leconte de lisle-poemes barbares
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QAN 1872LA VIGNE DENABOTH 1862L'ECCLESIASTE 1872NEFEROURA 1862EKHIDNA 1862LE COMBAT HOMERIQUE 1872LA GENESE POLYNESIENNE 1858LA LEGENDEDES NORNES 1862
LA VISION DE SNORR 1862
LE BARDE DE TEMRAH 1862L'EPEE D'ANGANTYR 1862LE COEUR DE HIALMAR 1864LES LARMESDE L'OURS 1872LE RUNOA 1855LA MORT DESIGURD 1862LES ELFES 1855
CHRISTINE 1855LE JUGEMENT DE KOMOR 1862LE MASSACRE DE MONA 1862LA VERANDAH 1872NURMAHAL 1862LE DESERT 1855DJIHANARA1862LA FILLE DEL'EMYR 1862
LE CONSEIL DU FAKIR 1862LE SOMMEILDE LELAH 1862L'OASIS 1858LES HURLEURS 1855LA RAVINE SAINTGILLES 1858LES CLAIRS DE LUNE 1862LES ELEPHANTS 1855
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LA TETE DU COMTE 1878L'ACCIDENTDE DON INIGO 1878LA XIMENA 1878LA TRISTESSE DU DIABLE 1872
LES ASCETES 1855LE NAZAREEN 1855LES DEUX GLAIVES 1862L'AGONIE D'UN SAINT 1862LES PARABOLES DE DOM GUY 1862L'ANATHEME 1855AUX MODERNES 1872LA FIN DE L'HOMME 1862
SOLVET SECLUM 1862
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QAN 1872
En la trentime anne, au sicle de l' preuve,
tant captif parmi les cavaliers d' Assur,
Thogorma, le voyant, fils d' lam, fils de Thur,
eut ce rve, couch dans les roseaux du fleuve,
l' heure o le soleil blanchit l' herbe et le mur.Depuis que le chasseur Iahvh, qui terrasse
les forts et de leur chair nourrit l' aigle et le
chien,
avait li son peuple au joug assyrien,
tous, se rasant les poils du crne et de la face,
stupides, s' taient tus et n' entendaient plus rien.
Ploys sous le fardeau des misres accrues,
dans la faim, dans la soif, dans l' pouvante assis,
ils revoyaient leurs murs crouls et noircis,
et, comme aux crocs publics pendent les viandes
crues,leurs princes aux gibets des rois incirconcis ;
le pied de l' infidle appuy sur la nuque
des vaillants, le saint temple o priaient les
aeux
souill, vide, fumant, effondr par les pieux,
et les vierges en pleurs sous le fouet de
l' eunuque,
et le sombre Iahvh muet au fond des cieux.
Or, laissant, ce jourl, prs des mornes aeules
et des enfants couchs dans les nattes de cuir,
les femmes aux yeux noirs de sa tribu gmir,
le fils d' lam, meurtri par la sangle des meules,
le long du grand Khobar se coucha pour dormir.
Les bandes d' talons, par la plaine inonde
de lumire, gisaient sous le dattier roussi,
et les taureaux, et les dromadaires aussi,
avec les chameliers d' Iran et de Khalde.
Thogorma, le voyant, eut ce rve. Voici :
c' tait un soir des temps mystrieux du monde,
alors que du midi jusqu' au septentrion
toute vigueur grondait en pleine ruption,
l' arbre, le roc, la fleur, l' homme et la bte
immonde,et que Dieu haletait dans sa cration.
C' tait un soir des temps. Par monceaux, les nues,
mergeant de la cuve ardente de la mer,
tantt, comme des blocs d' airain, pendaient dans
l' air ;
tantt, d' un tourbillon vhment remues,
hurlantes, s' croulaient en un immense clair.
Vers le couchant ray d' carlate, un oeil louche
et rouge s' enfonait dans les cumes d' or,
tandis qu' l' orient, l' pre GelboHor,
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de la racine au fate clatant et farouche,
flambait, bcher funbre o le sang coule encor.
Et loin, plus loin, lbas, le sable aux dunes
noires,
plein du cri des chacals et du renclement
de l' onagre, et parfois travers brusquement
par quelque monstre pais qui grinait desmchoires
et laissait aprs lui comme un branlement.
Mais derrire le haut GelboHor, charges
d' un livide brouillard chaud des fauves odeurs
que rpandent les ours et les lions grondeurs,
ainsi que font les mers par les vents outrages,
on entendait rler de vagues profondeurs.
Thogorma dans ses yeux vit monter des murailles
de fer d' o s' enroulaient des spirales de tours
et de palais cercls d' airain sur des blocs
lourds ;
ruche norme, ghenne aux lugubres entrailles
o s' engouffraient les forts, princes des
anciens jours.
Ils s' en venaient de la montagne et de la plaine,
du fond des sombres bois et du dsert sans fin,
plus massifs que le cdre et plus hauts que le
pin,
suants, chevels, soufflant leur rude haleine
avec leur bouche paisse et rouge, et pleins de
faim.
C' est ainsi qu' ils rentraient, l' ours velu des
cavernes l' paule, ou le cerf, ou le lion sanglant.
Et les femmes marchaient, gantes, d' un pas lent,
sous les vases d' airain qu' emplit l' eau des
citernes,
graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc.
Elles allaient, dardant leurs prunelles
superbes,
les seins droits, le col haut, dans la srnit
terrible de la force et de la libert,
et posant tour tour dans la ronce et les herbes
leurs pieds fermes et blancs avec tranquillit.Le vent respectueux, parmi leurs tresses sombres,
sur leur nuque de marbre errait en frmissant,
tandis que les parois des rocs couleur de sang,
comme de grands miroirs suspendus dans les ombres,
de la pourpre du soir baignaient leur dos puissant.
Les nes de Khamos, les vaches aux mamelles
pesantes, les boucs noirs, les taureaux
vagabonds
se htaient, sous l' pieu, par files et par
bonds ;
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et de grands chiens mordaient le jarret des
chamelles ;
et les portes criaient en tournant sur leurs gonds.
Et les clats de rire et les chansons froces
mls aux beuglements lugubres des troupeaux,
tels que le bruit des rocs secous par les eaux,
montaient jusques aux tours o, le poing sur leurscrosses,
des vieillards regardaient, dans leurs robes de
peaux ;
spectres de qui la barbe, inondant leurs poitrines,
de son cume errante argentait leurs bras roux,
immobiles, de lourds colliers de cuivre aux cous,
et qui, d' en haut, dardaient, l' orgueil plein
les narines,
sur leur race des yeux profonds comme des trous.
Puis, quand tout, foule et bruit et poussire
mouvante,
eut disparu dans l' orbe immense des remparts,
l' abme de la nuit laissa de toutes parts
suinter la terreur vague et sourdre l' pouvante
en un rauque soupir sous le ciel morne pars.
Et le voyant sentit le poil de sa peau rude
se hrisser tout droit en face de cela,
car il connut, dans son esprit, que c' tait l
la ville de l' angoisse et de la solitude,
spulcre de Qan au pays d' Hvila ;
le lieu sombre o, saignant des pieds et des
paupires,
il dit sa famille errante : btissezma tombe, car les temps de vivre sont passs.
Couchezmoi, libre et seul, sur un monceau de
pierres ;
le rdeur veut dormir, il est las, c' est assez.
Gorges des monts dserts, rgions inconnues
aux vivants, vous m' avez vu fuir de l' aube au soir.
Je m' arrte, et voici que je me laisse choir.
Couchezmoi sur le dos, la face vers les nues,
enfants de mon amour et de mon dsespoir.
Que le soleil regarde et que l' eau du ciel lave
le signe que la haine a creus sur mon front !Ni les aigles, ni les vautours ne mangeront
ma chair, ni l' ombre aussi ne clora mon oeil cave.
Autour de mon tombeau les lches se tairont.
Mais le sanglot des vents, l' horreur des longues
veilles,
le rle de la soif et celui de la faim,
l' amertume d' hier et celle de demain,
que l' angoisse du monde emplisse mes oreilles
et hurle dans mon coeur comme un torrent sans
frein !
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or, ils firent ainsi. Le formidable ouvrage
s' amoncela dans l' air des aigles dsert.
L' anctre se coucha par les sicles dompt,
et, les yeux grands ouverts, dans l' azur ou
l' orage,
la face au ciel, dormit selon sa volont.
Hnokhia ! Cit monstrueuse des mles,antre des violents, citadelle des forts,
qui ne connus jamais la peur ni le remords,
telles du fils d' lam frmirent les chairs ples,
quand tu te redressas du fond des sicles morts.
Abme o, loin des cieux aventurant son aile,
l' ange vit la beaut de la femme et l' aima,
o le fruit qu' un divin adultre forma,
l' homme gant, brisa la vulve maternelle,
ton spectre emplit les yeux du voyant Thogorma.
Il vit tes escaliers puissants bords de torches
hautes qui tournoyaient, rouges, au vent des
soirs ;
il entendit tes ours gronder, tes lions noirs
rugir, lis de marche en marche, et, sous tes
porches,
tes crocodiles geindre au fond des rservoirs ;
et, de tous les recoins de ta masse farouche,
le souffle des dormeurs dont l' oeil ouvert reluit,
tandis que et l, sinistres et sans bruit,
quelques fantmes lents, se dressant sur leur
couche,
coutaient murmurer les choses de la nuit.
Mais voici que du sein dchir des tnbres,des confins du dsert creuss en tourbillon,
un cavalier, sur un furieux talon,
hagard, les poings roidis, plein de clameurs
funbres,
accourut, franchissant le roc et le vallon.
Sa chevelure blme, en lanires paisses,
crpitait au travers de l' ombre horriblement ;
et, derrire, en un rauque et long bourdonnement,
se droulaient, selon la taille et les espces,
les btes de la terre et du haut firmament.
Aigles, lions et chiens, et les reptiles souples,et l' onagre et le loup, et l' ours et le vautour,
et l' pais Bhmoth, rugueux comme une tour,
maudissaient dans leur langue, en se ruant par
couples,
ta ville sombre, Hnokh ! Et pullulaient autour.
Mais dans leurs lits d' airain dormaient les fils
des anges.
Et le grand cavalier, heurtant les murs, cria :
malheur toi, monceau d' orgueil, Hnokhia !
Ville du vagabond rvolt dans ses langes,
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que le jaloux, avant les temps, rpudia !
Spulcre du maudit, la vengeance est prochaine.
La mer se gonfle et gronde, et la bave des eaux
bien audessus des monts va noyer les oiseaux.
L' extermination suprme se dchane,
et du ciel qui s' effondre a rompu les sept sceaux.
La face du dsert dira : qu' est devenueHnokhia, semblable au Gelbo pierreux ?
