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GEORGES BATAILLE, LA PENSÉE D'UN STYLE Sylvie Trécherel Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 209 à 218 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-209.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sylvie Trécherel, « Georges Bataille, la pensée d'un style », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 209-218. DOI 10.3917/lignes.017.0207 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h41. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h41. © Editions Lignes

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GEORGES BATAILLE, LA PENSÉE D'UN STYLESylvie Trécherel

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 209 à 218 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-209.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sylvie Trécherel, « Georges Bataille, la pensée d'un style », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 209-218.DOI 10.3917/lignes.017.0207--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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SYLVIE TRÉCHEREL

Georges Bataille, la pensée d’un style

« Dans la cour d’une usine, sous le soleil de plomb, un ouvrier chargeait de la houille à la pelle.

Sa sueur collait la poussière à sa peau... Un revers de fortune était la raison de cette angoisse.

Je le voyais soudain : j’aurais à travailler ;le monde cessait d’offrir sa divinité à mes caprices,

je devais, pour manger, me soumettre à ses lois. »

Georges Bataille, L’Abbé C.

Les écrits de Georges Bataille sur la littérature et la poésie, éparpillésdans son œuvre en articles, avant-propos, notes, ou prières d’insérer,présentent une forme inachevée de critique littéraire étroitement liée à sestravaux sur l’hétérologie. Cette critique formule, ou évoque, une cohérencequi serait spécifique à la littérature, et qui, souvent, nous renvoie à laquestion restée sans réponse : qu’est-ce que la littérature ?

En dépit de la base dialectique des oppositions toujours présentes, sousdifférents aspects, dans l’œuvre très diversifiée de cet auteur (économie,philosophie, politique, ethnologie, art, religion), les modalités que Batailledécrit dans la sphère sacrée où il situe la littérature dépassent les fonction-nements ordonnés d’une réflexion rationnelle et logique. En désorganisantle discours dialectique, elles nous permettent d’envisager une autre formede pensée, une pensée de l’hétérogène, agissante dans l’espace sacré desreligions et des arts, et plus particulièrement, de la littérature à la poésie.

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Mais ces couples d’opposés ne sont pas stables, ils glissent les uns versles autres, se désolidarisent d’une fixité qu’on croyait tout d’abord définieet acquise. Bataille se sert de l’opposition posée comme d’un outil, il latravaille, la besogne et par le heurt des contraires ouvre un passage et ladépasse. C’est souvent le lieu d’où surgit la poésie, par exemple l’incipitd’un article, où se résolvent dans « la profondeur », « l’équerre et le rail »,« le moi et l’objet » : « À ce monde familier que l’équerre et le rail divisent,où l’objet et le moi se séparent – où ne voulant pas m’y brûler, je m’opposeen mufle à la flamme qui me chauffe – froidement étranger, comme au mur,le vent qui l’assiège – nous sommes infiniment voués : et nous sommes siperdus dans sa profondeur que nous devons y réduire ce qui lui échappe(pour être trop petit ou trop grand). » (XI, 273)

La contradiction lui permet, tout en se servant de la logique, d’yéchapper. Cette sortie hors des constructions, hors de ce que Bataillenomme dans les textes du « Dictionnaire critique » de Documents, les« architectures », ou la « redingote mathématique » (I, 171 et 217) résideégalement dans la mise en place d’un troisième terme au cœur de l’oppo-sition : un terme « plein », « excentrique », « inouï », note Roland Barthes 4.« Être au sens fort », selon Bataille, n’est pas « contempler », ni « agir »,mais « se déchaîner » (XI, 168). L’opposition devient secondaire et toute lapensée cartésienne et rationnelle s’engouffre dans la faille ouverte par letiers terme : démystification de la pensée commune et habituelle. « Aucuneforme d’esprit n’est une forme privilégiée », disait Bataille en 1948, lors d’unentretien au sujet de sa revue Critique 5.

Par une déconstruction de la pensée logique, dont on pourrait direqu’elle est plutôt une désarticulation du jeu des opposés, Bataille nousconduit finalement à considérer un espace où la contradiction, lesantithèses, ne tiennent plus. Nous obtenons deux formes de pensée a prioricontradictoires : la pensée logique qui s’inscrit dans la durée, et que Bataillenomme, le plus souvent, la pensée sérieuse et « l’autre pensée » qui s’originede l’instant. La première produit des opérations, des ordres et des

4. R. Barthes, Essais critiques, IV, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, coll. « Points »,1984, p. 297-298 ; Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 87.5. Le Figaro littéraire, 17 juillet 1948, Georges Bataille. Une liberté souveraine, texteset entretiens réunis et présentés par Michel Surya, Paris, Farrago, 2000.

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Une autre pensée 1

Celui ou celle qui s’attache à lire l’œuvre de Bataille avec attention setrouve rapidement happé par le texte, emporté par une forme de compré-hension à la fois classique, précise, et paradoxale, désorienté par unemanière de voir dont Bataille dit qu’« elle n’est pas communément reçue 2 »(XI, 438), et pour laquelle, parfois, il s’excuse : « Je m’excuse de situer laquestion dès l’abord en dehors de ses perspectives habituelles. » (XII, 437)

Quelles sont ces perspectives qui ne sont ni habituelles, ni communes ?L’ensemble de l’œuvre, au sujet de laquelle Barthes souligne, malgré lesformes diverses – essais économiques, philosophiques, articles et récits –,qu’elle n’est peut-être qu’« un seul et même texte 3 » semble s’appuyer, eneffet, sur une cohérence latente, reprise sans cesse, ressassée, comme pourmontrer, en fin de compte, toujours les mêmes modalités de pensée et deréflexion qui semblent se jouer de toute logique convenue.

