœur. Or, la structure cristalline d’unepierre précieuse est une machine complexe et l’onutilise le diamant comme détecteur des radiationsatomiques. Des cristaux artificiels, les transistors,remplacent à la fois les lampes électroniques, lestransformateurs, les machines tournantes électriques dutype commutatrices pour élévation de voltage, etc.

L’esprit humain, dans ses créations techniques lesplus subtiles et les plus efficaces, emploie des moyensde plus en plus simples.

« Vous jouez sur les mots, s’écrie l’occultiste. Moije parle des manifestations de l’esprit humain sansaucune sorte d’intermédiaire. »

C’est lui qui joue sur les mots.Nul n’a jamais enregistré une manifestation de

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l’esprit humain n’usant d’aucune machine. Cette idée de« l’esprit en soi » est une pernicieuse fantasmagorie.L’esprit humain en action utilise une machinecomplexe, mise au point en trois milliards d’annéesd’évolution : le corps humain. Et ce corps n’est jamaisseul, n’existe pas seul : il est lié à la terre et au cosmostout entier par mille liens matériels et énergétiques.

Nous ne savons pas tout du corps. Nous ne savonspas tout de ses rapports avec l’univers. Nul ne pourraitdire quelles sont les limites de la machine humaine, etcomment pourrait user de cette machine un esprit quil’utiliserait au maximum de ses possibilités.

Nous ne savons pas tout des forces en circulationdans les profondeurs de nous-mêmes et autour de nous,sur terre, autour de la terre, dans le vaste cosmos. Nulne sait quelles sont les forces naturelles simples, nonencore soupçonnées et cependant à portée de la main,qu’un homme doué d’une conscience éveillée, ayant dela nature une appréhension plus directe que celle denotre intelligence linéaire, pourrait utiliser.

Forces naturelles simples. Voyons encore les chosesavec l’œil barbare et lucide de l’étranger du dehors :rien n’est plus simple, plus facile à réaliser qu’untransformateur électrique. Les Égyptiens de la hauteantiquité auraient très bien pu en construire un, s’ilsavaient connu la théorie électromagnétique.

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Rien n’est plus facile que la libération de l’énergieatomique. Il suffit de dissoudre un sel d’uranium purdans l’eau lourde, et l’on peut obtenir de l’eau lourdeen redistillant pendant vingt-cinq ou cent ans de l’eauordinaire.

La machine à prédire les marées de Lord Kelvin(1893), d’où sont sortis nos calculateurs analogiques ettoute notre cybernétique, était composée de poulies etde bouts de ficelle. Les Sumériens auraient pu laconstruire.

Voilà une façon de voir qui donne des dimensionsnouvelles au problème des civilisations disparues. S’ily a eu, dans le passé, des hommes ayant atteint l’étatd’éveil et s’ils n’ont pas seulement appliqué leurspouvoirs à la religion, à la philosophie, à la mystique,mais aussi à la connaissance objective et à latechnique, il est parfaitement naturel, raisonnabled’admettre qu’ils ont pu faire des « miracles », mêmeavec l’appareillage le plus simple(114).

Un homme, un sage, avait, nous raconte Jorge LuisBorges, consacré toute sa vie à chercher, parmi lesinnombrables signes de la nature, le nom ineffable deDieu, le chiffre du grand secret. De tribulations entribulations, le voici arrêté par la police d’un prince,

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condamné à être dévoré par une panthère. On le jettedans une cage. De l’autre côté de la cloison debarreaux, qu’on va soulever dans un instant, le fauve seprépare au festin. Notre sage regarde la bête et voicique, contemplant les taches de son pelage, il découvreà travers le rythme des formes, le nombre, le nom qu’ilavait tant et en tant de lieux cherché. Il sait alorspourquoi il va mourir, et qu’il mourra exaucé, – et quece n’est pas mourir.

L’univers nous dévore, ou bien nous livre son secret,selon que nous savons ou non le contempler. Il esthautement probable que les lois les plus subtiles et lesplus profondes de la vie et du destin de toute chosecréée sont inscrites en clair dans le monde matériel quinous cerne, que Dieu a laissé son écriture sur leschoses, comme pour notre sage sur le pelage de lapanthère, et qu’il suffirait d’un certain regard…L’homme éveillé serait l’homme de ce certain regard.

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VIII

QUELQUES DOCUMENTS SUR L’ÉTATD’ÉVEIL

Une anthologie à faire. – Les propos de Gurdjieff – Mon passage àl’école de l’éveil. – Un récit de Raymond Abellio. – Un admirabletexte de Gustav Meyrinck, génie méconnu.

S’il existe un état d’éveil, il manque un étage àl’édifice de la psychologie moderne. Voici quatredocuments qui appartiennent cependant à notre époque.Nous ne les avons pas choisis, le temps nous ayantmanqué pour faire une vraie prospection. Uneanthologie des témoignages et études modernes surl’état d’éveil reste à établir. Elle serait très utile. Ellerouvrirait des communications avec la tradition. Ellemontrerait la permanence de l’essentiel dans notresiècle. Elle éclairerait certaines routes de l’avenir. Des

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littérateurs y trouveraient une clef, des chercheurs ensciences humaines s’en trouveraient stimulés, dessavants y verraient le fil qui court à travers toutes lesgrandes aventures de l’esprit, et se sentiraient moinsisolés. Bien entendu, en réunissant ces documents quise trouvaient à portée de notre main, nous avons moinsde prétention. Nous voulons seulement apporter debrèves indications sur une psychologie possible del’état d’éveil dans ses formes élémentaires.

On trouvera donc dans ce chapitre :1° Des extraits des propos du chef d’école Georges

Ivanovitch Gurdjieff, recueillis par le philosopheOuspensky ;

2° Mon propre témoignage sur les tentatives que jefis pour me mettre sur la route de l’état d’éveil sous laconduite des instructeurs de l’école Gurdjieff ;

3° Le récit que fait le romancier et philosopheRaymond Abellio d’une expérience personnelle ;

4° Le plus admirable texte, à nos yeux, de toute lalittérature moderne sur cet état. Ce texte est extrait d’unroman méconnu du poète et philosophe allemandGustav Meyrinck dont l’œuvre, non traduite àl’exception du Visage Vert et Le Golem, s’élève auxsommets de l’intuition mystique.

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I – LES PROPOS DE GURDJIEFF

« Pour comprendre la différence entre les états deconscience, il nous faut revenir sur le premier, qui estle sommeil. C’est un état de conscience entièrementsubjectif. L’homme y est englouti dans ses rêves – peuimporte qu’il en garde ou non le souvenir. Même siquelques impressions réelles atteignent le dormeur,telles que sons, voix, chaleur, froid, sensations de sonpropre corps, elles n’éveillent en lui que des imagesfantastiques. Puis l’homme s’éveille. À première vue,c’est un état de conscience tout à fait différent. Il peutse mouvoir, parler avec d’autres personnes, faire desprojets, voir des dangers, les éviter, et ainsi de suite. Ilparaît raisonnable de penser qu’il se trouve dans unemeilleure situation que lorsqu’il était endormi. Mais sinous voyons les choses un peu plus à fond, si nousjetons un regard sur un monde intérieur, sur sespensées, sur les causes de ses actions, nouscomprendrons qu’il est presque dans le même état quelorsqu’il dormait. C’est même pire, parce que dans lesommeil il est passif, ce qui veut dire qu’il ne peut rienfaire. Dans l’état de veille au contraire, il peut agir toutle temps et les résultats de ses actions se répercuterontsur lui et sur son entourage. Et cependant il ne se

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souvient pas de lui-même. Il est une machine, tout luiarrive. Il ne peut arrêter le flot de ses pensées, il nepeut contrôler son imagination, ses émotions, sonattention. Il vit dans un monde subjectif de “j’aime”, “je n’aime pas”, “cela me plaît”, “cela ne me plaît pas”,“j’ai envie”, “je n’ai pas envie”, c’est-à-dire un mondefait de ce qu’il croit aimer ou ne pas aimer, désirer oune pas désirer. Il ne voit pas le monde réel. Le monderéel lui est caché par le mur de son imagination. Il vitdans le sommeil. Il dort. Et ce qu’il appelle sa“conscience lucide” n’est que sommeil – et un sommeilbeaucoup plus dangereux que son sommeil de la nuit,dans son lit.

« Considérons quelque événement de la vie del’humanité. Par exemple, la guerre. Il y a la guerre ence moment. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifieque plusieurs millions d’endormis s’efforcent dedétruire plusieurs millions d’autres endormis. Ils s’yrefuseraient, naturellement, s’ils s’éveillaient. Tout cequi se passe actuellement est dû à ce sommeil.

« Ces deux états de conscience, sommeil et état deveille, sont aussi subjectifs l’un que l’autre. Ce n’estqu’en commençant à se rappeler lui-même que l’hommepeut réellement s’éveiller. Autour de lui toute la vieprend alors un aspect et un sens différents. Il la voitcomme une vie de gens endormis, une vie de sommeil.

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Tout ce que les gens disent, tout ce qu’ils font, ils ledisent et le font dans le sommeil. Rien de cela ne peutdonc avoir la moindre valeur. Seul le réveil et ce quimène au réveil a une valeur réelle. »

« Combien de fois m’avez-vous demandé s’il neserait pas possible d’arrêter les guerres ? Certainement,ce serait possible. Il suffirait que les gens s’éveillent.Cela semble bien peu de chose. Rien au contraire nesaurait être plus difficile, parce que le sommeil estamené et maintenu par toute la vie ambiante, par toutesles conditions de l’ambiance.

« Comment s’éveiller ? Comment échapper à cesommeil ? Ces questions sont les plus importantes, lesplus vitales qu’un homme ait à se poser. Mais, avant dese les poser, il devra se convaincre du fait même deson sommeil. Et il ne lui sera possible de s’enconvaincre qu’en essayant de s’éveiller. Lorsqu’il auracompris qu’il ne se souvient pas de lui-même et que lerappel de soi signifie un éveil jusqu’à un certain point,et lorsqu’il aura vu par l’expérience combien il estdifficile de se rappeler soi-même, alors il comprendraqu’il ne suffit pas pour s’éveiller d’en avoir le désir.Plus rigoureusement, nous dirons qu’un homme ne peutpas s’éveiller par lui-même. Mais si vingt hommes

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conviennent que le premier d’entre eux qui s’éveillera,éveillera les autres, ils ont déjà une chance. Cependantcela même est insuffisant, parce que ces vingt hommespeuvent aller dormir en même temps, et rêver qu’ilss’éveillent. Ce n’est donc pas assez. Il faut plus encore.Ces vingt hommes doivent être surveillés par un hommequi n’est pas lui-même endormi ou qui ne s’endort pasaussi facilement que les autres, ou qui va consciemmentdormir lorsque cela est possible, lorsqu’il n’en peutrésulter aucun mal ni pour lui ni pour les autres. Ilsdoivent trouver un tel homme et l’embaucher pour qu’illes éveille et ne leur permette plus de retomber dans lesommeil. Sans cela, il est impossible de s’éveiller.C’est ce qu’il faut comprendre.

« Il est possible de penser pendant un millierd’années, il est possible d’écrire des bibliothèquesentières, d’inventer des théories par millions et toutcela dans le sommeil, sans aucune possibilité d’éveil.Au contraire, ces théories et ces livres écrits oufabriqués par des endormis auront simplement poureffet d’entraîner d’autres hommes dans le sommeil etainsi de suite.

« Il n’y a rien de nouveau dans l’idée de sommeil.Presque depuis la création du monde, il a été dit auxhommes qu’ils étaient endormis, et qu’ils devaients’éveiller. Combien de fois lisons-nous, par exemple,

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dans les Évangiles : “Éveillez-vous” ; “ eille” ; “nedormez pas”. Les disciples du Christ, même dans lejardin de Gethsémani, tandis que leur Maître priait pourla dernière fois, dormaient. Cela dit tout. Mais leshommes le comprennent-ils ? Ils prennent cela pour unefigure de rhétorique, une métaphore. Ils ne voient pasdu tout que cela doit être pris à la lettre. Et ici encore ilest facile de comprendre pourquoi. Il leur faudraits’éveiller un peu, ou tenter à tout le moins des’éveiller. Sérieusement, il m’a souvent été demandépourquoi les Évangiles ne parlent jamais du sommeil…Il en est question à toutes les pages. Cela montresimplement que les gens lisent les Évangiles endormant. »

« En règle générale, que faut-il pour éveiller unhomme endormi ? Il faut un bon choc. Mais lorsqu’unhomme est profondément endormi, un seul choc ne suffitpas. Une longue période de chocs incessants estnécessaire. Par conséquent, il faut quelqu’un pouradministrer ces chocs. J’ai déjà dit que l’hommedésireux de s’éveiller doit embaucher l’aide qui sechargera de le secouer pendant longtemps. Mais quipeut-il embaucher, si tout le monde dort ? Il embauchequelqu’un pour l’éveiller, mais celui-ci aussi tombeendormi. Quelle peut être son utilité ? Quant à l’homme

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réellement capable de se tenir éveillé, il refuseraprobablement de perdre son temps à réveiller lesautres : il peut avoir à faire des travaux beaucoup plusimportants pour lui.

« Il y a aussi la possibilité de s’éveiller par desmoyens mécaniques. On peut faire usage d’un réveille-matin. Le malheur veut que l’on s’habitue trop vite àn’importe quel réveille-matin : on cesse de l’entendretout simplement. Beaucoup de réveille-matin, avec dessonneries variées, sont donc nécessaires. L’homme doitlittéralement s’entourer de réveils qui l’empêchent dedormir. Et ici encore surgissent des difficultés. Lesréveils doivent être remontés ; pour les remonter, il estindispensable de s’en souvenir ; pour s’en souvenir, ilfaut souvent se réveiller. Mais voilà le pire : un hommes’habitue à tous les réveille-matin et, après un certaintemps, il n’en dort que mieux. Par conséquent, lesréveils doivent être continuellement changés, il fauttoujours en inventer de nouveaux. Avec le temps, celapeut aider un homme à s’éveiller. Or, il y a fort peu dechances qu’il fasse tout ce travail d’inventer, deremonter et de changer tous ces réveils par lui-même,sans l’aide extérieure. Il est bien plus probablequ’ayant commencé ce travail, il ne tardera pas às’endormir et que, dans son sommeil, il rêvera qu’ilinvente des réveils, qu’il les remonte, qu’il les change

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– et, comme je l’ai déjà dit il n’en dormira que mieux.« Donc, pour s’éveiller, il faut toute une conjugaison

d’efforts. Il est indispensable qu’il y ait quelqu’un pourréveiller le dormeur ; il est indispensable qu’il y aitquelqu’un pour surveiller le réveilleur ; il faut avoir desréveille-matin, et il faut aussi en inventer constammentde nouveaux.

« Mais pour mener à bien cette entreprise et obtenirdes résultats, un certain nombre de personnes doiventtravailler ensemble.

« Un homme seul ne peut rien faire.« Avant toute autre chose, il a besoin d’aide. Mais un

homme seul ne saurait compter sur une aide. Ceux quisont capables d’aider évaluent leur temps à un très hautprix. Et naturellement ils préfèrent aider, disons vingtou trente personnes désireuses de s’éveiller, plutôtqu’une seule. De plus, comme je l’ai déjà dit, unhomme peut fort bien se tromper sur son éveil, prendrepour un éveil ce qui est simplement un nouveau rêve. Siquelques personnes décident de lutter ensemble contrele sommeil, elles s’éveilleront mutuellement. Il arriverasouvent qu’une vingtaine d’entre elles dormiront, maisla vingt et unième s’éveillera, et elle éveillera lesautres. Il en va de même pour les réveille-matin. Unhomme inventera un réveil, un second en inventera unautre, après quoi ils pourront faire un échange. Tous

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ensembles, ils peuvent être les uns pour les autresd’une grande aide, et sans cette aide mutuelle, aucund’eux ne peut arriver à rien.

« Donc un homme qui veut s’éveiller doit chercherd’autres personnes qui veulent aussi s’éveiller, afin detravailler avec elles. Mais cela est plus vite dit quefait, parce que la mise en marche d’un tel travail et sonorganisation réclament une connaissance que l’hommeordinaire ne possède pas. Le travail doit être organiséet il doit y avoir un chef. Sans ces deux conditions, letravail ne peut pas donner les résultats attendus, et tousles efforts seront vains. Les gens pourront se torturer ;mais ces tortures ne les feront pas s’éveiller. Il sembleque pour certaines personnes rien ne soit plus difficileà comprendre. Par elles-mêmes et de leur propreinitiative, elles peuvent être capables de grands efforts,leurs premiers sacrifices doivent être d’obéir à unautre, rien au monde ne les en persuadera jamais.

« Et elles ne veulent pas admettre que tous leurssacrifices, dans ce cas, ne peuvent servir à rien.

« Le travail doit être organisé. Et il ne peut l’être quepar un homme qui connaisse ses problèmes et ses buts,qui connaisse ses méthodes, étant lui-même passé, enson temps, par un tel travail organisé. »

Ces propos de Gurdjieff sont

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rapportés dans l’ouvrage deP.D. Ouspensky : Fragments d’unEnseignement Inconnu. Éd. Stock,Paris, 1950.