Et l' aigle et le corbeau viendront, disant entre
eux :
o donc se dressaitelle autrefois sous la nue,
la ville aux murs de fer des gants vigoureux ?
Mais rien ne survivra, pas mme ta poussire,
pas mme un de vos os, enfants du meurtrier !
Hol ! J' entends l' abme impatient crier,
et le gouffre t' attire, race carnassire
de celui qui ne sut ni flchir ni prier !
Qan, Qan, Qan ! Dans la nuit sans aurore,
ds le ventre d' Hva maudit et condamn,
malheur toi par qui le soleil nouveaun
but, plein d' horreur, le sang qui fume et crie
encore
pour les sicles, au fond de ton coeur forcen !
Malheur toi, dormeur silencieux, chair vile,
esprit que la vengeance ternelle a sacr,
toi qui n' as jamais cru, ni jamais espr !
Plus heureux le chien mort pourri hors de ta ville !
Dans ton crime effroyable Iahvh t' a mur.
alors, au fate obscur de la cit rebelle,
soulevant son dos large et l' paule et le front,se dressa lentement, sous l' injure et l' affront,
le gant qu' enfanta pour la douleur nouvelle
celle par qui les fils de l' homme priront.
Il se dressa debout sur le lit granitique
o, tranquille, depuis dix sicles rvolus,
il s' tait endormi pour ne s' veiller plus ;
puis il regarda l' ombre et le dsert antique,
et sur l' ampleur du sein croisa ses bras velus.
Sa barbe et ses cheveux drobaient son visage ;
mais, sous l' pais sourcil, et luisant travers,
ses yeux, hants d' un songe unique, et grandsouverts,
contemplaient par del l' horizon, d' ge en ge,
les jours vanouis et le jeune univers.
Thogorma vit alors la famille innombrable
des fils d' Hnokh emplir, dans un fourmillement
immense, palais, tours et murs, en un moment ;
et, tous, ils regardaient l' anctre vnrable,
debout, et qui rvait silencieusement.
Et les btes poussaient leurs hurlements de haine,
et l' talon, soufflant du feu par les naseaux,
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broyait les vieux palmiers comme autant de
roseaux,
et le grand cavalier gardien de la ghenne
mlait sa clameur pre aux cris des animaux.
Mais l' homme violent, du sommet de son aire,
tendit son bras noueux dans la nuit, et voil,
plus haut que ce tumulte entier, comme il parlad' une voix lente et grave et semblable au
tonnerre,
qui d' chos en chos par le dsert roula :
qui me rveille ainsi dans l' ombre sans issue
o j' ai dormi dix fois cent ans, roide et glac ?
Estce toi, premier cri de la mort, qu' a pouss
le jeune homme d' Hbron sous la lourde massue
et les dbris fumants de l' autel renvers ?
Taistoi, taistoi, sanglot, qui montes jusqu' au
fate
de ce spulcre antique o j' tais tendu !
Dans mes nuits et mes jours je t' ai trop entendu.
Taistoi, taistoi, la chose irrparable est faite.
J' ai veill si longtemps que le sommeil m' est d.
Mais non ! Ce n' est point l ta clameur sculaire,
ple enfant de la femme, inerte sur son sein !
victime, tu sais le sinistre dessein
d' Iahvh m' aveuglant du feu de sa colre.
L' iniquit divine est ton seul assassin.
Silence, cavalier de la ghenne ! btes
furieuses, qu' il trane aprs lui, taisezvous !
Je veux parler aussi, c' est l' heure, afin que tous
vous sachiez, hurleurs stupides que vous tes,ce que dit le vengeur Qan au dieu jaloux.
Silence ! Je revois l' innocence du monde.
J' entends chanter encore aux vents harmonieux
les bois panouis sous la gloire des cieux ;
la force et la beaut de la terre fconde
en un rve sublime habitent dans mes yeux.
Le soir tranquille unit aux soupirs des colombes,
dans le brouillard dor qui baigne les halliers,
le doux rugissement des lions familiers ;
le terrestre jardin sourit, vierge de tombes,
aux anges endormis l' ombre des palmiers.L' inpuisable joie mane de la vie ;
l' embrassement profond de la terre et du ciel
emplit d' un mme amour le coeur universel ;
et la femme, jamais vnre et ravie,
multiplie en un long baiser l' homme immortel.
Et l' aurore qui rit avec ses lvres roses,
de jour en jour, en cet adorable berceau,
pour le bonheur sans fin veille un dieu nouveau ;
et moi, moi, je grandis dans la splendeur des
choses,
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imprissablement jeune, innocent et beau !
Compagnon des esprits clestes, origine
de glorieux enfants crateurs leur tour,
je sais le mot vivant, le verbe de l' amour ;
je parle et fais jaillir de la source divine,
aussi bien qu' lohim, d' autres mondes au jour !
den ! vision blouissante et brve,toi dont, avant les temps, j' tais dshrit !
den, den ! Voici que mon coeur irrit
voit changer brusquement la forme de son rve,
et le glaive flamboie l' horizon quitt.
den ! le plus cher et le plus doux des songes,
toi vers qui j' ai pouss d' inutiles sanglots !
Loin de tes murs sacrs ternellement clos
la maldiction me balaye, et tu plonges
comme un soleil perdu dans l' abme des flots.
Les flancs et les pieds nus, ma mre Hva
s' enfonce
dans l' pre solitude o se dresse la faim.
Mourante, chevele, elle succombe enfin,
et dans un cri d' horreur enfante sur la ronce
ta victime, Iahvh ! Celui qui fut Qan.
nuit ! Dchirements enflamms de la nue,
cdres dracins, torrents, souffles hurleurs,
lamentations de mon pre, douleurs,
remords, vous avez accueilli ma venue,
et ma mre a brl ma lvre de ses pleurs.
Buvant avec son lait la terreur qui l' enivre,
son ct gisant livide et sans abri,
la foudre a rpondu seule mon premier cri ;celui qui m' engendra m' a reproch de vivre,
celle qui m' a conu ne m' a jamais souri.
Misrable hritier de l' angoisse premire,
d' un long gmissement j' ai salu l' exil.
Quel mal avaisje fait ? Que ne m' crasaitil,
faible et nu sur le roc, quand je vis la lumire,
avant qu' un sang plus chaud brlt mon coeur
viril ?
Emport sur les eaux de la nuit primitive,
au muet tourbillon d' un vain rve pareil,
aije affermi l' abme, allum le soleil,et, pour penser : je suis ! Pour que la fange vive,
aije troubl la paix de l' ternel sommeil ?
Aije dit l' argile inerte : souffre et pleure !
Auprs de la dfense aije mis le dsir,
l' ardent attrait d' un bien impossible saisir,
et le songe immortel dans le nant de l' heure ?
Aije dit de vouloir et puni d' obir ?
misre ! Aije dit l' implacable matre,
au jaloux, tourmenteur du monde et des vivants,
qui gronde dans la foudre et chevauche les vents :
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la vie assurment est bonne, je veux natre !
Que m' importait la vie au prix o tu la vends ?
Sois satisfait ! Qan est n. Voici qu' il dresse,
tel qu' un cdre, son front pensif vers l' horizon.
Il monte avec la nuit sur les rochers d' Hbron,
et dans son coeur rong d' une sourde dtresse
il songe que la terre immense est sa prison.Tout gmit, l' astre pleure et le mont se lamente,
un soupir douloureux s' exhale des forts,
le dsert va roulant sa plainte et ses regrets,
la nuit sinistre, en proie au mal qui la
tourmente,
rugit comme un lion sous l' treinte des rets.
Et l, sombre, debout sur la roche escarpe,
tandis que la famille humaine, en bas, s' endort,
l' imprissable ennui me travaille et me mord,
et je vois la lueur de la sanglante pe
rougir au loin le ciel comme une aube de mort.
Je regarde marcher l' antique sentinelle,
le khroub chevelu de lumire, au milieu
des tnbres, l' esprit aux six ailes de feu,
qui, dardant jusqu' moi sa rigide prunelle,
s' arrte sur le seuil interdit par son dieu.
Il reluit sur ma face irrite, et me nomme :
Qan, Qan ! khroub d' Iahvh, que
veuxtu ?
Me voici. va prier, va dormir. Tout s' est tu,
le repos et l' oubli bercent la terre et
l' homme ;
heureux qui s' agenouille et n' a pas combattu !Pourquoi rder toujours par les ombres sacres,
haletant comme un loup des bois jusqu' au matin ?
Vers la limpidit du paradis lointain
pourquoi tendre toujours tes lvres altres ?
Courbe la face, esclave, et subis ton destin.
Rentre dans ton nant, ver de terre ! Qu' importe
ta rvolte inutile celui qui peut tout ?
Le feu se rit de l' eau qui murmure et qui bout ;
le vent n' coute pas gmir la feuille morte.
Prie et prosternetoi. je resterai debout !
Le lche peut ramper sous le pied qui le dompte,glorifier l' opprobre, adorer le tourment,
et payer le repos par l' avilissement ;
Iahvh peut bnir dans leur fange et leur honte
l' pouvante qui flatte et la haine qui ment ;
je resterai debout ! Et du soir l' aurore,
et de l' aube la nuit, jamais je ne tairai
l' infatigable cri d' un coeur dsespr !
La soif de la justice, Khroub, me dvore.
crasemoi, sinon, jamais je ne plorai !
Tnbres, rpondez ! Qu' Iahvh me rponde !
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QAN 1872 14
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Je souffre, qu' aije fait ? le khroub
dit : Qan !
Iahvh l' a voulu. Taistoi. Fais ton chemin
terrible. sombre esprit, le mal est dans le
monde,
oh ! Pourquoi suisje n ! tu le sauras demain.
je l' ai su. Comme l' ours aveugl qui trbuchedans la fosse o la mort l' a longtemps attendu,
flagell de fureur, ivre, sourd, perdu,
j' ai heurt d' Iahvh l' invitable embche ;
il m' a prcipit dans le crime tendu.
jeune homme, tes yeux, tels qu' un ciel sans
nuage,
taient calmes et doux, ton coeur tait lger
comme l' agneau qui sort de l' enclos du berger ;
et celui qui te fit docile l' esclavage
par ma main violente a voulu t' gorger !
Dors au fond du schol ! Tout le sang de tes
veines,
prfr d' Hva, faible enfant que j' aimais,
ce sang que je t' ai pris, je le saigne jamais !
Dors, ne t' veille plus ! Moi, je crrai mes peines,
j' lverai la voix vers celui que je hais.
Fils des anges, orgueil de Qan, race altire
en qui brle mon sang, et vous, enfants dompts
de seth, multitude genoux, coutez !
coutezmoi, gants ! coutemoi, poussire !