Dans un premier temps, il est cependant nécessaire pour plus de clarté,de relever une base logique que Bataille lui-même souligne tout au longde son œuvre : les oppositions. Il place des oppositions strictes entresciences et arts. L’incompatibilité du sacré et du monde du travail, de l’utileet l’inutile, du connu et de l’inconnu, du jeu et du sérieux, de la raison etla passion : ces couples d’opposés se font et se défont selon les sujets traités.

« La raison, écrit Bataille, est en effet le contraire du jeu. Elle est leprincipe d’un monde qui est le contraire exact du jeu : celui du travail. »(XII, 112) Voici mise en place une opposition a priori indépassable : lemonde du travail et de l’objet réifie l’homme et ce qui l’entoure, transformetout en chose afin de mieux l’analyser scientifiquement, le tient à distanceet le sépare ou l’oppose à l’existence, à la mobilité constante de la vie et del’imprévisible d’un monde du jeu et du caprice. De même, nous auronsd’un côté le monde conventionnel et ordonné de la durée avec son soucide l’avenir, de l’utile et, de l’autre, le monde insaisissable de l’instant, unprésent souverain, l’inutile : un domaine du sacré, qui, au travail, n’opposepas seulement le jeu mais aussi l’art et les religions.

1. L’expression est de Francis Marmande.2. Les extraits des Œuvres complètes de Georges Bataille, 1970-1988, sont indiqués dansle texte par tome et page.3. Revue d’esthétique, n° 24, juillet-septembre 1971, p. 225- 232.

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Mais ces couples d’opposés ne sont pas stables, ils glissent les uns versles autres, se désolidarisent d’une fixité qu’on croyait tout d’abord définieet acquise. Bataille se sert de l’opposition posée comme d’un outil, il latravaille, la besogne et par le heurt des contraires ouvre un passage et ladépasse. C’est souvent le lieu d’où surgit la poésie, par exemple l’incipitd’un article, où se résolvent dans « la profondeur », « l’équerre et le rail »,« le moi et l’objet » : « À ce monde familier que l’équerre et le rail divisent,où l’objet et le moi se séparent – où ne voulant pas m’y brûler, je m’opposeen mufle à la flamme qui me chauffe – froidement étranger, comme au mur,le vent qui l’assiège – nous sommes infiniment voués : et nous sommes siperdus dans sa profondeur que nous devons y réduire ce qui lui échappe(pour être trop petit ou trop grand). » (XI, 273)

La contradiction lui permet, tout en se servant de la logique, d’yéchapper. Cette sortie hors des constructions, hors de ce que Bataillenomme dans les textes du « Dictionnaire critique » de Documents, les« architectures », ou la « redingote mathématique » (I, 171 et 217) résideégalement dans la mise en place d’un troisième terme au cœur de l’oppo-sition : un terme « plein », « excentrique », « inouï », note Roland Barthes 4.« Être au sens fort », selon Bataille, n’est pas « contempler », ni « agir »,mais « se déchaîner » (XI, 168). L’opposition devient secondaire et toute lapensée cartésienne et rationnelle s’engouffre dans la faille ouverte par letiers terme : démystification de la pensée commune et habituelle. « Aucuneforme d’esprit n’est une forme privilégiée », disait Bataille en 1948, lors d’unentretien au sujet de sa revue Critique 5.

Par une déconstruction de la pensée logique, dont on pourrait direqu’elle est plutôt une désarticulation du jeu des opposés, Bataille nousconduit finalement à considérer un espace où la contradiction, lesantithèses, ne tiennent plus. Nous obtenons deux formes de pensée a prioricontradictoires : la pensée logique qui s’inscrit dans la durée, et que Bataillenomme, le plus souvent, la pensée sérieuse et « l’autre pensée » qui s’originede l’instant. La première produit des opérations, des ordres et des

4. R. Barthes, Essais critiques, IV, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, coll. « Points »,1984, p. 297-298 ; Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 87.5. Le Figaro littéraire, 17 juillet 1948, Georges Bataille. Une liberté souveraine, texteset entretiens réunis et présentés par Michel Surya, Paris, Farrago, 2000.

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Une autre pensée 1

Celui ou celle qui s’attache à lire l’œuvre de Bataille avec attention setrouve rapidement happé par le texte, emporté par une forme de compré-hension à la fois classique, précise, et paradoxale, désorienté par unemanière de voir dont Bataille dit qu’« elle n’est pas communément reçue 2 »(XI, 438), et pour laquelle, parfois, il s’excuse : « Je m’excuse de situer laquestion dès l’abord en dehors de ses perspectives habituelles. » (XII, 437)

Quelles sont ces perspectives qui ne sont ni habituelles, ni communes ?L’ensemble de l’œuvre, au sujet de laquelle Barthes souligne, malgré lesformes diverses – essais économiques, philosophiques, articles et récits –,qu’elle n’est peut-être qu’« un seul et même texte 3 » semble s’appuyer, eneffet, sur une cohérence latente, reprise sans cesse, ressassée, comme pourmontrer, en fin de compte, toujours les mêmes modalités de pensée et deréflexion qui semblent se jouer de toute logique convenue.