II – MES DÉBUTS À L’ÉCOLE GURDJIEFF

« Prenez une montre, nous disait-on, et regardez lagrande aiguille en essayant de garder la perception devous-même et de vous concentrer sur la pensée : « Jesuis Louis Pauwels et je suis ici en ce moment. »Essayez de ne penser qu’à cela, suivez simplement lesmouvements de la grande aiguille en restant conscientde vous-même, de votre nom, de votre existence et del’endroit où vous êtes. »

Au début, cela paraît simple et même un peu ridicule.Bien entendu, je puis garder présente à l’esprit l’idéeque je me nomme Louis Pauwels et que je suis ici, ence moment, regardant se déplacer très lentement lagrande aiguille de ma montre. Puis je dois bienm’apercevoir que cette idée ne demeure pas trèslongtemps immobile en moi, qu’elle se met à prendremille formes et à couler dans tous les sens, comme les

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objets que peignait Salvador Dali, transformés en bouemouvante. Mais encore dois-je reconnaître que l’on neme demande pas de maintenir vivace et fixe une idée,mais une perception. On ne me demande pas seulementde penser que je suis, mais de le savoir, mais d’avoirde ce fait une connaissance absolue. Or, je sens quecela est possible et que cela pourrait se produire enmoi en m’apportant quelque chose de neuf etd’important. Je découvre que mille pensées ou ombresde pensées, mille sensations, images et associationsd’idées parfaitement étrangères à l’objet de mon effortm’assaillent sans relâche et me détournent de cet effort.Parfois, encore, c’est cette aiguille qui prend toute monattention et, la regardant, je me perds de vue. Parfois,c’est mon corps, une crispation de la jambe, un petitmouvement dans le ventre, qui m’arrachent à l’aiguilleelle-même en même temps qu’à moi-même. Parfoisencore, je crois avoir arrêté mon petit cinéma intérieur,éliminé le monde extérieur, mais je m’aperçois alorsque je viens de plonger dans une sorte de sommeil oùl’aiguille a disparu, où j’ai disparu moi-même et durantlequel continuent de s’enchevêtrer les unes dans lesautres les images, les sensations, les idées, commederrière un voile, comme dans un rêve qui se déploiepour son propre compte tandis que je dors. Parfoisenfin, dans une fraction de seconde, je suis regardantcette aiguille, je suis totalement, pleinement. Mais, dans

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la même fraction de seconde, je me félicite d’y êtreparvenu ; mon esprit, si je puis dire, applaudit, etaussitôt mon intelligence, s’emparant de la réussitepour s’en réjouir, la compromet irrémédiablement.Enfin, dépité mais surtout épuisé, je me dérobe à cetteexpérience avec précipitation, parce qu’il me sembleque je viens de vivre les minutes les plus difficiles demon existence, que je viens d’être privé d’air jusqu’aupoint extrême de ma résistance. Comme cela m’asemblé long ! Or, il ne s’est pas écoulé beaucoup plusde deux minutes, et en deux minutes, je n’ai eu unevéritable perception de moi-même qu’en trois ou quatreimperceptibles éclairs.

Je devais bien alors admettre que nous ne sommespresque jamais conscients de nous-mêmes et que nousn’avons presque jamais conscience de la difficultéd’être conscient.

L’état de conscience, nous disait-on, est d’abordl’état de l’homme qui sait enfin qu’il n’est presquejamais conscient et qui, ainsi, apprend peu à peu quelssont les obstacles, en lui-même, à l’effort qu’ilentreprend. À la lumière de ce tout petit exercice, voussavez maintenant qu’un homme peut lire un ouvrage, parexemple, approuver, s’ennuyer, protester ous’enthousiasmer, sans être une seconde conscient du faitqu’il est, et ainsi donc sans que rien de sa lecture

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s’adresse véritablement à lui-même. Sa lecture est unrêve ajouté à ses propres rêves, un écoulement dans leperpétuel écoulement de l’inconscience. Car notreconscience véritable peut être – et est presque toujours– complètement absente de tout ce que nous faisons,pensons, voulons, imaginons.

Je comprends alors qu’il y a fort peu de différenceentre l’état où nous sommes dans le sommeil et celui oùnous sommes dans l’état de veille ordinaire, quandnous parlons, agissons, etc. Nos rêves sont devenusinvisibles, comme les étoiles quand le jour s’est levé,mais ils sont présents et nous continuons de vivre sousleur influence. Nous avons seulement acquis, après leréveil, une attitude critique à l’endroit de nos propressensations, des pensées mieux coordonnées, des actionsplus disciplinées, plus de vivacité d’impression, desentiments, de désirs, mais nous sommes toujours dansla non-conscience. Il ne s’agit pas du véritable éveil,mais du « sommeil éveillé », et c’est dans cet état de« sommeil éveillé » que se déroule presque toute notrevie. On nous apprenait qu’il était possible de s’éveillertout à fait, d’acquérir l’état de conscience de soi. Danscet état, comme je l’avais entrevu au cours del’exercice de la montre, je pouvais avoir, dufonctionnement de ma pensée, du déroulement desimages, des idées, des sensations, des sentiments, desdésirs, une connaissance objective. Dans cet état, je

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pouvais tenter et développer un effort réel pourexaminer, stopper de temps à autre, et modifier cedéroulement. Et cet effort même, me disait-on, créait enmoi une certaine subsistance. Cet effort mêmen’aboutissait pas à ceci ou cela. Il lui suffisait d’êtrepour que se crée et s’accumule en moi la substancemême de mon être. Il m’était dit que je pourrais alors,possédant un être fixe, atteindre à la « conscienceobjective » et qu’il me serait alors loisible d’avoir nonseulement de moi-même, mais des autres hommes, deschoses et du monde tout entier, une connaissancetotalement objective, une connaissance absolue.

Monsieur Gurdjieff. Éd. du Seuil, Paris, 1954.

III – LE RÉCIT DE RAYMOND ABELLIO

Lorsque, dans l’attitude « naturelle » qui est celle dela totalité des existants, je « vois » une maison, maperception est spontanée, c’est cette maison que jeperçois et non ma perception même. Au contraire, dansl’attitude « transcendantale », c’est ma perception elle-même qui est perçue. Mais cette perception de la

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perception altère radicalement l’état primitif . L’étatvécu, naïf, d’abord, perd sa spontanéité précisément dufait que la nouvelle réflexion prend pour objet ce quiétait d’abord état et non objet et que, parmi leséléments de ma nouvelle perception, figurent nonseulement ceux de la maison en tant que telle mais ceuxde la perception elle-même en tant que flux vécu. Et cequi importe essentiellement dans cette « altération »,c’est que la vision concomitante que j’ai, dans cet étatbi-réflexif, ou plutôt réfléchi-réflexif, de la maison quifut mon motif originel, loin d’être perçue, éloignée oubrouillée par cette interposition de « ma » perceptionseconde devant « sa » perception primaire, s’en trouveparadoxalement intensifiée, plus nette, plus présente,plus chargée de réalité objective qu’avant. Nous noustrouvons ici devant un fait injustifiable par la pureanalyse spéculative : celui de la transfiguration de lachose comme fait de conscience, de sa transformation,comme nous dirons plus tard, en « surchose », de sonpassage de l’état de science à l’état de connaissance.Ce fait est généralement méconnu, bien qu’il soit leplus frappant de toute expérimentationphénoménologique, réelle. Toutes les difficultésauxquelles se heurtent la phénoménologie vulgaire etd’ailleurs toutes les théories classiques de la« connaissance » résident dans ce fait qu’ellesconsidèrent le couple conscience-connaissance (ou plus

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exactement conscience-science) comme capabled’épuiser à lui seul la totalité du vécu, alors qu’ilfaudrait en réalité considérer la triade connaissance-conscience-science qui est la seule à permettre unenracinement réellement ontologique de laphénoménologie. Et certes, rien ne peut rendre évidentecette transfiguration, sauf l’expérience directe etpersonnelle du phénoménologue lui-même. Mais nul nepeut prétendre avoir compris la phénoménologieréellement transcendantale s’il n’a pratiqué cetteexpérience avec succès et n’en a été lui-même« illuminé ». Serait-il le dialecticien le plus subtil, lelogisticien le plus délié, celui qui ne l’a point vécue etqui ainsi n’a point vu d’autres choses sous les choses,ne peut que faire des discours sur la phénoménologie etnon assumer une activité réellement phénoménologique.Prenons un exemple plus précis. Aussi loin queremontent mes souvenirs, j’ai toujours su reconnaîtreles couleurs, le bleu, le rouge, le jaune. Mon œil lesvoyait, j’en avais l’expérience latente. Certes, « monœil » ne s’interrogeait pas sur elles, et commentd’ailleurs eût-il pu poser des questions ? Sa fonction estde voir, non de se voir en train de voir, mais moncerveau lui-même était comme en sommeil, il n’étaitpas du tout l’œil de l’œil mais un simple prolongementde cet organe. Aussi disais-je seulement, et presquesans y penser : ceci est un beau rouge, un vert un peu

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éteint, un blanc brillant. Un jour, il y a quelques années,me promenant dans les vignes vaudoises quisurplombent en corniche le lac Léman et qui composentun des plus beaux sites du monde, si beau même et sivaste que le « Je », à force d’y être dilaté, s’y sentdissous et, brusquement, se ressaisit et s’exalte, unévénement soudain et pour moi extraordinaire seproduisit. L’ocre du versant abrupt, le bleu du lac, leviolet des monts de Savoie, et au fond les glaciersétincelants du Grand-Combin, je les avais vus cent fois.Je sus pour la première fois que je ne les avais jamaisregardés. Je vivais là pourtant depuis trois mois. Et cepaysage, certes, depuis le premier instant, manquait deme dissoudre, mais ce qui lui répondait en moi n’étaitqu’une exaltation confuse. Certes, le « Moi » duphilosophe est plus fort que tous les paysages. Lesentiment poignant de la beauté n’est qu’unressaisissement par le « Moi », qui s’en fortifie, decette distance infinie qui nous sépare d’elle. Mais cejour-là, brusquement, je sus que je créais moi-même cepaysage, qu’il n’était rien sans moi : « C’est moi qui tevois, et qui me vois te voir, et qui, en me voyant, tefais. » Ce véritable cri intérieur est celui du démiurgelors de « sa » création du monde. Il n’est pas seulementsuspension d’un « ancien » monde, mais projectiond’un « nouveau ». Et dans l’instant, en effet, le mondefut recréé. Jamais je n’avais vu de pareilles couleurs.

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Elles étaient cent fois plus intenses, plus nuancées, plus« vivantes ». Je sus que je venais d’acquérir le sens descouleurs, que j’étais revirginisé aux couleurs, quejamais jusque-là je n’avais réellement vu un tableau oupénétré dans l’univers de la peinture. Mais je sus aussique, par ce rappel à soi de ma conscience, par cetteperception de ma perception, je tenais la clef de cemonde de la transfiguration qui n’est pas un arrière-monde mystérieux mais le vrai monde, celui dont la« nature » nous tient exilés. Rien de commun, certes,avec l’attention. La transfiguration est pleine,l’attention ne l’est pas. La transfiguration se connaîtdans sa suffisance certaine, l’attention se tend vers unesuffisance éventuelle. On ne peut pas dire, bienentendu, que l’attention soit vide. Au contraire, elle estavide. Mais l’avidité n’est pas la plénitude. Quand jerentrai au village, ce jour-là, les gens que je croisaiétaient pour la plupart « attentifs » à leur travail : ils meparurent cependant tous des somnambules.

Raymond ABELLIO : Cahiers duCercle d’Études Métaphysiques.

(Publication intérieure – 1954.)

IV – L’ADMIRABLE TEXTE DE GUSTAV

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MEYRINCK

La clef qui nous rendra maîtres de la natureintérieure est rouillée depuis le déluge.

Elle s’appelle : veiller.Veiller est tout.L’homme est fermement convaincu qu’il veille ; mais

en réalité, il est pris dans un filet de sommeil et de rêvequ’il a tissé lui-même. Plus ce filet est serré, pluspuissant règne le sommeil. Ceux qui sont accrochésdans ses mailles sont les dormeurs qui marchent àtravers la vie comme des troupeaux de bestiaux menésà l’abattoir, indifférents et sans pensée.

Les rêveurs voient à travers les mailles un mondegrillagé, ils n’aperçoivent que des ouverturestrompeuses, agissent en conséquence et ne savent pasque ces tableaux sont simplement les débris insensésd’un tout énorme. Ces rêveurs ne sont pas, comme tu lecrois peut-être, les fantasques et les poètes ; ce sont lestravailleurs, les sans-repos du monde, ceux que rongela folie d’agir. Ils ressemblent à de vilains scarabéeslaborieux qui grimpent le long d’un tuyau lisse pour s’yengouffrer une fois en haut. Ils disent qu’ils veillent,mais ce qu’ils croient une vie n’est en réalité qu’unrêve, déterminé à l’avance jusque dans ses détails et

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soustrait à l’influence de leur volonté.Il y a eu et il y a encore quelques hommes qui ont

bien su qu’ils rêvaient, les pionniers qui se sontavancés jusqu’aux bastions derrière lesquels se cachele moi éternellement éveillé, – des voyants commeDescartes, Schopenhauer et Kant. Mais ils nepossédaient pas les armes nécessaires à la prise de laforteresse et leur appel au combat n’a pas éveillé lesdormeurs.

Veiller est tout.Le premier pas vers ce but est si simple que chaque

enfant le peut faire. Seul celui qui a l’esprit faussé aoublié comment on marche et reste paralysé sur sesdeux pieds parce qu’il ne veut pas se passer desbéquilles qu’il a héritées de ses prédécesseurs.

Veiller est tout.Veille dans tout ce que tu fais ! Ne te crois pas déjà

éveillé. Non, tu dors et rêves.Rassemble toutes tes forces et fais ruisseler un

instant dans ton corps ce sentiment : à présent, je veille !Si cela te réussit, tu reconnaîtras aussitôt que l’état

dans lequel tu te trouvais apparaît alors comme unassoupissement et un sommeil.

C’est le premier pas hésitant du long, long voyagequi mène de la servitude à la toute-puissance.

De cette façon avance d’éveil en éveil.

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Il n’existe pas de pensée tourmentante qu’ainsi tu nepuisses bannir. Elle reste en arrière et ne peut plust’atteindre. Tu t’étends au-dessus d’elle comme lacouronne d’un arbre s’élève au-dessus des branchessèches.

Les douleurs s’éloignent de toi comme des feuillesmortes lorsque cette veille saisit également ton corps.

Les bains glacés des Brahmanes, les nuits de veilledes disciples de Bouddha et des ascètes chrétiens, lessupplices des fakirs hindous ne sont pas autre choseque les rites figés indiquant que là s’élevait jadis letemple de ceux qui s’efforçaient de veiller.

Lis les Écritures saintes de tous les peuples de laterre. À travers chacune d’elles passe comme un filrouge la science cachée de la veille. Elle est l’échellede Jacob, qui combat toute la « nuit » avec l’ange duSeigneur, jusqu’à ce que le « jour » vienne et qu’ilobtienne la victoire.

Tu dois monter d’un échelon à l’autre du réveil, si tuveux vaincre la mort.

L’échelon inférieur, déjà, s’appelle : génie.Comment devons-nous nommer les degrés

supérieurs ? Ils restent inconnus de la foule et sont tenuspour les légendes.

L’histoire de Troie fut tenue pour une légende,jusqu’à ce qu’enfin un homme trouvât le courage de

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fouiller lui-même.Sur ce chemin de l’éveil, le premier ennemi que tu

trouveras sera ton propre corps. Il luttera avec toijusqu’au premier chant du coq. Mais si tu aperçois lejour de la veille éternelle qui t’éloigne dessomnambules qui croient être des hommes et quiignorent qu’ils sont des dieux endormis, alors lesommeil de ton corps disparaîtra aussi et l’univers tesera assujetti.

Alors tu pourras opérer des miracles, si tu le veux, ettu ne seras plus astreint comme un humble esclave àattendre qu’un cruel faux dieu soit assez aimable pourte combler de présents ou te couper la tête.

Naturellement le bonheur du bon chien fidèle : servirun maître, n’existera plus pour toi, – mais sois francenvers toi-même : voudrais-tu, même maintenant,changer avec ton chien ?

Ne te laisse pas effrayer par la peur de ne pasatteindre le but dans cette vie. Celui qui a trouvé cechemin revient toujours au monde avec une maturitéintérieure qui lui rend possible la continuation de sontravail. Il naît comme « génie ».

Le sentier que je te montre est semé d’événementsétranges : des morts que tu as connus se lèveront et teparleront ! Ce ne sont que des images ! Des silhouetteslumineuses t’apparaîtront et te béniront. Ce ne sont que

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des images, des formes exaltées par ton corps qui, sousl’influence de ta volonté transformée, mourra d’unemort magique et deviendra esprit, comme la glace,atteinte par le feu, se dissout en vapeur.

Quand tu auras dépouillé en toi le cadavre alorsseulement tu pourras dire : à présent le sommeil s’estéloigné de moi pour toujours.

Alors sera accompli le miracle auquel les hommesne peuvent croire, – parce que, trompés par leurs sens,ils ne comprennent pas que matière et force sont lamême chose – ni ce miracle que, même si on t’enterre,il n’y aura pas de cadavre dans le cercueil.