Prte l' oreille, nuit des temps illimits !
lohim, lohim ! Voici la prophtie
du vengeur, et je vois le cortge hideuxdes sicles de la terre et du ciel, et tous deux,
dans cette vision lentement claircie,
roulent sous ta fureur qui rugit autour d' eux.
Tu voudras vainement, assouvi de ton rve,
dans le gouffre des eaux premires l' engloutir ;
mais lui, lui se rira du tardif repentir.
Comme Lviathan qui regagne la grve,
de l' abme entr' ouvert tu le verras sortir.
Non plus gant, semblable aux esprits, fier et
libre,
et toujours indompt, sinon victorieux ;mais servile, rampant, rus, lche, envieux,
chair glace o plus rien ne fermente et ne vibre,
l' homme pullulera de nouveau sous les cieux.
Emportant dans son coeur la fange du dluge,
hors la haine et la peur ayant tout oubli,
dans les sicles obscurs l' homme multipli
se prcipitera sans halte ni refuge,
ton spectre implacable horriblement li.
Dieu de la foudre, dieu des vents, dieu des
armes,
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qui roules au dsert les sables touffants,
qui te plais aux sanglots d' agonie, et dfends
la piti, Dieu qui fais aux mres affames,
monstrueuses, manger la chair de leurs enfants !
Dieu triste, dieu jaloux qui drobes ta face,
dieu qui mentais, disant que ton oeuvre tait bon,
mon souffle, ptrisseur de l' antique limon,un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : adore ! Elle rpondra : non !
D' heure en heure, Iahvh ! Ses forces mutines
iront largissant l' treinte de tes bras ;
et, rejetant ton joug comme un vil embarras,
dans l' espace conquis les choses dchanes
ne t' couteront plus quand tu leur parleras !
Afin d' exterminer le monde qui te nie,
tu feras ruisseler le sang comme une mer,
tu feras s' acharner les tenailles de fer,
tu feras flamboyer, dans l' horreur infinie,
prs des bchers hurlants le gouffre de l' enfer ;
mais quand tes prtres, loups aux mchoires
robustes,
repus de graisse humaine et de rage amaigris,
de l' holocauste offert demanderont le prix,
surgissant devant eux de la cendre des justes,
je les flagellerai d' un immortel mpris.
Je ressusciterai les cits submerges,
et celles dont le sable a couvert les monceaux ;
dans leur lit cumeux j' enfermerai les eaux ;
et les petits enfants des nations venges,
ne sachant plus ton nom, riront dans leursberceaux !
J' effondrerai des cieux la vote drisoire.
Par del l' paisseur de ce spulcre bas
sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire ;
et qui t' y cherchera ne t' y trouvera pas.
Et ce sera mon jour ! Et, d' toile en toile,
le bienheureux den longuement regrett
verra renatre Abel sur mon coeur abrit ;
et toi, mort et cousu sous la funbre toile,
tu t' anantiras dans ta strilit. le vengeur dit cela. Puis, l' immensit sombre,
bond par bond, prolongea, des plaines aux parois
des montagnes, l' cho violent de la voix
qui s' enfona longtemps dans l' abme de l' ombre.
Puis, un vent trs amer courut par les cieux froids.
Thogorma ne vit plus ni les btes hurlantes,
ni le grand cavalier, ni ceux d' Hnokhia.
Tout se tut. Le silence largi dploya
ses deux ailes de plomb sur les choses tremblantes.
Puis, brusquement, le ciel convulsif flamboya.
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Et, le sceau fut rompu des hautes cataractes.
Le poids suprieur fendit et crevassa
le couvercle du monde. Un long frisson passa
dans toute chair vivante ; et, par nappes
compactes,
et par torrents, la pluie horrible commena.
Puis, de tous les cts de la terre, un murmureencore inentendu, vague, innommable, emplit
l' espace, et le fracas d' en haut s' ensevelit
dans celuil. La mer, avec sa chevelure
de flots blmes, hurlait en sortant de son lit.
Elle venait, croissant d' heure en heure, et ses
lames,
toutes droites, heurtaient les monts vertigineux,
ou, projetant leur courbe immense audessus d' eux,
rejaillissaient d' en bas vers la nue en flammes,
comme de longs serpents qui droulent leurs
noeuds.
Elle allait, arpentant d' un seul repli de houle
plaines, vallons, dserts, forts, toute une part
du monde, et les cits et le troupeau hagard
des hommes, et les cris suprmes, et la foule
des btes qu' aveuglaient la foudre et le brouillard.
Hrisss, et trouant l' air pais, en spirale,
de grands oiseaux, claquant du bec, le col pendant,
lourds de pluie et rompus de peur, et regardant
les montagnes plonger sous la mer spulcrale,
montaient toujours, suivis par l' abme grondant.
Quelques sombres esprits, balancs sur leurs ailes,
impassibles tmoins du monde enseveli,attendaient pour partir que tout ft accompli,
et que sur le dsert des eaux universelles
s' tendt pesamment l' irrvocable oubli.
Enfin, quand le soleil, comme un oeil cave et
vide
qui, sans voir, regardait les espaces bants,
mergea des vapeurs ternes des ocans ;
quand, d' un dernier lien, le suaire livide
eut de l' univers mort serr les os gants ;
quand le plus haut des pics eut bav son cume,
Thogorma, fils d' lam, d' pouvante blmi,vit Qan le vengeur, l' immortel ennemi
d' Iahvh, qui marchait, sinistre, dans la brume,
vers l' arche monstrueuse apparue demi.
Et l' homme s' veilla du sommeil prophtique,
le long du grand khobar o boit un peuple impur.
Et ceci fut crit, avec le roseau dur,
sur une peau d' onagre, en langue khaldaque,
par le voyant, captif des cavaliers d' Assur.
Pomes barbares
QAN 1872 17
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LA VIGNE DE NABOTH 1862
1.
Au fond de sa demeure, Akhab, l' oeil sombre et dur,
sur sa couche d' ivoire et de bois de Syrie
gt, muet et le front tourn contre le mur.Sans manger ni dormir, le roi de Samarie
reste l, plein d' ennuis, comme, en un jour d' t,
le voyageur courb sur la source tarie.
Akhab a soif du vin de son iniquit,
et conjure, en son coeur que travaille la haine,
la vache de BthEl et l' idole Astart.
Il songe : suisje un roi si ma colre est
vaine ?
Par baal ! J' ai chass trois fois les cavaliers
de BenHadad de Tyr au travers de la plaine.
J' ai vu ceux de Damas s' en venir par milliers,le sac aux reins, la corde au cou, dans la
poussire,
semblables aux chameaux devant les chameliers ;
j' ai, d' un signe, en leur gorge touff la prire,
l' cume de leur sang a rougi les hauts lieux,
et j' ai nourri mes chiens de leur graisse guerrire.
Mes prophtes sont trs savants, et j' ai trois
dieux
trs puissants, pour garder mon royaume et ma ville
et ployer sous le joug mon peuple injurieux.
Et voici que ma gloire est une cendre vile,
et mon sceptre un roseau des marais, qui se rompt
aux rires insulteurs de la foule servile !
C' est le fort de Juda qui m' a fait cet affront,
parce que j' ai dress, sous le noir trbinthe,
l' image de baal, une escarboucle au front.
Deux fois teint d' carlate et vtu d' hyacinthe,
comme un soleil, le dieu reluit, rouge et dor,
sur le socle de jaspe, au milieu de l' enceinte.
Mais s' il ne m' a veng demain, j' abolirai
son culte, et l' on verra se dresser sa place
le veau d' or d' Ephram sur l' autel ador.
Un dsir impuissant me consume et m' enlace !Sous la corne du boeuf, sous le pied de l' non,
je suis comme un lion mort, qu' on outrage en face.
Quand j' ai dit : je le veux ! Un homme m' a dit :
non !
Il vit encor, sans peur que le glaive le touche.
La honte est dans mon coeur, l' opprobre est sur
mon nom.
tel, le fils de Hamri se ronge sur sa couche.
Ses cheveux dnous pendent confusment,
et sa dent furieuse a fait saigner sa bouche.
Pomes barbares
LA VIGNE DE NABOTH 1862 18
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Auprs du morne roi parat en ce moment
la fille d' EthBaal, la femme aux noires tresses
de Sidon, grande et belle, et qu' il aime
ardemment.
Astart l' a berce aux bras de ses prtresses ;
elle sait obscurcir la lune et le soleil,
et courber les lions au joug de ses caresses.De ses yeux sombres sort l' effluve du sommeil,
et ceux qu' a terrasss une mort violente
s' agitent sa voix dans la nuit sans rveil.
Elle approche du lit, majestueuse et lente,
regarde, et dit : qu' a donc mon seigneur ? Et
quel mal
dompte le cdre altier comme une faible plante ?
Atil vu quelque spectre envoy par baal ?
Le jour tombe. Que mon seigneur se lve et mange !
Parle, chef ! Quel ennui trouble ton coeur
royal ?
Akhab lui dit : femme, il faut que je me
venge ;
et je ne puis dormir, ni boire, ni manger,
que le sang de Naboth n' ait fum dans la fange.
Sa vigne est trs fertile et touche mon verger.
Or, j' ai dit cet homme, au seuil de sa demeure :
ceci me plat ; veuxtu le vendre ou l' changer ?
Il m' a dit : c' est mon champ paternel. Que je
meure,
le voudraistu payer par grain un schqel d' or,
si je le vends jamais, ftce ma dernire heure !
Quand tu me donnerais la plaine de Phogor,Ramoth en Galaad, Ser et l' Idume,
et ta maison d' ivoire, et ton riche trsor,
roi, je garderais ma vigne bien aime !
C' est ainsi qu' a parl Naboth le vigneron,
tranquille sur le seuil de sa porte enfume.
certes, ce peuple, Akhab, par le dieu
d' Akkaron !
Dit Jzabel, jouit, malgr son insolence,
d' un roi trs patient, trs docile et trs bon.
Que ne le frappaistu du glaive ou de la lance ?
L' onagre est fort rtif s' il ne courbe les reins ;qui cde au dromadaire accrot sa violence.
c' est le jaloux, le fort de Juda que je crains,
dit Akhab. C' est le dieu de Naboth et d' lie :
du peuple furieux il briserait les freins.
Je verrais s' crouler ma fortune avilie,
et serais comme un boeuf qui mugit sur l' autel
pendant que le couteau s' aiguise et qu' on le lie.
Non ! J' attendrai. Les dieux de Dan et de
BethEl
accorderont sans doute qui soutient leur cause
Pomes barbares
LA VIGNE DE NABOTH 1862 19
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de tuer srement Naboth de Jizrhel.
lvetoi donc et mange, chef, et te repose,
dit la sidonienne avec un rire amer ;
moi seule je ferai ce que mon seigneur n' ose.