Dans un premier temps, il est cependant nécessaire pour plus de clarté,de relever une base logique que Bataille lui-même souligne tout au longde son œuvre : les oppositions. Il place des oppositions strictes entresciences et arts. L’incompatibilité du sacré et du monde du travail, de l’utileet l’inutile, du connu et de l’inconnu, du jeu et du sérieux, de la raison etla passion : ces couples d’opposés se font et se défont selon les sujets traités.

« La raison, écrit Bataille, est en effet le contraire du jeu. Elle est leprincipe d’un monde qui est le contraire exact du jeu : celui du travail. »(XII, 112) Voici mise en place une opposition a priori indépassable : lemonde du travail et de l’objet réifie l’homme et ce qui l’entoure, transformetout en chose afin de mieux l’analyser scientifiquement, le tient à distanceet le sépare ou l’oppose à l’existence, à la mobilité constante de la vie et del’imprévisible d’un monde du jeu et du caprice. De même, nous auronsd’un côté le monde conventionnel et ordonné de la durée avec son soucide l’avenir, de l’utile et, de l’autre, le monde insaisissable de l’instant, unprésent souverain, l’inutile : un domaine du sacré, qui, au travail, n’opposepas seulement le jeu mais aussi l’art et les religions.

1. L’expression est de Francis Marmande.2. Les extraits des Œuvres complètes de Georges Bataille, 1970-1988, sont indiqués dansle texte par tome et page.3. Revue d’esthétique, n° 24, juillet-septembre 1971, p. 225- 232.

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Marcel Proust et Les Manifestes d’André Breton. L’esquisse de cettediscipline, étroitement liée au monde de l’instant, est passée, dix ans plustard, dans des aphorismes tels que « La littérature est l’essentiel ou n’estrien », « La littérature authentique est prométhéenne », avant-propos etprière d’insérer de La Littérature et le mal, ainsi que dans les principesinjustifiés, les anomalies et autres « moments de rage » de l’avant-proposdu Bleu du ciel.

La littérature signale donc ce passage toujours ouvert entre l’êtrehumain et le sensible (non séparés dans la réalité, séparés abstraitement parles discours scientifiques et les lois sociales). L’écriture littéraire est l’outilqui re-suscite ce qui fut nié par la nécessité des sociétés et du monde dutravail ; elle mobilise d’emblée l’homme « entier », imaginaire, sensible etrationnel mêlés ; elle assume la part hétérogène du vivant en tant que tel,elle convoque cet aspect de l’être humain, inutile, insécurisant, mobile,inquiétant, transgressif, imaginatif et, à la fin, extatique. Pour cela, etcontrairement au développement des sciences et des lois, la littérature, bienque participant de l’espace sacré du domaine des arts et des religions, nenécessite pas une négation du monde de l’objet et de sa forme de réflexionabstraite ou distanciée, puisqu’elle peut, tout aussi bien, l’intégrer à sapratique d’écriture, la faire jouer pour une vérité de l’abstraction (en accordavec la science), une vérité du social (en accord avec la pensée commune),ou contre ces vérités, pour un au-delà ou un en-deçà, pour un impossible.C’est cette capacité encyclopédique de la littérature que Roland Barthesindique en tant que « détournement du savoir » opposé à la « monologiedu savoir » dans un article sur Bataille en 1972 7. Mais en 1977, dans sa« leçon inaugurale au Collège de France », Barthes dit encore : « Si, par jene sais quel excès de socialisme ou de barbarie, toutes nos disciplines devaientêtre expulsées de l’enseignement sauf une, c’est la discipline littéraire quidevrait être sauvée, car toutes les sciences sont présentes dans le monumentlittéraire 8. »

7. R. Barthes, « Les sorties du texte », Essais critiques IV, Le Bruissement de la langue,op. cit., , p. 291.8. R. Barthes, Leçon inaugurale, op. cit., p. 18.

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constructions adhérant à un passé et à un futur ; la seconde impose uneparole directe où la chronologie se brise, se décompose et qui, niant letemps par un présent instantané, nous laisse entrevoir une éternité... ourien. « La poésie est l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil », écrit Bataille,citant Rimbaud à la fin de l’introduction à L’Érotisme.

L’autre pensée et la littérature

D’un côté, le manichéisme, le bien et le mal de la morale et de la loi, lebeau et le laid, la chose, la fonction ; de l’autre, une richesse d’élémentstous différenciés, le déchaînement, la chance, l’intimité, l’ivresse, l’horreur,l’excès, la fête, la liberté... ; finalement, l’impossible, sans loi et sansjugement, où, cependant, règne non pas l’immoralité mais ce que Bataillenomme « l’hypermorale » dans son avant-propos à La Littérature et le mal,en 1957. Mais il ne s’agit pas de nier toute logique et de se précipiter versle désordre ; il s’agit d’articuler ensemble ces différentes modalités depensée, car ce que Bataille reproche à la pensée fondée par le travail, à lapensée sérieuse, ce n’est pas sa forme mais la part monstrueuse que l’hommelui a octroyée, et ses « desséchantes limites » (XII, 385) : à croire que l’outillogique de la pensée s’est substitué à la totalité de la psyché humaine. Toutle savoir accumulé au cours des siècles et des millénaires n’est donc pas àsupprimer, quelle que soit, par ailleurs, l’importance accordée à l’oubli dansles processus de l’écriture littéraire (Paulhan, Aragon, l’écritureautomatique). De plus, nous dit Bataille, « la négation du monde de laproduction ne serait que suicide ou mensonge » (XI, 274). En somme, « labibliothèque » n’est pas effacée, elle est sacrifiée : « dispersée », « dilapidée »,« suspendue par le dérèglement de l’œuvre même 6 ».

