l'historique, le rationnel (a. guerreau)

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Alain Guerreau L'historique, le rationnel In: Espaces Temps, 30, 1985. Cet obscur objet de l'histoire. 2. A la recherche du temps social. pp. 28-34. Abstract The historical, the rational. If one attempts to break down the characteristics of the historical narrative, one finds out formidable traps. Why do historians fall into them so easily ? In a radical, even devastating style, Alain Guerreau questions the past and present connections between the community of historians and the society which makes them live. Unavoidable questions. Résumé Si l'on tente de démonter les caractères du récit historique, on découvre des pièges redoutables. Pourquoi les historiens y tombent-ils si volontiers ? Dans un style radical, voire ravageur, Alain Guerreau met en cause les rapports, présents et passés, entre la communauté des historiens et la société qui la fait vivre, des questions incontournables. Citer ce document / Cite this document : Guerreau Alain. L'historique, le rationnel. In: Espaces Temps, 30, 1985. Cet obscur objet de l'histoire. 2. A la recherche du temps social. pp. 28-34. doi : 10.3406/espat.1985.3265 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1985_num_30_1_3265

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Artículo de Alain Guerreau sobre teoría de la Historia

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Page 1: L'Historique, Le Rationnel (a. Guerreau)

Alain Guerreau

L'historique, le rationnelIn: Espaces Temps, 30, 1985. Cet obscur objet de l'histoire. 2. A la recherche du temps social. pp. 28-34.

AbstractThe historical, the rational. If one attempts to break down the characteristics of the historical narrative, one finds out formidabletraps. Why do historians fall into them so easily ? In a radical, even devastating style, Alain Guerreau questions the past andpresent connections between the community of historians and the society which makes them live. Unavoidable questions.

RésuméSi l'on tente de démonter les caractères du récit historique, on découvre des pièges redoutables. Pourquoi les historiens ytombent-ils si volontiers ? Dans un style radical, voire ravageur, Alain Guerreau met en cause les rapports, présents et passés,entre la communauté des historiens et la société qui la fait vivre, des questions incontournables.

Citer ce document / Cite this document :

Guerreau Alain. L'historique, le rationnel. In: Espaces Temps, 30, 1985. Cet obscur objet de l'histoire. 2. A la recherche dutemps social. pp. 28-34.

doi : 10.3406/espat.1985.3265

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1985_num_30_1_3265

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L'historique, le rationnel,

Alain Guerreau

Si l'on tente de démonter les caractères du récit historique, on découvre des pièges redoutaBLES. Pourquoi les historiens y TOMBENT-ILS SI VOLONTIERS ? DANS UN STYLE RADICAL/ VOIRE RAVAGEUR/ Alain Guerreau met en CAUSE LES RAPPORTS/ PRÉSENTS ET PASSÉS/ ENTRE LA COMMUNAUTÉ DES HISTORIENS ET LA SOCIÉTÉ QUI LA FAIT VIVRE, DES QUESTIONS INCONTOURNABLES.

Médiéviste, chercheur scientifique rémunéré comme tel, j'ai entrepris depuis plusieurs années une recherche visant à reconnaître les structures de la démarche proprement scientifique dans le domaine historique en ce dernier quart du 20ème siècle. En voici quelques résultats , fort schématiquement exposés étant donné l'espace offert et, bien entendu, provisoires. J 'analyserai en premier lieu les présupposés conceptuels et méthodologiques de base des travaux produits; puis les contraintes et les tensions qui déterminent le fonctionnement de la communauté scientifique concernée; je terminerai en essayant de préciser les principaux éléments d'une démarche historienne scientifique face à diverses difficultés concrètes.

Les pièges du récit.

On peut, très approximativement , définir la science comme le processus de développement des connaissances qui permet de rendre compte de portions de plus en plus étendues de la réalité au moyen de constructions conceptuelles rationnelles appropriées. Rappelons au passage que les arguments vulgaires relatifs aux problèmes de l 'expérimentation et de la prévision sont sans aucune valeur : on ne peut pas plus les utiliser pour l'histoire qu'on ne les oppose à la géologie ou à la climatologie. Tout groupe humain cultive une ou des représentations de son passé, et l'on sait qu'il y eut histoire, comme le nom l'indique, dès qu'il y eut enquête à propos de ces représentations. On a pu montrer que la complexité des représentations qu'une société se fait d'elle-même et de son passé est étroitement liée à son degré de développement. La société européenne de la fin du 20ème siècle se dit surdéveloppée : les historiens sont en effet probablement plus nombreux qu 'ils ne le furent jamais; comment articulent-ils le résultat de leurs enquêtes ? Le champ s 'ordonne autour de deux pôles principaux : le pôle du récit et le pôle du schéma rationnel.