Alors seulement tu pourras différencier ce qui estréalité ou apparence. Celui que tu rencontreras nepourra être que l’un de ceux qui ont suivi le cheminavant toi.

Tous les autres sont des ombres.Jusque-là tu ne sais pas si tu es la créature la plus

heureuse ou la plus malheureuse. Mais ne crains rien.Pas un de ceux qui a pris le sentier de la veille, mêmes’il s’égara, n’a été abandonné par ses guides.

Je veux te donner un signe auquel tu pourrasreconnaître si une apparition est réalité ou bien image :si elle s’approche de toi, si ta conscience se trouble, siles choses du monde extérieur sont vagues oudisparaissent, méfie-toi. Sois sur tes gardes !

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L’apparition n’est qu’une partie de toi-même. Si tu nela comprends pas, c’est un spectre seulement, sansconsistance, un voleur qui consomme une part de ta vie.

Les voleurs qui prennent la force de l’âme sont plusmauvais que les voleurs du monde. Ils t’attirent commedes feux follets dans les marais d’une espérancetrompeuse pour te laisser seul dans les ténèbres etdisparaître à jamais.

Ne te laisse aveugler par aucun miracle qu’ilsparaissent faire pour toi, par aucun nom sacré qu’ils sedonnent, par aucune prophétie qu’ils expriment, pasmême si elle se réalise ; ils sont tes ennemis mortels,chassés de l’enfer de ton propre corps, et avec lesquelstu luttes pour la domination.

Sache que les forces merveilleuses qu’ils possèdentsont les tiennes propres – détournées par eux pour tetenir dans l’esclavage. Ils ne peuvent pas vivre endehors de ta vie, mais si tu les vaincs ilss’effondreront, outils muets et dociles que tu pourrasemployer selon tes besoins.

Innombrables sont les victimes qu’ils ont faitesparmi les hommes. Lis l’histoire des visionnaires et dessectaires et tu apprendras que le sentier que tu suis estjonché de crânes.

Inconsciemment l’humanité a dressé contre eux unmur : le matérialisme. Ce mur est une défense

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infaillible, elle est une image du corps mais elle estaussi un mur de prison qui masque la vue.

Aujourd’hui ils sont dispersés et le phénix de la vieintérieure ressuscite de la cendre dans laquelle il a étécouché longtemps comme mort, mais les vautours d’unautre monde commencent aussi à battre des ailes. C’estpourquoi prends garde. La balance sur laquelle tuposeras ta conscience te montrera quand tu peux avoirconfiance en ces apparitions. Plus elle est éveillée,plus elle s’abaissera en ta faveur.

Si un guide, un frère d’un autre monde spirituel, veutt’apparaître, il doit pouvoir le faire sans dépouiller taconscience. Tu peux poser ta main sur son côté commeThomas l’incrédule.

Il serait facile d’éviter les apparitions et leursdangers. Tu n’as qu’à te conduire comme un hommeordinaire. Mais qu’as-tu gagné par-là ? Tu restes unprisonnier dans la geôle de ton corps jusqu’à ce que lebourreau « Mort » te conduise à l’échafaud.

Le désir des mortels de voir les êtres surnaturels estun cri qui réveille même les fantômes des enfers parcequ’un tel désir n’est pas pur ; – parce qu’il est aviditéplutôt que désir, parce qu’il veut « prendre » d’unefaçon quelconque au lieu de crier pour apprendre à« donner ».

Tous ceux qui considèrent la terre comme une prison,

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tous les gens pieux qui implorent la délivranceévoquent sans s’en rendre compte le monde desspectres. Fais-le aussi toi-même. Mais consciemment.

Pour ceux qui le font inconsciemment, existe-t-il unemain invisible qui puisse les sortir du marais danslequel ils s’embourbent ? Moi, je ne le crois pas.

Lorsque sur ta route de l’éveil tu traverseras leroyaume des spectres tu reconnaîtras peu à peu qu’ilssont simplement des pensées que tu peux tout à coupvoir de tes yeux. C’est pourquoi ils te sont étrangers etsemblent être des créatures, car ce langage des formesest différent de celui du cerveau.

Alors le moment est arrivé où la transformations’accomplit : les hommes qui t’entourent deviendrontdes spectres. Tous ceux que tu as aimés seront tout àcoup des larves. Même ton propre corps.

On ne peut imaginer de plus terrible solitude quecelle du pèlerin au désert, et qui ne sait pas y trouver lasource vive meurt de soif.

Tout ce que je dis ici se trouve dans les livres deshommes pieux de tous les peuples : la venue d’unnouveau royaume, la veille, la victoire sur le corps etla solitude. Et cependant un abîme infranchissable noussépare de ces gens pieux : ils croient que le jourapproche où les bons entreront au paradis et lesméchants seront jetés dans l’enfer. Nous savons qu’un

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temps viendra où beaucoup se réveilleront et serontséparés des dormeurs qui ne peuvent comprendre ceque signifie le mot veille. Nous savons qu’il n’existepas le bon et le mauvais mais seulement le juste et lefaux. Ils croient que veiller signifie garder ses senslucides et ses yeux ouverts pendant la nuit, de façon quel’homme puisse faire ses prières. Nous savons que laveille est l’éveil du moi immortel et que l’insomnie ducorps en est une conséquence naturelle. Ils croient quele corps devrait être négligé et méprisé parce qu’il estpécheur. Nous savons qu’il n’y a pas de péché ; lecorps est le commencement de notre œuvre et noussommes descendus sur terre pour le transformer enesprit. Ils croient que nous devrions vivre dans lasolitude avec notre corps pour purifier l’esprit. Noussavons que notre esprit doit aller d’abord dans lasolitude pour transfigurer le corps.

À toi seul reste le choix du chemin à prendre : ou lenôtre ou le leur. Tu dois agir selon ta propre volonté.

Je n’ai pas le droit de te conseiller. Il est plussalutaire de cueillir selon ta propre décision un fruitamer sur un arbre que de voir pendre un fruit douxconseillé par autrui.

Mais ne fais pas comme beaucoup qui savent qu’ilest écrit : examinez tout et ne conservez que le meilleur.Il faut aller, ne rien examiner et retenir la première

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chose venue.

Gustav MERYNCK : Extrait duroman Le Visage Vert, traduit parle docteur Etthofen etMlle Perrenoud. Éd. Émile-PaulFrères, Paris, 1932.

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IX

LE POINT PAR-DELÀ L’INFINI

Du Surréalisme au Réalisme fantastique. – Le Point Suprême. – Seméfier des images. – La folie de Georg Cantor. – Le yogi et lemathématicien. – Une aspiration fondamentale de l’esprit humain.– Un extrait d’une géniale nouvelle de Jorge Louis Borges.

Dans les chapitres précédents, j’ai voulu donner uneidée des études possibles sur la réalité d’un autre étatde conscience. Dans cet autre état, s’il existe, touthomme en proie au démon de la conscience trouveraitpeut-être une réponse à la question suivante, qu’il finittoujours par se poser :

« Est-ce qu’il n’y a pas un lieu à trouver, en moi-même, d’où tout ce qui m’arrive serait explicableimmédiatement, un lieu d’où tout ce que je vois, sais ousens, serait déchiffré aussitôt, qu’il s’agisse du

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mouvement des astres, de la disposition des pétalesd’une fleur, des mouvements de la civilisation àlaquelle j’appartiens, ou des mouvements les plussecrets de mon cœur ? Est-ce que cette immense et folleambition de comprendre, que je promène comme endépit de moi-même à travers toutes les aventures de mavie, ne pourrait être, un jour, entièrement et d’un seulcoup satisfaite ? Est-ce qu’il n’y a pas dans l’homme,dans moi-même, un chemin qui conduit à laconnaissance de toutes les lois du monde ? Est-ce quene repose pas au fond de moi la clé de la connaissancetotale ? »

André Breton, dans le second manifeste duSurréalisme, croyait pouvoir définitivement répondre àcette question : « Tout porte à croire qu’il existe uncertain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel etl’imaginaire, le passé et le futur, le communicable etl’incommunicable, le haut et le bas cessent d’êtreperçus contradictoirement. »

Il va de soi que je ne prétends pas, à mon tour,apporter une réponse définitive. Aux méthodes et àl’appareil du surréalisme, nous avons voulu substituerles méthodes plus humbles et l’appareil plus lourd dece que nous appelons, Bergier et moi, le « réalismefantastique ». Je vais donc faire appel, pour étudiercette affaire, à plusieurs plans de la connaissance. À la

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tradition ésotérique. Aux mathématiques d’avant-garde.Et à la littérature moderne insolite. Mener une étude surdes plans différents (ici, le plan de l’esprit magique, leplan de l’intelligence pure et le plan de l’intuitionpoétique), établir entre ceux-ci des communications,vérifier par comparaison les vérités contenues à chaquestade et faire surgir finalement une hypothèse danslaquelle se trouvent intégrées ces vérités, telle estexactement notre méthode. Notre gros livre hirsute n’estrien d’autre qu’un commencement de défense etd’illustration de cette méthode.

La phrase d’André Breton : « Tout porte à croire… »date de 1930. Elle connut une fortune extraordinaire.Elle ne cesse encore d’être citée, commentée. C’estqu’en effet, un des traits de l’activité de l’espritcontemporain est l’intérêt croissant pour ce que l’onpourrait appeler : le point de vue par-delà l’infini.

Ce concept hante les traditions les plus anciennescomme les mathématiques les plus modernes. Il hantaitla pensée poétique de Valéry, et l’un des plus grandsécrivains vivants, l’Argentin Jorge Luis Borges, lui aconsacré sa plus belle et plus surprenante nouvelle(115),donnant à celle-ci le titre significatif : L’Aleph. Ce nomest celui de la première lettre de l’alphabet de la langue

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sacrée. Dans la Cabale, elle désigne le En-Soph, le lieude la connaissance totale, le point d’où l’espritaperçoit d’un seul coup la totalité des phénomènes, deleurs causes et de leur sens. Il est dit, dans de nombreuxtextes, que cette lettre a la forme d’un homme quimontre le ciel et la terre, pour indiquer que le monded’en bas est le miroir et la carte du monde d’en haut. Lepoint par-delà l’infini est ce point suprême du secondmanifeste du surréalisme, le point Oméga du PèreTeilhard de Chardin et l’aboutissement du GrandŒuvre des Alchimistes.

Comment définir clairement ce concept ? Essayons. Ilexiste dans l’Univers un point, un lieu privilégié, d’oùtout l’Univers se dévoile. Nous observons la créationavec des instruments, télescopes, microscopes, etc.Mais, ici, il suffirait à l’observateur de se trouver dansce lieu privilégié : en un éclair, l’ensemble des faits luiapparaîtrait, l’espace et le temps se révéleraient dansla totalité et la signification ultime de leurs aspects.

Pour faire sentir aux élèves de la classe de sixièmece que pouvait être le concept d’éternité, le Père jésuited’un célèbre collège se servait de l’image suivante :« Imaginez que la terre soit de bronze et qu’unehirondelle, tous les mille ans, l’effleure de son aile.Quand la terre aura été ainsi effacée, alors seulementcommencera l’éternité… » Mais l’éternité n’est pas

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seulement l’infinie longueur du temps. Elle est autrechose que la durée. Il faut se méfier des images. Ellesservent à transporter à un niveau de conscience plusbas l’idée qui ne pouvait respirer qu’à une autrealtitude. Elles livrent un cadavre dans le sous-sol. Lesseules images capables de véhiculer une idéesupérieure sont celles qui créent dans la conscience unétat de surprise, le dépaysement, propres à élever cetteconscience jusqu’au niveau où vit l’idée en question,où l’on peut la capter dans sa fraîcheur et sa force. Lesrites magiques et la véritable poésie n’ont pas d’autredestination. C’est pourquoi nous ne chercherons pas àdonner une « image » de ce concept du point par-delàl’infini. Nous renverrons plus efficacement le lecteur autexte magique et poétique de Borges.

Borges, dans sa nouvelle, a utilisé les travaux desCabalistes, des Alchimistes et les légendesmusulmanes. D’autres légendes, aussi anciennes quel’humanité, évoquent ce Point Suprême, ce LieuPrivilégié. Mais l’époque dans laquelle nous vivons aceci de particulier que l’effort de l’intelligence pure,appliquée à une recherche éloignée de toute mystique etde toute métaphysique, a abouti à des conceptionsmathématiques qui nous permettent de rationaliser et decomprendre l’idée de transfini.

Les plus importants, et les plus singuliers travaux,

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sont dus au génial Georg Cantor, qui devait mourir fou.Ces travaux sont encore discutés par lesmathématiciens dont certains prétendent que les idéesde Cantor sont logiquement indéfendables. À quoi lespartisans du Transfini répliquent : « Du Paradis ouvertpar Cantor nul ne nous chassera ! »

Voici comment on peut résumer, grossièrement, lapensée de Cantor. Imaginons sur cette feuille de papierdeux points A et B distants de 1 cm. Traçons le segmentde droite qui joint A à B. Combien de points y a-t-il surce segment ? Cantor démontre qu’il y en a plus qu’unnombre infini. Pour remplir complètement le segment, ilfaut un nombre de points plus grand que l’infini : lenombre aleph.

Ce nombre aleph est égal à toutes ses parties. Si l’ondivise le segment en dix parties égales, il y aura autantde points dans une des parties que sur tout le segment.Si l’on construit, à partir du segment, un carré, il y auraautant de points sur le segment que dans la surface ducarré. Si l’on construit un cube, il y aura autant depoints sur le segment que dans tout le volume du cube.Si l’on construit, à partir du cube, un solide à quatredimensions, un tessaract, il y aura autant de points surle segment que dans le solide à quatre dimensions dutessaract. Et ainsi de suite, à l’infini.

Dans cette mathématique du transfini, qui étudie les

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aleph, la partie est égale du tout. C’est parfaitementdémentiel, si l’on se place au point de vue de la raisonclassique, et pourtant c’est démontrable. Tout aussidémontrable est le fait que si l’on multiplie un alephpar n’importe quel nombre, on arrive toujours àl’aleph. Et voilà les hautes mathématiquescontemporaines qui rejoignent la Table d’Émerauded’Hermès Trismégiste (« ce qui est en haut est commece qui est en bas ») et l’intuition des poètes commeWilliam Blake (tout l’univers contenu dans un grain desable).

Il n’existe qu’un seul moyen de passer au-delà del’aleph, c’est de l’élever à une puissance aleph (on saitque A puissance B signifie A multiplié par A, B fois et,de même, aleph à la puissance aleph est un autre aleph).

Si l’on appelle le premier aleph zéro, le second estaleph un, le troisième aleph deux, etc. Aleph zéro, nousl’avons dit, est le nombre de points contenus sur unsegment de droite ou dans un volume. On démontre quealeph un est le nombre de toutes les courbesrationnelles possibles contenues dans l’espace. Quant àaleph deux, déjà il correspond à un nombre qui seraitplus grand que tout ce que l’on peut concevoir dansl’univers. Il n’existe pas dans l’univers d’objets ennombre suffisamment grand pour qu’en les comptant, onarrive à un aleph deux. Et les aleph s’étendent à

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l’infini. L’esprit humain parvient donc à déborderl’univers, à construire des concepts que l’univers nepourra jamais remplir. C’est un attribut traditionnel deDieu, mais on n’avait jamais imaginé que l’espritpuisse s’emparer de cet attribut. C’est probablement lacontemplation des aleph au-delà de deux, qui a renduCantor fou.

Les mathématiciens modernes, plus résistants oumoins sensibles au délire métaphysique, manipulent desconcepts de cet ordre, et même en déduisent certainesapplications. Certaines de ces applications sont denature à déconcerter le bon sens. Par exemple, lefameux paradoxe de Banach et Tarski(116).

D’après ce paradoxe, il est possible de prendre unesphère de dimensions normales, celles d’une pomme oud’une balle de tennis, par exemple, de la découper entranches et de rassembler ensuite ces tranches de façonà avoir une sphère plus petite qu’un atome ou plusgrande que le soleil.

On n’a pu exécuter physiquement l’opération, parceque le découpage doit se faire suivant des surfacesspéciales qui n’ont pas de plan tangent et que latechnique ne peut réaliser effectivement. Mais laplupart des spécialistes estiment que cette inconcevableopération est théoriquement retenable, en ce sens que sices surfaces n’appartiennent pas à l’univers maniable,

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les calculs portant sur elles se révèlent justes etefficaces dans l’univers de la physique nucléaire. Lesneutrons se déplacent dans les piles selon des courbesqui n’ont pas de tangente.

Les travaux de Banach et Tarski aboutissent à desconclusions qui rejoignent, de manière hallucinante, lespouvoirs que s’attribuent les initiés hindous de latechnique Samadhi : ils déclarent qu’il leur est possiblede grandir jusqu’à la dimension de la Voie lactée ou dese contracter jusqu’à la dimension de la plus petiteparticule concevable. Plus près de nous, Shakespearefait crier à Hamlet :

« Ô Dieu, je voudrais être contenu tout entier dansune coquille de noisette et cependant rayonner sur lesespaces infinis ! »

Il est impossible, nous semble-t-il, de ne pas êtrefrappé par la ressemblance entre ces lointains échos dela pensée magique et la logique mathématique moderne.Un anthropologue participant à un colloque deparapsychologie à Royaumont, en 1956, déclarait :« Les siddhis yogiques sont extraordinaires, puisqueparmi eux figure la faculté de se rendre aussi petitqu’un atome, ou aussi grand qu’un soleil tout entier ouun univers ! Parmi ces prétentions extraordinaires, nousrencontrons des faits positifs, que nous avons toutesprésomptions de croire vrais, et des faits comme ceux-

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ci, qui nous paraissent incroyables et au-delà de touteespèce de logique. » Mais il faut croire que cetanthropologue ignorait à la fois le cri de Hamlet et lesformes inattendues que vient de revêtir la logique laplus pure et la plus moderne : la logique mathématique.

