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  • Les PossdsFyodor Mikhailovich Dostoyevsky

    (Traducteur: Victor Derly)

    Publication: 1872Catgorie(s): Fiction, PsychologiqueSource: http://www.ebooksgratuits.com

  • A Propos Dostoyevsky:Fyodor Mikhailovich Dostoevsky (November 11 [O.S.

    October 30] 1821 February 9 [O.S. January 28] 1881) isconsidered one of two greatest prose writers of Russianliterature, alongside close contemporary Leo Tolstoy.Dostoevsky's works have had a profound and lasting effecton twentieth-century thought and world literature.Dostoevsky's chief ouevre, mainly novels, explore thehuman psychology in the disturbing political, social andspiritual context of his 19th-century Russian society.Considered by many as a founder or precursor of 20th-century existentialism, his Notes from Underground (1864),written in the anonymous, embittered voice of theUnderground Man, is considered by Walter Kaufmann asthe "best overture for existentialism ever written." Source:Wikipedia

    Disponible sur Feedbooks Dostoyevsky:

    Les Frres Karamazov (1880)Le Joueur (1866)L'honnte voleur (1848)La femme d'un autre et un mari sous le lit (1860)Souvenirs de la maison des morts (1863)L'Esprit Souterrain (1886)Le Double (1846)L'ternel mari (1870)Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le

  • Moujik Marey-Krotkaa-La Centenaire-L'Arbre deNol) (1887)Carnet d'un inconnu (Stpantchikovo) (1859)

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  • Quand vous me tueriez, je ne vois nulle trace ;Nous nous sommes gars, quallons-nous faire ?Le dmon nous pousse sans doute travers les

    champsEt nous fait tourner en divers sens.

    Combien sont-ils ? O les chasse-t-on ?Pourquoi chantent-ils si lugubrement ?

    Enterrent-ils un farfadet,Ou marient-ils une sorcire ?

    A. POUCHKINE. Or, il y avait l un grand troupeau de pourceaux qui

    paissaient sur la montagne ; et les dmons Le priaient quIlleur permit dentrer dans ces pourceaux, et Il le leur permit.Les dmons, tant donc sortis de cet homme, entrrentdans les pourceaux, et le troupeau se prcipita de ce lieuescarp dans le lac, et fut noy. Et ceux qui les paissaient,voyant ce qui tait arriv, senfuirent et le racontrent dansla ville et la campagne. Alors les gens sortirent pour voirce qui stait pass ; et tant venu vers Jsus, ils trouvrentlhomme duquel les dmons taient sortis, assis aux piedsde Jsus, habill et dans son bon sens ; et ils furent saisisde frayeur. Et ceux qui avaient vu ces choses leurracontrent comment le dmoniaque avait t dlivr.

    (vangile selon saint Luc, ch. VIII, 32-27.)

  • Partie 1

  • 1ChapitreEN GUISE DINTRODUCTION :QUELQUES DTAILSBIOGRAPHIQUESCONCERNANT LE TRSHONORABLE STPANTROPHIMOVITCHVERKHOVENSKY.

    I

    Pour raconter les vnements si tranges survenus

    dernirement dans notre ville, je suis oblig de remonter unpeu plus haut et de donner au pralable quelquesrenseignements biographiques sur une personnalitdistingue : le trs-honorable Stpan Trophimovitch

  • Verkhovensky. Ces dtails serviront dintroduction lachronique que je me propose dcrire.

    Je le dirai franchement : Stpan Trophimovitch a toujourstenu parmi nous, si lon peut ainsi parler, lemploi decitoyen ; il aimait ce rle la passion, je crois mme quilserait mort plutt que dy renoncer. Ce nest pas que jelassimile un comdien de profession : Dieu menprserve, dautant plus que, personnellement, je lestime.Tout, dans son cas, pouvait tre leffet de lhabitude, oumieux, dune noble tendance qui, ds ses premiresannes, avait constamment pouss rver une bellesituation civique. Par exemple, sa position de perscut et d exil lui plaisait au plus haut point.Le prestige classique de ces deux petits mots lavait sduitune fois pour toutes ; en se les appliquant, il se grandissait ses propres yeux, si bien quil finit la longue par sehisser sur une sorte de pidestal fort agrable la vanit.

    Je crois bien que, vers la fin, tout le monde lavait oubli,mais il y aurait injustice dire quil fut toujours inconnu. Leshommes de la dernire gnration entendirent parler de luicomme dun des coryphes du libralisme. Durant unmoment, une toute petite minute, son nom eut, danscertains milieux, peu prs le mme retentissement queceux de Tchaadaeff, de Bilinsky, de Granovsky et deHertzen qui dbutait alors ltranger. Malheureusement, peine commence, la carrire active de StpanTrophimovitch sinterrompit, brise quelle ft, disait-il parle tourbillon des circonstances . cet gard, il setrompait. Ces jours-ci seulement jai appris avec une

  • extrme surprise, mais force ma t de me rendre lvidence, que, loin dtre en exil dans notre province,comme chacun le pensait chez nous, Stpan Trophimovitchnavait mme jamais t sous la surveillance de la police.Ce que cest pourtant que la puissance de limagination !Lui-mme crut toute sa vie quon avait peur de lui en hautlieu, que tous ses pas taient compts, toutes sesdmarches pies, et que tout nouveau gouverneur envoydans notre province arrivait de Ptersbourg avec desinstructions prcises concernant sa personne. Si lon avaitdmontr clair comme le jour au trs-honorable StpanTrophimovitch quil navait absolument rien craindre, il enaurait t bless coup sr. Et cependant ctait unhomme fort intelligent

    Revenu de ltranger, il occupa brillamment vers 1850une chaire de lenseignement suprieur, mais il ne fit quequelques leons, sur les Arabes, si je ne me trompe. Deplus, il soutint avec clat une thse sur limportance civiqueet hansatique quaurait pu avoir la petite ville allemandede Hanau dans la priode comprise entre les annes 1413et 1428, et sur les causes obscures qui lavaientempche dacqurir ladite importance. Cette dissertationtait remplie de traits piquants ladresse des slavophilesdalors ; aussi devint-il du coup leur bte noire. Plus tard, ce fut, du reste, aprs sa destitution et pour montrer quelhomme lUniversit avait perdu en lui, il fit paratre, dansune revue mensuelle et progressiste, le commencementdune tude trs savante sur les causes de lextraordinairenoblesse morale de certains chevaliers certaine poque.

  • On a dit, depuis, que la suite de cette publication avait tinterdite par la censure. Cest bien possible, vu larbitraireeffrn qui rgnait en ce temps-l. Mais, dans lespce, leplus probable est que seule la paresse de lauteurlempcha de finir son travail. Quant ses leons sur lesArabes, voici lincident qui y mit un terme : une lettrecompromettante, crite par Stpan Trophimovitch un deses amis, tomba entre les mains dun tiers, un rtrogradesans doute ; celui-ci sempressa de la communiquer lautorit, et limprudent professeur fut invit fournir desexplications. Sur ces entrefaites, justement, on saisit Moscou, chez deux ou trois tudiants, quelques copiesdun pome que Stpan Trophimovitch avait crit Berlinsix ans auparavant, cest--dire au temps de sa premirejeunesse. En ce moment mme jai sur ma table luvre enquestion : pas plus tard que lan dernier, StpanTrophimovitch men a donn un exemplaire autographe,orn dune ddicace, et magnifiquement reli en maroquinrouge. Ce pome nest pas dpourvu de mrite littraire,mais il me serait difficile den raconter le sujet, attendu queje ny comprends rien. Cest une allgorie dont la formelyrico-dramatique rappelle la seconde partie de Faust. Lanpass, je proposai Stpan Trophimovitch de publier cetteproduction de sa jeunesse, en lui faisant observer quelleavait perdu tout caractre dangereux. Il refusa avec unmcontentement visible. Lide que son pome taitcompltement inoffensif lui avait dplu, et cest mme cela que jattribue la froideur quil me tmoigna pendantdeux mois. Eh bien, cet ouvrage quil navait pas voulu me

  • laisser publier ici, on linsra peu aprs dans un recueilrvolutionnaire dit ltranger, et, naturellement, sans endemander la permission lauteur. Cette nouvelle inquitadabord Stpan Trophimovitch : il courut chez le gouverneuret crivit Ptersbourg une trs noble lettre justificativequil me lut deux fois, mais quil nenvoya point, faute desavoir qui ladresser. Bref, durant tout un mois, il fut enproie une vive agitation. Jai nanmoins la convictionque, dans lintime de son tre, il tait profondment flatt. Ilavait russi se procurer un exemplaire du recueil, et cevolume ne le quittait pas, du moins, la nuit ; pendant lejour Stpan Trophimovitch le cachait sous un matelas, et ildfendait mme sa servante de refaire son lit. Quoiquilsattendt dinstant en instant voir arriver un tlgramme,lamour-propre satisfait perait dans toute sa maniredtre. Aucun tlgramme ne vint. Alors il se rconciliaavec moi, ce qui atteste lextraordinaire bont de son curdoux et sans rancune.

  • II

    Je ne nie absolument pas son martyre. Seulement, je

    suis convaincu aujourdhui quil aurait pu, en donnant lesexplications ncessaires, continuer tout son aise sesleons sur les Arabes. Mais lambition de jouer un rle letenta, et il mit un empressement particulier se persuaderune fois pour toutes que sa carrire tait dsormais brisepar le tourbillon des circonstances . Au fond, la vraieraison pour laquelle il abandonna lenseignement public futune proposition que lui fit deux reprises et en termes fortdlicats Barbara Ptrovna, femme du lieutenant gnralStavroguine : cette dame, puissamment riche, pria StpanTrophimovitch de vouloir bien diriger en qualit de hautpdagogue et dami le dveloppement intellectuel de sonfils unique. Inutile de dire qu cette place taient attachsde brillants honoraires. Quand il reut pour la premire foisces ouvertures, Stpan Trophimovitch tait encore Berlin,et venait justement de perdre sa premire femme. Celle-citait une demoiselle de notre province, jolie, mais fortlgre, quil avait pouse avec lirrflexion de la jeunesse.Linsuffisance de ressources pour subvenir aux besoins dumnage, et dautres causes dune nature plus intime,rendirent cette union trs malheureuse. Les deux conjointsse sparrent, et, trois ans aprs, madame Verkhovenskymourut Paris, laissant son poux un fils de cinq ans,

  • fruit dun premier amour joyeux et sans nuages encore ,comme sexprimait un jour devant moi StpanTrophimovitch. On se hta dexpdier le baby en Russie,o il fut lev par des tantes dans un coin perdu du pays.Cette fois Verkhovensky dclina les offres de BarbaraPtrovna, et, moins dun an aprs avoir enterr sapremire femme, il pousa en secondes noces unetaciturne Allemande de Berlin. Dailleurs, un autre motifencore le dcida refuser lemploi de prcepteur : larenomme dun professeur trs clbre alors lempchaitde dormir, et il aspirait entrer au plus tt en possessiondune chaire do il pt, lui aussi, prendre son vol vers lagloire. Et voil que maintenant ses ailes taient coupes ! ce dboire sajouta la mort prmature de sa secondefemme. Il navait plus alors aucune raison pour se droberaux insistances de Barbara Ptrovna, dautant plus quecette dame lui portait des sentiments vraiment affectueux.Disons le franchement, Barbara Ptrovna lui ouvrait lesbras, il sy prcipita. Quon naille point toutefois donner mes paroles un sens bien loign de ma pense : pendantles vingt ans que dura la liaison de ces deux tres siremarquables, ils ne furent unis que par le lien le plus fin etle plus dlicat.