EspacesTemps 30 11985.

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Un récit peut ne comporter aucune inexactitude s là n'est pas le problème : tout récit est constitué des actions enchaînées d 'un certain nombre d 'acteurs, le paradigme étant le récit en première personne. Dans ce cadre, tous les enchaînements sont essentiellement fondés sur l ' ' intent ionnalité du ou des acteurs et se développent nécessairement, quels que soient les artifices de présentation, dans un ordre linéaire. La logique du récit ne peut être que psychologique et linéaire.

Les relations de causalité à l 'oeuvre sont celles qui suffisent dans la vie courante : ce au 'on appelle le sens commun, ce que Spinoza appelait la connaissance du premier genre. Que I 'intent ionnalité soit l 'épine dorsale du récit, comme l'a bien vu Raymond Aron, implique plus profondément (ce qu'il n'a pas vu) une restriction et un lien nécessaires. Une restriction d'abord : tout récit est celui d'un récitant; pour n'être pas absurde, il doit avoir un sens perceptible à la conscience du sujet récitant, et c'est cette épine dorsale linéaire et subjective qui détermine le choix des éléments constitutifs du récit. Le récit ne peut pas être autre chose que l 'expression des limites d 'une subjectivité - ce que l 'on observe empiriquement sans la moindre peine à la lecture de tout récit de règne, de guerre, de crise, etc. Le lien ensuite : Untel est mort parce qu'il a eu un accident; il a eu un accident parce qu'il était ivre; il était ivre parce qu 'il buvait trop. Moralité : voilà ce qui arrive quand on boit trop. Le vieil Esope disait déjà : "o muthos dêloi oti"... Et l'on saisit sans d'infinies déductions que tout récit au passé, ou du passé, se lie, implicitement ou explicitement, à une morale, c'est-à-dire à I 'intent ionnalité abstraite qui aide à vivre l 'auteur du récit : il y a du mythe dans tout récit, comme (parce que!)dans toute conscience il y a quelques problèmes de conscience.

Sens individuel, sens qui renvoie invariablement au cadre de l 'éthique et du mythe : la "narrativitê" ne manque pas d'avantages! Mais il y a mieux encore, car la logique narrative perdure opiniâtrement dans des ouvrages qui ont renoncé à une intrigue trop apparente. Signalons ici trois avatars notables de la logique narrative : la pégomanie, les propensions , le primum moyens.

La linéarité fonde le paradigme indéracinable "post hoc - ergo propter hoc" : tout "fait" a pour "cause" un "fait" qui lui est antérieur, d'où la "regressio ad infinitum" et la recherche insane des origine de tout et de n 'importe quoi, que Marcel Détienne dénomme justement pégomanie.

Le psychologisme se monnaie très facilement en propensions , ces tendances "universelles" invoquées sans retenue pour "expliquer" une multitude de faits particuliers : propensions à consommer, à gaspiller, à se révolter , etc. La version la plus courante et la plus pernicieuse de cette manière de procéder a été mise au point par l'utilitarisme anglais au 18ème siècle : une société étant définie comme une masse d 'individus entièrement déterminés par leurs "intérêts" individuels, règle du jeu aussi simple que souple, on peut notamment établir sans peine le caractère universel du jeu de l 'offre et de la demande, la "loi-perroquet", comme l'appelle si joliment Pierre Vilar.

Plus subtile et plus communicative, susceptible de tous les effets de mode, l'utilisation d'un "primum movens" permet de camoufler sans frais la docte ignorance : en face d'un grand mouvement qu'on ne sait pas expliquer, par exemple l'essor européen des llème-lZème siècles, on fait appel à une entité prestigieuse , censée autogène, et cause de tout le reste. Dans l 'exemple cité, ce peut être la circulation monétaire, l'essor des techniques, la croissance démographique, voire la lutte des classes ou l 'évolution du climat. Naturellement le paradigme indépassable du primum movens aristotélicien demeure la Providence : Thomas d'Aquin, après les grands penseurs de l'Islam, n'a pas eu beaucoup de difficulté à utiliser le Stagirite.

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Un dépassement rationnel.