Quelle peut être la signification profonde de cescorrespondances ? Comme toujours, dans ce livre, nousnous bornerons à formuler des hypothèses. La plusromanesque et excitante, mais la moins « intégrante »,serait d’admettre que les techniques Samadhi sontréelles, que l’initié parvient effectivement à se rendreaussi petit qu’un atome et aussi grand qu’un soleil, etque ces techniques dérivent de connaissances provenantd’anciennes civilisations qui avaient maîtrisé lesmathématiques du transfini. Pour nous, il s’agit là d’unedes aspirations fondamentales de l’esprit humain, quitrouve son expression aussi bien dans le yoga samadhique dans les mathématiques d’avant-garde de Banach etTarski.

Si les mathématiciens révolutionnaires ont raison, siles paradoxes du transfini sont fondés, des perspectivesextraordinaires s’ouvrent devant l’esprit humain. Onpeut concevoir qu’il existe dans l’espace des pointsaleph comme celui décrit dans la nouvelle de Borges.En ces points, tout le continu espace-temps se trouvereprésenté et le spectacle s’étend de l’intérieur du

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noyau atomique à la galaxie la plus lointaine.On peut aller plus loin encore : on peut imaginer qu’à

la suite de manipulations qui impliqueraient à la fois lamatière, l’énergie et l’esprit, n’importe quel point del’espace puisse devenir un point transfini. Si une tellehypothèse correspond à une réalitéphysicopsychomathématique, nous avons l’explicationdu Grand Œuvre des Alchimistes et de l’extasesuprême de certaines religions. L’idée d’un pointtransfini d’où tout l’univers serait perceptible estprodigieusement abstraite. Mais les équationsfondamentales de la relativité ne le sont pas moins,d’où dérivent pourtant le cinéma parlant, la télévisionet la bombe atomique. L’esprit humain fait d’ailleursdes progrès constants vers les niveaux d’abstraction deplus en plus élevés. Paul Langevin faisait déjàremarquer que l’électricien du quartier manieparfaitement la notion si abstraite et délicate dupotentiel et l’a même incorporée à son argot : il dit « ily a du jus ».

On peut encore imaginer que, dans un avenir plus oumoins lointain, l’esprit humain ayant maîtrisé cesmathématiques du transfini, parviendra, aidé de certainsinstruments, à construire dans l’espace des « aleph »,des points transfinis d’où l’infiniment petit etl’infiniment grand lui apparaîtront dans leur totalité et

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leur ultime vérité. Ainsi la traditionnelle recherche del’Absolu aurait enfin abouti. Il est tentant de songer quel’expérience a déjà partiellement réussi. Nous avonsévoqué, dans la première partie de cet ouvrage, lamanipulation alchimique au cours de laquelle l’adepteoxyde la surface d’un bain fondu de métaux. Lorsque lapellicule d’oxyde se déchire, on verrait apparaître surun fond opaque l’image de notre galaxie avec ses deuxsatellites, les nuages de Magellan. Légende ou réalité ?Il s’agirait là, en tout cas, de l’évocation d’un premier« instrument transfini » prenant contact avec l’universpar d’autres moyens que ceux fournis par lesinstruments connus. C’est peut-être avec unappareillage de cette sorte que les Mayas, quiignoraient le télescope, découvrirent Uranus etNeptune. Mais ne nous laissons pas égarer dansl’imaginaire. Contentons-nous de noter cette aspirationfondamentale de l’esprit, négligée par la psychologieclassique, et de noter aussi, à ce propos, les rapportsentre d’anciennes traditions et un des grands courantsmathématiques modernes.

Voici maintenant l’extrait de la nouvelle de Borges :L’Aleph.

Rue Garay, la bonne me demanda d’avoir la bonté

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d’attendre. Monsieur était, comme d’habitude, à lacave, en train de révéler des photographies. Près duvase sans fleurs, sur le piano inutile, souriait (plusintemporel qu’anachronique) le grand portrait deBeatriz aux couleurs malhabiles. Personne ne pouvaitnous voir, dans un mouvement de tendresse désespérée,je m’approchai du portrait et lui dis.

« Beatriz, Beatriz Elena, Beatriz Elena Viterbo,Beatriz chérie, Beatriz perdue pour toujours, c’est moi,moi, Borges. »

Carlos entra peu après. Il parla avec sécheresse : jecompris qu’il était incapable de penser à autre chosequ’à la perte de l’Aleph.

« Un petit verre de pseudo-cognac, ordonna-t-il, ettu plongeras dans la cave. Tu sais que le décubitusdorsal est indispensable. L’obscurité, l’immobilité, unecertaine accommodation visuelle le sont également. Tute couches par terre, sur les dalles, et tu fixes ton regardsur la dix-neuvième marche de l’escalier indiqué. Jem’en vais, je baisse la trappe et tu restes seul. Quelquerongeur te fait peur, facile entreprise ! Après quelquesminutes tu vois l’Aleph. Le microcosme des alchimisteset des cabalistes, notre concret et proverbial ami, lemultum in parvo ! »

Une fois dans la salle à manger, il ajouta.« Il est évident que si tu ne le vois pas, ton

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incapacité n’invalide pas mon témoignage… Descends ;très bientôt, tu pourras engager un dialogue avec toutesles images de Beatriz. »

Je descendis rapidement, fatigué de ses parolescreuses. La cave, à peine plus large que l’escalier,tenait beaucoup du puits. Du regard, je cherchai en vainla malle dont Carlos Argentino m’avait parlé. Quelquescaisses avec des bouteilles et quelques sacs de grossetoile encombraient un coin. Carlos prit un sac, le plia etle plaça en un endroit précis.

« L’oreiller est humble, expliqua-t-il, mais si je lesoulève d’un seul centimètre, tu ne verras pas unemiette et tu seras honteux et confus. Étends ta grandecarcasse sur le sol et compte dix-neuf marches. »

Je me pliai à ses exigences ridicules ; à la fin il s’enalla. Il ferma précautionneusement la trappe ;l’obscurité, malgré une lézarde que je distinguai plustard, me parut d’abord totale. Soudain, je compris ledanger ; je m’étais laissé enterrer par un fou, aprèsavoir absorbé un poison. Les fanfaronnades de Carloslaissaient transparaître la terreur cachée que le prodigene m’apparût pas ; Carlos afin de défendre son délire,afin de ne pas savoir qu’il était fou, devait me tuer. Jeressentis un malaise confus que j’essayai d’attribuer àla rigidité, et non à l’effet d’un narcotique. Je fermai lesyeux, les ouvris. Je vis alors l’Aleph.

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J’arrive maintenant au centre ineffable de mon récit ;ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langageest un alphabet de symboles, dont l’usage présupposeun passé partagé par les interlocuteurs ; commenttransmettre aux autres l’Aleph infini que ma mémoirecraintive contient à peine ? Les mystiques, en pareilcas, prodiguent les symboles : pour signifier la divinité,un Persan parle d’un oiseau qui, d’une certainemanière, est tous les oiseaux ; Alanus de Insulis, d’unesphère dont le centre est partout et la circonférencenulle part ; Ézéchiel, d’un ange à quatre visages tournéen même temps en direction de l’Orient et del’Occident, du nord et du sud. (Ce n’est pas sans raisonque je rappelle ces analogies inconcevables ; elles ontun certain rapport avec l’Aleph.) Peut-être les dieux neme refuseraient-ils pas la trouvaille d’une imagesemblable, mais ce récit serait alors entaché delittérature, de fausseté. Du reste, le problème central estinsoluble : on ne saurait énumérer même partiellementun ensemble infini. En cet instant gigantesque, j’ai vudes millions d’actions délectables ou atroces ; aucunene m’étonna autant que le fait qu’elles occupaient toutesle même point, sans superposition et sans transparence.Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que jetranscrirai, successif parce que le langage l’est. Je veuxpourtant en consigner quelque chose.

Au bas de la marche, vers la droite, je vis une petite

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sphère moirée d’un éclat presque intolérable. Au débutje crus qu’elle tournait sur elle-même ; puis je comprisque ce mouvement était une illusion produite par lesspectacles vertigineux qu’elle renfermait. Le diamètrede l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres,mais l’espace cosmique était dedans, sans réduction.Chaque chose (la glace du miroir, par exemple) étaitune infinité de choses, parce que je la voyaisclairement de tous les points de l’univers. Je vis la merpopuleuse, je vis l’aube et le soir, je vis les multitudesd’Amérique, je vis une toile d’araignée argentée aucentre d’une noire pyramide, je vis un labyrinthe brisé(c’était Londres), je vis d’interminables yeux se scruteren moi, immédiats, comme en un miroir, je vis tous lesmiroirs de la planète et aucun ne réfléchit mon image,je vis dans une arrière-cour de la rue Soler le mêmedallage que j’ai vu il y a trente ans dans une maison deFray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac,des veines de métal, de la vapeur d’eau, je vis desdéserts convexes sous l’Équateur, et chacun de leursgrains de sable, je vis à Inverness une femme que jen’oublierai pas, je vis la chevelure violente, le corpsaltier, je vis un cancer au sein, je vis un cercle de terresèche sur un trottoir, à l’endroit où il y avait eu unarbre, je vis dans une maison de campagne d’Adroguéun exemplaire de la première traduction anglaise dePline, celle de Philémon Holland, je vis à la fois

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chaque lettre de chaque page (enfant, je m’émerveillaistoujours du fait que les lettres d’un livre fermé ne semêlaient pas jusqu’à se perdre, au cours de la nuit), jevis la nuit et le jour contemporain de la nuit, je vis uncouchant à Queretaro qui semblait refléter la couleurd’une rose au Bengale, je vis ma chambre à couchersans personne, je vis dans un cabinet d’Alkmaar unglobe terrestre entre deux miroirs qui le multiplientsans fin, je vis des chevaux à la crinière tourbillonnantesur une plage de la mer Caspienne à l’aube, je vis ladélicate ossature d’une main, je vis les survivantsd’une bataille envoyant des cartes postales, je vis dansune vitrine de Mirzapur un jeu de cartes espagnol, jevis des ombres obliques de fougères sur le sol d’uneserre, je vis des tigres, des pistons, des bisons, deshoules et des armées, je vis toutes les fourmis de laterre, je vis un astrolabe persan, je vis dans un tiroir debureau (et l’écriture me fit trembler) des lettresobscènes, incroyables, précises, que Beatriz avaitadressées à Carlos Argentino, je vis un monumentadoré au cimetière de la Chacarita, je vis la reliqueatroce de ce qui avait été délicieusement BeatrizViterbo, je vis la circulation de mon sang obscur, je visl’engrenage de l’amour et les changements de la mort,je vis l’Aleph, de tous les points, je vis dans l’Aleph laterre et dans la terre à nouveau l’Aleph et dans l’Alephla terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton

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visage, et j’éprouvai du vertige, et je pleurai, parce quemes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dontles hommes emploient indûment le nom, mais qu’aucunhomme n’a vu : l’inconcevable univers.

Je ressentis une vénération infinie, une peine infinie.« Tu dois être ahuri de tant fouiner dans ce qui ne te

regarde pas, dit une voix détestée et joviale. Tu peuxdévider tout ton cerveau, tu n’arriveras pas en cent ansà me payer cette révélation. Quel formidableobservatoire, hein, Borges ! »

Les pieds de Carlos Argentino occupaient la plushaute marche de l’escalier. Dans la brusque pénombre,je réussis à me lever et à balbutier :

« Formidable. Oui, formidable. »L’accent indifférent de ma voix m’étonna. Anxieux,

Carlos Argentino insistait :« Tu as tout bien vu, en couleurs ? »En cet instant, je conçus ma vengeance. Bienveillant,

manifestement apitoyé, nerveux, évasif, je remerciaiCarlos Argentino Daneri de l’hospitalité qu’il m’avaitfaite de sa cave et je l’engageai à profiter de ladémolition de sa maison pour s’éloigner de lapernicieuse capitale qui ne pardonne à personne, crois-moi à personne ! Je me refusai, avec une énergie suave,à discuter de l’Aleph ; je l’embrassai, en le quittant, etlui répétai que la campagne et la sérénité étaient deux

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grands médecins.Dans la rue, dans les escaliers de Constitución, dans

le métro tous les visages me parurent familiers. Jecraignis qu’il n’y eût plus rien au monde qui fûtcapable de me surprendre ; je craignis de n’être plusjamais quitté par le sentiment du déjà-vu.Heureusement, après quelques nuits d’insomnie, l’oublime travailla à nouveau.

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X

RÊVERIE SUR LES MUTANTS

L’enfant astronome. – Une poussée de fièvre de l’intelligence. –Théorie des mutations. – Le mythe des Grands Supérieurs. – LesMutants parmi nous. – Du Horla à Léonard Euler. – Une sociétéinvisible des Mutants ? – Naissance de l’être collectif. – L’amourdu vivant.

Dans le courant de l’hiver 1956, le docteur J. FordThomson, psychiatre du service d’éducation deWolverhampton, reçut dans son cabinet un petit garçonde sept ans qui inquiétait fort ses parents et soninstituteur.

« Il n’avait évidemment pas à sa disposition lesouvrages spécialisés, écrit le docteur Thomson. Et s’illes avait eus, aurait-il pu seulement les lire ?Cependant, il connaissait les réponses justes à des

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problèmes d’astronomie d’une extrême complexité. »Bouleversé par l’examen de ce cas, le docteur

résolut d’enquêter sur le niveau d’intelligence desécoliers et entreprit de tester cinq mille enfants àtravers toute l’Angleterre, avec l’aide du Conseil deRecherches Médicales Britanniques, des physiciens deHarwell et de nombreux professeurs d’université.Après dix-huit mois de travaux, il lui apparut commeévident qu’il se produisait « une brusque poussée defièvre de l’intelligence ».

« Dans les derniers 90 enfants de sept à neuf ans quenous avons questionnés, 26 avaient un quotientintellectuel de 140, ce qui équivaut au génie, oupresque. Je crois, poursuit le docteur Thomson, que lestrontium 90, produit radioactif qui pénètre dans lecorps pourrait en être responsable. Ce produitn’existait pas avant la première explosion atomique. »

Deux savants américains, C. Brooke Worth etRobert K. Enders, dans un important ouvrage intituléThe Nature of Living Things, croient pouvoirdémontrer que le groupement des gènes est aujourd’huibouleversé et que, sous l’effet d’influences encoremystérieuses, une nouvelle race d’hommes apparaît,dotée de pouvoirs intellectuels supérieurs. Il s’agitnaturellement d’une thèse sujette à caution. Cependant,le généticien Lewis Terman, après avoir étudié pendant

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trente ans les enfants prodiges, arrive aux conclusionssuivantes.

La plupart des enfants prodiges perdaient leur qualitéen passant à l’âge adulte. Il semble, maintenant, qu’ilsdeviennent des adultes supérieurs, d’une intelligencesans commune mesure avec les humains du typecourant. Ils ont trente fois plus d’activité qu’un hommenormal bien doué. Leur « indice de réussite » estmultiplié par vingt-cinq. Leur santé est parfaite, ainsique leur équilibre sentimental et sexuel. Enfin, ilséchappent aux maladies psychosomatiques etnotamment au cancer. Est-ce certain ? Ce qui est sûr,c’est que nous assistons à une accélération progressive,dans le monde entier, des facultés mentales,correspondant d’ailleurs à celle des facultés physiques.Le phénomène est si net qu’un autre savant américain,le docteur Sydney Pressey, de l’Université d’Ohio,vient d’établir un plan pour l’instruction des enfantsprécoces, susceptible, selon lui, de fournir trois centmille hautes intelligences par an.

S’agit-il de mutation dans l’espèce humaine ?Assistons-nous à l’apparition d’êtres qui nousressemblent extérieurement et qui sont cependantdifférents ? C’est ce formidable problème que nous

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allons étudier. Ce qui est certain, c’est que nousassistons à la naissance de ce mythe : celui du mutant.La naissance d’un mythe, dans notre civilisationtechnicienne et scientifique, ne saurait être sanssignification et sans valeur dynamique.