Il faudrait revenir à un article de 1947, « Postulat initial », dans lequelBataille souhaite élaborer une « discipline nouvelle » hors des limites etdes classifications de l’enseignement, pour y trouver une discipline à la fois« logique et a-logique » (XI, 231) qui ne se laisse pas réduire dans des cadresphilosophiques, théologiques, esthétiques ou moraux, tout en y participant,et dont les ouvrages de référence sont À la recherche du temps perdu de

6. Bataille-Leiris. L’Intenable assentiment au monde, Francis Marmande, avant-propos,Paris, Belin, 1999, p. 9.

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Marcel Proust et Les Manifestes d’André Breton. L’esquisse de cettediscipline, étroitement liée au monde de l’instant, est passée, dix ans plustard, dans des aphorismes tels que « La littérature est l’essentiel ou n’estrien », « La littérature authentique est prométhéenne », avant-propos etprière d’insérer de La Littérature et le mal, ainsi que dans les principesinjustifiés, les anomalies et autres « moments de rage » de l’avant-proposdu Bleu du ciel.

La littérature signale donc ce passage toujours ouvert entre l’êtrehumain et le sensible (non séparés dans la réalité, séparés abstraitement parles discours scientifiques et les lois sociales). L’écriture littéraire est l’outilqui re-suscite ce qui fut nié par la nécessité des sociétés et du monde dutravail ; elle mobilise d’emblée l’homme « entier », imaginaire, sensible etrationnel mêlés ; elle assume la part hétérogène du vivant en tant que tel,elle convoque cet aspect de l’être humain, inutile, insécurisant, mobile,inquiétant, transgressif, imaginatif et, à la fin, extatique. Pour cela, etcontrairement au développement des sciences et des lois, la littérature, bienque participant de l’espace sacré du domaine des arts et des religions, nenécessite pas une négation du monde de l’objet et de sa forme de réflexionabstraite ou distanciée, puisqu’elle peut, tout aussi bien, l’intégrer à sapratique d’écriture, la faire jouer pour une vérité de l’abstraction (en accordavec la science), une vérité du social (en accord avec la pensée commune),ou contre ces vérités, pour un au-delà ou un en-deçà, pour un impossible.C’est cette capacité encyclopédique de la littérature que Roland Barthesindique en tant que « détournement du savoir » opposé à la « monologiedu savoir » dans un article sur Bataille en 1972 7. Mais en 1977, dans sa« leçon inaugurale au Collège de France », Barthes dit encore : « Si, par jene sais quel excès de socialisme ou de barbarie, toutes nos disciplines devaientêtre expulsées de l’enseignement sauf une, c’est la discipline littéraire quidevrait être sauvée, car toutes les sciences sont présentes dans le monumentlittéraire 8. »

7. R. Barthes, « Les sorties du texte », Essais critiques IV, Le Bruissement de la langue,op. cit., , p. 291.8. R. Barthes, Leçon inaugurale, op. cit., p. 18.

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constructions adhérant à un passé et à un futur ; la seconde impose uneparole directe où la chronologie se brise, se décompose et qui, niant letemps par un présent instantané, nous laisse entrevoir une éternité... ourien. « La poésie est l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil », écrit Bataille,citant Rimbaud à la fin de l’introduction à L’Érotisme.

L’autre pensée et la littérature

D’un côté, le manichéisme, le bien et le mal de la morale et de la loi, lebeau et le laid, la chose, la fonction ; de l’autre, une richesse d’élémentstous différenciés, le déchaînement, la chance, l’intimité, l’ivresse, l’horreur,l’excès, la fête, la liberté... ; finalement, l’impossible, sans loi et sansjugement, où, cependant, règne non pas l’immoralité mais ce que Bataillenomme « l’hypermorale » dans son avant-propos à La Littérature et le mal,en 1957. Mais il ne s’agit pas de nier toute logique et de se précipiter versle désordre ; il s’agit d’articuler ensemble ces différentes modalités depensée, car ce que Bataille reproche à la pensée fondée par le travail, à lapensée sérieuse, ce n’est pas sa forme mais la part monstrueuse que l’hommelui a octroyée, et ses « desséchantes limites » (XII, 385) : à croire que l’outillogique de la pensée s’est substitué à la totalité de la psyché humaine. Toutle savoir accumulé au cours des siècles et des millénaires n’est donc pas àsupprimer, quelle que soit, par ailleurs, l’importance accordée à l’oubli dansles processus de l’écriture littéraire (Paulhan, Aragon, l’écritureautomatique). De plus, nous dit Bataille, « la négation du monde de laproduction ne serait que suicide ou mensonge » (XI, 274). En somme, « labibliothèque » n’est pas effacée, elle est sacrifiée : « dispersée », « dilapidée »,« suspendue par le dérèglement de l’œuvre même 6 ».

Il faudrait revenir à un article de 1947, « Postulat initial », dans lequelBataille souhaite élaborer une « discipline nouvelle » hors des limites etdes classifications de l’enseignement, pour y trouver une discipline à la fois« logique et a-logique » (XI, 231) qui ne se laisse pas réduire dans des cadresphilosophiques, théologiques, esthétiques ou moraux, tout en y participant,et dont les ouvrages de référence sont À la recherche du temps perdu de

6. Bataille-Leiris. L’Intenable assentiment au monde, Francis Marmande, avant-propos,Paris, Belin, 1999, p. 9.

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Au commencement, dit Bataille, était l’homme archaïque. Celui-ci plaçaitle monde de l’instant, du sacré, du merveilleux, du religieux, de l’inutile, avanttout intérêt productif, avant le monde de l’utile. Son comportement était àl’opposé de celui que commandent nos sociétés de consommation.