Cependant les progrès de l 'esprit humain ont dépassé cette vénérable logique aristotélicienne : le 18ème siècle a inventé la notion de processus. L'accouchement, dans la première moitié du ldème siècle, d'une vision de l'histoire et de la société faisant l'économie de la notion d' intent ionnalité fut assez mouvementé : c 'est un point important de l 'histoire des sciences et de la pensée qu'il ne nous appartient pas de retracer ici. Ce basculement ouvrit la voie aux sciences sociales, et au premier chef à une conception scientifique de l 'histoire.

En bref, le propre de cette démarche est la construction d'un schéma rationnel rendant compte, en un même mouvement, du fonctionnement et de l'évolution de son objet d'étude. Depuis plusieurs millénaires, la quasi-totalité des sociétés en se reproduisant se transforment.* L 'objet de toute histoire scientifique est de montrer comment, au sein de telle ou telle société, les structures de fonctionnement et de reproduction engendrent toujours aussi des transformations; et le degré de mise en évidence de l 'unicité de la logique de fonctionnement et de la logique de transformation de la société étudiée est le critère majeur de la scientificité d'un travail d'historien.

Qui dit schéma rationnel dit à la fois concept et relations : une analyse sociale scientifique privilégie les relations par rapport aux substances, les rapports sociaux par rapport aux groupes sociaux; son objet : les rapports des hommes, qui composent telle société, entre eux et avec la nature à laquelle ils ont affaire. La panoplie conceptuelle de base comporte notamment : système, rythmes, niveaux, réseaux, contraintes, compatibilité, cohérence, contradiction, correspondance, hiérarchie, polarisation, homéostase, déséquilibre. La notion d'espace pluridimensionnel est probablement la moins mauvaise représentation qu'on puisse proposer aujourd'hui du lieu de déploiement d'un schéma articulé à l 'aide de divers concepts.

Et l'on voit ainsi sans peine qu'une telle modalité d'analyse ne s'oppose pas, en fait, à la logique linéaire antérieure, mais la dépasse et l'englobe dans une démarche infiniment plus riche, infiniment moins réductrice , qui 'la remodèle entièrement. D 'ailleurs la démarche scientifique , si elle exclut toute têlêologie et I ' intent ionnalité comme axe de toute analyse, ne construit aucun schéma a priori qui permettrait de distinguer avant toute recherche le signifiant du non-signifiant. C'est en particulier une erreur radicale de croire qu 'on passe à une histoire scientifique simplement en abandonnant les rois et leurs batailles pour s 'intéresser aux paysans et à leurs semailles. L 'histoire scientifique ne peut parvenir à ses fins qu 'en intégrant dans ses schémas les uns et les autres; pas de pire illusion que de s 'imaginer (rien de moins innocent que d'affirmer) qu'une démarche qui vise à mettre en évidence des jeux de structures soit si peu que ce soit indifférente aux représentations et aux sentiments, à la conjoncture ou à l'événement. Rien de plus arbitraire et de plus antiscientifique que de définir, comme F. Braudel, les structures comme "ce qui ne bouge pas".

Un peu d'histoire.

Pourquoi alors de bon historiens, dont certains ont montré qu'ils n'étaient pas incapables de ce genre de travail, tiennent-ils avec obstination pour le récit ?

Tel mandarin réactionnaire , farouchement hostile à l 'idée que l 'histoire est une science, siège néanmoins au Comité National de la recherche scientifique, voire cherche à publier ses travaux sous le sigle du CNRS. En 1979 cepen-

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dant, un technocrate giscardien dûment mandaté concluait un rapport officiel par la proposition de suppression du secteur des sciences sociales du CNRS. Depuis un siècle, la classe dominante en France hésite, selon les moments et l 'influence relative de tel ou tel sous-groupe, entre une large gamme de politiques à l'égard des sciences sociales : contrôles, voire étouffements sélectifs, désarticulations plus ou moins ajustées, utilisations provisoires et partielles comme instruments , alibis ou simples dêfouloirs-repoussoirs.

Un peu de chronologie. L 'héritage rationaliste de Voltaire et de Guizot a dominé jusque vers 1880. Au travers d'une lutte de classes pluriséculaire , la bourgeoisie avait assuré la victoire de la liberté et de la civilisation sur le despotisme et l 'obscurantisme. Robespierre instituait le culte de la Raison et Guizot-ministre imposait l 'histoire comme science.