Avant d’aborder ce sujet il convient de remarquerque la poussée de fièvre de l’intelligence, constatéechez les enfants, entraîne l’idée simple, pratique,raisonnable, d’une amélioration progressive del’espèce humaine par la technique. La techniquesportive moderne a montré que l’homme possède desressources physiques encore loin d’être épuisées. Lesexpériences en cours sur le comportement du corpshumain dans les fusées interplanétaires ont prouvé unerésistance insoupçonnée. Les survivants des camps deconcentration ont pu mesurer l’extrême possibilité dedéfense de la vie et découvrir des ressourcesconsidérables dans l’interaction entre le psychisme etle physique. Enfin, en ce qui concerne l’intelligence, ladécouverte proche des techniques mentales et desproduits chimiques susceptibles d’activer la mémoire,de réduire à rien l’effort de mémorisation, ouvre desperspectives extraordinaires. Les principes de lascience ne sont nullement inaccessibles à un espritnormal. Si l’on soulage le cerveau de l’écolier et del’étudiant de l’énorme effort de mémoire qu’il doitfaire, il deviendra tout à fait possible d’apprendre la

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structure du noyau et la table périodique des élémentsaux élèves du certificat d’études et de faire comprendrela relativité et les quanta à un bachelier. D’autre part,quand les principes de la science seront propagés defaçon massive dans tous les pays, quand il y auracinquante ou cent fois plus de chercheurs, lamultiplication des idées nouvelles, leur fécondationmutuelle, leurs rapprochements multipliés produiront lemême effet qu’une augmentation du nombre des génies.Meilleur effet même, car le génie est souvent instable etantisocial. Il est probable d’ailleurs qu’une sciencenouvelle, la théorie générale de l’information,permettra prochainement de préciser quantitativementl’idée que nous exposons ici de façon qualitative. Enrépartissant équitablement entre les hommes lesconnaissances dont l’humanité dispose déjà, et en lesencourageant aux échanges de manière à produire descombinaisons nouvelles, on augmentera le potentielintellectuel de la société humaine aussi rapidement etaussi sûrement qu’en multipliant le nombre des génies.

Cette vision doit être maintenue parallèlement à lavision plus fantastique du mutant.

Notre ami Charles-Noël Martin, dans uneretentissante communication, a révélé les effets

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accumulatifs des explosions atomiques. Les radiationsrépandues au cours des expériences développent leurseffets en proportion géométrique. L’espèce humainerisquerait ainsi d’être victime de mutationsdéfavorables. En outre, depuis cinquante ans, le radiumest utilisé partout dans le monde sans contrôle sérieux.Les rayons X et certains produits chimiques radioactifssont exploités dans de multiples industries. Dans quelleproportion et comment ce rayonnement atteint-ill’homme moderne ? Nous ignorons tout du système desmutations. Ne pourrait-il se produire aussi desmutations favorables ? Prenant la parole à uneconférence atomique de Genève, Sir Ernest RockCarling, pathologiste attaché au Home Office,déclarait : « On peut aussi espérer que, dans uneproportion limitée de cas, ces mutations produisent uneffet favorable et créent un enfant de génie. Au risquede choquer l’honorable assistance, j’affirme que lamutation qui nous donnera un Aristote, un Léonard deVinci, un Newton, un Pasteur ou un Einstein,compensera largement les quatre-vingt-dix-neuf autresqui auront des effets bien moins heureux. »

Un mot d’abord sur la théorie des mutations.À la fin du siècle, A. Weisman et Hugo de Vries ont

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renouvelé l’idée que l’on se faisait de l’évolution. Lamode était à l’atome dont la réalité commençait àpercer en physique. Ils découvrirent « l’atomed’hérédité » et le localisèrent dans les chromosomes.La nouvelle science de génétique ainsi créée remit àjour les travaux effectués dans la deuxième moitié duXIXe siècle par le moine tchèque Gregor Mendel. Ilparaît aujourd’hui indiscutable que l’hérédité esttransportée par les gènes. Ceux-ci sont fortementprotégés contre le milieu extérieur. Cependant, ilsemble que les radiations atomiques, les rayonscosmiques et certains poisons violents comme lacolchicine peuvent les atteindre ou faire doubler lenombre des chromosomes. On a observé que lafréquence des mutations est proportionnelle àl’intensité de la radioactivité. Or, la radioactivité estaujourd’hui trente-cinq fois supérieure à ce qu’elle étaitau début du siècle. Des exemples précis de sélections’opérant chez les bactéries par mutation génétiquesous l’action des antibiotiques ont été fournis en 1943par Luria et Debruck et en 1945 par Demerec. Dans cestravaux on voit s’opérer la mutation-sélection telle quel’avait imaginée Darwin. Les adversaires de la thèseLamarck, Mitchourine, Lissenko, sur l’hérédité descaractères acquis, semblent donc avoir raison. Maispeut-on généraliser des bactéries aux plantes, auxanimaux, à l’homme ? Cela ne paraît plus douteux.

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Existe-t-il des mutations génétiques contrôlables dansl’espèce humaine ? Oui. Un des cas certains est celui-ci :

Ce cas est extrait des archives de l’hôpital spécialanglais pour maladies infantiles, à Londres. Le docteurLouis Wolf, directeur de cet hôpital, estime qu’il naîten Angleterre trente mutants phényl-cétoniques par an.Ces mutants possèdent des gènes qui ne produisent pasdans le sang certains ferments en action dans le sangnormal. Un mutant phényl-cétonique est incapable dedissocier la phénile-alanine. Cette incapacité rendl’enfant vulnérable à l’épilepsie et à l’eczéma,provoque chez lui une coloration gris cendre descheveux et rend l’adulte vulnérable aux maladiesmentales. Une certaine race phényl-cétonique, en margede la race humaine normale, est donc vivante parminous… Il s’agit là d’une mutation défavorable : maispeut-on refuser tout crédit à la possibilité d’unemutation favorable ? Des mutants pourraient avoir dansleur sang des produits susceptibles d’améliorer leuréquilibre physique et d’augmenter bien au-dessus dunôtre leur coefficient d’intelligence. Ils pourraientcharrier dans leurs veines des tranquillisants naturels,les plaçant à l’abri des chocs psychiques de la viesociale et des complexes d’anxiété. Ils formeraientdonc une race différente de la race humaine, supérieureà elle. Les psychiatres et les médecins repèrent ce qui

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ne va pas. Comment repérer ce qui va plus que bien ?

Dans l’ordre des mutations, il faut distinguerplusieurs aspects. La mutation cellulaire qui n’atteintpas les gènes, qui n’engage pas de descendance, nousest connue dans sa forme défavorable : le cancer, laleucémie, sont des mutations cellulaires. Dans quellemesure ne pourrait-il se produire des mutationscellulaires favorables, généralisées dans toutl’organisme ? Les mystiques parlent de l’apparitiond’une « chair nouvelle », d’une « transfiguration ».

La mutation génétique défavorable (le cas desphényl-cétoniques) commence, elle aussi, à nous êtreconnue. Dans quelle mesure ne pourrait-il se produireune mutation favorable ? Ici, encore, il faudraitdistinguer deux aspects du phénomène, ou plutôt deuxinterprétations.

1° Cette mutation, cette apparition d’une autre racepourrait être due au hasard. La radioactivité, entreautres causes, pourrait amener une modification desgènes de certains individus. La protéine du gène,légèrement atteinte, ne fournirait plus, par exemple,certains acides produisant en nous l’anxiété. On verraitapparaître une autre race : la race de l’hommetranquille, de l’homme qui n’a peur de rien, qui ne

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ressent rien de négatif. Qui va à la guerretranquillement, qui tue sans inquiétude, qui jouit sanscomplexe, une sorte de robot sans aucune sorte detremblement intérieur. Il n’est pas impossible que nousassistions à l’apparition de cette race.

2° La mutation ne serait pas due au hasard. Elleserait dirigée. Elle irait dans le sens d’une assomptionspirituelle de l’humanité. Elle serait le passage d’unniveau de conscience à un niveau supérieur. Les effetsde la radioactivité répondraient à une volonté dirigéevers le haut. Les modifications que nous évoquions àl’instant ne seraient rien en regard de ce qui attendraitl’espèce humaine, rien qu’un léger effleurement enregard des changements profonds à venir. La protéinedu gène serait affectée dans sa structure totale, et nousverrions naître une race dont la pensée seraitentièrement transformée, une race capable de maîtriserle temps et l’espace et de situer toute opérationintellectuelle par-delà l’infini. Il y a, entre la premièreet la seconde idée, autant de différence qu’entre l’aciertrempé et l’acier transformé subtilement en bandemagnétique.

Cette dernière idée, créatrice d’un mythe modernedont la science-fiction s’est emparée, est curieusementinscrite dans les différents volets de la spiritualitécontemporaine. Du côté des Lucifériens, nous avons vu

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Hitler croire en l’existence des Grands Supérieurs, etnous l’avons entendu s’écrier : « Je vais vous dévoilerle secret : la mutation de la race humaine estcommencée ; il existe des êtres supra-humains. »

Du côté de l’hindouisme rénové, le maître del’Ashram de Pondichéry, l’un des plus grands penseursde l’Inde nouvelle, Sri Aurobindo Ghose, a fondé saphilosophie et ses commentaires des textes sacrés surla certitude d’une évolution ascendante de l’humanités’opérant par mutations.

Il a écrit notamment : « La venue sur cette terre d’unerace humaine, – si prodigieux ou miraculeux que puisseparaître le phénomène – peut devenir une chosed’actualité pratique. » Enfin, au sein d’un catholicismeouvert à la réflexion scientifique, Teilhard de Chardin aaffirmé qu’il croyait « en une dérive capable de nousentraîner vers quelque forme d’Ultra-Humain ».

Pèlerin sur le chemin de l’étrange, plus sensiblequ’aucun autre homme au passage des courants d’idéesinquiétantes, témoin plutôt que créateur, mais témoinhyperlucide des aventures extrêmes de l’intelligencemoderne, l’écrivain André Breton, père duSurréalisme, n’hésitait pas à écrire en 1942 :

« L’homme n’est peut-être pas le centre, le point demire de l’univers. On peut se laisser aller à croire qu’ilexiste au-dessus de lui, dans l’échelle animale, des

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êtres dont le comportement lui est aussi étranger que lesien peut l’être à l’éphémère ou à la baleine. Rien nes’oppose nécessairement à ce que des êtres échappentde façon parfaite à son système de références sensorielà la faveur d’un camouflage de quelque nature qu’onvoudra l’imaginer mais dont la théorie de la forme etl’étude des animaux mimétiques posent à elles seules lapossibilité. Il n’est pas douteux que le plus grandchamp spéculatif s’offre à cette idée, bien qu’elle tendeà placer l’homme dans les modestes conditionsd’interprétation de son propre univers où l’enfant seplaît à concevoir une fourmi du dessous quand il vientde donner un coup de pied dans la fourmilière. Enconsidérant les perturbations du type cyclone, dontl’homme est impuissant à être autre chose que lavictime ou le témoin, ou celles du type guerre, au sujetdesquelles des notions notoirement insuffisantes sontavancées, il ne serait pas impossible, au cours d’unvaste ouvrage auquel ne devrait jamais cesser deprésider l’induction la plus hardie, d’approcher jusqu’àles rendre vraisemblables la structure et la complexionde tels êtres hypothétiques, qui se manifestentobscurément à nous dans la peur et le sentiment duhasard.

« Je crois devoir faire observer que je ne m’éloignepas sensiblement du témoignage de Novalis : “Nousvivons en réalité dans un animal dont nous sommes les

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parasites. La constitution de cet animal détermine lanôtre, et vice versa” et que je ne fais que m’accorderavec la pensée de William James : “Qui sait si, dans lanature, nous ne tenons pas une aussi petite place auprèsd’êtres par nous insoupçonnés, que nos chats et noschiens vivant à nos côtés dans nos maisons ?” Lessavants eux-mêmes ne contredisent pas tous cetteopinion : “Autour de nous circulent peut-être des êtresbâtis sur le même plan que nous, mais différents, deshommes, par exemple, dont les albumines seraientdroites.” Ainsi parle Émile Duclaux, ancien directeurde l’Institut Pasteur.

« Un mythe nouveau ? Ces êtres, faut-il lesconvaincre qu’ils procèdent du mirage ou leur donnerl’occasion de se découvrir ? »

Existe-t-il parmi nous des êtres extérieurementsemblables à nous, mais dont le comportement nousserait aussi étranger « que celui de l’éphémère ou de labaleine » ? Le bon sens réplique que cela se saurait,que si des individus supérieurs vivaient parmi nous,nous le verrions bien.

C’est, à notre connaissance, John W. Campbell, qui aréduit cet argument du bon sens à peu de chose dans unéditorial de la revue Astounding Science Fiction, paru

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en 1941 :Nul ne va trouver son médecin pour lui déclarer

qu’il se porte magnifiquement. Nul n’ira chez lepsychiatre pour lui faire savoir que la vie est un jeufacile et délicieux. Nul ne sonnera à la porte d’unpsychanalyste pour déclarer qu’il ne souffre d’aucuncomplexe. Les mutations défavorables sont détectables.Mais les favorables ?

Cependant, objecte le bon sens, les mutantssupérieurs se feraient remarquer par leur prodigieuseactivité intellectuelle.

Nullement, répond Campbell. Un homme génial,appartenant à notre espèce, un Einstein, par exemple,publie les fruits de ses travaux. Il se fait remarquer. Cequi lui vaut beaucoup d’ennuis, de l’hostilité, del’incompréhension, des menaces, l’exil. Einstein, à lafin de sa vie, déclare : « Si j’avais su, je me serais faitplombier. » Au-dessus d’Einstein, le mutant est assezintelligent pour se cacher. Il garde pour lui sesdécouvertes. Il vit d’une vie aussi discrète que possibleen essayant simplement de maintenir le contact avecd’autres intelligences de son espèce. Quelques heuresde travail par semaine lui suffisent pour subvenir à sesbesoins et il utilise le reste de son temps à des activitésdont nous n’avons pas même l’idée.

L’hypothèse est séduisante. Elle n’est nullement

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vérifiable dans l’état actuel de la science. Aucunexamen anatomique ne peut apporter de renseignementssur l’intelligence. Anatole France avait un cerveauanormalement léger. Il n’y a enfin aucune raison pourqu’un mutant soit autopsié, sauf en cas d’accident, etcomment déceler alors une mutation affectant lescellules du cerveau ? Il n’est donc pas totalement foud’admettre comme possible l’existence des Supérieursparmi nous. Si les mutations sont régies par le hasardseul, il y en a probablement quelques-unes defavorables. Si elles sont régies par une force naturelleorganisée, si elles correspondent à une volontéd’ascension du vivant, comme le croyait par exempleSri Aurobindo Ghose, il doit y en avoir beaucoup plusencore. Nos successeurs seraient déjà ici.

Tout invite à croire qu’ils nous ressemblentexactement, ou plutôt que rien ne nous permet de lesdistinguer. Certains auteurs de science-fiction attribuentnaturellement aux mutants des particularitésanatomiques. Van Vogt, dans son ouvrage célèbre À lapoursuite des Slans, imagine que leurs cheveux sontd’une structure singulière : des sortes d’antennesservant aux communications télépathiques, et il bâtit là-dessus une belle et terrible histoire de chasse auxSupérieurs, copiée sur la persécution des Juifs. Mais ilarrive que les romanciers ajoutent à la nature poursimplifier les problèmes.

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Si la télépathie existe, elle ne se transmet sans doutepas au moyen d’ondes et il n’est nullement besoind’antennes. Si l’on croit à une évolution dirigée, ilconvient d’admettre que le mutant dispose, pour assurersa protection, de moyens de camouflage quasi parfaits.Il est constant, dans le règne animal, de voir leprédateur trompé par des proies « déguisées » enfeuilles mortes, en brindilles, en excréments même,avec une perfection ahurissante. La « malice » desespèces succulentes va même, dans certains cas,jusqu’à imiter la couleur des espèces immangeables.Comme l’a bien vu André Breton, qui pressent parminous de « Grands Transparents », il se peut que cesêtres échappent à notre observation « à la faveur d’uncamouflage de quelque nature qu’on voudra l’imaginer,mais dont la théorie de la forme et l’étude des animauxmimétiques posent à elles seules la possibilité ».

« L’homme nouveau vit au milieu de nous ! Il est là !Cela vous suffit-il ? Je vais vous dire un secret : j’ai vul’homme nouveau. Il est intrépide et cruel ! J’ai eu peurdevant lui ! » hurle Hitler en tremblant.

Un autre esprit, saisi par la terreur, assailli par lafolie : Maupassant, livide et suant, écrit de façonprécipitée l’un des textes les plus inquiétants de la

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littérature française : Le Horla :« À présent, je sais, je devine. Le règne de l’homme

est fini. Il est venu. Celui que redoutaient les premièresteneurs des peuples naïfs. Celui qu’exorcisaient lesprêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par lesnuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui lespressentiments des maîtres passagers du mondeprêtèrent toutes les formes monstrueuses ou gracieusesdes gnomes, des esprits, des génies, des fées, desfarfadets. Après les grossières conceptions desépouvantes primitives, des hommes plus perspicacesl’ont pressenti plus clairement. Mesmer l’avait deviné,et les médecins, depuis dix ans déjà, ont découvert lanature de sa puissance avant qu’il l’eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneurnouveau, la domination de mystérieux pouvoirs surl’âme humaine, devenue esclave. Ils ont appelé celamagnétisme, hypnotisme, suggestion… que sais-je ? Jeles ai vus s’amuser comme des enfants imprudents aveccette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur àl’homme. Il est venu, le… le… Comment se nomme-t-il ?… le… il me semble qu’il crie son nom, et je nel’entends pas le… oui… il le crie… j’écoute… je nepeux pas… répète… le… Horla… j’ai entendu… leHorla… c’est lui… le Horla… il est venu ! »

Dans son interprétation balbutiante de cette vision

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pleine d’émerveillement et d’horreur, Maupassant,homme de son époque, attribue au mutant des pouvoirshypnotiques. La littérature moderne de science-fiction,plus proche des travaux de Rhine, de Soal, deMac Connel que de ceux de Charcot, prête aux mutantsdes pouvoirs « parapsychologiques » : la télépathie, latélékinésie. Des auteurs vont plus loin encore et nousmontrent le Supérieur flottant dans l’air ou traversantles murs : ici, il n’y a que fantaisies, échos plaisants desarchétypes des contes de fées. De même que l’île desmutants, ou la galaxie des mutants correspond au vieuxrêve des Îles Bienheureuses, les pouvoirs paranormauxcorrespondent à l’archétype des dieux grecs. Mais, sil’on se place sur le plan du réel, on s’aperçoit que tousces pouvoirs seraient parfaitement inutiles à des êtresvivant dans une civilisation moderne. À quoi bon latélépathie quand on dispose de la radio ? À quoi bon latélékinésie, quand il y a l’avion ? Si le mutant existe, ceque nous sommes tentés de croire, il dispose d’unpouvoir très supérieur à tout ce que l’imagination peutrêver. D’un pouvoir que l’homme ordinaire n’exploiteguère : il dispose de l’intelligence.

