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L'HOMME SANS Martin Crowley Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 9 à 23 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Martin Crowley, « L'homme sans », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 9-23. DOI 10.3917/lignes.017.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes

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L'HOMME SANSMartin Crowley

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 9 à 23 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-9.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Martin Crowley, « L'homme sans », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 9-23.DOI 10.3917/lignes.017.0007--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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MARTIN CROWLEY

L’homme sans

Le sujet de Bataille, c’est l’homme. Mais c’est peu dire : il n’en eut jamaisd’autre. Pas un de ses écrits qui ne soit rongé par la nécessité, sinon d’yrépondre, du moins de poser, sous toutes ses formes, la question qu’estl’existence d’êtres humains. L’homme en reste l’horizon, la référence debase 1. Altéré, défiguré, déchiré, certes ; sain, solidaire, intact également.Pauvre, aussi : en tant que résidu, déchet inassimilable de la sourde actionréciproque de ces deux grands principes, déchirure et persistance. Il se peutque certains aspects de la façon dont la notion de l’humain s’articule à traversla pensée de Bataille restent à penser ; que, justement, il nous faille penserce qui reste de l’humain chez Bataille. Ce sera un peu mon propos ici.

« L’homme sans » : de toute évidence, pour nous autres modernes, dumoins, la notion d’« homme » se laisserait structurer selon la plus étrangedes logiques (parfaite inversion, en effet, du supplément derridéen) :l’homme serait ce à quoi, pour être ce qu’il est, il faut qu’une part de sapropre substance soit soustraite 2. Comme le révèlent les très nombreuxtitres d’œuvres – littéraires surtout, cinématographiques aussi – danslesquels cette formule (« l’homme sans ») se fait entendre. Le motd’« homme », semble-t-il, appelle l’accouplement perversement disjonctifqu’opère ce « sans » (j’y reviendrai), qui à son tour appelle tout ce qu’il fautsoustraire à l’homme pour qu’il soit ce qu’il est. Pour ne commencer qu’avec

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1. C’est pour cette raison que, cherchant à esquisser un peu la pensée de Bataille dansce domaine, je maintiendrai ici ce mot d’« homme », si justement et diversement criti-qué soit-il.2. Voir à ce propos Michel Surya, Humanimalités, Paris, Éditions Léo Scheer, 2004.

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Mais notons : il ne s’agit pas seulement de soustraction, alors. La figure(défigurée – intacte aussi) de l’homme chez Bataille demande plutôt qu’onla pense selon la structure qui est celle du sans de Blanchot dans l’explicationqu’en propose Derrida. À savoir : selon un rapport dans lequel l’identité destermes est troublée – à jamais interrompue – par la disjonction qu’introduitl’impossible manquement du terme à lui-même insinué par cet étrange motde sans. Derrida : « Si j’écris par exemple : l’eau sans eau, que se passe-t-il ?Ou encore, une réponse sans réponse ? Le même mot et la même choseparaissent enlevés à eux-mêmes, soustraits à leur référence et à leur identité,tout en continuant de se laisser traverser, dans leur vieux corps, vers un toutautre en eux dissimulé. Mais pas plus que dans “pas”, cette opération neconsiste à simplement priver ou nier, il s’en faut. Elle forme la trace ou le pasdu tout autre qui s’y agit, le re-trait du pas, et du pas sans pas. […] Le sansaura marché. Pas de sans. Et il aura investi le paléonyme d’un tout autre,archi-ancien, plus qu’ancien, abrité par le paléonyme mais sans rapport aveclui. Sans – trace de pas 6 » De paléonyme, il n’est sans doute pas de plusconsidérable que ce mot d’« homme ». L’homme de Bataille, qui est sonpropre effondrement (ainsi que la résistance qu’il y propose, et autre choseencore), qui est sans l’être, est – c’est ce que je vais essayer de suggérer – àcomprendre à partir de cette structure. L’homme – sans.

Nature humaineDans les derniers mots de son témoignage en 1956 au procès intenté à

Jean-Jacques Pauvert pour avoir édité des livres de Sade, Bataille affirme :« Je dois dire que j’ai une confiance assez grande dans la nature humaine »(Œ.C., t. XII, p. 456) 7. Bataille est-il sérieux ? Il est clair qu’il dit ce qu’il

les plus célèbres : « l’homme sans » : qualités (Musil), postérité (Stifter). Maiségalement : contenu (Agamben), image (Agnès Minazzoli)3. Ensuite : avenir,bras, cheveux, cœur, Dieu (et dieux), douleur (et douleurs), figure, frontière(et frontières), histoire, larmes, masque, mémoire, merci, mots, nom (àplusieurs reprises), passé, peur, pitié, rire, souci, tête, visage (à plusieursreprises), voix. Et j’en passe. Dans la plupart des cas, c’est l’individu quevise ce mot d’« homme » (dans l’allemand de Musil, c’est de Mann et nonpas de Mensch qu’il s’agit) : mais la fréquence de cette occurrence, ainsi quela prépondérance de qualités censées constituer le « propre de l’homme »(avenir, Dieu, mémoire, mots, nom, rire, visage, etc.), laisse penser qu’àtravers l’individu, et selon une synecdoque profondément romanesque, ily va bien de l’espèce. Le propre de l’homme consisterait ainsi, peut-être,en son exposition à la soustraction de ce qui lui est propre 4.

Ce que savait déjà tout lecteur de Bataille. D’Acéphale à Van Gogh, dela folle déchirure de l’œil pinéal aux mutilations du supplice dit « des centmorceaux », au long de l’œuvre les soustractions se multiplient qui ont pourbut de crier une anthropologie de l’insuffisance, de fonder par impossibleune vision de l’homme dans les moments les plus extrêmes de laquelle celui-ci ne serait plus que la somme de tout ce qui, en lui, ne lui appartient pas5.C’est bien connu. Pour anticiper, disons tout de suite que, pour Bataille, làoù il est question de l’homme ainsi conçu, il s’agit de l’homme sans l’homme.

6. Jacques Derrida, Parages, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Galilée, 2003,p. 84-85. Puisqu’il est ici question de « l’homme sans », renvoyons aussi à la descrip-tion de Derrida par René Major comme « Un Homme sans alibi » (dans le numéro desCahiers de l’Herne qui lui est consacré, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 312-317) ;la phrase « sans alibi » a ses origines dans la conférence prononcée par Derrida auxÉtats Généraux de la psychanalyse en 2000 et publiée comme États d’âme de la psy-chanalyse, Paris, Galilée, 2000. La structure du sans est également commentée parAgnès Minazzoli, op. cit., p. 130, p. 207.7. Les références aux Œuvres complètes de Bataille (12 vol., Paris, Gallimard, 1970-1988) sont données entre parenthèses dans le texte.

3. Giorgio Agamben, L’Homme sans contenu, Saulxures, Circé, 1996 ; AgnèsMinazzoli, L’Homme sans image, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Je tiens à reconnaître le rôle important qu’ont joué les analyses d’Agnès Minazzoli, quiaboutissent à la vision d’un « homme sans qualités » indéfini mais qui persiste, dans ledéveloppement de ce que j’avance ici au sujet de Bataille.4. Il convient peut-être d’observer ici que dans cette façon de penser l’humanité, estrecelé aussi le principe d’une résistance à toute soustraction qui se voudrait déshuma-nisante : aussi extrême que soit la soustraction, ce qui reste ne sera jamais autrequ’humain. Principe élaboré notamment, bien entendu, par Robert Antelme et PrimoLevi. Voir à ce propos Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot &Rivages, 1999.5. Sur l’iconographie de ces soustractions, voir Georges Didi-Huberman, « Commentdéchire-t-on la ressemblance ? », in Georges Bataille après tout, sous la dir. de DenisHollier, Paris, Belin, 1995, p. 101-123.

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Mais notons : il ne s’agit pas seulement de soustraction, alors. La figure(défigurée – intacte aussi) de l’homme chez Bataille demande plutôt qu’onla pense selon la structure qui est celle du sans de Blanchot dans l’explicationqu’en propose Derrida. À savoir : selon un rapport dans lequel l’identité destermes est troublée – à jamais interrompue – par la disjonction qu’introduitl’impossible manquement du terme à lui-même insinué par cet étrange motde sans. Derrida : « Si j’écris par exemple : l’eau sans eau, que se passe-t-il ?Ou encore, une réponse sans réponse ? Le même mot et la même choseparaissent enlevés à eux-mêmes, soustraits à leur référence et à leur identité,tout en continuant de se laisser traverser, dans leur vieux corps, vers un toutautre en eux dissimulé. Mais pas plus que dans “pas”, cette opération neconsiste à simplement priver ou nier, il s’en faut. Elle forme la trace ou le pasdu tout autre qui s’y agit, le re-trait du pas, et du pas sans pas. […] Le sansaura marché. Pas de sans. Et il aura investi le paléonyme d’un tout autre,archi-ancien, plus qu’ancien, abrité par le paléonyme mais sans rapport aveclui. Sans – trace de pas 6 » De paléonyme, il n’est sans doute pas de plusconsidérable que ce mot d’« homme ». L’homme de Bataille, qui est sonpropre effondrement (ainsi que la résistance qu’il y propose, et autre choseencore), qui est sans l’être, est – c’est ce que je vais essayer de suggérer – àcomprendre à partir de cette structure. L’homme – sans.