Demain, quand le soleil s' en ira vers la mer,
sans que ta main royale ait touch cet esclave,
j' atteste qu' il mourra sur le mont de Somer.Et l' homme de Thesb pourra baver sa bave
et hurler, du Karmel l' Horeb, comme un chien
affam, qui s' enfuit aussitt qu' on le brave.
Mon seigneur lui dira : qu' aije fait, sinon rien ?
Aton trouv ma main dans ce meurtre, ou
mon signe ?
Akhab, en souriant, dit : femme, c' est bien !
J' aurai le sang de l' homme et le vin de sa
vigne !
2.
Vers l' heure o le soleil allume au noir Liban
comme autant de flambeaux les cdres par les
rampes,
les anciens sont assis, hors des murs, sur un banc.
Ce sont trois beaux vieillards, avec de larges
tempes,
de grands fronts, des nez d' aigle et des yeux
vifs et doux,
qui, sous l' pais sourcil, luisent comme des
lampes.Dans leurs robes de lin, la main sur les genoux,
ils sigent, les pieds nus dans la fracheur des
sables,
l' ombre des figuiers d' o pendent les fruits roux.
La myrrhe a parfum leurs barbes vnrables ;
et leurs longs cheveux blancs sur l' paule et le dos
s' pandent, aux flocons de la neige semblables.
Mais leur coeur est plus noir que le spulcre clos ;
leur coeur comme la tombe est plein de cendre
morte ;
l' avarice a sch la moelle de leurs os.Vils instruments soumis la main la plus forte,
ils foulent prix d' or l' quit sainte aux pieds,
sachant ce que le sang des malheureux rapporte.
Naboth est devant eux, debout, les bras lis,
comme pour l' holocauste un bouc, noire victime
par qui les vieux pchs de tous sont expis.
Deux fils de Blial, d' une voix unanime,
disent : voici. Cet homme est vraiment
criminel.
Qu' il saigne du blasphme et qu' il meure du crime !
Pomes barbares
2. 20
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Or, il a blasphm le nom de l' ternel.
Naboth dit : l' ternel m' entend et me regarde.
Je suis pur devant lui, n' ayant rien fait de tel.
J' atteste le trshaut et me fie en sa garde.
Ceuxci mentent. Craignez, pres, de mal juger,
car Dieu juge son tour, qu' il se hte ou qu' il
tarde.Voyez ! Aije ferm ma porte l' tranger ?
Aije tari le puits du pauvre pour mon fleuve ?
L' orphelin faible et nu, m' aton vu l' outrager ?
Qu' ils se lvent, ceuxl qui m' ont mis
l' preuve !
Qu' ils disent : nous avions soif et nous avions
faim,
l' tranger, l' orphelin, et le pauvre et la veuve ;
Naboth le vigneron n' a point ouvert sa main,
Naboth de Jizrhel, irritant notre plaie,
sous l' oeil des affams a mang tout son pain !
Nul ne dira cela, si sa parole est vraie.
Or, qui peut blasphmer tant pur devant Dieu ?
Sparez le bon grain, mes pres, de l' ivraie.
Remettez d' un sens droit toute chose en son lieu.
Si je mens, que le ciel s' entr' ouvre et me dvore,
que l' exterminateur me brle de son feu !
le plus vieux des anciens dit : il blasphme
encore !
Allez, lapidezle, car il parle trs mal,
n' tant plein que de vent, comme une outre sonore.
or, non loin des figuiers, les fils de Blial
frappent le vigneron avec de lourdes pierres ;la cervelle et le sang souillent ce lieu fatal.
Et Naboth rend l' esprit. Les btes carnassires
viendront, la nuit, hurler sur le corps encor
chaud,
et les oiseaux plonger leurs becs dans ses
paupires.
En ce temps, Jzabel, attentive au plus haut
du palais, dit au roi : seigneur, la chose est
faite :
Naboth est mort. chef, monte en ton chariot.
Aux sons victorieux des cymbales de fte,viens visiter ta vigne, royal vigneron !
et du sombre palais tous deux quittent le fate.
Ils vont. Et la trompette clate, et le clairon,
et le sistre, et la harpe, et le tambour. La foule
s' ouvre sous le poitrail des chevaux de Sidon.
Le chariot de cdre, aux moyeux d' argent, roule ;
et le peuple, saisi de peur, s' est prostern
au passage du couple abhorr qui le foule.
Mais voici. Sur le seuil du juste assassin,
croisant ses bras velus sur sa large poitrine,
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se dresse un grand vieillard, farouche et
dcharn.
Son crne est comme un roc couvert d' herbe marine ;
une sueur cume ses cheveux pendants,
et le poil se hrisse autour de sa narine.
Du fond de ses yeux creux flambent des feux
ardents.D' un orteil convulsif, comme un lion sauvage,
il fouille la poussire et fait grincer ses dents.
Sur le cuir corrod de son pre visage
on lit qu' il a toujours march, toujours souffert,
toujours vcu, plus fort au sein du mme orage ;
qu' il a dormi cent nuits dans l' antre noir ouvert
aux gorges de l' Horeb ; auprs des puits sans
onde,
qu' il a hurl de soif dans le feu du dsert ;
et qu' en ce sicle impur, en qui le mal abonde,
son matre a flagell d' un fouet tincelant
et pouss sur les rois sa course vagabonde.
Or, les chevaux, soudain, se cabrent, reculant
d' horreur devant ce spectre. Ils courent, haut la
tte,
ivres, mchant le mors, et l' pouvante au flanc.
Arbres, buissons, enclos, rocs, rien ne les
arrte :
ils courent, comme un vol des dmons de la nuit,
comme un champ d' pis mrs fauchs par la tempte.
Tel, dans un tourbillon de poussire et de bruit,
malgr les cavaliers pleins d' une clameur vaine,
le cortge effar se disperse et s' enfuit.L' attelage, branlant le chariot qu' il trane,
se couche, les naseaux dans le sable, et le roi
sent tournoyer sa tte et se glacer sa veine.
Lentement il se lve, et, tout blme d' effroi,
regarde ce vieillard sombre, que nul n' oublie,
immobile, appuy contre l' humble paroi.
Akhab, avec un grand frisson, dit : c' est
lie.
3.
Alors, comme un torrent fougueux, des monts tomb,
qui roule flots sur flots son bruit et sa colre,
voici ce qu' ce roi dit l' homme de Thesb :
malheur ! L' aigle a cri de joie au bord de
l' aire ;
il aiguise son bec, sachant qu' un juste est mort.
Le chien montre les dents, hurle dans l' ombre et
flaire.
Malheur ! L' aigle affam dchire et le chien mord,
Pomes barbares
3. 22
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car la pierre du meurtre est toute rouge et fume.
Donc, le seigneur m' a dit : va ! Je suis le
dieu fort !
Je me lve dans la fureur qui me consume ;
le monde est sous mes pieds, la foudre est dans
mes yeux,
la lune et le soleil nagent dans mon cume.Va ! Dis au meurtrier qu' il appelle ses dieux
l' aide, car je suis debout sur les nues,
et la vapeur du crime enveloppe les cieux.
Dislui : malheur, chef des dix prostitues,
Akhab, fils de Hamri, le fourbe et le voleur !
Les vengeances d' en haut se sont toutes rues.
toi qui fais du sceptre un assommoir, malheur !
Auprs de la fournaise ardente o tu trbuches
le four chauff sept fois est sombre et sans
chaleur.
L' ours plein de ruse est pris dans ses propres
embches,
et le vautour s' trangle avec l' os aval,
et le frelon s' touffe avec le miel des ruches.
Tu songeais : tout est bien, car je n' ai point
parl.
Allons ! Naboth est mort ; sa vigne est mon
partage.
Le dieu d' lie est sourd, le fort est aveugl !
Qui dira que ce meurtre inique est mon ouvrage ?
Le lion de Juda rugit et te rpond.
Le seigneur t' attendait au seuil de l' hritage !
renard, voleur, voici qu' au premier bondil te prend, te saisit la gorge, et se joue
de ta peur, l' oeil plant dans ta chair qui se fond.
Vermine d' Isral, le dieu fort te secoue
des haillons de ce peuple, et les petits enfants
te verront te dbattre et grouiller dans la boue.
Le seigneur dit : je suis l' effroi des
triomphants,
je suis le frein d' acier qui brise la mchoire
des couronns, mangeurs de biches et de faons.
Je fracasse leurs chars, je souffle sur leur
gloire ;ils sont tous devant moi comme un sable mouvant,
et j' enfouis leurs noms perdus dans la nuit noire.
Donc, le sang de Naboth crie en vous
poursuivant,
Akhab de Samarie, et toi, vile idoltre !
Le spectre de Naboth sanglote dans le vent.
Dans le puits du dsert o filtre l' eau
saumtre,
entre vos murs de cdre et sous l' pais figuier,
dans les clameurs de fte et dans les bruits
Pomes barbares
3. 23
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de l' tre,
dans le hennissement de l' talon guerrier,
dans la chanson du coq et de la tourterelle,
Akhab et Jzabel, vous l' entendrez crier !
Naboth est mort ! Les chiens mangeront la
cervelle
du couple abominable en son crime ttu ;ma fureur fauchera cette race infidle :
comme un bon moissonneur, de vigueur revtu,
qui tranche tour de bras les pis par centaines,
je ferai le sol ras jusqu' au moindre ftu.
Disleur : voici le jour des sanglots et des
haines,
o l' excration se gonfle, monte et bout,
et, comme un vin nouveau, jaillit des cuves pleines.
Car je suis plein de rage et j' craserai tout !
Et l' on verra le sang des rois, tel qu' une eau
sale,
dborder des toits plats et rentrer dans l' gout.
Va ! Ceins tes reins, Akhab, excite ta cavale,
fuis, comme l' pervier, vers les bords libyens,
enfoncetoi vivant dans la nuit spulcrale...
tu ne sortiras pas, roi ! De mes liens,
et je te chtrai dans ta chair et ta race,
vipre, chacal, fils et pre de chiens !
Akhab, poussant un cri d' angoisse par l' espace,
dit : j' ai pch ; ma vie est un fumier
bourbeux.
il dchire sa robe et se meurtrit la face.
De fange et de graviers il souille ses cheveux,disant : gloire au trsfort de Juda ! Qu' il
s' apaise !
Sur l' autel du jaloux j' gorgerai cent boeufs !
Que suisje sa lumire ? Un ftu sur la braise.
La rose au soleil est moins prompte scher ;
moins vite le bois mort flambe dans la fournaise.
Je suis comme le daim, au guet sur le rocher,
qui geint de peur, palpite et dans l' herbe s' enfonce,
parce qu' il sent venir la flche de l' archer.