Nos actions sont irrationnelles et l’intelligencen’entre que pour une faible part dans nos décisions. Onpeut imaginer l’Ultra-Humain, échelon nouveau de lavie sur la planète, comme un être rationnel, et non plusseulement raisonnant, un être doué d’une intelligence

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objective permanente ne prenant de décision qu’aprèsavoir examiné lucidement, complètement la massed’informations en sa possession. Un être dont lesystème nerveux serait une forteresse capable derésister à tout assaut des impulsions négatives. Un êtreau cerveau froid et rapide, équipé d’une mémoiretotale, infaillible. Si le mutant existe, il estprobablement cet être qui physiquement ressemble à unhumain, mais en diffère radicalement par le simple faitqu’il contrôle son intelligence et use de celle-ci sans uninstant de relâche. Cette vision paraît simple. Elle estcependant plus fantastique que tout ce que nous suggèrela littérature de science-fiction. Les biologistescommencent à entrevoir les modifications chimiquesqui seraient nécessaires à la création de cette espècenouvelle. Les expériences sur les tranquillisants, surl’acide lysergique et ses dérivés, ont montré qu’ilsuffirait d’une très faible trace de certains composésorganiques encore inconnus pour nous protéger contrela perméabilité excessive de notre système nerveux etnous permettre ainsi d’exercer en toutes occasions uneintelligence objective. De même qu’il existe desmutants phényl-cétoniques dont la chimie est moinsbien adaptée à la vie que la nôtre, il est loisible depenser qu’il existe des mutants dont la chimie est mieuxadaptée que la nôtre à la vie dans ce monde entransformation. Ce sont ces mutants, dont les glandes

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sécréteraient spontanément des tranquillisants et dessubstances développant l’activité cérébrale, quiseraient les annonciateurs de l’espèce appelée àremplacer l’homme. Leur lieu de résidence ne seraitpas une île mystérieuse ou une planète interdite. La viea été capable de créer des êtres adaptés aux abîmessous-marins ou à l’atmosphère raréfiée des plus hautssommets. Elle est aussi capable de créer l’être ultra-humain pour qui l’habitation idéale est Métropolis, « laterre fumante d’usines, la terre trépidante d’affaires, laterre vibrante de cent radiations nouvelles »…

La vie n’est jamais parfaitement adaptée, mais elletend vers l’adaptation parfaite. Pourquoi relâcherait-elle cette tension depuis que l’homme a été créé ?Pourquoi ne préparerait-elle pas mieux que l’homme, àtravers l’homme ? Et cet homme d’après l’homme estpeut-être déjà né. « La vie, dit le docteur Loren Eisely,est une grande rivière rêvante qui coule à travers toutesles ouvertures, changeant et s’adaptant à mesure qu’elleavance(117) .» Son apparente stabilité est une illusionengendrée par la propre brièveté de nos jours. Nous nevoyons pas l’aiguille des heures faire le tour ducadran : de même, nous ne voyons pas une forme de viecouler dans une autre.

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Ce livre a pour objet d’exposer des faits et desuggérer des hypothèses, nullement de promouvoir descultes. Nous ne prétendons pas connaître des mutants.Toutefois, si nous admettons l’idée que le mutantparfait est parfaitement camouflé, nous admettronsl’idée que la nature échoue parfois dans son effort decréation ascensionnelle et jette en circulation desmutants imparfaits qui, eux, sont visibles.

Chez ce mutant imparfait, des qualités mentalesexceptionnelles se mêlent à des défauts physiques. Telest le cas, par exemple, pour de nombreux calculateursprodiges. Le meilleur spécialiste en la matière, leprofesseur Robert Tocquet, déclare notamment :« Plusieurs calculateurs ont été d’abord considéréscomme des enfants arriérés. Le calculateur prodigebelge Oscar Verhaeghe s’exprimait à l’âge de dix-septans, comme un bébé de deux ans. Au surplus, nousavons dit que Zerah Colburn présentait un signe dedégénérescence : un doigt supplémentaire à chaquemembre. Un autre calculateur prodige, Prolongeau, étaitné sans bras ni jambes. Mondeux était hystérique…Oscar Verhaeghe, né le 16 avril à Bousval, Belgique,dans une famille de modestes fonctionnaires, appartientau groupe des calculateurs dont l’intelligence est trèsau-dessous de la moyenne. Les élévations auxpuissances diverses de nombres formés des mêmeschiffres est l’une de ses spécialités. Ainsi

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888,888,888,888,888 est élevé au carré en 40 secondeset 9,999,999 est élevé à la cinquième puissance en60 secondes, le résultat comportant 35 chiffres… »

Dégénérés ou mutants ratés ?Voici peut-être un cas de mutant complet : celui de

Léonard Euler, lequel était en relation avec RogerBoscovitch(118), dont nous avons raconté l’histoire dansun chapitre précédent.

Léonard Euler (1707-1783) est généralement tenupour un des plus grands mathématiciens de tous lestemps. Mais cette qualification est trop étroite pourrendre compte des qualités supra-humaines de sonesprit. Il feuilletait les ouvrages les plus complexes enquelques instants et pouvait réciter complètement tousles livres qui lui étaient passés entre les mains depuisqu’il avait appris à lire. Il connaissait à fond laphysique, la chimie, la zoologie, la botanique, lagéologie, la médecine, l’histoire, les littératuresgrecque et latine. Dans toutes ces disciplines, aucunhomme de son temps ne fut son égal. Il possédait lepouvoir de s’isoler totalement, à volonté, du mondeextérieur, et de poursuivre un raisonnement quoi qu’ilarrive. Il perdit la vue en 1766, ce qui ne l’affecta pas.Un de ses élèves a noté que lors d’une discussionportant sur des calculs allant à la dix-septièmedécimale, un désaccord se produisit au moment de

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l’établissement de la quinzième. Euler refit alors, lesyeux clos, le calcul en une fraction de seconde. Ilvoyait des rapports, des liaisons, qui échappaient aureste de l’humanité cultivée et intelligente. C’est ainsiqu’il trouva des idées mathématiques nouvelles etrévolutionnaires dans les poèmes de Virgile. C’était unhomme simple et modeste et tous ses contemporainssont d’accord sur le fait que son principal souci était depasser inaperçu. Euler et Boscovitch vivaient à uneépoque où les savants étaient honorés, où ils nerisquaient pas d’être emprisonnés pour des idéespolitiques ou contraints par le gouvernement defabriquer des armes. S’ils avaient vécu dans notresiècle, peut-être se seraient-ils organisés pour secamoufler entièrement. Peut-être existe-t-il aujourd’huides Euler et des Boscovitch. Des mutants intelligents etrationnels, munis d’une mémoire absolue et d’uneintelligence constamment lucide, nous côtoient peut-être, déguisés en instituteurs de campagne ou en agentsd’assurances.

Ces mutants forment-ils une société invisible ? Aucunêtre humain ne vit seul. Il ne peut s’accomplir qu’ausein d’une société. La société humaine que nousconnaissons a plus qu’abondamment démontré qu’elleest hostile à l’intelligence objective et à l’imaginationlibre : Giordano Bruno brûlé, Einstein exilé,Oppenheimer surveillé. S’il existe des mutants

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répondant à notre description, tout porte à penser qu’ilstravaillent et communiquent entre eux au sein d’unesociété superposée à la nôtre, et qui sans doute s’étendsur le monde entier. Qu’ils communiquent, en usant demoyens psychiques supérieurs comme la télépathie,nous semble une hypothèse enfantine. Plus proche duréel, et donc plus fantastique nous paraît l’hypothèseselon laquelle ils se serviraient des communicationshumaines normales pour véhiculer des messages, desrenseignements à leur usage exclusif. La théoriegénérale de l’information et la sémantique montrentassez bien qu’il est possible de rédiger des textes àdouble, triple ou quadruple sens. Il existe des texteschinois à sept significations emboîtées les unes dans lesautres. Un héros du roman de Van Vogt, À la poursuitedes Slans, découvre l’existence d’autres mutants enlisant le journal et en décryptant des articlesd’apparence inoffensive. Un tel réseau decommunication à l’intérieur de notre littérature, denotre presse, etc., est concevable. Le New York HeraldTribune publiait le 15 mars 1958 une étude de soncorrespondant de Londres sur une série de messagesénigmatiques parus dans les petites annonces du Times.Ces messages avaient retenu l’attention des spécialistesde la cryptographie et des diverses polices, car ilsavaient manifestement un second sens. Mais ce sensavait échappé à tous les efforts de déchiffrage. Il y a

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sans doute des moyens de communication moinsrepérables encore. Tel roman de quatrième ordre, telouvrage technique, tel livre de philosophie enapparence fumeux, véhiculent peut-être secrètement desétudes complexes, des messages à l’intentiond’intelligences supérieures, aussi différentes de la nôtreque celle-ci l’est d’un grand singe.

Louis de Broglie écrit(119): « Nous ne devons jamaisoublier combien nos connaissances restent toujourslimitées et de quelles évolutions imprévues elles sontsusceptibles. Si la civilisation humaine subsiste, laphysique pourra dans quelques siècles être aussidifférente de la nôtre que celle-ci l’est de la physiqued’Aristote. Peut-être les conceptions élargiesauxquelles nous serons alors parvenus nouspermettront-elles d’englober dans une même synthèse,où chacun viendra trouver sa place, l’ensemble desphénomènes physiques et biologiques. Si la penséehumaine, éventuellement rendue plus puissante parquelque mutation biologique, devait un jour s’éleverjusque-là, elle apercevrait alors sous son véritablejour, que nous ne soupçonnons sans doute pas encore,l’unité des phénomènes que nous distinguons à l’aidedes adjectifs « physico-chimiques », « biologiques » ou

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même « psychiques ». »Et si cette mutation s’est déjà produite ? L’un des

plus grands biologistes français, Morand, inventeur destranquillisants, admet que les mutants sont apparus toutau long de l’histoire et de l’humanité(120)

: « Lesmutants se nommèrent, entre autres, Mahomet,Confucius, Jésus-Christ… » Bien d’autres existentpeut-être. Il n’est nullement impensable qu’à l’époqueévolutive où nous nous trouvons, des mutantsconsidèrent comme inutile de se donner en exemple oude prêcher quelque forme de religion nouvelle. Il y amieux à faire, présentement, que s’adresser àl’individu. Il n’est pas impensable qu’ils considèrentcomme nécessaire et bénéfique la montée de notrehumanité vers la collectivisation. Il n’est enfin pasimpensable qu’ils regardent comme souhaitables nossouffrances d’enfantement, et même comme heureusequelque grande catastrophe susceptible de hâter laprise de conscience de la tragédie spirituelle queconstitue dans sa totalité le phénomène humain. Pouragir, pour que se précise la dérive qui nous entraînepeut-être tous vers quelque forme d’ultra-humain dontils possèdent l’usage, il leur est peut-être nécessaire dedemeurer cachés, de maintenir secrète la coexistence,tandis que se forge, en dépit des apparences et peut-êtregrâce à leur présence, l’âme nouvelle pour un monde

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nouveau que nous appelons, quant à nous, de toute laforce de notre amour.

Nous voici aux frontières de l’imaginaire. Il fautnous arrêter. Nous ne voulons que suggérer le plusgrand nombre possible d’hypothèses nondéraisonnables. Sur la quantité, beaucoup seront sansdoute à rejeter. Mais si quelques-unes ont ouvert à larecherche des portes jusqu’ici dissimulées, nousn’aurons pas travaillé en vain ; nous ne nous serons pasinutilement exposés au risque du ridicule. « Le secretde la vie peut être trouvé. Si l’occasion m’en étaitdonnée, je ne la laisserais pas échapper par peur desricanements(121). »

Toute réflexion sur les mutants débouche dans unerêverie sur l’évolution, sur les destins de la vie et del’homme. Qu’est-ce que le temps, à l’échelle cosmiqueoù il faut situer l’histoire terrienne ? L’avenir n’est-ilpas, si je puis dire, de toute éternité commencé ? Dansl’apparition des mutants, tout se passe peut-être commesi la société humaine était parfois atteinte par un ressacdu futur, visitée par les témoins de la connaissance àvenir. Les mutants ne sont-ils pas la mémoire du futur,dont le grand cerveau de l’humanité est peut-être doté ?

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Autre chose : l’idée de mutation favorable estévidemment liée à l’idée de progrès. Cette hypothèsed’une mutation peut être ramenée au plan scientifique leplus positif. Il est parfaitement certain que les régionsles plus récemment acquises par l’évolution, et lesmoins spécialisées, c’est-à-dire les zones silencieusesde la matière cérébrale, mûrissent les dernières. Desneurologues pensent avec raison qu’il y a là despossibilités autres que l’avenir de l’espèce nousrévélera. L’individu jouissant des possibilités autres.Une individualisation supérieure. Et cependant,l’avenir des sociétés nous semble bien orienté vers unecollectivisation grandissante. Est-ce contradictoire ?Nous ne le pensons pas. L’existence à nos yeux n’estpas contradiction, mais complémentarité etdépassement.

Dans une lettre à son ami Laborit, le biologisteMorand écrit : « L’homme devenu parfaitement logique,abandonnant toute passion comme toute illusion, seradevenu une cellule dans le continuum vital queconstitue une société arrivée au plus haut terme de sonévolution. Nous n’en sommes pas encore là de touteévidence, mais je ne pense pas qu’il puisse y avoirévolution sans cela. Alors, et alors seulement, émergeracette « conscience universelle » de l’être collectif, vers

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laquelle nous tendons. »Devant cette vision, hautement probable, nous savons

bien que les partisans du vieil humanisme qui a pétrinotre civilisation se désespèrent. Ils imaginent l’hommedésormais sans but, entrant dans sa phase de déclin.« Devenu parfaitement logique, abandonnant toutepassion comme toute illusion… » Comment l’hommechangé en foyer d’intelligence rayonnante serait-il surle déclin ? Certes, le Moi psychologique, ce que nousappelons la personnalité, serait en voie de disparition.Mais nous ne pensons pas que cette « personnalité » estla richesse dernière de l’homme. En ceci, noussommes, croyons-nous, religieux. C’est le signe denotre temps, de faire déboucher toutes les observationsactives sur une vision de la transcendance. Non, lapersonnalité n’est pas la richesse dernière de l’homme.Elle n’est qu’un des instruments qui lui sont donnéspour passer à l’état d’éveil. L’œuvre faite, l’instrumentdisparaît. Si nous avions des miroirs capables de nousmontrer cette « personnalité » à laquelle nous attachonstant de prix, nous n’en supporterions pas la vue, tant demonstres et larves y grouilleraient. Seul l’hommeréellement éveillé s’y pourrait pencher sans risquer lamort par épouvante, car alors le miroir ne refléteraitplus rien, serait pur. Voilà le vrai visage, qui dans lemiroir de la vérité n’est pas renvoyé. Nous n’avons pasencore, en ce sens, de visage. Et les dieux ne nous

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parleront face à face que lorsque nous aurons nous-mêmes un visage.

Rejetant le Moi psychologique mouvant et limité,Rimbaud disait déjà : « Je est un autre. » C’est le Jeimmobile, transparent et pur, dont l’entendement estinfini : toutes les traditions enjoignent à l’homme de toutquitter pour y atteindre. Il se pourrait que nous fussionsdans un temps où le proche avenir parle le mêmelangage que le lointain passé.

Hors de ces considérations sur les possibilitésautres de l’esprit, la pensée, même la plus généreuse,ne distingue que contradiction entre conscienceindividuelle et conscience universelle, vie personnelleet vie collective. Mais une pensée qui voit descontradictions dans le vivant est une pensée malade. Laconscience individuelle réellement éveillée entre dansl’univers. La vie personnelle, tout entière conçue etutilisée comme instrument d’éveil, se fond sansdommage dans la vie collective.