    Dautres considrations encore agirent sur lesprit deStpan Trophimovitch pour lui faire accepter la place deprcepteur. Dabord, le trs-petit bien laiss par sapremire femme tait situ tout ct du superbedomaine de Skvorechniki que les Stavroguine possdaientaux environs de notre ville. Et puis, dans le silence du

  • cabinet, nayant pas compter avec les milleassujettissements de lexistence universitaire, il pourraittoujours se consacrer la science, enrichir de profondesrecherches la littrature nationale. Sil ne ralisa pas cettepartie de son programme, par contre il put, pendant tout lereste de sa vie, tre, selon lexpression du pote, le reproche incarn . Cette attitude, Stpan Trophimovitchla conservait mme au club, en sasseyant devant une tablede jeu. Il tait peindre alors. Toute sa personne semblaitdire : Eh bien, oui, je joue aux cartes ! qui la faute ? Quiest-ce qui ma rduit cela ? Qui est-ce qui a bris macarrire ? Allons, prisse la Russie ! Et noblement ilcoupait avec du cur.

    La vrit, cest quil adorait le tapis vert. Dans lesderniers temps surtout, cette passion lui attira frquemmentdes scnes dsagrables avec Barbara Ptrovna, dautantplus quil perdait toujours. Du reste, jaurai loccasion derevenir l-dessus. Je remarquerai seulement ici queStpan Trophimovitch avait de la conscience (du moinsquelquefois), aussi tait-il souvent triste. Trois ou quatrefois par an il lui prenait des accs de chagrin civique ,cest--dire tout bonnement dhypocondrie, cependantnous usions entre nous de la premire dnomination quiplaisait davantage la gnrale Stavroguine Plus tard,outre cela, il sadonna aussi au champagne ; toutefoisBarbara Ptrovna sut toujours le prserver des inclinationsvers tout penchant trivial. Assurment, il avait besoin dunetutelle, car il tait parfois trs trange. Au milieu de la plusnoble tristesse, il se mettait tout coup rire de la faon la

  • plus vulgaire. de certains moments, il sexprimait sur sonpropre compte en termes humoristiques, ce qui contrariaitvivement Barbara Ptrovna, femme imbue des traditionsclassiques et constamment guide dans son mcnatismepar des vues dordre suprieur. Cette grande dame eutdurant vingt ans une influence capitale sur son pauvre ami.Il faudrait parler un peu delle, cest ce que je vais faire.

  • III

    Il y a des amitis bizarres. Deux amis voudraient

    presque sentre-dvorer, et ils passent toute leur vie ainsisans pouvoir se sparer lun de lautre. Bien plus, celui desdeux qui romprait la chane en deviendrait malade tout lepremier et peut-tre en mourrait. Plus dune fois, et souvent la suite dun entretien intime avec Barbara Ptrovna,Stpan Trophimovitch, bondissant de dessus son divan, semit frapper le mur coups de poing.

    Je nexagre rien : un jour mme, dans un de cestransports furieux, il dpltra la muraille. On me demanderapeut-tre comment un semblable dtail est parvenu maconnaissance. Je pourrais rpondre que la chose sestpasse sous mes yeux, je pourrais dire que, nombre defois, Stpan Trophimovitch a sanglot sur mon paule,tandis quavec de vives couleurs il me peignait tous lesdessous de son existence. Mais voici ce qui arrivaitdordinaire aprs ces sanglots : le lendemain il se ftvolontiers crucifi de ses propres mains pour expier soningratitude ; il se htait de me faire appeler ou accourait lui-mme chez moi, seule fin de mapprendre que BarbaraPtrovna tait un ange dhonneur et de dlicatesse, et luitout oppos . Non content de verser ces confidencesdans mon sein, il en faisait part lintresse elle-mme,et ce dans des ptres fort loquentes signes de son nom

  • en toutes lettres. Pas plus tard quhier, confessait-il, jairacont un tranger que vous me gardiez par vanit, quevous tiez jalouse de mon savoir et de mes talents, quevous me hassiez, mais que vous nosiez manifesterouvertement cette haine de peur dtre quitte par moi, cequi nuirait votre rputation littraire. En consquence, jeme mprise, et jai rsolu de me donner la mort ; jattendsde vous un dernier mot qui dcidera de tout , etc., etc. Onpeut se figurer, daprs cela, o en arrivait parfois dansses accs de nervosisme ce quinquagnaire duneinnocence enfantine. Je lus moi-mme un jour une de ceslettres. Il lavait crite la suite dune querelle fort vive,quoique ne dune cause futile. Je fus pouvant et je leconjurai de ne pas envoyer ce pli.

    Il le faut cest plus honnte cest un devoir jemourrai, si je ne lui avoue pas tout, tout ! rpondit-il avecexaltation, et il resta sourd toutes mes instances.

    La diffrence entre Barbara Ptrovna et lui, cest que lagnrale naurait jamais envoy une pareille lettre. Il estvrai que Stpan Trophimovitch aimait passionnment noircir du papier. Alors quelle et lui habitaient la mmemaison, il lui crivait jusqu deux fois par jour dans sescrises nerveuses. Je sais de bonne source quelle lisaittoujours ces lettres avec la plus grande attention, mmequand elle en recevait deux en vingt-quatre heures.Ensuite, elle les serrait dans une cassette spciale ; deplus, elle en prenait note dans sa mmoire. Puis, aprsavoir laiss son ami sans rponse pendant tout un jour,lorsque Barbara Ptrovna le revoyait, elle lui montrait le

  • visage le plus tranquille, comme sil ne stait rien passde particulier entre eux. Peu peu elle le dressa si bien,que lui-mme nosait plus parler de lincident de la veille, ilse bornait la regarder furtivement dans les yeux. Mais ellenoubliait rien, tandis que Stpan Trophimovitch, rassurpar le calme de la gnrale, oubliait parfois trop vite.Souvent, le mme jour, sil arrivait des amis et quon bt duchampagne, il riait, foltrait comme un colier. Quel regardvenimeux elle dardait probablement sur lui dans cesmoments-l ! Et il ne sen apercevait pas ! Au bout de huitjours, dun mois, de six mois, elle lui rappelait brle-pourpoint telle expression de telle lettre, puis la lettre toutentire, avec toutes les circonstances. Aussitt il rougissaitde honte, et son trouble se traduisait ordinairement par unelgre attaque de cholrine.

    En effet, Barbara Ptrovna se prenait trs souvent lehar. Mais, chose quil ne remarqua jamais, elle avait finipar le regarder comme son enfant, sa cration, on pourraitmme dire son acquisition ; il tait devenu la chair de sachair, et si elle le gardait, lentretenait, ce ntait passeulement parce quelle tait jalouse de ses talents .Oh ! combien devaient la blesser de telles suppositions !Un amour intense se mlait en elle la haine, la jalousieet au mpris quelle prouvait sans cesse lgard deStpan Trophimovitch. Pendant vingt-deux ans ellelentoura de soins, veilla sur lui avec la sollicitude la plusinfatigable. Ds que se trouvait en jeu la rputationlittraire, scientifique ou civique de son ami, BarbaraPtrovna perdait le sommeil. Elle lavait invent, et elle

  • croyait elle-mme la premire son invention. Il tait pourelle quelque chose comme un rve. Mais, en revanche, elleexigeait beaucoup de lui, parfois mme elle le traitait enesclave. Elle tait rancunire un degr incroyable

  • IV

    Au mois de mai 1855, on apprit Skvorechniki le dcs

    du lieutenant gnral Stavroguine. Sans doute BarbaraPtrovna ne pouvait pas regretter beaucoup le dfunt, car,depuis quatre ans, les deux poux vivaient spars lun delautre pour cause dincompatibilit dhumeur, et la femmeservait une pension au mari. (En dehors de son traitement,le lieutenant gnral ne possdait que cent cinquantemes ; toute la fortune, y compris le domaine deSkvorechniki, appartenait Barbara Ptrovna, fille uniquedun riche fermier des boissons.) Nanmoins, elle reut uneforte secousse de cet vnement imprvu et se retira tout fait du monde. Naturellement, Stpan Trophimovitch fut enpermanence auprs delle.

    Le printemps dployait toutes ses magnificences ; lesputiets fleuris remplissaient lair de leur parfum ; lesdernires heures du jour prtaient la nature un charmeparticulirement potique. Chaque soir les deux amis seretrouvaient au jardin, et, jusqu la tombe de la nuit, assissous une charmille, ils se confiaient leurs sentiments etleurs ides. Sous limpression du changement intervenudans sa destine, Barbara Ptrovna parlait plus que decoutume ; son cur semblait chercher celui de son ami.Ainsi se passrent plusieurs soires. Une suppositiontrange se prsenta tout coup lesprit de Stpan

  • Trophimovitch : Cette veuve inconsolable na-t-elle pasdes vues sur moi ? Nattend-elle pas de moi une demandeen mariage lexpiration de son deuil ? Pense cynique,mais plus on est cultiv, plus on est enclin aux penses dece genre, par cela seul que le dveloppement delintelligence permet dembrasser une plus grande varitde points de vue. En examinant cette conjecture, il la trouvaassez vraisemblable et devint songeur : Certes, la fortuneest immense, mais Le fait est que Barbara Ptrovnanavait rien dune beaut : ctait une femme grande, jaune,osseuse, dont le visage dmesurment allong offraitquelque analogie avec une tte de cheval. StpanTrophimovitch hsitait de plus en plus et souffraitcruellement de ne pouvoir prendre un parti. Deux foismme son irrsolution lui arracha des larmes (il pleuraitassez facilement). Le soir, sous la charmille, son visageexprimait, comme malgr lui, un mlange de tendresse, demoquerie, de fatuit et darrogance. Ces jeux dephysionomie sont indpendants de la volont, et ils seremarquent dautant mieux que lhomme est plus noble.Dieu sait ce quil en tait au fond, mais il est probable queStpan Trophimovitch se faisait quelque illusion sur lanature du sentiment n dans lme de Barbara Ptrovna.Elle naurait pas chang son nom de Stavroguine contrecelui de Verkhovensky, quelque glorieux que ft ce dernier.Peut-tre ntait-ce de sa part quun amusement fminin,peut-tre obissait-elle tout bonnement ce besoin deflirter, si naturel aux dames dans certains cas.

    Il est supposer que la veuve ne tarda pas lire dans le

  • cur de son ami. Elle ne manquait pas de pntration, et iltait quelquefois fort ingnu. Quoi quil en soit, les soiresse passaient comme de coutume, les causeries taienttoujours aussi potiques et aussi intressantes. Un jour, lapproche de la nuit, aprs un entretien plein danimationet de charme, la gnrale et le prcepteur, changeant unechaleureuse poigne de main se sparrent lentre dupavillon o logeait Stpan Trophimovitch. Chaque t, iltransportait ses pnates dans ce petit btiment qui faisaitpresque partie du jardin. Rentr chez lui, il se mit lafentre pour fumer un cigare, mais peine stait-ilapproch de la croise quun lger bruit le fit soudaintressaillir. Il retourna la tte et aperut devant lui BarbaraPtrovna. Il ny avait pas cinq minutes quils staientquitts. Le visage jaune de la gnrale avait pris une teintebleutre, un frmissement presque imperceptible agitaitses lvres serres. Pendant dix seconde elle garda lesilence, fixant sur Stpan Trophimovitch un regard duneduret implacable, puis de sa bouche sortirent cesquelques mots murmurs rapidement :

    Jamais je ne vous pardonnerai cela !Dix ans plus tard, quand il me raconta cette histoire

    voix basse et aprs avoir dabord ferm les portes, il medit quil tait rest ptrifi de stupeur ; il avait tellementperdu lusage de ses sens quil ne vit ni nentendit BarbaraPtrovna quitter la chambre. Comme jamais dans la suiteelle ne fit la moindre allusion cet incident, il fut toujoursport croire quil avait t le jouet dune hallucination due un tat morbide. Supposition dautant plus admissible

  • que, cette nuit mme, il tomba malade et fut souffrantpendant quinze jours, ce qui mit fort propos un terme auxentrevues dans le jardin.