Nature humaineDans les derniers mots de son témoignage en 1956 au procès intenté à

Jean-Jacques Pauvert pour avoir édité des livres de Sade, Bataille affirme :« Je dois dire que j’ai une confiance assez grande dans la nature humaine »(Œ.C., t. XII, p. 456) 7. Bataille est-il sérieux ? Il est clair qu’il dit ce qu’il

les plus célèbres : « l’homme sans » : qualités (Musil), postérité (Stifter). Maiségalement : contenu (Agamben), image (Agnès Minazzoli)3. Ensuite : avenir,bras, cheveux, cœur, Dieu (et dieux), douleur (et douleurs), figure, frontière(et frontières), histoire, larmes, masque, mémoire, merci, mots, nom (àplusieurs reprises), passé, peur, pitié, rire, souci, tête, visage (à plusieursreprises), voix. Et j’en passe. Dans la plupart des cas, c’est l’individu quevise ce mot d’« homme » (dans l’allemand de Musil, c’est de Mann et nonpas de Mensch qu’il s’agit) : mais la fréquence de cette occurrence, ainsi quela prépondérance de qualités censées constituer le « propre de l’homme »(avenir, Dieu, mémoire, mots, nom, rire, visage, etc.), laisse penser qu’àtravers l’individu, et selon une synecdoque profondément romanesque, ily va bien de l’espèce. Le propre de l’homme consisterait ainsi, peut-être,en son exposition à la soustraction de ce qui lui est propre 4.

Ce que savait déjà tout lecteur de Bataille. D’Acéphale à Van Gogh, dela folle déchirure de l’œil pinéal aux mutilations du supplice dit « des centmorceaux », au long de l’œuvre les soustractions se multiplient qui ont pourbut de crier une anthropologie de l’insuffisance, de fonder par impossibleune vision de l’homme dans les moments les plus extrêmes de laquelle celui-ci ne serait plus que la somme de tout ce qui, en lui, ne lui appartient pas5.C’est bien connu. Pour anticiper, disons tout de suite que, pour Bataille, làoù il est question de l’homme ainsi conçu, il s’agit de l’homme sans l’homme.

6. Jacques Derrida, Parages, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Galilée, 2003,p. 84-85. Puisqu’il est ici question de « l’homme sans », renvoyons aussi à la descrip-tion de Derrida par René Major comme « Un Homme sans alibi » (dans le numéro desCahiers de l’Herne qui lui est consacré, Paris, Éditions de l’Herne, 2004, p. 312-317) ;la phrase « sans alibi » a ses origines dans la conférence prononcée par Derrida auxÉtats Généraux de la psychanalyse en 2000 et publiée comme États d’âme de la psy-chanalyse, Paris, Galilée, 2000. La structure du sans est également commentée parAgnès Minazzoli, op. cit., p. 130, p. 207.7. Les références aux Œuvres complètes de Bataille (12 vol., Paris, Gallimard, 1970-1988) sont données entre parenthèses dans le texte.

3. Giorgio Agamben, L’Homme sans contenu, Saulxures, Circé, 1996 ; AgnèsMinazzoli, L’Homme sans image, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Je tiens à reconnaître le rôle important qu’ont joué les analyses d’Agnès Minazzoli, quiaboutissent à la vision d’un « homme sans qualités » indéfini mais qui persiste, dans ledéveloppement de ce que j’avance ici au sujet de Bataille.4. Il convient peut-être d’observer ici que dans cette façon de penser l’humanité, estrecelé aussi le principe d’une résistance à toute soustraction qui se voudrait déshuma-nisante : aussi extrême que soit la soustraction, ce qui reste ne sera jamais autrequ’humain. Principe élaboré notamment, bien entendu, par Robert Antelme et PrimoLevi. Voir à ce propos Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot &Rivages, 1999.5. Sur l’iconographie de ces soustractions, voir Georges Didi-Huberman, « Commentdéchire-t-on la ressemblance ? », in Georges Bataille après tout, sous la dir. de DenisHollier, Paris, Belin, 1995, p. 101-123.

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partie cet affrontement – pour ensuite buter sur tout ce qu’il n’arrive pasà prendre en compte.

C’est dans le « Dossier de l’œil pinéal » qu’on peut lire l’affirmationsuivante, explicite, de cette volonté de rabaissement : « Rien n’est pluséblouissant, en effet, pour un homme sans égards, que de voir – même d’unefaçon tout à fait symbolique – l’être humain, respectable et solennel,déshonoré et ravalé à rien par ses propres cris » (Œ.C., t. II, p. 44). Quelquesannées plus tard, déformant une citation de Gide, Bataille écrira : « J’ail’inébranlable conviction que, quoi qu’il advienne, ce qui prive l’hommede valeur, son déshonneur et son indignité, l’emporte, doit l’emporter surtout le reste, mérite que tout le reste lui soit subordonné et au besoinsacrifié » (Œ.C., t. XI, p. 130). La « nature humaine » – dans la mesure oùcelle-ci se donnerait pour respectable – est ainsi à refuser, comme l’indiqueclairement le remarquable article de Documents, « Figure humaine ». Ils’agit dans cet article de l’horreur qu’inspire à Bataille la contemplation de« telle noce provinciale photographiée il y a quelque vingt-cinq ans » (Œ.C.,t. I, p. 182 ; la photographie est reproduite à la fin de ce volume). Lamonstruosité – banale – dont fait preuve aux yeux du jeune homme qui leregarde le groupe ici représenté lui rend impossible toute croyance à une« nature humaine » : « La croyance à l’existence de cette nature suppose en effet la permanence de certaines qualités éminentes et, en général, d’une manière d’être par rapport à laquelle le groupe représenté sur cettephotographie est monstrueux sans démence. » (Œ.C. t. I, p. 182). Il ne fautpas voir dans ce groupe une simple aberration par rapport à l’espèce : « S’ils’agissait d’une dégradation en quelque sorte pathologique, c’est-à-dire d’unaccident qu’il serait possible et nécessaire de réduire, le principe de l’hommeserait réservé » (idem). C’est plutôt que la rupture historique qu’introduitentre les générations le dégoût provoqué par l’une chez l’autre, suggèrequ’« une juxtaposition de monstres qui s’engendreraient incompatibles seraitsubstituée à la continuité prétendue de notre nature » (idem) 10.

Ce qu’il y a à refuser dans la « nature humaine », donc, selon Bataille :qu’elle soit « permanente » ; qu’elle se compose de « qualités éminentes ».« L’obsession de la métamorphose », par exemple, qui veut qu’« un homme

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est nécessaire de dire : cette « confiance » lui permet de croire que la simplelecture des livres de Sade ne suffira pas pour que qui les lit s’adonne à larépétition des actes qu’ils décrivent 8. Il serait sans doute abusif d’accorderà cette phrase stratégique un rôle d’emblème qu’elle ne mérite surtout pas.Il n’est cependant pas inintéressant de la laisser résonner un instant. Bataillecroyait-il à l’existence d’une nature humaine ? Tout porte à le nier : ladéchéance irrémédiable qu’il inflige à la dignité humaine se veut trèsprécisément la ruine de toute croyance pareille. Et à juste titre : les désastresde l’histoire ayant révélé la naïveté ou la malhonnêteté de qui voudraitmaintenir la flatteuse illusion de cette dignité à l’exclusion d’une violence,d’une cruauté déchaînées qu’elle reléguerait abusivement au rang del’« inhumain 9 ». Deux observations sont toutefois ici nécessaires. D’abord,que le rabaissement ainsi opéré sur la nature humaine conçue commedignité n’en constitue pas moins ce qu’il n’est pas possible, vu la façon dontBataille l’élabore, de ne pas appeler une nature humaine. (Mais tout dépenddu sens qu’il est – ou qu’il n’est pas – possible de donner à cette notionsuite à ce rabaissement. J’y reviendrai tout de suite.) Ensuite, et c’est plusgrave, que ce rabaissement n’efface nullement tout ce que, sous ce nom de nature humaine, on entendait par valeur morale, honnêteté, décence,etc. ; et qu’il ne veut nullement dire que, à cet ensemble qu’il tenait aussià ruiner, Bataille n’accordât – comme terme positif, parfois – la valeurd’« humanité ». Il ne s’agit pas de minimiser la force de cet attentat : il s’agitde bien voir l’anthropologie qu’il commande. Que, chez Bataille, s’affron-tent limites et excès, possible et impossible est une idée aussi évidentequ’elle est potentiellement abusive de par son évidence même : il ne s’agitpas d’un rapport plat, symétrique, mais bien plutôt d’une interruption,d’un agacement incessants. Il faudra d’abord suivre les inflexions d’unvocabulaire de l’homme, de l’humain, à travers lesquelles s’articule en

8. Voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, nouvelle édition augmentée,Paris, Gallimard, 1992, p. 582.9. Voir surtout l’article de Bataille sur Les Jours de notre mort de David Rousset,« Réflexions sur le bourreau et la victime » (Œ.C., t. XI, p. 262-267) ; et, à ce sujet,Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 437-442. Il s’agit de la révélation que, comme l’écritAgamben, « l’homme porte en soi le sceau de l’inhumain, que son esprit contient en soncentre la blessure du non-esprit, du chaos non-humain, atrocement livré à son êtrecapable de tout » (Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 99). 10. Voir au sujet de cet article, Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 153.