Il n’est pas dit enfin que la constitution de cet êtrecollectif soit le terme ultime de l’évolution. L’esprit dela Terre, l’âme du vivant n’ont pas fini d’émerger. Lespessimistes, devant les grands bouleversementsvisibles que produit cette secrète émergence, disent

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qu’il faut au moins tenter de « sauver l’homme ». Maiscet homme n’est pas à sauver, il est à changer.L’homme de la psychologie classique et desphilosophies en cours est déjà dépassé, condamné àl’inadaptation. Mutation ou non, c’est un autre hommeque celui-ci qu’il convient d’entrevoir pour ajuster lephénomène humain au destin en marche. Dès lors, iln’est question ni de pessimisme, ni d’optimisme : il estquestion d’amour.

Du temps où je pensais pouvoir posséder la véritédans mon âme et mon corps, où j’imaginais avoirbientôt la solution à tout, à l’école du philosopheGurdjieff, il est un mot que je n’entendis jamaisprononcer : c’est le mot amour. Je ne disposeaujourd’hui d’aucune certitude absolue. Je ne sauraisavancer résolument comme valable la plus timide deshypothèses formulées dans cet ouvrage. Cinq ans deréflexion et de travail avec Jacques Bergier ne m’ontapporté qu’une seule chose : la volonté de tenir monesprit en état de surprise et en état de confiance devanttoutes les formes de la vie et devant toutes les traces del’intelligence dans le vivant. Ces deux états : surprise etconfiance, sont inséparables. La volonté d’y parvenir etde s’y maintenir subit à la longue une transformation.Elle cesse d’être volonté, c’est-à-dire joug, pourdevenir amour, c’est-à-dire joie et liberté. En un motmon seul acquis est que je porte en moi, désormais

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indéracinable, l’amour du vivant, sur ce monde et dansl’infinité des mondes.

Pour honorer et exprimer cet amour puissant,complexe, nous ne nous sommes sans doute pas limités,Jacques Bergier et moi, à la méthode scientifique,comme l’eût exigé la prudence. Mais qu’est-ce quel’amour prudent ? Nos méthodes furent celles dessavants, mais aussi des théologiens, des poètes, dessorciers, des mages et des enfants. Somme toute, nousnous sommes conduits en barbares, préférant l’invasionà l’évasion. C’est que quelque chose nous disait qu’eneffet nous faisions partie des troupes étrangères, deshordes fantomatiques, menées par des trompettes àultra-son, des cohortes transparentes et désordonnéesqui commencent à déferler sur notre civilisation. Noussommes du côté des envahisseurs, du côté de la vie quivient, du côté du changement d’âge et du changement depensée. Erreur ? Folie ? Une vie d’homme ne se justifieque par l’effort, même malheureux, vers le mieuxcomprendre. Et le mieux comprendre, c’est le mieuxadhérer. Plus je comprends, plus j’aime, car tout ce quiest compris est bien.

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1 Teilhard de Chardin tel que je l’ai connu , par G. Magloire, revueSynthèse, novembre 1957.

2 Un des signes les plus étonnants de l’ouverture qui se produit dans ledomaine de la physique est l’introduction de ce que l’on appelle le« nombre quantique d’étrangeté ». Voici en gros ce dont il s’agit. Onpensait naïvement au début du XIXe siècle que deux nombres, trois au plus,suffiraient pour définir une particule. Ce nombre aurait été sa masse, sacharge électrique et son moment magnétique. La vérité était loin d’êtreaussi simple. Pour décrire complètement une particule il a fallu ajouter unegrandeur intraduisible en paroles et qu’on appelait spin. On avait crud’abord que cette grandeur correspondait à une période de rotation de laparticule sur elle-même, quelque chose qui pour la planète Terre, parexemple, correspondrait à la période de vingt-quatre heures réglantl’alternance des jours et des nuits. On s’est aperçu qu’aucune explicationsimpliste de ce genre ne pouvait tenir. Le spin était simplement le spin, unequantité d’énergie liée à la particule, se présentant mathématiquementcomme une rotation sans que quoi que ce soit dans la particule tourne.

De savants travaux, dus surtout au professeur Louis de Broglie, n’ontréussi que partiellement à expliquer le mystère du spin. Mais brusquement,on s’est avisé qu’entre les trois particules connues : protons, électrons,neutrons (et leurs images dans le miroir antiproton négatif, positron,antineutron), il existait une bonne trentaine d’autres particules. Les rayonscosmiques, les grands accélérateurs en produisaient d’énormes quantités.Or, pour décrire ces particules les quatre nombres habituels, masse,charges, moment magnétique, spin ne suffisaient plus. Il fallait créer uncinquième nombre, peut-être un sixième et ainsi de suite. Et c’est d’unefaçon tout à fait naturelle que les physiciens ont nommé ces grandeursnouvelles des « nombres quantiques d’étrangeté ». Ce salut à l’Ange duBizarre a quelque chose de grandement poétique. Comme bien d’autresexpressions de la physique moderne : « Lumière Interdite », « AilleursAbsolu », le « nombre quantique d’étrangeté » a des prolongements au-delàde la physique, des liaisons avec les profondeurs de l’esprit humain.

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3 Un des aperçus de la Théorie unitaire de Jean Charon.

4 Éric Temple Bell : Le Flot du temps, Gallimard Édit., Paris.

5 R. P. Dubrale : Débat radiophonique, 12 avril 1957.

6 « Le chercheur a dû reconnaître qu’à l’instar de tout être humain, ilest autant spectateur qu’acteur dans le grand drame de l’existence. »Bohr.

7 Arthur Clarke : Les Enfants d’Icare (Éd. Gallimard).

8 Serge Hutin : Histoire des Rose-Croix, Gérard Nizet, édit., Paris.

9 Mon ami Rajah Raô.

10 Voir la troisième partie du présent ouvrage : « L’homme, cetinfini. »

11 Une tradition moins sûre ferait des Rose-Croix les héritiers decivilisations englouties.

12 Robert Jungk : Plus clair que mille Soleils ou la Tragédie desAtomistes. Traduit de l’anglais. Éd. Arthaud, Paris.

13 Walter Dornberger : L’Arme secrète de Peenemünde . Éd.Arthaud, Paris.

14 Millikan : L’Électron.

15 Technique Mondiale, Paris, avril 1957.

16 Edwin Armstrong : The Inventor as Hero , article du Harper’sMagazine.

17 Frazer : Le Rameau d’Or.

18 L’auteur du Mystère des Cathédrales et des Demeuresphilosophales.

19 Dans sa geôle de Reading, Oscar Wilde découvre que l’inattentionde l’esprit est le crime fondamental, que l’attention extrême dévoilel’accord parfait entre tous les événements d’une vie, mais sans doute aussi,

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sur un plus vaste plan, l’accord parfait entre tous les éléments et tous lesmouvements de la Création, l’harmonie de toutes choses. Et il s’écrie :« Tout ce qui est compris est bien ». C’est la plus belle parole que jeconnaisse.

20 Cf. le Miroir de la Magie , par Kurt Seligmann. Éd. Fasquelle,Paris.

21 Aspects de l’Alchimie Traditionnelle. Éd. de Minuit, Paris.22 Newton Tercentenary Celebrations . Université de Cambridge,

1947.23 Nous empruntons ce récit à l’ouvrage de Kurt Seligmann, déjà

cité.24 Des travaux sont en cours, dans divers pays, sur l’utilisation de

particules (produites par de puissants accélérateurs) pour catalyser lafusion de l’hydrogène.

25 « La Tourbe des Philosophes » in « Bibliothèque des PhilosophesChimiques », 1741.

26 La stéréotronique est une science toute nouvelle qui étudie latransformation de l’énergie dans les solides. Une de ses applications est letransistor.

27 Ces deux ouvrages ont été réédités par l’Omnium Littéraire, 72,Champs-Élysées, Paris. La première édition date de 1925. Elle était depuistrès longtemps épuisée et les curieux achetaient les rares exemplaires encirculation des dizaines de milliers de francs.

28 « L’opinion des plus instruits et des plus qualifiés est que celui quise cacha, ou se dissimule encore de nos jours sous ce fameux pseudonymede Fulcanelli, est le plus célèbre et sans doute le seul alchimiste véritable(peut-être le dernier) de ce siècle où l’atome est roi. » Claude d’Ygé,revue Initiation et Science, n° 44, Paris.

29 Cette méthode consiste à suspendre le mélange à fondre dans levide, hors de tout contact avec une paroi matérielle, au moyen d’un champ

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magnétique.On fond alors par un courant à haute fréquence.L’hebdomadaire américain Life, en janvier 1958, a publié de très belles

photos d’un four de ce genre, en action.30 Jacques Bergier déclare avoir assisté à ce phénomène.

31 Le professeur Ralph Milne Farley, sénateur des États-Unis, etprofesseur de physique moderne à l’École militaire de West Point, a attirél’attention sur le fait que certains biologistes pensent que le vieillissementest dû à l’accumulation de l’eau lourde dans l’organisme. L’élixir de longuevie des alchimistes serait une substance éliminant sélectivement l’eaulourde. De telles substances existent dans la vapeur d’eau. Pourquoi n’enexisterait-il pas dans l’eau liquide traitée d’une certaine façon ? Mais unedécouverte de cette importance pourrait-elle être propagée sans danger ?Mr. Farley imagine une société secrète d’immortels, ou quasi-immortels,existant depuis des siècles et se reproduisant par cooptation. Une tellesociété, qui ne se mêlerait pas de politique et n’interviendrait nullementdans les affaires des hommes, aurait toutes chances de passer inaperçue…

32 René Alleau : Préface à l’ouvrage de M. Le Breton : Les clefs dela Philosophie spagyrique. Éd. Caractères, Paris.

33 Éd. des Deux-Rives, Paris, Coll. « Lumière interdite », dirigé parLouis Pauwels.

Après Le Livre des Damnés , Fort publia, en 1923, Terres Nouvelles.Parus après sa mort : Lo ! en 1931 et Talents sauvages, en 1932. Cesœuvres jouissent d’une certaine célébrité en Amérique, en Angleterre et enAustralie.

J’emprunte de nombreuses données à l’étude de Robert Benayoun.34 M. Tiffany Thayer déclarait notamment :« Les qualités de Charles Fort séduisirent un groupe d’écrivains

américains qui résolurent de poursuivre, en son honneur, l’attaque qu’ilavait lancée contre les prêtres tout-puissants du nouveau Dieu : la Science,et contre toutes les formes de dogmes. C’est dans ce but que fut fondée la

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Société Charles Fort, le 26 janvier 1931.« Parmi ses fondateurs se trouvaient Théodore Dreiser, Booth

Tarkington, Ben Hecht, Harry Leon Wilson, John Cowper Powys,Alexander Woollcott, Burton Rascoe, Aaron Sussman, et le secrétairesoussigné Tiffany Thayer.

« Charles Fort mourut en 1932, à la veille de la publication de sonquatrième ouvrage. Talents sauvages . Les innombrables notes qu’il avaitrecueillies dans les bibliothèques du monde entier, par le truchement d’unecorrespondance internationale, furent léguées à la Société Charles Fort :elles constituent aujourd’hui le noyau des archives de cette société,lesquelles s’accroissent chaque jour grâce à la contribution des membresde quarante-neuf pays, sans compter les États-Unis, l’Alaska et les îlesHawaï.

« La société publie une revue trimestrielle, Doubt (Le Doute). Cetterevue est en outre une sorte de chambre de compensation pour tous lesfaits « maudits », c’est-à-dire ceux que la science orthodoxe ne peut ou neveut assimiler : par exemple, les soucoupes volantes. En effet, lesrenseignements et les statistiques que possède la société sur ce sujetconstituent l’ensemble le plus ancien, le plus vaste et le plus complet quisoit.

« La revue Doubt publie également les notes de Fort. »

35 Les monnaies bactriennes, frappées par le roi Euthydémus II,235 ans avant J.-C. (Scientific American, janvier 1960).

36 Préface à l’Île magique de William Seabrook. (Firmin Didot ÉditParis, 1932.)

37 Autres mystères de l’histoire des techniques :La méthode d’analyse spectrale a été récemment utilisée par l’Institut

de physique appliquée de l’Académie des sciences chinoise pour examinerune ceinture avec ornements ajourés, vieille de 1600 ans, trouvée enterréeau milieu de maints autres objets dans la tombe du fameux général des Tsinde l’Ouest, Chou Chu, contemporain de la fin de l’empire romain (265-316après J.-C.). Il apparut que le métal de cette ceinture était composé de 85

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pour 100 d’aluminium, 10 pour 100 de cuivre et 5 pour 100 de manganèse.Or, bien que l’aluminium soit largement répandu sur la terre, il est

difficile à extraire. Le procédé d’électrolyse, qui est jusqu’à maintenant leseul connu pour extraire l’aluminium de la bauxite, ne s’est développé quedepuis 1808. Que des artisans chinois aient été capables d’extraire del’aluminium d’une telle bauxite, il y a 1600 ans, est donc une importantedécouverte dans l’histoire mondiale de la métallurgie (Horizons, n° 89,octobre 1958.)

38 Celle des anneaux à huit atomes de carbone.

39 Voir la seconde partie de cet ouvrage.

40 Sprague de Camp et Willy Ley : De l’Atlantide à l’Eldorado,Plon, Édit., Paris.

41 Travaux du professeur Tolkien, de l’Université d’Oxford.

42 Daniel Ruzo : La culture Masma . Revue de la Sociétéd’Ethnographie de Paris, 1956 et 1959.

43 Cynthia Fain : Bolivie. Éd. Arthaud, Paris.

44 Docteur Bowen : The exploration of time, Londres, 1958.

45 Pour prouver le bien-fondé de sa thèse, Washburn a modifié lecrâne des rats en le faisant passer d’une forme « néandertaloïde » a laforme « moderne ».

46 New York Herald Tribune, 11 juin 1958.47 Toute cette affaire a été examinée au cours d’un débat organisé à

la Georgetown University en décembre 1958. Voir l’étude de Ivan T.Sanderson, dans Fantastic Universe, janvier 1959.

48 Professeur à Oxford, membre à la Société Royale de Londres.Ces lignes sont extraites de son ouvrage, Le Radium, traduit par AdolpheLepage, chef de laboratoire de Chimie-physique de l’Institut d’Hydrologieet de Climatologie de Paris.

49 1959.

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50 Cette idée de l’existence d’Univers parallèles à l’Univers visible seretrouve partout dans la recherche contemporaine. Voir, par exemple, larevue Industries Atomiques, n° 1, 1958, p. 17, article de E.C.G.de Stuckuelberg.

51 La Somme, de saint Thomas d’Aquin, de toute évidence.

52 Définition exacte (donnée par le Pr Léon Brillouin, puis reprise parRobert Andrews Mullikan, prix Nobel). Elle est en effet incompréhensiblesi l’on n’a pas le contexte, c’est-à-dire toute la complexe structure de notrephysique.

53 Terrifié aussi par le fait que ces satellites apparaissentbrusquement. Des télescopes plus importants que le sien ne les avaient pasperçus la veille. Il semble simplement qu’il ait été le premier à examinerMars cette nuit-là. Depuis le lancement du Spoutnik, des astronomes,aujourd’hui, commencent à écrire qu’il s’agirait peut-être de satellitesartificiels lancés le jour de l’observation de Hall.

(Robert S. Richardson, de l’observatoire du mont Palomar.Communication à propos de la position de Mars, 1954.)

54 Préface au Napoléon de Notting Hill, de Chesterton, 1898.

55 C.S. Lewis, professeur de théologie à Oxford, avait, en 1937,annoncé dans un de ses romans symboliques : Le Silence de la Terre , ledébut d’une guerre pour la possession de l’âme humaine, dont une terribleguerre matérielle ne devait être que la forme extérieure. Il est revenudepuis sur cette idée dans deux autres ouvrages : Perelandra et CetteForce Hideuse (non traduits).

Le dernier livre de Lewis s’intitule : Jusqu’à ce que nous ayons desvisages. C’est dans ce grand récit poétique et prophétique que l’on trouvela phrase admirable : « Les dieux ne nous parleront face à face que lorsquenous aurons nous-mêmes un visage.

56 The Anatomy of Tobacco (1884), The Great God Pan (1895),The House of Souls (1906), The Hill of Dreams (1907), The Great

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Return (1915), The Bowmen (1915), The Terror (1917), The SecretGlory (1922), Strange Roads (1923), The London Adventure (1924),The Carning Wonder (1926), The Green Round (1933), Holy Terrors(1946).

Posthume : Tales of Horror and the supernatural (1948).

57 Machen en avait lui-même conscience : Le M. Wells dont vousparlez est certainement un très habile homme. J’ai même cru un momentqu’il était quelque chose de plus. » (Lettre à P.-J. Toulet, 1899.)

58 Henri Martineau : Arthur Machen et Toulet, correspondanceinédite. Le Mercure de France, n° 4, janvier 1938.

Henri Martineau : Toulet et Arthur Machen, Monsieur du Paur et leGrand Dieu Pan. Le Divan, Paris.

59 Réédité en 1938 pour Émile Paul avec une préface d’HenriMartineau, c’est le seul livre de Machen paru en France.

60 En Angleterre, M. Paul Jordan Smith le loue dans un chapitre deson livre : On Strange Altars (Londres, 1923). Henri Martineau signalequ’en Amérique une petite chapelle se forma autour de son nom auxenvirons de 1925 et que d’assez nombreux articles lui furent consacrés.Dès 1918, M. Vincent Starett lui avait consacré un livre : Arthur Machen,a novelist of ecstasy and sin (Chicago). Après sa mort a paru un ouvragede W.F. Gekle : Arthur Machen, weaver of fantasy (New York).