Pourtant, mal remis du traumatisme de la Commune, les petits-bourgeois radicaux enfin au pouvoir se sentaient, sans la barrière d'aucune catégorie intermédiaire, aux prises avec une vile multitude à qui une "doctrine" (on ne disait pas encore un "dogme") soit-disant scientifique assurait le caractère inéluctable de l 'effondrement du capitalisme. Le rationalisme fut enterré à la sauvette tandis qu'éclataient les fanfares d'une clique depuis dénommée (abusivement) "positiviste". Au nom d'une scientificité épurée au sabre, le travail de l'historien devait se réduire désormais à la copie de passage extraits (comment?) de documents "authentiques". Le meilleur des énergies fut consacré aux inventaires et éditions, certes utiles, mais de caractère purement technique. Ces travaux et la boucherie de la Première Guerre Mondiale camouflèrent l ' étiolement rapide de toute activité scientifique chez les historiens; au travers de toutes les sciences sociales, ils ne furent qu'une poignée dans les années SO à prendre conscience du vide effarant qui s 'était creusé.

L 'essor économique continu des trente années qui suivirent la Seconde Guerre Mondiale redonna de l 'air, et permit le développement - inégal - de la plupart des sciences sociales sous l'égide du "structuralisme". Cependant, depuis 1975-76 environ, la tendance s'est inversée, et 1981 n'a marqué aucune réorientation significative.

Ces linéaments suffisent à suggérer ce qui se démontre en de multiples ouvrages consacrés à des points particuliers : depuis deux siècles à peu près existe une relation tendancielle entre la représentation que la classe dominante a de son avenir et sa politique à l 'égard des sciences sociales; si les lendemains s'annoncent radieux, on croit au Progrès, et l'histoire peut être rationnelle; si tous les chemins apparaissent comme des impasses, l'histoire est chargée de faire reluire et d'inculquer les grands mythes nationaux.

Nous voici au coeur de la contradiction : l'histoire, comme toute science, n 'existe que dans et par une communauté scientifique; celle-ci est pour l 'essentiel entretenue par l 'Etat et subit donc directement les pressions de la classe dominante. Et s'il est probable que le développement d'une science implique des contraintes logiques internes qui le rendent partiellement autonome, les rythmes de ce développement et a fortiori la diffusion des découvertes répondent évidemment à une logique sociale d'ensemble. L'histoire n'étant auXprésent que la représentation qu 'une société a de son passé, aucune classe domvnante ne peut supporter durablement que cette représentation soit contradictoire avec les fondements de sa légitimité. Or la fraction supérieure de la communauté des historiens de métier (professeurs d'université) est partie constitutive de la classe dominante , et la plupart de ses membres se considèrent bien en effet comme tels; de telle sorte que la pression sur la communauté scientifique s 'exerce en large partie de l 'intérieur, avec un minimum d 'interventions externes.

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Dès lors au 'une communauté scientifique ne peut pas renoncer à une rationalité principielle sans se saborder, et que la Science demeure une caution dont l 'universalité ne peut être sérieusement contestée par aucune classe dominante contemporaine, apparaissent des difficultés insurmontables lorsqu'une telle classe dominante renonce à l'idée de Progrès. La rationalité paraît alors entrer en conflit avec la légitimité de la domination. L 'intérêt corporatif global des historiens semble être, dans ces conditions, d'éviter tout débat sur la scientificitê de leur discipline , voire de développer des stratégies d 'autolégitimation à la limite de la servilité , comme celle fondée sur une soi-disant "mise en valeur" du "Patrimoine". Dans le même temps s 'é- crivent tantôt des ouvrages scientifiques honteux de l 'être, tantôt des récits prétendument fondés sur des travaux scientifiques.

Des institutions du savoir.

Rien ne permet de penser que le progrès général des connaissances soit un processus en voie d'extinction ni même de ralentissement. Rien non plus ne permet de penser que la dégradation qualitative - éventuelle - des représentations qu 'une société a de son passé permette de résoudre réellement quelque difficulté que ce soit : la fureur héroïque cultivée pour elle-même se termine immanquablement par un suicide collectif; le spectacle actuel des conditions de fermentation de l 'hystérie religieuse marque avec éclat le lien du passéisme et de l 'irrationalisme avec des structures sociales gangrenées par la survie de rapports sociaux anachroniques : il n'y a pas loin des évêques espagnols ou polonais aux ayatollahs persans. L 'historien français qui considère que le progrès des connaissances scientifiques constitue le seul axe possible de son métier, non seulement ne doit pas se laisser arrêter ou freiner par des considérations de prudence , mais doit s 'engager avec clairvoyance dans la direction la plus difficile. Selon les termes d'un grand penseur du 19ème siècle, "il n'y a pas de voie royale pour la science", celle-ci n'avance que par "des chemins escarpés.