« C’est l’action productrice des choses qui nie ce qui est (le donnénaturel), écrit Bataille, et c’est la chose qui est la négation de ce qui est. »(La Souveraineté VIII, 263) Le donné naturel est du domaine des arts etdes religions, il est rejeté par le monde du travail et de l’objet. Commesouvent Bataille insiste, précise, ressasse, développe ce qui est conçud’emblée, sous des angles de vue différents : « S’il n’était le témoignage del’histoire, ou celui de l’ethnographie, avance-t-il prudemment, nousdevinerions difficilement aujourd’hui cette inversion initiale de ce qui noussemble si assuré. » (Ibid., 273)

Il s’agirait, par un renversement, de revenir à une disposition de lapensée archaïque d’avant l’inversion initiale, sans renier pour autant, nousl’avons vu, le savoir amassé par l’humanité. Dans un article qui fait secôtoyer existentialisme et économie, Bataille revient sur ce renversementen commentant l’opposition entre dépense productive (objet) et dépenseimproductive (art, luxe, divin) : « C’est seulement au regard superficielqu’une valeur improductive apparaît comme une simple négation. Elle esten effet négation mais d’une négation déjà donnée. Elle nie la négation,déjà faite, de l’instant présent. » (XI, 300)

L’inversion initiale nous limite dans l’espace de la définition, de l’objetet dans la distance à soi et au monde. La double négation dissimule uninterdit premier porté sur une forme de pensée rebelle à l’ordre des sociétés,des religions organisées et des pouvoirs. Les arts, le divin, l’érotisme, lapoésie, la littérature transgressent cet ordre intimé de l’humain à l’humain.Un interdit implicitement formulé d’abord, dans la perspective de la surviepar l’entrée dans le monde du travail, a été maintenu ensuite par peur dela perte des acquis, par angoisse du lendemain ou par goût du pouvoir. « Lalangue hors-pouvoir, disait Barthes en 1977, dans la splendeur d’unerévolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature 10. »

L’autre pensée aurait donc pour origine certaines formes libresappartenant à une pensée primitive. Jules Michelet raconte dans La

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Les « forces de liberté 9 » qui, selon Barthes, animent la littérature,rappellent étrangement la recherche constante de la liberté chez Bataille,qu’elle soit dans la transgression des récits scandaleux, dans la constantereprise et critique des constructions et des lieux communs, ou dans l’écla-tement des discours que brise la « condition de la liberté » propre à la poésie(XI, 102).

L’espace d’une « autre pensée », qui récuse l’ordre et les classifications,fait basculer les « architectures » et la logique de la pensée sérieuse dansune fonction secondaire. Dans « Postulat initial » (et contre les « redingotesmathématiques »), Bataille insiste : « Ce n’était pas une sottise au Moyen-Âge de faire de la philosophie l’ancilla theologiae : la philosophie d’une façonconstitutive est une activité ancillaire ». (XI, 234) Aux limites imposées parle monde de la durée et de l’objet, dans un premier temps il oppose, puis,rapidement, met en œuvre, à l’intérieur même du discours, une autre formede compréhension.

L’inversion initiale

Les arts et les religions ont maintenu ces formes désordonnées, rebelles,intuitives et parfois superstitieuses de la pensée, mais toujours en prenantsoin de les limiter, de les isoler, ou de les étouffer. Bataille, dans de nombreuxarticles et essais, l’explique longuement et patiemment. En sortant de laclarté des oppositions et de l’ordre, l’esprit humain s’opacifie, hésite,tâtonne, dans des paysages de l’excès, du tumulte et de la création, pourlesquels nul classement n’est possible. Pourtant, ce que nous nommons icil’autre pensée n’est pas une démarche nouvelle, une découverte due àl’étonnante capacité de réflexion de cet auteur. Lui-même le souligne : lemonde de l’instant est premier dans l’histoire de l’humanité. Sans se référerà un fil chronologique précis, et très éloigné de la démarche des historiens,il aborde successivement les sacrifices humains des Aztèques, l’érotisme,la littérature, la peinture, Lascaux ou Manet, La Sorcière de Jules Michelet,et tant d’autres sujets, selon les rencontres, les événements de sa vie ou dumonde, sans ordre donc, en livres séparés, en articles éparpillés au gré desrevues. C’est à partir de cela que l’improbable mouvement qui l’anime finitpar s’esquisser.

9. Ibid., p. 17. 10. R. Barthes, La Leçon inaugurale, op. cit., p. 16.

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Au commencement, dit Bataille, était l’homme archaïque. Celui-ci plaçaitle monde de l’instant, du sacré, du merveilleux, du religieux, de l’inutile, avanttout intérêt productif, avant le monde de l’utile. Son comportement était àl’opposé de celui que commandent nos sociétés de consommation.