  • V

    Le costume que Stpan Trophimovitch porta toute sa

    vie, tait une invention de Barbara Ptrovna. Cette tenuelgante et caractristique mrite dtre mentionne :redingote noire longs pans, boutonne presque jusquenhaut ; chapeau mou larges bords (en t ctait unchapeau de paille) ; cravate de batiste blanche grandnud et bouts flottants ; canne pomme dargent.Stpan Trophimovitch se rasait la barbe et lesmoustaches, il laissait tomber sur ses paules ses cheveuxchtains qui ne commencrent blanchir un peu que dansles derniers temps. Jeune, il tait, dit-on, extrmementbeau. Dans sa vieillesse il avait encore, mon avis, un airassez imposant avec sa haute taille, sa maigreur et sachevelure mrovingienne. la vrit, un homme decinquante-trois ans ne peut pas sappeler un vieillard. Mais,par une sorte de coquetterie civique, loin de chercher serajeunir, il aurait plus volontiers pos pour le patriarche.

    Dans les premires annes, ou, pour mieux dire, durantla premire moiti de son existence chez BarbaraPtrovna, Stpan Trophimovitch pensait toujours composer un ouvrage. Plus tard nous lentendmes souventrpter : Mon travail est prt, mes matriaux sont runis,et je ne fais rien ! Je ne puis me mettre luvre ! Enprononant ces mots, il inclinait douloureusement sa tte

  • sur sa poitrine. Un tel aveu de son impuissance devaitajouter encore notre respect pour ce martyr chez qui laperscution avait tout tu !

    Vers 1860, Barbara Ptrovna, voulant produire son amisur un thtre digne de lui, lemmena Ptersbourg. Elle-mme dailleurs dsirait se rappeler lattention du grandmonde o elle avait vcu autrefois. Ils passrent un hiverpresque entier dans la capitale, mais sans atteindre aucundes rsultats esprs. Les anciennes connaissances avecqui Barbara Ptrovna essaya de renouer des relationsaccueillirent trs froidement ses avances, ou mme ne lesaccueillirent pas du tout. De dpit, la gnrale se jeta dansles ides nouvelles , elle songea fonder une revue etdonna des soires auxquelles elle invita les gens de lettres.En mme temps elle organisa des sances littrairesdestines mettre en vidence le talent de StpanTrophimovitch. Mais, hlas ! le libral de 1840 ntait plusdans le mouvement. En vain, pour complaire la jeunegnration, reconnut-il que la religion tait un mal et lidede patrie une absurdit ridicule, ces concessions ne leprservrent pas dun fiasco lamentable. Le malheureuxconfrencier ayant eu laudace de dclarer quil prfraitde beaucoup Pouchkine une paire de bottes, il nen fallutpas plus pour dchaner contre lui une vritable tempte desifflets et de clameurs injurieuses. Bref, on le conspuacomme le plus vil des rtrogrades. Sa douleur fut telle ense voyant traiter de la sorte, quil fondit en larmes avantmme dtre descendu de lestrade.

    Dcidment il ny avait rien faire Ptersbourg. La

  • gnrale et son ami revinrent Skvorechniki.

  • VI

    Peu aprs Barbara Ptrovna envoya Stpan

    Trophimovitch se reposer ltranger. Il partit avec joie. L je vais ressusciter ! scriait-il, l je me reprendraienfin la science ! Mais ds ses premires lettresreparut la note dsole. Mon cur est bris , crivait-il Barbara Ptrovna, je ne puis rien oublier ! Ici, Berlin,tout me rappelle mon pass, mes premires ivresses etmes premiers tourments. O est-elle ? O sont-ellesmaintenant toutes deux ? Qutes-vous devenus, angesdont je ne fus jamais digne ? O est mon fils, mon fils bien-aim ? Enfin, moi-mme, o suis-je ? Que suis-je devenu,moi jadis fort comme lacier, inbranlable comme un roc,pour quun Andrieff puisse briser mon existence endeux ? etc., etc. Depuis la naissance de son fils bien-aim, Stpan Trophimovitch ne lavait vu quune seule fois,ctait pendant son dernier sjour Ptersbourg olenfant, devenu un jeune homme, se prparait entrer lUniversit. Pierre Stpanovitch, comme je lai dit, avaitt lev chez ses tantes dans le gouvernement de O, sept cents verstes de Skvorechniki (Barbara Ptrovnafaisait les frais de son entretien). Quant Andrieff, ctaitun marchand de notre ville ; il devait encore quatre centsroubles Stpan Trophimovitch, qui lui avait vendu le droitde faire des coupes de bois dans son bien sur une

  • tendue de quelques dessiatines. Quoique BarbaraPtrovna net pas plaint les subsides son ami enlenvoyant Berlin, celui-ci comptait bien toucher cesquatre cents roubles avant son dpart : il en avait sansdoute besoin pour quelques dpenses secrtes, et peusen fallut quil ne pleurt, lorsque Andrieff le priadattendre un mois. Dailleurs le marchand taitparfaitement fond demander un rpit, car, sur le dsirde Stpan Trophimovitch qui nosait avouer certaindcouvert la gnrale, il avait fait le premier versementsix mois avant lchance obligatoire.

    Dans la seconde lettre reue de Berlin le thme s'taitmodifi : Je travaille douze heures par jour (s'il travaillaitseulement onze heures ! grommela en lisant ces motsBarbara Ptrovna), je fouille les bibliothques, je compulse,je prends des notes, je fais des courses : je suis all voirdes professeurs. J'ai renouvel connaissance avecl'excellente famille Doundasoff. Que Nadejda Nikolaevnaest charmante encore prsent ! Elle vous salue. Sonjeune mari et ses trois neveux sont Berlin. Je passe lessoires avec la jeunesse, nous causons jusqu'au lever dujour. Ce sont presque des soires athniennes, maisseulement au point de vue de la dlicatesse et del'lgance. Tout y est noble : on fait de la musique, on rvela rnovation de l'humanit, on s'entretient de la beautternelle etc., etc.

    Ce ne sont que des contes dormir debout ! dcidaBarbara Ptrovna en serrant cette lettre dans sa cassette, si les soires athniennes se prolongent jusqu'au lever

  • du jour, il ne donne pas douze heures au travail. tait-il ivrequand il a crit cela ? Et cette Doundasoff, comment ose-t-elle m'envoyer des saluts ? Du reste, qu'il se promne !

    Mais il ne se promena pas longtemps ; au bout de quatremois il n'y tint plus et raccourut en toute hte Skvorechniki. Certains hommes sont aussi attachs leurniche que les chiens d'appartement.

  • VII

    Ds lors commena une priode d'accalmie qui dura

    prs de neuf annes conscutives. Les explosionsnerveuses et les sanglots sur mon paule sereproduisaient intervalles rguliers sans altrer notrebonheur. Je m'tonne que Stpan Trophimovitch n'ait paspris du ventre cette poque. Son nez seulement rougit unpeu, ce qui ajouta la dbonnairet de sa physionomie.Peu peu se forma autour de lui un cercle d'amis qui, dureste, ne fut jamais bien nombreux. Quoique BarbaraPtrovna ne s'occupt gure de nous, nanmoins nous lareconnaissions tous pour notre patronne. Aprs la leonreue Ptersbourg, elle s'tait fixe dfinitivement enprovince ; l'hiver elle habitait sa maison de ville, l't sondomaine suburbain. Jamais elle ne jouit d'une influenceaussi grande que durant ces sept dernires annes, c'est--dire jusqu' l'avnement du gouverneur actuel. Leprdcesseur de celui-ci, notre inoubliable Ivan Osipovitch,tait le proche parent de la gnrale Stavroguine, qui luiavait autrefois rendu de grands services. La gouvernantesa femme tremblait la seule pense de perdre lesbonnes grces de Barbara Ptrovna. l'instar de l'augustecouple, toute la socit provinciale tmoignait la plus hauteconsidration la chtelaine de Skvorechniki.Naturellement, Stpan Trophimovitch bnficiait, par

  • ricochet, de cette brillante situation. Au club o il tait beaujoueur et perdait galamment, il avait su s'attirer l'estime detous, quoique beaucoup ne le regardassent que comme un savant . Plus tard, lorsque Barbara Ptrovna lui eutpermis de quitter sa maison, nous fmes encore pluslibres. Nous nous runissions chez lui deux fois la semaine,cela ne manquait pas d'agrment, surtout quand il offrait duchampagne. Le vin tait fourni par Andrieff dont j'ai parlplus haut. Barbara Ptrovna rglait la note tous les sixmois, et d'ordinaire les jours de payement taient des joursde cholrine.

    Le plus ancien membre de notre petit cercle tait unemploy provincial nomm Lipoutine, grand libral, quipassait en ville pour athe. Cet homme n'tait plus jeune ; ilavait pous en secondes noces une jolie personnepassablement dote ; de plus, il avait trois filles djgrandelettes. Toute sa famille tait maintenue par lui dansla crainte de Dieu, et gouverne despotiquement. D'uneavarice extrme, il avait pu, sur ses conomies d'employ,s'acheter une petite maison et mettre encore de l'argent dect. Son caractre inquiet et l'insignifiance de sa situationbureaucratique taient cause qu'on avait peu deconsidration pour lui ; la haute socit ne le recevait pas.En outre, Lipoutine tait trs cancanier, ce qui, plus d'unefois, lui avait valu de svres corrections. Mais, dans notregroupe, on apprciait son esprit aiguis, son amour de lascience et sa gaiet maligne. Quoique Barbara Ptrovnane l'aimt point, il trouvait pourtant moyen de capter sabienveillance.

  • Elle n'aimait pas non plus Chatoff, qui ne fit partie denotre cercle que dans la dernire anne. Chatoff tait unancien tudiant, exclu de l'Universit la suite d'une manifestation . Dans son enfance, il avait t l'lve deStpan Trophimovitch. La naissance l'avait fait serf deBarbara Ptrovna ; il tait en effet le fils d'un valet dechambre de la gnrale Stavroguine, et celle-ci l'avaitcombl de bonts. Elle ne l'aimait pas cause de sa fiertet de son ingratitude ; ce qu'elle ne pouvait lui pardonner,c'tait de n'tre pas venu la trouver aussitt aprs sonexpulsion de l'Universit. Elle lui crivit alors et n'obtint pasmme une rponse. Plutt que de s'adresser BarbaraPtrovna, il prfra accepter un prceptorat chez unmarchand civilis, et il accompagna l'tranger la famillede cet homme. vrai dire, sa position tait moins celled'un prcepteur que d'un menin, mais, cette poque,Chatoff avait un trs vif dsir de visiter l'Europe. Lesenfants avaient aussi une gouvernante : c'tait uneintrpide demoiselle russe, qui tait entre dans la maison la veille mme du voyage ; on l'avait engage sans douteparce qu'elle ne demandait pas cher. Au bout de deuxmois, le marchand la mit la porte cause se de ses ides indpendantes . Chatoff suivit la gouvernante et,peu aprs, l'pousa Genve. Ils vcurent ensemblependant trois semaines, puis ils se quittrent comme desgens qui n'attachent aucune importance au lien conjugal ;d'ailleurs, la pauvret des deux poux dut tre pour quelquechose dans cette prompte sparation. Demeur seul,Chatoff erra longtemps en Europe, vivant Dieu sait de quoi.