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partie cet affrontement – pour ensuite buter sur tout ce qu’il n’arrive pasà prendre en compte.

C’est dans le « Dossier de l’œil pinéal » qu’on peut lire l’affirmationsuivante, explicite, de cette volonté de rabaissement : « Rien n’est pluséblouissant, en effet, pour un homme sans égards, que de voir – même d’unefaçon tout à fait symbolique – l’être humain, respectable et solennel,déshonoré et ravalé à rien par ses propres cris » (Œ.C., t. II, p. 44). Quelquesannées plus tard, déformant une citation de Gide, Bataille écrira : « J’ail’inébranlable conviction que, quoi qu’il advienne, ce qui prive l’hommede valeur, son déshonneur et son indignité, l’emporte, doit l’emporter surtout le reste, mérite que tout le reste lui soit subordonné et au besoinsacrifié » (Œ.C., t. XI, p. 130). La « nature humaine » – dans la mesure oùcelle-ci se donnerait pour respectable – est ainsi à refuser, comme l’indiqueclairement le remarquable article de Documents, « Figure humaine ». Ils’agit dans cet article de l’horreur qu’inspire à Bataille la contemplation de« telle noce provinciale photographiée il y a quelque vingt-cinq ans » (Œ.C.,t. I, p. 182 ; la photographie est reproduite à la fin de ce volume). Lamonstruosité – banale – dont fait preuve aux yeux du jeune homme qui leregarde le groupe ici représenté lui rend impossible toute croyance à une« nature humaine » : « La croyance à l’existence de cette nature suppose en effet la permanence de certaines qualités éminentes et, en général, d’une manière d’être par rapport à laquelle le groupe représenté sur cettephotographie est monstrueux sans démence. » (Œ.C. t. I, p. 182). Il ne fautpas voir dans ce groupe une simple aberration par rapport à l’espèce : « S’ils’agissait d’une dégradation en quelque sorte pathologique, c’est-à-dire d’unaccident qu’il serait possible et nécessaire de réduire, le principe de l’hommeserait réservé » (idem). C’est plutôt que la rupture historique qu’introduitentre les générations le dégoût provoqué par l’une chez l’autre, suggèrequ’« une juxtaposition de monstres qui s’engendreraient incompatibles seraitsubstituée à la continuité prétendue de notre nature » (idem) 10.

Ce qu’il y a à refuser dans la « nature humaine », donc, selon Bataille :qu’elle soit « permanente » ; qu’elle se compose de « qualités éminentes ».« L’obsession de la métamorphose », par exemple, qui veut qu’« un homme

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est nécessaire de dire : cette « confiance » lui permet de croire que la simplelecture des livres de Sade ne suffira pas pour que qui les lit s’adonne à larépétition des actes qu’ils décrivent 8. Il serait sans doute abusif d’accorderà cette phrase stratégique un rôle d’emblème qu’elle ne mérite surtout pas.Il n’est cependant pas inintéressant de la laisser résonner un instant. Bataillecroyait-il à l’existence d’une nature humaine ? Tout porte à le nier : ladéchéance irrémédiable qu’il inflige à la dignité humaine se veut trèsprécisément la ruine de toute croyance pareille. Et à juste titre : les désastresde l’histoire ayant révélé la naïveté ou la malhonnêteté de qui voudraitmaintenir la flatteuse illusion de cette dignité à l’exclusion d’une violence,d’une cruauté déchaînées qu’elle reléguerait abusivement au rang del’« inhumain 9 ». Deux observations sont toutefois ici nécessaires. D’abord,que le rabaissement ainsi opéré sur la nature humaine conçue commedignité n’en constitue pas moins ce qu’il n’est pas possible, vu la façon dontBataille l’élabore, de ne pas appeler une nature humaine. (Mais tout dépenddu sens qu’il est – ou qu’il n’est pas – possible de donner à cette notionsuite à ce rabaissement. J’y reviendrai tout de suite.) Ensuite, et c’est plusgrave, que ce rabaissement n’efface nullement tout ce que, sous ce nom de nature humaine, on entendait par valeur morale, honnêteté, décence,etc. ; et qu’il ne veut nullement dire que, à cet ensemble qu’il tenait aussià ruiner, Bataille n’accordât – comme terme positif, parfois – la valeurd’« humanité ». Il ne s’agit pas de minimiser la force de cet attentat : il s’agitde bien voir l’anthropologie qu’il commande. Que, chez Bataille, s’affron-tent limites et excès, possible et impossible est une idée aussi évidentequ’elle est potentiellement abusive de par son évidence même : il ne s’agitpas d’un rapport plat, symétrique, mais bien plutôt d’une interruption,d’un agacement incessants. Il faudra d’abord suivre les inflexions d’unvocabulaire de l’homme, de l’humain, à travers lesquelles s’articule en

8. Voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, nouvelle édition augmentée,Paris, Gallimard, 1992, p. 582.9. Voir surtout l’article de Bataille sur Les Jours de notre mort de David Rousset,« Réflexions sur le bourreau et la victime » (Œ.C., t. XI, p. 262-267) ; et, à ce sujet,Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 437-442. Il s’agit de la révélation que, comme l’écritAgamben, « l’homme porte en soi le sceau de l’inhumain, que son esprit contient en soncentre la blessure du non-esprit, du chaos non-humain, atrocement livré à son êtrecapable de tout » (Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 99). 10. Voir au sujet de cet article, Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 153.

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sait bien que l’essence de l’homme tel que Bataille le pense résiderait entout ce qui ne se laisserait pas regrouper sous le concept d’essence tel qu’ons’imaginait le comprendre (en tout ce qui demeure étranger à la versionrespectable de la nature humaine qu’il faut refuser). Ainsi, de la préface àSur Nietzsche : « Il est dans l’essence de l’homme un mouvement violent,voulant l’autonomie, la liberté de l’être. » (Œ.C., t. VI, p. 13) Ce mouvementsouverain nous appartient, essentiellement ; il n’en est pas moinsincompatible avec tout ce dont nous pourrions nous réclamer en tant queles êtres humains que nous croyons être. En 1956, Bataille évoquait « cettemobilité intérieure, infiniment trouble, qui est le propre de l’homme »(Œ.C., t. XII, p. 395) ; et c’est en 1950, dans la « Lettre à René Char » surle rôle de l’écrivain, qu’il donnait cette formulation paradoxale etjustement, pour cette raison, on ne peut plus exacte : « C’est en lui, c’estpar lui que l’homme apprend qu’à jamais il demeure insaisissable, étantessentiellement imprévisible, et que la connaissance doit finalement serésoudre dans la simplicité de l’émotion. » (Œ.C., t. XII, p. 23)

L’essence de l’homme bataillien, c’est donc bien entendu que – « étantessentiellement imprévisible » – il n’en a pas. L’être de l’homme ne seraitdéfinissable qu’à partir de tout ce qui y échappe : dans la formule devenuecélèbre, « l’homme est ce qui lui manque » (Œ.C., t. II, p. 419). Mais ilfaudrait ici résister à deux tentations qui se présentent. La première :s’imaginer que l’absence de cette essence ne serait qu’une ruse dialectique,un moyen par lequel elle se maintiendrait dans et par cette absence même(qui n’en serait qu’apparente). Dans l’article « Figure humaine », déjà,Bataille critiquait cette façon formelle de récupérer l’absence (qui permetde n’avoir pas à la penser) : « Il est temps de constater que les plus criantesrévoltes se sont trouvées récemment à la merci de propositions aussi superfi-cielles que celle qui donne l’absence de rapport comme un autre rapport »(Œ.C., t. I, p. 183) 11. La deuxième, moins évidente sans doute : s’imaginerque l’absence de cette essence nous exempte de la nécessité de penser celle-ci – cette essence. Car ce n’est pas, pour Bataille, qu’il n’y ait pas uneessence de l’homme. C’est que cette essence conteste, en tant qu’essence,

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au milieu des autres, dans un appartement, se jette à plat ventre et va mangerla pâtée du chien », aura obligé cet homme « à se départir tout à coup desgestes et des attitudes exigées par la nature humaine » (Œ.C., t. I, p. 208).Si Bataille s’en prend à ces « qualités éminentes » cependant (ce qu’il ne faitpas toujours, on le verra), la permanence finalement le trouble moins. Carce n’est pas toutes les natures humaines qu’il faut refuser : seulement cellequi se donne pour respectable. Ce sera aisément, en fait, que Bataille enappellera à cette notion de « nature humaine » pour signaler la vision del’homme qui lui tient à cœur : les exemples sont loin de manquer, même àcette époque. Également dans Documents, il écrira : « La simple analyse desrêves pourrait indiquer, enfin, que l’amusement est le besoin le plus criantet, bien entendu, le plus terrifiant de la nature humaine » (Œ.C., t. I, p. 235) ;dans le « Dossier de l’œil pinéal », on retrouve : « Je n’hésite pas, mêmeaujourd’hui, à écrire que ces premières considérations sur la position desvégétaux, des animaux et des hommes dans un système planétaire, loin dem’apparaître uniquement absurdes, peuvent être données comme la base detoute considération sur la nature humaine. » (Œ.C., t. II, p. 15-16) Il est uneessence de l’homme, pour Bataille, et qu’elle soit de nature à troubler lapossibilité même de sa propre formulation – j’y reviendrai – ne permet pasde ne pas reconnaître, d’abord, à quel point elle est, dans tous les sens dumot, essentielle. Bataille nous dit la vérité, fondamentale, et c’est sur cettenature humaine qu’il nous la dit. Ainsi en 1948, à propos du Rapport Kinsey :« Le terme de révolution sexuelle ne désigne pas une vague débauche, maisla reconnaissance, dans l’universelle débauche de tous les temps, d’une véritéfondamentale de l’homme. » (Œ.C., t. XI, p. 344) Plus de rupture historique :c’est d’une vérité fondamentale qu’il s’agit, universelle et permanente, et quecette vérité concerne la débauche ne saurait en ébranler l’aspect catégorique.Il est des hommes, et depuis qu’il en est, c’est ainsi qu’ils sont. « Et pourfinir ? On retrouvera cette vérité fondamentale, que les hommes aiment jouer,il leur en cuit mais c’est leur goût » (Œ.C., t. XI, p. 557) : jeu et débauche,dépense sans réserve, ainsi soient-ils.