61 Il devait publier ces révélations dans les numéros 2 et 3 de la revueLa Tour Saint-Jacques, en 1956, sous le nom de Pierre Victor : « L’Ordrehermétique de la Golden Dawn. »

62 L’idée du « vril » se trouve, à l’origine, dans l’œuvre de l’écrivainfrançais Jacolliot, consul de France à Calcultta sous le second Empire.

63 Non traduit en français.

On trouve la même indication dans Les Étoiles en temps de guerre et

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de paix, de Louis de Wohl, écrivain hongrois qui dirigea pendant la guerre,le bureau d’investigation sur Hitler et les nazis du Service derenseignements anglais (non traduit).

64 Le but d’Hitler n’est ni l’établissement de la race des seigneurs, nila conquête du monde ; ce ne sont là que les moyens du grand œuvre rêvépar Hitler ; le but véritable, c’est de faire œuvre de création œuvre divine,le but de la mutation biologique ; le résultat en sera une ascension del’humanité, non encore égalée, « l’apparition d’une humanité de héros, dedemi-dieux, d’hommes-dieux ». Dr Achille Delmas.

65 Hermann Rauschning : Hitler m’a dit. Éd. Coopération. Paris,1939. D’Achille Damas : Hitler, essai de biographie psycho-pathologique. Librairie Marcel Rivière. Paris, 1946.

66 Wel = Welteislehre : la doctrine de la glace éternelle.

67 Il le fut.

68 Philipp Fauth est né le 19 mars 1867 et mort le 4 janvier 1941.Ingénieur et constructeur de machines, ses recherches sur la Lune luivalurent une certaine notoriété : il avait tracé deux cartes de la Lune, et uncratère double, au sud du cratère de Copernic, porte le nom de Fauth, pardécision de l’Union Internationale de 1935. Il fut nommé professeur en1939 par mesure spéciale du Gouvernement national-socialiste.

69 L’archéologue allemand Von Hagen, auteur d’un ouvrage publiéen français sous le titre : Au royaume des Incas (Plon, 1950), a recueilliprès du lac Titicaca une tradition orale des Indiens locaux selon laquelle« Tiahuanaco a été construit avant que les étoiles n’existent dans le ciel. »

70 Nous reviendrons longuement sur les étranges rapports entretenuspar Hitler et son entourage avec le Tibet.

Les journaux anglais, au moment de la publication du Troisième Œil, sesont interrogés sur la personnalité cachée derrière le nom de LobsangRampa, sans être en mesure de conclure, les services de renseignementsofficiels étant restés muets. Ou bien, il s’agit d’un authentique lama initié,

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l’auteur se disant fils d’un des hauts dignitaires de l’ancien gouvernementde Lhassa et ainsi obligé de travestir son nom, ou bien il s’agit d’un desAllemands des missions tibétaines entre 1928 et la fin du régime hitlérien.Dans ce cas, il fait, soit état de découvertes réelles, soit de propos transmis,soit de thèses horbigériennes et nationales-socialistes auxquelles il donneune illustration fantastique. Il faut toutefois retenir qu’aucun démenticatégorique n’a pu être donné à l’ensemble des « révélations » qu’ilapporte, par les spécialistes du Tibet.

71 Il est à noter qu’on a trouvé dans une caverne du Bohistan, au piedde l’Himalaya, une carte du ciel très différente des cartes établiesaujourd’hui. Les astronomes estiment qu’il s’agit d’observations ayant puêtre faites voici treize mille ans. Cette carte a été publiée par le NationalGeographical Magazine, en 1925.

72 L’Homme sans qualités, publié en français aux Éditions du Seuil.

73 La quatrième lune se rapprochera de la Terre, la gravitation setrouvera modifiée. Les eaux monteront, les êtres connaîtront une périodede gigantisme. Sous l’action des rayons cosmiques plus forts se produirontdes mutations. Le monde entrera dans une nouvelle phase atlantidéenne.

74 Non pas munichois, mais autrichien ; il s’agit d’Horbiger, dontRauschning parle par ouï-dire.

75 La période sous l’influence du soleil. Les hautes périodes sont sousl’influence de la Lune, quand le satellite se rapproche de la Terre.

76 Traduit en français. Éd. Plon.77 M. Nobécourt : dans l’hebdomadaire Carrefour, 6 janvier 1960.

78 Konrad Heiden : Adolf Hitler, traduit par A. Pierhal. Grasset.

79 Dr Achille Delmas.

80 Jack Fishman : Les sept hommes de Spandau.

81 En 1931, dans son ouvrage Le Symbolisme de la Croix , RenéGuénon note en bas de page :

« Nous avons relevé récemment, dans un article du Journal des Débats,

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du 22 janvier 1929, l’information suivante, qui semblerait indiquer que leshautes traditions ne sont pas aussi complètement perdues qu’on le pense :

« “En 1925, une grande partie des Indiens Cuna se soulevèrent, tuèrentles gendarmes de Panama qui habitaient sur leur territoire, y fondèrent laRépublique indépendante de Tule dont le drapeau est un svastika sur fondorange à bordure rouge. Cette république existe encore à l’heure actuelle.”On remarquera surtout l’association du svastika avec ce nom de Tule quiest une des plus anciennes désignations du centre spirituel suprêmeappliquée par la suite à quelques-uns des centres subordonnés. »

82 Cf. Mémoires de Kersten et le livre de Joseph Kessel : LesMains du Miracle. Éd. Gallimard.

83 Moine= monos = seul.

84 La plupart des astronomes et des théologiens pensent que la vie dela terre a commencé sur la terre. Non, pense l’astronome de Cornell,Thomas Gold. Dans un rapport lu à Los Angeles au congrès des savantsde l’espace, qui eut lieu en janvier 1960, Gold a suggéré que la vie pouvaitavoir existé autre part dans l’univers pendant d’innombrables milliardsd’années avant de prendre racine sur terre. Comment la vie a-t-elle atteintla terre et commencé sa longue ascension vers l’humain ? Peut-être a-t-elleété apportée par les navires de l’espace.

La vie existe sur la terre depuis un milliard d’années environ. Gold faitremarquer. Elle a commencé par des formes simples d’une taillemicroscopique.

Après un milliard d’années, selon l’hypothèse de Gold, la planèteensemencée peut avoir développé des créatures suffisamment intelligentespour voyager plus avant dans l’espace, visitant des planètes fertiles maisvierges en les ensemençant à leur tour avec des microbes adaptables. Enfait, cette contamination est probablement le commencement normal de lavie sur toute planète, y compris la terre. « Des voyageurs de l’espace – ditGold – peuvent avoir visité la terre il y a un milliard d’années, et leursformes résiduaires de vie abandonnées ont proliféré de telle sorte que lesmicrobes auront bientôt un autre agent (les humains voyageurs del’espace) capable de les répandre plus loin sur le champ de bataille. »

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Qu’advient-il des autres galaxies qui flottent dans l’espace bien au-delàdes limites de la Voie lactée ? L’astronome Gold est un des tenants de lathéorie de l’univers à l’état fixe.

Quand alors a commencé la vie ? La théorie de l’univers à l’état fixepose que l’espace n’a pas de limites et que le temps n’a ni commencementni fin. Si la vie se propage des anciennes aux nouvelles galaxies, sonhistoire peut se remonter dans le temps éternel : elle est sanscommencement ni fin.

85 1815-1880, philosophe français méconnu. Son œuvre principaleL’Unité Spirituelle.

86 Le Figaro illustré, novembre 1891.

87 Apollinaire : Calligrammes.

88 Le Temps et le Rêve . Traduction française aux Éditions du Seuil.J.W. Dunne rêva, en 1901, que la ville de Lowestoft, sur les côtes de laManche, était bombardée par une flotte étrangère. Ce bombardement eutlieu en 1914 avec tous les détails consignés en 1901 par Dunne. Ce mêmeDunne vit en rêve les titres des journaux annonçant l’éruption du montPelé, quelques mois avant l’événement.

89 Traduction française aux Éditions des Deux Rives, Paris.

90 Dans sa nouvelle : Au-delà du Mur du Sommeil.

91 31 août 1958. Rapport de la Rand Corporation.

92 Jacques Bergier : Constellation, n° 140, décembre 1959.

93 Le docteur Lindner décrit cette expérience dans un livre desouvenirs : L’Homme de Cinquante Minutes.

94 Chiffres cités par François Le Lionnais dans son étude : Unemaladie des civilisations : les Fausses Sciences, La Nef, n° 6, juin 1954.

95 Chesterton : Father Brown.

96 Moscou, n° 7, 1956, p. 21.

97 1613 : Lettre sur les prodiges.

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98 Charles-Noël Martin : Les Vingt Sens de l’Homme.

99 Bien entendu, notre comparaison avec la machine électroniquen’est pas absolue. Comme toute comparaison, elle n’est qu’un point dedépart et elle-même une maquette d’idée.

100 Cantor : L’essence des mathématiques, c’est la liberté.

Mittag-Leffler à propos des travaux d’Abel : Il s’agit de véritablespoèmes lyriques d’une beauté sublime ; la perfection de la formelaisse transparaître la grandeur de la pensée et comble l’espritd’images d’un monde plus éloigné des banales apparences de la vie,plus directement surgi de l’âme que la plus belle création du plusbeau poète au sens ordinaire du mot.

Dedekind : Nous sommes de race divine et possédons le pouvoir decréer.

101 Là, tout est ouvert : les techniques de pensée, les « logiques », les« ensembles », tout est vivant, tout sans cesse se renouvelle, lesconceptions les plus étranges et les plus transparentes naissent les unes desautres, se transforment, pareilles aux « mouvements » d’une symphonie ;nous sommes dans le domaine divin de l’imagination. Mais d’uneimagination abstraite si l’on peut dire. En effet, ces images de la techniquemathématique n’ont rien à voir avec celles du monde illusoire où nouspataugeons, bien qu’elles en détiennent la clef et le secret. (GeorgesBuraud : Mathématique et Civilisation, revue « La Table Ronde »,avril 1959.)

102 Fulcanelli : Le Mystère des cathédrales.

103 Extrait de la nouvelle : À travers les Portes de la Clef d’Argent,que Bergier et moi avons publiée en français dans un recueil intitulé :Démons et Merveilles. (Coll. « Lumière Interdite », Éd. des Deux Rives,Paris.)

104 Bulletin de Liaison des Cercles de Politique Économique ,mars 1959.

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105 René Alleau De la nature des Symboles (Flammarion, édit.).

106 Mircea Eliade : Images et Symboles.

107 « Les Centres du plaisir du cerveau », dans ScientificAmericain, oct. 1956.

108 Dans un roman : The Black Cloud. Des nuages noirs dansl’espace, entre les étoiles, sont des formes supérieures de la vie. Cessuper-intelligences se proposent d’éveiller les hommes de la Terre enenvoyant des images lumineuses qui produisent dans les cerveaux desconnexions réalisant « l’état de conscience éveillée ».

109 Farther Outlook , non traduit.

110 « Or, j’ai découvert, par des moyens que je ne comprendsqu’imparfaitement, le secret de remonter le cours des événements.C’est comme nager. Une fois qu’on a attrapé le coup, on ne l’oubliejamais. Mais l’apprendre exige une pratique constante et il faut poury arriver une certaine crispation involontaire de l’esprit ou desmuscles. Je suis sûr de ceci : il n’est pas d’homme qui sacheexactement comment il a, la première fois, surmonté la difficulté denager, et sans aucun doute les voyants les plus experts eux-mêmes, nepeuvent expliquer aux autres le secret de remonter le flot du temps. »

Comme Fred Hoyle et comme beaucoup d’autres savants anglais,américains ou russes, Eric Temple Bell écrit des essais ou des romansfantastiques (sous le pseudonyme de John Taine). Bien sot le lecteur qui neverrait là qu’une distraction de grands esprits. C’est la seule façon de fairecirculer certaines vérités non admises par la philosophie officielle. Commedans toute période prérévolutionnaire, les pensées de l’avenir sont publiéessous le manteau. La jaquette d’un ouvrage de « science-fiction », voilà lemanteau de 1960.

111 Cf. L’ouvrage de Yoseph Millard sur Cayce, non traduit,Copyright Cayce Foundation, et l’étude de John W. Campbell dansAstounding S.F., de mars 1957, et Thomas Sugrue : Edgar Cayce DellBook.

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112 Theoria philosophiœ naturalis redacta ad unicam legemvirium in natura existentium.

113 Voir : La Lévitation, par le R.P. Olivier Leroy. Éd. du Cerf,Paris.

114 Si la plupart des archéologues s’accordent pour nier totalementl’existence dans le passé de civilisations avancées, disposant de moyensmatériels puissants, la possibilité de l’existence à toute époque del’humanité d’un petit pourcentage d’êtres éveillés, utilisant les forcesnaturelles avec « les moyens du bord », ne peut guère être démentie.

Nous pensons même qu’un examen méthodique des donnéesarchéologiques et historiques confirmerait cette hypothèse.

Comment cet éveil aurait-il commencé ?On peut évidemment invoquer des interventions du Dehors. On peut

également imaginer une interprétation purement matérialiste, rationaliste.C’est une telle interprétation que nous voudrions proposer. La physique

des rayons cosmiques a découvert depuis plusieurs années ce qu’elleappelle des événements extraordinaires. On appelle « événement » enphysique cosmique la collision entre une particule venant de l’espace etnotre matière.

En 1957, comme nous le signalons dans notre étude sur l’alchimie, on adétecté une particule exceptionnelle d’une énergie fantastique, énergieatteignant 1018 électrons-volts, alors que la fission de l’uranium ne produitque 2 108.

Admettons qu’une fois seulement, depuis la naissance de l’humanité,une telle particule ait frappé un cerveau humain. Qui sait si les énormesénergies dégagées ne pourraient pas produire une activation et si le premier« homme éveillé » n’est pas né ainsi.

Cet homme éveillé aurait pu découvrir, aurait pu appliquer destechniques pour transmettre l’éveil. Sous des formes diverses, cettetechnique se serait prolongée jusqu’à notre époque et le Grand Œuvre desAlchimistes, l’Initiation seraient peut-être plus que des légendes. Notrehypothèse n’est évidemment qu’une hypothèse. Elle ne paraît pas être

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vérifiable expérimentalement, car on ne peut même pas concevoir unaccélérateur artificiel produisant d’aussi formidables, d’aussi fantastiquesénergies. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que le très grand savantanglais, sir James Jeans, avait écrit : « C’est peut-être la radiation cosmiquequi a fait du singe l’homme » (cette citation provient de son livre : LeMystérieux Univers, Hermann éd., 1929).

Nous ne faisons que reprendre ces idées, avec des données modernesque sir James Jeans ignorait et qui nous permettent d’écrire : « C’est peut-être les événements cosmiques exceptionnels aux énergies fantastiques quiont fait de l’homme le surhomme. »

115 Publiée par la revue Les Temps modernes en juin 1957 ettraduite de l’espagnol par Paul Bénichou, on en lira un extrait à la fin de cechapitre.

116 Ce sont des mathématiciens polonais contemporains. Banach futassassiné par les Allemands à Auschwitz. Tarski est encore vivant ettraduit actuellement en français son monumental traité de logiquemathématique.

117 New York Herald Tribune, 23 novembre 1959.

118 On a publié en U.R.S.S., au début de 1959, le journal du père del’astronautique, Tsiolkovski. Il écrit qu’il a pris la plupart de ses idées dansles travaux de Boscovitch.

119 Cf. Nouvelles littéraires, 2 mars 1950, article intitulé : « Qu’est-ce que la vie ? »

120 P. Morand et H. Laborit Les Destin de la vie et de l’homme,Masson, éd., Paris, 1959.

121 Loren Eiseley.

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Table of ContentsPRÉFACEPREMIÈRE PARTIELe futur antérieur

IIIIII

LA CONSPIRATION AU GRAND JOURIIIIIIIV

L’ALCHIMIE COMME EXEMPLEIIIIIIIVV

LES CIVILISATIONS DISPARUESIIIIIIIVVVI

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DEUXIÈME PARTIEQuelques années dans l’ailleurs absolu

IIIIIIIVVVIVIIVIIIIXX

TROISIÈME PARTIEL’homme, cet infini

I UNE INTUITION NOUVELLEII LE FANTASTIQUE INTÉRIEURIII VERS LA RÉVOLUTIONPSYCHOLOGIQUEIV UNE REDÉCOUVERTE DE L’ESPRITMAGIQUEV LA NOTION D’ÉTAT D’ÉVEILVI TROIS HISTOIRES POUR SERVIRD’ILLUSTRATION

I – RAMANUJANII – CAYCEIII – BOSCOVITCH

VII PARADOXES ET HYPOTHÈSES SUR

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L’HOMME ÉVEILLÉVIII QUELQUES DOCUMENTS SURL’ÉTAT D’ÉVEIL

I – LES PROPOS DEGURDJIEFFII – MES DÉBUTS ÀL’ÉCOLE GURDJIEFFIII – LE RÉCIT DERAYMOND ABELLIOIV – L’ADMIRABLETEXTE DE GUSTAVMEYRINCK

IX LE POINT PAR-DELÀ L’INFINIX RÊVERIE SUR LES MUTANTS