Il n'y a pas "la Science", essence du ciel des Idées; chaque époque, chaque société organisent en leur sein le progrès des connaissances rationnelles selon des modalités variables. La communauté scientifique des historiens s'est développée en France, en gros depuis le 17ème siècle, à partir de plusieurs noyaux; elle n'a pris forme que durant le 19ème siècle, au travers de divers regroupements et développements. Mais le champ universitaire parisien qui en forme la base est, au moins depuis les années 1880, divisé en institutions rivales : on doit faire preuve d 'une grande prudence dans l 'analyse de ces rivalités qui occupent le devant de la scène, car les véritables enjeux de la division du travail sont différents.

D 'un côté, les archives sont exclusivement aux mains des chartistes , corps homogène et techniquement compétent, mais qui, pour des raisons complexes, a, depuis un siècle, refusé toute activité spécifiquement scientifique pour se confiner dans des tâches administratives et d 'inventaire. La situation de l 'archéologie est sensiblement pire : un éparpillement incroyable des sources (très médiocres) de financement, des postes en nombre ridicule, et dépendant eux-mêmes de multiples administrations ; l 'absurdité qui couronne le tout est sans doute le maintien du rattachement de l 'enseignement de l 'archéologie aux chaires d'histoire de l'art des universités. Reste la recherche proprement dite, qui est le fait surtout d'une partie des universitaires et de quelques formations du CNRS. D 'où, en définitive , une organisation des champs de recherche exactement calquée sur les découpages universitaires, avec tous les archaïsmes , toutes les barrières , tous les déséquilibres que cela entraîne : l'intérêt d'une spécialité à l'intérieur d'une discipline n'est que rarement proportionnel au nombre d'étudiants concernés.

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II serait hors de propos d'entrer dans les détails; disons globalement que, tout en maintenant , voire en renforçant une liaison fondamentale entre l'enseignement supérieur et la recherche scientifique, il apparaît indispensable de faire cesser radicalement la dépendance des orientations de la recherche du nombre et de la définition des "chaires" de l'enseignement supérieur. S 'agissant de. l'histoire médiévale au sens large, on observe d'abord l'éclatement ruineux en secteurs d'enseignement qui s'ignorent mutuellement : droit, philosophie, art, philologie et langues, histoire au sens traditionnel. Cet éclatement fossilisé bloque en fait toute croissance de spécialités nouvelles prometteuses, comme l'archéologie médiévale ou la statistique linguistique. Qui fera l 'histoire sociale du étroit ou de la philosophie ? D 'une manière plus générale, les carences liées à la définition littéraire traditionnelle de l 'histoire aboutissent à produire des étudiants qui, s 'ils ont quelques notions de rhétorique, ne savent généralement aucune langue étrangère (sans parler du latin ou de l'ancien français) , ignorent les rudiments de la statistique, sont notoirement incapables de toute réflexion conceptuelle. On demeure ahuri de constater la participation quasi nulle des professeurs d'histoire des lycées et collèges à la recherche archéologique.

Il existe des liens étroits entre la conception abstraite d'une recherche et la manière d'en publier les résultats. L'absence de notes, de bibliographie et d'index qui caractérise des collections dont le prestige n'est guère discuté au sein de la corporation témoigne bien du mépris dans lequel l 'érudition de base est tenue par ladite corporation : la phrase camoufle l 'à-peu-près et tient lieu de réflexion. D 'où bien sûr les mouvements inverses, mais étroitement corrêlés, d' attrait-répulsion à l'égard de l'informatique : voici que ce qui n 'est guère plus au 'un énorme fichier va, espèrent les uns, délivrer de toute tache d'érudition, mais, craignent les autres, faire disparaître toutes les enjolivures et piètres acrobaties de langage dont ils vivent; tout cela n 'est pas sérieux. Il faut simplement exiger la généralisation de méthodes et d'outils qui facilitent la gestion des fiches et les calculs, car ce renfort est indispensable si l 'on songe que le progrès de l 'histoire comporte inéluctablement un accroissement des connaissances de base nécessaires , plus de rigueur dans la collecte et le traitement élémentaire des données, partout des mesures, des calculs et des applications des méthodes probabilistes , une conceptualisation de plus en plus complexe. L '"érudition nouvelle", dont Jacques Le Goff parle fort à propos, ne vient nullement à la place de l'ancienne, mais en plus.