Mais ce développement doit être atténué, bien entendu, et à deuxreprises. Ce n’est pas seulement ainsi que sont les hommes, pour Bataille ;et seraient-ils pour lui ainsi que cela ne suffirait pas (ne suffirait pas toutà fait) pour dire que oui, en effet, il y croyait, à une nature humaine.Prenons d’abord la deuxième de ces pistes, plus évidente sans doute. On

11. Une explication essentielle de cette critique est fournie par Denis Hollier : voir La Prise de la Concorde, Paris, Gallimard, 1974, p. 165-169.

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sait bien que l’essence de l’homme tel que Bataille le pense résiderait entout ce qui ne se laisserait pas regrouper sous le concept d’essence tel qu’ons’imaginait le comprendre (en tout ce qui demeure étranger à la versionrespectable de la nature humaine qu’il faut refuser). Ainsi, de la préface àSur Nietzsche : « Il est dans l’essence de l’homme un mouvement violent,voulant l’autonomie, la liberté de l’être. » (Œ.C., t. VI, p. 13) Ce mouvementsouverain nous appartient, essentiellement ; il n’en est pas moinsincompatible avec tout ce dont nous pourrions nous réclamer en tant queles êtres humains que nous croyons être. En 1956, Bataille évoquait « cettemobilité intérieure, infiniment trouble, qui est le propre de l’homme »(Œ.C., t. XII, p. 395) ; et c’est en 1950, dans la « Lettre à René Char » surle rôle de l’écrivain, qu’il donnait cette formulation paradoxale etjustement, pour cette raison, on ne peut plus exacte : « C’est en lui, c’estpar lui que l’homme apprend qu’à jamais il demeure insaisissable, étantessentiellement imprévisible, et que la connaissance doit finalement serésoudre dans la simplicité de l’émotion. » (Œ.C., t. XII, p. 23)

L’essence de l’homme bataillien, c’est donc bien entendu que – « étantessentiellement imprévisible » – il n’en a pas. L’être de l’homme ne seraitdéfinissable qu’à partir de tout ce qui y échappe : dans la formule devenuecélèbre, « l’homme est ce qui lui manque » (Œ.C., t. II, p. 419). Mais ilfaudrait ici résister à deux tentations qui se présentent. La première :s’imaginer que l’absence de cette essence ne serait qu’une ruse dialectique,un moyen par lequel elle se maintiendrait dans et par cette absence même(qui n’en serait qu’apparente). Dans l’article « Figure humaine », déjà,Bataille critiquait cette façon formelle de récupérer l’absence (qui permetde n’avoir pas à la penser) : « Il est temps de constater que les plus criantesrévoltes se sont trouvées récemment à la merci de propositions aussi superfi-cielles que celle qui donne l’absence de rapport comme un autre rapport »(Œ.C., t. I, p. 183) 11. La deuxième, moins évidente sans doute : s’imaginerque l’absence de cette essence nous exempte de la nécessité de penser celle-ci – cette essence. Car ce n’est pas, pour Bataille, qu’il n’y ait pas uneessence de l’homme. C’est que cette essence conteste, en tant qu’essence,

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au milieu des autres, dans un appartement, se jette à plat ventre et va mangerla pâtée du chien », aura obligé cet homme « à se départir tout à coup desgestes et des attitudes exigées par la nature humaine » (Œ.C., t. I, p. 208).Si Bataille s’en prend à ces « qualités éminentes » cependant (ce qu’il ne faitpas toujours, on le verra), la permanence finalement le trouble moins. Carce n’est pas toutes les natures humaines qu’il faut refuser : seulement cellequi se donne pour respectable. Ce sera aisément, en fait, que Bataille enappellera à cette notion de « nature humaine » pour signaler la vision del’homme qui lui tient à cœur : les exemples sont loin de manquer, même àcette époque. Également dans Documents, il écrira : « La simple analyse desrêves pourrait indiquer, enfin, que l’amusement est le besoin le plus criantet, bien entendu, le plus terrifiant de la nature humaine » (Œ.C., t. I, p. 235) ;dans le « Dossier de l’œil pinéal », on retrouve : « Je n’hésite pas, mêmeaujourd’hui, à écrire que ces premières considérations sur la position desvégétaux, des animaux et des hommes dans un système planétaire, loin dem’apparaître uniquement absurdes, peuvent être données comme la base detoute considération sur la nature humaine. » (Œ.C., t. II, p. 15-16) Il est uneessence de l’homme, pour Bataille, et qu’elle soit de nature à troubler lapossibilité même de sa propre formulation – j’y reviendrai – ne permet pasde ne pas reconnaître, d’abord, à quel point elle est, dans tous les sens dumot, essentielle. Bataille nous dit la vérité, fondamentale, et c’est sur cettenature humaine qu’il nous la dit. Ainsi en 1948, à propos du Rapport Kinsey :« Le terme de révolution sexuelle ne désigne pas une vague débauche, maisla reconnaissance, dans l’universelle débauche de tous les temps, d’une véritéfondamentale de l’homme. » (Œ.C., t. XI, p. 344) Plus de rupture historique :c’est d’une vérité fondamentale qu’il s’agit, universelle et permanente, et quecette vérité concerne la débauche ne saurait en ébranler l’aspect catégorique.Il est des hommes, et depuis qu’il en est, c’est ainsi qu’ils sont. « Et pourfinir ? On retrouvera cette vérité fondamentale, que les hommes aiment jouer,il leur en cuit mais c’est leur goût » (Œ.C., t. XI, p. 557) : jeu et débauche,dépense sans réserve, ainsi soient-ils.

Mais ce développement doit être atténué, bien entendu, et à deuxreprises. Ce n’est pas seulement ainsi que sont les hommes, pour Bataille ;et seraient-ils pour lui ainsi que cela ne suffirait pas (ne suffirait pas toutà fait) pour dire que oui, en effet, il y croyait, à une nature humaine.Prenons d’abord la deuxième de ces pistes, plus évidente sans doute. On

11. Une explication essentielle de cette critique est fournie par Denis Hollier : voir La Prise de la Concorde, Paris, Gallimard, 1974, p. 165-169.

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et son consentement à l’existence de ce domaine, voire l’amour qu’il luivoue. De la suppression des considérations d’avenir qu’impose la sensualité,Bataille écrit : « À vrai dire, cet état d’heureuse disponibilité n’est pasconcevable humainement. La nature humaine ne peut comme telle rejeterle souci de l’avenir : les états où cette préoccupation ne nous touche plus sontau-dessus ou au-dessous de l’homme. » (idem, p. 54) C’est-à-dire : l’hommese situe au-dessus ou au-dessous de lui-même – de ce qu’il est humainement.Quelques pages plus loin dans Sur Nietzsche : « Que suis-je d’ailleurs ?Inscrit dans les limites humaines, je ne puis que sans cesse disposer de mavolonté d’agir. » (idem, p. 58). Ainsi soit-il : « Il en est ainsi. Chaque hommeest occupé à tuer l’homme en lui » (idem, p. 115) ; ou bien, d’un accent moinsmélancolique : « Il n’est personne qui ne fonde sa conduite sur l’antinomiedes moments voluptueux et de la vie organisée humainement. » (idem,p. 434). Quand je suis, humainement, je ne puis que nier l’homme(l’impossible) que je suis. Être humain : l’être sans l’homme. Bataille leméprise, ce monde de l’humain, affirme que ce monde mérite d’êtresubordonné aux irruptions de ce dont il s’efforce d’oublier qu’il constituece qu’il est ; il l’accepte aussi. L’aime, même : « En vérité, l’homme est à lamesure du tout possible ou plutôt l’impossible est sa seule mesure […]. Maisces pensées désignent un sommet, et vivrait-on dans ses parages, on n’auraitpas pour autant lâché cette vie humaine, qui subsiste, et qui, aperçuetotalement, est belle et admirable et digne d’être aimée. » (Œ.C., t. XI, p. 185)« En chaque domaine », écrit Bataille, il faut considérer, d’un côté, « unemoyenne accessible en général » ; de l’autre, le sommet : « Humainement,de ces considérations opposées, ni l’une ni l’autre ne peut être éliminée. »(Œ.C., t. VI, p. 122) Qu’il soit ici question d’acceptation ne veut nullementdire que le rapport se réduise à la seule symétrie : il ne s’agit que d’accepterl’interférence, l’irritation, d’affirmer une anthropologie trouée, dont le ouià l’existence humaine dans sa totalité exige l’affirmation de l’humain jusquedans sa volonté, aussi essentielle que futile, de nier ce qu’il est. S’il faut penserl’homme de Bataille selon cette logique du sans, c’est donc en partie dansla mesure où ce sans se fait récursif : l’être humain, pour Bataille, c’est à lafois l’homme sans l’homme et l’humain sans cet homme sans l’homme.