  • On dit qu'il dcrotta les bottes sur la voie publique, et que,dans un port de mer, il fut employ comme homme depeine. Il y a un an, nous le vmes enfin revenir dans notreville. Il se mit en mnage avec une vieille tante qu'il enterraun mois aprs. Sa sur Dacha, leve comme lui par lessoins de Barbara Ptrovna, continuait habiter la maisonde la gnrale qui la traitait presque en fille adoptive ; ilavait fort peu de rapports avec elle. Dans notre cercle, ilgardait le plus souvent un morne silence, mais, de temps autre, quand on touchait ses principes, il prouvait uneirritation maladive qui lui faisait perdre toute retenue delangage. Si l'on veut discuter avec Chatoff, il fautcommencer par le lier , disait parfois, en plaisantant,Stpan Trophimovitch, qui cependant l'aimait. l'tranger,les anciennes convictions socialistes de Chatoff s'taientradicalement modifies sur plusieurs points, et il avaitdonn aussitt dans l'excs contraire. Il tait de cesRusses qu'une ide forte quelconque frappe soudain,annihilant du mme coup chez eux toute facult dersistance. Jamais ils ne parviennent ragir contre elle,ils y croient passionnment et passent le reste de leur viecomme haletants sous une pierre qui leur crase lapoitrine. L'extrieur rbarbatif de Chatoff rpondait tout fait ses convictions : c'tait un homme de vingt-sept ouvingt-huit ans, petit, blond, velu, avec des paules larges,de grosses lvres, un front rid, des sourcils blancs et trstouffus. Ses yeux avaient une expression farouche, et il lestenait toujours baisss comme si un sentiment de hontel'et empch de les lever. Sur sa tte se dressait un pi

  • de cheveux rebelle tous les efforts du peigne. Je nem'tonne plus que sa femme l'ait lch dit un jourBarbara Ptrovna, aprs l'avoir considr attentivement.Malgr son excessive pauvret, il s'habillait le plusproprement possible. Ne voulant point recourir sonancienne bienfaitrice, il vivait de ce que Dieu lui envoyait,et travaillait chez des marchands quand il en trouvaitl'occasion. Une fois, il fut sur le point de partir en voyagepour le compte d'une maison de commerce, mais il tombamalade au moment de se mettre en route. On imagineraitdifficilement l'excs de misre que cet homme taitcapable de supporter sans mme y penser. Lorsqu'il futrtabli, Barbara Ptrovna lui envoya cent roubles sous levoile de l'anonyme. Chatoff dcouvrit nanmoins d'o luivenait cet argent ; aprs rflexion, il se dcida l'accepter,et alla remercier la gnrale. Elle fit un accueil trs cordialau visiteur qui, malheureusement, s'en montra fort peudigne. Muet, les yeux fixs terre, un sourire stupide surles lvres, il couta pendant cinq minutes ce que BarbaraPtrovna lui disait ; puis, sans mme la laisser achever, ilse leva brusquement, salua d'un air gauche et tourna lestalons. La dmarche qu'il venait d'accomplir tait, sesyeux, le comble de l'humiliation. Dans son trouble, il heurtapar mgarde un meuble de prix, une petite table ouvrageen marqueterie, qu'il fit choir et qui se brisa sur le parquet.Cette circonstance s'ajouta encore la confusion deChatoff, et il tait plus mort que vif lorsqu'il sortit de lamaison. Plus tard, Lipoutine lui reprocha amrement den'avoir pas repouss avec mpris ces cent roubles, et,

  • chose pire, d'tre all remercier l'insolente aristocrate quiles lui avait envoys. C'tait au bout de la ville quedemeurait Chatoff ; il vivait seul, et les visites luidplaisaient, mme quand le visiteur tait l'un des ntres. Iltait trs assidu aux soires de Stpan Trophimovitch, quilui prtait des journaux et des livres.

    ces runions assistait aussi un certain Virguinsky,jeune homme d'une trentaine d'annes, mari commeChatoff ; mais cela s'arrtait la ressemblance entre eux.Virguinsky tait d'un caractre extrmement doux, etpossdait une srieuse instruction qu'il devait en grandepartie lui-mme. Pauvre employ, il avait sa charge latante et la sur de sa femme ; ces dames taient toutestrois fort entiches des principes nouveaux ; du reste, ilsuffisait qu'une ide quelconque ft admise dans lescercles progressistes de la capitale, pour qu'ellesl'adoptassent aussitt sans plus ample examen. MadameVirguinsky exerait dans notre ville la profession de sage-femme ; jeune fille, elle avait longtemps habitPtersbourg. Quant son mari, c'tait un homme d'unepuret de cur peu commune, et j'ai rarement rencontrchez quelqu'un une plus honnte chaleur d'me. Jamais,jamais je ne renoncerai ces sereines esprances , medisait-il avec des yeux rayonnants. Lorsque Virguinsky vousparlait des sereines esprances , il baissait toujours lavoix, comme s'il vous et confi quelque secret. Sonextrieur tait fort chtif : assez grand mais trs fluet, ilavait les paules troites, les cheveux extrmementclairsems et d'une nuance rousstre. Quand Stpan

  • Trophimovitch raillait certaines de ses ides, il prenait trsbien ces plaisanteries et trouvait souvent des rponsesdont la solidit embarrassait son contradicteur.

    Au sujet de Virguinsky courait un bruit malheureusementtrop fond. ce qu'on racontait, moins d'un an aprs sonmariage sa femme lui avait brusquement dclar qu'elle lemettait la retraite et qu'elle le remplaait par Lbiadkine.Ce dernier, arriv depuis peu dans notre ville o il sedonnait faussement pour un ancien capitaine d'tat-major,tait, comme on le vit par la suite, un personnage fort sujet caution. Il ne savait que friser ses moustaches, boire, etdbiter toutes les sottises qui lui passaient par la tte. Cethomme eut l'indlicatesse d'aller s'installer chez lesVirguinsky, et, non content de se faire donner par eux levivre et le couvert, il en vint mme regarder du haut de sagrandeur le matre de la maison. On prtendait qu'enapprenant son remplacement, Virguinsky avait dit safemme : Ma chre, jusqu' prsent je n'avais eu pour toique de l'amour, maintenant je t'estime , mais il estdouteux que cette parole romaine ait t rellementprononce ; suivant une autre version plus croyable, lemalheureux poux aurait, au contraire, pleur chaudeslarmes. Quinze jours aprs le remplacement, toute lafamille alla, avec des connaissances, prendre le th dansun bois voisin de la ville. On organisa un petit balchamptre ; Virguinsky manifestait une gaiet fivreuse, ilprit part aux danses, mais tout coup, sans querellepralable, au moment o son successeur excutait unefantaisie cavalier seul, il le saisit des deux mains par les

  • cheveux et se mit lui secouer violemment la tte ; enmme temps, il pleurait et poussait des cris furieux. Legant Lbiadkine eut si peur qu'il ne se dfendit mme paset se laissa houspiller sans presque souffler mot. Maislorsque son ennemi eut lch prise, il montra toute lasusceptibilit d'un galant homme qui vient de subir untraitement indigne. Virguinsky passa la nuit suivante auxgenoux de sa femme, lui demandant un pardon qu'il n'obtintpoint, parce qu'il ne consentit pas aller faire des excuses Lbiadkine. Le capitaine d'tat-major disparut peuaprs, et ne revint chez nous que dans les derniers temps,ramenant avec lui sa sur. J'aurai parler plus loin desvises qu'il se mit ds lors poursuivre. On comprend quele pauvre Virguinsky ait cherch une distraction dans notresocit. Jamais, du reste, il ne causait avec nous de sesaffaires domestiques. Une fois seulement, comme lui etmoi revenions ensemble de chez Stpan Trophimovitch, illaissa chapper une vague allusion son infortuneconjugale, mais pour s'crier aussitt aprs en mesaisissant la main :

    Ce n'est rien, c'est seulement un cas particulier, cela negne en rien l' uvre commune !

    Notre petit cercle recevait aussi des visiteurs d'occasion,tels que le capitaine Kartouzoff et le Juif Liamchine. Cedernier tait employ la poste, il possdait un grandtalent de pianiste ; en outre, il imitait merveille le bruit dutonnerre, les grognements du cochon, les cris d'une femmeen couche et les vagissements d'un nouveau-n. Saprsence tait un lment de gaiet dans nos runions.

  • 2ChapitreLE PRINCE HARRY. UNEDEMANDE EN MARIAGE.

    I

    Il existait sur la terre un tre qui Barbara Ptrovna

    ntait pas moins attache qu Stpan Trophimovitch :ctait son fils unique, Nicolas Vsvolodovitch Stavroguine.Il avait huit ans lorsque sa mre le confia aux soins dunprcepteur. Rendons justice Stpan Trophimovitch : il sutse faire aimer de son lve. Tout son secret consistait ence que lui-mme tait un enfant. Il ne me connaissait pasencore cette poque ; or, comme toute sa vie il eutbesoin dun confident, il nhsita pas investir de ce rle lepetit garon, ds que celui-ci et atteint sa dixime ou saonzime anne. La plus franche intimit stablit entre eux,nonobstant la diffrence des ges et des situations. Plusdune fois, Stpan Trophimovitch veilla son jeune ami, seule fin de lui rvler, avec des larmes dans les yeux, les

  • amertumes dont il tait abreuv, ou bien encore il luidcouvrait quelque secret domestique sans songer quecette manire dagir tait trs blmable. Ils se jetaient dansles bras lun de lautre et pleuraient. Lenfant savait que samre laimait beaucoup ; la payait-il de retour ? jen doute.Elle lui parlait peu et ne le contrariait gure, mais elle lesuivait constamment des yeux, et il prouvait toujours unesorte de malaise en sentant ce regard attach sur lui. Pourtout ce qui concernait linstruction et lducation de son fils,Barbara Ptrovna sen remettait pleinement StpanTrophimovitch, car, dans ce temps-l, elle le voyait encore travers ses illusions. Il est croire que le matre dtraquaplus ou moins le systme nerveux de son lve. Quand, lge se seize ans, Nicolas Vsvolodovitch fut envoy aulyce, ctait un adolescent dbile et ple dont la douceuret lhumeur rveuse avaient quelque chose dtrange. (Plustard il se distingua par une force physique extraordinaire.)En tout cas, on fit bien de sparer les deux amis ; peut-tremme aurait-on d prendre cette mesure plus tt.

    Pendant les deux premires annes de son sjour aulyce, le jeune homme revint passer ses vacances Skvorechniki. Lorsque Barbara Ptrovna se fut rendue Ptersbourg avec Stpan Trophimovitch, il assista quelques unes des soires littraires qui avaient lieu chezelle. Parlant peu, tranquille et timide comme autrefois, il sebornait couter et observer. Son ancienne affectionpour Stpan Trophimovitch ne semblait pas refroidie, maiselle tait devenue moins expansive. Aprs avoir terminses tudes, il entra au service militaire, sur le dsir de

  • Barbara Ptrovna. Bientt on le fit passer dans un des plusbrillants rgiments de la garde cheval. Il nalla pointmontrer son uniforme sa mre, et ne lui crivit querarement. Barbara Ptrovna ne lsinait point sur les envoisdargent, bien que labolition du servage et tout dabordrduit de moiti son revenu. Du reste, les conomies faitespar elle depuis de longues annes avaient fini par formerun capital assez rondelet. Elle sintressait vivement auxsuccs de son fils dans la haute socit ptersbourgeoise.Ctait en quelque sorte la revanche de ses ambitionsdues. Elle tait heureuse de se dire que les portes dontelle navait pu franchir le seuil souvraient toutes grandesdevant ce jeune officier riche et plein davenir. Mais desbruits assez tranges ne tardrent pas arriver aux oreillesde Barbara Ptrovna : en croire ces rcits, NicolasVsvolodovitch avait brusquement commenc uneexistence de folies. Ce ntait pas quil jout ou sadonntoutre mesure la boisson ; non, on signalait seulementchez lui des excentricits sauvages, on parlait de genscrass par ses chevaux ; on lui reprochait un procdfroce lgard dune dame de la bonne socit quil avaitoutrage publiquement aprs avoir eu des relationsintimes avec elle. Il y avait mme quelque chose departiculirement ignoble dans cette affaire. De plus, on ledpeignait comme un bretteur cherchant noise tout lemonde, insultant les gens pour le plaisir de les insulter.Linquitude sempara de la gnrale. StpanTrophimovitch lui assura quune organisation trop richedevait ncessairement jeter sa gourme, que la mer avait

  • ses orages, et que tout cela ressemblait la jeunesse duprince Harry que Shakespeare nous reprsente faisant lanoce en compagnie de Falstaff, de Poins et de mistressQuickly. Cette fois, loin de traiter de sornettes lesparoles de son ami, comme elle avait coutume de le fairedepuis quelque temps, Barbara Ptrovna, au contraire, lescouta trs volontiers ; elle se les fit expliquer avec plus dedtails et lut mme trs attentivement limmortel ouvrage dutragique anglais. Mais cette lecture ne lui procura aucunapaisement : les analogies signales par StpanTrophimovitch ne la frapprent point. Voulant tre fixe surla conduite de son fils, elle crivit Ptersbourg, et attenditfivreusement la rponse ses lettres. Le courrier luiapporta bientt les plus fcheuses nouvelles : le princeHarry avait eu, presque coup sur coup, deux duels danslesquels tous les torts se trouvaient de son ct ; il avait turoide lun de ses adversaires, bless lautre grivement, et, raison de ces faits, il allait passer en conseil de guerre.Laffaire se termina par sa dgradation et son envoicomme simple soldat dans un rgiment dinfanterie ;encore usa-t-on dindulgence son gard.