Il faut exiger que les textes puissent être cités dans leur langue d'o- rigifie, que les tableaux de chiffres soient publiés intégralement, que les notes figurent en bas des pages : à quand le boycott des éditeurs refusant ces conditions minimales ? De son côté, tout historien doit être capable de faire des photos, d'exécuter des plans, dessins et schémas et doit compiler lui-même les index des ouvrages qu'il publie. Tout archéologue doit savoir dessiner, tout historien doit savoir produire des graphiques propres : trop de fouilles ne sont pas publiées, trop d'analyses ne sont pas effectuées pour ces simples raisons.

Vulgarisation, enseignement : refuser la facilité.

Que le vecteur "grand public" de l'"Histoire nouvelle", baptisé avec un zeste de prétention L 'Histoire, recherche systématiquement l'effet, le sensationnel, le scabreux, pour atteindre un chiffre de vente "rentable" , passons. On l 'a dit plus haut : ce n 'est pas le changement de la gamme des objets qui garantit le progrès de la connaissance; la prétention de ce mensuel ne serait quelque peu fondée que si une proportion minimale des articles se plaçait au niveau abstrait , qui est celui de toute science. Si ce mensuel veut être autre

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chose qu 'une operation commerciale , il doit contribuer à faire comprendre au public (qui n 'est pas forcément aussi stupide et borné qu 'on le croit) que l'histoire ne se construit qu'en renonçant à l'anecdote, que les questions scientifiques ne naissent pas des sentiments de l 'étrange ou du curieux.

Bien entendu, une telle évolution ne sera effectivement possible que si l 'on se décide à modifier sensiblement le paradigme actuel du travail de recherche, la thèse d'Etat (ou son succédané) ,■ si, particulièrement, on se décide à restreindre le volume de la compilation au profit de la réflexion. S'il est effectivement très utile que des inventaires d'archives ou des catalogues de manuscrits soient élaborés en fonction de grilles formalisées stables, la construction d'une "thèse" selon un plan à tiroirs canonique devrait suffire à disqualifier son auteur. L 'absence flagrante de tout cadre scientifique dans les ouvrages dits de vulgarisation historique est étroitement corrélêe à une carence analogue dans les travaux qu 'on qualifie de sérieux. Il ne serait peut-être pas inutile qu 'on puisse enfin concevoir et éditer un périodique comportant des comptes-rendus essentiellement consacrés à l 'analyse des outils conceptuels et de leur utilisation dans les ouvrages d 'histoire.

L 'enseignement joue pour l 'histoire un double rôle : instrument de reproduction, mais aussi et surtout de diffusion du savoir. Il faut être ici extrêmement clair, faute de quoi on perd toute balise et l 'on sombre inévitablement dans le rôle de petit curé de l'idéologie bourgeoise qui, depuis un siècle au moins, a été de fait le rôle dominant des historiens français : l 'enseignement de l 'histoire qui ne se fonde pas exclusivement sur le rationalisme le plus aigu, et qui ne s 'attache pas avant tout à donner aux élèves et aux étudiants les moyens de dépasser les arguments du sens commun, n 'est qu 'un réservoir d 'illusions et un moyen d 'oppression. Les trop fameuses notions d'identité collective, de droit à la différence, de droits de l'homme tout court, de pluralisme, etc., dont on fait grand cas actuellement et dont on prétend qu'elles devraient être "inculquées" par l'enseignement de l'histoire, ne sont que des instruments de légitimation de la domination de la bourgeoisie. Marx, en 1843, dans La question juive, en avait déjà fourni une analyse, limpide, et qui n 'a pas pris une ride.

A chaque instant, toute société subit son passé comme un formidable héritage. Pour le dominer, il faut s 'attacher à en prendre raison : par là seulement passe le dangereux chemin de la liberté.

Quelques titres.

Heinz-Dieter Kittsteiner Naturalsicht und unsichtbare Hand. Zur Kritik des geschichtsphilosophi- schen Denkens. Frankfurt/Berlin/Wien, 1980.

Karl-Georg Faber, Christian Meier (éd.) Historische Prozesse. MQnchen, 1978.

Georg G. Iggers Neue Geschichtswissenschaft. Vom Historismus zur historischen Sozialwissenschaft. HUnchen, 1978.

Hannes Krieser Die Abschaffung des "Feudalismus" in der franzosischen Revolution. RevoIutionSrer Begriff and begriffene Realitat in der Geschichtsschreibung Frankreichs (1815-19H). Frank- furt/Bern/New York, 1984.