Mais ce n’est pas tout. Ces dimensions se frottent l’une contre l’autre– et « Il subsiste un déchet » (Œ.C., t. VI, p. 307).

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tout ce qui se laisse penser comme telle. Il faudrait alors s’efforcer depenser la « vérité fondamentale » de l’homme, son essence, la « naturehumaine », selon la logique de l’association disjonctive du sans décrite ci-dessus. L’essence sans essence de l’humain n’en impliquerait ni ladisparition ni la permanence, mais une manière d’être tout autre qui seraitcelle de la trace, du vestige 12. L’humain ne se donnerait que dans sonretrait ; mais dans ce retrait, il se donnerait (mais ne se donnerait que…,etc.). Il est clair que cette logique est aussi celle qui commande les débatsautour du « mysticisme » de Bataille, et que c’est sa structure – quoiquedans une version plus fiévreuse – que vise la notion d’« athéologie 13 ». Àquoi correspond peut-être, ici, ce que Bataille appelle son « anthropo-morphisme déchiré » (Œ.C., t. VI, p. 295). Il s’agirait, dans cette conception,de « L’homme à la mesure de l’impossible – qu’il est » (idem, p. 381), de« créer un possible (humain) à la mesure de l’impossible » (idem, p. 479).C’est sur l’homme déchiré, sur la déchirure qu’il est, qu’il faudrait s’aligner.Ce qui perpétue l’homme – sans l’homme. Des bribes d’humanisme –disparates, dérisoires, tout au plus – semblent demeurer, ne serait-ce quesous la forme indéterminée de l’interrogation : « Puis-je tenir riend’humain pour étranger à moi ? » (idem, p. 49) Quelque chose – del’humain ? mais sans l’être – reste.

Mais, rappelons-le : ce n’était là que la deuxième des objections qu’ilfallait soulever contre la notion d’une croyance bataillienne à une « naturehumaine » d’essence violente. Que pour Bataille l’homme soit – essentiel-lement – la déchirure qui le prive d’essence (qu’il soit l’homme sansl’homme) ne suffit pas tout à fait pour atténuer, comme il le faut, laproposition selon laquelle Bataille serait muni d’une notion opérationnellede « nature humaine » fondée, comme si c’était possible, dans cette déchiruremême. Car l’homme, pour Bataille, n’est pas seulement cette déchirure. Ilest aussi tout ce qui y résiste. Lorsque Bataille usera de l’adverbehumainement, par exemple – et il en use assez souvent –, ce sera en effetpour signaler à la fois le domaine des lois, des conventions, de la morale(bref, tout ce qu’il fallait subordonner à l’impossible qu’est l’être humain)

12. Comme le dit Hollier, l’homme chez Bataille se trouve ainsi inscrit « en dehors dela logique identitaire » (La Prise de la Concorde, op. cit., p. 236).13. Voir à ce sujet Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 366-370.

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et son consentement à l’existence de ce domaine, voire l’amour qu’il luivoue. De la suppression des considérations d’avenir qu’impose la sensualité,Bataille écrit : « À vrai dire, cet état d’heureuse disponibilité n’est pasconcevable humainement. La nature humaine ne peut comme telle rejeterle souci de l’avenir : les états où cette préoccupation ne nous touche plus sontau-dessus ou au-dessous de l’homme. » (idem, p. 54) C’est-à-dire : l’hommese situe au-dessus ou au-dessous de lui-même – de ce qu’il est humainement.Quelques pages plus loin dans Sur Nietzsche : « Que suis-je d’ailleurs ?Inscrit dans les limites humaines, je ne puis que sans cesse disposer de mavolonté d’agir. » (idem, p. 58). Ainsi soit-il : « Il en est ainsi. Chaque hommeest occupé à tuer l’homme en lui » (idem, p. 115) ; ou bien, d’un accent moinsmélancolique : « Il n’est personne qui ne fonde sa conduite sur l’antinomiedes moments voluptueux et de la vie organisée humainement. » (idem,p. 434). Quand je suis, humainement, je ne puis que nier l’homme(l’impossible) que je suis. Être humain : l’être sans l’homme. Bataille leméprise, ce monde de l’humain, affirme que ce monde mérite d’êtresubordonné aux irruptions de ce dont il s’efforce d’oublier qu’il constituece qu’il est ; il l’accepte aussi. L’aime, même : « En vérité, l’homme est à lamesure du tout possible ou plutôt l’impossible est sa seule mesure […]. Maisces pensées désignent un sommet, et vivrait-on dans ses parages, on n’auraitpas pour autant lâché cette vie humaine, qui subsiste, et qui, aperçuetotalement, est belle et admirable et digne d’être aimée. » (Œ.C., t. XI, p. 185)« En chaque domaine », écrit Bataille, il faut considérer, d’un côté, « unemoyenne accessible en général » ; de l’autre, le sommet : « Humainement,de ces considérations opposées, ni l’une ni l’autre ne peut être éliminée. »(Œ.C., t. VI, p. 122) Qu’il soit ici question d’acceptation ne veut nullementdire que le rapport se réduise à la seule symétrie : il ne s’agit que d’accepterl’interférence, l’irritation, d’affirmer une anthropologie trouée, dont le ouià l’existence humaine dans sa totalité exige l’affirmation de l’humain jusquedans sa volonté, aussi essentielle que futile, de nier ce qu’il est. S’il faut penserl’homme de Bataille selon cette logique du sans, c’est donc en partie dansla mesure où ce sans se fait récursif : l’être humain, pour Bataille, c’est à lafois l’homme sans l’homme et l’humain sans cet homme sans l’homme.

Mais ce n’est pas tout. Ces dimensions se frottent l’une contre l’autre– et « Il subsiste un déchet » (Œ.C., t. VI, p. 307).

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tout ce qui se laisse penser comme telle. Il faudrait alors s’efforcer depenser la « vérité fondamentale » de l’homme, son essence, la « naturehumaine », selon la logique de l’association disjonctive du sans décrite ci-dessus. L’essence sans essence de l’humain n’en impliquerait ni ladisparition ni la permanence, mais une manière d’être tout autre qui seraitcelle de la trace, du vestige 12. L’humain ne se donnerait que dans sonretrait ; mais dans ce retrait, il se donnerait (mais ne se donnerait que…,etc.). Il est clair que cette logique est aussi celle qui commande les débatsautour du « mysticisme » de Bataille, et que c’est sa structure – quoiquedans une version plus fiévreuse – que vise la notion d’« athéologie 13 ». Àquoi correspond peut-être, ici, ce que Bataille appelle son « anthropo-morphisme déchiré » (Œ.C., t. VI, p. 295). Il s’agirait, dans cette conception,de « L’homme à la mesure de l’impossible – qu’il est » (idem, p. 381), de« créer un possible (humain) à la mesure de l’impossible » (idem, p. 479).C’est sur l’homme déchiré, sur la déchirure qu’il est, qu’il faudrait s’aligner.Ce qui perpétue l’homme – sans l’homme. Des bribes d’humanisme –disparates, dérisoires, tout au plus – semblent demeurer, ne serait-ce quesous la forme indéterminée de l’interrogation : « Puis-je tenir riend’humain pour étranger à moi ? » (idem, p. 49) Quelque chose – del’humain ? mais sans l’être – reste.

Mais, rappelons-le : ce n’était là que la deuxième des objections qu’ilfallait soulever contre la notion d’une croyance bataillienne à une « naturehumaine » d’essence violente. Que pour Bataille l’homme soit – essentiel-lement – la déchirure qui le prive d’essence (qu’il soit l’homme sansl’homme) ne suffit pas tout à fait pour atténuer, comme il le faut, laproposition selon laquelle Bataille serait muni d’une notion opérationnellede « nature humaine » fondée, comme si c’était possible, dans cette déchiruremême. Car l’homme, pour Bataille, n’est pas seulement cette déchirure. Ilest aussi tout ce qui y résiste. Lorsque Bataille usera de l’adverbehumainement, par exemple – et il en use assez souvent –, ce sera en effetpour signaler à la fois le domaine des lois, des conventions, de la morale(bref, tout ce qu’il fallait subordonner à l’impossible qu’est l’être humain)

12. Comme le dit Hollier, l’homme chez Bataille se trouve ainsi inscrit « en dehors dela logique identitaire » (La Prise de la Concorde, op. cit., p. 236).13. Voir à ce sujet Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 366-370.

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encore dans cette figure d’innommable de la pleine humanité. Déchet, oui :mais conforme au double manquement de l’humain à lui-même que nousavons déjà vu et, comme tel, faux déchet. Il en est un autre, voisin de cepremier, mais plus troublant puisque plus doux.