    En 1863, ayant eu loccasion de se distinguer, NicolasVsvolodovitch fut dcor et promu sous-officier ; peuaprs on lui rendit mme lpaulette. Durant tout ce temps,Barbara Ptrovna expdia la capitale peut-tre centlettres, pleines de supplications et dhumbles prires : lecas tait trop exceptionnel pour quelle ne rabattt pas unpeu de son orgueil. peine rintgr dans son grade, lejeune homme sempressa de donner sa dmission, mais il

  • ne revint pas Skvorechniki, et cessa compltementdcrire sa mre. On apprit enfin, par voie indirecte, quiltait encore Ptersbourg, seulement il ne voyait plus dutout la socit quil frquentait autrefois ; on aurait dit quilse cachait. force de recherches, on dcouvrit quil vivaitdans un monde trange ; il stait acoquin au rebut de lapopulation ptersbourgeoise, des employs famliques, danciens militaires toujours ivres et nayant dautreressource quune mendicit plus ou moins dguise ; ilvisitait les misrables familles de ces gens l, passait lesjours et les nuits dans dobscurs taudis, et ne prenait plusaucun soin de sa personne ; apparemment cette existencelui plaisait. Sa mre ne recevait de lui aucune demandedargent ; il vivait sur le revenu du petit bien que son prelui avait laiss et que, disait-on, il avait afferm unAllemand de la Saxe. Finalement, Barbara Ptrovna lesupplia de revenir auprs delle, et le prince Harry fit sonapparition dans notre ville. Cest alors que je le vis pour lapremire fois, auparavant je ne le connaissais que derputation.

    Ctait un fort beau jeune homme de vingt-cinq ans, etjavoue que son extrieur ne rpondit nullement monattente. Je mtais figur Nicolas Vsvolodovitch commeune sorte de bohme dbraill, aux traits fltris par le viceet les excs alcooliques. Je trouvai au contraire en lui legentleman le plus correct que jeusse jamais rencontr ; samise ne laissait absolument rien dsirer, et ses faonstaient celles dun monsieur habitu vivre dans le meilleurmonde. Il ny eut pas que moi de surpris, la ville entire

  • partagea mon tonnement, car chacun chez nousconnaissait dj toute la biographie de M. Stavroguine.Son arrive mit en rvolution tous les curs fminins ; il eutparmi nos dames des admiratrices et des ennemies, maisles unes et les autres raffolrent de lui. Il plaisait celles-ciparce quil y avait peut-tre un affreux secret dans sonexistence, et celles-l parce quil avait positivement tuquelquun. De plus, on le trouvait fort instruit ; la vrit, ilntait pas ncessaire de possder un grand savoir pourexciter notre admiration, mais, outre cela, il jugeait avec unbon sens remarquable les diverses questions courantes.Je note ce point comme une particularit curieuse :presque ds le premier jour, tous chez nous saccordrent reconnatre en lui un homme extrmement sens. Il taitpeu causeur, lgant sans recherche, et dune modestietonnante, ce qui ne lempchait pas dtre plus hardi etplus sr de soi que personne. Nos fashionables luiportaient envie et seffaaient devant lui. Son visage mefrappa aussi : il avait des cheveux trs noirs, des yeuxclairs dune srnit et dun calme peu communs, un teintblanc et dlicat, des dents semblables des perles, et deslvres qui rivalisaient avec le corail. Cette tte faisait leffetdun beau portrait, et cependant il y avait en elle un je nesais quoi de repoussant. On disait quelle avait lair dunmasque. Dune taille assez leve, Nicolas Vsvolodovitchpassait pour un homme exceptionnellement vigoureux.Barbara Ptrovna le considrait avec orgueil, mais cesentiment se mlait toujours de linquitude. Pendant unsemestre, il vcut tranquillement chez nous ; strict

  • observateur des lois de ltiquette provinciale, il allait dansle monde o il ne paraissait gure samuser ; il avait sesgrandes et ses petites entres chez le gouverneur, qui taitson parent du ct paternel. Mais, au bout de six mois, lefauve se rvla tout coup.

    Affable et hospitalier, notre cher Ivan Osipovitch taitplutt fait pour tre marchal de la noblesse au bon vieuxtemps, que gouverneur une poque comme la ntre. Onavait coutume de dire que ce ntait pas lui qui gouvernaitla province, mais Barbara Ptrovna. Mot plus mchant quejuste, car, malgr la considration dont toute la socitlentourait, la gnrale avait depuis plusieurs annesabdiqu toute action sur la marche des affaires publiques,et maintenant elle ne soccupait plus que de ses intrtsprivs. Deux ou trois ans lui suffirent pour faire rendre sondomaine peu prs ce quil rapportait avantlmancipation des paysans. Le besoin damasser, dethsauriser, avait remplac chez elle les aspirationspotiques de jadis. Elle loigna mme StpanTrophimovitch de sa personne en lui permettant de louer unappartement dans une autre maison (depuis longtemps lui-mme sollicitait cette permission sous divers prtextes).

    Nous tous qui avions nos habitudes chez la gnrale,nous comprenions que son fils lui apparaissait maintenantcomme une nouvelle esprance, comme un nouveau rve.Sa passion pour lui datait de lpoque o le jeune hommeavait obtenu ses premiers succs dans la socitptersbourgeoise, et elle tait devenue plus ardenteencore partir du moment o il avait t cass de son

  • grade. Mais en mme temps Barbara Ptrovna avaitvidemment peur de Nicolas Vsvolodovitch, et, devant lui,son attitude tait presque celle dune esclave. Ce quellecraignait, elle-mme naurait pu le prciser, ctait quelquechose dindtermin et de mystrieux. Souvent elleregardait Nicolas la drobe, comme si elle et cherchsur son visage une rponse des questions qui latourmentaient et tout coup la bte froce sortit sesgriffes.

  • II

    Brusquement, sans rime ni raison, notre prince fit

    diverses personnes deux ou trois insolences inoues. Celane ressemblait rien, ne sexpliquait par aucun motif, etdpassait de beaucoup les gamineries ordinaires que peutse permettre un jeune cervel. Un des doyens les plusconsidrs de notre club, Pierre Pavlovitch Gaganoff,homme g et ancien fonctionnaire, avait contractlinnocente habitude de dire tout propos dun ton decolre : Non, on ne me mne pas par le nez ! Un jour,au club, dans un groupe compos de gens qui ntaientpas non plus les derniers venus, il lui arriva de rpter saphrase favorite. Au mme instant, Nicolas Vsvolodovitchqui se trouvait un peu lcart et qui personne nesadressait, sapprocha du vieillard, le saisit par le nez, et,le tirant avec force, lobligea faire ainsi deux ou trois pas sa suite. Il navait aucune raison den vouloir M. Gaganoff. On aurait pu ne voir l quune simpleespiglerie dcolier, espiglerie impardonnable, il estvrai ; cependant les tmoins de cette scne racontrentplus tard quau cours de lopration la physionomie dujeune homme tait rveuse, comme sil avait perdulesprit . Mais ce fut longtemps aprs que cettecirconstance revint la mmoire, et donna rflchir. Surle moment, on ne remarqua que lattitude de Nicolas

  • Vsvolodovitch dans linstant qui suivit loffense faite par lui Pierre Pavlovitch : il comprenait trs bien lacte quilvenait de commettre, et, loin den prouver aucuneconfusion, il souriait avec une gaiet maligne, rien en luinindiquait le moindre repentir. Lincident provoqua unvacarme indescriptible. Un cercle, do partaient desexclamations indignes, stait form autour du coupable.Celui-ci, sans rpondre personne, se contentaitdobserver tous ces visages dont les bouches souvraientpour profrer des cris. la fin, fronant le sourcil, ilsavana dun pas ferme vers Gaganoff :

    Vous mexcuserez, naturellement Je ne sais pas, envrit, comment cette ide mest venue tout coup unebtise murmura-t-il la hte dun air vex.

    Cette faon cavalire de sexcuser quivalait unenouvelle insulte. Les vocifrations redoublrent. NicolasVsvolodovitch haussa les paules et sortit.

    Tout cela tait fort bte en mme temps que de ladernire inconvenance. Calcul et prmdit, comme premire vue il semblait ltre, linsolent procd dontPierre Pavlovitch avait t victime tait un outragerejaillissant sur toute notre socit. Ainsi en jugea lopinionpublique. Le club commena par rejeter de son seinM. Stavroguine, dont lexclusion fut vote lunanimit ;ensuite, on se dcida adresser une plainte augouverneur : Son Excellence tait prie, en attendant lednouement que cette affaire pourrait recevoir devant lestribunaux, duser immdiatement des pouvoirsadministratifs elle confis, pour mettre la raison un

  • querelleur et un bretteur de la capitale, dont lesagissements brutaux compromettaient la tranquillit detous les gens comme il faut de notre ville. On ajoutait avecune pointe de causticit que M. Stavroguine lui-mmentait peut-tre pas au-dessus des lois. Cette phrase taitune allusion maligne linfluence prsume de BarbaraPtrovna sur le gouverneur. Celui-ci se trouvait alorsabsent, mais on savait quil reviendrait bientt : il tait alldans une localit voisine tenir sur les fonts baptismauxlenfant dune jeune et jolie veuve, que son mari, enmourant, avait laisse dans une situation intressante. Enattendant, on fit loffens Pierre Pavlovitch une vritableovation : on lui prodigua les poignes de mains et lesembrassades, toute la ville lalla voir ; on songea mme lui offrir un banquet par souscription, et lon ne renona cette ide que sur ses instantes prires ; peut-tre aussiles organisateurs de la manifestation finirent-ils parcomprendre quaprs tout il ny avait pas lieu de tantglorifier un homme parce quon lavait men par le nez.

    Et pourtant comment cela tait-il arriv ? Comment celaavait-il pu arriver ? Chose digne de remarque, personnechez nous nattribuait la folie lacte trange de NicolasVsvolodovitch. Donc, on croyait que, mme enpossession de sa raison, il tait capable de se conduireainsi. De mon ct, aujourdhui encore je ne sais commentexpliquer le fait, bien quun vnement survenu peu aprsait paru en fournir une explication satisfaisante. Jajouteraique, quatre ans plus tard, Nicolas Vsvolodovitch,discrtement questionn par moi ce sujet, rpondit en

  • fronant le sourcil : Oui, je ntais pas trs bien cettepoque. Mais nanticipons pas.