« C’est l’action productrice des choses qui nie ce qui est (le donnénaturel), écrit Bataille, et c’est la chose qui est la négation de ce qui est. »(La Souveraineté VIII, 263) Le donné naturel est du domaine des arts etdes religions, il est rejeté par le monde du travail et de l’objet. Commesouvent Bataille insiste, précise, ressasse, développe ce qui est conçud’emblée, sous des angles de vue différents : « S’il n’était le témoignage del’histoire, ou celui de l’ethnographie, avance-t-il prudemment, nousdevinerions difficilement aujourd’hui cette inversion initiale de ce qui noussemble si assuré. » (Ibid., 273)

Il s’agirait, par un renversement, de revenir à une disposition de lapensée archaïque d’avant l’inversion initiale, sans renier pour autant, nousl’avons vu, le savoir amassé par l’humanité. Dans un article qui fait secôtoyer existentialisme et économie, Bataille revient sur ce renversementen commentant l’opposition entre dépense productive (objet) et dépenseimproductive (art, luxe, divin) : « C’est seulement au regard superficielqu’une valeur improductive apparaît comme une simple négation. Elle esten effet négation mais d’une négation déjà donnée. Elle nie la négation,déjà faite, de l’instant présent. » (XI, 300)

L’inversion initiale nous limite dans l’espace de la définition, de l’objetet dans la distance à soi et au monde. La double négation dissimule uninterdit premier porté sur une forme de pensée rebelle à l’ordre des sociétés,des religions organisées et des pouvoirs. Les arts, le divin, l’érotisme, lapoésie, la littérature transgressent cet ordre intimé de l’humain à l’humain.Un interdit implicitement formulé d’abord, dans la perspective de la surviepar l’entrée dans le monde du travail, a été maintenu ensuite par peur dela perte des acquis, par angoisse du lendemain ou par goût du pouvoir. « Lalangue hors-pouvoir, disait Barthes en 1977, dans la splendeur d’unerévolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature 10. »

L’autre pensée aurait donc pour origine certaines formes libresappartenant à une pensée primitive. Jules Michelet raconte dans La

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Les « forces de liberté 9 » qui, selon Barthes, animent la littérature,rappellent étrangement la recherche constante de la liberté chez Bataille,qu’elle soit dans la transgression des récits scandaleux, dans la constantereprise et critique des constructions et des lieux communs, ou dans l’écla-tement des discours que brise la « condition de la liberté » propre à la poésie(XI, 102).

L’espace d’une « autre pensée », qui récuse l’ordre et les classifications,fait basculer les « architectures » et la logique de la pensée sérieuse dansune fonction secondaire. Dans « Postulat initial » (et contre les « redingotesmathématiques »), Bataille insiste : « Ce n’était pas une sottise au Moyen-Âge de faire de la philosophie l’ancilla theologiae : la philosophie d’une façonconstitutive est une activité ancillaire ». (XI, 234) Aux limites imposées parle monde de la durée et de l’objet, dans un premier temps il oppose, puis,rapidement, met en œuvre, à l’intérieur même du discours, une autre formede compréhension.

L’inversion initiale

Les arts et les religions ont maintenu ces formes désordonnées, rebelles,intuitives et parfois superstitieuses de la pensée, mais toujours en prenantsoin de les limiter, de les isoler, ou de les étouffer. Bataille, dans de nombreuxarticles et essais, l’explique longuement et patiemment. En sortant de laclarté des oppositions et de l’ordre, l’esprit humain s’opacifie, hésite,tâtonne, dans des paysages de l’excès, du tumulte et de la création, pourlesquels nul classement n’est possible. Pourtant, ce que nous nommons icil’autre pensée n’est pas une démarche nouvelle, une découverte due àl’étonnante capacité de réflexion de cet auteur. Lui-même le souligne : lemonde de l’instant est premier dans l’histoire de l’humanité. Sans se référerà un fil chronologique précis, et très éloigné de la démarche des historiens,il aborde successivement les sacrifices humains des Aztèques, l’érotisme,la littérature, la peinture, Lascaux ou Manet, La Sorcière de Jules Michelet,et tant d’autres sujets, selon les rencontres, les événements de sa vie ou dumonde, sans ordre donc, en livres séparés, en articles éparpillés au gré desrevues. C’est à partir de cela que l’improbable mouvement qui l’anime finitpar s’esquisser.

9. Ibid., p. 17. 10. R. Barthes, La Leçon inaugurale, op. cit., p. 16.

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le monde des choses, en constructions logiques et « architectures », maisleurs modalités sont naturelles à l’être humain. Et ce n’est qu’en imposantl’ordre à ses facultés psychiques qu’il a rendu invisibles les mouvementspremiers d’une forme de conscience et d’appréhension du monde, d’unepensée primitive. « L’antagonisme entre poésie et conscience (celle-ci liée àla raison) est à la base de notre vie » (XI, 408), ressasse Bataille. L’autrepensée et le domaine sacré échappent ainsi à la conscience claire qui n’ensaisit que la négation, la non-chose.

Les écrivains étudient peu, ou pas, leurs modalités d’écriture et depensée ; or, comment observer ces modalités d’une autre forme de penséesans la conscience ? Cette autre pensée, son apparition dans le dépassementdes oppositions, n’est perçue que par le biais d’une conscience qui n’estpas celle de la raison et de la logique. « Il y a dans le sommeil même uneforme de conscience »(XI, 320), note Bataille dans un texte critique surl’inconscient. Le monde de l’instant, les éléments hétérogènes, n’étant pasclassés, ni classables, par les modalités de la logique, la conscience claire nepeut donc en faire des objets qu’elle définirait et qui prendraient place dansl’ordre. La non-conscience, ou le défaut de conscience, de ce qui n’a pasle rôle d’un objet est typique de nos sociétés. La forme privilégiée des récitset des romans qui participent du fonctionnement de l’autre penséepermettrait d’observer et de donner à voir, une forme de conscience latentede l’existence, et ce par quoi, souligne Bataille dans l’avant-propos au Bleudu ciel, l’auteur est contraint d’écrire. Le reste. En effet, ce que la conscienceclaire appréhende a fonction d’objet, et ce qu’elle n’appréhende pas estconsidéré comme vide, illusion, néant. Le monde de l’objet décrit par laconscience claire est abstraction, séparé du mouvement de la vie, métaphorede la mort. Elle condamne à l’inexistence ce qu’elle ne saisit pas et à unepseudo-mort (réduction à l’état d’objet) ce qu’elle observe.