Car, nouveau paradoxe de ce vocabulaire bataillien de l’humain : c’esten se solidarisant avec ces misérables – déchus au-dessous de l’humanité –qu’on fait preuve d’une humanité qui ne serait pas seulement une dérisoireréaction de défense, mais authentiquement valeur positive. Chez Céline,par exemple : « Ce qui isole Voyage au bout de la nuit et lui donne sa signifi-cation humaine, c’est l’échange de vie pratiqué avec ceux que la misèrerejette hors de l’humanité – échange de vie et de mort, de mort et dedéchéance : une certaine déchéance étant à la base de la fraternité quandla fraternité consiste à renoncer à des revendications et à une conscience troppersonnelles, afin de faire siennes les revendications et la conscience de lamisère, c’est-à-dire de l’existence du plus grand nombre. » (Œ.C., t. I, p. 322).Est aussi présent ici ce qu’il faut bel et bien appeler une éthique : « Je tienspour essentiel de toujours me tenir à hauteur d’homme […]. Si je n’étaismoi-même au niveau d’un ouvrier, je sentirais mon élévation prétenduecomme une impuissance. Je sens ces choses dans les cafés, les rues, les lieuxpublics… Je juge physiquement des êtres auxquels je m’assemble : ils nepeuvent être au-dessous ni au-dessus. Je diffère d’un ouvrier profondément,mais le sentiment d’immanence que j’ai lui parlant (si la sympathie nousunit) est le signe indiquant ma place en ce monde : celle de la vague entreles vagues » (Œ.C., t. III, p. 548). Pas d’héroïsme, cependant, dans cetteétrange fraternité : le misérable nous renvoie à tout ce qui, en nous, nousdemeure inassimilable. Il en est d’abord sacré : « Ce qui donne une “horriblegrandeur” – inassimilable – à l’homme des bas-fonds de nos villes, n’estnullement étranger au caractère sacré. Au moins faut-il déterminer unecatégorie plus générale fondée sur l’équivalence d’un clochard de Londreset d’un outcast du Bengale » (Œ.C., t. XI, p. 60). Cet accent mis sur le sacrésignale clairement qu’il ne s’agit pas de s’attendrir sur le sort des misérables :c’est tout le contraire de l’alignement proposé. À la seule et hypocrite pitié,il faut substituer cette notion de la sympathie dans laquelle l’étymologieretrouve toute sa force (« celle de la vague entre les vagues ») : « Noussombrons si aisément dans la pitié, qui est souvent le prétexte de la haine.À ce prix, nous cessons de subir le jeu : le monde n’est plus ce lieu d’enchan-

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Versons dans le pathétique. Il ne faudra pas y demeurer ; c’est ce qu’exclutBataille, on le verra. Mais il ne faudra pas non plus manquer d’y passer.

L’humanité respectable n’exclut pas que la violence intérieure qu’ellenie : elle exclut également tous ceux dont la misère l’écœure, dont la misèreouvre justement sur cette déchirure, comme Bataille l’affirme dans unarticle qu’il consacre en 1951 au Molloy de Beckett 14. Le misérable qu’estMolloy nous révèle notre être, l’homme sans homme que nous sommes,« l’être enfin désemparé, l’entreprise, que nous sommes tous, à l’étatd’épave » (Œ.C., t. XII, p. 85). L’homme sans homme – et qui y aboutit ence qu’il est privé de la pleine humanité des interactions sociales : de lapossibilité de la conversation, par exemple, qui « nous éloignerait, nousrenvoyant à quelque apparence d’humanité, à autre chose qu’à cetteabsence d’humanité, qu’annonce l’épave se traînant dans la rue et quifascine » (Œ.C., t. XII, p. 86). S’il est l’homme sans homme que niel’humanité – « il est difficile en effet de prendre Molloy au mot s’il se ditpar hasard humain, puisqu’au sein de sa misère, il s’octroie monstrueu-sement l’incongruité, l’obscénité et l’indifférence morales que, malade descrupules et dans l’angoisse, toute l’humanité se refuse. » (Œ.C., t. XII, p. 90)–, Molloy, de par le vide qu’il est, commande cette humanité qui s’érigeen le niant : « Ainsi cette horrible figure se balançant douloureusement surses béquilles est la vérité dont nous sommes malades et qui ne nous suit pasmoins fidèlement que notre ombre nous suit : c’est cette figure même dontl’effroi commande nos gestes humains, nos attitudes droites et nos phrasesclaires. Et réciproquement cette figure est en quelque sorte cette inévitablefosse qui finira par attirer pour l’ensevelir cette parade de l’humanité : c’estl’oubli, l’impuissance… » (Œ.C., t. XII, p. 9315). L’homme sans homme, ruine

14. Sur cet article, voir Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 515-516.15. Dans un essai sur « L’Abjection et les formes misérables », Bataille va jusqu’à décrire– paradoxalement, extraordinairement – la souveraineté même comme une réponse à lamisère d’autrui : voir Œ.C., t. II, p. 218. Si le fait qu’il parle ici d’une classe de misérablessuffit déjà à distancier cette analyse de celle de l’article sur Molloy, le rapprochement estnéanmoins à faire dans la mesure où les misérables sont contraints de rater la pleine huma-nité : « C’est à juste titre que les riches insolents parlent de la bestialité des misérables : ilsont enlevé à ces déshérités la possibilité d’être des hommes. » (Œ.C., t. II, p. 219)

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encore dans cette figure d’innommable de la pleine humanité. Déchet, oui :mais conforme au double manquement de l’humain à lui-même que nousavons déjà vu et, comme tel, faux déchet. Il en est un autre, voisin de cepremier, mais plus troublant puisque plus doux.

Car, nouveau paradoxe de ce vocabulaire bataillien de l’humain : c’esten se solidarisant avec ces misérables – déchus au-dessous de l’humanité –qu’on fait preuve d’une humanité qui ne serait pas seulement une dérisoireréaction de défense, mais authentiquement valeur positive. Chez Céline,par exemple : « Ce qui isole Voyage au bout de la nuit et lui donne sa signifi-cation humaine, c’est l’échange de vie pratiqué avec ceux que la misèrerejette hors de l’humanité – échange de vie et de mort, de mort et dedéchéance : une certaine déchéance étant à la base de la fraternité quandla fraternité consiste à renoncer à des revendications et à une conscience troppersonnelles, afin de faire siennes les revendications et la conscience de lamisère, c’est-à-dire de l’existence du plus grand nombre. » (Œ.C., t. I, p. 322).Est aussi présent ici ce qu’il faut bel et bien appeler une éthique : « Je tienspour essentiel de toujours me tenir à hauteur d’homme […]. Si je n’étaismoi-même au niveau d’un ouvrier, je sentirais mon élévation prétenduecomme une impuissance. Je sens ces choses dans les cafés, les rues, les lieuxpublics… Je juge physiquement des êtres auxquels je m’assemble : ils nepeuvent être au-dessous ni au-dessus. Je diffère d’un ouvrier profondément,mais le sentiment d’immanence que j’ai lui parlant (si la sympathie nousunit) est le signe indiquant ma place en ce monde : celle de la vague entreles vagues » (Œ.C., t. III, p. 548). Pas d’héroïsme, cependant, dans cetteétrange fraternité : le misérable nous renvoie à tout ce qui, en nous, nousdemeure inassimilable. Il en est d’abord sacré : « Ce qui donne une “horriblegrandeur” – inassimilable – à l’homme des bas-fonds de nos villes, n’estnullement étranger au caractère sacré. Au moins faut-il déterminer unecatégorie plus générale fondée sur l’équivalence d’un clochard de Londreset d’un outcast du Bengale » (Œ.C., t. XI, p. 60). Cet accent mis sur le sacrésignale clairement qu’il ne s’agit pas de s’attendrir sur le sort des misérables :c’est tout le contraire de l’alignement proposé. À la seule et hypocrite pitié,il faut substituer cette notion de la sympathie dans laquelle l’étymologieretrouve toute sa force (« celle de la vague entre les vagues ») : « Noussombrons si aisément dans la pitié, qui est souvent le prétexte de la haine.À ce prix, nous cessons de subir le jeu : le monde n’est plus ce lieu d’enchan-

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Versons dans le pathétique. Il ne faudra pas y demeurer ; c’est ce qu’exclutBataille, on le verra. Mais il ne faudra pas non plus manquer d’y passer.