    Je ne fus pas peu tonn non plus du dbordement dehaine qui alors se produisit partout contre le querelleur etbretteur de la capitale . On voulait absolument voir dansson cas un affront fait de propos dlibr la socit toutentire. videmment cet homme navait ralli autour de luiaucune sympathie, et stait au contraire alin tout lemonde, mais comment cela ? Jusqu laffaire du club, ilnavait eu de querelle avec personne, navait offens mequi vive, stait toujours montr dune politesseirrprochable. Je suppose quon le hassait cause de sonorgueil. Nos dames elles-mmes, qui avaient commencpar ladorer, criaient maintenant contre lui encore plus queles hommes.

    Barbara Ptrovna tait consterne. Elle avoua plus tard Stpan Trophimovitch quelle avait prvu cela longtempsen avance, que chaque jour, depuis six mois, ellesattendait prcisment quelque incartade de ce genre.Aveu remarquable dans la bouche dune mre. Voil lecommencement ! pensait-elle frissonnante. Le lendemainde lincident survenu au club, elle dcida quelle aurait unentretien avec son fils, mais, malgr son caractre rsolu,la pauvre femme ne pouvait sempcher de trembler.Aprs une nuit sans sommeil, elle alla tout au matinconfrer avec Stpan Trophimovitch, et pleura chez lui, ellequi navait jamais pleur devant personne. Elle voulait queNicolas lui dit au moins quelque chose, daignt sexpliquer.Nicolas, toujours si poli et si respectueux avec sa mre,

  • lcouta pendant quelque temps dun air maussade, maistrs srieusement ; tout coup il se leva, lui baisa la mainet sortit sans rpondre un mot. Comme par un fait exprs,le soir de ce mme jour eut lieu un nouveau scandale, qui,sans avoir beaucoup prs la gravit du premier, accrutencore lirritation dun public dj trs mal dispos.

    Cette fois ce fut notre ami Lipoutine qui copa. Il arrivachez Nicolas Vsvolodovitch au moment o celui-ci venaitdavoir son explication avec sa mre : ce jour-l lemploydonnait une petite soire pour clbrer lanniversaire de lanaissance de sa femme, et il venait prier M. Stavroguinede lui faire lhonneur dy assister. Depuis longtemps,Barbara Ptrovna tait dsole de voir que son fils aimaitsurtout frquenter les gens de bas tage, mais ellenosait lui adresser aucune observation ce sujet. Il ntaitpas encore all chez Lipoutine, quoiquil se ft djrencontr avec lui. Dans la circonstance prsente, il neutpas de peine deviner pourquoi on lui faisait la politessedune invitation : en sa qualit de libral, Lipoutine taitenchant du scandale de la veille, et il estimait quil fallaitprocder ainsi lgard des notabilits du club. NicolasVsvolodovitch sourit et promit daller chez lemploy.

    Il trouva l une socit nombreuse et peu choisie, maispleine dentrain. Lipoutine, qui ne recevait que deux foispar an, ne regardait pas la dpense dans ces raresoccasions. Stpan Trophimovitch, le plus considrable desinvits, navait pu venir parce quil tait malade. Le th,leau-de-vie et les rafrachissements dusage figuraient enaussi grande abondance quon pouvait le dsirer ; les

  • joueurs occupaient trois tables, et la jeunesse dansait aupiano en attendant le souper. Nicolas Vsvolodovitchengagea la matresse de la maison, charmante petitedame que cet honneur intimida fort ; ils firent deux toursensemble ; puis le jeune homme sassit ct de madameLipoutine, se mit causer avec elle et lgaya par saconversation. Remarquant enfin combien elle tait joliequand elle riait, il la saisit tout coup par la taille, et, troisreprises, devant tout le monde, la baisa amoureusementsur les lvres. pouvante, la pauvre femme svanouit.Nicolas Vsvolodovitch prit son chapeau et sapprocha dumari qui avait perdu la tte au milieu de la confusiongnrale ; en le regardant, lui-mme se troubla. Ne vousfchez pas , murmura-t-il rapidement, et il sortit. Lipoutinecourut aprs lui, le rejoignit dans lantichambre, lui donnasa pelisse et le reconduisit crmonieusement jusquaubas de lescalier. Mais cette histoire, au fond relativementinnocente, eut le lendemain un pilogue assez drle qui,par la suite, valut Lipoutine la rputation dun homme trsperspicace.

    dix heures du matin, sa servante Agafia arriva lamaison de Barbara Ptrovna. Ctait une fille de trente ans,au visage vermeil et aux allures trs dcides. Elledemanda instamment voir Nicolas Vsvolodovitch enpersonne, disant que son matre lavait charg dunecommission pour lui. Quoique le jeune homme et fort mal la tte, il ne laissa pas de la recevoir. Le hasard fit que lagnrale assista lentretien.

    Serge Vasilitch, commena bravement Agafia, ma

  • charge de vous remettre ses salutations et de minformerde votre sant : il dsire savoir si vous avez bien dormi etcomment vous vous trouvez depuis la soire dhier.

    Nicolas Vsvolodovitch sourit. Tu prsenteras mes saluts et mes remerciements ton

    matre ; tu lui diras aussi de ma part, Agafia, quil estlhomme le plus intelligent de toute la ville.

    Quant cela, reprit plus hardiment encore la servante,il ma ordonn de vous rpondre quil na pas besoin quevous le lui appreniez, et quil vous souhaite la mme chose.

    Bah ! Mais comment a-t-il pu savoir ce que je tedirais ?

    Je ne sais pas de quelle manire il la devin, maisjtais dj loin de la maison quand il a couru aprs moitte nue : Agafiouchka, me dit-il, si par hasard ontordonne de dire ton matre quil est lhomme le plusintelligent de toute la ville, ne manque pas de rpondreaussitt : Nous le savons trs bien nous-mmes, et nousvous souhaitons la mme chose

  • III

    Enfin eut lieu aussi une explication avec le gouverneur.

    peine de retour de la ville, notre cher Ivan Osipovitch dutprendre connaissance de la plainte dpose au nom duclub. Sans doute il fallait faire quelque chose, mais quoi ?Notre aimable vieillard se trouvait assez embarrass, carlui-mme ntait pas sans avoir une certaine peur de sonjeune parent. la fin pourtant, il sarrta la combinaisonsuivante : agir sur Nicolas Vsvolodovitch pour le dcider prsenter au club ainsi qu loffens des excusessatisfaisantes, crites mme, au besoin, puis lui insinueren douceur quil ferait bien de nous quitter, dentreprendre,par exemple, un voyage dagrment en Italie ou dans toutautre pays de lEurope. Le jeune homme qui, commemembre de la famille, avait accs dans toute la maison, futcette fois reu la salle. Un employ de confiance, AlexisTliatnikoff, tait assis devant une table, dans un coin, etdcachetait les dpches. Dans la pice suivante, prs dela fentre la plus rapproche de la porte de la salle, setrouvait un colonel gros et bien portant qui, de passagedans notre ville, tait venu faire visite son ami et anciencamarade Ivan Osipovitch. Ce militaire tournait le dos lasalle et lisait le Golos : videmment il ne soccupait pas dece qui se passait derrire lui. Le gouverneur commena voix basse un discours hsitant et quelque peu confus.

  • Nicolas, assis prs du vieillard, lcoutait avec unephysionomie qui navait rien daimable ; ple, les yeuxbaisss, il fronait les sourcils comme un homme qui luttecontre une violente souffrance.

    Votre cur, Nicolas, est bon et noble, dit entre autreschoses le gouverneur, vous tes un homme fort instruit,vous avez vcu dans la haute socit, et, ici mme, jusquprsent, votre conduite pouvait tre cite en exemple ; vousfaisiez le bonheur dune mre que nous aimons tous Etvoici que maintenant tout prend un aspect nigmatique etinquitant pour tout le monde ! Je vous parle comme unami de votre famille, comme un vieillard qui vous porte unsincre intrt, comme un parent dont le langage ne peutoffenser Dites-moi, quest-ce qui vous pousse commettre ces excentricits en dehors de toutes les rgleset de toutes les conventions sociales ? Que peuventdnoter ces frasques, pareilles des actes de dmence ?

    Nicolas coutait avec colre et impatience. Soudain uneexpression narquoise passa dans ses yeux.

    Soit, je vais vous le dire, rpondit-il dun air maussade,et, aprs avoir jet un regard derrire lui, il se pencha loreille du gouverneur. Alexis Tliatnikoff fit trois pas versla fentre, et le colonel toussa derrire son journal. Lepauvre Ivan Osipovitch sans dfiance se hta de tendreloreille ; il tait extrmement curieux. Et alors se produisitquelque chose dimpossible, mais dont, malheureusement,il ny avait pas moyen de douter. Au moment o le vieillardsattendait recevoir la confidence dun secret intressant,il sentit tout coup la partie suprieure de son oreille

  • happe par les dents de Nicolas et serre avec assez deforce entre les mchoires du jeune homme. Il se mit trembler, le souffle sarrta dans son gosier.

    Nicolas, quest-ce que cette plaisanterie ? gmit-ilmachinalement, dune voix qui ntait plus sa voix naturelle.

    Alexis et le colonel navaient encore eu le temps de riencomprendre, dailleurs ils ne voyaient pas bien ce qui sepassait, et jusqu la fin ils crurent une conversationconfidentielle entre les deux hommes. Cependant le visagedsespr du gouverneur les inquita. Ils se regardrentlun lautre avec de grands yeux, ne sachant sils devaientslancer au secours du vieillard, comme cela taitconvenu, ou sil fallait attendre encore un peu. Nicolasremarqua peut-tre leur hsitation, et ses dents serrrentplus fort que jamais loreille dIvan Osipovitch.

    Nicolas, Nicolas ! gmit de nouveau celui-ci, allonsla plaisanterie a assez dur

    Encore un moment, et sans doute le pauvre hommeserait mort de peur ; mais le sclrat eut piti de sa victimeet lcha prise. Le vieillard qui avait t dans des transesmortelles pendant toute une longue minute eut une attaque la suite de cette scne. Une demi-heure aprs, Nicolasfut arrt, emmen au corps de garde et enferm dans unecellule spciale, la porte de laquelle on plaa unfactionnaire muni dinstructions trs rigoureuses. Cettemesure svre contrastait avec la douceur habituelle denotre aimable gouverneur, mais il tait si fch quil necraignit pas den assumer la responsabilit, au risquedexasprer Barbara Ptrovna. la nouvelle de

  • larrestation de son fils, cette dame entra dans une violentecolre et se rendit aussitt chez Ivan Osipovitch, dcide rclamer de lui des explications immdiates. Ltonnementfut grand en ville, quand on apprit que le gouverneur avaitrefus de la recevoir ; elle-mme croyait rver.

    Et enfin tout sexpliqua ! deux heures de laprs-midi,le prisonnier, qui jusqualors tait rest fort calme et mmeavait dormi, commena soudain faire du tapage ; ilassna de furieux coups de poing contre la porte, arrachapar un effort presque surhumain le grillage en fer placdevant ltroite fentre de sa cellule, brisa la vitre et se mitles mains en sang. Lofficier de garde accourut avec seshommes pour matriser le forcen, mais, en pntrant dansla casemate, on saperut quil tait en proie un accs dedelirium tremens des mieux caractriss, et on letransporta chez sa mre. Cet vnement fut une rvlation.Les trois mdecins de notre ville mirent lavis que lesfacults mentales du malade taient peut-tre altresdepuis trois jours dj, et que, durant ce laps de temps,ses actes, tout en offrant lapparence de lintentionnalit etmme de la ruse, avaient pu tre accomplis en dehors dela volont et du jugement ; les faits, du reste, confirmaientcette manire de voir. La conclusion qui ressortait de l,cest que Lipoutine avait montr plus de sagacit que toutle monde. Ivan Osipovitch, homme dlicat et sensible, futfort confus, mais sa conduite prouvait que lui aussi avait cruNicolas Vsvolodovitch capable de commettre en tat deraison les actes les plus insenss. Au club, on eut honte destre si fort chauff contre un irresponsable, et lon

  • stonna que nul nait song la seule explication possiblede toutes ces trangets. Naturellement, il y eut aussi dessceptiques, mais ils ne tardrent pas tre dbords parle courant de lopinion gnrale.