Mais nous vivons : l’existence reste palpable, emportée, comme le vent,insaisissable dans ses élans, dans ses caprices, par la logique. Le vécu, levivant, est mouvant, il déborde les définitions et les classements, mais ilpeut être pensé, ou besogné : c’est le travail du langage en nous (V, 25) ;et il peut s’expliquer, et s’expliquer à soi-même : c’est la forme deconnaissance de l’écriture littéraire.

217

Sorcière, dont Bataille écrit la préface pour l’édition de 1946, commentl’Église, espérant rendre le peuple obéissant et servile, lui demanda, par lebiais de la parole du Christ, « d’être des enfants nouveau-nés », « parl’innocence du cœur ». Or, nous dit Michelet, le peuple en fit « l’applicationà laquelle on songeait le moins dans la pensée primitive ». Il retourna versl’origine de sa propre histoire, vers la Nature, qu’il sanctifia en la mêlantà la vie des saints, d’où naquit La Légende dorée. L’Église attendait lasoumission, et elle trouva, dans « la pensée primitive », la révolte. « Enfantsemportés, indociles, commente Michelet, on offrait le lait. Vous buvez levin. On vous conduisait bride en main par l’étroit sentier », « et tout à coupla bride est cassée... La carrière, vous la franchissez d’un seul bond 11. »

La notion d’enfance, utilisée ici par Michelet, est soulignée par Bataillenotamment dans l’avant-propos de La Littérature et le mal où elle estidentifiée à la littérature. Mais on peut se demander si, en dehors des réalitésde l’enfance, cette notion n’indique pas surtout, pour l’adulte, le souvenir,la réminiscence d’un espace de pensée libre et inventif, vivant, où lespossibilités n’étaient en rien limitées par les règles d’un savoir ordonné etdominateur ; non seulement la réminiscence, mais aussi la nécessité de leréaliser à nouveau, la nécessité de la révolte.

La conscience

La conscience, dans l’œuvre bataillienne, occupe une place essentielle :tous les types de conscience, celle des mots, de la poésie, celle des actes,de la main qui écrit au verre de vin sur la table, celle de la passion, de lasexualité, celle de l’expérience intérieure, de la solitude ou de lacommunauté..., toute son œuvre nous renvoie cette soif d’absolues luciditéet connaissance de soi, des hommes et du monde. À la pensée sérieuse, aumonde de l’objet, fixe et défini, il attribue la conscience claire. Celle-cidépend d’une fabrication de l’intellect humain : « La conscience claire estd’abord la conscience des choses et ce qui n’a pas la netteté extérieure de lachose n’est pas aperçu d’elle en premier lieu. » (XI, 358) Le domaine del’instant, l’espace de l’autre pensée, par contre, ne sont pas ordonnés selon

11. J. Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 53, 56.

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le monde des choses, en constructions logiques et « architectures », maisleurs modalités sont naturelles à l’être humain. Et ce n’est qu’en imposantl’ordre à ses facultés psychiques qu’il a rendu invisibles les mouvementspremiers d’une forme de conscience et d’appréhension du monde, d’unepensée primitive. « L’antagonisme entre poésie et conscience (celle-ci liée àla raison) est à la base de notre vie » (XI, 408), ressasse Bataille. L’autrepensée et le domaine sacré échappent ainsi à la conscience claire qui n’ensaisit que la négation, la non-chose.

Les écrivains étudient peu, ou pas, leurs modalités d’écriture et depensée ; or, comment observer ces modalités d’une autre forme de penséesans la conscience ? Cette autre pensée, son apparition dans le dépassementdes oppositions, n’est perçue que par le biais d’une conscience qui n’estpas celle de la raison et de la logique. « Il y a dans le sommeil même uneforme de conscience »(XI, 320), note Bataille dans un texte critique surl’inconscient. Le monde de l’instant, les éléments hétérogènes, n’étant pasclassés, ni classables, par les modalités de la logique, la conscience claire nepeut donc en faire des objets qu’elle définirait et qui prendraient place dansl’ordre. La non-conscience, ou le défaut de conscience, de ce qui n’a pasle rôle d’un objet est typique de nos sociétés. La forme privilégiée des récitset des romans qui participent du fonctionnement de l’autre penséepermettrait d’observer et de donner à voir, une forme de conscience latentede l’existence, et ce par quoi, souligne Bataille dans l’avant-propos au Bleudu ciel, l’auteur est contraint d’écrire. Le reste. En effet, ce que la conscienceclaire appréhende a fonction d’objet, et ce qu’elle n’appréhende pas estconsidéré comme vide, illusion, néant. Le monde de l’objet décrit par laconscience claire est abstraction, séparé du mouvement de la vie, métaphorede la mort. Elle condamne à l’inexistence ce qu’elle ne saisit pas et à unepseudo-mort (réduction à l’état d’objet) ce qu’elle observe.

Mais nous vivons : l’existence reste palpable, emportée, comme le vent,insaisissable dans ses élans, dans ses caprices, par la logique. Le vécu, levivant, est mouvant, il déborde les définitions et les classements, mais ilpeut être pensé, ou besogné : c’est le travail du langage en nous (V, 25) ;et il peut s’expliquer, et s’expliquer à soi-même : c’est la forme deconnaissance de l’écriture littéraire.