Mais, par le trspuissant que l' pouvante
annonce,je briserai le veau de BthEl ! Je promets
d' ensevelir baal sous la pierre et la ronce !
l' homme de Thesb dit : fourbe ! Dsormais
tu ne renras plus la clameur de tes crimes :
ils ont rugi trop haut pour se taire jamais.
Comme un nuage noir qui gronde sur les cimes,
voici venir, pour la cure, roi sanglant,
la meute aux crocs aigus que fouettent tes
victimes.
Va ! Crie et pleure, attache un cilice ton flanc,
Pomes barbares
3. 24
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brise sur les hauts lieux l' idole qui flamboie...
les vengeurs de Naboth arrivent en hurlant !
Ouvre l' oeil et l' oreille. Ils bondissent de joie,
ayant vu dans la vigne Akhab et Jzabel,
et de l' ongle et des dents se partagent leur
proie !
or, ayant dit cela, l' homme de l' ternel,renouant sur ses reins sa robe de poil rude,
par les sentiers pierreux qui mnent au Carmel,
s' loigne dans la nuit et dans la solitude.
L'ECCLESIASTE 1872
L' ecclsiaste a dit : un chien vivant vaut mieux
qu' un lion mort. Hormis, certes, manger et boire,
tout n' est qu' ombre et fume. Et le monde esttrs vieux,
et le nant de vivre emplit la tombe noire.
Par les antiques nuits, la face des cieux,
du sommet de sa tour comme d' un promontoire,
dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
sombre, tel il songeait sur son sige d' ivoire.
Vieil amant du soleil, qui gmissais ainsi,
l' irrvocable mort est un mensonge aussi.
Heureux qui d' un seul bond s' engloutirait en elle !
Moi, toujours, jamais, j' coute, pouvant,
dans l' ivresse et l' horreur de l' immortalit,
le long rugissement de la vie ternelle.
NEFEROURA 1862
Khons, tranquille et parfait, le roi des
dieux thbains,
est assis gravement dans sa barque dore :
le col roide, l' oeil fixe et l' paule carre,
sur ses genoux aigus il allonge les mains.
La double bandelette enclt ses tempes lisses
et pend avec lourdeur sur le sein et le dos.
Tel le dieu se recueille et songe en son repos,
le regard immuable et noy de dlices.
Un matin clatant de la chaude saison
baigne les grands sphinx roux couchs au sable
aride,
et des vieux Anubis ceints du pagne rigide
la gueule de chacal aboie l' horizon.
Dix prtres, du Nil clair suivant la haute berge,
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Son sourire est tranquille et joyeux. Que
faitelle ?
Sans doute elle repose en un calme sommeil.
Hlas ! Khons a guri la beaut du soleil ;
le sauveur l' a rendue la vie immortelle.
Ne gmis plus, Rhamss ! Le mal tait sans fin,
qui dvorait ce coeur bless jusqu' la tombe ;et la mort, dliant ses ailes de colombe,
l' embaumera d' oubli dans le monde divin !
EKHIDNA 1862
Kallirho conut dans l' ombre, au fond d' un antre,
l' poque o les rois Ouranides sont ns,
Ekhidna, moiti nymphe aux yeux illumins,
moiti reptile norme caill sous le ventre.Khrysaor engendra ce monstre horrible et beau,
mre de Kerbros aux cinquante mchoires,
qui, toujours plein de faim, le long des ondes
noires,
hurle contre les morts qui n' ont point de tombeau.
Et la vieille Gaia, cette source des choses,
aux gorges d' Arimos lui fit un vaste abri,
une caverne sombre avec un seuil fleuri ;
et c' est l qu' habitait la nymphe aux lvres roses.
Tant que la flamme auguste enveloppait les bois,
les sommets, les vallons, les villes bien peuples,
et les fleuves divins et les ondes sales,
elle ne quittait point l' antre aux pres parois ;
mais ds qu' Herms volait les flamboyantes vaches
du fils d' Hyprion baign des flots profonds,
Ekhidna, sur le seuil ouvert au flanc des monts,
s' avanait, drobant sa croupe aux mille taches.
De l' paule de marbre au sein nu, ferme et blanc,
tide et souple abondait sa chevelure brune ;
et son visage clair luisait comme la lune,
et ses lvres vibraient d' un rire tincelant.
Elle chantait : la nuit s' emplissait d' harmonies ;
les grands lions errants rugissaient de plaisir ;les hommes accouraient sous le fouet du dsir,
tels que des meurtriers devant les rinnyes :
moi, l' illustre Ekhidna, fille de Khrysaor,
jeune et vierge, je vous convie, jeunes hommes,
car ma joue a l' clat pourpr des belles pommes,
et dans mes noirs cheveux nagent des lueurs d' or.
Heureux qui j' aimerai, mais plus heureux qui
m' aime !
Jamais l' amer souci ne brlera son coeur ;
et je l' abreuverai de l' ardente liqueur
Pomes barbares
EKHIDNA 1862 27
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qui fait l' homme semblable au kronide luimme.
Bienheureux celuil parmi tous les vivants !
L' incorruptible sang coulera dans ses veines ;
il se rveillera sur les cimes sereines
o sont les dieux, plus haut que la neige et les
vents.
Et je l' inonderai de volupts sans nombre,vives comme un clair qui durerait toujours !
Dans un baiser sans fin je bercerai ses jours
et mes yeux de ses nuits feront resplendir
l' ombre.
elle chantait ainsi, sre de sa beaut,
l' implacable desse aux splendides prunelles,
tandis que du grand sein les formes immortelles
cachaient le seuil troit du gouffre ensanglant.
Comme le tourbillon nocturne des phalnes
qu' attire la couleur clatante du feu,
ils lui criaient : je t' aime, et je veux tre un
dieu !
Et tous l' enveloppaient de leurs chaudes haleines.
Mais ceux qu' elle enchanait de ses bras amoureux,
nul n' en dira jamais la foule disparue.
Le monstre aux yeux charmants dvorait leur chair
crue,
et le temps polissait leurs os dans l' antre creux.
LE COMBAT HOMERIQUE 1872
De mme qu' au soleil l' horrible essaim des mouches
des taureaux gorgs couvre les cuirs velus,
un tourbillon guerrier de peuples chevelus,
hors des nefs, s' paissit, plein de clameurs
farouches.
Tout roule et se confond, souffle rauque des
bouches,
bruit des coups, les vivants et ceux qui ne sont
plus,
chars vides, talons cabrs, flux et reflux
des boucliers d' airain hrisss d' clairs louches.Les reptiles tordus au front, les yeux ardents,
l' aboyeuse Gorg vole et grince des dents
par la plaine o le sang exhale ses bues.
Zeus, sur le pav d' or, se lve, furieux,
et voici que la troupe hroque des dieux
bondit dans le combat du fate des nues.
Pomes barbares
LE COMBAT HOMERIQUE 1872 28
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LA GENESE POLYNESIENNE 1858
Dans le vide ternel interrompant son rve,
l' tre unique, le grand Taaroa se lve.
Il se lve, et regarde : il est seul, rien ne luit.
Il pousse un cri sauvage au milieu de la nuit :
rien ne rpond. Le temps, peine n, s' coule ;il n' entend que sa voix. Elle va, monte, roule,
plonge dans l' ombre noire et s' enfonce au travers.
Alors, Taaroa se change en univers :
car il est la clart, la chaleur et le germe ;
il est le haut sommet, il est la base ferme,
l' oeuf primitif que P, la grande nuit, couva ;
le monde est la coquille o vit Taaroa.
Il dit : ples, rochers, sables, mers pleines
d' les,
soyez ! chappezvous des ombres immobiles !
il les saisit, les presse et les pousse s' unir ;mais la matire est froide et n' y peut parvenir :
tout gt muet encore au fond du gouffre norme ;
tout reste sourd, aveugle, immuable et sans forme.
L' tre unique, aussitt, cette source des dieux,
roule dans sa main droite et lance les sept cieux.
L' tincelle premire a jailli dans la brume,
et l' tendue immense au mme instant s' allume ;
tout se meut, le ciel tourne, et, dans son large lit,
l' inpuisable mer s' panche et le remplit :
l' univers est parfait du sommet la base,
et devant son travail le dieu reste en extase.
LA LEGENDE DES NORNES 1862
Premire norne.
La neige, par flots lourds, avec lenteur, inonde,
du haut des cieux muets, la terre plate et ronde.
Tels, sur nos yeux sans flamme et sur nos fronts
courbs,
sans relche, mes soeurs, les sicles sont tombs,
ds l' heure o le premier jaillissement des ges
d' une cume glace a lav nos visages.
peine avionsnous vu, dans le brouillard vermeil,
monter, aux jours anciens, l' orbe d' or du soleil,
qu' il retombait au fond des tnbres premires,
sans pouvoir rchauffer nos rigides paupires.
Et, depuis, il n' est plus de trve ni de paix :
le vent des steppes froids gle nos pleurs pais,
et, sur ce cuivre dur, avec nos ongles blmes,
nous gravons le destin de l' homme et des dieux
Pomes barbares
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mmes.
nornes ! Qu' ils sont loin, ces jours d' ombre
couverts,
o, du vide fcond, s' pandit l' univers !
Qu' il est loin, le matin des temps intarissables,
o rien n' tait encor, ni les eaux, ni les sables,
ni terre, ni rochers, ni la vote du ciel,rien qu' un gouffre bant, l' abme originel !
Et les germes nageaient dans cette nuit profonde,
hormis nous, cependant, plus vieilles que le monde,
et le silence errait sur le vide dormant,
quand la rumeur vivante clata brusquement.
Du nord, envelopp d' un tourbillon de brume,
par bonds imptueux, quatre fleuves d' cume
tombrent, rugissants, dans l' antre du milieu ;
les blocs lourds qui roulaient se fondirent au feu :
le sombre Ymer naquit de la flamme et du givre,
et les gants, ses fils, commencrent de vivre.
Pervers, ils mditaient, dans leur songe envieux,
d' entraver jamais l' closion des dieux ;
mais nul ne peut briser ta chane, destine !
Et la vache cleste en ce temps tait ne !
Blanche comme la neige, o, tide, ruisselait
de ses pis maternels la source de son lait,
elle trouva le roi des Ases, frais et rose,
qui dormait, fleur divine aux vents du ple close.
Baign d' un souffle doux et chaud, il s' veilla ;
l' aurore primitive en son oeil bleu brilla ;
il rit, et, soulevant ses lvres altres,
but la vie immortelle aux mamelles sacres.Voici qu' il engendra les Ases bienheureux,
les purificateurs du chaos tnbreux,
beaux et pleins de vigueur, intelligents et justes.
Ymer, dompt, mourut entre leurs mains augustes ;
et de son crne immense ils formrent les cieux,
les astres, des clairs chapps de ses yeux,
les rochers, de ses os. Ses paules charnues
furent la terre stable, et la houle des nues
sortit en tourbillons de son cerveau pesant.