    Nicolas garda le lit pendant plus de deux mois. Unclbre mdecin de Moscou fut appel en consultation ;toute la ville alla voir Barbara Ptrovna. Elle pardonna. Auprintemps, comme son fils tait tout fait rtabli, elle luiproposa de partir pour lItalie, ce quoi il consentit sanssoulever la moindre objection. Le jeune homme montra lamme docilit lorsque sa mre lengagea aller dire adieu ses connaissances et profiter de cette occasion pourprsenter des excuses l o il y avait lieu de le faire. Sur cepoint encore, il cda de trs bonne grce. On sut au clubque chez Pierre Pavlovitch Gaganoff, il stait expliqudans les termes les plus dlicats avec ce dernier et lavaitlaiss entirement satisfait. Durant cette tourne de visites,Nicolas fut trs srieux et mme un peu sombre. Partout onle reut avec toutes les apparences de lintrt, maispartout aussi on se sentait gn et lon tait bien aise desavoir quil allait en Italie. Lorsquil vint prendre congdIvan Osipovitch, le vieillard versa des larmes, mais ne putse rsoudre lembrasser, mme au moment des derniersadieux. la vrit, plusieurs chez nous restaientconvaincus que le vaurien stait simplement moqu detoute notre population et que sa maladie navait t quunefrime. Nicolas passa galement chez Lipoutine.

    Dites-moi, lui demanda-t-il, comment avez-vous pudeviner lavance ce que je dirais de votre intelligence et

  • charger Agafia dune rponse ad hoc ? Parce que je vous considre, moi aussi, comme un

    homme intelligent, fit en riant Lipoutine, je pouvais parconsquent prvoir votre rponse.

    La concidence nen est pas moins remarquable. Maispourtant permettez : ainsi vous me considriez comme unhomme intelligent, et non comme un fou, quand vous avezenvoy Agafia ?

    Comme un homme trs intelligent et trs sens ;seulement, jai fait semblant de croire que vous naviez pasvotre bon sens Vous-mme alors vous avezimmdiatement pntr ma pense et vous mavez faitremettre par Agafia une patente dhomme desprit.

    Eh bien, ici vous vous trompez un peu ; le fait est queje ne me portais pas bien balbutia NicolasVsvolodovitch en fronant le sourcil, bah ! scria-t-il,pouvez-vous croire en ralit que, possdant toute maraison, je sois capable de me jeter sur les gens ? Maispourquoi donc ferais-je cela ?

    Lipoutine ne sut que rpondre, mais sa physionomierpondit pour lui. Nicolas plit lgrement, du moinslemploy crut le voir plir.

    En tout cas, vous avez une tournure desprit fortamusante, poursuivit le jeune homme, mais, quant lavisite dAgafia, je comprends, naturellement, que ctait unaffront que vous me faisiez.

    Aurait-il fallu vous appeler sur le terrain ? Hum ! jai entendu dire que vous ntes pas partisan du

    duel

  • Cest une traduction du franais ! rpliqua Lipoutineavec moue dsagrable.

    Vous tenez pour la nationalit ?Lexpression de la mauvaise humeur saccentua sur le

    visage de Lipoutine. Bah, bah ! Que vois-je ? sexclama Nicolas remarquant

    tout coup un volume de Considrant bien en vue sur latable, est-ce que vous seriez fouririste ? Jen ai peur !Eh bien, et cela, ajouta-t-il avec un rire, tandis que sesdoigts tambourinaient sur le livre, est-ce que ce nest pasaussi une traduction du franais ?

    Non, ce nest pas une traduction du franais ! repritavec une sorte demportement Lipoutine, ce sera unetraduction de la langue humaine universelle et passeulement du franais ! De la langue de la rpubliquesociale humanitaire et de lharmonie cosmopolite, voil !Mais pas du franais seulement !

    Diable ! mais cette langue-l nexiste pas ! rpondit lejeune homme avec un nouveau rire.

    Parfois une niaiserie mme nous frappe et retientlongtemps notre attention. De toutes les impressions queson sjour dans notre ville laissa Nicolas Vsvolodovitch,aucune ne se grava dans son esprit en traits aussiineffaables que le souvenir de cet entretien avecLipoutine. Quun petit employ provincial, un tyrandomestique, un usurier de bas tage, un ladre enfermantsous clef les restes du dner et les bouts de chandelle,quun Lipoutine enfin rvt Dieu sait quelle futurerpublique sociale et quelle harmonie cosmopolite,

  • dcidment cela passait la comprhension de Nicolas.

  • IV

    Notre prince voyagea pendant plus de trois ans, si bien

    quen ville on finit par loublier ou peu prs. Nous smespar Stpan Trophimovitch quaprs avoir visit toutelEurope, il tait all en gypte et Jrusalem. Ensuite ilprit part une expdition scientifique en Islande. On nousapprit aussi que, durant un hiver, il avait suivi des coursdans une universit dAllemagne. Il crivait sa mre desix mois en six mois, et mme quelquefois intervallesplus loigns. Recevant si rarement des nouvelles de sonfils, Barbara Ptrovna ne lui en voulait point pour cela ;puisque leurs relations taient tablies sur ce pied, elleacceptait la chose sans murmures ; mais, dans son forintrieur, et quoiquelle nen dit rien personne, elle necessait de songer son Nicolas, dont labsence la faisaitbeaucoup souffrir. Elle laborait part soi divers plans etsemblait devenue plus avare encore que par le pass. mesure quelle se montrait plus soucieuse damasser, elletmoignait aussi plus de colre Stpan Trophimovitchquand ce dernier perdait au jeu.

    Enfin, au mois davril de la prsente anne, BarbaraPtrovna reut de Paris une lettre elle crite par lagnrale Prascovie Ivanovna Drozdoff, son amiedenfance. Depuis huit ans les deux dames ne staientpas vues et navaient eu aucune correspondance

  • ensemble. Les meilleurs rapports existent entre NicolasVsvolodovitch et nous , crivait Prascovie Ivanovna, ila li amiti avec ma Lisa et se propose de nousaccompagner en Suisse, Vernex-Montreux, o nous ironscet t. Ce sera de sa part un sacrifice mritoire, car il estreu comme un fils chez le comte K en ce moment Paris, et lon peut presque dire quil a son domicile danscette maison (Le comte K tait un personnage trsinfluent Ptersbourg.) La lettre tait courte et rvlaitclairement son but, quoiquelle se bornt exposer desfaits sans en tirer aucune conclusion. Les rflexions deBarbara Ptrovna ne furent pas longues, en un instant sonparti fut pris : elle fit ses prparatifs de dpart, et, au milieudavril, se rendit Paris, emmenant avec elle sa protgeDacha (la sur de Chatoff). Ensuite elle alla en Suisse etrevint en Russie au mois de juillet. Elle avait laiss Dachachez les dames Drozdoff, qui elles-mmes promettaientdarriver chez nous la fin daot.

    La famille Drozdoff tait propritaire dun fort beaudomaine dans notre province, mais le service du gnralIvan Ivanovitch lavait toujours mise dans limpossibilit dysjourner. Le gnral tant mort lanne prcdente,linconsolable Prascovie Ivanovna se rendit avec sa fille ltranger. Ce voyage tait motiv par diverses raisons : lagnrale voulait notamment faire une cure de raisin Vernex-Montreux, pendant la seconde moiti de lt.Aprs son retour en Russie, elle comptait se fixerdfinitivement parmi nous. Elle possdait en ville unegrande maison quon navait pas habite depuis de

  • longues annes et dont les volets restaient ferms. LesDrozdoff taient des gens riches. Prascovie Ivanovna,marie en premires noces au capitaine de cavalerieTouchine, tait, comme son amie de pension BarbaraPtrovna, la fille dun opulent fermier qui lui avait constituune grosse dot en la donnant pour femme M. Touchine.Ce dernier ntait pas non plus sans ressource, et, quand ilmourut, il laissa un joli capital sa fille unique Lisa, alorsge de sept ans. Maintenant qulisabeth Nikolaevnaapprochait de sa vingt-deuxime anne, on pouvaithardiment valuer sa fortune personnelle deux cents milleroubles, sans parler de lhritage qui devait lui reveniraprs la mort de sa mre, celle-ci nayant pas eu denfantde son second mariage.

    Barbara Ptrovna rentra dans ses foyers, enchante dursultat de son voyage. Elle sapplaudissait davoir russi sentendre avec Prascovie Ivanovna ; aussi, peinearrive, se hta-t-elle de tout raconter StpanTrophimovitch ; elle se montra mme fort expansive aveclui, ce quelle ntait plus gure depuis quelque temps.

    Hurrah ! scria-t-il en faisant claquer ses doigts.Il tait ravi, et cela dautant plus que jusquau retour de

    son amie il avait t fort abattu. En partant pour ltranger,elle ne lui avait mme pas fait des adieux convenables etne lui avait rien confi de ses projets, peut-tre par craintequil ne commt quelque indiscrtion. La gnrale taitalors fche contre lui parce quil venait dattraper une forteculotte au club. Mais, avant mme de quitter la Suisse, elleavait senti quelle ne devait plus lui battre froid son retour,

  • et, de fait, la punition durait depuis assez longtemps. Djfort afflig dun dpart si brusque et si mystrieux, StpanTrophimovitch avait encore eu bien dautres contrarits.Son grand tourment tait un engagement pcuniaireconsidrable auquel il ne pouvait faire face sans recourir Barbara Ptrovna. De plus, au mois de mai, stait produitun vnement grave : notre bon gouverneur Ivan Osipovitchavait t relev de ses fonctions, et larrive de sonsuccesseur, Andr Antonovitch Von Lembke, commenait modifier sensiblement les dispositions de presque toutela socit provinciale lgard de la gnrale Stavroguine,et, par suite, de Stpan Trophimovitch. Du moins, celui-ciavait dj recueilli plusieurs observations dsagrables,quoique prcieuses, et son inquitude tait grande. Nelavait-on pas dnonc au nouveau gouverneur comme unhomme dangereux ? Il tenait de bonne source quecertaines de nos dames taient dcides ne plus voirBarbara Ptrovna. Quant la future gouvernante (quonnattendait pas avant lautomne), on rptait, pour lavoirentendu dire, quelle tait fire, mais on ajoutait quenrevanche elle appartenait la vritable aristocratie, et non la noblesse de pacotille comme notre pauvre BarbaraPtrovna . en croire les bruits rpandus partout, lesdeux dames staient autrefois rencontres dans le monde,et il y avait eu entre elles de tels froissements que madameStavroguine ne pouvait plus entendre parler de madameVon Lembke sans prouver une sensation maladive. Lairtriomphant de Barbara Ptrovna et lindiffrencemprisante avec laquelle elle apprit le revirement de

  • lopinion publique son gard remontrent le moral ducraintif Stpan Trophimovitch. Subitement ragaillardi, il semit raconter sur le mode humoristique larrive dunouveau gouverneur.

    Vous savez sans aucun doute, excellente amie,commena-t-il en tranant les mots avec une intonationcoquette, ce que cest quun administrateur russe engnral, et en particulier un administrateur russenouvellement install. Mais cest bien au plus si vous avezpu apprendre pratiquement ce que cest que livresseadministrative

    Livresse administrative ? Je ne sais pas ce que celaveut dire.