L’humanité respectable n’exclut pas que la violence intérieure qu’ellenie : elle exclut également tous ceux dont la misère l’écœure, dont la misèreouvre justement sur cette déchirure, comme Bataille l’affirme dans unarticle qu’il consacre en 1951 au Molloy de Beckett 14. Le misérable qu’estMolloy nous révèle notre être, l’homme sans homme que nous sommes,« l’être enfin désemparé, l’entreprise, que nous sommes tous, à l’étatd’épave » (Œ.C., t. XII, p. 85). L’homme sans homme – et qui y aboutit ence qu’il est privé de la pleine humanité des interactions sociales : de lapossibilité de la conversation, par exemple, qui « nous éloignerait, nousrenvoyant à quelque apparence d’humanité, à autre chose qu’à cetteabsence d’humanité, qu’annonce l’épave se traînant dans la rue et quifascine » (Œ.C., t. XII, p. 86). S’il est l’homme sans homme que niel’humanité – « il est difficile en effet de prendre Molloy au mot s’il se ditpar hasard humain, puisqu’au sein de sa misère, il s’octroie monstrueu-sement l’incongruité, l’obscénité et l’indifférence morales que, malade descrupules et dans l’angoisse, toute l’humanité se refuse. » (Œ.C., t. XII, p. 90)–, Molloy, de par le vide qu’il est, commande cette humanité qui s’érigeen le niant : « Ainsi cette horrible figure se balançant douloureusement surses béquilles est la vérité dont nous sommes malades et qui ne nous suit pasmoins fidèlement que notre ombre nous suit : c’est cette figure même dontl’effroi commande nos gestes humains, nos attitudes droites et nos phrasesclaires. Et réciproquement cette figure est en quelque sorte cette inévitablefosse qui finira par attirer pour l’ensevelir cette parade de l’humanité : c’estl’oubli, l’impuissance… » (Œ.C., t. XII, p. 9315). L’homme sans homme, ruine

14. Sur cet article, voir Surya, Georges Bataille, op. cit., p. 515-516.15. Dans un essai sur « L’Abjection et les formes misérables », Bataille va jusqu’à décrire– paradoxalement, extraordinairement – la souveraineté même comme une réponse à lamisère d’autrui : voir Œ.C., t. II, p. 218. Si le fait qu’il parle ici d’une classe de misérablessuffit déjà à distancier cette analyse de celle de l’article sur Molloy, le rapprochement estnéanmoins à faire dans la mesure où les misérables sont contraints de rater la pleine huma-nité : « C’est à juste titre que les riches insolents parlent de la bestialité des misérables : ilsont enlevé à ces déshérités la possibilité d’être des hommes. » (Œ.C., t. II, p. 219)

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Dans la lecture qu’il propose des Jours de notre mort de Rousset, parexemple, Bataille évoque ce qu’il appelle « la connaissance de la douleur ».La douleur, pour Bataille, est du côté de ce que j’ignore de moi-même, del’inassimilable qui est ce que je suis – que je refuse, humainement 17. Mais,authentiquement reconnue, elle donne sur la sympathie – sur cet autrehumain, résidu de cette opposition : « Mais enfin, la douleur est là, dontle dégoût nous détermine. Et la connaissance de la douleur possiblehumanise : c’est elle qui rend si tendre et si dur, si gai et si lourd de silence »(Œ.C., t. XI, p. 265). Ni la douleur (l’homme sans l’homme) ni le dégoûtqu’elle inspire (l’humain), la connaissance de la douleur est humaine en ceque, tendrement, elle tombe hors de cette opposition. Résidu de l’oppo-sition, la tendresse peut aussi bien la précéder : considérant la « tendressehumaine » évoquée par Lévi-Strauss de la part des Nambikwara, Batailleen fait ce qui, dans l’homme, déboucherait sur l’impossible du sacré : « cettetendresse naissante justement porte avec elle le problème qui n’a pas desolution : c’est l’être tendre en nous qui nourrit cette inquiétudeinguérissable, et dont, peut-être, nous ne voulons pas guérir, que nousappelons religieuse. » (Œ.C., t. XII, p. 392) « L’être tendre en nous » n’estpas l’impossible que nous sommes, n’est pas non plus l’humanité qui secrée en refusant cet impossible : mais il est collé à ces deux termes, indisso-ciablement, comme autre chose, autrement humain. Que fait d’ailleurs lemot de « tendre » dans la phrase suivante de la lettre à René Char ?Convoqué par celui de « misère », il interrompt l’évocation de l’impossibledont Bataille fait ici le chant lyrique (il n’est ni sot, ni criminel, ni sordide,ni égaré, ni enivré), sans pour autant se hisser jusqu’au possible – il restelà, enfin : « encore dans ses misères, ses sottises et ses crimes, l’humanitésordide ou tendre, et toujours égarée, me semble un défi enivrant. » (Œ.C.,t. XII, p. 20) Le tendre : ce qui, dans l’anthropologie trouée de Bataille, resteinassimilable aux deux pôles (l’homme sans l’homme, l’humain sans cethomme sans l’homme) dont cette anthropologie est faite. Ni l’un ni l’autre ;trace du passage de l’un et de l’autre, déchet. L’homme – sans.

Mais à l’égard de quoi est-on tendre, au juste ? À l’égard de l’humain– de tout ce qui, en lui, demeure irréductible, se dérobant à l’utile, au travail,

17. Cf. par exemple : « La somme de douleurs que détient un corps humain excéderait-elle l’excès que l’esprit conçoit ? Je le crois. » (Œ.C., t. XII, p. 218)

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tement, de terreur, c’est un champ d’activité que dominent le jugement, lediscours, le compte. Et la figure fuyante, immense, salace, inavouable toutentière de l’humanité nous échappe. C’est certes une déraison, comme lebuveur inconséquent, de subir le mouvement de la sympathie : cemouvement qui nous défait, nous désarme et nous enchante, à l’image dela vie ne nous laisse à la fin que la mort. Mais nous vivons assis sur le socledes lois, nous sommes moraux, la pitié ne cesse pas d’ordonner en nousl’activité salutaire du juge. Et pour la sympathie nous n’avons que le tempshors du temps de la fête : en principe, nous vivons sous le signe du malheur– aidés de la police et des prisons. » (Œ.C., t. XI, p. 224) Le « temps hors dutemps de la fête » serait le seul moment où nous nous adonnerions àl’homme sans homme que nous sommes – et ainsi que nous nous solida-riserions avec le misérable homme sans humanité des bas-fonds.

Que cette solidarité débouche sur la fête, montre assez qu’il ne s’agitnullement d’une idéalisation de la misère, ni de sa récupération dansquelque dialectique16. Mais ce mouvement de la sympathie, qui nous défaitmais n’en est pas moins configuré comme une valeur humaine puisquemoralement positive, nous met sur la piste de ce qui constitue le vraidéchet des élaborations batailliennes de ce qu’est l’être humain. Dans leurensemble, comme nous l’avons vu, ces élaborations peuvent se résumerpar la double formule de l’humain sans l’homme sans l’homme. Cettesympathie n’y trouve pas tout à fait sa place. Elle serait peut-être « lerésidu non attendu de l’opération » (Œ.C., t. VI, p. 294). Bataille lui confèreune certaine valeur morale, et ainsi la qualifie d’« humaine » (la « signifi-cation humaine » du livre de Céline) : elle ferait partie donc de cette pleinehumanité qui s’érige en niant l’épave que nous sommes. Mais elle est à lafois l’affirmation d’une solidarité irréductible avec cette même épavequ’elle ne dépasse donc pas. C’est le seul élément dans tout ce que Bataillepropose au sujet de l’être humain dans lequel ces deux régimes, au lieude former, en se contestant, son anthropologie trouée, s’enchevêtrentautour de ce qui n’a de place ni dans l’un ni dans l’autre. Comment le nommer, cet élément inassimilable ? Par le nom surprenant de – tendresse.

16. Sur la dialectisation de la misère, voir l’article important de Sylvère Lotringer, « LesMisérables », in Georges Bataille après tout, op. cit., p. 233-343.

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Dans la lecture qu’il propose des Jours de notre mort de Rousset, parexemple, Bataille évoque ce qu’il appelle « la connaissance de la douleur ».La douleur, pour Bataille, est du côté de ce que j’ignore de moi-même, del’inassimilable qui est ce que je suis – que je refuse, humainement 17. Mais,authentiquement reconnue, elle donne sur la sympathie – sur cet autrehumain, résidu de cette opposition : « Mais enfin, la douleur est là, dontle dégoût nous détermine. Et la connaissance de la douleur possiblehumanise : c’est elle qui rend si tendre et si dur, si gai et si lourd de silence »(Œ.C., t. XI, p. 265). Ni la douleur (l’homme sans l’homme) ni le dégoûtqu’elle inspire (l’humain), la connaissance de la douleur est humaine en ceque, tendrement, elle tombe hors de cette opposition. Résidu de l’oppo-sition, la tendresse peut aussi bien la précéder : considérant la « tendressehumaine » évoquée par Lévi-Strauss de la part des Nambikwara, Batailleen fait ce qui, dans l’homme, déboucherait sur l’impossible du sacré : « cettetendresse naissante justement porte avec elle le problème qui n’a pas desolution : c’est l’être tendre en nous qui nourrit cette inquiétudeinguérissable, et dont, peut-être, nous ne voulons pas guérir, que nousappelons religieuse. » (Œ.C., t. XII, p. 392) « L’être tendre en nous » n’estpas l’impossible que nous sommes, n’est pas non plus l’humanité qui secrée en refusant cet impossible : mais il est collé à ces deux termes, indisso-ciablement, comme autre chose, autrement humain. Que fait d’ailleurs lemot de « tendre » dans la phrase suivante de la lettre à René Char ?Convoqué par celui de « misère », il interrompt l’évocation de l’impossibledont Bataille fait ici le chant lyrique (il n’est ni sot, ni criminel, ni sordide,ni égaré, ni enivré), sans pour autant se hisser jusqu’au possible – il restelà, enfin : « encore dans ses misères, ses sottises et ses crimes, l’humanitésordide ou tendre, et toujours égarée, me semble un défi enivrant. » (Œ.C.,t. XII, p. 20) Le tendre : ce qui, dans l’anthropologie trouée de Bataille, resteinassimilable aux deux pôles (l’homme sans l’homme, l’humain sans cethomme sans l’homme) dont cette anthropologie est faite. Ni l’un ni l’autre ;trace du passage de l’un et de l’autre, déchet. L’homme – sans.