Et, comme l' univers roulait des flots de sang,
faisant jaillir, du fond de ses cavits noires,une cume de pourpre au front des promontoires,
le dluge envahit l' tendue, et la mer
assigea le troupeau hurlant des fils d' Ymer.
Ils fuyaient, secouant leurs chevelures rudes,
escaladant les pics des hautes solitudes,
monstrueux, perdus ; mais le sang paternel
croissait, gonflait ses flots fumants jusques au
ciel ;
et voici qu' arrachs des suprmes rivages,
ils s' engloutirent tous avec des cris sauvages.
Pomes barbares
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Puis ce rouge ocan s' enveloppa d' azur ;
la terre d' un seul bond reverdit dans l' air pur ;
le couple humain sortit de l' corce du frne,
et le soleil dora l' immensit sereine.
Hlas ! Mes soeurs, ce fut un rve blouissant.
Voyez ! La neige tombe et va s' paississant ;
et peuttre Yggdrasill, le frne aux trois racines,ne faitil plus tourner les neuf sphres divines !
Je suis la vieille Urda, l' ternel souvenir ;
mais le prsent m' chappe autant que l' avenir.
Deuxime norne.
Tombe, neige sans fin ! Enveloppe d' un voile
le rose clair de l' aube et l' clat de l' toile !
Brouillards silencieux, ensevelisseznous !
vents glacs, par qui frissonnent nos genoux,
ainsi que des bouleaux vous secouez les branches,
sur nos fronts aux plis creux fouettez nos mches
blanches !
Neige, brouillards et vents, dsert, cercle ternel,
je nage malgr vous dans la splendeur du ciel !
Par del ce silence o nous sommes assises,
je me berce en esprit au vol joyeux des brises,
je m' enivre souhait de l' arome des fleurs,
et je m' endors, plonge en de molles chaleurs !
Urda, rjouistoi ! L' oeuvre des dieux fut bonne.
La gloire du soleil sur leur face rayonne,
comme au jour o tu vis le monde nouveaun
du dluge sanglant sortir illumin ;
et toujours Yggdrasill, sa plus haute cime,
des neuf sphres du ciel porte le poids sublime. nornes ! chapp du naufrage des siens,
vivant, mais enchan dans les antres anciens,
Loki, le dernier fils d' Ymer, tordant sa bouche,
s' agite et se consume en sa rage farouche ;
tandis que le serpent, de ses noeuds convulsifs,
treint, sans l' branler, la terre aux rocs
massifs,
et que le loup Fenris, hrissant son chine,
hurle et pleure, les yeux flamboyants de famine.
Le noir Surtur sommeille, immobile et dompt ;
et, des vers du tombeau vile postrit,les nains hideux, vtus de rouges chevelures,
martlent les mtaux sur les enclumes dures ;
mais ils ne souillent plus l' air du ciel toil.
Le mal, sous les neuf sceaux de l' abme, est
scell,
mes soeurs ! La sombre Hla, comme un oiseau
nocturne,
plane audessus du gouffre, aveugle et taciturne,
et les Ases, assis dans le palais d' Asgard,
embrassent l' univers immense d' un regard !
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Modrateurs du monde et source d' harmonie,
ils rpandent d' en haut la lumire bnie ;
la joie est dans leur coeur : sur la tige des dieux
une fleur a germ qui parfume les cieux ;
et voici qu' aux rayons d' une immuable aurore,
le fruit sacr, dsir des sicles, vient d' clore !
Balder est n ! Je vois, ses pieds innocents,les alfes lumineux faire onduler l' encens.
Toute chose a dou de splendeur et de grce
le plus beau, le meilleur d' une immortelle race :
l' aube a de ses clarts tress ses cheveux blonds,
l' azur cleste rit travers ses cils longs,
les astres attendris ont, comme une rose,
vers des lueurs d' or sur sa joue irise,
et les dieux, l' envi, dj l' ont revtu
d' amour et d' quit, de force et de vertu,
afin que, grandissant et triomphant en elle,
il soit le bouclier de leur oeuvre ternelle !
Nornes ! Je l' ai vu natre, et mon sort est rempli.
Meure le souvenir au plus noir de l' oubli !
Tout est dit, tout est bien. Les sicles fatidiques
ont tenu jusqu' au bout leurs promesses antiques,
puisque le choeur du ciel et de l' humanit
autour de ce berceau vnrable a chant !
Troisime norne.
Que ne puisje dormir sans rveil et sans rve,
tandis que cette aurore clatante se lve !
Inaccessible et sourde aux voix de l' avenir,
vos cts, mes soeurs, que ne puisje dormir,
spectres aux cheveux blancs, aux prunelles glaces,sous le suaire pais des neiges amasses !
songe, dsirs vains, inutiles souhaits !
Ceci ne sera point, maintenant ni jamais.
Oui ! Le meilleur est n, plein de grce et de
charmes,
celui que l' univers baignera de ses larmes,
qui, de sa propre flamme aussitt consum,
doit vivre par l' amour et mourir d' tre aim !
Il grandit comme un frne au milieu des pins
sombres,
celui que le destin enserre de ses ombres,le guide jeune et beau qui mne l' homme aux dieux !
Hlas ! Rien d' ternel ne fleurit sous les cieux,
il n' est rien d' immuable o palpite la vie !
La douleur fut dompte et non pas assouvie,
et la destruction a rong sourdement
des temps laborieux le vaste monument.
Vieille Urda, ton oeil cave a vu l' essaim des
choses
du vide primitif soudainement closes,
jaillir, tourbillonner, emplir l' immensit...
Pomes barbares
LA GENESE POLYNESIENNE 1858 32
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tu le verras rentrer au gouffre illimit.
Verdandi ! Ce concert de triomphe et de joie,
l' orage le disperse et l' espace le noie !
vous qui survivrez quand les cieux vermoulus
s' en iront en poussire et qu' ils ne seront plus,
des sicles infinis contemporaines mornes,
vieille Urda, Verdandi, lamentezvous, nornes !Car voici que j' entends monter comme des flots
des cris de mort mls de divins sanglots.
Pleurez, lamentezvous, nornes dsespres !
Ils sont venus, les jours des preuves sacres,
les suprmes soleils dont le ciel flambora,
le sicle d' pouvante o le juste mourra.
Sur le centre du monde inclinez votre oreille :
Loki brise les sceaux ; le noir Surtur s' veille ;
le reptile assoupi se redresse en sifflant ;
l' cume dans la gueule et le regard sanglant,
Fenris flaire dj sa proie irrvocable ;
comme un autre dluge, hlas ! Plus implacable,
se rue au jour la race effrayante d' Ymer,
l' impur troupeau des nains qui martlent le fer !
Asgard ! Asgard n' est plus qu' une ardente ruine :
Yggdrasill branl ploie et se dracine ;
tels qu' une grle d' or, au fond du ciel mouvant,
les astres flagells tourbillonnent au vent,
se heurtent en clats, tombent et disparaissent ;
veuves de leur pilier, les neuf sphres
s' affaissent ;
et dans l' ocan noir, silencieux, fumant,
la terre avec horreur s' enfonce pesamment !Voil ce que j' ai vu par del les annes,
moi, Skulda, dont la main grave les destines ;
et ma parole est vraie ! Et maintenant, jours,
allez, accomplissez votre rapide cours !
Dans la joie ou les pleurs, montez, rumeurs
suprmes,
rires des dieux heureux, chansons, soupirs,
blasphmes !
souffles de la vie immense, bruits sacrs,
htezvous : l' heure est proche o vous vous
teindrez ?
LA VISION DE SNORR 1862
mon seigneur Christus ! Hors du monde charnel
vous m' avez envoy vers les neuf maisons noires :
je me suis enfonc dans les antres de Hel.
Dans la nuit sans aurore o grincent les mchoires,
quand j' y songe, la peur aux entrailles me mord !
Pomes barbares
LA VISION DE SNORR 1862 33
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J' ai vu l' ternit des maux expiatoires.
Me voici revenu, tout blme, comme un mort.
Seigneur Dieu, prenezmoi, par grce, en votre
garde.
Et si je fais le mal, donnezm' en le remord.
Le prince des brasiers est l qui me regarde,
vtu de flamme bleue et rouge. Il est assisdans le palais infect qui suinte et se lzarde.
Il sige en la grand' salle aux murs visqueux,
noircis,
o filtre goutte goutte une bave qui fume,
et d' o tombent des noeuds de reptiles moisis.
Audessus du malin, sur qui pleut cette cume,
tournoie, avec un haut vacarme, un dragon roux
qui bat de l' envergure au travers de la brume.
En bas, gt le marais des lches, des jaloux,
des hypocrites vils, des fourbes, des parjures.
Ils grouillent dans la boue et creusent des remous,
ils geignent, bossus de pustules impures.
Seraitce l, seigneur, leur expiation,
d' tre un vomissement en ce lieu de souillures ?
Sur des quartiers de roc toujours en fusion,
muets, sont accouds les sept convives mornes,
les sept diables royaux du vieux septentrion.
Ainsi que les hros buvaient pleines cornes
l' hydromel prodigu pour le festin guerrier,
quand les skaldes chantaient su la harpe des
nornes ;
les sept dmons qu' enfin vous vntes chtier,
en des cruches de plomb qui corrodent leurs bouches,puisent des pleurs bouillants au fond d' un noir
cuvier.
Auprs, les bras roidis, les yeux caves et
louches,
broyant d' pais cailloux sous des meules d' airain,
tournent en haletant les trois vierges farouches.
Leur coeur pend au dehors et saigne de chagrin,
tant leurs labeurs sont durs et leurs peines
ingrates ;
car nul ne peut manger la farine du grain.
Autour d' elles, pourtant, courent quatre pattesles avares, aux reins de maigreur corchs,
tels que des loups tirant des langues carlates.
Puis, sur des lits de pourpre ardente, sont
couchs,
non plus ivres enfin de leurs volupts vaines,
les languissants, au joug de la chair attachs.
Leurs fronts sont couronns de flambantes
verveines ;
mais tandis que leur couche chauffe et cuit leurs
flancs,
Pomes barbares
LA VISION DE SNORR 1862 34
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l' amer et froid dgot coagule leurs veines.
Voici ceux qui tuaient jadis, les violents,
les froces, blottis au creux de quelque gorge,
qui, la nuit, guettaient l' homme et se ruaient
hurlants.
Maintenant, l' un s' endort ; l' autre en sursaut
l' gorge.Le misrable rle, et le sang, par jets prompts,
sort, comme du tonneau le jus mousseux de l' orge.