    Cest Vous savez, chez nous En un mot, prenez ladernire nullit, prposez-la la vente des billets dans unegare de chemin de fer, et aussitt cette nullit, pour vousmontrer son pouvoir, se croira en droit de trancher duJupiter avec vous quand vous irez prendre un billet. Sache que tu es sous ma coupe ! a-t-elle lair de dire.Eh bien, cest un effet de livresse administrative

    Abrgez, si vous pouvez, Stpan Trophimovitch. M. Von Lembke est maintenant en tourne dans la

    province. En un mot, cet Andr Antonovitch, quoiqueAllemand, appartient, je le reconnais, la religionorthodoxe ; je conviens encore que cest un fort bel homme,de quarante ans

    O avez-vous pris que cest un bel homme ? Il a desyeux de mouton.

    Parfaitement exact. Mais je me suis fait ici lcho de

  • nos dames Dispensez-moi de ces dtails, Stpan Trophimovitch,

    je vous en prie ! propos, vous portez des cravatesrouges, depuis quand ?

    Cest cest aujourdhui seulement que je Et faites-vous de lexercice ? vous devez abattre vos

    six verstes tous les jours, est-ce que vous vous conformez lordonnance du mdecin ?

    Non pas toujours. Je men doutais ! En Suisse dj je lavais pressenti !

    cria dune voix irrite Barbara Ptrovna, prsent cenest pas six verstes que vous ferez, cest dix verstes ! vousvous affaissez terriblement, terriblement ! Vous tes, je nedirai pas vieilli, mais dcrpit tantt, quand je vous aiaperu, cela ma frappe, en dpit de votre cravaterouge Quelle ide rouge ! Continuez votre rcit, si vousavez rellement quelque chose me dire au sujet de VonLembke, et dpchez-vous, je vous en prie ; je suisfatigue.

    En un mot, je voulais seulement dire que cest un deces administrateurs qui dbutent quarante ans, aprsavoir vgt dans lobscurit jusqu cet ge, un de ceshommes sortis tout coup du nant, grce un mariageou quelque autre moyen non moins dsespr Il estmaintenant parti je veux dire quon sest empress deme dpeindre lui comme un corrupteur de la jeunesse, unprdicateur de lathisme Aussitt il est all auxinformations

    Mais est-ce vrai ?

  • Jai mme pris mes mesures. Quand on lui a rapport que vous gouverniez la province , voussavez, il sest permis de rpondre qu il ny aurait plusrien de semblable .

    Il a dit cela ? Oui, et avec cette morgue Sa femme, Julie

    Mikhalovna, nous la verrons ici la fin daot, elle arriveradirectement de Ptersbourg.

    De ltranger. Nous nous y sommes rencontrs. Vraiment ? Paris et en Suisse. Cest une parente des Drozdoff. Une parente ? Quelle singulire concidence ! On la dit

    ambitieuse, et elle a, parat-il, des relations influentes ? Allons donc ! Des relations de rien du tout ! Nayant

    pas un kopek, elle est reste fille jusqu quarante ans.Maintenant quelle a agripp son Von Lembke, elle nepense plus qu le pousser. Ce sont deux intrigants.

    Et elle a, dit-on, deux ans de plus que lui ? Cinq ans. Moscou, sa mre balayait mon seuil avec

    la trane de sa robe ; elle mendiait des invitations mesbals, du temps de Vsvolod Nikolavitch. Quant JulieMikhalovna, elle passait toute la nuit seule, assise dans uncoin, avec sa mouche en turquoise sur le front ; personnene la faisait danser, si bien que vers trois heures, par piti,je lui envoyais un cavalier. Elle avait alors vingt-cinq ans, etlon continuait la mener dans le monde vtue dune robecourte, comme une petite fille. Il devenait indcent derecevoir chez soi ces gens-l.

    Il me semble que je vois cette mouche.

  • Je vous le dis, en arrivant je suis tombe au milieudune intrigue. Vous avez lu la lettre de Prascovie Ivanovna,que pouvait-il y avoir de plus clair ? Eh bien, quest-ce queje trouve ? Cette mme imbcile de Prascovie, elle najamais t quune imbcile, me regarde avecbahissement : elle a lair de me demander pourquoi jesuis venue. Vous pouvez vous figurer combien jai tsurprise. Je promne mes yeux autour de moi : je voiscette Lembke qui ourdit ses trames et, ct delle, cecousin, un neveu du vieux Drozdoff, tout sexplique !Naturellement, en un clin dil jai rtabli la situation, etPrascovie fait de nouveau cause commune avec moi, maisune intrigue, une intrigue !

    Que vous avez pourtant djoue. Oh ! vous tes unBismarck !

    Sans tre un Bismarck, je suis cependant capable dediscerner la fausset et la btise o je les rencontre.Lembke, cest la fausset, et Prascovie la btise. Jairarement rencontr une femme plus affaiblie, sans compterquelle a les jambes enfles et quavec cela elle est bonne.Que peut-il y avoir de plus bte que la btise dune bonnepersonne ?

    Celle dun mchant, ma chre amie : un sot mchantest encore plus bte, observa noblement StpanTrophimovitch.

    Vous avez peut-tre raison. Vous souvenez-vous deLisa ?

    Charmante enfant ! Maintenant ce nest plus une enfant, mais une femme,

  • et une femme de caractre. Une nature noble et ardente.Ce que jaime en elle, cest quelle ne se laisse pasdominer par sa mre, cette crature imbcile. Il a failli yavoir une histoire propos du cousin.

    Bah ! mais, au fait, entre lui et lisabeth Nikolaevna laparent nexiste pas Est-ce quil a des vues ?

    Voyez-vous, cest un jeune officier qui parle fort peu,qui est mme modeste. Je tiens tre toujours juste. Il mesemble que, personnellement, il est oppos cette intrigueet quil ne dsire rien ; je ne vois dans cette machinationque luvre de la Lembke. Il avait beaucoup deconsidration pour Nicolas. Vous comprenez, toute laffairedpend de Lisa, mais je lai laisse dans les meilleurstermes avec Nicolas, et lui-mme ma formellement promissa visite en novembre. Il ny a donc en cause ici que larouerie de la Lembke et laveuglement de Prascovie. Cettedernire ma dit que tous mes soupons ntaient que de lafantaisie ; je lui ai rpondu en la traitant dimbcile. Je suisprte laffirmer au jugement dernier. Et si Nicolas nemavait prie dattendre encore, je ne serais pas partiesans avoir dmasqu cette crature artificieuse. Ellecherchait sinsinuer, par lentremise de Nicolas, dans lesbonnes grces du comte K, elle voulait brouiller le filsavec la mre. Mais Lisa est de notre ct, et je me suisentendue avec Prascovie. Vous savez, Karmazinoff estmon parent ?

    Comment ! il est parent de madame Von Lembke ? Oui. Parent loign. Karmazinoff, le romancier ?

  • Eh ! oui, lcrivain, quest-ce qui vous tonne ? Sansdoute il se prend pour un grand homme. Cest un tre bouffide vanit ! Elle arrivera avec lui, actuellement ils sontensemble ltranger. Elle a lintention de fonder quelquechose dans notre ville, dorganiser des runions littraires.Il viendra passer un mois chez nous, il veut vendre ledernier bien quil possde ici. Jai failli le rencontrer enSuisse, et je ny tenais gure. Du reste, jespre quildaignera me reconnatre. Dans le temps il mcrivait etvenait chez moi. Je voudrais vous voir soigner un peu plusvotre mise, Stpan Trophimovitch ; de jour en jour vous langligez davantage Oh ! quel chagrin vous me faites !Quest-ce que vous lisez maintenant ?

    Je Je Je comprends. Toujours les amis, toujours la boisson,

    le club, les cartes et la rputation dathe. Cette rputationne me plat pas, Stpan Trophimovitch. Je naime pasquon vous appelle athe, surtout prsent. Je ne laimaispas non plus autrefois, parce que tout cela nest que du purbavardage. Il faut bien le dire la fin.

    Mais, ma chre coutez, Stpan Trophimovitch, en matire

    scientifique, sans doute, je ne suis vis--vis de vous quuneignorante, mais jai beaucoup pens vous pendant que jefaisais route vers la Russie. Je suis arrive uneconviction.

    Laquelle ? Cest que nous ne sommes pas, nous deux, plus

    intelligents que tout le reste du monde, et quil y a plus

  • intelligent que nous Votre observation est trs juste. Il y a plus intelligent

    que nous, par consquent on peut avoir plus raison quenous, par consquent nous pouvons nous tromper, nest-cepas ? Mais, ma bonne amie, mettons que je me trompe,aprs tout ma libert de conscience est un droit humain,ternel, suprieur ! Jai le droit de ne pas tre un fanatiqueet un bigot, si je le veux, et cause de cela naturellement jeserai ha de divers messieurs jusqu la consommation dessicles. Et puis, comme on trouve toujours plus de moinesque de raisons, et que je suis tout fait de cet avis

    Comment ? Quest-ce que vous avez dit ? Jai dit : on trouve toujours plus de moines que de

    raisons, et comme je suis tout fait de cet Cela nest certainement pas de vous ; vous avez d

    prendre ce mot-l quelque part. Cest Pascal qui la dit. Je me doutai bien que ce ntait pas vous ! Pourquoi

    vous-mme ne parlez-vous jamais ainsi ? Pourquoi, au lieude vous exprimer avec cette spirituelle prcision, tes-voustoujours si filandreux ? Cela est bien mieux dit que toutesvos paroles de tantt sur livresse administrative

    Ma foi, chre, pourquoi ? Dabord, apparemment,parce que je ne suis pas Pascal, et puis en second lieu,nous autres Russes, nous ne savons rien dire dans notrelangue Du moins, jusqu prsent on na encore riendit

    Hum ! ce nest peut-tre pas vrai. Du moins, vousdevriez prendre note de tels mots et les retenir pour les

  • glisser, au besoin, dans la conversation Ah ! StpanTrophimovitch, je voulais vous parler srieusement !

    Chre, chre amie ! Maintenant que tous ces Lembke, tous ces

    Karmazinoff Oh ! mon Dieu, comme vous vousgalvaudez ! Oh ! que vous me dsolez ! Je dsireraisque ces gens-l ressentent de lestime pour vous, parcequils ne valent pas votre petit doigt, et comment voustenez-vous ? Que verront-ils ? Que leur montrerai-je ? Aulieu dtre par la noblesse de votre attitude une leonvivante, un exemple, vous vous entourez dun tas defripouilles, vous avez contract des habitudes paspossibles, vous vous abrutissez, les cartes et le vin sontdevenus indispensable votre existence, vous ne lisez quePaul de Kock et vous ncrivez rien, tandis que l-bas ilscrivent tous ; tout votre temps se dpense en bavardage.Peut-on, est-il permis de se lier avec une canaille commevotre insparable Lipoutine ?

    Pourquoi donc lappelez-vous mon insparable ?protesta timidement Stpan Trophimovitch.

    O est-il maintenant ? demanda dun ton sec BarbaraPtrovna.

    Il il vous respecte infiniment, et il est all S pourrecueillir lhritage de sa mre.

    Il ne fait, parat-il, que toucher de largent. Et Chatoff ?Toujours le mme ?

    Irascible, mais bon. Je ne puis souffrir votre Chatoff ; il est mchant, et a

    une trop haute opinion de lui-mme.

  • Comment se porte Daria Pavlovna ? Cest de Dacha que vous parlez ? Quelle ide vous

    prend ? rpondit Barbara Ptrovna en fixant sur lui unregard curieux. Elle va bien, je lai laisse chez lesDrozdoff En Suisse, jai entendu parler de votre fils, onnen dit pas de bien, au contraire.

    Oh ! cest