Mais à l’égard de quoi est-on tendre, au juste ? À l’égard de l’humain– de tout ce qui, en lui, demeure irréductible, se dérobant à l’utile, au travail,

17. Cf. par exemple : « La somme de douleurs que détient un corps humain excéderait-elle l’excès que l’esprit conçoit ? Je le crois. » (Œ.C., t. XII, p. 218)

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tement, de terreur, c’est un champ d’activité que dominent le jugement, lediscours, le compte. Et la figure fuyante, immense, salace, inavouable toutentière de l’humanité nous échappe. C’est certes une déraison, comme lebuveur inconséquent, de subir le mouvement de la sympathie : cemouvement qui nous défait, nous désarme et nous enchante, à l’image dela vie ne nous laisse à la fin que la mort. Mais nous vivons assis sur le socledes lois, nous sommes moraux, la pitié ne cesse pas d’ordonner en nousl’activité salutaire du juge. Et pour la sympathie nous n’avons que le tempshors du temps de la fête : en principe, nous vivons sous le signe du malheur– aidés de la police et des prisons. » (Œ.C., t. XI, p. 224) Le « temps hors dutemps de la fête » serait le seul moment où nous nous adonnerions àl’homme sans homme que nous sommes – et ainsi que nous nous solida-riserions avec le misérable homme sans humanité des bas-fonds.

Que cette solidarité débouche sur la fête, montre assez qu’il ne s’agitnullement d’une idéalisation de la misère, ni de sa récupération dansquelque dialectique16. Mais ce mouvement de la sympathie, qui nous défaitmais n’en est pas moins configuré comme une valeur humaine puisquemoralement positive, nous met sur la piste de ce qui constitue le vraidéchet des élaborations batailliennes de ce qu’est l’être humain. Dans leurensemble, comme nous l’avons vu, ces élaborations peuvent se résumerpar la double formule de l’humain sans l’homme sans l’homme. Cettesympathie n’y trouve pas tout à fait sa place. Elle serait peut-être « lerésidu non attendu de l’opération » (Œ.C., t. VI, p. 294). Bataille lui confèreune certaine valeur morale, et ainsi la qualifie d’« humaine » (la « signifi-cation humaine » du livre de Céline) : elle ferait partie donc de cette pleinehumanité qui s’érige en niant l’épave que nous sommes. Mais elle est à lafois l’affirmation d’une solidarité irréductible avec cette même épavequ’elle ne dépasse donc pas. C’est le seul élément dans tout ce que Bataillepropose au sujet de l’être humain dans lequel ces deux régimes, au lieude former, en se contestant, son anthropologie trouée, s’enchevêtrentautour de ce qui n’a de place ni dans l’un ni dans l’autre. Comment le nommer, cet élément inassimilable ? Par le nom surprenant de – tendresse.

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sans homme qu’humainement nous refusons, et que trahira tout gestepositif qui chercherait à donner une valeur humaine à ce moment desympathie : geste que je ne saurais pour autant ne pas esquisser. Reste, donc– que je m’en approche. Inutile, la tendresse – et trop peu. Heureusement.

à la réduction à l’état de chose. De tout ce qui, en lui, exige qu’on le traitecomme une fin et non pas comme un moyen18. De tout ce qui est souverain,donc. De l’animal, enfin : de ce qui reste en nous d’animal et qui refusel’asservissement humain de l’homme sans l’homme au royaume de l’utile.« Ainsi l’humanité dans le temps humain, anti-animal, du travail est-elleen nous ce qui nous réduit à des choses et l’animalité est alors ce qui gardeen nous la valeur d’une existence du sujet pour lui-même. » (Œ.C., t. XI,p. 354) L’homme, c’est l’animal qui persiste : l’humanité irréductible setrouverait dans l’animalité résistante qu’humainement nous supprimons19.Ce déchet animal vient heureusement ruiner le pathétique du tendre en ceque la sympathie dont est fait celui-ci peut difficilement éviter de retomberdans la morale. Il n’y a pas de « vrai déchet », évidemment. Il ne faut doncpas trop s’attarder dans le royaume larmoyant du tendre. Mais il ne fautpas non plus trop se garder – par quel excès de virilité ? – de la souillureque promet sa sentimentalité inavouable. Il s’agit de refuser la morale ?D’accord. Il s’agirait alors de s’engager – au nom de quelle morale 20 ?Rejeter la tendresse pour ce qu’elle a de morale, au nom d’une impossibleanimalité rebelle, non seulement fausserait cette animalité en l’élevant aurang d’un principe cohérent (humain) – un tel refus se méprendraitégalement sur cette tendresse qu’il entend bannir. Car du déchet qu’estaussi la tendresse, il faut se rappeler qu’il n’est pas fait d’autre chose qued’une fidélité humaine à l’homme sans homme qu’est le misérable – à l’irré-ductible déchet animal. Ce n’est que tendrement que je m’approche ensympathie de mes semblables, auxquels ne me lie que l’irréductible homme

18. La référence au vocabulaire de Kant est explicite par exemple dans l’article de 1951consacré à L’Homme révolté de Camus (Œ.C., t. XII, p. 163), ainsi que dans celui de1949 sur Simone Weil (Œ.C., t. XI, p. 541). Elle est très présente dans les écrits datantdu début des années cinquante.19. Voir à ce sujet Hollier, La Prise de la Concorde, op. cit., p. 176-179 ; et FrancisMarmande, « Puerta de la Carne. Bestialité de Bataille », in Georges Bataille après tout,op. cit., p. 283-92.20. La notion d’hypermorale ne répond pas à cette question : en ce qu’elle entendmettre en rapport – contestataire – la morale et tout ce qui la dépasse, elle la pose :« Même la volonté de dépassement prolonge sinon le désir de trouver le Bien, du moinsun souci de vérité morale, qui est en nous par excellence une passion inassouvie » (Œ.C.,t. XI, p. 198). Voir à ce propos Surya, Georges Bataille, op. cit.

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sans homme qu’humainement nous refusons, et que trahira tout gestepositif qui chercherait à donner une valeur humaine à ce moment desympathie : geste que je ne saurais pour autant ne pas esquisser. Reste, donc– que je m’en approche. Inutile, la tendresse – et trop peu. Heureusement.

à la réduction à l’état de chose. De tout ce qui, en lui, exige qu’on le traitecomme une fin et non pas comme un moyen18. De tout ce qui est souverain,donc. De l’animal, enfin : de ce qui reste en nous d’animal et qui refusel’asservissement humain de l’homme sans l’homme au royaume de l’utile.« Ainsi l’humanité dans le temps humain, anti-animal, du travail est-elleen nous ce qui nous réduit à des choses et l’animalité est alors ce qui gardeen nous la valeur d’une existence du sujet pour lui-même. » (Œ.C., t. XI,p. 354) L’homme, c’est l’animal qui persiste : l’humanité irréductible setrouverait dans l’animalité résistante qu’humainement nous supprimons19.Ce déchet animal vient heureusement ruiner le pathétique du tendre en ceque la sympathie dont est fait celui-ci peut difficilement éviter de retomberdans la morale. Il n’y a pas de « vrai déchet », évidemment. Il ne faut doncpas trop s’attarder dans le royaume larmoyant du tendre. Mais il ne fautpas non plus trop se garder – par quel excès de virilité ? – de la souillureque promet sa sentimentalité inavouable. Il s’agit de refuser la morale ?D’accord. Il s’agirait alors de s’engager – au nom de quelle morale 20 ?Rejeter la tendresse pour ce qu’elle a de morale, au nom d’une impossibleanimalité rebelle, non seulement fausserait cette animalité en l’élevant aurang d’un principe cohérent (humain) – un tel refus se méprendraitégalement sur cette tendresse qu’il entend bannir. Car du déchet qu’estaussi la tendresse, il faut se rappeler qu’il n’est pas fait d’autre chose qued’une fidélité humaine à l’homme sans homme qu’est le misérable – à l’irré-ductible déchet animal. Ce n’est que tendrement que je m’approche ensympathie de mes semblables, auxquels ne me lie que l’irréductible homme

18. La référence au vocabulaire de Kant est explicite par exemple dans l’article de 1951consacré à L’Homme révolté de Camus (Œ.C., t. XII, p. 163), ainsi que dans celui de1949 sur Simone Weil (Œ.C., t. XI, p. 541). Elle est très présente dans les écrits datantdu début des années cinquante.19. Voir à ce sujet Hollier, La Prise de la Concorde, op. cit., p. 176-179 ; et FrancisMarmande, « Puerta de la Carne. Bestialité de Bataille », in Georges Bataille après tout,op. cit., p. 283-92.20. La notion d’hypermorale ne répond pas à cette question : en ce qu’elle entendmettre en rapport – contestataire – la morale et tout ce qui la dépasse, elle la pose :« Même la volonté de dépassement prolonge sinon le désir de trouver le Bien, du moinsun souci de vérité morale, qui est en nous par excellence une passion inassouvie » (Œ.C.,t. XI, p. 198). Voir à ce propos Surya, Georges Bataille, op. cit.

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