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Sorcière, dont Bataille écrit la préface pour l’édition de 1946, commentl’Église, espérant rendre le peuple obéissant et servile, lui demanda, par lebiais de la parole du Christ, « d’être des enfants nouveau-nés », « parl’innocence du cœur ». Or, nous dit Michelet, le peuple en fit « l’applicationà laquelle on songeait le moins dans la pensée primitive ». Il retourna versl’origine de sa propre histoire, vers la Nature, qu’il sanctifia en la mêlantà la vie des saints, d’où naquit La Légende dorée. L’Église attendait lasoumission, et elle trouva, dans « la pensée primitive », la révolte. « Enfantsemportés, indociles, commente Michelet, on offrait le lait. Vous buvez levin. On vous conduisait bride en main par l’étroit sentier », « et tout à coupla bride est cassée... La carrière, vous la franchissez d’un seul bond 11. »

La notion d’enfance, utilisée ici par Michelet, est soulignée par Bataillenotamment dans l’avant-propos de La Littérature et le mal où elle estidentifiée à la littérature. Mais on peut se demander si, en dehors des réalitésde l’enfance, cette notion n’indique pas surtout, pour l’adulte, le souvenir,la réminiscence d’un espace de pensée libre et inventif, vivant, où lespossibilités n’étaient en rien limitées par les règles d’un savoir ordonné etdominateur ; non seulement la réminiscence, mais aussi la nécessité de leréaliser à nouveau, la nécessité de la révolte.

La conscience

La conscience, dans l’œuvre bataillienne, occupe une place essentielle :tous les types de conscience, celle des mots, de la poésie, celle des actes,de la main qui écrit au verre de vin sur la table, celle de la passion, de lasexualité, celle de l’expérience intérieure, de la solitude ou de lacommunauté..., toute son œuvre nous renvoie cette soif d’absolues luciditéet connaissance de soi, des hommes et du monde. À la pensée sérieuse, aumonde de l’objet, fixe et défini, il attribue la conscience claire. Celle-cidépend d’une fabrication de l’intellect humain : « La conscience claire estd’abord la conscience des choses et ce qui n’a pas la netteté extérieure de lachose n’est pas aperçu d’elle en premier lieu. » (XI, 358) Le domaine del’instant, l’espace de l’autre pensée, par contre, ne sont pas ordonnés selon

11. J. Michelet, La Sorcière, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 53, 56.

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CHRISTOPHE HALSBERGHE

Querelle de veufs :Lacan au croisement de Sartre et de Bataille

En 1943, Les Cahiers du Sud publient un long commentaire de Sartresur L’Expérience intérieure. Bataille y poursuit son effort entamé dès la findes années vingt de conduire la raison vers ses limites. Une telle opérationest destinée à provoquer l’irruption du langage hors de ses gonds. Lesaphorismes, détournements de sens ou mélanges de preuves et deprédications dramatiques sont autant de techniques permettant à Bataillede vivre l’extase de l’instantanéité qu’un discours continu et linéaireneutralise. Or cette souveraineté retrouvée, loin d’être jubilatoire, crée unclimat de morosité. À en croire Sartre, le mépris s’étalerait à toutes les pagesdu livre. Ce nuage assombrissant le bleu d’un ciel désormais dégagé detoute transcendance tiendrait au désabusement ignoré de cet ancienséminariste qui, pour s’être défroqué, n’a toujours pas désavoué son Dieuhonni. Bataille porte sur soi le lourd fardeau d’un acte déicide. Son ouvragetraduit le malaise de ce geste sacrificiel. Ce qui amène Sartre à dépeindreson interlocuteur comme « […] un veuf inconsolable qui se livre, touthabillé de noir, au péché solitaire en souvenir de la morte 1. »

Sartre fait allusion ici au Petit, un récit scandaleux que, pour brouiller lespistes, Bataille diffusa sous le pseudonyme de Louis Trente et sans nomd’éditeur en cette même année 1943. Tout comme dans L’Expérienceintérieure dont Bataille poursuit la quête dans l’imaginaire, s’y réalise la mortde Dieu. Or l’épilogue dévoile tout à coup la nécrophilie du narrateur enversla personne de sa mère. Le comble de la profanation vient se greffer ici surle meurtre du Père ainsi redoublé 2. L’authenticité de la scène n’a guère

1. J.-P. Sartre, « Un nouveau mystique », Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 154.

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De l’article à l’essai, des récits aux poèmes, l’auteur aborde tous lesdomaines, avec l’étrange solidarité de ses écrits que lui-même revendique.« Tous les textes de Bataille, note Francis Marmande, essais, fictions,fragments, poèmes, notes, du début aux Larmes d’Éros, portent à chaquefois l’ensemble des questions que propose l’œuvre, comme s’ils devaientcontenir cette totalité dans laquelle il paraît plus raisonnable de dire qu’ilssont pris 12. »

Dans cette totalité emplie de diversité, on peut entrevoir – quoique cetteesquisse d’une autre pensée soit forcément réductrice face à l’amplitude del’œuvre –, de l’inversion initiale aux failles de la conscience, du renver-sement au dévoilement d’une autre humanité, une cohérence d’ensemblequi, dans la recherche de la plus complète liberté possible, dessine lesmodalités a priori désordonnées du domaine des arts, des religions, et dela littérature.

12. F. Marmande, Georges Bataille politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,1985, p. 125.

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