Et ceux qui, sur l' autel o nous vous adorons,
ont dchir la nappe et bu dans vos calices
et sur vos serviteurs fait pleuvoir les affronts ;
qui nous ont enterrs, vivants, dans nos cilices,
qui de la sainte tole ont serr notre cou,
pour ceuxl le malin puise les supplices.
Enfin, je vois le peuple antique, aveugle et fou,
la race qui vcut avant votre lumire,
seigneur ! Et qui marchait, hlas ! Sans savoir o.
Tels qu' un long tourbillon de vivante poussire
le mme vent d' erreur les remue au hasard,
et le soleil du diable blouit leur paupire.
Or, vous nous avez fait, certes, la bonne part,
nous qui gmissons sur cette terre inique ;
mais pour les anciens morts vous tes venu tard !
Donc, chacun porte au front une lettre runique
qui change sa cervelle en un charbon fumant,
car il n' a point connu la loi du fils unique !
Ainsi, gne sur gne et tourment sur tourment,
carcans de braise, habits de feu, fourches de
flammes,tout cela, tout cela dure ternellement.
Dans les antres de Hel, dans les cercles
infmes,
voil ce que j' ai vu par votre volont,
sanglant rdempteur de nos mauvaises mes !
Souvenezvous de Snorr dans votre ternit !
LE BARDE DE TEMRAH 1862
Le soleil a dor les collines lointaines ;
sous le fate mouill des bois tincelants
sonne le timbre clair et joyeux des fontaines.
Un chariot massif, avec deux buffles blancs,
longe, au lever du jour, la sauvage rivire
o le vent frais de l' est rit dans les joncs
tremblants.
Un jeune homme, vtu d' une robe grossire,
mne paisiblement l' attelage songeur ;
tout autour, les oiseaux volent dans la lumire.
Pomes barbares
LE BARDE DE TEMRAH 1862 35
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Ils chantent, effleurant le calme voyageur,
et se posent parfois sur cette tte nue
o l' aube, comme un nimbe, a jet sa rougeur.
Et voici qu' il leur parle une langue inconnue ;
et, l' aile frmissante, un essaim messager
semble couter, s' envole et monte dans la nue.
l' ombre des bouleaux au feuillage lger,sous l' humble vtement tiss de poils de chvre,
la croix de bois au cou, tel passe l' tranger.
Trois filles aux yeux bleus, le sourire la lvre,
courent dans la bruyre et font partir au bruit
le coq aux plumes d' or, la perdrix et le livre.
Du rebord des talus o leur front rose luit,
cartant le feuillage et la tte dresse,
chacune d' un regard curieux le poursuit.
Lui, comme enseveli dans sa vague pense,
s' loigne lentement par l' agreste chemin,
le long de l' eau, des feux du matin nuance.
Il laisse l' aiguillon chapper de sa main,
et, les yeux clos, il ouvre aux ailes de son me
le monde intrieur et l' horizon divin.
Le soleil s' largit et verse plus de flamme,
un air plus tide agite peine les rameaux,
le fleuve resplendit, tel qu' une ardente lame.
La plume d' aigle au front, draps de longues
peaux,
des guerriers tatous poussent par la valle
des boeufs rouges presss en farouches troupeaux.
Et leur rumeur mugit de cris rauques mle,
et les cerfs, bondissant aux lisires des bois,cherchent plus loin la paix que ces bruits ont
trouble.
Les hommes et les boeufs entourent la fois
le chariot roulant dans sa lenteur gale,
et les mugissements se taisent, et les voix.
Et tous s' en vont, les yeux dards par intervalle,
ayant cru voir flotter comme un rayonnement
autour de l' tranger mystrieux et ple.
Puis les rudes bergers et le troupeau fumant
disparaissent. Leur bruit dans la fort s' enfonce
et sous les dmes verts s' teint confusment.Sur une pre hauteur que hrisse la ronce,
parmi des blocs aigus et d' pais rochers plats,
deux vieillards sont debout, dont le sourcil se
fronce.
Ils regardent d' un oeil plein de sombres clats
venir ce voyageur humble, faible et sans crainte,
qu' au dtour du coteau tranent deux buffles las.
De chne entrelac de houx leur tempe est ceinte.
Ils allument soudain les sanglants tourbillons
d' un bcher dont le vent fouette la flamme sainte.
Pomes barbares
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Ils parlent, droulant les incantations,
conviant tous les dieux qui hantent les orages,
par qui le jour s' clipse aux yeux des nations.
Comme un lourd ocan sorti de ses rivages,
leur voix la nuit morne engloutit le soleil,
et l' clair de la foudre entr' ouvre les nuages.
Puis l' horizon se tait, aux tombeaux sourdspareil ;
le vent cesse, la vie entire est suspendue ;
terre et ciel sont rentrs dans l' inerte sommeil.
Tout est noir et sans forme en l' immense tendue.
Sous l' air pesant o plane un silence de mort
le chariot s' arrte en sa route perdue.
Mais l' tranger, du doigt, effleure sans effort
son front baiss, son sein, selon l' ordre et le
nombre :
des quatre points qu' il touche un flot lumineux sort.
Et les quatre rayons, travers la nuit sombre,
d' un blouissement brusque et mystrieux
tracent un long chemin qui resplendit dans l' ombre.
Et la lumire alors renat au fond des cieux ;
les oiseaux ranims chantent l' aube immortelle ;
les cerfs brament aux pieds des chnes radieux ;
le soleil est plus doux et la terre est plus
belle ;
et les vieillards, auprs du bcher consum,
sentent passer le dieu d' une race nouvelle.
L' homme qu' ils redoutaient et qu' ils ont
blasphm,
cet inconnu tranquille et vnrable aux anges,poursuit sa route, assis dans un char enflamm.
Il vient de loin, il sait des paroles tranges
qui germent dans le coeur du sage et du guerrier ;
il ouvre un ciel d' azur aux enfants dans leurs
langes.
Il brave en souriant le glaive meurtrier ;
il console et bnit, et le dieu qu' il adore
descend son appel et l' coute prier.
verdoyante rinn ! Sur ton sable sonore
un soir il aborda, venu des hautes mers ;
sa trace au sein des flots brillait comme uneaurore.
On dit que sur son front la neige, dans les airs,
arrondit tout coup sa vote lumineuse,
et que ton sol fleurit sous le vent des hivers.
Depuis, il a soumis ta race belliqueuse ;
des milliers ont reu le baptme ternel,
et les anges, rinn, te nomment bienheureuse !
Mais tous n' ont point got l' eau lustrale et le
sel ;
il en est qui, remplis de songes immuables,
Pomes barbares
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suivent l' ancien soleil qui dcrot dans le ciel.
La nuit monte. Parmi les pins et les rables
gisent de noirs dbris o la flamme a pass,
du vain orgueil de l' homme images prissables.
Le lichen mord dj le granit entass,
et l' herbe paisse crot dans les fentes des dalles,
et la ronce vivace entre au mur crevass.Les piliers et les fts qui soutenaient les salles,
pars ou confondus, ont entrav les cours,
en croulant sous le faix des poutres colossales.
C' est dans ce palais mort, noir tmoin des vieux
jours,
que l' aptre s' arrte. Au milieu des ruines
il s' avance, et son pas meut les chos sourds.
Les reptiles surpris rampent sous les pines ;
l' orfraie et le hibou sortent en gmissant,
funbre vision, des cavits voisines.
Bientt, dans la nuit morne, un jet rouge et
puissant
flamboie entre deux pans d' une tour solitaire ;
la fume audessus roule en s' largissant.
Un homme est assis l, sur un monceau de terre.
Le brasier l' enveloppe en sa chaude lueur ;
sa barbe et ses cheveux couvrent sa face austre.
Muet, les bras croiss, il suit avec ardeur,
les yeux caves et grands ouverts, un sombre rve,
et courbe son dos large, o saillit la maigreur.
Sur ses genoux velus tincelle un long glaive ;
une harpe de pierre est debout l' cart,
d' o le vent, par instants, tire une plainte brve.L' aptre, auprs du feu, contemple ce vieillard :
je te salue, au nom du rdempteur des mes !
salut, enfant ! Demain tu serais venu tard.
Avant que ce foyer ait puis ses flammes,
je serai mort : les loups dvoreront ma chair,
et mon nom prira parmi nos clans infmes.
vieillard ! Ton heure est proche et ton coeur
est de fer.
N' astu point mdit le Dieu sauveur du monde ?
Bravestu jusqu' au bout l' irrmissible enfer ?
Resterastu plong dans cette nuit profonded' o ta race s' lance la sainte clart !
Veuxtu, seul, du dmon garder la marque immonde ?
Celui qui m' a choisi, dans mon indignit,
pour rpandre sa gloire et sa grce infinie,
est descendu pour toi de son ternit.
De l' immense univers la paix tait bannie :
il a tendu les bras aux peuples furieux,
et son sang a coul pour leur ignominie.
S' il rveillait d' un mot les morts silencieux,
ne peutil t' appeler du fond de ton abme,
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dans la salle aux piliers de nuages brlants
sigent, la coupe au poing, de pourpre et d' or
drapes.
Le glaive qui les fit illustres bat leurs flancs ;
elles rvent de gloire aux fiers accents du barde,
et la verveine en fleur presse leurs fronts
sanglants.Mais la foule des chefs parfois songe et regarde
s' il arrive, le roi des chanteurs de Temrah ;
ils disent, en rumeur : voici longtemps qu' il
tarde !
chefs ! J' ai trop vcu. Quand l' aube renatra,
je vous aurai rejoints dans la nue ternelle,
et, comme en mes beaux jours, ma harpe chantera !
l' aptre dit : vieillard ! Ta raison se
perdelle ?
Il n' est qu' un ciel promis par la bont de Dieu,
vers qui l' humble vertu s' envole d' un coup d' aile.
L' infidle endurci tombe en un autre lieu
terrible, inexorable, aux douleurs sans relche,
o l' archange maudit l' enchane dans le feu !
tranger, rpondsmoi : saistu ce qu' est un
lche ?
Moins qu' un chien affam qui hurle sous les coups !
Quelle langue l' a dit de moi, que je l' arrache !
O mes pres sontils ? o les paens sont tous !
Pour leur ternit, dans l' ardente torture
Dieu les a balays du vent de son courroux !
le vieux barde, ces mots, redressant sa stature,
prend l' pe, en son coeur il l' enfonce deux mainset tombe lentement contre la terre dure :
ami, dis ton dieu que je rejoins les miens.
c' est ainsi que mourut, dit la sainte lgende,
le chanteur de Temrah, Murdoc' h aux longs cheveux,
vouant au noir esprit cette sanglante offrande.
Le palais croul s' illumina de feux
livides, d' o sortit un grand cri d' pouvante.
Le barde avait rejoint les siens, selon ses voeux.
Auprs du corps, dont l' me, hlas ! tait vivante,
l' aptre en gmissant courba les deux genoux ;
mais Dieu n' exaua point son oraison fervente,et Murdoc' h fut mang des aigles et des loups.
L'EPEE D'ANGANTYR 1862
Angantyr, dans sa fosse tendu, ple et grave,
l' abri de la lune, l' abri du soleil,
l' pe entre les bras, dort son muet sommeil ;
car les aigles n' ont point mang la chair du brave,
Pomes barbares
L'EPEE D'ANGANTYR 1862 40
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et la seule bruyre a bu son sang vermeil.
Au fate du cap noir sous qui la mer s' enfonce,
la fille d' Angantyr que nul bras n' a veng
et qui, dans le sol creux, gt d' un tertre charg,
Hervor, le sein meurtri par la pierre et la ronce,
trouble de ses clameurs le hros gorg.
Hervor.Angantyr, Angantyr ! C' est Hervor qui t' appelle.
chef, qui labourais l' cume de la mer,
donnemoi ton pe la garde de fer,
la lame que tes bras serrent sur ta mamelle,
le glaive qu' ont forg les nains, enfants d' Ymer.
Angantyr.
Mon enfant, mon enfant, pourquoi hurler dans
l' ombre
comme la maigre louve au bord des tombeaux sourds ?
La terre et le granit pressent mes membres lourds,
mon oeil clos ne voit plus que l' immensit sombre ;
mais je ne puis dormir si tu hurles toujours.
Hervor.
Angantyr, Angantyr ! Sur le haut promontoire
le vent qui tourbillonne emporte mes sanglots,
et ton nom, guerrier, se mle au bruit des flots.
Entendsmoi, rpondsmoi de ta demeure noire,
et soulve la terre paisse avec ton dos.
Angantyr.
Mon enfant, mon enfant, ne trouble pas mon rve :
si le spulcre est clos, l' esprit vole au dehors.
Va ! Je bois l' hydromel dans la coupe des forts ;
le ciel du Valhalla fait resplendir mon glaive,et la voix des vivants est odieuse aux morts.
Hervor.
Angantyr, Angantyr ! Donnemoi ton pe.
Tes enfants, hormis moi, roulent, nus et sanglants,
dans l' onde o les poissons dchirent leurs reins
blancs.
Moi, seule de ta race, la mort chappe,
je suspendrai la hache et le glaive mes flancs.
Angantyr.
Mon enfant, mon enfant, restons ce que nous sommes :
la quenouille est assez pesante pour ta main.Hors d' ici ! Va ! La lune claire ton chemin.
femme, hors d' ici ! Le fer convient aux hommes,
et ton premier combat serait sans lendemain.
Hervor.
Angantyr, Angantyr ! Rendsmoi mon hritage.
Ne fais pas cette injure ta race, guerrier !
De ravir ma soif le sang du meurtrier.
Ou, sinon, par Fenris ! Puisse le loup sauvage
arracher du tombeau tes os et les broyer !
Angantyr.
Pomes barbares
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Mon enfant, mon enfant, c' est bien, ton me est
forte.
La fille des hros devait parler ainsi
et rendre leur honneur son clat obscurci.
Prends l' pe immortelle, mon sang, et
l' emporte !
Cours, vengenous, et meurs en brave. La voici.Angantyr, soulevant le tertre de sa tombe,
tel qu' un spectre, les yeux ouverts et sans regards,
se dresse, et lentement ouvre ses bras blafards
d' o l' pe au pommeau de fer s' chappe et tombe.
Et le hros aux dents blanches dit : prends et pars !
Puis, tandis qu' il s' tend sur le dos dans sa
couche,
qu' il recroise les bras et se rendort sans bruit,
Hervor, en brandissant l' acier qui vibre et luit,
ses cheveux noirs au vent, comme une ombre farouche,
bondit et disparat au travers de la nuit.
LE COEUR DE HIALMAR 1864
Une nuit claire, un vent glac. La neige est rouge.
Mille braves sont l qui dorment sans tombeaux,
l' pe au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge.
Audessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux.
La lune froide verse au loin sa ple flamme.
Hialmar se soulve entre les morts sanglants,
appuy des deux mains au tronon de sa lame.
La pourpre du combat ruisselle de ses flancs.
hol ! Quelqu' un atil encore un peu d' haleine,
parmi tant de joyeux et robustes garons
qui, ce matin, riaient et chantaient voix pleine
comme des merles dans l' paisseur des buissons ?
Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure
est troue, et la hache a fait sauter ses clous.
Mes yeux saignent. J' entends un immense murmure
pareil aux hurlements de la mer ou des loups.
Viens par ici, corbeau, mon brave mangeur
d' hommes !Ouvremoi la poitrine avec ton bec de fer.
Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon coeur tout chaud la fille d' Ylmer.
Dans Upsal, o les Jarls boivent la bonne bire,
et chantent, en heurtant les cruches d' or, en
choeur,
tire d' aile vole, rdeur de bruyre !
Cherche ma fiance et portelui mon coeur.
Au sommet de la tour que hantent les corneilles
tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux
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noirs.
Deux anneaux d' argent fin lui pendent aux oreilles,
et ses yeux sont plus clairs que l' astre des beaux
soirs.
Va, sombre messager, dislui bien que je l' aime,
et que voici mon coeur. Elle reconnatra
qu' il est rouge et solide et non tremblant etblme ;
et la fille d' Ylmer, corbeau, te sourira !
Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt
blessures.
J' ai fait mon temps. Buvez, loups, mon sang
vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans fltrissures,
je vais m' asseoir parmi les dieux, dans le soleil !
LES LARMES DE L'OURS 1872
Le roi des runes vint des collines sauvages.
Tandis qu' il coutait gronder la sombre mer,
l' ours rugir, et pleurer le bouleau des rivages,
ses cheveux flamboyaient dans le brouillard amer.
Le skalde immortel dit : quelle fureur t' assige,
sombre mer ? Bouleau pensif du cap brumeux,
pourquoi pleurer ? Vieil ours vtu de poil de neige,
de l' aube au soir pourquoi te lamenter comme eux ?
roi des runes ! Lui dit l' arbre au feuillage
blme
qu' un pre souffle emplit d' un long
frissonnement,
jamais, sous le regard du bienheureux qui l' aime,
je n' ai vu rayonner la vierge au col charmant.
roi des runes ! Jamais, dit la mer infinie,
mon sein froid n' a connu la splendeur de l' t.
J' exhale avec horreur ma plainte d' agonie,
mais joyeuse, au soleil, je n' ai jamais chant.
roi des runes ! Dit l' ours, hrissant ses poils
rudes,
lui que ronge la faim, le sinistre chasseur ;que ne suisje l' agneau des tides solitudes
qui pat l' herbe embaume et vit plein de
douceur !
et le skalde immortel prit sa harpe sonore :
le chant sacr brisa les neuf sceaux de l' hiver ;
l' arbre frmit, baign de rose et d' aurore ;
des rires clatants coururent sur la mer.
Et le grand ours charm se dressa sur ses pattes :
l' amour ravit le coeur du monstre aux yeux
sanglants,
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solides ?
Ils ne sentiront plus l' pre vent de l' hiver
et la grle meurtrir leurs faces intrpides.
guerriers nervs qui chassez par les monts
les grands lans rameux source de l' abondance,
vos pres sont couchs dans les pais limons :
leur suaire est d' cume et leur tombe est immense.Les Chasseurs.
La paix est sur la terre. Il nous faut replier
la voile rouge autour des mts chargs d' entraves,
et pendre aux murs les pieux, l' arc et le bouclier.
Runoas ! Le repos est ncessaire aux braves.
Nos glaives sont rouills, nos navires sont vieux ;
l' or des peuples vaincus encombre nos demeures :
pour mieux jouir des biens conquis par nos aeux,
puissionsnous ralentir le cours des promptes
heures !
Les Runoas.
coutez vos enfants, guerriers des jours anciens !
La hache du combat pse leurs mains dbiles,
comme de maigres loups ils dvorent vos biens,
et le sang est tari dans leurs veines striles.
Mais non, dormez ! Mieux vaut votre cercueil mouvant,
votre lit d' algue au sein de la mer souleve ;
mieux vaut l' hymne orageux qui roule avec le vent,
que d' entendre et de voir votre race nerve !
Mangez, buvez, enfants dgnrs des forts,
race sans gloire ! Et vous, comme l' acier trempes,
mes de nos aeux, essaims de noirs remords,
saluez jamais le sicle des pes !Les Chasseurs.
Nous partirons demain, joyeux et l' arc au dos ;
nous forcerons les cerfs paissant les mousses
rudes ;
et vers la nuit, courbs sous d' abondants fardeaux,
nous reviendrons en paix du fond des solitudes.
Les filles aux yeux clairs plus doux que le matin,
de leur pied rose et nu, promptes comme le renne,
accourront sur la neige, et pour le gras festin
feront jaillir le feu sous les broches de frne.
L' hydromel cumeux dborde aux cruches d' or :laissons chanter l' ivresse et se rouiller les
glaives,
et l' orage ternel qui nous pargne encor
avec les vains labeurs emporter les vieux rves !
Le Runoa.
Runoas ! Le soleil suprme estil lev ?
Atil rougi le ciel, le jour que j' ai rv ?
Avezvous entendu la vieille au doigt magique
frapper l' heure et l' instant sur le tambour
runique ?
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LE RUNOA 1855 45
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L' aigle atil dlaiss le fate de la tour ?
Rpondez, mes enfants, avezvous vu le jour ?
Les Runoas.
Vieillard de Karjala, la nuit est noire encore,
et le cap nbuleux n' a point revu l' aurore.
Le Runoa.
Il vient ! Il a franchi l' paisseur de nos bois !Le fleuve aux glaons bleus fond et chante sa
voix ;
les grands loups de Pohja, gmissant de tendresse,
ont clos leurs yeux sanglants sous sa douce caresse.
Le cheval aux crins noirs, l' talon carnassier
dont les pieds sont d' airain, dont les dents sont
d' acier,
qui rue et qui hennit dans les steppes divines,
reoit le mors dompteur de ses mains enfantines !
Les Runoas.
ternel Runoa, qu' astu vu dans la nuit ?
L' ombre immense du ciel roule, pleine de bruit,
travers les forts par le vent secoues ;
la neige en tourbillons durcit dans les nues.
Le Runoa.
Mes fils, je vois venir le roi des derniers temps,
faible et rose, couvert de langes clatants.
L' troit cercle de feu qui ceint ses tempes nues
comme un rayon d' t perce les noires nues.
Il sourit la mer furieuse, et les flots
courbent leur dos d' cume et calment leurs sanglots.
Les rafales de fer qui brisent les ramures
et des aigles